Auteure de récits autobiographiques, Annie Ernaux a publié le 1er avril dernier un nouvel ouvrage, Mémoire de fille, aussi bouleversant que transcendant. Le 26 mai, c’est au premier étage de la librairie rennaise Le Failler qu’elle a livré son rapport à l’écriture et son rapport à la fille qu’elle a été à la fin des années 50, celle sur qui elle se penche au long des 150 pages de son livre.
Elle est de celle qui n’a pas besoin d’écrire des pavés pour vous émouvoir, qui n’a pas besoin de hausser la voix pour vous transpercer l’âme et qui n’a pas besoin d’être qualifiée d’exceptionnelle par les autres pour remplir ses bouquins. Elle secoue, Annie Ernaux. De par la simplicité de son écriture pleine de sens, d’élégance et de vérités plus ou moins simples à dire ou à lire. De par la manière sérieuse et légère qu’elle emploie pour s’adresser aux autres dans ses œuvres ou lors d’une rencontre.
Pourtant, Mémoire de fille est le témoignage de quelque chose qui a pu être douloureux à sortir, à coucher sur des papiers destinés à la publication. Car les deux années dépeintes dans son récit (1958-1959) ont déjà été écrites, simultanément. De cette époque, elle conserve des archives internes et des archives externes, comme elle le dit elle-même le 26 mai, de passage à Rennes, rapprochant sa démarche à celle d’une historienne.
« J’ai mis beaucoup de temps à écrire ce livre car il m’a été difficile d’en trouver la forme. Cette histoire n’était pas réductible à une nuit. Je fais part ici d’un événement d’une banalité extrême, la « première fois ». La première fois au lit ou pas au lit d’ailleurs avec quelqu’un, avec l’Autre. Mais ce n’est pas seulement ça, parce que ça a été un événement singulier qui n’est pas soluble dans ma vie, dans ce qui suivra dans ma vie sentimentale et dans ma vie sexuelle. On n’est plus pareil-le après. Sur le coup, on ne comprend pas ce qui est arrivé. Pourquoi « elle » s’est conduite avec ce consentement et ce qui va suivre qui n’est pas d’une logique romanesque. « Elle », c’est une étrangère qui m’a légué sa mémoire. », se lance l’auteure, dans une tirade à vous faire repenser le cours de votre vie différemment.
RETROUVER LA FILLE DE 58
Née en 1940, la Normande qui grandit à Yvetot souhaite à 70 ans passés retrouver la fille qu’elle a été en 1958 et celle qu’elle a été avant l’été, celui de la colonie à S. dans l’Orne durant laquelle elle va croiser le chemin du moniteur chef qui l’invite à danser, éteint la lumière, l’embrasse, « et les choses s’enchainent, sans aller jusqu’au bout pour raisons techniques ou physiologiques. »
La question qu’elle se pose, c’est qui était « je » à ce moment-là. Ce « je » qui aujourd’hui est « elle » puisque plus de 50 années se sont écoulées entre temps.
À cette époque, juste avant de devenir monitrice, cette jeune fille élevée dans un milieu modeste, entre les étals de l’épicerie parentale, est dans l’attente de choses formidables, du désir et de toute forme de jouissance. En 2010, son amie avec qui elle a correspondu pendant environ 7 ans, à partir de l’âge de 16 ans, lui restitue les lettres.
Annie Ernaux est troublée. Depuis des années, elle écrit des instants de sa vie, des événements marquants comme la mort de sa grande sœur avant sa naissance, son avortement clandestin à 23 ans, la jalousie ressentie en apprenant la nouvelle relation d’un ex, la passion exprimée avec un amant de passage dans sa vie, son éducation, etc. En filigrane de ces textes se dissimule l’histoire de l’été 58. Sans jamais parvenir à l’exprimer aussi clairement que dans Mémoire de fille.
Si elle avoue n’avoir aucun intérêt pour le roman ou l’autofiction, elle confesse son envie profonde de redescendre dans « les choses qui me donnent la mémoire, et celle-ci était la plus dure à explorer ». Dans la correspondance et dans les notes indélébiles de son carnet et vaguement floutés de sa mémoire, elle replonge dans un langage qui la surprend parce qu’il est marqué par une époque – « avec des adjectifs ou des expressions comme « à la page », des naïvetés… » - qu’elle va tenter de situer par les mots employés, les ambiances décrites de « surprise party » ou contextualisée par la guerre d’Algérie. Et de ce retour dans le passé, elle éprouve le désir d’aller de la femme âgée qu’elle est à l’ado qu’elle a été, qui ne sait alors pas à quoi ressemble un homme nu.
