Celle qui petite écoutait du Charles Trenet, du Rina Ketty, du Ray Ventura et son orchestre et des opérettes, chantait des chants grégoriens avec les bonnes sœurs et n’imaginait pas en 2017 sortir un album intitulé 60 ans de chansons ! Déjà ? a fait mouche sur la scène du Cabaret Botanique, dans les jardins du Thabor, pour le festival Mythos, le 15 avril dernier.
On a longtemps dit d’elle qu’elle était une chanteuse de fabulettes. Un qualificatif qui a le don de l’énerver. Ecrivaine pour enfants, ok. Conteuse d’histoire, aussi. Parce qu’elle en a bercé des enfances au son de ses chansons poétiques et engagées. De nombreuses générations se sont retrouvées dimanche dans le Magic Mirror de Mythos pour savourer et partager, avec émotion, un nouvel instant avec la piquante Anne Sylvestre.
On l’avoue, elle n’a pas bercé notre enfance. Ni notre adolescence. On l’a découverte sur le tard. Parce qu’elle a marqué de ses textes la mémoire des générations de féministes. Avec sa venue à Rennes, on a compris pourquoi. C’est une évidence, on aime son écriture, sa poésie, sa vision des individus, son humour, son sens de la liberté.
Sa trempe et son caractère. Elle est piquante, appuie là où ça fait mal et assume son côté emmerdeuse qu’elle doit à son franc parler. « Faut pas les emmerder mes personnages ! », ous avait-elle dit la veille. Et elle non plus ! Avec elle, pas de place pour les termes et les gestes de courtoisie ou de sympathie, elle fait voler en éclats la condescendance et la fausse bienveillance.
La bien-pensance, c’est pas son truc à Anne Sylvestre. Elle préfère raconter des histoires qui touchent au plus profond. Parce qu’elles mettent en plein dans le mille. Comme « Juste une femme », à la suite de l’affaire DSK, ou « Non, tu n’as pas de nom », sur l’avortement (avant la loi Veil). Deux chansons qu’elle ne mettra pas dans son set à Rennes, malheureusement.
Mais évidemment, elle en a beaucoup d’autres à son arc. Dont la drôlissime « La faute à Eve ». Ou encore « Gay gay marions-nous ». Sans demi mesure, elle s’engage pour les droits des femmes et défend la liberté de choisir. Et la religion en prend plein son grade :
« Le bon Dieu est misogyne mais le diable lui ne l’est pas. »
Chez elle, les femmes ne sont pas des « p’tites dames », comme « Violette », elles peuvent être des mères de famille et chantaient « des chansons abolitionnistes comme une très méchante féministe » dans leur cuisine en préparant des « Calamars à l’harmonica » ou encore faire fi des conventions et des assignations qui les poussent à la douceur et la tendresse dans « Elle f’sait la gueule ».
Et quand on lui demande ce qu’elle pense de l’évolution (lente) de la place des femmes dans le domaine des arts et de la culture, elle n’hésite pas à répondre qu’il y a un manque d’images auxquelles s’identifier :
« Jeune, quand j’ai découverte Nicole Louvier qui écrivait ses chansons et les accompagnait de sa guitare, je me suis dit « ça existe ! ». Sinon il n’y avait pas de modèles… Aujourd’hui, je trouve que ça a changé. Il y a pas mal de filles. Mais je me suis aperçue que parmi les femmes, il y a beaucoup d’interprètes qui chantent ce que des hommes ont écrit et les hommes, ils écrivent ce qu’ils ont envie d’entendre. Moi c’est mon sujet, je suis une femme, je suis apte à parler de nous. »
Pas étonnant qu’elle ouvre son concert sur la réponse de Félix Leclerc, interrogé par un journaliste sur ce qu’il pense de la féminisation : « Ce serait bien. » Sans commentaire, elle enchaine sur la chanson « Vous êtes beaux », tandis que le public rit de bon cœur à la dérision dont fait très souvent preuve Anne Sylvestre.
Et au fil du spectacle, l’ambiance oscille presque entre rires et larmes. Parce qu’il y a le poids de ses textes, accompagnés par une pianiste, une violoncelliste et une clarinettiste, mais il y a aussi la mélancolie de leurs souvenirs partagés avec la chanteuse-auteure-interprète. Constamment palpable, l’émotion vogue dans le chapiteau avec générosité et sincérité.
Elle n’a plus besoin de le démontrer. Elle est entière. À prendre ou à laisser. Anne Sylvestre transpire la volonté d’émancipation et d’affranchissement des codes et des normes. Dans chaque texte, chaque échange avec le public, chaque silence, chaque geste (puisqu’elle s’affranchit même du micro en portant un micro casque).
Et même quand elle oublie les paroles de ses chansons et que le public l’applaudit pour la soutenir, elle ne peut s’empêcher de dire ce qu’elle pense : « Les chanteurs n’aiment pas se tromper et n’aiment pas qu’on les applaudisse quand ils se trompent. Je sais que c’est fait gentiment pour dire « on te soutient, c’est pas grave, on sait que tu vas y arriver la deuxième fois » mais leçon du public : n’applaudissez pas ça. »
On sent l’exigence de la performance bien faite. Du début à la fin. Pas de place pour le moins bien. Pas de place pour le doute ? On ne peut y croire venant de la part de celle qui attendra la fin du concert pour déclarer sa flamme aux « Gens qui doutent » et pour recevoir une ovation – dont elle dira que cela la réconcilie avec cette célèbre chanson - dès la fin du texte : « Merci pour la tendresse / Et tant pis pour vos fesses qui ont fait ce qu’elles ont pu »
On aime son côté Boris Vian, qui mêle poésie, humour, vérité cinglante et noire critique d’une société en déroute. À 83 ans, on peut toujours compter sur elle pour mettre le doigt là où ça fait mal : « Vous voyez, il n’y a que des femmes sur scène. Si ça vous étonne, demandez-vous pourquoi ! » Et en coulisses, elle se marre de constater que souvent, lors de ses concert, le public est majoritairement composé de femmes.
« Un jour, je me suis aperçue que si elles sont à mes concerts, ça veut dire que ce sont les pères qui gardent les enfants. Et ça, ça m’a plu ! »
nous dit-elle en se marrant.
À ce moment-là, sa fraicheur et son sourire pétillant d’humanité nous traversent, à la manière d’une Agnès Varda qui contemple la beauté intérieure des individus. Intemporelle et indémodable.