Célian Ramis

La charge raciale ou l’aliénation imposée aux personnes racisées

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Douce Dibondo, journaliste et autrice noire de La charge raciale - Silence d'un vertige étouffant
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On connait bien le concept de la charge mentale mais moins celui de la charge raciale qui, pourtant, pèse quotidiennement sur les personnes subissant assignations raciales, micro-agressions permanentes et injonctions à ne pas faire de vague.
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On connait bien le concept de la charge mentale qui incombe encore majoritairement aux femmes mais moins celui de la charge raciale qui, pourtant, pèse quotidiennement sur les personnes subissant assignations raciales, micro-agressions permanentes et injonctions à ne pas faire de vague. De là, se mettent en place une batterie de stratégies d’évitement, d’adaptation et de survie dans une société hostile à la reconnaissance et l’acceptation de leurs identités, de leurs histoires et du poids de leur héritage commun.

« Une tâche épuisante d’expliquer, de traduire, de rendre intelligibles les situations violentes, discriminantes ou racistes. » Voilà comment Maboula Soumahoro, maitresse de conférences en civilisation du monde anglophone et autrice, décrit la charge raciale. Pour la journaliste et sociologue Douce Dibondo, la rencontre avec ce terme, expliqué dans une tribune parue dans Libération, opère comme un déclic. « Je me rends compte, en 2017, que c’est vertigineux tout ce que je vis depuis mon arrivée en France, en 2012 », souligne-t-elle. 

Dans un article qu’elle réalise deux ans plus tard, en 2019, sur le sujet, elle collecte et recueille les témoignages de personnes concernées autour des stratégies mises en place pour y faire face et se rend compte « que ce concept n’a pas beaucoup d’écho par rapport à la charge mentale. » La désillusion s’amplifie avec le temps qui passe. Elle, qui avait l’espoir que la charge raciale soit désormais explorée et documentée, s’aperçoit que rares sont les recherches entreprises à ce propos, en quatre ans. Ainsi, elle décide de réaliser un travail autour de la charge raciale et écrit un livre éponyme : La charge raciale - Vertige d’un silence écrasant

UNE DETTE EXISTENTIELLE

Cet ouvrage, elle le dédie « pour celleux jamais tout à fait au diapason. Pour les Noir-e-s, les queers, les voix cassées, au diaphragme raidi par le système atonal, aux poumons-embruns, pour celleux qui exigent « Laissez-nous respirer ! ». Pour les corps brisés contre le rythme effréné de sociétés aux ondes nécropolitiques. » Ce bouquin, empreint de poésie, d’engagements, d’histoires personnelles qui s’entrelacent et d’intimités qui deviennent politiques, est un essai fondamental pour comprendre ce « poids indicible et inaudible », au-delà de « la nature même du sexisme et du racisme comme systèmes », de « l’imbrication de l’un et de l’autre dans la misogynoir par exemple », de « la pluralité des différences sociales et des luttes passées » et de « l’autonomie comme horizon de lutte liée au collectif plutôt qu’à une culpabilité individuelle ».

Journaliste, podcasteuse, militante afroqueerféministe, poète… Au fil et à la croisée des chemins et des mediums, Douce Dibondo explore la charge raciale en profondeur dans toutes ses dimensions connexes et transversales. Une charge raciale qui se joue dans l’Histoire collective de populations assujetties par une civilisation européenne, qui colonise leurs territoires et les réduit en esclavage pour devenir de la matière première mais aussi dans l’intériorité individuelle de chaque personne qui en porte – inconsciemment et de manière imposée dans son corps et sa psyché - le traumatisme en héritage. « On paye une dette existentielle, une dette raciale », déclare-t-elle. 

LISSER SA PERSONNALITÉ

D’où vient la charge raciale ? Comment s’exprime-t-elle ? Quelles sont les conséquences sur les corps et la santé mentale des personnes concernées ? À qui profite le silence médiatique qui règne autour de ce concept ? Douce Dibondo se questionne, interroge les parties prenantes, les responsabilités collectives et individuelles et prend soin de poser le contexte politique, social, militant, avant d’en décortiquer les répercussions dans les vécus, les stratégies d’évitement et d’adaptation mais aussi les ressentis intimes de toutes les micro-agressions, souffrances et violences subies. Sans oublier l’hypervigilance et le lissage imposé des identités jugées différentes et étrangères, exclues de la norme fixée par la blanchité. Elle évoque le travail, ce lieu aliénant qui exige des personnes racisées qu’elles se masquent encore davantage : « Mes cheveux sont perçus comme n’étant pas professionnels. On va m’intimer l’ordre de les détacher par exemple. Je suis un corps noir et à cause de ce passé, je reçois des projections sur ce corps que l’on considère paresseux, désirable, etc. »

Une personne portant des dreadlocks par exemple pourrait être, malgré elle, apparentée au contexte de la Jamaïque et par ricochets (de stéréotypes) aux drogues. À la télévision, au cinéma, dans les médias, les personnes noires sont longtemps représentées comme « des divertissements sur pattes », renvoyant l’idée qu’au quotidien les concerné-es doivent répondre aux standards (racistes) attendus : exubérance, drama et humour à gogo. Pour se fondre dans la masse, des stratégies sont déployées, allant de la modulation de la voix à l’adaptation de l’apparence physique, en passant par la lecture d’un bouquin dans les transports en commun, pour asseoir le côté sérieux et cultivé. « Ne pas mettre en place toutes ces stratégies pourrait nous desservir… », souligne la co-créatrice du podcast Extimité.  

SANTÉ IMPACTÉE ET DÉGRADÉE

Tout ça, se forme principalement dans l’inconscient collectif et les non-dits. Parce que la France est un pays qui se revendique aveugle aux couleurs : « Il y a un fardeau autour de la race (construction sociale). À cause du silence que la France impose, de par sa cécité, on se censure, on intériorise. Notre psychisme est fracturé. En face, le regard qui nous juge ne voit pas notre humanité. On hérite du silence et on intériorise. On hérite du traumatisme de 400 ans d’Histoire. » Elle poursuit, apportant des nuances qui ne relèvent pas du détail mais bien d’une discrimination : celle du colorisme. « Plus on se rapproche de la noirceur, moins on a de chance d’être aimé-e. Plus on se rapproche de la blancheur, plus on a de chance d’être aimé-e. », précise-t-elle, soulignant que la charge raciale est « bien plus viscérale et profonde que simplement des stratégies d’adaptation et d’évitement. »

L’Histoire n’est pas finie. Elle vient se loger dans « la blessure intergénérationnelle » et « elle nous grignote la santé ». De l’absence de douleurs à l’exagération systématique des douleurs (le fameux « syndrome méditerranéen »), les personnes noires, notamment, subissent des discriminations basées sur des stéréotypes et préjugés racistes, nés d’arguments biologiques puants, destinés à légitimer le massacre opéré par les colons européens. Ce racisme encore présent dans la suprématie blanche, dont le corps médical n’est pas exempt, pousse les populations concernées à la méfiance vis-à-vis de l’institution, médicale en l’occurrence. Conséquence : « On retarde l’hospitalisation, la demande d’aide thérapeutique, etc. Parce que la société ne prend pas en compte notre parole, nos vécus, nos douleurs. Ce n’est pas étonnant qu’il y ait autant de personnes noires en hôpital psychiatrique. D’autant que les professionnel-les de la santé ne sont pas formé-es à nos expériences. »

Sans oublier le développement inquiétant de comorbidités et de maladies chroniques des personnes noires, la propension à mourir prématurément également, la gestion du stress, etc.. « Tout ça, ça crée des ilots de mort. La charge raciale soumet à l’hypervigilance, la peur de la mort face à la police, la méfiance envers le corps médical, l’injonction à la pédagogie… Tout ça, c’est un terreau fertile pour notre santé fragile », insiste-t-elle.

LE RACISME « ORDINAIRE »

De la moquerie et de l’insulte à l’école, du camarade blanc qui traite l’enfant noir de « caca », au lissage de ces cheveux comme de sa personnalité pour correspondre aux codes de la blanchité, en passant par l’injonction quotidienne à la pédagogie dans toutes les sphères de sa vie (couple, famille, travail, entourage social, activités, sports, etc.), les micro-agressions sont omniprésentes et porteuses d’un discours contradictoire, visant à couper la personne concernée d’une (grande) partie de son identité. Figure de l’ailleurs, volonté est faite pour qu’elle se plie aux normes sans jamais atteindre véritablement la carte officielle d’un ici dans lequel on lui fera sentir qu’elle n’a pas sa place. Là-bas non plus. Ou alors, ordre est donné de sacrifier les héritages culturels qui auraient pu lui être transmis.

Douce Dibondo a vécu les douze premières années de sa vie au Congo. Entourée de gens lui ressemblant, elle raconte qu’elle n’a pas connu ce renvoi à l’altérité dès son enfance. Aussitôt installée en France, elle est soumise à la question de son origine. « Tu viens d’où ? » sonne comme une ritournelle mortuaire pour toutes les personnes perçues comme non blanches : « De fait de ma couleur de peau, elle (la personne qui pose la question, ndlr) se persuade que je viens obligatoirement d’un ailleurs. Par le statut que sa blancheur lui confère, elle déplace ma présence et mon corps de sujet à objet d’étude. Le temps d’un intérêt voyeuriste, je suis observée et interrogée. La noirceur de ma peau exclut d’office la nationalité, elle est insoluble dans les frontières de la nation française. » Depuis, elle s’est exercée à renvoyer le malaise à son expéditeur-ice :

« Je rétorque parfois que je suis citoyenne du monde, je renvoie la question sans y répondre ou avec une innocence feinte : « Des toilettes, pourquoi ? ». »

ADAPTATION POUR LA SURVIE

Le racisme « ordinaire » est une charge raciale, écrit-elle dans son livre. Parce qu’il discrimine, parce qu’il déshumanise. Parce qu’il place les personnes racisées dans l’obligation de se justifier, de par la réponse à la question posée, de par le silence ou de par une pirouette murement réfléchie (ce qui implique que cela aura demandé du temps et de l’énergie à la personne concernée pour se parer de toutes les micro-agressions dont elle est victime en permanence). Et peu importe la réponse, la manière ne sera pas la bonne, le ton sera jugé agressif, la riposte sera définie excessive. L’effet boomerang est assuré.

