Célian Ramis

Le cinéma documentaire à l'aune du genre

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Du 8 au 29 mars, Docs au féminin a réglé sa focale sur les luttes féministes et les personnes sexisées. Sans oublier celles qui créent, écrivent, produisent, réalisent, sélectionnent et partagent des visions et des points de vue, des émotions et des tranches de vie.
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Du 8 au 29 mars, Docs au féminin a réglé sa focale sur les luttes féministes et les portraits de personnes sexisées à travers une série de longs et courts métrages documentaires, diffusés en ligne ou à travers des vitrines, à l’occasion du 8 mars à Rennes. Sans oublier celles qui créent, écrivent, produisent, réalisent, œuvrent à la mise en place de l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, sélectionnent et partagent des visions et des points de vue, des émotions et des tranches de vie.

En février 2019, on rencontrait la réalisatrice Céline Dréan pour parler avec elle de la place des femmes dans le milieu du cinéma. Elle venait de participer avec Véronique Le Bris, journaliste et fondatrice du magazine en ligne Cine-Woman à une table ronde sur le sujet, animée par HF Bretagne dans le cadre du festival Travelling. 

Cet événement était précédé de la projection du film de Clara et Julia Kuperberg, Et la femme créa Hollywood qui s’attache à montrer qu’au départ, dans les années 1910 - 1920 les femmes étaient présentes dans la création cinématographique, et pas qu’un peu ! Elles étaient en nombre, compétentes et à des postes à responsabilité. Mais depuis que s’est-il passé ? 

« Je suppose qu’il y a un faisceau assez complexe de causes mais l’essentiel, c’est que l’argent est arrivé. Au départ, le cinéma était un art complètement expérimental, il n’y avait pas d’enjeu financier. C’était plutôt un endroit dans lequel venaient les personnes qui n’avaient pas de travail, c’est-à-dire les femmes, qui n’arrivaient pas à être embauchées ailleurs. C’est quand les industriels ont commencé à s’intéresser au cinéma et donc à y mettre de l’argent que l’enjeu a été modifié. Ce n’était plus seulement un enjeu de création mais c’était également un enjeu économique et c’est là que les hommes sont arrivés et ont pris le pouvoir. Ce qui est assez symptomatique – alors là je m’avance peut-être un peu – de plein d’autres domaines, comme les sciences par exemple. », nous avait alors répondu Céline Dréan.

La situation a-t-elle beaucoup évolué depuis ? Oui, c’est indéniable. Il y a désormais davantage de réalisatrices que dans les années 50. Mais pour la professionnelle, il y a encore de nombreux écarts, notamment dans la répartition femmes-hommes selon les genres cinématographiques. Dans le documentaire, notamment, encore une fois très imprégné de l’esprit expérimental, et peu étiqueté « gros budgets ».

Le cinéma, comme le reste des arts et de la culture, n’est pas un secteur qui fait exception. Il est empreint, à l’instar de tous les domaines de la société, d’une éducation genrée, permise par un système global reposant sur des mécanismes de domination : sexisme, racisme, validisme, LGBTIphobie, grossophobie, classisme, âgisme, etc. Les oppressions pouvant se croiser et se cumuler.

Compter, c’est une des premières étapes essentielles à la prise de conscience générale. C’est ce que rappelle Elise Calvez, membre de HF Bretagne, association œuvrant pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes dans les arts et la culture, mardi 23 mars.

Elle animait, en visio, une table ronde autour de la place des femmes dans le cinéma documentaire, à l’occasion de Docs au féminin, réunissant Natalia Gómez Carvajal, chargée de la programmation, Claire Rattier-Hamilton, chargée de mission court-métrage et documentaire à la Région Bretagne, Marine Ottogalli, co-réalisatrice de Ayi, et Leïla Porcher, co-réalisatrice de Je n’ai plus peur de la nuit. 

DES CHIFFRES ÉDIFIANTS, ENCORE…

Du côté de la Scam, la Société civile des auteurs multimédia, l’enquête concernant la répartition des autrices et des auteurs sur une décennie (2009 – 2019) montre une évolution très faible du nombre d’autrices membres de la structure. En 2009, elles représentent 36%. Dix ans plus tard, 37%. Le chiffre est dérisoire.

En mars 2021, le CNC publie son étude sur « La place des femmes dans l’industrie cinématographique et audiovisuelle », de 2010 à 2019, montrant que différents métiers au sein même du secteur de la production cinématographique sont encore profondément genrés et les salaires des femmes encore inférieurs à ceux des hommes (37,3% d’écart entre un réalisateur et une réalisatrice concernant le salaire moyen).

Les postes de scripte et assistant-e scripte, costumier-e et habilleur-euse et de coiffeur-euse et maquilleur-euse sont principalement occupés par des femmes, tandis que les professions techniques comme machiniste, électricien-ne et éclairagiste sont largement occupées par des hommes.

Inégalités encore avec les films français agréés encore majoritairement réalisés ou co-réalisés par des hommes à 74,1%. Et ils coûtent plus chers. En 2019, le devis moyen des films français réalisés par des femmes est inférieur d’environ 2 M€ à celui des hommes.

« Ces écarts s’expliquent en partie par l’absence de très grosses productions réalisées par des femmes et l’importance du genre documentaire au sein des films réalisés par des femmes, genre moins coûteux à produire »
indique l’étude du CNC dans sa synthèse. 

LA RÉGION S’Y MET DOUCEMENT

En région, la question des chiffres est complexe, comme l’explique Claire Rattier-Hamilton, chargée de mission Court-métrage et Documentaire à la région Bretagne. Elle a récolté des données à la demande du festival mais insiste sur le fait qu’elles sont à prendre avec précaution. Il n’y a pas encore d’étude précise et officielle sur le sujet.

Ainsi, en 2020, tout genre confondu, elle constate qu’il y a eu plus de projets portés par des hommes aidés au niveau de la production « mais c’est un tout petit peu moins flagrant en développement et en écriture. »Ainsi, les écarts se resserrent : « On a aidé plus de projets en développement et en écriture portés par les femmes. »

D’un point de vue financier, les projets portés par les femmes demandent moins de budget pour les aides à la production. Et l’écart n’est pas fin : « Environ 29 000 euros pour les femmes et environ 47 000 euros pour les hommes. » En revanche, ce qu’elle note, c’est qu’au final, les hommes obtiennent un budget inférieur à leur demande initiale et les femmes obtiennent « à peu près » ce qu’elles demandent.

Elise Calvez le souligne : l’évolution est lente et modeste malgré la prise en compte de ces préoccupations, globalement dans de nombreux secteurs des arts et de la culture depuis plusieurs années. Il faut compter pour établir des données chiffrées parlantes et révélatrices d’une problématique profonde. Il faut compter pour établir une prise de conscience significative.

S’outiller pour comprendre d’où viennent les problématiques, ces sources d’inégalités qui persistent et pouvoir ainsi analyser ces écarts qui non seulement perdurent mais aussi se creusent au fil des échelles que l’on étudie. On sait notamment grâce au diagnostic chiffré établi en 2019 par HF Bretagne sur la place des femmes dans le spectacle vivant et les arts visuels que les femmes représentent :

« 60% des étudiant-e-s, 40% des artistes actif-ves, 20% des artistes aidé-e-s par des fonds publics, 20% des dirigeant-e-s, 20% des artistes programmé-e-s, 10% des artistes récompensé-e-s. »

ÉMERGENCE D’UNE NOUVELLE GÉNÉRATION

Cette évolution lente et modeste dont Elise Calvez parlait amène tout de même à faire bouger quelques lignes. Heureusement. Avec l’arrivée par exemple de davantage de réalisatrices mais aussi de productrices. En 2020, par exemple, Claire Rattier-Hamilton précise que la région a aidé 16 productrices et 17 producteurs. Pour que ce chiffre soit satisfaisant, il doit se pérenniser.

Ce constat est partagé également par Leïla Porcher qui a travaillé pour son premier long-métrage avec une équipe quasi exclusivement féminine parce que ses productrices étaient entourées de femmes sur tous les postes, excepté le mixage : « On a sans doute été préservées de ce que ça représente dans la confrontation au quotidien. »

Celle qui a d’abord entrepris des études d’anthropologie avant de se former en documentaire et réalisation à Aix-Marseille, précise : « Dans ma formation, on était une majorité de femmes. À la sortie, par contre, les gens que je connais et qui ont poursuivi en réalisation sont des hommes. »

Marine Ottogalli, elle, a une formation de technicienne. Ce qui l’anime dans le cinéma, c’est d’être cheffe opératrice. Les chiffres cités précédemment ne sont, selon elle, pas surprenants : « Ils me parlent, surtout sur le fait que les femmes arrivent dans la production. »

Ce qu’elle remarque principalement, c’est la difficulté qu’ont les femmes, en règle générale, à imposer un salaire : « Ce sont les hommes autour de moi qui font monter les salaires, souvent. Mais après, je pense aussi qu’il y a une question de personnalité, au-delà de la question du genre. »

Si très rares sont les modèles de cheffes opératrices, en revanche, la réalisatrice précise que dans ces influences lui viennent principalement des femmes, à l’instar de Chantal Akerman. Si elle a eu davantage d’hommes mentors dans son parcours, en revanche « après, dans les stages ou les postes d’assistante, ce sont des femmes qui m’ont aidée à monter dans ma carrière. » 

VISIBILISER LES FEMMES

De son côté, Leïla Porcher regrette de n’avoir bénéficié d’aucun modèle de réalisatrices. « J’aurais aimé en avoir. C’est avec Anna Roussillon que j’ai découvert que c’était possible, que oui, on pouvait arriver à ce type d’écriture, etc. », explique-t-elle. Sur le relationnel avec les hommes dans ce secteur, elle n’en a pas encore fait l’expérience.

En revanche, elle l’affirme : le film Je n’ai plus peur de la nuit n’aurait pas pu être réalisé par des hommes. « La société kurde est ségréguée sexuellement. Je pense que ça aurait été impossible d’accès pour des hommes. En tout cas, ils n’auraient pas pu développer les liens qu’on a pu avoir. Nous avons passé beaucoup de temps avec ces femmes, des combattantes kurdes, déjà ça a changé notre regard mais je pense aussi qu’en tant que femmes, on avait moins de risque de tomber dans l’exotisation et la romantisation. », analyse-t-elle.