« Pour voir un homme nu dans un journal, fallait se lever de bonne heure ! Ils étaient nus en peinture mais pas en photo. Le monde de la mixité n’existait pas ! »
DES EXPÉRIENCES BANALES ET MARQUANTES
Mémoire de fille marque l’avènement de cette jeune fille dans sa vie de femme. Pas uniquement pour les actes sexuels répertoriés au fil des pages. Aussi pour son émancipation du cadre familial et son entrée dans le monde : « La colo, le lycée, le foyer de jeunes filles, l’école normale d’institutrice, le départ en Angleterre, la famille anglaise… C’est une éducation, une expérience du monde ! »
Elle fait alors vivre éternellement la fille de 58, celle qui tombe éperdument amoureuse du moniteur chef au moment où il la quitte et qui va passer de garçon en garçon « alors qu’elle ne voulait pas se donner à quelqu’un qu’elle n’aimait pas » et pour cela elle éprouvera plus tard de la honte. Elle la ressuscite dans une forme d’inconsistance, d’intrépidité et la situe dans le monde de cette époque. Qui n’est pas une époque de libération sexuelle :
« C’était 10 ans trop tôt, en 68 la liberté sexuelle était admissible et même recommandée, je n’aurais pas vécu les choses de la même manière ».
Elle poursuit : « Je devais aller au bout de ses deux années marquées : elles m’ont fait frissonner d’horreur de les avoir vécues. Mon corps s’était transformé, je n’avais plus de règles – et c’est important les règles quand on est une fille – je souffrais de dérèglement alimentaire, j’avais tout le temps faim, je mangeais à l’extrême. Vingt ans après j’ai appris que ça s’appelait de la boulimie. Le résultat d’une passion dégradante dont j’avais honte… J’aurais pu être accablée définitivement par l’intensité de ces deux années mais j’ai trouvé une issue. Pas que dans l’écriture mais dans un ensemble de bons hasards. »
Elle fait état de cette honte qui lui collera longtemps à la peau. Une honte sexuelle mais aussi une honte sociale. La philosophie l’aidera. Simone de Beauvoir également. Avec la lecture de Deuxième sexe qu’elle dévore avec avidité, elle entrevoit les clés du comportement des garçons, de la domination (« qui n’est pas un terme de Simone de Beauvoir mais de Bourdieu »), de la supériorité dans les faits, des « hommes supposés avoir la transcendance. »
EXPIER LA HONTE PAR L’ÉCRITURE
Annie Ernaux est touchée de plein fouet. Ne pas être l’objet de sa propre vie mais bel et bien le sujet. Dans Mémoire de fille, elle décrypte son rapport à l’écriture, pas simplement comme échappatoire mais aussi comme expérience : « J’ai commencé à faire de moi-même un être littéraire, quelqu’un qui vit les choses comme si elles devaient être écrites un jour. » (p.143) Dernière raison invoquée : rétablir une forme de « justice » à la fille de 18 ans avide de liberté, pleine d’orgueil, bonne élève, fille unique, pas à l’aise socialement, ballotée dans un amour déraisonnable qui lui fait honte.
En 2002, elle publie L’occupation. Sur une jalousie dévorante dont elle va subir les effets néfastes et dangereux. À l’instar de Passion simple, elle raconte sans vergogne, de manière très factuelle – ce qui la caractérise dans l’ensemble de son œuvre – l’instantanée, le ressenti. Le vécu d’une femme jalouse ou éprise sexuellement de son amant. D’une femme dont la vie va quasiment se mettre sur pause pour ne vivre plus que ce qui lui trotte dans l’esprit et la hante. Et tout comme elle parle de banalité extrême en racontant « une première fois », ses bouquins sont les récits de la banalité humaine non-dite, presque taboue si ce n’est honteuse de l’éprouver.