« Dans un contexte où la blanchité est majoritaire, la charge raciale écrase mon individualité et me pousse à sortir de moi-même en toutes circonstances. Mon vécu est toujours mis en frottement avec celui des autres personnes noires. Répondre à cette question en confiant une partie de mon récit, c’est légitimer l’intrusion de la personne qui m’interroge et de toutes celles à la curiosité raciste toujours malvenue », ajoute Douce Dibondo. Une vie dans laquelle la tranquillité d’esprit n’est pas permise, une vie dans laquelle l’hypervigilance est de mise, une vie dans laquelle l’individualité, qui sera désignée comme une différence, n’est pas admise. Fatigue intense, morale en berne, personnalités dissociées : « Nous sommes toujours sur le qui-vive ». En survie, et non en vie. 

AU PLUS PROFOND DE SON INTÉRIORITÉ

Nommer la charge raciale, c’est déjà agir, dit-elle, adaptant là au sujet l’expression de Simone de Beauvoir. Pour elle, il faut aller encore plus loin désormais : « Investir de manière frontale la question de l’intériorité. » La race n’existe pas, elle est le fruit d’une construction et pourtant, « elle a tant construit en nous, qu’on soit noir-es ou blanc-hes. » Dans tous les pans de la société, la question raciale interfère : « Il faut qu’on aille creuser dans notre intériorité, les luttes existentielles, tout en prenant soin de nous, car nous n’avons pas grandi dans cette culture de la thérapie. » En tant que militante, elle a conscience de l’importance et de l’impact du prendre soin et incite à créer des moyens de lutter autrement.

« Par exemple, je fais partie d’une chorale afroféministe. Chanter, c’est se guérir, déployer des vibrations qui touchent et qui font du bien. On va dans les manifs, on organise des cercles de guérison en faisant des exercices sur le souffle pour s’alléger collectivement de la charge raciale. C’est un des moyens de lutter mais il y a en a d’autres ! », s’enthousiasme-t-elle. Et citant Audre Lorde, elle précise : « Il est très difficile de combattre avec les outils du maitre. Il est nécessaire de prendre de la distance et de trouver d’autres moyens de combattre. L’art et la créativité, ça peut aider mais il faut aussi des formations et des budgets alloués à ce sujet. »

DU « JE » À LA NOIRITÉ, EN PASSANT PAR LA QUESTION DES PRIVILÈGES

La question du « je » est également au cœur des leviers explorés par Douce Dibondo dans son ouvrage sur la charge raciale. Parce qu’il a longtemps été difficile de dire « je » pour les personnes noires, considérées comme un bloc monolithique. « Dire « Je », c’est prendre un risque. On est indivisible de tout le pays de la Noirie. Ce « je » porte un poids historique et collectif. On n’a pas le droit à l’erreur. Avant, pour moi, c’était dur de le dire, c’était brulant et blessant. Je le dis maintenant, je dis « je », grâce à la poésie », commente-t-elle. Et parce qu’elle ne trouve pas de livre sur la charge raciale entre 2019 et 2023, elle décide d’apporter dans son livre toutes les parts de qui elle est et des théories existantes « pour revenir au « je » collectif ! » En parallèle, elle propose le silence politique pour s’en sortir ensemble. Cesser de nourrir la machine médiatique qui impose le bruit du sensationnalisme, comme en témoigne la polémique sur Aya Nakamura.

« J’ose le terme ‘silence communautaire’, non pas à visée séparatiste mais pour nous recueillir et faire silence dans l’ombre. Imposer ce silence comme pouvoir, comme antidote à cette charge raciale »
clame Douce Dibondo.

Et que l’effort de compréhension et d’acceptation change de camp. « Que les personnes blanches comprennent, en s’informant, en lisant, en écoutant, et fassent un travail sur ce que c’est réellement d’avoir des privilèges », ajoute-t-elle. L’idée : partir de l’intériorité pour saisir et ressentir l’empathie sociale. À tout cela, elle apporte la notion de noirité qu’elle définit comme l’expérience positive de la blackness, littéralement la « noirceur » mais qui dans son essence est difficilement traduisible en français. Elle s’attache, Douce Dibondo, à percevoir « la résilience qui, malgré nous, fait que notre colonne vertébrale tient droite ». Convoquant à nouveau une citation de l’essayiste et militante afroféministe et lesbienne américaine, elle conclut joyeusement : « Lorde dit ‘Nous n’étions pas censé-es survivre et pourtant, nous sommes là’, c’est ça pour moi la Noirité ! » Une Noirité qu’elle invite dans son essai à engendrer par les concerné-es et pour les concerné-es. Son livre, lui, est bel et bien à mettre dans toutes les mains !

 

 

  • À l’occasion du 8 mars à Rennes et de la journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale, Douce Dibondo présentait son livre La charge raciale – vertige d’un silence étouffant à la salle de la Cité, le 20 mars 2024.

Célian Ramis

Le patriarcat des objets, une histoire à pisser debout

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Rebekka Endler, journaliste franco-allemande blanche, autrice de l'essai Le patriarcat des objets
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C’est une plongée brutale dans un monde inadapté aux femmes. L'essai de Rebekka Endler, Le patriarcat des objets, crée un déclic. Un soubresaut nécessaire à l’élan collectif pour se soulever contre l’omniprésence de ces violences dans nos existences ébranlées.
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C’est une plongée brutale dans un monde inadapté aux femmes. L’essai de Rebekka Endler, Le patriarcat des objets, c’est la mise en mots et en exemples de ce malaise éprouvé intimement sans réellement le réaliser ou réussir véritablement à le formuler. La capacité à exprimer ce que le patriarcat fait endurer aux femmes, dans la matérialité de leur quotidien, permet un déclic. Un soubresaut nécessaire à l’élan collectif pour se soulever contre l’omniprésence de ces violences dans nos existences ébranlées.

Il s’agit, au départ, d’une histoire de toilettes publiques. Elle se souvient des longs trajets en voiture lors des grandes vacances d’été pour aller en France et elle se remémore la génance des arrêts pipi. « Avec ma mère, on devait faire la queue aux WC alors que mon frère et mon père pissaient dehors », se souvient-elle. Rebekka Endler pense alors qu’il s’agit d’un problème individuel : « Pour une femme, c’est plus long, elle doit peut-être changer de protection, le pantalon est peut-être plus difficile à enlever, etc. »

Mais elle s’aperçoit, à travers un documentaire audio qu’elle doit réaliser et pour lequel elle interviewe Bettina Möllring, designeuse spécialisée sur la question des toilettes publiques, qu’il s’agit en réalité d’un problème structurel et systémique. « Les racines de cette problématique sont patriarcales. Quand on a construit les canalisations, il y a 200 ans, on a pensé l’accès aux WC pour les personnes importantes : les hommes. Et depuis, il y a eu très peu de changement. En festival, quand il y a des urinoirs pour les personnes avec des vagins, c’est très joli mais ça a toujours un caractère événementiel et non durable », souligne-t-elle, précisant : « On veut un changement structurel, de grande surface. On attend ça mais il n’y a pas de volonté politique ! »

LE PROBLÈME, PRIS À L’ENVERS

Ni même médiatique. Après son entretien avec Bettina Mullring, la journaliste comprend que le sujet ne tiendra pas dans les 5 minutes dont elle dispose. Elle souhaite présenter, à la radio allemande, un documentaire d’une heure sur la question. Sa proposition est refusée dans plusieurs rédactions. Le motif : absence de pertinence sur le plan social et sur le plan politique. Une aberration qu’elle creuse avec le témoignage d’une étudiante hollandaise, punie d’une amende par la police pour le flagrant délit d’un pipi sauvage, en pleine nuit dans la rue. Celle-ci, choquée par l’injustice dont elle fait l’objet, refuse de payer et va plaider sa cause devant le tribunal. « Comme c’est la première femme à se retrouver là pour pipi sauvage, le juge en déduit que c’est un problème beaucoup plus important pour les hommes, plus nombreux à être jugés pour cet incident, que pour les femmes », explique-t-elle, bouche-bée. 

Ainsi, dans son livre, Rebekka Endler écrit : « Aussi révoltante qu’elle puisse paraitre à beaucoup d'entre nous aujourd'hui, cette façon de penser a une longue tradition. Elle correspond à une idée cultivée de longue date elle aussi, selon laquelle les femmes auraient, pour correspondre aux exigences de leur genre, le contrôle total de leurs fonctions corporelles. Elles ne se grattent pas quand ça démange. Elles ne bâillent pas quand elles s’ennuient. Elles ne pètent pas quand elles sont ballonnées, et elles ne pissent pas non plus. Une femme comme il faut sait se maitriser. » Au-delà de l’aspect humoristique et corrosif du ton employé, elle souligne la difficulté pour les femmes en territoires occupés ou frappés par des catastrophes naturelles d’accéder à des toilettes : en plus de la violence de la situation et de l’énergie mobilisée à encaisser et survivre, elles doivent affronter les souffrances liées au manque ou à l’absence de points d’eau pour elles et, possiblement, pour leurs enfants.

La journaliste élargit le propos : il ne s’agit pas là simplement d’une problématique genrée mais aussi de classes sociales et d’âges. Elle évoque les risques accrus d’agressions sexuelles pour les personnes n’ayant pas accès à un WC à son domicile ou son travail, l’impact pour une personne SDF de pouvoir trouver une source d’eau, pour les personnes âgées, les femmes enceintes, les personnes handicapées, les enfants… « Des personnes se limitent à sortir de chez elles car elles ne savent pas où elles vont pouvoir aller faire pipi. La mobilité publique est un droit ! », précise Rebekka Endler. Elle pourrait en parler pendant des heures, elle aurait pu y consacrer un livre entier. « Mais il n’aurait pas été édité ou traduit… Alors, j’ai décidé de regarder ailleurs et ça a été un choc, car partout où je regardais, je trouvais du design patriarcal ! », relate-t-elle.