Au départ du projet documentaire d’Ayi, l’idée était de montrer les cuisines de rue. Au bout de la première année, Marine Ottogalli et Aël Théry ont choisi d’axer autour de la figure d’Ayi, « tellement charismatique que tout s’est polarisé autour d’elle. » Le film est devenu un portrait de femme migrante dans un quartier de Shangaï, racontant « l’émancipation d’une femme partie de son village où elle s’occupait de sa famille et qui a choisi de partir et de trouver une place en ville. »

Donner à voir des luttes féministes et des portraits de femmes. C’est là l’objectif de Docs au féminin, géré par Natalia Gómez Carvajal, sa chargée de programmation au sein de Comptoir du doc depuis septembre 2020. Elle avait l’espoir que l’événement se déroule en présentiel mais la gestion gouvernementale de la situation sanitaire a contraint les salles de cinéma et lieux de culture a fermé leurs portes.

Prévoir les projections en ligne, cela pose question au sein de la structure qui défend l’espace du cinéma comme opportunité de faire du lien et de rencontrer le public. Ainsi, Docs au féminin s’est inspiré d’une initiative grenobloise et a organisé le 13 et 20 mars des séances de courts-métrages, diffusés dans les vitrines de commerces du centre ville et de Maurepas.

Concernant la diffusion via une plateforme ciné, un avantage se profile rapidement : si la manifestation est d’ordinaire organisée à Rennes – aux Champs libres – cette année, tout le monde pourra bénéficier de ses séances gratuitement, sans barrières géographiques.

« Les violences sexistes et sexuelles existent de partout. Surtout dans les foyers, on le sait et on le voit bien depuis les confinements. Là, on fait entrer des films documentaires qui parlent de ces sujets, par différents biais, directement dans les foyers. »
souligne Natalia Gómez Carvajal.

Du 8 au 29 mars, 4 films ont été proposés tous les lundis soirs : In search de Beryl Magoko et Jule Katinka Cramer, sur le rapport à l’excision d’une femme kenyane qui va ensuite découvrir la chirurgie réparatrice, Ayi de Marine Ottogalli et Aël Théry, sur le combat d’une femme migrante qui cuisine dans la rue en évitant les forces de l’ordre dans un quartier de Shangai, The Giverny document de Ja’Tovia Gary sur les conséquences des représentations coloniales des femmes noires sur l’intégrité de leurs corps ainsi que leurs résiliences, et Je n’ai plus peur de la nuit, de Leïla Porcher et Sarah Guillemet, sur la formation politique et militaire des combattantes kurdes. 

Natalia Gómez Carvajal nous explique sa manière de procéder pour la sélection de films : « Je regarde un maximum de films sans regarder si c’est fait par un homme ou une femme. C’est vraiment un choix. Je lis le synopsis, s’il me plait, je regarde. Je fais au ressenti. À chaque fois, ça a été des films réalisés par des femmes. J’étais contente ! J’avoue que si ça n’avait été que des hommes à la réalisation, je me serais posée des questions… Ensuite, je travaille avec un groupe de programmation, cette année, constitué de 8 – 9 personnes qui ont vu tous les films et suivi tous les échanges. »

L’objectif a été rempli selon la chargée de programmation qui s’enthousiasme de pouvoir proposer, au sein de la thématique vaste des femmes et des luttes féministes, des visions plurielles et diverses. Pas uniquement centré sur l’occident, sur le corps blanc, etc.

« On aborde dans le festival également la question des identités de genre. Et on réfléchit et on est preneur-euse-s de proposition d’un nom qui pourrait justement inclure davantage toutes les identités de genre. », souligne Natalia Gómez Carvajal.

UN MOMENT DE BASCULEMENT

On questionne la place des femmes et des minorités de genre dans les différents secteurs de la société. On réalise un travail profond de réhabilitation de celles-ci dans l’Histoire. On valorise le matrimoine. On déconstruit au fur et à mesure ce qui fondent les inégalités profondes de notre société. On dénonce les violences sexistes et sexuelles. On compte. Aussi bien en terme de chiffres que dans les récits et les parcours.

« On est peut-être à un moment de basculement. », nous dit la chargée de programmation de Docs au féminin. Elle poursuit : « Ce qui est intéressant avec les deux réalisatrices qui étaient présentes à la table ronde, c’est que pour toutes les deux c’était leur premier film et qu’elles représentent cette nouvelle génération qui arrive avec des nouvelles réalisatrices, des nouvelles productrices. Elles osent davantage. »

Pour elle, les études sont encore très difficiles à analyser et ne peuvent pas tout à fait être considérées comme photographie fidèle et globale du secteur du cinéma : « Mais c’est intéressant car ça interroge. Il y a des choses à creuser à mon avis. Comme cette chute que l’on constate : en ce qui concerne les aides à l’écriture, les femmes demandent partout. Mais ensuite au moment du développement, il y a un écart. Ce qu’il faut voir, c’est que ce sont les boites de production qui font les demandes d’aides financières. Est-ce qu’elles osent demander plus quand ce sont des projets portés par des hommes ? Il faut creuser la question. »

Numériser les projets aiderait à suivre précisément tout le trajet du dossier pour l’analyser plus en détail et en profondeur. La question est encore très complexe et Elise Calvez le signale également : du côté de HF Bretagne, aucun groupe Cinéma n’a encore été constitué. L’appel est lancé. Pour compter, décrypter, prendre conscience, informer, sensibiliser, former, faire bouger les lignes ensemble.

Célian Ramis

"Dans le documentaire, il y a plus de réalisatrices car il y a moins de budget"

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Interview de Céline Dréan, réalisatrice et scénariste de documentaires à Rennes, à propos de la place des femmes dans le milieu du cinéma.
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Le 12 février, elle participait, aux côtés de Véronique Le Bris, journaliste et fondatrice du magazine en ligne Cine-Woman, à une table ronde animée par HF Bretagne sur la place des femmes dans le milieu du cinéma, précédée de la projection du film de Clara et Julia Kuperberg Et la femme créa Hollywood. Au Tambour (université Rennes 2), dans le cadre du festival Travelling. L’interview a été diffusée dans le numéro 78 de YEGG (mars 2019), on la retranscrit ici dans sa globalité car le sujet reste, malheureusement, toujours d’actualité. 

Le film s’attache à montrer que 1910 – 1920 est une période où les femmes à Hollywood ont de grandes responsabilités et tout d’un coup, plus rien. Que s’est-il passé ?

Je suppose qu’il y a un faisceau assez complexe de causes mais l’essentiel, c’est que l’argent est arrivé. Au départ, le cinéma était un art complètement expérimental, il n’y avait pas d’enjeu financier. C’était plutôt un endroit dans lequel venaient les personnes qui n’avaient pas de travail, c’est-à-dire les femmes, qui n’arrivaient pas à être embauchées ailleurs. C’est quand les industriels ont commencé à s’intéresser au cinéma et donc à y mettre de l’argent que l’enjeu a été modifié. Ce n’était plus seulement un enjeu de création mais c’était également un enjeu économique et c’est là que les hommes sont arrivés et ont pris le pouvoir. Ce qui est assez symptomatique – alors là je m’avance peut-être un peu – de plein d’autres domaines, comme les sciences par exemple.

Il y a un autre mouvement dans les années 80. Il y a des femmes réalisatrices et finalement ça ne perdure pas…

Alors, c’est pas comme ça que je voyais le truc. Si on prend les différents genres définis par le Centre National du Cinéma et de l’image animée (la fiction, le documentaire et l’animation), évidemment, il y a plus de femmes réalisatrices aujourd’hui. Mais le genre où il y en a le plus, c’est le documentaire. C’est le genre le plus pauvre. Avec les plus petits budgets.

Si on regarde en animation – je n’ai pas de chiffre précis mais on en a parlé pendant la table ronde - il semblerait qu’il y ait pas mal de femmes qui font des courts-métrages, qui sont sur des choses plus expérimentales où il n’y a pas beaucoup d’argent, mais sur le long-métrage, il n’y a quasiment pas de femmes. Peut-être une ou deux. Le passage au long-métrage ne se fait que pour les hommes alors qu’il y a pas mal de femmes en anim’ au départ.

Là, c’est pareil, c’est l’arrivée de l’argent, le fait que d’un coup l’enjeu économique est fort et donc les hommes prennent le pouvoir.

Comme si une femme ne pouvait pas gérer un budget trop élevé, n’avait pas les épaules, l’ambition, la capacité à en avoir la prétention. Je crois beaucoup à la manière dont on est éduquées… Peut-être que la génération qui arrive va se comporter différemment. J’ai tendance à vouloir être optimiste.

Je dévie un peu mais la dernière fois pendant la rencontre, il y avait quelques rangées d’étudiantes qui avaient l’air d’être assez engagées. Moi, j’ai fait des études de cinéma et j’ai strictement jamais entendu parler de ces femmes. Jamais, jamais. Alors que j’avais un prof de cinéma absolument merveilleux, qui était un ponte de l’histoire du cinéma, et je n’ai jamais entendu parler de ces femmes.

Et il y avait des jeunes filles qui disaient à la rencontre qu’elles avaient eu un cours, pas par l’histoire du cinéma mais par la sociologie je crois, par une prof qui venait d’arriver à la fac, où elles ont découvert tout ce pan de création du début d’Hollywood. Là, récemment. Alors je me dis que ça bouge. Et je me dis que si elles ont, elles, cette connaissance-là, elles auront probablement un rapport différent à la transmission.

Vous avez évoqué l’éducation, la manière dont on intègre des attitudes, comportements, etc. Le film montre les processus d’invisibilisation. Montre-t-il également les freins qu’ont les femmes à accéder à tous les postes ? 

Alors le film est vraiment sur l’invisibilisation, sur ce processus qui est quasiment un rapt. C’est vraiment incroyable… C’est tellement gros… Après, on continue dans l’histoire du cinéma, l’histoire du studio, le fait qu’il n’y ait plus de productrices (il y en a juste une), qu’il n’y ait qu’une seule femme à avoir eu un Oscar… Il n’y a jamais eu autant de femmes à faire du cinéma qu’à cette époque ! C’est quand même incroyable ! Aujourd’hui encore il y en a beaucoup moins qu’à cette époque. Il y aurait pu avoir un creux et après ça remonte tranquillement avec les années 70, avec les luttes pour l’égalité. Non, jamais on est revenues à ce niveau.

