Célian Ramis

L'exploration d'un genre nouveau

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Saint-Malo
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C’est un coup de cœur immédiat pour la bande dessinée Bleu Amer qui nous a mené à rencontrer ses créateurs, Sophie Ladame et Sylvère Denné, à Saint-Malo.
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C’est un coup de cœur immédiat pour la bande dessinée Bleu Amer qui nous a mené à rencontrer ses créateurs, Sophie Ladame et Sylvère Denné, à Saint-Malo, avant que les deux complices ne mettent le cap sur Angoulême, pour le festival international de la bande-dessinée, du 25 au 28 janvier.

Ce n’est pas leur première collaboration. Tous deux bénévoles il y a 10 ans pour monter les expositions au festival Quai des Bulles, ils ont ensuite monté une maison d’édition. Elle, est navigatrice et dessinatrice « sur le vif ». Les paysages du monde, elle les a croqué dans des carnets de voyage. Lui, a été négociateur immobilier, barman, scénographe d’expo et est un véritable bédéphile. Elle le dit, il est son libraire personnel.

Partageant une esthétique et des loisirs communs – comme « le bateau, se balader sur les bancs de sable, aller dans les bistrots », précise Sylvère Denné – ils ont fini par se lancer, et relever, le défi de produire ensemble leur première bande-dessinée.

Sortie le 10 janvier 2018, l’histoire de Bleu Amer se déroule en juin 1944, sur l’île de Chausey. Alors que Suzanne et Pierre vivent une vie quelque peu monotone, l’arrivée d’un parachutiste américain pourrait bien bouleverser leur train-train quotidien et divisait par la même occasion les habitant-e-s.

S’ils se sont inspirés d’un fait divers, le scénario reste une fiction pure, aux allures réalistes tant la dessinatrice trace avec justesse l’ambiance de l’île, de ses paysages somptueux au granit de ses roches. Si elle reconnaît la difficulté à passer des carnets de voyage à la bande-dessinée, en revanche, elle garde son fidèle crayonné : « Le croquis permet de retranscrire le ressenti que l’on a, le vécu. »

Le duo est complice. Ils se complètent, se coupent la parole, chantonnent du Gainsbourg lors de la séance photo dans la galerie de Sophie Ladame (rue des marchés, à Saint-Malo), se taquinent et vont jusqu’à inverser les rôles. « Dans la BD, le personnage féminin a beaucoup de Sylvère et le personnage masculin a beaucoup de moi. Dans les mains, la personnalité… », commence Sophie, avant que Sylvère n’ajoute en rigolant : « C’est vrai, dans la réalité, c’est elle qui tire des bords et moi qui pêche à pied ! »

En amont, l’auteur s’est rendu sur l’île de Chausey pour prendre des photos, en guise de repérage pour la maison des protagonistes, l’église, le cheminement. Avant d’y retourner en compagnie de la dessinatrice qui s’inspire alors de ce qu’elle voit et ressent, tout en ajoutant des éléments déjà intégrés par le passé. Comme son bateau par exemple.

« Il y a un peu de tout. J’ai fait par rapport à des photos, à Sylvère qui pose, à mon bateau, à la fois où je suis allée là-bas. On a pris aussi un peu d’archives de guerre mais très peu. Le moins possible. Ce qui est important, c’est de servir le propos et l’histoire, qui d’ailleurs est transposable. On était concentrés sur les protagonistes et sur le fait que ça sonne vrai. Avec les cailloux, les homards. On a fait plein de homards ! Plein de recettes ! Pour les dessiner avec précision dans la coupe. », s’amuse Sophie Ladame.

Des anecdotes comme celle-ci, ils en ont plein en mémoire. L’instant est joyeux. « On a regardé plein de sauts en parachute ! Bon après, ce n’est pas un bouquin d’histoire que l’on a fait. Par exemple, la croix qu’il y a sur l’île, elle n’y était pas encore en 44. Mais c’était pour l’empreinte. », souligne Sylvère Denné.

« Pour les personnages, j’ai utilisé Sylvère pour le prêtre, je me suis prise en modèle pour Suzanne, et j’ai utilisé des photos d’acteurs pour les autres. On pourra reconnaître De Niro, Bruce Willis ou encore James Dean… Nous prendre en personnage, c’est une manière de nous mêler à l’histoire. Parce que le choix d’une approche fictionnelle, c’est aussi pour pouvoir raconter plus de choses. », commente Sophie Ladame.

Ainsi, le postulat de départ ne sert que de matière au duo qui déroule une histoire favorable à de nombreuses interrogations. La relation amoureuse, le fantasme, le sentiment d’humiliation, la trahison… Bleu Amer démontre la complexité de l’âme humaine et aborde en filigrane la question du choix et de la vie rêvée.

Et parmi les thèmes, celui de la culpabilité inculquée aux femmes. Au téléphone, la dessinatrice nous prévient, son collègue a une tendance à l’humour misogyne. Il aime la faire enrager avec des blagues machos. En face-à-face, c’est pourtant lui qui entame la discussion autour du personnage de Suzanne :

« Elle est touchante, elle porte un peu tout sur ses épaules. Avec l’arrivée du soldat et les insinuations des habitants, Pierre s’est senti humilié. Est-ce qu’il a raison ou pas ? L’idée n’est pas de donner la réponse mais de saisir le fond qu’il y a en chaque être humain. »

Sans en faire une histoire féministe, Sophie Ladame soulève une problématique encore très actuelle : « Là, il s’agit d’une autre époque mais on culpabilise encore beaucoup les femmes aujourd’hui. Ce n’est pas la même chose pour les mecs. On ne sait pas si c’est elle qui cause la fin de l’histoire mais forcément, elle ne peut s’empêcher de culpabiliser. »

Malgré tout, Bleu Amer offre aux lecteurs-trices la liberté d’interpréter l’imaginaire des deux compères. En faisant parler les corps, en s’attachant aux regards, aux expressions des visages, en utilisant peu de texte, parfaitement réparti au fil des pages. Sans oublier la couleur bleue, « qui devient un langage à part entière », signale Sylvère Denné.