LES CODES (NÉFASTES) DU GENRE

C’est un effet boule de neige auquel elle assiste et participe activement durant plus d’une année d’enquête. Pas de suspens : le masculin l’emporte sur le féminin, et pas uniquement en grammaire. Partout, tout le temps. Tout est pensé et conçu selon les caractéristiques physiques et virilistes du masculin et des valeurs que l’on attribue au genre supérieur, censé représenter la neutralité. Pourtant, on notera que les adaptations à destination des femmes sont souvent teintés de couleurs pastels (principalement roses ou violettes), fabriquées avec des matériaux de moindre qualité et vendues à des tarifs plus élevés. Une vraie arnaque mais aussi un vrai risque pour la santé, comme Rebekka Endler va le démontrer au fil des pages à travers la sécurité automobile, la recherche pharmaceutique, les équipements professionnels et bien d’autres champs explorés uniquement au prisme des biais de genre.

« Les catégories féminines et masculines sont désignées par le patriarcat de manière arbitraire. Les valeurs de genre que l’on attribue à ces catégories se traduisent dans le design, le langage, etc. »
signale l’autrice du Patriarcat des objets

Pour ça, elle se pare d’une série d’exemples illustrant le sexisme notamment d’un ordinateur, conçu en 2009, pour les femmes « mais sans parler aux femmes lors de la création du produit » : des couleurs pastels, des applications pour échanger des recettes et compter ses calories. Un désastre. « L’ordinateur coûtait plus cher que n’importe quel autre ordinateur en comparaison, en ayant moins de fonction que les autres. Mais, immense avantage : il tenait dans un sac à main ! », rigole Rebekka Endler. En quelques semaines, le backlash amène le fabricant à retirer le produit du marché. 

L’ALLIANCE DU CAPITALISME

Il suffit d’inverser les codes pour constater les projections genrées que les cibles du marketing renvoient sur les appareils. Avec la perceuse Dolphia et le mixeur aux 27 vitesses Mega Hurricane, le test est effectué sans préciser la nature des produits au panel interrogé. Le premier objet, conçu aux formes arrondies et aux couleurs claires, apparait comme un produit cheap, fragile, qui se cassera rapidement. Le second, à la silhouette d’un outil de bricolage, est perçu comme professionnel et puissant. « Les produits ménagers et de domesticité marquent la dichotomie de la technologie en fonction de son utilisateur ou de son utilisatrice », analyse Rebekka Endler, consciente que l’industrie, sous couvert de facilitateur du quotidien, a en réalité induit les femmes à davantage de charges domestiques : « Quand le mixeur est arrivé, on a commencé à faire des gâteaux plus complexes, sur plusieurs étages. Un simple gâteau ne suffisait plus à témoigner de l’amour d’une mère pour sa famille. Cela a monté l’exigence attendue d’une femme. » Même combat avec l’invention de l’aspirateur, de la machine à laver, etc. 

Parce que le capitalisme et le patriarcat se sont unis dans le challenge est né le marketing genré, avec les vêtements pour filles et pour garçons ainsi que les jouets pour filles et pour garçons. Une distinction qui s’est opérée avec le développement de la technologie spécialisée dans les échographies : « Les jouets genrés sont assez récents. Ils arrivent avec la possibilité de révéler le sexe du bébé lors de la grossesse… Patriarcat et capitalisme sont deux petites roues qui tournent bien ensemble et s’accentuent entre elles. » Ainsi, on connait les difficultés pour les petites filles à se mouvoir dans l’espace du fait de leurs tenues amples (robes, jupes) ou trop serrées et glissantes (collants) mais moins l’impact de la représentation mentale qui opère dans les esprits lorsque l’on voit une fille habillée de manière genrée. La journaliste prend le cas d’une étude réalisée dans laquelle on montre des petites filles à l’apparence ultra genrée et ces mêmes petites filles dans des tenues unisexes. Résultat :

« Les gens pensent que les filles habillées de manière genrée sont moins intelligentes. » 

Conséquence : le regard et le jugement vont influer sur la construction de ces femmes en devenir qui vont alors intégrer l’idée qu’elles sont moins intelligentes, voire idiotes, que les autres. « Je ne suis pas pour supprimer le rose ou le violet mais simplement d’enlever la valeur que les gens mettent à une chose et pas à une autre chose », ajoute-t-elle.

PAS LES BONNES CONDITIONS DE TRAVAIL

Cette valeur dont elle parle investit le champ du domaine professionnel qui vient appuyer la thèse d’un monde conçu et pensé uniquement pour les hommes cisgenres et qui vient renseigner, de par l’absence de réflexions et d’adaptations structurelles, la place que la société réserve aux femmes. « Tout, dans le design, des open space, la température, les bureaux, les chaises…, tout est fait en fonction de la taille moyenne de l’homme », résume la journaliste qui prend l’exemple de la station spatiale internationale, espace où les femmes éprouvent des difficultés à s’accorder avec l’aménagement de la capsule, les modules pour poser les jambes, se tenir, etc. étant entièrement pensé pour les hommes. 

A l’instar des équipements vestimentaires, concernant les combinaisons pour les astronautes mais aussi les accessoires, représentant là une difficulté pour se mouvoir et travailler mais aussi un danger pour leur survie : « En 2020, la première équipe féminine sort pour faire des travaux en dehors de l’ISS. L’une des deux astronautes explique, sur un plateau en Allemagne, que ça a été très compliqué car les gants sont trop grands. Et André Rieu, qui était présent ce jour-là (je ne sais pas si vous le connaissez en France, André Rieu, c’est une vraie peste qui joue du violon), lui demande : ‘Mais qui fait le ménage dans la station depuis que vous n’y êtes plus ?’ » De la blague sexiste arriérée aux embuches multiples pour réaliser à bien leurs missions, la misogynie couvre d’une cape d’invisibilité les besoins et les ambitions des femmes. On retrouve les mêmes mécanismes dans l’agriculture, le BTP, les secteurs ayant recours aux uniformes professionnels (pompier-es, avocat-es, policier-es…), l’aviation mais aussi dans le domaine du sport.

ROMPRE LE TABOU DE LA VULVE PARALYSÉE

C’est Hannah Dines, paracycliste Olympique, qui va venir rompre le silence concernant les conséquences d’une selle non adaptée à son organe génital. En 2018, après plusieurs opérations, elle brise le tabou. Le vélo, à haut niveau, lui a paralysé la vulve, à force de frottements répétés des lèvres sur la selle. « Elle n’en parlait pas au début car elle était entourée de médecins hommes. Quand elle a parlé, des cyclistes du monde entier lui ont écrit pour la remercier. Elles ont toutes pensé qu’il s’agissait d’un problème individuel alors qu’en fait, il s’agissait d’un problème de design, correspondant à des selles pour les hommes cisgenres », s’enthousiasme la journaliste, qui déchante en expliquant que par la suite, des selles « pour femmes » vont être vendues : plus larges et plus molles, elles sont, encore une fois, de moindre qualité et plus chères. 

« Mais il y a tellement de honte et de tabous autour de ces sujets qu’il est très difficile de prendre la parole ! » 

Côté foot, elle établit aussi une discrimination matérielle, en raison des chaussures souvent achetées au rayon enfants ou hommes, selon la pointure de la joueuse, afin de privilégier la qualité. Dans tous les modèles permettant de fabriquer des bottines, des escarpins, des baskets, etc. aucun n’existait jusqu’il y a peu pour le sport de course… : « Le risque de blessure est plus grand pour les femmes qui ne trouvent pas les bonnes chaussures. Pour augmenter la sécurité et la qualité du sport, il faudrait mettre l’effort, la science et l’argent. » 

Malheureusement, comme elle le démontre dans la grande majorité des cas qu’elle décrypte et analyse dans son livre, les prototypes, aménagements d’espace – à l’instar de l’espace public et des toilettes publics – objets, produits numériques, etc. sont quasiment toujours pensés et réalisés par des hommes « qui oublient, dans une application sur la santé, de prévoir un calendrier de règles… ».

DANGER POUR LA VIE DES FEMMES

C’est là que le défaut réside. Ne pas prendre en considération les femmes, les récits de leurs expériences, leurs ressentis et leurs expertises. Penser qu’elles sont simplement des versions réduites de l’homme cisgenre moyen. C’est déjà écarter une très grande et large partie de l’humanité. Mais c’est aussi mettre les vies concernées et non envisagées en danger. Jusqu’en 2010, signale Rebekka Endler, il n’existait aucune recherche genrée sur la mortalité lors des accidents de voiture. Si Lucile Peytavin, dans son essai Le coût de la virilité, montre que ce sont majoritairement les hommes qui créent des situations mortelles au volant, l’essai sur Le patriarcat des objets dévoile à son tour que les femmes et les personnes sexisées sont les principales victimes des habitacles non testées pour leur sécurité. « Elles ont 47% de risques en plus d’avoir des blessures graves, 71% de risques en plus d’avoir des blessures légères et 17% de plus de mourir », scande-t-elle. 

Où se loge le problème ? Principalement, dans l’ignorance : « Quand on ne sait pas, on n’a pas grand-chose à changer. Pour demander un changement, il faut des chiffres, des statistiques. On les a maintenant depuis 14 ans mais peu de chose bouge… » La journaliste creuse, explore des pistes et découvre que 5 crashs tests sont utilisés pour mesurer la sécurité d’un véhicule avant sa mise sur le marché. Tous sont réalisés selon le même mannequin, correspond, sans suspens, à la morphologie d’un homme cisgenre de 40 ans, d’environ 1m77 et de 80 kgs. « C’est le mannequin qui, quand il entre dans la voiture, n’a pas à avancer le siège, à baisser le volant, etc. Modifier les paramètres de la voiture nuit à la sécurité ! », alerte-t-elle. 

