YEGG Magazine

Revue féministe en révolution

Lumière sur la violence éducative

Célian Ramis

Au bout de deux ans, Coralie Salaün est rendue à la moitié de son projet photographique Les enfants fichus, qui met en scène les peurs enfantines à travers 26 images. L'artiste rennaise le terminera en résidence, à la galerie Le Carré d'Art de Chartres-de-Bretagne, qui s'étalera de septembre à avril 2016.

Le titre est provocateur. La photographe Coralie Salaün le sait : « L'expression "Les enfants fichus" interpelle, c'est volontaire mais en fait, c'est tout le contraire. Ce n'est pas ma manière de voir les choses. » Pour elle, les enfants ont « la tête haute » et sont « dignes » face à la violence éducative ordinaire, un problème qu'elle met en lumière à travers 26 photographies.

Sur chaque cliché, un enfant est au centre, le regard fixe, dans un décor sombre. « Il y a toujours la présence d'un danger autour de lui », développe l'artiste, telle qu'une araignée gigantesque pendue, une locomotive au loin... créant ainsi une atmosphère oppressante.

HISTOIRES INTROSPECTIVES

Son projet s'est construit à partir de l'abécédaire The Gashlycrumb Tinies, de l'illustrateur américain Edward Gorey, qui raconte en images et en poèmes la mort imminente de 26 enfants. En 2013, après avoir lu le livre, Coralie Salaün s'en est inspirée et a commencé « Les enfants fichus ».

Au départ, elle a réalisé tout un travail d'écriture autour de personnages sortis de son imaginaire en trouvant pour chacun une histoire en rimes et une lettre de l'alphabet ; « Azazel dépareillé de ses propres ailes » pour la lettre A, « Cassandre que personne ne veut entendre » pour la lettre C ou encore « Victoire broyée dans la nuit noire » pour la lettre V. Harmonie, Prudence, Ulysse, Victoire, Judas et les autres ont rapidement pris vie sous ses coups de crayon. Elle a ensuite elle-même dessiné et mis en maquette les décors des photographies.

L'univers onirique qui se dégage des images suggère la fin de l'innocence enfantine, à travers la peur. Un écho à sa propre enfance. « Quand j'étais jeune, je me réfugiais dans un imaginaire. C'est un travail avec la petite fille que j'ai été », dit-elle en esquissant un sourire. Une petite fille qui a souffert de violence éducative et qui le révèle à travers ce projet.

« La violence éducative se résume à tous les coups, fessées et claques. Cela comprend aussi la violence psychologique comme le rabaissement »
définit-elle.

Son vécu personnel, elle en parle assez peu. Plus à l'aise à l'écrit, elle a préféré le raconter en trois pages dactylographiées. « Toute mon enfance, j'ai entendu que je n'y arriverais jamais – ce que je faisais n'était jamais assez bien pour évoquer de l'intérêt – je me prenais des baffes, des claques, des fessées déculottées, des torgnoles pour calmer mes excès de liberté », raconte-t-elle dans son texte.

LUEUR D’ESPOIR DANS LA PÉNOMBRE

« Beaucoup de personnes ne comprennent pas ce qu'est la violence ordinaire », admet Coralie Salaün. Les phrases "Une bonne fessée, ça n'a jamais tué personne" ou "Une bonne claque ça ne fait pas de mal, ça remet les idées en place" sont souvent rétorquées. Néanmoins, l'artiste remarque la violence des propos en les transposant dans un autre contexte : « Il y a quelques jours, je me suis dit : "Imaginez si on disait ça à propos d'une femme !" » Ces actes seraient assimilés à de la violence conjugale.

Son abécédaire photographique veut lever le voile sur un sujet tabou et ainsi « sauver des enfants chaque année ». Le verbe est fort. Mais comme Coralie l'écrit, « la terreur dans laquelle [elle a] grandi a laissé des traces – et ça ne [l]'a clairement pas remis les idées en place, bien au contraire ». Cependant, « Les enfants fichus » se veut avant tout être un message d'espoir.