Un récit poétique et humaniste, tout en profondeur, qui laisse présager la venue d’une deuxième bande-dessinée « plus ambitieuse, plus dense » sur un bagnard dont le fantasme va le mener à la création et ainsi à une certaine forme de liberté. Avec toujours ce leitmotiv : transposer le vécu pour le modeler et en ressortir une matière universelle.

 

 

 

Célian Ramis

Les veilleuses de chagrin, bercées par l’attente et l’espoir

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Arvor, Rennes
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La réalisatrice nous saisit, entre scènes du quotidien, témoignages et paysages naturels. Entre silences et musiques mélancoliques. Entre poésie, solitude et force. Entre sourires et larmes.
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Dans son recueil, L’Amour la poésie, Paul Eluard décrit en quelques vers l’attente, l’absence et la disparition d’un être aimé. C’est ce poème, évoquant « Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin », qui a inspiré la réalisatrice Frédérique Odye pour le titre du documentaire Les veilleuses de chagrin qu’elle présentait en avant-première samedi 17 janvier, au cinéma Arvor, à Rennes.

Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin
Ciel dont j’ai dépassé la nuit
Plaines toutes petites dans mes mains ouvertes
Dans leur double horizon inerte indifférent
Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin
Je te cherche par-delà l’attente
Par-delà moi-même
Et je ne sais plus tant je t’aime
Lequel de nous deux est absent.
Paul Eluard, extrait du recueil L’Amour la poésie.

Elles viennent de Loctudy, Le Conquet, Saint-Malo et Cancale, et sont les veilleuses de chagrin. « Ce sont des femmes qui attendent, qui veillent le retour de leurs maris marins. Et le chagrin fait référence à la mélancolie. Et à l’expression « Femme de marin, femme de chagrin » ! », explique Frédérique Odye, rennaise d’adoption depuis 12 ans.

Originaire de Cherbourg, elle est fille de marin et a vu durant sa jeunesse sa mère attendre le retour de son époux. Elle a toujours côtoyé la poésie qui écume les bords de mer et les inquiétudes qui virevoltent dans les embruns de l’océan. « Je me souviens qu’une fois, un accident est arrivé et ils ont perdu 2 marins. Une des veuves était enceinte », se rappelle-t-elle.

UN MILIEU PUDIQUE

Être issue de ce milieu lui permet de tisser des liens avec les femmes qu’elle rencontre dans le cadre de son documentaire. Malgré tout, il lui faudra 2 ans pour trouver les cinq veilleuses de chagrin de son film, dont deux qui seront intégrées 2 semaines seulement avant le tournage : « C’est un milieu très pudique, il est difficile de les faire témoigner. C’était la première fois qu’elles en parlaient comme ça. »

Plusieurs années auparavant, Frédérique Odye avait embarqué 3 jours avec des marins pêcheurs pour le documentaire La mer qui les voit danser. En mer, elle filme, leur quotidien, rythmé par le bruit permanent du moteur. Un bruit qu’elle connaît bien.

Et c’est en voyant les familles présentes sur le port au terme de ce périple qu’elle décide de filmer celles qui attendent et restent sur la terre ferme.

Dans Les veilleuses de chagrin, on les voit femmes, amies, épouses et mères. Elles témoignent de leur quotidien, nourri par une forme d’indépendance dont elles disposent en l’absence de leurs maris mais également par la tenue de la maison, l’éducation des enfants, les infos données par la radio… Elles dévoilent avec pudeur leurs émotions quant à cette vie particulière et livrent la dualité qui s’installe entre manque de l’être aimé et envie que ce dernier reparte. Habituées de cette alternance, elles ont accepté le rythme et l’attente imposés.

UNE NATURE SANS PITIÉ

Le pire, elles l’envisagent. Mais passent outre. « Une fois que j’ai entendu le nom du bateau de mon mari à la radio, je coupe, je n’écoute pas le reste. Savoir qu’il va bien, c’est tout ce qui compte pour moi », confie l’une des deux bigoudènes de Loctudy (29). Il y a le R.A.S qui les rassure et les apaise quelques instants.

Mais lorsque le vent souffle sur les côtes bretonnes et s’embrase dans les volets et que les vagues roulent pour s’éclater lourdement sur le sable humide et mousseux, les esprits voguent sur les flots d’un imaginaire angoissant car on sait qu’au large, la tempête sévit sans concession et sans pitié. Pour Frédérique Odye :

« les marins sont des conquérants de la mer. Ils sont au milieu de rien. Et la nature est toujours plus forte. »

Et pour trois des veilleuses, leurs hommes ne rentreront pas. Elles affronteront le deuil de ce mari pris par la mer. Que l’on ait retrouvé le corps, ou non.

La réalisatrice nous saisit, entre scènes du quotidien, témoignages face caméra et paysages naturels. Entre silences et musiques mélancoliques (signée Matt Elliott). Entre poésie, solitude et force. Entre sourires et larmes. Le sujet est traité avec sensibilité et justesse, et nous transporte dans cette vie de femmes de marins, sans jamais franchir la ligne du « tire larmes ». Un joli documentaire, à la limite de l’onirisme, emprunt de tendresse, de souffrance et d’amour suspendu dans le temps.