YEGG Magazine

Revue féministe en révolution

En mathématiques, comment résoudre l’équation de l’égalité ?

Célian Ramis

Les filles, elles sont nulles en math. Elles n’ont pas l’esprit scientifique. C’est plutôt un truc de garçon. Evidemment, ce sont des idées reçues et des stéréotypes issus d’une construction sociale agissant à travers l’éducation genrée dès le plus jeune âge, qui influe ensuite sur l’orientation scolaire, les choix universitaires et enfin sur les carrières professionnelles.

À la Maison Internationale de Rennes, 18 tableaux ornent la galerie du 10 au 17 mars dans l’exposition Remember Maryam Mirzakhani, orchestrée par le Committee for Women in Mathematics (Comité pour les Femmes en Mathématiques) en 2018 autour de celle qui reste aujourd’hui encore la seule femme à avoir obtenu la médaille Fields en 2014, lors du Congrès International des Mathématiciens.

Actuellement, dans le monde, circule 20 copies de cette exposition dont les droits sont donnés gratuitement par le CWM en fonction de la cohérence du projet examiné. Le 15 octobre 2019, l’université Rennes 1 la dévoilait pour la première fois à Rennes à l’occasion de l’inauguration de son amphithéâtre Maryam Mirzakhani.

À chaque fois, il est exigé de bien respecter le format et l’ordre des affiches, établies selon le parcours de cette femme, née en Iran en 1977 et qui grandit à Téhéran. Au lycée, elle étudie dans un établissement dédié aux filles exceptionnellement douées et très vite, elle remporte la médaille d’or lors des Olympiades Mathématiques Internationales, en 1994 et en 1995.

Tous les posters renvoient à une thématique de sa vie. Que ce soit à travers des photos de famille, des photos de sa fille Anahitah qui pensait, voyant sa mère faire des dessins sur des feuilles, que celle-ci était une artiste peintre, d’elle en train de travailler. Mais aussi à travers des mots, de concepts et de citations. Jusqu’à la compilation d’articles de journaux abordant sa mort en 2017, à la suite d’un cancer du sein.

Elle est un formidable exemple de réussite, dépassant les frontières des assignations genrées. Mais aussi une exception. Malgré elle. Elle est la première et unique mathématicienne à avoir obtenu la médaille Fields à ce jour. Une médaille remise tous les 4 ans, à 4 lauréat-e-s âgé-e-s de moins de 40 ans.

« Sur 55 ou 56 titulaires, il n’y a eu qu’une seule femme depuis que la médaille a été créée, en 1936 je crois. Maryam a eu un destin tragique puisqu’elle est décédée à 40 ans. Elle n’a pas pu donner son exposé dans ce cadre-là car elle était déjà atteinte du cancer du sein. Mais elle voulait dédier sa distinction à toutes les femmes qui viendraient après elle. »
précise Marie-François Roy, présidente du CWM.

UN MONDE DE MECS…

Le 11 mars, après le vernissage de l’exposition, le laboratoire de mathématiques de Rennes 1 proposait de poursuivre les réflexions autour d’une conférence sur la place des femmes dans les mathématiques, animée par Nicoletta Tchou, chargée de mission Parité et lutte contre les discriminations et maitresse de conférences en mathématiques.

Le monde des mathématiques est reconnu comme majoritairement masculin. Les femmes représentent 30%, dans le monde, à la base des mathématiques, c’est-à-dire dans les écoles de formation. Dans les revues et dans les lauréat-e-s des prix, elles ne sont plus que 10% et ce pourcentage n’a pas évolué depuis 50 ans, ce qui n’est pas le cas dans d’autres disciplines scientifiques, comme la chimie par exemple.

« Depuis 1996, jusqu’à 2016, la part des filles en série S est passée de 42% à 47%. La pente est faible mais quand même, on voit une augmentation du nombre de filles en S. On voit en revanche, dans le suivi post bac, que les études médicales sont plus choisies par les filles qui avaient des profils scientifiques au lycée que les sciences dures ou l’ingénierie. En fait, dès qu’il y a de l’humain dans l’intitulé, il y a globalement plus de filles. », souligne Nicole Guenneuguès, chargée de mission égalité filles-garçons au sein du rectorat.

