Aliénation et enfermement se conjuguent au féminin dans Rouge, Amère Fantasmagorie, pièce théâtrale et plastique de la compagnie La Morsure, qui bouscule les codes du spectacle vivant aussi bien que les normes de la société patriarcale. Un spectacle immersif et déambulatoire au cœur d’une passe entre une prostituée et son client. Mais pas que…
Une atmosphère rouge tamisée. Des objets partout. Et une voix qui murmure : « Ça fait longtemps que t’es pas venu me voir / Je t’ai préparé une surprise ». On entre timidement dans la pièce. La peur de déranger. La peur de renverser les verres disposés sur la table, de faire valdinguer le chandelier, de s’emmêler les pinceaux dans les fils, d’être emprisonné-e-s dans la toile. Et pourtant, on avance, guidé-e-s par la curiosité, l’envie de fouiner et de débusquer des secrets, de se frotter aux interdits… Le frisson du danger. De l’illégalité. De l’intimité. Nos yeux parcourent la salle, nos corps se meuvent lentement, nos respirations sont haletantes et saccadées. On entend presque les cœurs s’emballer. On distingue la gêne camouflée dans l’air grave et sérieux des visages qui n’osent croiser d’autres regards. Chacun-e bien concentré-es. Pour ne pas avoir l’air voyeur. Mais aussi pour ne rien rater.
Pour ne pas manquer un seul des objets disposés dans ce capharnaüm. Alors, dans un silence pesant, tout le monde scrute minutieusement le moindre détail de ce bordel qui semble abandonné. Au milieu des cachets, des boucles d’oreille, tétines, prothèses mammaires, d’une baignoire remplie de fils et d’aguilles, des seringues et des tableaux brodés, on ressent l’inconfort. L’inconfort face aux tabous. Au déséquilibre provoqué par la confrontation du vivant et du mortel. D’une histoire passée et d’une réalité présente. L’inconfort d’avoir pénétré, à la vue de tou-tes et en groupe, dans une maison close qui semble hantée par les vies qui l’ont occupée et les vécus qui l’ont marquée. Petit à petit, on dézoome notre vision, on aperçoit une porte rouge qui trône derrière un parterre de roses. L’œil de bœuf nous invite à lorgner les activités de celle que l’on entend chanter « Love me tender » et susurrer « C’est la première fois pour toi ? / Déshabille toi / Je suis contente que tu sois venu ». Et puis, la porte s’ouvre sur le boudoir de la prostituée. Et nous voilà à la fois projeté-es au cœur de son intimité et à la fois observateur-ices extérieur-es de la passe qui s’y déroule.
PRENDRE POSITION
C’est là tout le propos de la compagnie La Morsure qui nous embarque dans une déambulation au sein d’un bordel habité par le passé. La pièce Rouge, Amère Fantasmagorie nous met au pied du mur. Face à ces objets, face à cette prostituée, face à nous-même. Elle convoque nos fantasmes, nos imaginaires collectifs, nos expériences, nos préjugés et nous confronte à notre rapport au féminin. Et surtout, elle nous engage à prendre position. « Il y a ce temps dans l’antichambre où les gens arrivent et restent 30 minutes avant d’être invités à entrer dans l’espace clos. C’est une expérience sensible qui passe par le corps pour pouvoir se dire ‘on est bien’ et ‘on est mal’. Comment et à quoi ça tient tout ça ? », interroge Marie Parent, co-fondatrice de la compagnie, co-autrice et co-metteuse en scène avec Christophe Le Cheviller du spectacle.
L’idée : bousculer, déstabiliser. « L’expérience féminine et l’expérience masculine sont en général très différentes. Le procédé immersif et déambulatoire fait son effet. Tu te retrouves toi-même. Il n’y a pas d’obscénité, il y a une stylisation du décor et on ramène le spectateur à son rapport physique et l’homme à sa position de dominant », poursuit-elle. Se déplacer, être en mouvement dans le cabinet de curiosité d’un côté. Se figer, retenir son souffle face à la cabine, de l’autre. Constater l’aisance des hommes choisis pour la passe. Ou une tentative de camouflage du malaise présent ? La discussion enclenchée par la prostituée peut paraitre anodine, banale, et pourtant, elle entre en intimité avec son client, le dévoile et le met à nu, au vu de tou-tes, le pousse à se démasquer ou à révéler sa carapace. La tension est palpable et omniprésente. L’action est lente, intense et puissante.
« On ne cherche pas à effrayer, on cherche le déséquilibre. De là, on peut mettre une pensée, une indignation, un questionnement. On veut que les gens soient en mouvement pour ça. Pour les renvoyer à leur positionnement. Il n’est pas question de jugement ou de morale de notre part », souligne Marie Parent.
