Danseuse, chorégraphe et chercheuse au Centre d’Études de genre à l’université Paris 8, Hélène Marquié était de passage à Rennes, au Collectif Danse Rennes Métropole précisément, le 25 septembre dernier. À l’occasion d’une conférence organisée par Questions d’égalité – en partenariat avec HF Bretagne – la professionnelle a proposé un regard féministe sur le milieu de la danse.
Noël 2008. Un homme noir, a priori viril, déballe son cadeau et découvre une paire de chaussons de danse roses. Évidemment il aurait préféré un ordinateur. « Faites-lui plaisir… », précise la campagne publicitaire de la marque Surcouf. Marque bien connue pour ses accroches commerciales sexistes.
C’est sur cette image qu’Hélène Marquié commence son argumentaire. Une preuve selon elle que la culture européenne et nord-américaine forge et véhicule les clichés autour de la danse. « Dans certaines cultures, les danses traditionnelles sont interprétées par les hommes. Les danses masquées ne peuvent être entreprises que par les hommes puisque les femmes ont interdiction de porter des masques. Sans oublier les danses religieuses. Les stéréotypes sont culturels. », démontre la danseuse et chorégraphe.
Et pour comprendre comment se sont façonnées les idées reçues, il est essentiel de remonter au XVIe siècle, à l’époque des ballets de cour. Une affaire d’hommes et d’aristos : « La danse est le seul art que les aristos ont été contraints de pratiquer. Henri IV n’aimait pas trop, Louis XIII non plus. Louis XIV, par contre, aimait beaucoup et impose le professionnalisme dans la danse dès 1661 avec l’Académie Royale ».
Et si les femmes sont moins présentes, les rôles féminins sont représentés par les hommes travestis sur la scène. Jusqu’à ce que le roi impose, en 1713, la parité à l’Opéra avec une troupe de 10 danseurs et 10 danseuses. Bémol : la rémunération est plus importante pour les hommes. « Déjà ?! », s’esclaffe les spectateurs-trices, venu-e-s en nombre pour l’occasion.
Aux alentours de 1830, la danse scénique devient incompatible avec la masculinité et la critique célèbre désormais les femmes, qui avaient pourtant toujours été reléguées au second plan : « Deux raisons : la création du ballet romantique et le renversement des valeurs anciennes. » Il s’agit de l’avènement de la société bourgeoise et des nouvelles normes de masculinité.
« La figure de l’aristo est alors stigmatisée à travers le danseur puisque la masculinité bourgeoise cherche à se distinguer de celle de l’aristocrate. À l’époque, l’efféminement des danseurs ne renvoyait pas du tout à sa sexualité. Ainsi les sphères féminines et masculines se séparent. »
Hélène Marquié, chorégraphe.
Les rôles pour les hommes se font plus rares, l’argent aussi. Les danseurs quittent les scènes françaises pour les scènes italiennes, anglaises ou russes. L’Opéra se privatise, le capitalisme s’instaure et les conditions de travail se durcissent.
« DES CLICHÉS MALGRÉ MICKAEL JACKSON ET LE FÉMINISME »
« Aujourd’hui, les idées reçues et les stéréotypes de cette époque demeurent vivaces. On se dit que les petits garçons qui font de la danse pourraient mal tourner ! Malgré Mickael Jackson et le féminisme… », rigole Hélène Marquié. Avec beaucoup de dérision, la professionnelle de la danse se lance dans un plaidoyer contre les inégalités qui subsistent encore dans cette discipline, qui semble l’éternelle oubliée des arts, passant sans cesse après la musique et le théâtre.
Si la danse est perçue comme un espace préservé des inégalités entre les sexes, « les gens pensent qu’il n’y a aucun problème », l’idéologie se manifeste « dans ce qui n’est pas perçu ». Quand Jean-Claude Gallotta, un homme de danse, est nommé directeur d’une maison de la culture – MC2 de Grenoble, alors baptisée Le cargo – il déclare non sans humour : « C’est comme le 1er droit de vote des femmes ». En effet, il est le premier chorégraphe nommé à la tête de ce type d’institution.