Et si, heureusement, une femme a réussi à développer d’autres types de mannequins, plus représentatifs et inclusifs de la diversité de la population et des spécificités qui en résultent, son invention est jugée trop chère, encore une preuve de l’absence de volonté de modifier l’équipement. L’industrie automobile a opté pour la création d’un mannequin, basé sur leur standard de test, en taille réduite, sans « prendre en compte la question de la répartition de la graisse, la densité des muscles, la densité des os, etc. ». Et la (mauvaise) blague va plus loin : « Le test est réalisé sur la place du passager. Parce que c’est là, la place de la femme… »

VIOLENCE ET RAGE

Dans un monde où on parle à des assistances vocales aux voix féminines, où l’intelligence artificielle rhabille les femmes dénudées sur Internet afin de les transformer en trad wife, où les réseaux sociaux « dépolitisent » leurs contenus (militants, de gauche…), où les habits de travail sont taillés pour un standard masculin normatif, où l’apparence genrée induit l’intelligence inférieure des filles et des femmes, où la sécurité des femmes n’est assurée par aucune vérification et aucun contrôle des produits vendus sur le marché, où le langage les invisibilise et les rabaisse, les femmes doivent sans cesse s’adapter et lutter doublement pour s’approprier un espace qui n’est pas taillé à leur mesure. Au quotidien, les femmes prennent place dans une chaise trop haute, de manière, inconsciemment, à leur rappeler que ce monde ne leur appartient pas et qu’elles n’y sont pas les bienvenues. Une violence inouïe qui se révèle au fil des pages et des chapitres que Rebekka Endler nous soumet comme une invitation à la prise de conscience, une invitation à comprendre ce malaise intimement ressenti sans jamais pouvoir le formuler aussi clairement. Une invitation qui nous met en rage et nous donne envie de nous soulever contre ce patriarcat des objets : 

« Avant de faire ce livre, je pense que, les femmes, on était seulement une arrière-pensée, qu’on passait après. En fait, je m’aperçois qu’on n’est pas seulement une arrière-pensée mais qu’il y a une volonté de carrément s’en foutre. Et c’est grave ! C’est grave d’être invisibles ou oubliées. On a du mal à rester civiles après ça. Parce qu’en plus, ça coûte des vies ! » 

Les solutions sont là, elles existent pour ne plus endurer, chaque jour, un parcours de combattant-es. Elles sont imaginées, fabriquées et promues par les personnes concernées pour les personnes concernées. Pour prendre en compte toutes les morphologies et les expériences. Pour considérer toutes les identités et toutes les existences. Pour rendre le quotidien non pas simplement supportable mais vivable et profitable à tou-tes. Comme le dit Rebekka Endler, le manque de volonté latent rend la tâche compliquée. Mais pas impossible. 

 

 

  • Le 12 mars, Rebekka Endler animait une conférence sur Le patriarcat des objets au Tambour à Rennes 2 dans le cadre des Mardis de l’égalité et du 8 mars à Rennes.

Célian Ramis

Rompre le silence patriarcal et validiste

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Un homme et une femme dansent à l'occasion de l'exposition Féminisme et handicap psychique : la double discrimination
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Elles encourent un risque plus élevé de subir des violences sexistes et sexuelles au cours de leurs vies mais dans la société patriarcale et validiste, on ne parle que trop peu d’elles : les femmes en situation de handicap sont silenciées et invisibilisées.
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Elles encourent un risque plus élevé de subir des violences sexistes et sexuelles au cours de leurs vies mais dans la société patriarcale et validiste, on ne parle que trop peu d’elles : les femmes en situation de handicap sont silenciées et invisibilisées. À travers l’exposition « Féminisme et handicap psychique : la double discrimination », les personnes concernées mettent leurs existences et difficultés en lumière pour une prise en considération globale de leurs individualités.

Le chant des Penn Sardine résonne dans la salle du Jeu de Paume qui ce jeudi 14 mars accueille l’atelier théâtre, proposé par le SAJ (Service d’Accueil de Jour) de l’association L’autre regard. C’est Fantine Cariou, animatrice sociale au sein de la structure, qui l’interprète lors d’un temps court de représentation du travail élaboré pendant l’année. L’hymne résonne avec le 8 mars, à Rennes, qui a mis à l’honneur les luttes victorieuses de ces ouvrières de conserverie (grève à Douarnenez, en 1924) dont on célèbre le centenaire en 2024. 

Dans le cadre du projet « Féminisme et handicap psychique : une double discrimination », une dizaine de femmes en situation de handicap psychique ont pris part à la manifestation militante cette année et l’année précédente. Entre temps, Fantine Cariou et Manon Rozelier, étudiante en alternance au sein de L’autre regard également, leur ont proposé des ateliers mensuels autour de l’imbrication des discriminations liées au genre et au handicap, des interventions du Planning Familial 35 et la présentation de la pièce Elles, l’autre mémoire de la compagnie Les combats ordinaires. Sans oublier la création et la présentation d’une exposition à découvrir jusqu’au 21 mars au Jeu de Paume.

LE JEU DU MIROIR

Onze personnes participent à cet atelier ludique qui opère à travers des exercices basés sur l’écoute et l’observation de soi et des autres. Déambuler, accélérer, se croiser, se regarder, marquer un temps d’arrêt et repartir. Agir en miroir de l’autre, être à l’écoute et en réaction de l’autre. « On commence à faire connaissance, on connait nos prénoms, on se regarde, on se rencontre », souligne Yann, animateur de l’atelier théâtre. C’est la première fois que Danielle, 66 ans, prend part à l’activité. Avec Sylviane, elles sont toutes les deux bénéficiaires de l’accueil de jour et ont participé à ce projet indispensable pour briser les tabous : « J’ai été prise en photo, ça fait drôle… Mais je me suis trouvée bien ! »

Dans le couloir du Jeu de Paume, elles posent aux côtés de Léa, Mélissa ou encore de Marie-Charlotte. Sous l’œil averti de Tony Jean, un habitué de L’autre regard, et d’Elodie Potel, animatrice sociale, ces femmes se sont prêtées à l’exercice de la photographie, le temps d’un après-midi, et se sont confrontées au rapport à l’image qu’elles ont d’elles-mêmes. « Ça m’a fait du bien, je me suis sentie plus féminine » / « La photo dévoile comme on est. Du coup c’est dur de se voir, et de s’accepter comme on est. » / « Au début, j’étais pas à l’aise, je ne savais pas que j’étais aussi belle que ça. », peut-on lire dans un système de bulles, ou encore : « Je vois que malgré les rondeurs et le handicap on peut être belle. Sur la photo, on oublie le fauteuil roulant. »

DES TÉMOIGNAGES PUISSANTS

Déconstruire les préjugés sur les personnes handicapées mais aussi rompre avec le silence et l’invisibilisation dans lesquels le système patriarcal et validiste les enferme constituent les objectifs de cette exposition, consécration d’un an de travail, comme le souligne Fantine Cariou, accompagnée de Manon Rozelier : « Dans le cadre de l’accueil de jour, nous avons des temps d’atelier, ce qui permet d’établir une relation de confiance. Les participantes ont quasiment toutes témoigné de violences sexistes et sexuelles. Le projet est parti de là. »

Les récits s’accumulent et s’entrecroisent, la colère monte, des temps sont organisés pour échanger autour de leurs conditions et de leurs vécus. Des espaces bienveillants saisis par les personnes concernées. Le studio photo, aménagé dans les locaux de l’association, se veut un cocon et le temps, conçu en mixité choisie plus tard, pour que les femmes choisissent leurs photos, est un lieu safe pour déposer expériences et ressentis : « C’est ce qui a servi de matière pour les témoignages dans les bulles. Tout a été anonymisé. On a souhaité mettre les mots et les visages à côté mais sans pouvoir savoir de qui ça vient. »

Les propos sont poignants et percutants. « Je me bats contre tous les hommes qui nous font du mal, nous battent, nous violent, nous maltraitent, nous prennent pour des objets… », écrit l’une, tandis que d’autres dévoilent : « J’aimerais être comme les autres. Je n’aurais pas été violée, je n’aurais pas été comme ça. » / « Je vais vous dire la vérité, je suis désolée, mais j’aurais bien voulu être un homme (…). On m’a fait trop de mal. J’ai eu trop de soucis avec les hommes, j’ai eu des rapports, j’ai été violée, j’ai dû porter plainte… je préfère pas en parler. »

VIOLENCES SEXISTES ET SEXUELLES : DES CHIFFRES ALARMANTS

À la marge, mises au ban de la société, les femmes en situation de handicap sont majoritairement silenciées et invisibilisées. Reniées dans leurs identités et existences. Au sein du mouvement féministe, elles sont souvent reléguées au second plan. « Le mouvement #MeToo a mis en lumière les injustices auxquelles sont confrontées les femmes et les minorités de genre au quotidien. Mais beaucoup d’entre elles ne sont pas représentées malgré les tentatives de ne pas les oublier. Les personnes que nous accompagnons sont en situation de fragilité psychique et elles font partie de cette catégorie de femmes invisibilisées dans les mouvements de lutte. », relatent Fantine Cariou et Manon Rozelier en introduction de l’exposition, attirant l’attention sur un fléau de grande ampleur : « Pourtant, paradoxalement, elles courent un risque plus élevé d’être victimes de violences sexistes et sexuelles, tant physiques que psychologiques. Dans notre société validiste, ces femmes sont victimes d’une double discrimination : celle liée au genre et celle liée au handicap. » 

Les chiffres sont édifiants : en Europe, 4 femmes en situation de handicap sur 5 subissent des violences et/ou des maltraitances, tous types confondus, 35% des femmes en situation de handicap subissent des violences physiques ou sexuelles de la part de leur partenaire (contre 19% des femmes valides), près de 90% des femmes avec un trouble du spectre de l’autisme déclarent avoir subi des violences sexuelles, dont 47% avant 14 ans et 27% des femmes sourdes et malentendantes déclarent avoir subi des violences au cours de leur vie.