LE POINT DE DÉPART
Depuis 8 ans, la compagnie La Morsure réalise un travail pluridisciplinaire, basé sur l’improvisation et le sensible, dans lequel se mêlent théâtre, danse et performances plastiques. Les textes ne sont jamais figés, l’œuvre, toujours en mouvement, prête à « se développer de l’intérieur ». La question qui jalonne leurs esprits à chaque création : comment garantir, au sein du spectacle vivant, un propos, une esthétique ? « On n’est pas dans l’impro pure sinon on peut tomber dans la caricature, le cliché. Mais on est sur la question du tragicomique : regarder le monde et son chaos en face, tout en gardant le ressort comique (qui n’est pas très présent dans Rouge…). Ça vient se contredire et c’est là qu’on crée du vivant ! »
Marie Parent et Christophe Le Cheviller allient les compétences et exigences du théâtre professionnel au regard nouveau et hors des codes de la pratique amateure. « Ça déstabilise l’édifice ! On aime particulièrement bosser avec des publics atypiques (Itep, Ehpad, centre de détention…), comme ils sont moins formatés, on s’éloigne de l’art savant », se réjouit la comédienne. À partir de là, la compagnie ouvre le champ à l’exploration des invisibles. Les femmes sacrifiées, les folies et les limites sont des thématiques récurrentes qui agissent comme un fil rouge dans leurs créations. « Dans notre premier spectacle, We are family, on parlait de la famille nucléaire avec un personnage de la mère, cette femme sacrifiée dans notre époque moderne où elle travaille mais elle est violentée par le contexte de la famille. À tel point, qu’elle devient aliénée. Puis on a eu envie de développer ce personnage », analyse Marie Parent. Ainsi, né un « stand up tragique » sur une femme qui souhaite parler, sans savoir quoi dire et comment le dire :
« Elle cherche une forme à laquelle elle n’a pas accès. C’est drôle et tragique, avec une forme d’espoir. L’idée : qu’on laisse les femmes tranquilles ! »
LA FOLIE, REFUGE DES VIOLENCES
Le thème de la folie intrigue et inspire La Morsure qui creuse son sillon artistique dans l’antre viscérale et psychique du féminin. « La folie féminine nous intéresse. A force d’être tabassée, on finit par sombrer… » La figure de Camille Claudel plane dans les esprits et pourtant, son exemple est loin d’être singulier. La question de l’enfermement apparait rapidement dans les réflexions et processus de création de Marie Parent et Christophe Le Cheviller qui vont poursuivre le cheminement et le parcours de cette mère aliénée, en la fantasmant prostituée dans le spectacle Le Bordel. « Le propos n’est pas du tout autour d’un jugement sur la prostitution. On explore l’enfermement dans les maisons closes. Du choix de la pratique à l’enfermement des femmes qui y travaillent », souligne l’artiste.
Va naitre le dispositif de Rouge, Amère Fantasmagorie dans laquelle éclos l’idée d’un bordel hanté, se matérialisant par la projection vidéo, directement sur la cabine, de prostituées revenantes. À l’extérieur, une performeuse danse et boxe, incarnant la femme qui se débat, qui lutte et qui combat, à quelques mètres de ces fantômes qui viennent nous rappeler l’histoire des femmes, leurs conditions et leur héritage oublié et méprisé par ceux qui ont écrit la grande Histoire. « Une moitié de l’humanité exerce un pouvoir féroce sur l’autre. Comment ça fait pour durer ? Comment ça se fait qu’on mette la responsabilité sur les femmes ? », questionne Marie Parent, animée par toutes les interrogations que soulèvent les thématiques de la folie féminine, du matrimoine et des féminismes.
VISIBILISER LES FEMMES
En septembre 2023, la plasticienne a installé son exposition Plates coutures au sein du centre pénitentiaire pour femmes de Rennes, un travail débuté durant le confinement. Elle se met à coudre une carte postale sur laquelle figure La Muette, de Raphaël. « Je me suis mise à lui coudre la bouche et les yeux. Et puis, j’ai continué à faire ça sur toutes les cartes postales que j’avais et les beaux livres d’art entre le 12e et le 20esiècle. Je ne suis pas contre les œuvres, je les aime ! Mais j’aime l’idée avec cette couture de dire ‘Voilà où on a été reléguées, nous les femmes, muses, modèles… Rarement créatrices’ ! », s’exclame-t-elle. Son militantisme est joyeux et communicatif, politique et collectif.
De son fil rouge vif, elle visibilise l’Histoire et le sort réservé aux femmes à travers les époques. Et elle transmet son message, son procédé. Aux détenues auprès de qui elle s’est rendue. « On a tissé une toile d’araignée dans la bibliothèque, réalisé un travail d’écriture, des performances photos d’elles qui écrivent, tissent, etc. », souligne-t-elle. Des ateliers ont également eu lieu autour du spectacle Rouge, Amère Fantasmagorie : « On a travaillé sur les enfermements féminins. Pas uniquement en tant que détenues. Elles sont bien placées pour parler de ça et ça les branche, elles sont contentes d’accéder à ce type de proposition. Leurs idées et réflexions permettent d’être en frontale et de nourrir la création. Ce n’est pas juste une action culturelle, on fait de l’impro, on adapte et on gagne des choses dans le spectacle ! »
Dans Rouge, c’est donc tout un imbroglio de vécus et de parcours de vie de femmes qui se matérialisent et se racontent. Avec son lot de violences, de fantasmes, de réalités et de folies. Regarder le monde et son chaos en face, ici, le leitmotiv de la compagnie résonne et vient nous percuter les entrailles, entrant en connexion avec la performance aussi esthétique que militante de Marie Parent qui vit dans sa chair, tout l’après-midi durant, cette condition de domination :
« On se met dans l’état de cette corporalité commune. Et c’est fatiguant parce que c’est dur les oppressions féminines ! »
L’expérience de cette immersion est inédite, brutale et cathartique. Elle bouleverse, secoue, déstabilise. Elle nous unie, nous rend moins seule, nous console, nous répare de son fil invisible et puissant de sororité.