De son côté, Christophe Ritzenthaler, responsable de la commission Parité de l’Institut de recherche mathématique de Rennes, fournit des chiffres nationaux et locaux. En France, on comptabilise 21% de femmes dans le secteur des mathématiques dans les universités. Un chiffre stable depuis 1996. Elles sont 27% à être maitresses de conférences et autour de 10% au niveau supérieur. Dans les mathématiques dites « pures », on compte 31 femmes pour 467 hommes.

« Et ce n’est pas plus réjouissant à Rennes. En fait, on perd à chaque étage. Plus on progresse dans les échelons, plus on perd les femmes. Parmi les doctorant-e-s et post-doctorant-e-s, il y a environ 30% de femmes et 10% au niveau supérieur. », précise-t-il. 

Avec la commission, il s’est replongé dans des études concernant le recrutement. Il en partage une avec la salle. 127 CV, en biologie, sont fournis à un comité de recrutement composé de manière paritaire. Parmi les CV, certains sont identiques, sauf qu’un exemplaire est au nom d’une femme et qu’un autre exemplaire est au nom d’un homme. Résultat : plus de postes sont proposés aux hommes, « avec des meilleurs salaires ! »

DES LEVIERS À ACTIONNER

Les discriminations ne s’effectuent pas toujours de manière consciente. Le sexisme commence dès le plus jeune âge à travers l’éducation genrée. On ne parle pas de la même manière aux filles qu’aux garçons, on n’attend pas d’elles et d’eux les mêmes comportements et compétences, on privilégie les qualités d’écoute et d’empathie pour les filles et des qualités d’actions pour les garçons.

« Un des premiers leviers, c’est celui de la formation des personnels. Au-delà des mathématiques. Femmes et hommes enseignant-e-s ont aussi des représentations stéréotypées. Ça se voit avec les mêmes copies, le regard, les encouragements et les commentaires ne sont pas les mêmes. Quand on attend quelque chose de nous, on a tendance à aller vers cet attendu. Pour les garçons, c’est plus de savoir compter. Pour les filles, de savoir parler. »
explique Nicole Guenneuguès.

Au sein de l’académie, différentes actions sont mises en place, comme par exemple une journée de formation à destination des professeur-e-s de mathématiques pour lutter contre la menace du stéréotype, une journée Filles et Maths composée de conférences animées par des mathématiciennes, de speed meetings et d’un théâtre forum sur les stéréotypes, ou encore un partenariat avec Orange sur la base de marrainages, afin de travailler sur la confiance en soi et le poids du modèle.

Un projet interdisciplinaire, dont nous fait part Marie-Françoise Roy, a permis d’interroger 32 000 scientifiques (50% de femmes et 50% d’hommes) sur leurs conditions, vécus et ressentis afin d’établir un diagnostic assez précis et représentatif de la situation et de construire une base de données des initiatives à travers le monde.

Sur le site du projet (gender-gap-in-sciences.org), on retrouve donc l’enquête globale qui témoigne qu’environ un quart des femmes ont eu une expérience personnelle de harcèlement sexuel durant leurs études ou au travail, et que les écarts de salaire sont significatifs entre les hommes et les femmes, la parentalité ayant un impact très différent sur les vies des hommes et des femmes.

On trouve également l’étude des modes de publication qui analyse des millions de publication, de 1970 à aujourd’hui dans les domaines de l’astronomie, les mathématiques, la chimie ou encore la physique théorique. Résultat : moins de 10% d’autrices dans les revues renommées en 1970 / 20% d’autrices dans les revues renommées en 2020. Sauf en mathématiques, où elles restent à moins de 10%.

Enfin, l’enquête délivre des recommandations aux parent-e-s et enseignant-e-s, aux organisations locales (départements scientifiques des universités, centres de rencontres, groupes de recherche dans l’industrie) ainsi qu’aux unions scientifiques.