L’exposition confirme : « Les femmes en situation de handicap sont au moins deux à trois fois plus susceptibles que les autres femmes de subir des violences, notamment par la famille, les partenaires intimes, les soignants et les établissements institutionnels. » Malgré les statistiques et les témoignages, dans la société, face à ces situations de violences, le silence règne, l’impunité également. Les vécus traumatiques sont intériorisés par les personnes concernées, comme le signale Manon Rozelier : « Elles nous en parlent à nous, en tant que professionnel-les parce que je pense que ça leur permet de prendre du recul que quelqu’un-e leur dise que non, ce n’est pas normal ce qu’elles vivent ou ont vécu ! »

DÉCONSTRUIRE LA DOUBLE DISCRIMINATION

Stéréotypes de genre, idées reçues sur la vulnérabilité, la non désirabilité et l’objetisation des femmes en situation de handicap, remarques grossophobes et quotidiens de violences… L’exposition, sans prétention d’exhaustivité ou d’exemplarité concernant la représentativité, aborde de nombreux sujets pointant les discriminations et (micro et macro) agressions vécues par les participantes. Et c’est aussi l’occasion pour elles de faire entendre leurs voix et de rendre l’invisible visible : « Ce projet, c’est une bonne idée pour montrer aux autres qu’il y a des femmes en situation de handicap, qu’on existe. » / « On n’imagine pas que j’ai un handicap physique, psychique et intellectuel. » ou encore « Même si on a le handicap psychique, ça ne nous empêche pas de vivre. Le plus dur, c’est le regard des autres. »

Par là, elles mettent en lumière leurs difficultés, leurs espoirs, leurs sourires et leurs forces. Et agissent comme un miroir sur les spectateur-ices, obligé-es d’interroger leurs perceptions, jugements et privilèges dans une société régie par les dominations (sexisme, racisme, validisme, LGBTIphobies, grossophobie, classisme…). Face au manque latent d’information autour de la vie affective et sexuelle, autour du consentement, face aux interrogations diverses en matière de respect de l’intimité et en matière d’égalité entre les femmes et les hommes mais aussi face à la masse de témoignages de violences sexistes et sexuelles subies par les femmes en situation de handicap, le projet « Féminisme et handicap psychique » affirme une réalité effrayante et un besoin urgent de formation des professionnel-les et de diffusion de l’information concernant tout le volet de lutte contre les discriminations. 

Pour promouvoir une culture de l’égalité entre les femmes et les hommes et penser l’imbrication des multiples discriminations auxquelles sont confrontées les identités plurielles. Pour ne pas les réduire à un handicap, un genre, une orientation sexuelle, une identité de genre, une origine ou une couleur de peau. Pour les prendre en considération dans leur entièreté tout autant que dans leur individualité. 

 

  • L'exposition Féminisme et handicap psychique a été présentée au Jeu de Paume du 8 au 21 mars - dans le cadre du 8 mars à Rennes - et a été réalisée par les bénéficiaires de l'accueil de jour de l'association L'autre regard.

Célian Ramis

Pétrifier les injonctions à la maternité pour faire voler les mythes en éclats !

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Noémie Fachan, autrice et dessinatrice de la lande-dessinée Maternités : miracles et malédictions.
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Dans la bande-dessinée Maternités : miracles et malédictions, Noémie Fachan explore les injonctions à la maternité, composées des mythes qu’elle prend soin de déconstruire. Parce que les mythes, elle en connait un rayon.
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Dans la bande-dessinée Maternités : miracles et malédictions, Noémie Fachan explore les injonctions à la maternité, composées des mythes qu’elle prend soin de déconstruire. Parce que les mythes, elle en connait un rayon. 

Créatrice du compte Instagram maedusa_gorgon, elle est l’autrice d’un premier ouvrage intitulé L’œil de la gorgone, dans lequel elle présente une vingtaine de figures mythologiques sous un regard féministe. Mais son regard à elle ne nous pétrifie pas, au contraire, il nous libère. Son avatar, son alter ego, son alliée est une interprétation militante du célèbre mythe de Méduse, gorgone victime de viol, punie par la déesse Athéna d’une chevelure serpentée et d’un regard pétrifiant : 

« C’est une histoire qui me posait un grand problème quand j’étais ado. Cette rivalité entre les personnages féminins… Je ne comprenais pas Athéna, elle, la déesse de la sagesse, si bienveillante d’habitude. Pourquoi aurait-elle eu un geste si violent envers une victime de viol ? » 

Elle évoque les biais de traduction, notamment dans l’interprétation des mythes anciens : « Il n’y a pas d’histoire originelle dans un mythe, c’est toujours l’histoire d’une variation et Ovide, poète latin en l’an O, répond au modèle patriarcal. Mais ça n’a pas de sens de punir quelqu’un avec un super pouvoir ! C’est un cadeau en fait ! En tout cas, moi, j’ai envie de voir ça dans cette histoire. J’ai décidé d’en faire une variation féministe pour mettre la sororité au cœur de l’histoire. »

Ainsi, elle actualise et élargit la définition des gorgones à toutes celles qui sont confrontées au sexisme et qui sentent les serpents siffler face aux injustices. « Toutes les strates de colère et de frustration dans ma vie ont pris la forme de ces gorgones et sont devenues mon identité graphique », précise Noémie Fachan.

TIC, TAC, TIC, TAC… UNE BOMBE À DÉGOUPILLER

Au début de son deuxième ouvrage, Maternités : miracles et malédictions, son personnage se confronte à une question existentielle : « J’ai 40 ans et je ne sais pas si je veux des enfants. » Une phrase encore difficile à cracher en société tant la norme est instaurée dans les mentalités : une femme cisgenre hétérosexuelle, en âge de procréer, se doit de répondre à l’exigence attendue. Les childfree ? Des femmes qui, un jour, le regretteront. Et si elles ne le regrettent pas ? Des monstres, des marginales, des traitresses au genre. 

Embrumée par les injonctions à la maternité, le désastre écologique, la précarité latente et l’instabilité politique actuelle, Noémie Fachan et Maedusa éprouvent des difficultés à faire le tri entre la pression sociale et genrée de la fameuse « horloge biologique » qui pèse sur ses épaules d’une femme ayant dépassé la trentaine et ce qu’elle désire intimement, en tant qu’individu conscient et éclairé. 

« À 35 ans, j’étais une femme célibataire qui enchainait les histoires pas terribles et j’ai senti l’étau de l’injonction à la maternité se refermer sur moi. J’ai vu une psy et, comme par hasard, il m’a fallu 9 mois de thérapie pour adopter une posture plus philosophique : assumer d’être en dépression, que je travaille beaucoup et que j’écrive énormément. Je représente le peuple des contradictoires », confie l’autrice avec humour. 

Consciente des discriminations et des violences ordinaires qui bordent la parentalité dont les approches plurielles et sensibles ne sont que trop peu mises en valeur, elle décide de rassembler ses connaissances, de par son vécu et les témoignages de personnes de son entourage, et ses compétences, en matière de vulgarisation et de dessins, pour brosser 19 portraits – dont le sien – de personnes concernées, évoquant leurs expériences et ressentis dans le bureau de la gorgonologue. 

LE SEXISME, SOCLE DE LA SOCIÉTÉ PATRIARCALE

Noémie Fachan expose une galerie de personnages variés, pluriels, multiples et singuliers, dont le commun repose sur la parentalité et ses injonctions. Des injonctions régies par une norme patriarcale dans une société binaire basée sur la performance hétéro (dans le couple, au travail, dans la parentalité, etc.) : la famille se constitue d’un papa, d’une maman et au moins d’un enfant. 

S’en serait presque une caricature et pourtant, c’est encore la conception majoritaire et quasi unique de la famille nucléaire : la mère porte l’enfant et la charge globale du foyer, tandis que le papa, en bon chef de famille, travaille pour nourrir et subvenir aux besoins de sa famille. Prétendument, puisqu’un des besoins serait principalement de participer aux tâches domestiques, au même titre que sa partenaire qui elle, aussi, bien souvent, travaille. 

Socle de la société patriarcale, le sexisme est un système inégalitaire que tous les personnages du livre ont éprouvé d’une manière ou d’une autre. Parfois, les expériences se croisent, s’entrelacent, et parfois, diffèrent. Parce que les dominations s’imbriquent. Et malheureusement, les représentations, elles, ne se démultiplient pas. L’image principale de la personne en charge de la grossesse et de l’enfant une fois né-e restant une femme, hétéra, cisgenre, valide… et désormais active, l’idéal Super Maman ayant balayé et remplacé ces dernières années la si répandue Maman au Foyer (une figure qui revient en force dans le mouvement trad wife). 

Au milieu, difficile de trouver l’équilibre. Difficile de ne pas complexer face à la mère parfaite, la « momfluenceuse » (derrière laquelle pèse drastiquement une idéologie conservatrice), la sublime maman qui coche toutes les cases de la réussite normative et concilie toutes les missions que la société patriarcale et capitaliste lui assène. Difficile de ne pas se comparer. Difficile de ne pas vaciller sur cette route vertigineuse de la perfection féminine et maternelle. Difficile de ne pas sombrer ou de ne pas déclarer forfait. Difficile de ne pas regretter le temps de la liberté innocente. Difficile de ne pas tout plaquer. Mais difficile aussi de lâcher prise.

S’INTERROGER, S’INFORMER & SE FAIRE DU BIEN

Et c’est là que la BD Maternités : miracles et malédictions nous parvient comme un cadeau du ciel. Ou plutôt d’un cadeau d’une gorgone alliée, destiné à nous faire un bien fou. Parce qu’à travers une nuée de portraits et de témoignages, Maedusa nous enchante d’une variété de situations et de ressentis, faisant face et front aux injonctions à la parentalité, au sexisme ordinaire et aux très nombreuses discriminations qui viennent semer le trouble dans une réflexion profondément intime et personnelle.

« L’idée, c’est d’ouvrir les imaginaires. J’ai dessiné un couple avec un homme enceint parce que, quand on n’a pas des personnes queer dans son entourage, on ne sait pas que des gens peuvent être enceints sans être des femmes », souligne Noémie Fachan dont l’objectif est bien de « sensibiliser les personnes qui n’ont pas les informations », de « soulever des questions et se familiariser avec les discriminations qui ne nous concernent pas » et surtout pas « de faire un guide sur la parentalité ». 