Pourquoi, alors ? Comme vous dites, il y a eu de nombreuses luttes féministes. Pourquoi le milieu du cinéma n’a pas été investi par ces questions-là comme aujourd’hui il commence à s’investir dans ces luttes ? 

Je crois vraiment que c’est l’argent qui explique tout ça. Et aussi, comme je le disais tout à l’heure, je crois beaucoup qu’on intègre dans la manière dans laquelle on est éduquées et dans toutes les choses inconscientes qui sont du coup difficiles à débusquer… Il s’agit pas de dire que tous les parents d’une génération ou d’une autre sont coupables ou pas, ce sont des choses qui sont très souterraines, qui se transmettent de manière souterraine.

Dans mon milieu, dans les gens qui sont autour de moi, mes collègues, dans ce que je connais et ce que je vis moi aussi, je suis absolument sure que nous les femmes on négocie quasiment jamais nos salaires. Et que les hommes les négocient. Pas parce qu’ils sont des gros requins et que nous on est nulles. Mais parce qu’ils ont l’habitude de négocier pour être payés à leur juste valeur et ils ont la prétention, au sens très positif du terme, de négocier.

Et nous, je crois vraiment, qu’on négocie peu ou pas. Je sais pas si on peut faire des généralités ou pas mais je crois qu’on a intégré quelque chose de l’ordre du ‘faut pas trop déranger, faut être sage, être appliquée, bien travailler’. C’est un peu cliché de dire ça mais c’est encore à l’œuvre. En tout cas dans ma génération. J’espère vraiment très sincèrement que ça diminue voire que ça disparaisse. Mais prétendre, avoir de l’ambition, se dire qu’on a envie de faire un truc… Ce sont des choses que les hommes font plus facilement que les femmes. Ils vont plus facilement vers des trucs ambitieux, avec une espèce de panache.

Des femmes peuvent le faire, évidemment ça existe. Mais si on le fait, je pense que ça nous coûte plus. La question de la légitimité, les femmes se la posent beaucoup plus que les hommes. Après, je pense aussi qu’il y a une histoire vraiment d’argent et de pouvoir. Parce que tant qu’il y aura principalement, et là je peux le dire très concrètement, des hommes de 50 – 60 ans à tous les postes, enfin à beaucoup de postes qui sont des lieux de pouvoir, c’est logique qu’il y ait une vision plus masculine des choses.

Un exemple très concret : il y a eu récemment une table ronde de travail sur des questions très importantes, sur l’audiovisuel public (la réforme de l’audiovisuel c’est hyper important pour nous), avec des enjeux très forts. Autour de cette table, il y avait une dizaine de personnes. Des gens à des postes importants de décision. Il y avait notamment France 3, plusieurs directeurs de France 3 région, des directeurs de la SCAM, les dirigeants des services culturels de la région et un modérateur. Donc une dizaine de personnes qui étaient tous des hommes de 50 – 60 ans et une femme qui venait représenter son directeur.

C’est symptomatique ! Ça n’enlève rien à leur valeur, ce sont des gens qui sont intéressants, comme partout, il y a des gens avec qui tu es d’accord, pas d’accord, que tu trouves brillants, d’autres pas intéressants, etc. Mais il n’empêche que ce sont tous des hommes. C’est très symptomatique à notre époque. Ça commence à changer mais ça prend du temps. 

C’est peut-être compliqué de faire bouger les choses quand les femmes sont réalisatrices mais qu’on sait que ce sont elles qui ont les plus petits budgets. On dit que les femmes sont souvent plus dans un cinéma indépendant. Elles ne sont pas à la tête des blockbusters, des productions, etc.

Ah non non non c’est vrai. A la SCAM, il y a un exemple sur les chiffres. Ils datent de 2014 – 2015 mais doivent probablement être assez actuels, même si ça pousse à la SCAM, avec un CA qui est en train de se féminiser. Mais, à la SCAM, il y a 35% de femmes sur presque 30 000 adhérents.

Si tu regardes dans la tranche des moins de 30 ans, il y a plus de 50% de femmes. Entre 30 et 40 ans, tu baisses à 48% de femmes. Après 40 ans, c’est à 37%. Après 50 ans, c’est 30%. Et après 60, c’est 25%. C’est quand même assez vertigineux comme chute. Il y a plus de 75% des plus de 50 ans à la SCAM qui sont des hommes.

Pour voir l’ampleur du truc, j’explique comment fonctionne la SCAM : tu as des grades. Quand tu arrives, tu es adhérent. Ensuite, en fonction du nombre d’heures de film que tu fais, tu montes en grade. Tu deviens sociétaire stagiaire, puis tu deviens sociétaire. Chaque grade a un nombre de voix différent à l’assemblée générale. Donc évidemment, plus tu es vieux, plus tu as fait des films, plus t’as une voix. Par définition, il y a moins de femmes qui sont sociétaires.

Evidemment, il y a une autre raison à ça, c’est la question des enfants. Moi je tiens à ce que l’on oublie pas ça. Des fois, on a tendance à oublier de parler de ça dans le milieu culturel parce que le milieu culturel il aime à penser qu’il est plus évolué que les autres de ce côté-là, du côté de la répartition des tâches, alors que c’est archi faux. En réalité, il est peut-être plus évolué en terme de répartition des tâches avant que les enfants arrivent.

Mais après… Quand tu veux faire des films, il faut que tu t’en ailles, tu dois pouvoir partir en repérage, en tournage. Comme quand tu veux prendre des responsabilités dans n’importe quel métier et que tu rentres tard parce que tu as des réunions, etc. Ça reste compliqué. Si tu es avec quelqu’un et que c’est toi qui prend le plus en charge l’organisation de la famille, tu ne peux pas partir trois semaines en tournage et ça c’est quand même une clé !

On entend de plus en plus en interview les actrices dirent qu’elles viennent d’avoir des enfants et qu’elles partent en tournage avec les enfants. Par contre, on n’entend pas les acteurs dirent qu’ils partent en tournage avec les bébés… 

Ouais et puis on entend des actrices qui sont à un niveau hyper élevé, qui peuvent avoir des nounous avec elles. Une technicienne son, une cheffe op’, une réalisatrice qui fait plutôt du documentaire, je peux te dire qu’il y aura pas de nounou, pas de budget pour ça.

Soit tu as quelqu’un d’autre qui peut assurer quand t’es pas là, soit t’as pas et t’as pas de solution. Moi, je me rappellerais toujours - et ça c’est arrivé à plein de femmes quelque soit leur milieu et leur travail – le premier festival où je suis allée après avoir eu ma première fille, un copain m’a dit ‘bah alors, qu’est-ce que t’as fait de ta fille ?’. Je suis absolument sure que personne n’a dit ça au père de ma fille quand il est sorti pour la première fois.

C’est comme la question posée aux femmes en politique, la fameuse ‘Qui va s’occuper des enfants ?’…

Ouais c’est exactement ça. Et je pense que c’est important de le redire. Y a une espèce d’impression que c’est fait mais en fait non c’est pas du tout fait et ça reste une plaie. Ça et l’argent.

Ce qui est hallucinant et que j’ai découvert en préparant la table ronde c’est qu’il y a 46% d’écart de salaire entre réalisateurs et réalisatrices. 46% ! C’est vachement plus que la moyenne nationale !

Ce qui ne veut pas dire que moi je gagne 46% de moins que mes collègues qui font des films à peu près sur les mêmes territoires que moi, avec à peu près les mêmes budgets que moi. C’est sur l’ensemble. Vu que les gros budgets vont aux hommes, ça crée une différence énorme. Ce qui crée une différence aussi énorme, c’est le fait qu’on ne confie pas à une femme des gros budgets. 46% c’est dingo !

Ça c’est en France. Depuis l’affaire Weinstein, forcément, on entend plus de choses. Notamment sur les violences sexuelles, et plus largement sur ce rapport de domination effectué par ces hommes âgés qui ont quasiment toujours été là, qui ont de l’influence. Les actrices américaines et anglaises commencent à parler. On pense à Meryl Streep, qui n’a pas attendu cette affaire pour faire des discours sur l’égalité, à Emma Watson, à Kate Winslet, etc. Il y a maintenant Time’s Up. En France, ça peine un peu… Qu’est –ce qu’on peut dire sur la situation en France ? 

À l’échelle de la fiction, je ne sais pas. Je ne comprends pas vraiment pourquoi on n’a pas le même phénomène. Est-ce que c’est lié – et ce serait affreux – à ce côté culture française, dragueur, comme on dit avec les italiens, le côté européen, latin, qui n’est pas du tout la même culture qu’aux Etats-Unis où il y a plus de puritanisme ? Ce serait lié à ce côté latin où il y aurait une acceptation plus grande du truc, intégré encore une fois par les hommes et les femmes ? Est-ce que la question financière est la même aux Etats-Unis et en France ?

En tout cas ce qui est sûr c’est que s’il y avait pas, j’ai l’impression, ce déséquilibre économique aussi grand, les femmes seraient probablement moins à la merci d’un homme. Il y a une histoire de pouvoir. Les hommes qui dominent les femmes et qui leur font subir des agressions sexuelles, des agressions, des humiliations, c’est parce qu’ils ont le pouvoir. S’ils avaient en face une femme qui avait le même pouvoir économique qu’eux, donc qui pourrait quitter la table sans prendre le risque de se faire virer ou autre, peut-être que ça changerait la donne.

La question de l’argent, c’est une clé ! Si ta survie économique dépend d’un homme, il a du pouvoir sur toi. Si ta survie économique ne dépend que de toi, que l’homme a le même niveau que toi, ça se rééquilibre. C’est comme dans un couple. S’il y a une grande différence de pouvoir économique et que ça ne se passe pas bien, y en a un qui tient l’autre, éventuellement. Si tu as une égalité de pouvoir, chacun est libre. Mine de rien, c’est vachement important.

En France, les réalisatrices commencent à parler de la question budgétaire mais leur parole reste remise en cause, ou en tout cas est minimisée. Et les actrices parlent plus des rôles qu’elles vont avoir. Ou ne pas avoir justement. Parce qu’elles vont disparaître après 40 – 50 ans… Elles dénoncent moins des inégalités en profondeur dans le milieu du cinéma. Parce qu’en même temps, on sait qu’elles sont face à une plus grande majorité de réalisateurs qui eux ont une vision masculine de la société.