La liste que dresse la conférencière oscille entre points positifs et bémols significatifs. Par exemple, à compétences égales, pas de discriminations salariales, « mais ce n’est pas difficile ! Il faut prendre en compte les faibles revenus des danseurs et des danseuses, qui n’atteignent parfois pas le minimum vital ». Concernant les chorégraphes, 2 sur 3 seraient des femmes : « Il y a une corrélation entre faibles rémunérations et faibles statuts. Être chorégraphe, c’est moins valorisant que metteur-e en scène ».
Les choses se gâtent lorsque l’on aborde le point des carrières. Le sociologue et danseur Pierre-Emmanuel Sorignet démontre à travers une étude basée sur l’observation des auditions d’entrée au Centre National de Danse Contemporaine d’Angers qu’il est plus aisé de devenir danseur que danseuse, les compétences valorisées changeant selon le sexe du/de la candidat-e. Les garçons seraient davantage évalués sur leur originalité et leur potentiel artistique, aussi embryonnaire soit-il Et les filles davantage sur les compétences techniques et leurs capacités à mémoriser les enchainements.
« On leur demande également d’être le plus uniforme possible, pour ensuite leur reprocher de manquer d’originalité… », ajoute Hélène Marquié, qui mentionne aussi la différence des parcours valorisés. Atypiques chez les hommes qui auparavant ont travaillé dans la mode, dans l’ingénierie, etc. Très strictes chez les femmes qui doivent commencer la danse très jeune et avoir une morphologie « parfaite », hormis en danse contemporaine où les « rondeurs, sans excès » sont tolérées. On souhaiterait en rester là mais ce serait trop simple.
La chercheuse au Centre d’Études de genre de l’université Paris 8 s’est penchée sur la programmation du Théâtre de la Ville, à Paris, depuis le début des années 2000. Sur 447 chorégraphes programmés, elle compte 286 hommes, soit 64%, et 161 femmes, soit 36%.
« Et il n’y a pas eu une année où les femmes ont été aussi nombreuses que les hommes, détaille-t-elle. L’évolution est négative. En 2013/2014, la situation était caricaturale : 8 spectacles chorégraphiés par des femmes, contre 21 chorégraphiés par des hommes. Et parmi les 8, il faut compter les grandes figures étrangères et incontournables comme Trisha Brown et Pina Bausch… Mais bon je ne voudrais pas noircir l’image du Théâtre de la Ville… », insinue-t-elle, sourire en coin.
PORTER LES LUNETTES DE L’ÉGALITÉ DES SEXES
Sans ternir volontairement l’image des grandes structures culturelles, il en va de la sensibilisation du grand public, peu habitué à porter les lunettes de l’égalité des sexes. « Je le vois bien là où je travaille. À la fin de l’année, on fait le traditionnel gala. Le petit garçon fait sa variation sur le devant de la scène et une corbeille de filles l’entoure en tapant dans les mains… », décrie-t-elle.
Pour la chorégraphe, également membre du mouvement HF Ile-de-France, il faut analyser les différentes propositions artistiques : repérer comment sont établies les différences, quelle est la place des différences, observer ce que font les corps, la manière dont ils entrent en contact, qui porte qui… « Souvent les femmes sont assignées à la féminité. Leur garde robe est restreinte à la chemise de nuit et robes de soirée, aux pieds nus ou aux talons aiguilles. Tandis que les hommes bénéficient d’une grande sélection de costumes. Sans compter que souvent on fait danser les hommes de grande taille avec les femmes de petite taille. On continue à perpétuer des normes sexuées ! », analyse Hélène Marquié.
Pour elle, le but n’est pas d’uniformiser les genres mais de les singulariser. Pas question de déconstruire, « car terme inutilisable pour parler des corps qui ne sont jamais vierges et ne peuvent par conséquent revenir à 0 », mais plutôt de se métamorphoser, se réinventer, dénouer des choses. Et certaines danses, comme les danses urbaines, peuvent changer nos perceptions. Malheureusement, le regard genré n’est actuellement pas abordé dans les formations et enseignements alors qu’il paraît essentiel de conscientiser tous ces points.
Malgré tout, Hélène Marquié tient à conclure sur une note positive : « Il suffirait de pas grand chose pour avancer. Mais ça commence à se répandre, la prise de conscience débute. »