Ainsi, chaque tranche de vie illustrée suscite l’empathie, l’adelphité et la solidarité. On sourit, on rit, on se crispe, on s’insurge, on pleure, on tape du poing, on gueule, on s’émeut, on s’identifie, on découvre, on dévore. Impossible de refermer le bouquin. A la fin de chaque portrait, on veut en explorer un autre, on veut en savoir davantage. Pas par curiosité malplacée, voyeurisme ou sadisme. Non. C’est là toute la force de Noémie Fachan : elle sait transmettre, raconter, informer, vulgariser. C’est le propre de son compte Instagram maedusa_gorgon qui lutte contre les préjugés sexistes et déconstruit les stéréotypes et biais de genre.

MATERNITÉS CONTRASTÉES

C’est une bouffée d’oxygène sa bande-dessinée. Si au quotidien, on peut se figer, pétrifié-es par le patriarcat, elle nous rappelle notre puissance, nous redonne le souffle de vie nécessaire pour poursuivre notre chemin. Elle dépeint des réalités et des quotidiens, plongé-es dans les affres de la vie, dans ses contradictions et ses forces et montre à quel point bonheur et ras-le-bol d’avoir des enfants ne sont pas incompatibles ni même contradictoires, à quel point être femme et ne pas vouloir d’enfant est une question de liberté individuelle et de choix personnel, à quel point les injonctions à la parentalité et les discriminations se mêlent en toute impunité dans une extrême violence ou encore à quel point il est essentiel et salvateur pour tout le monde de déconstruire les images erronées et biaisées de la mère parfaite… 

La maternité peut être heureuse (et encore, pas tout le temps) que si elle est choisie et éclairée par les expériences des un-es et des autres. Ni toute noire ni toute blanche, celle-ci est contrastée et mouvementée. Pleine de sentiments contradictoires encore difficiles à entendre dans la société actuelle. Aurélia Blanc, autrice de l’essai Tu seras une mère féministe ! – Manuel d’émancipation pour des maternités décomplexées et libérées, témoigne : 

« Quand je repense aux mois qui ont suivi la naissance de mes enfants, mille sensations me reviennent. La douceur de leur peau. L’odeur de leurs cheveux. La chaleur de leurs petits corps contre moi. Mon émerveillement de les tenir entre mes bras. Mais aussi l’épuisement. Le temps distordu, entre ces journées qui s’étirent et ces nuits qui n’en sont plus. L’attente, qui nous fait compter les heures avant la prochaine tétée, la prochaine sieste, l’arrivée de celui ou celle qui pourra prendre le relais. L’ennui de répéter encore et encore les mêmes gestes. Et puis la solitude, surtout. »

CONSÉQUENCES D’UN RÔLE ASSIGNÉ AUX FEMMES

Si on tend à ouvrir davantage l’écoute face aux vécus et ressentis des parents en situation de post-partum, ombre est faite sur ce qui tourmente ces instants bouleversants, que l’on banalise souvent, insinuant qu’il faut en passer par là pour la plus merveilleuse des raisons : l’intérêt de son enfant et le bonheur qui accompagne sa venue et son développement. La journaliste poursuit : 

« Dans un sondage réalisé fin 2021, seules 22% des mères (et 35% des pères) disent avoir vécu cette période de manière sereine et sans difficulté. Les autres, en revanche, ont eu du mal à s’adapter à leur nouvelle vie, jusqu’à connaitre un épisode dépressif (c’est le cas de 30% des mères et 18% des pères), voire, pour certain-es, une dépression post-partum. Non pas un baby blues passager, mais une dépression post-partum qui nécessite une prise en charge spécialisée. »

Ces difficultés, elles sont aussi « la conséquence du rôle assigné aux femmes dans la maternité ». Elle aborde, à travers la thèse de la sociologue Déborah Guy, le poids des attentes sociales sur la santé mentale des mères. L’injonction n’est pas seulement de se reproduire (« et de ne le faire qu’à condition de pouvoir garantir à leur(s) enfant(s) les meilleures conditions matérielles et relationnelles d’accueil ») mais aussi de se transformer pour « endosser avec bonheur et sérénité un nouveau rapport à soi et aux autres ». 

Les concerné-es, nous montre Noémie Fachan, s’impliquent en général corps et âme dans ces nouvelles missions et s’investissent durement pour parvenir à embrasser cette image d’Épinal. Mais dans la réalité, dans les méandres d’un quotidien trop chargé, la plupart d’entre elles échouent. Des mauvaises mères ? La réponse est simple pour Aurélia Blanc : 

« Evidemment, il n’en est rien. Mais le décalage entre ces mythes et leurs réalités maternelles est la source d’une culpabilisation très forte pour les mères. À l’arrivée, celle qui vivent mal – ou avec ambivalence – leur entrée dans la maternité subissent une double peine : à leur mal-être initial s’ajoute cette culpabilité, qui vient à son tour amplifier leurs difficultés. Difficultés qui, une fois encore, ont aussi à voir avec leurs conditions sociales dans lesquelles se déroule leur maternité. » 

Elle pointe « l’isolement, la responsabilité quotidienne du nouveau-né, l’épuisement, les informations et injonctions contradictoires permanentes, la difficulté d’accéder à un mode de garde… » Noémie Fachan, dans sa BD, illustre avec précision, justesse, humour et parfois légèreté tous ces aspects de la charge maternelle, sans jamais dénaturer et minimiser les difficultés vécues, les violences et souffrances éprouvées par les personnes concernées. 

L’INTIME EST POLITIQUE

Elle parvient dans ce marasme collectif à rendre chaque histoire unique. À appuyer les injonctions et contradictions patriarcales, les discriminations handiphobes, transphobes, lesbophobes, racistes, islamophobes qui s’imbriquent au sexisme latent d’une société qui reste conservatrice dans sa vision de la famille nucléaire. 

Et puis, elle nous éclaire d’une grande quantité – et qualité – d’informations qui viennent nourrir et compléter les récits, cheminements et réflexions des un-es et des autres. Si on connait les affres – et les joies – de la parentalité, on se reconnait, on s’identifie, on se soulage de ne pas – ne plus – être seul-es, et puis, on découvre d’autres situations, d’autres possibles, d’autres expressions des difficultés endurées, d’autres manières d’apprivoiser son rôle de parent, d’autres formes de résistance. 

On ne s’interroge que très peu sur la dimension politique de la parentalité mais aussi et surtout sur ce que l’on définit, individuellement, dans la parentalité. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça veut dire pour nous ? Comment souhaite-t-on s’investir dedans ? Pourquoi veut-on des enfants ? Sans prendre en compte le chamboulement (auquel personne n’est préparé) réel qu’il constitue. Sans prendre en compte que la parentalité est un apprentissage. Et parce qu’on souffre du regard insistant et réprobateur d’une société qui enjoint les femmes à devenir mères mais exclut de facto les lesbiennes, les femmes en situation de handicap, les grosses, les hommes trans. Un jugement sévère s’abat sur tou-tes celleux que l’on préjuge incompétent-es dans les qualités parentales requises, simplement parce qu’elles échappent à la norme patriarcale. Tout ça, elle le raconte avec humour, contraste, légéreté et bienveillance.

« Le maitre mot de cette BD, c’est la solidarité ! »
signale l’autrice et dessinatrice.

Noémie Fachan relate ici des parcours de combattant-es, témoins d’un côté de la charge immense, physique et mentale, qui incombe aux femmes – qu’elles soient mères ou non – et d’un autre de la force inouïe des personnes concernées, qui malgré les embuches, les épreuves et les difficultés, puisent dans leurs ressources pour affronter, résister, contourner, inventer, lutter, faire avancer, s’adapter. Éblouissant-es de créativité, adelphes d’épuisement, partenaires de galère… Des gorgones puissantes et ordinaires, dans toute leur combattivité et leurs vulnérabilités, dans leurs failles, leurs routines, leurs échecs et leurs victoires. Dans leurs individualités et leurs intimités. Et surtout dans leur diversité et leur pluralité. Et double dose de bonne nouvelle : un tome 2 est en préparation et devrait arriver à la rentrée prochaine. 

 

  • La rencontre avec Noémie Fachan, animée par Juliana Allin, était organisée le 15 mars par la bibliothèque des Champs libres, à Rennes, dans le cadre du 8 mars.

Célian Ramis

Violences sexistes et sexuelles : en finir avec la honte et la domination

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Une femme apeurée dans le bus par un homme qui l'agresse verbalement mais aussi de sa présence invasive
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Comment endiguer le fléau des violences sexistes et sexuelles dans ces espaces semi-publics qui touchent une grande partie de la population lui assénant un sentiment d’illégitimité et d’insécurité ?
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En 2020, les services de police et de gendarmerie enregistraient 57000 plaintes en France pour violences sexuelles, dont 3% commises dans les transports en commun. Un pourcentage non représentatif de toutes les agressions, la plupart des victimes ne portant pas plainte ensuite. Comment endiguer le fléau des violences sexistes et sexuelles dans ces espaces semi-publics qui touchent une grande partie de la population lui assénant un sentiment d’illégitimité et d’insécurité ?

Dans le bus, une femme se tient, debout, main sur la barre. Juste à côté d’elle, un homme. Lui aussi debout, lui aussi main sur la barre. Il approche sa main de la sienne. Elle se décale. Il la suit pour toujours ramener sa main sur la sienne. « Vous pouvez arrêter ? », assène-t-elle, sèchement. Il fait l’innocent, nie les faits, occupe l’espace en élevant la voix. « Tarée ! », « Nan mais pour qui elle se prend ?! », « Tu t’es crue à Cannes ? », scande-t-il bruyamment avant de descendre du bus. Les passager-es la regardent, immobiles. Son visage est figé par la peur et la honte. Personne ne bouge, tout le monde la scrute. Fin de la scène. 

Parce qu’il s’agit là d’une scène interprétée par deux comédien-ne-s de la troupe Echappées belles afin de sensibiliser les passant-es aux violences sexistes et sexuelles dans les transports en commun. Et malheureusement, la saynète s’inspire de faits réels et de situations identiques à celle qui vient de se dérouler sous nos yeux, dans laquelle les témoins n'interviennent pas, laissant la victime seule avec le traumatisme de l’agression vécue et ses émotions à vif. 