Oui, elles ont souvent des rôles aussi qui sont en lien avec un homme. Aux César, si tu regardes la liste des nommé-e-s, en sortant des catégories qui sont genrées (meilleur comédien, meilleure comédienne…), les meilleurs films et les meilleurs réalisateurs – qui sont les catégories les plus prestigieuses – il y a peu de femmes. Il y a une seule femme meilleure réal’, c’est Tonie Marshall. Là pour les César 2019, sur 6 ou 7 personnes, il y a une seule femme, pour le film Pupilles, c’est Jeanne Herry. Et c’est une histoire liée à la maternité… Après, si tu regardes les autres catégories, tu as envie de chialer… 

Justement, Véronique Le Bris avec qui vous étiez lors de la table ronde, a créé le prix Alice Guy ! 

Oui, c’est vachement bien ! C’est vachement bien que le prix soit remis le jour des César, c’est un vrai symbole. C’est je pense son intention d’interpeler sur la quasi absence des femmes dans les cérémonies comme les César. Le prix Alice Guy, c’est une belle compétition, c’est un jury chouette. Et puis le chouette nom de cette femme, dont je n’avais jamais entendu parler, qui a tout appris à Méliès. C’est quand même fou ça ! Elle a fait 400 films, des films complètement fous, avant-gardistes et personne ne les connaît. C’est incroyable !

C’est le propos du film Et la femme créa Hollywood, de montrer que les femmes étaient à l’avant-garde d’Hollywood, qu’elles ont créé ce langage cinématographique que les hommes utilisent aujourd’hui encore. Elles ont été bannies de l’histoire…

Complètement !

Il y a un mouvement aujourd’hui de réhabilitation des femmes dans l’histoire, le film s’inscrit dans ce mouvement. 

Oui c’est vrai. On relit l’histoire à l’aune de cette donnée-là, d’invisibilisation qui a été forte. Même dans le milieu scientifique, il y a des tas de femmes qui ont été oubliées de l’histoire alors qu’elles ont fait des découvertes. C’est le même principe. J’imagine que dès que l’argent est arrivé, on a écarté les femmes. C’est un mouvement qui se fait parallèlement dans plein de secteurs.

Si on reprend ce dont on parlait sur les catégories genrées, on voit dans le cinéma, que si on prend l’animation, on va avoir pas mal de femmes. Qu’en est-il dans le documentaire ? 

Dans le documentaire, il y a beaucoup plus de femmes. Je n’ai pas de statistiques mais ça se voit à vue de nez. Dans le documentaire, il y a plus de femmes réalisatrices, de femmes productrices, mais c’est parce qu’il y a moins de budget. À un moment je me suis demandée si c’était pas aussi le côté ‘documentaire, c’est le regard sur le monde, la production de discours, le partage’ et donc ce serait l’apanage des femmes.

Mais on en a parlé avec Véronique Le Bris la dernière fois et elle me disait que non, c’était uniquement l’argent. La raison principale serait vraiment le manque de budget. Et même en documentaire, quand on parle de grosse collection, de série prestigieuse, de prime time, ce sont les hommes qui ont la majorité des budgets. Même dans les endroits avec plus de femmes, on n’arrive pas à passer le cap.

Et vous ne sentez pas de mouvement qui s’organise avec des femmes ? 

Si, si, il y en a. Dans l’animation, il y a un collectif qui s’appelle Les femmes s’animent, qui réfléchit, qui travaille et qui produit des choses intéressantes sur des conférences, des études, sur la question de l’héroïne, qu’est-ce qu’on propose pour les enfants, etc. Il y a ça mais à d’autres endroits, il y a d’autres choses. Dans HF Bretagne, qui a organisé la table ronde et qui travaille sur la question de l’égalité dans la culture, il est question de créer un sous groupe Cinéma. Ça s’organise.

Et puis il y a des choses aussi qui se passent au niveau des institutions. Depuis le 1erjanvier, il y a des nouvelles règles au CNC qui sont purement écrites pour pallier à l’inégalité entre les hommes et les femmes. C’est-à-dire qu’il y aura des bonus quand tu demanderas une subvention au CNC s’il y a une majorité de femmes au poste d’encadrant. C’est intéressant parce que ce n’est pas une histoire de quotas qui est compliquée. Parce qu’on a pas forcément envie d’être aidées parce qu’on est des femmes mais parce que les projets sont intéressants et qu’on a du talent.

Là, avec ce bonus, on essaye de pallier avec cette inégalité de base qui existe. D’autres mesures ont été prises par le CNC donc je pense que ça bouge. J’ai envie d’être optimiste. Mais c’est sur des choses vraiment profondes que c’est lent et donc comme toutes les choses qui sont liées à des collectifs la loi aide à faire avancer les choses. 

Il faudrait que les films passent au test de Bechdel pour attribuer les budgets… 

C’est ça ! L’autre truc aussi c’est que parmi ces nouvelles règles, les manifestations et les structures qui seront aidées par le CNC devront prouver la parité. Dans un festival aidé par le CNC par exemple, le comité de sélection devra justifier de la parité. C’est vachement intéressant ça aussi je trouve. Le festival de Berlin a pour la première fois eu une politique volontariste dans leur comité de sélection. Ils étaient à 40% et quelques de films réalisés par des femmes contre 17% l’année dernière.

Et je pense qu’ils vont être suivis. C’est un très gros festival et ils ont beaucoup communiqué là dessus. Après c’est une espèce de mode, mais tant mieux, allons-y, surfons dessus sans vergogne. Parce que ça va s’ancrer et puis à un moment plus personne n’en parlera parce que ce sera naturel. J’espère.

Encore une chose, quand je bossais à Vivement lundi !, il y avait une femme qui faisait de l’animation et une femme qui faisait du docu. Je pense pas qu’il y avait d’autres femmes, produites par Vivement lundi !, ou peut-être des co-réalisatrices. Aujourd’hui, il y en a plein ! Plein de jeunes femmes notamment. Qui font de l’animation. Et en docs aussi. J’en ai discuté avec eux justement. Et Aurélie Angebault, de Vivement lundi !, fait parti des Femmes s’animent. Elle me disait que ce n’est pas partout pareil en France. Loin de là. Ça bouge mais pas partout, pas aux mêmes vitesses.

Célian Ramis

Pour se réapproprier son corps : "Appelons une vulve une vulve"

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CRIJ, Rennes
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« La médecine moderne s’est construite sur les cendres de la chasse aux sorcières », nous informe Nina Faure, réalisatrice militante du documentaire Paye (pas) ton gynéco, diffusé au CRIJ de Rennes.
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« La médecine moderne s’est construite sur les cendres de la chasse aux sorcières »,nous informe Nina Faure, réalisatrice militante du documentaire Paye (pas) ton gynéco, diffusé au CRIJ de Rennes le 27 novembre dernier lors d’une soirée organisée par le Planning Familial 35. Une explication qui permet de comprendre – sans excuser – le caractère patriarcal et sexiste de ce secteur et d’envisager, ensemble, des solutions pour lutter individuellement et collectivement contre les violences gynécologiques et obstétricales. 

« Un acte médical n’a pas à être douloureux ou humiliant. », signale en guise d’introduction Aurore, militante au PF 35 et animatrice de la soirée consacrée aux violences gynécologiques. Ce soir-là, la salle du 4 Bis est pleine à craquer, plusieurs personnes assistant à la conférence assises sur le sol ou debout au fond de la salle. 

« Ce n’est pas un hasard que nous soyons aussi nombreuses. Je me souviens quand le #Payetonutérus a été lancé, très vite, il y a eu 7000 témoignages sur Twitter. C’est ce qui m’a fait me questionner car je pensais que je n’étais pas victime. Il a fallu lire les témoignages des autres pour réaliser que j’avais été exposée à ça, aux remarques sexistes. », souligne ensuite Nina Faure. 

Avant la projection de son documentaire, mis en ligne sur YouTube le 27 juin 2018, elle en précise la genèse : « J’avais un projet de film sur le désir féminin. J’ai fait pas mal d’entretiens avec des femmes et j’ai constaté qu’elles parlaient beaucoup des violences gynécologiques. Le film ne montre pas l’entièreté du sujet mais sert à ouvrir le débat ». 

Elle milite pour une redéfinition des pratiques ainsi qu’une redéfinition de ce qu’est le corps dans l’espace social en tant que personne ayant un vagin. Et donc pour la déconstruction des idées patriarcales, très répandues encore dans la médecine moderne. Ce que confirme Elinore, médecin généraliste en exercice depuis 3 ans au Planning Familial de Rennes :

« Déconstruire plein de trucs a été un apport énorme dans ma pratique ! »

OUTILS DE PRISE (ET DE RÉVEIL) DE CONSCIENCE

« Et bah je ne vous excite pas des masses quand même ! ». Ce sont les propos d’un gynécologue face à Nina Faure, en caméra cachée lors d’une consultation, en mesurant sa tension. En réaction, elle écrit au site Gyn&co sur lequel elle a trouvé le contact du praticien afin que ce dernier soit retiré de la liste. 

La suite de son documentaire est tout aussi choquante. Au niveau du langage employé – on n’utilise pas le terme pénétration en médecine mais invasif et ce terme ne s’applique pas aux examens gynécologiques – tout comme au niveau des témoignages d’étudiant-e-s en médecine et des arguments affligeants des représentants du secteur.

D’une vingtaine de minutes environ, Paye (pas) ton gynéco sert d’outils, non seulement en terme de prise de conscience mais également comme moyen d’ouvrir le débat et de réfléchir ensemble à l’objectif commun, selon la formule du médecin et écrivain, Baptiste Beaulieu, « Soignants, soignés, réconciliés ». 

« Je suis allée voir les représentants pour essayer de comprendre pourquoi ils réagissent dans le déni, dans la négation du problème. Il y a une volonté de ne pas remettre en question l’autorité de la blouse blanche. La profession est marquée par cette volonté de protection corporatiste, c’est très patriarcal. »
explique la réalisatrice. 

L’autorité de la blouse blanche. Une des bases du problème. Parce que le médecin « est dans la position du sachant, et donc dans une position de domination. », souligne Elinore. Ce qui explique qu’il soit difficile pour les femmes de réagir ou de contester lorsqu’elles font face, jambes écartées, pieds dans l’étrier et tête du praticien au niveau de leur vulve, à des remarques ou actes sexistes et sexuel-le-s. 