Elle a donc contacté une vingtaine de professionnel-le-s, psychologues, écrivain-e-s ou cinéastes, qui s'intéressent à la non-violence éducative, c'est-à-dire éduquer dans la bienveillance. Elle leur a demandé d'adresser des lettres à ces « enfants fichus ». Pour l'instant, treize personnes ont répondu favorable.

« Dans leurs lettres, il y a beaucoup de courage et de poésie »
s'enthousiasme Coralie.

Leurs mots font partie intégrante du projet.

OUVERTURE DU PROJET

En deux ans, treize photographies ont été capturées. Une quatorzième sera faite le 30 juillet. Le projet en est à la moitié. Cela a pris du temps puisqu'elle l'a porté à bout de bras, ou presque. Il lui a fallu repérer, seule ou à l'aide de son ami Frédéric Bosson, les endroits pour les séances photos -Rennes, Saint-Malo, Malansac, Cancale, Cesson-Sévigné, etc.- et trouver des enfants volontaires dans son entourage.

À partir du mois d'août, le projet va s'ouvrir vers l'extérieur. Coralie Salaün part en Suède rencontrer la cinéaste Marion Cuerq pendant une semaine, avec qui elle a échangé. L'occasion également de prendre trois nouvelles images avec des lettres caractéristiques de l'alphabet suédois, Å, Ä et Ö. En septembre, elle entrera en résidence à la galerie Le Carré d'Art, à Chartres-de-Bretagne, qui sera clôturée par l'exposition des « Enfants fichus », du 21 avril au 21 mai 2016.

Pendant ces neuf mois, elle sera aidée par des enfants d'ateliers de théâtre et d'arts plastiques ainsi que ceux de foyers éducatifs rennais. Ils créeront ensemble les décors des mises en scène. Cela lui permettra de discuter avec eux des émotions : « Je l'avais déjà fait avant avec « L'école émouvante » [en 2012, ndlr]. On ne laisse pas les enfants le droit d'exprimer ce qu'ils ressentent, comme par exemple la tristesse pour les garçons... Les parents ne permettent pas à leurs enfants d'être en colère car eux n'ont sûrement pas eu le droit de l'être enfants. Cela part de là. »

METTRE L’HUMAIN AU CENTRE

S'engager contre la violence éducative, Coralie Salaün le fait dans sa vie personnelle. Elle anime la page Facebook, « Lumière sur la NON-violence éducative ! » et le site Tumblr du même nom, créés respectivement en mars et en avril dernier. Ils ont pour but de rassembler des projets éducatifs autour de ce thème. Le 2 mai, elle a présenté « Les enfants fichus » au salon de thé rennais l'Enchantée, à l'occasion de la Journée de la non-violence éducative.

Sa démarche artistique a pris un tournant engagé depuis 2013. « C'est intuitif mais cela me plaît d'aller dans cette direction ! », sourit Coralie. En parallèle de son abécédaire photographique, elle a mené un projet en 2014, avec la Ligue de l'enseignement, au centre pénitentiaire de Vezin-le-Coquet, Têtes d'affiche. En prenant des portraits des incarcérés, elle a travaillé avec eux sur la mise en scène de soi et leur a fait parler de leurs histoires : « J'ai trouvé ça incohérent d'enfermer des personnes qui avaient honte. »

Pour la jeune femme, la violence n'est pas innée. Elle viendrait de l'enfance. D'où la nécessité, selon l'artiste, de mettre en place une loi française contre les violences physiques sur les enfants, notamment la fessée. « Cela fait trente ans en Suède qu'ils ont passé la loi et les prisons se vident », compare-t-elle. Le fruit du hasard ? Peut-être pas, d'après ses recherches.      

Têtes d'affiche est venu « se mettre dans le projet « Les enfants fichus » », sur lequel elle travaillait déjà depuis un an. Dans ces deux projets, Coralie Salaün remet l'humain au centre, de l'image et de l'attention, pour parler des violences, en allant dans l'intime. Une continuité et une cohérence qu'a voulu souligner la galerie Le Carré d'Art. Puisque pour inaugurer la résidence de la photographe rennaise, Têtes d'affiche sera exposé dans leurs locaux de fin octobre à fin novembre.