SENSIBILISER LES USAGER-ES

Cet après-midi du mois de mars, les passager-es du bus sont interrogé-es sur ce qu’ils et elles viennent de vivre. « Une agression verbale », définit un monsieur. « Il n’a pas touché votre main… En tout cas, je crois qu’il n’a pas touché votre main ». Mais pour les deux jeunes filles, installées bien en face de la scène et certainement conscientes – par expérience – des potentiels dangers de l’espace public, aucun doute, l’homme collait expressément la main de la femme agressée. « Est-ce que vous avez eu envie d’intervenir ? Qu’est-ce qui a fait que vous ne l’avez pas fait ? », interpelle la comédienne, à l’ensemble du bus. Le stress, la peur de prendre un coup, l’angoisse que la violence ne se retourne contre nous… constituent des freins à l’intervention. 

La saynète est effectuée au ralenti, démontrant qu’il s’agit bien là d’une agression, la dame ne consentant pas à ce que son corps soit touché. « On ne comprenait pas trop d’où c’était parti mais maintenant oui, on voit bien qu’il fait exprès », signalent les témoins. Dans la situation proposée, l’opposition de la personne concernée attire l’attention sur l’agresseur qui se replie et décide rapidement d’humilier la victime. Le volume sonore utilisé, les remarques rabaissantes et la gestuelle intimidante dans un espace clos tendent à imposer le silence. De la part de tout le monde. 

ŒUVRER POUR LA CAPACITÉ D’AGIR

« Le fait que personne n’intervienne, ni même ne vienne me voir une fois qu’il est descendu, agit comme une deuxième agression. Comme si ce qui venait de se passer était validé. Personne ne réagit, j’ai honte. N’hésitez pas à aller voir les personnes ! », commente la comédienne. Le discours s’enclenche, sans vocation à être jugeant, moralisateur ou culpabilisant. 

Simplement, ouvrir la discussion et donner des clés de compréhension et d’action. Du pôle prévention, Diane précise : « Vous pouvez donner l’alerte auprès du conducteur qui lui va prévenir et faire intervenir les services de police ou les contrôleurs. Dans le métro, il y a également des boutons d’appel d’urgence. » D’autres conseils sont donnés comme celui de faire diversion en demandant l’heure ou la direction du bus à l’agresseur, en invitant la victime à venir discuter avec nous. Elle poursuit : « Dans les transports, il y a des caméras. Vous pouvez le préciser à la victime quand vous aller la voir, pour la rassurer, lui dire que la scène a été filmée et qu’en cas de dépôt de plainte, la police pourra réquisitionner les archivages vidéos. » 

UNE DOMINATION INTÉGRÉE DÈS LA PETITE ENFANCE

Face à la violence, difficile d’agir. L’instant est souvent bref, la réflexion rapide mais la peur de mal faire et la sidération prennent (majoritairement) le dessus, sans nier la banalisation des faits de harcèlement (moral, sexuel) à l’encontre des femmes. « Il y a aujourd’hui des infractions reconnaissant les outrages sexistes et il existe des mesures de poursuite pour les agressions de ce type », indique le pôle prévention. Le manque d’informations juridiques se confrontent au continuum des violences sexistes et sexuelles. 

Le spectre est large et l’éducation genrée, reçue dès la petite enfance, marque et appuie les stéréotypes visant à diviser les hommes et les femmes, définies dans deux catégories bien distinctes dont l’une viendra rapidement dominer l’autre sur le long cours de la construction sociale. Les hommes actifs et forts. Les femmes passives et vulnérables. La honte du côté des femmes, majoritairement victimes des VSS, tandis que les hommes sont valorisés pour leur virilité toxique.

« J’ai honte que tout le monde me regarde pendant la scène, c’est lui qui devrait avoir honte ! »
fustige la comédienne.

La domination des hommes dans l’espace public appelle les femmes à l’hypervigilance et malgré la médiatisation du sujet, nombreuses sont encore les voix qui s’élèvent pour minimiser les violences sexistes et sexuelles et leurs effets et conséquences sur les victimes qui bien souvent intègrent et endossent la responsabilité de l’agression subie. D’où l’importance, comme le signale la troupe Echappées belles de rejoindre la personne concernée, de lui parler et de l’accompagner : « Rien que de dire que non, ce n’est pas normal ce qui vient de se passer, ça fait que la victime va être rassurée et va éviter le sentiment de honte. »

UN PHÉNOMÈNE DE GRANDE AMPLEUR

En 2015, le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes remettait un rapport édifiant à Pascale Boistard, alors secrétaire d’État chargée des Droits des Femmes. Il était question de violences sexistes et sexuelles dans les transports en commun et le bilan était accablant : 100% des femmes y avaient subi du harcèlement ou des agressions, que ce soit dans le métro, le bus, le tram ou le train. 

De la remarque à l’agression sexuelle, en passant par le viol, les insultes et la (fameuse) « drague » insistante, les comportements et agissements qui constituent le spectre des violences à l’encontre des femmes sont larges. Dans ce contexte nait l’association Stop au harcèlement de rue et le projet Crocodiles, de Juliette Boutant et Thomas Mathieu, des planches illustrées relayant les récits de harcèlement et de sexisme ordinaire permettant à de nombreuses personnes concernées de s’identifier aux situations, de se sentir moins seules et de sensibiliser les potentiels témoins à réagir en cas de violences.

UN PAVÉ DANS LA MARE

Ainsi, le rapport du HCE bouscule les mentalités, mettant en évidence l’ampleur de la problématique. L’espace public appartient aux hommes et les femmes développent un sentiment d’illégimité et d’insécurité, les amenant à développer des stratégies d’évitement, dans la rue comme dans les transports en commun. Un constat établi par l’architecte-urbaniste Lysa Allegrini ou encore la journaliste Rebekka Endler, autrice de l’essai Le patriarcat des objets, dans le cadre du 8 mars. L’hypervigilance est leur quotidien, dès lors qu’elles mettent un pied dehors, le phénomène s’accentuant une fois la nuit tombée. L’instance consultative préconise un plan d’action national intitulé « Stop au harcèlement sexiste et aux violences sexuelles sur toute la ligne ». La campagne d’affichage « Stop ça suffit » est déployée la même année dans toute la France et dans les stations du métro rennais, on dévoile ce plan de ligne avec ses stations « Mademoiselle », « Vous êtes charmante », « C’est pour moi cette petite jupe ? », « Tu sais que t’es bonne ? », « Je vais te serrer », « Réponds sale chienne », et son terminus « Stop ça suffit ». Et avec, l’instauration de l’arrêt à la demande sur les lignes de bus, notamment la nuit. 

Depuis, la sensibilisation de la population et la formation des agent-es des réseaux de transports se poursuit et c’est dans cette lignée que le réseau STAR et Rennes Métropole ont lancé, en novembre 2023, la campagne de prévention « #NON sur toutes les lignes », élargissant le propos à la lutte globale contre les discriminations : sexisme, racisme, LGBTIphobie, validisme, etc. Elle appelle à faire réagir, victimes et témoins, dans une dynamique collective, intégrant les agent-es, les controleur-euses, les services de police, les associations d’aide aux victimes (En parler, SOS Victimes 35, CIDFF 35), etc. 

APRÈS LE DÉBRIEFING

Dans le bus, une femme se fait interpeler par un homme. Il lui parle d’une voix plutôt basse, on ne saisit pas les propos exacts mais on comprend rapidement qu’il s’agit d’un homme malaisant. Elle change de côté, il la suit, elle lui demande de la laisser tranquille. Une femme assise, à quelques mètres, assiste à la scène et bondit de sa place pour intervenir. L’homme s’énerve. Tout se passe très rapidement, les voix s’élèvent, le ton monte, la pression aussi. Les passager-es observent. Un homme s’avance en direction du harceleur : « Je te connais, on était en boite ensemble, tu te souviens plus de moi ? » Un autre vient lui prêter main forte, le temps que les deux femmes réclament l’arrêt à la demande et descendent du bus. Ce qui a fonctionné, c’est la cohésion et la solidarité. Intervenir à plusieurs. Une fois le débriefing passé avec les équipes mobilisées sur l’action de sensibilisation, les passager-es ont à cœur de refaire la saynète.

« Il faut que les citoyen-nes s’entraident ! »
signale Diane, du pôle prévention. 

En parler, échanger, visibiliser les vécus et les ressentis, accompagner les victimes, diffuser les informations, sensibiliser l’intégralité de la population aux violences sexistes et sexuelles, réagir en tant que témoins, alerter les passager-es, conducteur-ices, contrôleur-euses, forces de l’ordre, interpeler l’opinion publique, déconstruire les prégujés sexistes, racistes, LGBTiphobes, validistes, etc. Un effort quotidien, constant. Une énergie indispensable pour bâtir une société égalitaire, inclusive, dans laquelle tout le monde profite et bénéficie d’un confort mental et physique. Parce que la charge qui pèse sur les femmes, les personnes sexisées et les minorités dans l’espace public est bien trop lourde et exige d’être l’affaire de tou-tes. 

Célian Ramis

Chahla Chafiq : « En Iran, la liberté du peuple passe par la liberté des femmes ! »

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Chahla Chafiq, écrivaine et sociologue iranienne
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Nouveau choc pour l’Iran en septembre 2022. Arrêtée, Mahsa Amini décède des coups de la police des mœurs, jugeant qu’elle ne portait pas bien son voile. De là nait la révolution féministe Femme Vie Liberté et avec, c'est tout un peuple qui se soulève.
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Nouveau choc pour l’Iran en septembre 2022. Arrêtée, Mahsa Amini décède des coups de la police des mœurs, jugeant qu’elle ne portait pas bien son voile. De là nait le mouvement féministe Femme Vie Liberté, suscitant le soulèvement d’un peuple entier. Pour la sociologue et écrivaine iranienne Chahla Chafiq, il s’agit là d’une continuité dans l’histoire contemporaine du pays.