Il s’agit, comme le signale Aurore - en réagissant au conseil de Martin Winckler, recommandant aux patientes de quitter le cabinet sur le champ, sans payer -  d’« une barrière symbolique ».

Et le symbole est très prégnant dans l’histoire de la gynécologie moderne : « Le speculum a été inventé par un tortionnaire qui le testait sur des esclaves ! Il y a là un rapport de domination de genre et de race. La médecine moderne s’est construite sur les cendres de la chasse aux sorcières. Les femmes ont été brûlées parce qu’elles étaient autonomes, émancipées, détenaient un savoir populaire sur le corps des femmes, concernant notamment l’avortement, la contraception et la grossesse… » 

Et ça, ça dérange. Et parce que ça dérange, le pouvoir ecclésiastique le détruit pour construire une médecine non mixte. « C’est en 1871 que les femmes sont réintroduites. Il s’agit d’une infirmière, envoyée sur le front de guerre et qui opère avec des outils conçus par des hommes. Le speculum, les forceps,… Il y a dans ces termes une puissance symbolique ! », ajoute Nina Faure. 

DÉPOSSÉDÉES DE NOS CORPS

Le Syndicat National des Gynécologues et Obstétriciens a toujours été présidé par des hommes (Bernard de Rochambeau, qui considère qu’un avortement est synonyme d’un homicide, occupe actuellement le poste). La représentation sociale du médecin est donc ainsi : homme, blanc, hétéro, cis, bourgeois.

« Je suis étonnée de l’incapacité de certains médecins à expliquer les choses aux patientes. Expliquer le corps et son fonctionnement, c’est là le devoir du médecin. Sans ça, il ne peut pas y avoir de réappropriation du corps. Parfois, en consultation, pas toujours mais j’essaye de le faire, je propose à la patiente de mettre elle-même le speculum, je demande si elle veut voir le col de l’utérus, etc. »
énonce Elinore, dans une démarche bienveillante et militante. 

Aux méthodes patriarcales s’ajoutent le manque d’écoute, d’empathie et l’application rigoureuse de certaines idées qui ont la vie dure. Comme le frottis par exemple utilisé dans le cadre du dépistage du cancer du col. Pour Elinore, « il est conseillé mais pas obligatoire. Certains médecins se disent qu’il faut le faire tous les ans, c’est comme ça, pas autrement. Mais non… »

Aujourd’hui, il est préconisé dès l’âge de 25 ans. Pas avant. Comme de nombreuses femmes, Nina Faure l’a pourtant vécu bien avant cela : « J’ai eu le menu complet dès le début ! Je trouve que c’est une conception qui nous amène à penser que notre corps est tout le temps malade et que l’on ne peut pas détecter quand il y a quelque chose. C’est la base de la dépossession : nous donner peur de notre corps en pensant qu’il peut nous trahir en permanence. 

Alors tous les ans, on nous fait venir pour le check up. C’est pas un contrôle technique ! C’est impossible de s’éloigner de cette conception alors qu’on peut très bien sentir quand on ressent une gêne, on peut observer nos pertes, etc. Avec un speculum, j’ai pu observer mon col, constater mon cycle, découvrir une partie de moi, le visualiser dans l’espace. Avant, l’intérieur de mon vagin était totalement abstrait pour moi. Mais ça a vraiment du sens dans la réappropriation du corps. »

SE RÉAPPROPRIER NOS CORPS, NOS VULVES, NOS VAGINS

Il faut attendre septembre 2017 pour qu’un manuel de SVT publie enfin un schéma du clitoris. Dans tous les autres livres scolaires, il est le grand absent. Comme dans le livre du médecin et animateur TV, Michel Cymes, Quand ça va, quand ça va pas : le corps expliqué aux enfants (et aux parents) 

« Il a totalement oublié le clitoris parce que soi-disant on ne parle pas de ça aux enfants. La page suivante, il parle érection… Et puis de manière générale, on parle du pénis pour les garçons et du vagin pour les filles, alors que chez les filles, il y a le clitoris, la vulve, le vagin… ça change l’histoire ! »

Pour elle, l’éducation à la sexualité (non sexiste) doit être intégrée dans les programmes de SVT dont les ouvrages doivent proposer des schémas anatomiques exacts. Pour ne pas laisser penser que le sexe féminin est un point. Un trou. Un rien.

« Le langage est un moyen puissant de représentation. On dit que chez les garçons, le sexe est dehors et chez les filles, le sexe est dedans. Mais NON ! La vulve est dehors. Une partie du clitoris aussi. Souvent, on dit vagin à la place de vulve. Il faut appeler une vulve une vulve ! C’est une vraie libération d’utiliser les bons mots et en plus ça fait du bien à tout le monde ! », scande la réalisatrice.

Parce que l’histoire n’est pas écrite « par les personnes qui ont un vagin », il est nécessaire aujourd’hui de redéfinir les termes du débat. D’un autre point de vue. Celui des femmes. Pour des représentations plus justes. Mais aussi pour accéder à une relation plus égale entre les médecins et les patient-e-s. 

Par sa posture de sachant-e, le/la professionnel-le de la santé domine la personne qui s’en remet à lui/elle. Quand s’ajoute des critères de sexe, la parole des femmes est minimisée et celles-ci, dès le plus jeune âge, intègrent cela comme étant la norme. Douleurs et gênes dans le bas ventre, inconfort lors de l’examen, cycle menstruel invivable et handicapant au quotidien… ce seraient elles qui exagèrent, car « ce n’est rien ». Le même rien que le sexe féminin. 

« On n’arrête pas de se dire ‘je ne suis pas victime, je vais m’en remettre’, mais non ! Même principe qu’avec les blagues, les remarques sexistes, etc. L’enchainement des petites blagues fait que notre existence est affaiblie et on n’a même plus les moyens de répondre. C’est un continuum de violences. Jusqu’à la domination. »
souligne Nina Faure. 

Les solutions sont multiples. Il y en a « toute une palette ». Au niveau individuel, elle conseille « ce qui fait du bien, ce qui fait se sentir bien avec soi. » Partir du cabinet d’un-e médecin sexiste et malveillant-e, écrire à l’établissement de santé dans lequel la personne a été violentée, maltraitée, aller (essayer de) porter plainte au commissariat…

Elle croit particulièrement au collectif pour échanger d’abord des témoignages puis réfléchir ensemble à des ressources pour amener la société à évoluer vers un traitement digne et bienveillant des personnes dans le suivi médical.

« Il faut redéfinir ce qui se passe socialement et cela se fait grâce à toutes les actions militantes. La société sexiste est partout. Quand on veut s’en défendre, on s’y re-confronte tout de suite après. Se regrouper entre femmes est un puissant outil politique. Car ça permet de prendre conscience de notre condition, ça nous arme. Être entourée de femmes, pour moi, a été une étape nécessaire pour me former et me défendre intellectuellement. »

Difficile de légitimer sa parole quand on se sent seule, anormale. On craint les « tu exagères », les « mais non, ce n’est rien », les « ça va, y a plus grave, arrête un peu ». Les femmes prennent l’habitude de voir leurs paroles minimisées. Avec le temps, elles apprennent à vivre leurs souffrances et leurs difficultés en silence. 

Heureusement, grâce aux féminismes et aux nombreuses luttes des militantes (qui n’ont pas attendu le mouvement #MeToo et #BalanceTonPorc), les témoignages se multiplient pour ne plus subir de violences dont font grandement partie les violences gynécologiques et obstétricales.

Cependant, les résistances sont malheureusement très coriaces et la déconstruction a du mal à s’opérer. Si les militantes des années 70 revendiquaient déjà le droit à disposer de leurs corps, en prônant le recours à l’auto-examen comme moyen de se les réapproprier (documentaire Clito va biendu groupe Femmes de Quimper en 1979 – Lire notre article « Sortir de l’ombre le tabou du corps et de la sexualité », 12 octobre 2018, yeggmag.fr), elles sont encore minoritaires celles qui le pratiquent.

Ce soir-là, Nina Faure est venue avec son kit, montrant différents speculums et expliquant qu’avec quelques outils et accessoires, il est possible d’observer sa vulve, son vagin, son col de l’utérus. Apprendre à distinguer comment notre sexe est bâti. Apprendre à repérer les changements lors du cycle. Apprendre à concevoir son sexe, y compris la partie interne qu’on ne voit pas et dont on ne nous parle pas mais qui existe bel et bien.

ÉDUCATION ET FORMATION, DES ENJEUX MAJEURS

L’éducation a un rôle fondamental à jouer et pourtant, la loi de 2001 n’est toujours pas appliquée dans tous les établissements, censés dispenser des séances d’éducation aux sexualités et à la vie affective à plusieurs reprises dans l’année, que ce soit en élémentaire, au collège ou au lycée.

Pareil dans la formation des étudiant-e-s en médecine. Elinore le confirme :

« Pendant nos études de médecine, on n’est pas formé-e-s à la sexualité, aux particularités féminines. Seulement à l’angle reproductif en gynéco… »

Pourtant, la formation est indispensable pour combattre les normes sexistes qui régissent nos sociétés, tout comme les médecins devraient être formé-e-s à la transmission de l’information. On le voit avec « la norme de la contraception » définie « en fonction de l’âge », souligne la médecin du PF35 : 

« Quand une femme est jeune, on va forcément lui donner la pilule, sauf si elle demande autre chose. C’est au médecin de lui donner toutes les informations sur les différentes contraceptions mais aussi sur les effets indésirables de la pilule, que ce soit sur l’humeur, la libido, etc. 

À 30 ans, beaucoup de femmes ne veulent plus la pilule. Peut-être que le médecin qui lui a donné la pilule au départ n’a pas abordé la question du désir, etc. Ce n’est pas normal. Tout comme ça ne devrait pas être un problème d’obtenir un stérilet quand on est jeune… »

Elle regrette également que la question du consentement ne soit pas automatique. Au Planning Familial, « une affiche dans la salle d’attente dit qu’ici il n’y a pas d’examen non consenti et surtout, qu’il n’y a pas toujours d’examen. Ce n’est pas obligatoire. »

Les examens intrusifs, les positions pour les pratiquer, l’écoute lors de la consultation, l’information complète (afin d’être personnalisée), l’empathie… Il est maintenant essentiel que toutes ces thématiques soient posées sur la table et discutées.

