YEGG Magazine

Revue féministe en révolution

Dans les coulisses d'une création (3)

Célian Ramis

Le 10 mai dernier, la compagnie de danse afrocontemporaine Erébé Kouliballets dévoilait pour la première fois à l’Antichambre de Mordelles la création travaillée cette année, Lou(ps). Une version du Petit Chaperon Rouge, présentant une vision plus écoféministe et moins ethnocentrée du conte, qui s’adapte à l’intimité des scènes des centres culturels mais aussi à la large visibilité de l’espace public. 

Elles sont badass les femmes engagées dans ce projet. Et rendent chaque personnage de la pièce badass. De la forêt aux musicien-ne-s, l’ensemble pensé et créé par la compagnie Erébé Kouliballets, qui mêle artistes amateur-e-s et professionnel-le-s, modernise et valorise les propos d’un conte qui s’appuie ici sur l’apprentissage, la transmission, la sororité et l’empowerment.

Et la compagnie ne se contente pas de casser les codes du message moralisateur digne de Perrault ou des frères Grimm, elle s’affranchit, comme à son habitude, de la forme fixe du spectacle traditionnel. Tout est adaptable. Le duo peut devenir un solo, le quatuor peut être présenté en déambulation, la création peut être dansée sur une scène, en pleine nature ou dans la rue.

Le soir du 10 mai, à Mordelles, les lumières rouges révèlent davantage l’animalité, la sensualité et la sexualité du loup et du petit chaperon rouge, lors de leurs interactions comme à l’occasion de leurs passages individuels, tandis que la lumière naturelle du jour et le décor urbain du métro Triangle le soir du 7 juin (lors du festival Tout à coup, organisé par la compagnie Erébé Kouliballets) mettent en relief la combattivité et la puissance des protagonistes.

Mais ce qui ressort à chaque représentation, c’est le lien, l’importance du lien, entre tous les éléments qui constituent la création. Il y a de la confrontation, de la légèreté, de la candeur, de la sagesse, de l’inconnu, de l’inquiétant. Il y a de l’innocence, de la curiosité, de l’agressivité, de la tendresse, de la violence, de la fraicheur. Jusqu’à l’étincelle.

Une étincelle qui crépite au début, tantôt timide, tantôt téméraire. Une flamme en devenir. Parce que ce petit chaperon rouge, muni de sa fougue et de sa naïveté explore son environnement dans les moindres recoins. Elle s’émerveille de ce qui l’entoure, touche, renifle, écoute. Elle s’enthousiasme, dans la forêt, ignorant les dangers, ignorant la menace.

La rencontre avec le loup est une occasion supplémentaire dans son exploration du monde et du quotidien. Amusée, stimulée, excitée, elle se jette dans la gueule du loup sans mesurer la réalité, n’écoutant que son propre instinct, vierge de tous vécus traumatisants en matière de relation et de consentement.

Dans Lou(ps), les femmes n’empêchent pas la jeune fille de découvrir et de vivre sa vie. Pas de mises en garde patriarcales soi-disant destinées à protéger les filles de la menace du prédateur. Dans Lou(ps), la transmission de l’expérience et de la sagesse et la sororité prévalent sur l’éducation par la peur qui favorise l’intégration des assignations et des injonctions. 

La rencontre suivante les conduira à l’affrontement. D’un côté, un loup dans la démonstration de son pouvoir et dans la domination. De l’autre, un petit chaperon rouge grandi, déterminé et accompagné de la force des femmes. Une fois débarrassée du loup, l’adolescente peut enfin se libérer et déployer ses ailes pour embrasser sa puissance et son émancipation.

La création, articulée autour d’un solo, d’un quatuor et d’un duo ainsi que d’un ensemble instrumental alliant percussions, cuivres et instruments à vent, donne à repenser notre manière d’envisager le monde, les rapports hommes-femmes mais aussi les rapports entre femmes, sans oublier les rapports que nous entretenons avec la Nature, que l’on juge souvent à tort extérieur à nos quotidiens.

Face à nous se dévoile l’énergie de la combattivité alliée à la fraicheur de la jeunesse. Le message est fort et libérateur, vecteur d’affranchissement. Dans toute sa globalité. La personnalité des danseuses infuse à l’intérieur des personnages et transparait, pour donner encore plus de relief aux propos. Elles sont guerrières.

Elles ne se démontent pas quand sur le parvis du métro Triangle, une bande de jeunes garçons, visiblement de retour de l’entrainement de foot, passent à côté d’elles en rigolant. Elles ne vacillent pas sous la pression du regard insistant des hommes, placés en hauteur. Un symbole fort et intéressant à observer. Elles ne se déconcentrent pas quand les jeunes filles pouffent d’un rire gêné, apparemment mal à l’aise face à la mise en corps assumée des danseuses.

Elles réussissent même à capter l’attention et la concentration de la bande de footballeurs qui après avoir échangé quelques passes à l’intérieur de la station, est complètement happée par la création chorégraphique qui défile sous leurs yeux. L’instant est joyeux, le succès du pari savoureux.

Les danseuses de Lou(ps) ont pris l’espace et ont démontré que les femmes peuvent être puissantes dans l’espace public. Que les femmes peuvent être combattives. Que les femmes peuvent être animales. Que les femmes peuvent être légères, inquiétantes, tendres, solidaires, déterminées, à la fois ancrées dans la terre et attirées par les airs. Elles peuvent être complexes, plurielles, traversées, submergées, investies de désirs et envies, passeuses d’histoires et de connaissances. 

Elles racontent la même histoire, celle du Petit chaperon rouge, mais se l’approprient chacune à leur manière. Ensemble, elles proposent une vision féministe dans laquelle humains et nature forment un tout et non des entités opposables et hiérarchisables. Une vision qui prend en compte également les cultures dans leur diversité, nous éloignant des propos manichéens et ethnocentrés du conte moralisateur que l’on connaît depuis l’enfance.

On assiste ici à une libération totale du petit chaperon rouge, qui n’a plus rien d’une enfant, ni même d’une femme emprisonnée dans les carcans de son sexe et de son genre. C’est explosif et électrique. Percutant.