A titre d’exemple, parent-e-s et enseignant-e-s peuvent encourager à des activités non mixtes adaptées pour stimuler la confiance des filles en elles-mêmes et leurs capacités à s’exprimer, ou encore utiliser des livres et des médias promouvant l’égalité femmes-hommes et mettant en évidence les contributions des femmes dans les sciences.

Les organisations locales peuvent créer une atmosphère de travail respectueuse et de qualité, définir des bonnes pratiques pour prévenir, signaler et résoudre les cas de harcèlement sexuel et de discrimination au travail, ou encore prendre en compte l’impact de la parentalité sur les carrières des femmes.

Les unions scientifiques peuvent travailler collectivement au changement de culture et de normes pour réduire les différents aspects des inégalités entre femmes et hommes, et peuvent encourager la diversification des prix scientifiques mais aussi encourager la présence de femmes dans les comités éditoriaux, etc.

« Il y a beaucoup d’initiatives pour que la situation évolue. Mais c’est extrêmement lent. Car c’est le reflet d’autres problèmes dans la société. Le problème ne va pas être facile à résoudre car on rencontre des blocages profonds. Il y a des actions à faire à tous les niveaux, à tous les étages. »
commente la présidente du Committee for Women in Mathematics.

DES AVANCÉES ET DES RÉSISTANCES…

En effet, on sait que le sexisme est systémique, comme le racisme, les LGBTIphobies, le validisme, etc. On doit donc travailler sur la déconstruction des stéréotypes auprès des adultes et sur la construction d’un modèle et de valeurs égalitaires. Dès le plus jeune âge, une nouvelle pédagogie doit être pensée et appliquée. Et le travail est en cours. Malheureusement, on sait que toutes les villes, tous les territoires, ne s’accordent pas sur les mêmes enjeux, à la même vitesse, ce qui creuse également les inégalités dans le sujet de l’égalité.

Toutefois, il est évident que les initiatives sont à encourager. Christophe Ritzenthaler intervenait le 11 mars sur quelques exemples d’axes mis en place : « La commission a été créée en 2018 et nous avons donné 3 axes. Un par année. Le premier, c’est de regarder le recrutement. Le deuxième, le vivre ensemble. Et le troisième concerne les questions d’enseignement. »

En France, il est interdit de créer des postes spécifiques, pour les femmes. « Mais on peut sensibiliser nos collègues, transmettre les statistiques, échanger. Dans le comité de recrutement, on a mis en place un couple de veilleurs chargé de vérifier que l’on n’a pas fait d’oubli dans le recrutement. », signale-t-il. 

Même chose du côté des séminaires où il a fallu également discuter de la faible présence des femmes. En un an, leur présence a quasi doublé dans les événements organisés :

« Il suffit que les collègues se rendent un peu compte. Et c’est pareil pour les financements de colloques et de séminaires. On met maintenant des conditions. »

Il y a donc un travail à réaliser pour permettre la prise de conscience de tout ce qui se joue au niveau des inconscients, des impensés. Il y a aussi un travail de sensibilisation et d’échanges. Le comité a donc également fait appel au théâtre forum, outil ludique et interactif qui met en scène les situations de discrimination et demande la participation des volontaires, dans le public, pour proposer des manières de dénouer le problème.

Et puis, il y a les résistances. Dans les couloirs du labo, un affichage permanent valorise les mathématiciennes en Europe. « Par deux fois, les panneaux ont été vandalisés. », conclut-il. C’est souvent là que ça coince. Dans la phase de valorisation. Parce que nombreuses sont les personnes à ne pas comprendre pourquoi on met l’accent sur les femmes et non sur les femmes et les hommes. 

Le sexisme est systémique. Il se niche dans le quotidien et dans ce qui semble être du détail. En mathématiques, comme en littérature, on retient les noms des hommes qui ont marqué l’histoire. Parce qu’on étudie uniquement les auteurs et les mathématiciens et quasiment jamais les autrices et les mathématiciennes. Pourtant, nombreuses sont leurs contributions à l’histoire, et par conséquent à ce qui donne la société dans laquelle nous évoluons actuellement.