La médecine moderne ne doit pas continuer de se développer au détriment des femmes comparées à des juments lors du 42econgrès national des gynécologues et obstétriciens, qui a eu lieu les 6 et 7 décembre 2018 et qui a alors diffusé une diapo contenant les propos suivants : 

« Les femmes c’est comme les juments, celles qui ont de grosses hanches ne sont pas les plus agréables à monter, mais c’est celles qui mettent bas le plus facilement. »

Heureusement, le président du syndicat, Israel Nisand a expliqué, en s’excusant, qu’il s’agissait d’une maladresse. On aurait peut-être pu y croire (en fait non) si les intitulés des master-class au programme n’étaient pas « Ces prétendues violences obstétricales : les enjeux juridiques » et « Comment se prémunir des plaintes pour attouchements sexuels ».

On se réjouit alors de la diffusion du documentaire de Nina Faure, Paye (pas) ton gynéco, de soirées comme celle organisée par le Planning Familial le 27 novembre affichant complet et d’actions militantes libérant la parole et permettant de petit à petit se construire, dans l’individuel comme dans le collectif. 

Pour que chacun-e se réapproprie son corps, sa vulve, son vagin, son clitoris, ses fesses, ses seins, ses hanches, etc.

Célian Ramis

8 mars : Femmes musulmanes, libres et investies

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Maison Internationale de Rennes
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Si vous avez raté la diffusion de Women SenseTour – In muslim countries, réalisé par Sarah Zouak et Justine Devillaine, le 17 octobre 2016, une séance de rattrapage est organisée dans le cadre du 8 mars.
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Si vous avez raté la diffusion de Women SenseTour – In muslim countries, réalisé par Sarah Zouak et Justine Devillaine, le 17 octobre 2016, une séance de rattrapage est organisée dans le cadre du 8 mars. L’association Coexister Rennes, en partenariat avec Lallab/JMR, propose la projection du premier épisode d’un road movie positif, à la rencontre des femmes musulmanes au Maroc. Le 19 mars, à 20h, à la Maison Internationale de Rennes.

Dans notre numéro 52 – Novembre 2016, notre Décryptage était dédié à ce documentaire (dont la séance avait rapidement affiché complet), à ne surtout pas manquer !

Tollé pour Sarah Zouak, 25 ans, diplômée d’une école de commerce, militante féministe et antiraciste, qui écume les quatre coins de la France pour présenter le premier éspisode du Women SenseTour – In muslim countries.

Franco-marocaine, musulmane, femme épanouie, elle a souvent eu la sensation que pour légitimer sa place dans la société, elle devait renier une partie d’elle-même. « Comme si la religion était un obstacle à son émancipation et l’empêchait d’être libre de ses choix », précise le communiqué de presse.

Engagée depuis plusieurs années pour les droits des femmes, elle décide en 2014 de préparer un projet qui mettra « en lumière des femmes musulmanes, plurielles, bien loin des clichés habituels », souligne la jeune femme qui devra décliner notre demande d’interview pour des raisons d’emploi du temps chargé mais qui nous renverra vers le site du Women SenseTour, extrêmement détaillé.

Ainsi, elle a sillonné, cinq mois durant, le Maroc, la Tunisie, la Turquie, l’Iran et l’Indonésie, à la rencontre de 25 héroïnes à découvrir dans cinq épisodes distincts dont elle négocie actuellement les droits avec les chaines TV.

C’est un regard positif et alternatif qu’elle pose sur les cinq protagonistes du premier épisode (au Maroc) : Aïcha Ech-Channa, fondatrice et présidente de l’association Solidarité Féminine, Maha Laziri, fondatrice de l’association Teach4Morocco, Nora Belahcen Fitzgerald, fondatrice de l’association Amal pour les arts culinaires, Khadija Elharim, fondatrice de la coopérative d’argan Tifawin et Asma Lamrabet, médecin biologiste et directrice du Centre d’études et de recherches sur la question des femmes dans l’Islam.

Dans une optique de revalorisation de l’image des femmes musulmanes dans les pays musulmans. Tout d’abord pour briser le stéréotype visant à les imaginer par essence soumises et oppressées. Ensuite, pour les sortir de l’ombre et proposer des figures inspirantes :

« Pour se construire, elle a eu besoin de modèles. Sauf que ces femmes qui allient sereinement leur engagement et leur foi, on ne les voit jamais ! »

Sarah Zouak présente une autre réalité dans un feel good movie résultant d’un voyage initialement entrepris comme une quête personnelle. « On a trop souvent parlé à la place des femmes musulmanes, pour ma part, je préfère leur donner la parole. », précise-t-elle. 

Célian Ramis

Agnès Varda et JR, visages d'une humanité sensible

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Ciné TNB, Rennes
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Agnès Varda et JR ont sillonné les routes de France, à la recherche de visages et surtout d’histoires à partager. Le duo fantasque présentait Visages, Villages, le 20 juin dernier au Ciné-TNB de Rennes.
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À la manière de Raymond Depardon, Agnès Varda et JR ont sillonné les routes de France, à la recherche de visages et surtout d’histoires à partager. Le duo fantasque présentait en avant-première le documentaire Visages, Villages, le 20 juin dernier au Ciné-TNB de Rennes.

« Il fait toujours ça. Il croit qu’il va me casser le moral mais ‘faut se lever de bonne heure pour ça ! » Au Ciné-TNB, Agnès Varda et JR s’amusent à se taquiner. Surtout lui. Que ce soit à propos de ses couleurs de cheveux, sa petite taille ou son grand âge, le photographe - âgé de 55 ans de moins qu’elle - charrie la célèbre réalisatrice au doux franc parler qui elle, préfère transmettre ce qui lui tient à cœur et qui a motivé et animé tout le film, à l’instar de toute sa filmographie.

Ils se rencontrent en 2015, grâce à Rosalie Varda, et instantanément, décident de travailler ensemble. Comment ? Sur quoi ? Ils ne savent pas mais ne vont pas tarder à le découvrir. « JR est un artiste urbain, j’avais envie de lui faire faire la campagne. On ne savait pas qui on rencontrerait. On était dans l’attente, dans l’écoute. Et on a eu de la chance, le hasard nous a fait rencontrer des gens formidables. Certains nous ont été portés sur un plateau d’argent. », explique Agnès Varda.

Ainsi, tous les deux ont embarqué à bord du « camion magique » de JR – dans lequel un photomaton est installé et imprime les portraits en taille affiche – et ont sillonné les routes de France, de village en village, partageant ensemble leur passion pour les images « et l’amour des gens », souligne-t-elle.

Sans chercher à établir une cartographie exhaustive des cœurs des villages français, le duo part à la rencontre de Jeannine, Daniel et Yves à Bruay-la-Buissière dans le Pas-de-Calais, de Vincent, Nathalie, Jacky, Marie et Jean-Paul à Bonnieux dans le Vaucluse, de Claude, Didier et Amaury entre autre à Château-Amoux-Saint-Auban dans les Alpes-de-Haute-Provence ou encore d’une partie des habitants de Pirou-Plage dans la Manche. Et de plein d’autres.

Les souvenirs d’enfance remontent et défilent jusqu’au moment présent. Le quotidien des familles de mineurs dans le Nord, l’histoire d’amour d’un arrière grand-père et d’une arrière grand-mère, le dernier jour de travail d’un employé de l’usine Arkéma, la transmission du carillon de père en fils, l’évolution du métier de facteur ou encore l’engagement d’une agricultrice résolument décidée à laisser leurs cornes aux chèvres – là où certains les brûlent à la naissance pour éviter les bagarres et ainsi augmenter la productivité des bêtes -, les récits sont passionnants.

Sobres et simples. Voilà ce qui en fait l’extraordinarité du résultat. Comme lorsque les deux co-réalisateurs provoquent le destin en organisant une fête des voisins dans un village fantôme ou en introduisant les épouses des dockers du port du Havre parmi les containers qui d’habitude ne fréquentent que des hommes.

« On n’a jamais pris au sérieux l’aspect sociologique. On a juste voulu rencontrer des personnes qui parlent de ce qu’ils connaissent, aiment, veulent. Et c’est ce qu’on voit. Des gens très variés. On avait envie de vous mettre de bonne humeur. Que vous ayez une curiosité pour toutes ces personnes, que vous les rencontriez à votre tour. Ils sont en situation de vous intéresser et que vous ne les oubliez pas. Alors on l’a fait de manière un peu fantaisiste avec quelques broderies autour mais ce sont surtout des visages et des surprises. », s’émeut la réalisatrice des Glaneurs et la Glaneuse, plusieurs fois primée pour l’ensemble de son œuvre.

La fantaisie dont elle parle, et les quelques broderies, résident dans leur écriture d’un documentaire qui s’amuse à les mettre en scène. Eux qui apprennent à se connaître, se découvrent, se jaugent et se lient au fur et à mesure. Ainsi, leurs voix et leurs visages accompagnent le long-métrage, faisant éclater leur complicité, leur complémentarité et leurs différences.

Varda, qui s’était dévoilée il y a quelques années dans son documentaire Les plages d’Agnès, laisse JR l’observer de près, elle qui commence à voir flou. Sa vue baisse mais son regard sur ce qui l’entoure et sa soif de voir l’âme humaine ne diminuent pas quant à eux.

Et tout cela, elle l’offre au jeune photographe. Ses yeux, ses rides, ses mains, ses pieds… Agnès Varda en fait des modèles pour ces photos à lui, qu’il aime tant coller en format géant sur tous les supports extérieurs et parfois éphémères, tels que les façades de maison, les trains, les châteaux d’eau ou encore les hangars de ferme ou un blockhaus écrasé sur la plage.

Et partant de cette plage, elle partage avec lui, mais aussi avec nous par extension, ses souvenirs d’une shooting. Quand elle a pris Guy Bourdin en photo en 1954. Ses souvenirs aussi pour des artistes qu’elle admirait beaucoup, comme l’écrivaine Nathalie Sarraute, dont on aperçoit la maison, ou encore les photographes Henri Cartier-Bresson et Martine Cartier-Bresson, dont elle évoque la mémoire au pied de leurs tombes.