Telle est la force d’Annie Ernaux qui bouleverse, transcende et chamboule nos corps et âmes. Elle marque à vie de par la banalité qu’elle rompt avec honnêteté et authenticité, dans une démarche sociologique, historique, quasi scientifique de l’âme humaine. Dans L’occupation, elle écrit :
« L’exposition que je fais ici, en écrivant, de mon obsession et de ma souffrance, n’a rien à voir avec celle que je redoutais si je m’étais rendue avenue Rapp. Écrire, c’est d’abord ne pas être vu. Autant il me paraissait inconcevable, atroce, d’offrir mon visage, mon corps, ma voix, tout ce qui fait la singularité de ma personne, au regard de quiconque dans l’état de dévoration et d’abandon qui était le mien, autant je n’éprouve aujourd’hui aucune gêne – pas davantage de défi – à exposer et explorer mon obsession. À vrai dire, je n’éprouve absolument rien. Je m’efforce seulement de décrire l’imaginaire et les comportements de cette jalousie dont j’ai été le siège, de transformer l’individuel et l’intime en substance sensible et intelligible que des inconnus, immatériels au moment où j’écris, s’approprieront peut-être. Ce n’est plus mon désir, ma jalousie, qui sont dans ces pages, c’est du désir, de la jalousie, et je travaille dans l’invisible. » (p.45-46)
PARTAGER L’INTIME
Et ce thème de l’intime universel lui apparaît dans Mémoire de fille. Quand en 1958, Violette Leduc rencontre René Gallet et découvre alors son premier orgasme à 50 ans mais brusquement la relation s’arrête et l’auteure fait état de son désespoir et de sa douleur dans ces correspondances à Simone de Beauvoir jusqu’en 1959. Annie Ernaux établit un parallèle et met cette expérience en perspective avec la sienne :
« Étrange douceur de la consolation rétrospective d’un imaginaire qui vient réconforter la mémoire, briser la singularité et la solitude de ce qu’on a vécu par la ressemblance, plus ou moins juste, avec ce que d’autres ont vécu au même moment. » (p.91)
Par l’écriture, elle transforme la honte et diminue celle de celles et ceux qui se reconnaissent dans le sentiment éprouvé. Lors de la rencontre à Rennes, elle parle de « devoir ». Et face à l’épaisse foule dispersée dans les rayons de la librairie venue l’écouter, elle montre sa grande humilité.
Elle écrit sur elle, sur l’être littéraire qu’elle s’est fixée de devenir en parallèle de son métier de professeure de lettres – elle a renoncé à devenir institutrice par manque de vocation – et s’adresse à toutes et tous de par la capacité qu’elle a de proposer des œuvres désireuses d’exister en dehors de soi.
Une révélation survenue à partir du moment où elle a voulu parler de son père. « J’ai pris conscience avec La place que les mots faisaient partie intégrante de la vision que l’on peut avoir du monde social. Dire que l’on est issue d’un milieu modeste, c’est déjà accepter les hiérarchies. Faire de ce qui m’arrive un objet littéraire, je pense que ça m’a aidé. Dans la vie, les conséquences de la honte sociale demeurent. Comme si on n’y échappait pas dans certaines conditions. Le fait de ne pas se sentir à l’aise dans certaines situations… Les hiérarchies sociales, les dominations sociales, sont évidentes. », explique-t-elle en conclusion de son intervention.
Annie Ernaux est de celles qui réussissent à parler vrai, à écrire des vérités accablantes, une fois écloses de leur banalité, sans toutefois rendre les auditrices-teurs et les lectrices-teurs moroses. Au contraire, elle rend le quotidien plus clair, plus simple, plus limpide. Elle bouleverse de sa vie de femme affirmée, pas toujours avertie, ni toujours assouvie.
Elle a quelque chose de touchant, dans sa naïveté dérobée jeune mais conservée par cette envie de vivre des expériences, de les vivre pleinement. De ses mots, elle nous perturbe et nous conforte dans nos voies non tracées, loin des sentiers battus de la norme genrée qui cherche par tous les moyens à s’imposer à nous. Elle nous fait du bien et nous donne l’espoir de pouvoir nous réaliser en tant que sujet de nos vies, et non comme objet.
« Aujourd’hui, j’ai le sentiment d’avoir enfin fait ce livre, d’être allée au bout de l’entreprise. Ça n’a pas toujours été simple, c’était un défi qui me rendait triste qu’il ne soit pas relevé. Aujourd’hui, j’éprouve quelque chose du fait accompli, même si je me disais que je n’y arriverais pas. »
poursuit Annie Ernaux.
Et si Mémoire de fille sonne comme l’œuvre qui manquait à sa collection avant de raccrocher les stylos et claviers, son regard perçant et convaincu et son sourire fin et enfantin laissent entrevoir que ses mots résonneront dans nos pensées, dans nos bibliothèques, dans les ouvrages de Marie Darrieussecq, Colombe Schneck et bien d’autres encore et à venir, aussi longtemps qu’elle sera une femme de tous les temps.