YEGG Magazine

Revue féministe en révolution

"Restituer leur humanité aux personnes noires"

Célian Ramis

À travers une perspective intersectionnelle, Djamila Ribeiro, chercheuse et maitre en philosophie, prône l’importance du débat et de la connaissance des questions et conditions de vie des féministes noires. Deux de ses ouvrages La place de la parole noire et Chroniques sur le féminisme noir ont été traduits en français par les éditions Anacaona avec qui elle effectue une tournée de promotion et de sensibilisation. Le 15 mai, l’autrice militante était à Rennes, notamment au local de l’association déCONSTRUIRE, en partenariat avec le collectif Brésil Rennes. 

« En nommant les oppressions de race, de classe, de genre, on comprend la nécessité de ne pas hiérarchiser les oppressions, de ne pas crier comme l’a dit Angela Davis dans son discours Les femmes noires dans la construction d’une nouvelle utopie,« la primauté d’une oppression sur d’autres ». », peut-on lire dans l’introduction de La place de la parole noire

Elle est pour un débat « sain, honnête et de qualité ». Et, au sein de ses deux livres, elle parvient à y participer de plusieurs manières et surtout ne le fait pas seule puisqu’elle s’appuie sur la production littéraire et intellectuelle de femmes noires, souvent ignorées, méprisées et oubliées de l’Histoire afin de provoquer en elles, et plus largement à toute une population, un sentiment d’illégitimité. 

Ainsi, elle s’entoure dans ses écrits de chercheuses et penseuses noires dont elle dresse une courte liste, à titre d’exemple, dans ses chroniques : Sueli Carneiro, Jurema Werneck, Nubia Moreira, Lelia Gonzalez, Beatriz Nascimento, Luiza Bairros Cristiano Rodrigues, Audre Lorde, Patricia Hill Collins, bell hooks. 

Djamila Ribeiro prend soin également de contextualiser ses propos, toujours mis dans une perspective de conscientisation. Conscientisation de l’hypocrisie brésilienne quant à sa démocratie raciale, conscientisation d’un racisme systémique instauré depuis longtemps et qui perdure dans un État qui chaque année comptabilise 30 000 jeunes victimes d’homicides dont 77% sont noirs (des morts que très peu de personnes pleurent, les médias en parlant à peine, voire pas du tout), conscientisation des privilèges des blanc-he-s et conscientisation des multiples oppressions dont sont victimes les personnes noires, en particulier les femmes. 

Son discours est franc et honnête, toujours très clair, l’activiste ayant à cœur de rendre ses paroles accessibles à tou-te-s. « Il faut en finir avec le syndrome du privilégié où l’individu juge qu’il peut parler de tout sur tout. Il peut parler, certes. Mais dans certains cas, la question à se poser est : « Dois-je parler ? » » / « En tant que noire je ne veux plus être l’objet de l’étude, je veux en être le sujet. » / « Alors que les femmes blanches luttent pour le droit de vote et le droit de travailler sans l’autorisation du mari, les femmes noires se battent pour être reconnues en tant que personne. »

Si son sujet d’études et de recherches s’ancre au Brésil, on note néanmoins, comme le souligne à la fin de la conférence Aurélia Décordé Gonzalez, fondatrice et directrice de l’association déCONSTRUIRE, des similitudes avec la situation des personnes noires en France. L’universalité révélée ici n’est pas celle des féministes universalistes blanches mais bien celle des oppressions et discriminations vécues par toute une population ciblée en la seule raison de sa couleur de peau. 

« Le Brésil est un pays extrêmement raciste. C’est le pays n°1 sur les assassinats de personnes trans et cela a un impact sur la population LGBTI en général. C’est un pays libéral dans l’image mais très conservateur sur ces questions. Il est important que les féministes noires soient connues. Depuis les années 70, elles réfléchissent à comment combattre le sexisme, le racisme, les LGBTIphobies, etc. de manière croisée. Le Brésil a une production venue des féministes noires qui ont été invisibilisées dans leur propre pays ! C’est un épistémicide. », souligne-t-elle, mentionnant également : 

« Le Brésil est dans le mythe de la démocratie raciale. 54% de la population est noire et c’est le dernier pays à avoir aboli l’esclavage. Le pays a longtemps nié l’existence du racisme et pourtant, le racisme structure toutes les relations sociales là-bas. Le genre et la couleur de la peau informent de la classe sociale. »

Comme dans l’hexagone, les espaces de pouvoir sont occupés par des hommes blancs, hétéros et riches. Le monde de l’édition n’est donc pas exempt de cette norme non représentative de la société et à l’instar des autrices afrobrésiliennes Conceiçao Evaristo et Jarid Arraes, Djamila Ribeiro dénonce le racisme dans ce secteur : « Seulement 10% des livres publiés ces 10 dernières années au Brésil ont été écrits par des auteurs noirs. »

Pendant ces études, jamais elle n’a étudié de femmes philosophes, encore moins de philosophes noir-e-s : « On me disait qu’ils n’existaient pas. » Alors, lorsqu’elle publie La place de la parole noire, son livre crée la polémique : 

« Les blancs étaient gênés et disaient « On ne peut plus parler ! » alors qu’historiquement ils ont toujours eu le droit de parler. Les personnes blanches ont du mal à parler de la blanchité et des privilèges. Moi, je suis pour encourager le débat au Brésil, surtout avec ce nouveau président qui nous attaque. Il est important de nommer les réalités parce que sinon on ne peut pas trouver de solution. »

Une des réalités sur laquelle elle insiste, c’est l’absence de connaissances, l’absence d’histoires, le silence autour de la culture afrobrésilienne et africaine, qui mènent au « génocide du noir brésilien ». Parce qu’on tue sa culture mais aussi on le tue. En toute impunité. Toutes les 23 minutes, un jeune noir est assassiné par la police au Brésil. À l’international, peu de ces meurtres agitent l’opinion publique. 