L’émotion est vive. Agnès Varda ne cache pas sa sensibilité. Que ce soit face aux personnes rencontrées ou face à ces instants vécus pas encore tombés dans les trous de sa mémoire, comme elle le dit dans le documentaire. Celle qui dit attendre la mort avec impatience, « comme ça, ce sera fini », va même jusqu’à raviver des sentiments profonds et douloureux en emmenant JR chez son ami de longue date, Jean-Luc Godard.

Parce qu’en 1961, dans son court-métrage extrait de Cléo de 5 à 7 intitulé Les fiancés du pont Mac Donald ou (Méfiez-vous des lunettes noires), elle avait fait retirer ses lunettes au cinéaste de la Nouvelle Vague. Un défi qu’elle se lance à nouveau avec ce nouvel ami de route et de cœur. « Lui, il a observé la vieillesse. Moi, je n’avais pas besoin de m’occuper de sa santé. Mais dès que je l’ai vu, j’ai vu qu’il ne voulait pas enlever ses lunettes qui me rappelaient Godard. », précise-t-elle.

La poésie et l'humour dominent Visages, Villages, autant que la majestueuse beauté des paysages. Accompagnés d’une infinie douceur. Le duo est bouleversant. Elle, particulièrement. Le film fait du bien de par sa capacité à montrer la particularité simple de chaque individu. Et parce qu’on peut toujours compter sur la réalisatrice, photographe et artiste plasticienne, pour mettre en valeur les femmes autant que les hommes, elle nous apaise et rend l’humain beau à travers son art.

 

Sortie au Ciné-TNB prévue le 28 juin.

Mille et une films

Sur les traces de la civilisation d'Islam

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Ciné TNB, Rennes
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Le long-métrage documentaire de Bénédicte Pagnot, Islam pour mémoire, sort au cinéma le 22 mars, au ciné-TNB à Rennes. La réalisatrice rennaise nous emmène à la découverte de l’Islam et ses arts, sa poésie et son altérité.
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Présenté en avant-première le 4 décembre dernier au ciné TNB, le long-métrage documentaire de Bénédicte Pagnot, Islam pour mémoire, sort au cinéma le 22 mars. La réalisatrice rennaise nous emmène à la découverte de l’Islam et ses arts, sa poésie et son altérité.

« Vous parlez à la radio / Je vous entends sans vous écouter / Vous parlez à la radio / Je vous écoute sans vous comprendre / Vous parlez à la radio / Je vous écoute et je prends conscience de mon ignorance de l’islam et surtout de l’ignorance de mon ignorance de l’islam / Je décide de vous lire / je vous lis parfois avec difficultés souvent / Je vous lis souvent avec difficultés parfois / Je comprends que votre islam est avec un grand I / S’ouvre à moi un champ immense / Infini (…)

Je m’endors en trouvant enfin le mot juste pour vous définir dans mon film « éclaireur » / Je me réveille en entendant des nouvelles affreuses de Jérusalem / Puis j’apprends votre mort / Pendant la nuit, mon éclaireur s’est éteint ».

Ce sont les mots empreints de tendresse que Bénédicte Pagnot a écrit en novembre 2014, sur son blog, dans une lettre adressée à Abdelwahab Meddeb. L’écrivain, poète et animateur radio franco-tunisien est à l’origine du nouveau long-métrage de la réalisatrice des Lendemains (2012).

Elle, explique-t-elle au début du documentaire, est française, athée, née en 1970 et sait à propos de l’Islam ce que tout le monde sait ou presque, soit le fait d’avoir les pieds nus dans une mosquée et la tête couverte si l’on est une femme. Elle, qui s’interrogeait sur la différence entre un niqab et une burqa, sur ce que sont l’Orient et l’Occident et sur l’intérêt que Dieu aurait à semer une telle pagaille sur terre, va plonger dans un voyage en Islam, d’abord aux côtés de l’intellectuel qui la fascine et qui contait à l’époque de son vivant les Cultures d’Islam sur France Culture, réfutant l’Islam des « assassins de l’altérité ».

LA DÉCOUVERTE D'UN HOMME

Il y a 6 ans en écoutant la radio, Bénédicte Pagnot est intriguée par cet homme dont elle aime la voix et la façon de parler. Elle tend l’oreille et s’interroge. Abdelwahab Meddeb évoque les cultures d’Islam, sans parler religion. Elle se met alors à lire ses livres, compliqués à comprendre, néanmoins, elle s’y attèle avec une soif de découverte. Et finit par lui écrire un courrier lui expliquant son envie de faire un film avec lui.

« Il a téléphoné, je lui ai envoyé les films que j’avais déjà fait et il a dit ok. Je suis allée assister à un cours qu’il donnait à l’université de Nanterre, avec une classe de Licence 3, sur les Mille et une nuits. C’était impressionnant, sa classe était super métissée. On a tourné des choses dès 2011 car il allait arrêter d’enseigner. On s’est vus de temps en temps et on parlait par mail et téléphone. Puis j’ai tourné Les lendemains donc le projet a été suspendu pendant environ un an et demi avant de reprendre. », se remémore la réalisatrice.

Ainsi, en 2013, ils se rendent ensemble en Israël et en Palestine, avant de poursuivre son chemin, seule, après le décès du poète. Elle qui dans sa jeunesse n’était pas une grande voyageuse et qui gardait quelques mauvais souvenirs de certaines escapades a repris goût à l’aventure. Sans jamais préparer sa venue, au niveau des rencontres.

« Cela se faisait complètement par hasard. En me baladant, je rencontrais des gens, j’expliquais ce que je faisais et ils me faisaient découvrir des endroits ou d’autres personnes. Tout était hyper simple, bien plus que pour vendre le projet, même pour filmer, c’était plus facile qu’en France. », explique-t-elle.

Elle note que dans les pays musulmans parler de l’Islam est bien plus évident et serein que dans l’Hexagone : « Forcément, c’est leur quotidien. Ils n’imaginent pas qu’ici on est arrivés à en faire un tel problème. »

De ses rencontres, de ses voyages et des écrits et dires d’Abdelwahab Meddeb, elle pioche citations, témoignages et paysages. Pour construire un film documentaire pensé de manière composite et non linéaire.

LA DÉCOUVERTE D'UNE CIVILISATION

Pour donner à voir, sentir, saisir, proposer un avant-goût de l’étendue de la civilisation islamique. De son immensité, tout comme de sa complexité. Ce qui rend un long-métrage pas toujours aisé à suivre mais qui tend à nous intéresser à l’essence et à la vitalité de cette civilisation que l’on ignore, voire que l’on méprend en raison des nombreux amalgames et raccourcis que l’on en fait. Sans occulter les conséquences des pensées extrémistes, soi-disant au nom de la religion.

En Tunisie, en Iran, en Cisjordanie, en Espagne, aux Emirats Arabes ou encore en Israël, Bénédicte Pagnot poursuit la thèse du poète franco-tunisien, pour qui « une des façons de lutter contre l’intégrisme est de reconnaître à l’Islam ses complexités et ses apports à l’universalité.» Pour cela, « il faut en effet l’approcher comme civilisation et comme religion. »

Et poursuivre, dans une démarche collective et globale, l’étude des ouvrages exhumés qui sans cesse réinterrogent les interprétations diverses et les quelques vérités que l’on pense détenir à ce sujet.

Bénédicte Pagnot se souvient : « Abdelwahab Meddeb était pris entre espoir et fatigue à la fin de sa vie. Il voyait tout ce qui se passait, à quel point lui et plein d’autres se battaient pour souligner l’importance de l’urgence à lutter contre l’intégrisme et favoriser la prise de conscience. Il a été très optimiste lors de la Révolution tunisienne, il s’est tout de suite rendu sur place car il a trouvé ça très beau, c’était un vrai mouvement populaire. Il était super optimiste quant à la jeunesse et moi aussi, j’ai été épatée par la curiosité et l’entrain des jeunes gens rencontrés. »

Elle, qui auparavant ignorait absolument tout de la civilisation islamique, selon ses propres mots, a maintenant la nette certitude qu’il faut plus que jamais combattre nos préjugés et qu’il est fondamental de s’intéresser et d’être informé-e-s que d’autres civilisations – pas uniquement les grecs et les latins – existent et perdurent. Pour enfin accepter.

« Les ennemis ne sont pas là où on nous dit qu’ils sont. Le djihadisme se place du côté de la mort. Mais c’est une minorité qui n’a rien à voir. Sans être du genre à catégoriser les gens ou à être d’accord avec l’idée qu’il y aurait un choc des cultures et des civilisations, on en est malheureusement imprégné-e-s. Ça pénètre en nous, c’est tordu, s’exclame-t-elle. Ce que j’ai éprouvé, c’est que c’est archi faux et qu’il faut qu’on apprenne vraiment à s’écouter pour que tous les stigmates et clichés disparaissent de nos cerveaux. On est tous pareils ! C’est ridicule de dire ça comme ça, mais c’est la vérité. On a exactement les mêmes envies, les mêmes motivations humanistes. Nous sommes, en majorité, du côté de la vie. »

Voilà pourquoi dans Islam pour mémoire, poésies, musiques, citations et témoignages se mêlent aux milles paysages de cet Islam dépassionné présenté par la réalisatrice qui le replace ainsi dans son entièreté et son contexte global.

A découvrir dès le 22 mars, au Ciné-TNB à Rennes, tous les jours à 15h30 et 19h30.

Célian Ramis

Musulmanes : Femmes à part entière

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Cinéma Arvor, Rennes
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Lauriane Lagarde dévoile son documentaire À part entière, le 7 novembre au cinéma Arvor de Rennes, sur les femmes musulmanes de Rennes qu'elle a suivi plusieurs années.
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Pendant plusieurs années, la réalisatrice Lauriane Lagarde a suivi les membres de l’association de femmes musulmanes de Rennes, Al Houda, et de cette immersion elle en délivre un documentaire intitulé À part entière, projeté en avant-première dans la capitale bretonne le 7 novembre, au cinéma Arvor.

Source de clivages et d’amalgames, le sujet n’est pas nouveau. Il intrigue les médias, agite l’opinion publique et fait régulièrement, depuis plusieurs années, l’objet de documentaires diffusés sur Internet ou sur les chaines télé comme LCP, Arte ou encore France 3.

Je porte le voile, de Natasha Ivisic, Ce que dévoile le voile de Négar Zoka, Il y a des femmes sous le niqab de Agnès de Féo, Sous le signe du voile de Hilka Sinning ou encore Femmes françaises et voilées n’en sont que des exemples parmi d’autres et tendent ouvrir le débat, à faire entendre les voix des concernées mais aussi à faire la lumière sur les différences entre les voiles.

Dans un contexte de crise identitaire, le sujet est, semble-til, toujours aussi délicat à aborder et à apprivoiser. Parler des femmes musulmanes sans les réduire à leur choix de porter ou non le voile est-il encore possible ? L’a-t-il déjà été ? La réalisatrice rennaise Lauriane Lagarde n’a pas souhaité poser la problématique en ces termes là.

Et si la question du voile occupe majoritairement l’espace dans son documentaire À part entière (production rennaise – Mille et une films) elle n’en est toutefois pas l’étendard de l’oppression masculine et trouve une ouverture dans ce symbole empli d’histoires personnelles, de ressentis et de vécus.

Les Rennaises musulmanes que Lauriane filme livrent leurs paroles au sein du collectif ainsi qu’à travers leurs individualités et parcours. Entre réflexions, confidences et contradictions, elles dévoilent leurs interprétations et leur rapport à la religion mais aussi aux autres, aux corps et à la féminité. Mais le féminisme peut-il rimer avec l’Islam ? 52 minutes ne suffiront pas à répondre à cette interrogation qui fait rage dans le débat militant. Et là n’est pas l’objectif du film qui se veut un témoin éclairé de l’action de l’association d’Al Houda, sans jugement ni morale.

UNE THÉMATIQUE CHOISIE

C’est en se confrontant à la difficulté pour les croyants musulmans de bâtir une mosquée à Villejean que Lauriane a eu l’idée de se tourner vers les femmes musulmanes et de réaliser un documentaire sonore auprès de Fouzia, une des fondatrices en 1996 de Al Houda.

« J’ai rencontré les femmes de l’association. Elles revendiquent l’égalité entre les sexes. Pour moi, la religion ne nous sépare pas vraiment. Elles rencontrent des difficultés qui leur appartiennent mais je me retrouvais dans ces femmes-là. »
explique Lauriane Lagarde, la réalisatrice.

De fil en aiguille, elle assiste aux réunions, ateliers, cours, actions à destination du grand public. L’objet du documentaire s’oriente rapidement autour des différentes réflexions au sein de ce groupe sur le port du voile, les événements organisés à cette époque, entre 2012 et 2015, étant en lien étroit avec cette thématique, « mais ce n’est pas le sujet principal… C’est ce qui est le plus instrumentalisé et diabolisé en France », assure Marjolaine Peuzin, membre de l’association.

Mais par dessus tout, Lauriane Lagarde désire que la caméra ne soit qu’un biais pour exprimer leurs points de vue. Sans voix off. Et ainsi que le spectateur soit le « seul juge », libre d’analyser et de penser en conséquence.

UN QUESTIONNEMENT PERMANENT

Elles sont de générations différentes. Elles portent un hijab, un foulard, un bandeau, un bonnet ou apparaissent tête nue, chacune se veut libre de son choix et dans son droit. Elles échangent autour des versets du Coran. Et elles s’interrogent. Doit-on porter le voile en France ? Comment vivre sa foi sans heurter les musulmans ou les non musulmans ? Ne se posent-elles pas trop de questions ? Ne se forgent-elles pas leurs propres barrières ? Comment agir pour faire évoluer les mentalités ?

Autant d’interrogations pour une multitude de réponses. Des réponses qui trouvent leurs sources dans leur interprétation des textes sacrés et dans les valeurs inculquées par leur religion, leurs éducations, leurs histoires personnelles, sur lesquelles certaines membres se confient. Entre tiraillements, réalité parfois brutale face à l’islamophobie, discriminations, entre incompréhension et tolérance, elles abordent leurs quotidiens, sans haine, avec douceur et ferveur. Défendant leurs convictions mais aussi leurs conditions de femmes dont elles revendiquent des droits équivalents à ceux des hommes.

DES ESPRITS ET CORPS LIBRES

« À part entière montre de manière fidèle ce que l’on dit, ce que l’on pense, explique Marjolaine. Le film pourra peut-être aider à montrer que derrière les femmes voilées, il y a des personnes. »

Et que sous le voile, il y a des cerveaux, précise la réalisatrice qui défend finalement à travers son travail le droit de revendiquer le choix de porter le voile ou non, d’assumer la religion et de la pratiquer de la même manière. « Elles se réunissent, elles ne sont pas toujours d’accord mais elles se respectent. Elles réfléchissent constamment à leur religion, à ses paradoxes, ses difficultés et se l’approprie. », souligne-t-elle.

Si elle refuse de parler de film sur l’émancipation des femmes, Lauriane Lagarde dépeint ici à travers sa caméra des portraits de femmes libres. Dans leurs esprits et dans leurs corps. Elle jalonne son documentaire de scènes d’expression verbale et d’expression corporelle avec le projet chorégraphique de Morgan Davalan, « travaillant sur l’hybridation identitaire, la rencontre avec l’autre », précise Marjolaine Peuzin.

On voit ainsi plusieurs femmes de l’association, prendre place dans l’espace public. Parées de différents voiles colorés, elles jouent avec le visible et l’invisible. Ce qui est caché et ce qui est montré. Casser l’image du voile qui fige celle qui le porte. « L’idée est de surprendre le spectateur. Ce sont là des corps qui bougent. Le rapport au corps est très important. », conclut la réalisatrice.

Le film sera diffusé en avant-première au cinéma Arvor le 7 novembre à 11h et sur les chaines locales bretonnes (TVR, Tébéo, Tébésud) le 26 novembre à 20h45.

Célian Ramis

Les veilleuses de chagrin, bercées par l’attente et l’espoir

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Arvor, Rennes
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La réalisatrice nous saisit, entre scènes du quotidien, témoignages et paysages naturels. Entre silences et musiques mélancoliques. Entre poésie, solitude et force. Entre sourires et larmes.
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Dans son recueil, L’Amour la poésie, Paul Eluard décrit en quelques vers l’attente, l’absence et la disparition d’un être aimé. C’est ce poème, évoquant « Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin », qui a inspiré la réalisatrice Frédérique Odye pour le titre du documentaire Les veilleuses de chagrin qu’elle présentait en avant-première samedi 17 janvier, au cinéma Arvor, à Rennes.

Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin
Ciel dont j’ai dépassé la nuit
Plaines toutes petites dans mes mains ouvertes
Dans leur double horizon inerte indifférent
Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin
Je te cherche par-delà l’attente
Par-delà moi-même
Et je ne sais plus tant je t’aime
Lequel de nous deux est absent.
Paul Eluard, extrait du recueil L’Amour la poésie.

Elles viennent de Loctudy, Le Conquet, Saint-Malo et Cancale, et sont les veilleuses de chagrin. « Ce sont des femmes qui attendent, qui veillent le retour de leurs maris marins. Et le chagrin fait référence à la mélancolie. Et à l’expression « Femme de marin, femme de chagrin » ! », explique Frédérique Odye, rennaise d’adoption depuis 12 ans.

Originaire de Cherbourg, elle est fille de marin et a vu durant sa jeunesse sa mère attendre le retour de son époux. Elle a toujours côtoyé la poésie qui écume les bords de mer et les inquiétudes qui virevoltent dans les embruns de l’océan. « Je me souviens qu’une fois, un accident est arrivé et ils ont perdu 2 marins. Une des veuves était enceinte », se rappelle-t-elle.

UN MILIEU PUDIQUE

Être issue de ce milieu lui permet de tisser des liens avec les femmes qu’elle rencontre dans le cadre de son documentaire. Malgré tout, il lui faudra 2 ans pour trouver les cinq veilleuses de chagrin de son film, dont deux qui seront intégrées 2 semaines seulement avant le tournage : « C’est un milieu très pudique, il est difficile de les faire témoigner. C’était la première fois qu’elles en parlaient comme ça. »

Plusieurs années auparavant, Frédérique Odye avait embarqué 3 jours avec des marins pêcheurs pour le documentaire La mer qui les voit danser. En mer, elle filme, leur quotidien, rythmé par le bruit permanent du moteur. Un bruit qu’elle connaît bien.

Et c’est en voyant les familles présentes sur le port au terme de ce périple qu’elle décide de filmer celles qui attendent et restent sur la terre ferme.

Dans Les veilleuses de chagrin, on les voit femmes, amies, épouses et mères. Elles témoignent de leur quotidien, nourri par une forme d’indépendance dont elles disposent en l’absence de leurs maris mais également par la tenue de la maison, l’éducation des enfants, les infos données par la radio… Elles dévoilent avec pudeur leurs émotions quant à cette vie particulière et livrent la dualité qui s’installe entre manque de l’être aimé et envie que ce dernier reparte. Habituées de cette alternance, elles ont accepté le rythme et l’attente imposés.

UNE NATURE SANS PITIÉ

Le pire, elles l’envisagent. Mais passent outre. « Une fois que j’ai entendu le nom du bateau de mon mari à la radio, je coupe, je n’écoute pas le reste. Savoir qu’il va bien, c’est tout ce qui compte pour moi », confie l’une des deux bigoudènes de Loctudy (29). Il y a le R.A.S qui les rassure et les apaise quelques instants.

Mais lorsque le vent souffle sur les côtes bretonnes et s’embrase dans les volets et que les vagues roulent pour s’éclater lourdement sur le sable humide et mousseux, les esprits voguent sur les flots d’un imaginaire angoissant car on sait qu’au large, la tempête sévit sans concession et sans pitié. Pour Frédérique Odye :

« les marins sont des conquérants de la mer. Ils sont au milieu de rien. Et la nature est toujours plus forte. »

Et pour trois des veilleuses, leurs hommes ne rentreront pas. Elles affronteront le deuil de ce mari pris par la mer. Que l’on ait retrouvé le corps, ou non.

La réalisatrice nous saisit, entre scènes du quotidien, témoignages face caméra et paysages naturels. Entre silences et musiques mélancoliques (signée Matt Elliott). Entre poésie, solitude et force. Entre sourires et larmes. Le sujet est traité avec sensibilité et justesse, et nous transporte dans cette vie de femmes de marins, sans jamais franchir la ligne du « tire larmes ». Un joli documentaire, à la limite de l’onirisme, emprunt de tendresse, de souffrance et d’amour suspendu dans le temps.