Comme elle le dit dans ses chroniques, le Brésil s’est ému de l’attentat contre Charlie Hebdo puis au Bataclan en France en janvier et novembre 2015, à raison précise-t-elle, mais qui s’indigne « devant l’assassinat de ces cinq jeunes de Costa Barros, devant l’assassinat de Claudia Ferreira, devant celui d’Amarildo ? » 

Seul le meurtre de Marielle Franco a suscité l’émoi ici, oubliant que c’est monnaie courante au Brésil, et fermant les yeux sur la situation assez similaire au niveau des violences policières en France (une personne noire meurt tous les mois sous les balles de la police, précise Aurélia Décordé Gonzalez, « ce qui est bien sûr déjà beaucoup trop. »).

Lorsqu’elle était secrétaire adjointe aux droits humains à la mairie de Sao Paulo, Djamila Ribeiro œuvrait pour une politique à destination de la jeunesse noire mais aussi pour accompagner les femmes, notamment les mères dont les enfants ont été tués.

« La plupart de ces politiques sont aujourd’hui détruites par le nouveau gouvernement. »
souligne-t-elle.

La municipalité a basculé côté conservateurs. La problématique est encore plus large que la déconstruction pure et dure de politiques mises en place avant l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro. En 2003, une loi oblige que l’enseignement dispensé aux élèves leur apprenne l’histoire afrobrésilienne et africaine. Mais tout comme la loi française de 2001 concernant les cycles à l’école sur la vie affective et sexuelle, son application dépend de la bonne volonté des directeurs d’établissement. « Ou de la bonne volonté des autorités municipales. », précise la militante, pointant le vice qui grignote peu à peu les esprits. 

« Malgré tout, on a avancé ces dernières années et certains manuels scolaires ont été refaits. Grâce à ça, des écoles se sont mises à raconter ces histoires et c’est important. Mais le problème est que cela dépend des gouvernements locaux. Après 2016, les fondamentalistes chrétiens ont inventé « l’idéologie du genre » et ont raconté qu’il s’agissait d’apprendre aux enfants à être gays. A l’Assemblée nationale, ce groupe de fondamentalistes est important et c’est ce débat qui a fait gagner Bolsonaro, qui croit beaucoup en cette idéologie du genre. », explique Djamila Ribeiro. 

Un témoignage qui n’est pas sans rappeler les discours de Civitas et de la Manif pour tous dans l’Hexagone qui s’insurgeaient contre l’ABCD de l’égalité qui aurait soi-disant appris aux enfants à se masturber et contre la diffusion du film de Céline Sciamma, Tomboy, beaucoup trop trouble en terme de genre… Des inepties.

Ainsi, au Brésil, les professeur-e-s qui parlent des féminismes et de l’histoire afrobrésilienne sont sanctionné-e-s, attaqué-e-s. Et ce n’est pas ce gouvernement qui va réhabiliter les autrices noires. C’est pourquoi un collectif dont fait partie Djamila participe à l’instauration de ce débat sur la scène publique nationale, publiant des ouvrages sur l’invisibilisation historique de ces femmes, sur l’incarcération de masse de la population noire, sur le racisme en tant que structure étatique mais aussi sur l’intersectionnalité, les lesbiennes ou encore le transféminisme. 

« On a besoin d’autres constructions pour restituer son humanité aux personnes noires. Cela marque notre estime personnelle. Il y a une vraie importance dans le fait d’étudier les auteur-e-s noir-e-s. Est-ce bien réaliste dans un pays comme le notre composé à 54% de personnes noires de ne pas étudier la production noire ? »

insiste l’autrice, qui tient également à pointer une autre aberration : 

« Au Brésil, on parle aussi du racisme écologique. Par rapport aux populations autochtones qui avaient conscience de l’environnement et qui ont été complètement décimées. Tout comme les religions afrobrésiliennes ont cette conscience également mais sont diabolisées et discriminées. Ces peuples qui ont conscience de l’importance de la préservation de l’environnement ne sont pas écoutés. Mais aujourd’hui le capitalisme blanc du nord récupère ces thématiques et vont expliquer aux groupes qui restent comment préserver l’environnement ! »

Elle prône la restitution de leur humanité à tous ces groupes attaqués pour que leur existence ne soit plus marquée quotidiennement par la violence. Et pour avancer, le débat doit avoir lieu : 

« Il est important de voir dans l’histoire comment la lutte contre l’oppression de genre et la lutte contre l’oppression de race sont imbriquées. Tous les mouvements de femmes ne sont pas féministes car certaines ont la vision du féminisme comme étant quelque chose d’européen. Je ne partage pas cette vision mais il est important de maintenir le dialogue avec tous les groupes. »

Et pour que le débat ne soit pas stérile, il est important de s’informer et d’écouter la parole des concerné-e-s. À Rennes, l’association déCONSTRUIRE agite notre curiosité, l’enrichit et la renforce avec sa bibliothèque qui compte dans sa base un grand nombre d’ouvrages, tous genres littéraires confondus, dont ceux désormais de Djamila Ribeiro, traduits et publiés aux éditions Anacaona (du nom de la fondatrice mais aussi de L’insurgée des caraïbes).