Autrice de romans et d’essais, on lui doit récemment Islam politique, sexe et genre – à la lumière de l’expérience iranienne et Le rendez-vous iranien de Simone de Beauvoir, des ouvrages explorant la question du désir des jeunes iranien-nes pour la liberté et l’égalité. Dans l’histoire contemporaine du pays, les femmes sont au centre de ces luttes, comme elle l’explique : « Dès le début, j’ai écrit et fait des entretiens pour comprendre ce qui se passait. » Surtout, Chahla Chafiq insiste, le mouvement actuel – Femme Vie Liberté - s’inscrit dans une continuité. Depuis plus d’un siècle, les femmes prennent part aux révolutions. 

DES VOIX PLURIELLES

Déjà lors de la Révolution constitutionnelle (1904-1911) au cours de laquelle le peuple lutte contre le despotisme royal et les droits démocratiques. Au sein même de la dynastie Qadjar, alors au pouvoir, la princesse critique sévèrement, dans son journal intime, le voile : « Pour elle, il est la cause du malheur de tout le pays. » Des femmes en tchador approuvent les revendications, d’autres prennent les armes, marquant ardemment leur désir de liberté : « Chaque fois qu’on approche de près un pays, on s’aperçoit qu’il existe des voix plurielles. Les femmes ne sont pas si passives qu’on le pense ! », souligne Chahla Chafiq qui cite la poétesse Tahireh et le mouvement babiste - opposé à la charia – sans oublier les femmes de la cour du roi, parfois déjà à l’avant-garde et montrant à travers des images les diverses manières de se vêtir, pour les femmes, avec ou sans le voile intégral, avec ou sans le foulard. Toutefois, « la loi votée n’a pas reconnu les droits des femmes, alors même qu’elles avaient été présentes dans la révolution », regrette-t-elle.  

En réaction, elles créent des groupes et des associations et « les féministes avant-garde de l’époque ne se voilent pas du tout. » Elles en prennent l’initiative avant même que le roi Pahlavi, inspiré par Atatürk, ne procède au dévoilement des iraniennes.

« Dans les milieux urbains, les femmes sont massivement sorties sans le voile mais ce n’était pas la même chose dans le milieu rural »
souligne la sociologue.

La révolution de 1979 marque un tournant important dans l’histoire de l’Iran qui renverse l’État impérial et devient une république islamique. « Farrokh-Rou Parsa était la première femme ministre (de l’éducation) et son sort tragique symbolise ce qui se passait pour les femmes à cette époque. Les rêves ont tourné au cauchemar, elle a été exécutée par les islamistes », précise Chahla Chafiq, distinguant l’Islam en tant que religion et l’islamisme en tant qu’idéologisation de la religion. 

CONTRE L’IMPÉRIALISME ET L’OCCIDENT

Etudiante, elle prend part à la révolution parmi un grand nombre de femmes et d’hommes : « On n’avait pas de voile et on n’était pas pour l’islamisme. Nous n’avions pas conscience de ce qui se passait. Khomeini représentait une image de la religion progressiste. Nous n’avions aucune idée de la laïcité et nous n’avions pas conscience du féminisme ! On était contre l’impérialisme, le régime du Shah et de ses alliés. On noircissait l’Occident pour ça. » Cette notion est essentielle pour comprendre le durcissement qui s’opère dans la société dans les années 80. La montée de la dictature, les discours haineux de certains mollahs, la répression envers les femmes sans en avoir l’air…

« Un jour dans le journal, je vois un article sur le Deuxième sexe, de Simone de Beauvoir, car il avait été traduit partiellement. Mais je ne comprenais pas vraiment. J’appartenais à la classe moyenne, ma mère ne portait pas le voile, je ne me sentais pas dominée. Mon problème, c’était le régime, le despotisme. La question des libertés des femmes n’était pas une problématique pour nous », commente l’écrivaine iranienne qui avoue que sa génération « faisait une grave erreur » en s’alliant aux islamistes. « Khomeini était un leader charismatique et incontesté. On n’était pas inquiets. Et puis, on a commencé à voir des femmes voilées venir, des hommes diviser et dissocier les rangs des femmes. Mais encore une fois, ce n’était pas notre priorité, nous, c’était l’anti-impérialisme ! », répète-t-elle. 

DÉSILLUSION ET DURCISSEMENT DU RÉGIME

Une fois instaurée, la république islamiste rend le port du voile quasiment obligatoire et mobilise à travers les femmes hezbollahs, armées de bâtons, une défense de ces valeurs. Le régime en place instrumentalise la guerre contre l’Irak, qui sévit de 1980 à 1988, pour occulter et silencier l’opposition en interne et maintenir une répression grandissante. « Je suis passée en clandestinité. Tout a changé. Le voile est devenu un uniforme. Les femmes n’ont pas quitté l’espace public, elles n’auraient pas accepté mais ils ont dû composer avec. Le leader a compris qu’il fallait les mobiliser sous leur drapeau. Il a donc dit qu’elles pouvaient sortir et aller travailler mais voilées », souligne-t-elle.

Une partie de sa génération est exécutée au sein des prisons islamistes et Chahla Chafiq perd de nombreu-ses ami-es de cette manière tragique et révoltante. Les générations suivantes prennent le flambeau et développent de nouvelles formes de résistance. Les protestations se multiplient dans une société où les femmes sont désormais entièrement voilées. Pour la sociologue, il ne s’agit plus d’un tissu : 

« Le voile apparait comme le miroir de la société et le mauvais voile est une résistance sociale ! »

La patrouille des mœurs arrêtent les femmes qui sortent sans leur voile. La fin des années 80 est marquée par des crises successives : l’échec de la guerre, la mort de Khomeini – dissociant les partis au pouvoir et accélérant encore la montée des réformes islamistes, et puis les nombreuses révoltes. Mais avant cela, précise Chahla Chafiq, les militantes féministes s’organisent : « Dans les années 90/2000, de nouvelles générations sortent sur la scène. Pour elles, le féminisme est un vrai projet ! » 

LES FEMMES, FIGURES DES MOUVEMENTS CONTESTAIRES

En 2009, le Mouvement vert, un grand mouvement populaire fédérant des millions d’Iranien-nes, assorti d’« une répression sanglante », prend pour visage celui de Neda, une jeune femme tuée dans la rue, qui symbolise l’appel du peuple à la liberté. En 2019, c’est celui de la Fille bleue – Sahar Khodayar, immolée par le feu pour protester contre l’interdiction des femmes dans les stades – qui vient illuminer les mouvements de contestation contre le port du voile. D’autres actions ont entre temps et depuis marqué les esprits du peuple iranien qui se soulève depuis 2022 au son du slogan Femme Vie Liberté, survenu à la suite de la mort de Mahsa Amani, arrêtée et tuée par la police des mœurs.

« Sa mort a été la goutte d’eau ! Mais finalement, ce n’est pas simplement les femmes qui manifestent, c’est tout un peuple qui ouvre les yeux ! », déclare la sociologue. Pour elle, il aura fallu 40 ans à l’Iran pour percevoir et comprendre la réalité cachée : « Le système au pouvoir s’est basé sur le sexisme, considérant la femme comme la moitié de l’homme. Le leader, tout en haut, enlève la citoyenneté aussi des hommes. C’est un système qui réprime tout le monde. L’Iran comprend que la voie de la liberté passe par la liberté des femmes ! C’est mon analyse… » Elle poursuit :

« Les femmes constituent le socle idéologique de la répression d’un régime liberticide, morbide et mortifère. L’Iran demande la liberté pour tout le peuple mais le point de départ, c’est la liberté des femmes ! »

La laïcité, les droits des femmes et le désir de liberté sont devenus les éléments structurant du mouvement actuel. Malgré la répression, de nombreuses femmes ont retiré leur voile et des voix de la protestation s’élèvent depuis les prisons politiques. En décembre 2023, Narges Mohammadi, emprisonnée depuis 2001 à Téhéran, a obtenu le prix Nobel de la paix. « D’autres figures brillantes sont incarcérées et sont toujours là pour critiquer leur génération. Ce sont des éléments inédits qui donnent beaucoup d’espoir pour la suite ! », conclut Chahla Chafiq.

 

  • Invitée par l’association franco-iranienne de Bretagne, Chahla Chafiq était présente à la MIR pour une conférence sur « La lutte des femmes iraniennes pour la liberté et l’égalité : d’hier à demain », le mercredi 13 mars. 

 

 

Célian Ramis

Révéler l'intimité d'un corps déclassé

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Corinne Lepage, dans son spectacle À nos corps politiques
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Dans À nos corps politiques, il est question de genre, de validisme, de lutte des classes, de tabous, d’injonctions mais aussi de résilience, de beauté et de créativité. Un pas de côté pour évacuer la charge des normes et pour célébrer les identités plurielles.
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Comment devient-on une femme ? C’est quoi une femme ? Ça ressemble à quoi une femme dont le handicap est invisible ? Dans la pièce À nos corps politiques, de Corinne Lepage, il est question de genre, de validisme, de lutte des classes, de vieillesse, de tabous, d’injonctions mais aussi de résilience, de beauté et de créativité. Un pas de côté pour évacuer la charge des normes rigides et nombreuses et pour célébrer les identités plurielles.

Allongée au sol, elle lit King Kong Théorie de Virginie Despentes, avant de fredonner L’hymne des femmes. Sur la scène, figurent aussi Sorcières, la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet, L’arbre de Dianed’Alejandra Pizarnik, De chair et de fer – vivre et lutter dans une société validiste de Charlotte Puiseux ou encore Deuxième sexe de Simone de Beauvoir. « On ne nait pas femme, on le devient. Ce n’est pas une donnée naturelle, c’est le résultat d’une histoire », scande l’autrice d’un des essais féministes les plus marquants du XXe siècle. Cet extrait, qui résonne dans la pièce, c’est le départ d’une longue interrogation pour Corinne Lepage, éducatrice populaire, autrice et comédienne, qui livre ici un spectacle autobiographique militant, sensible et percutant. 

DES CONSTRUCTIONS SOCIALES

Assignée fille à la naissance, son genre est étiqueté dans son prénom. Moquée dès l’enfance pour sa très petite taille, elle est rapidement « recalée, déclassée, rétrogradée ». En réponse, elle développe « un drôle de caractère », assorti d’une « légitimité à l’ouvrir », à encaisser les coups et à les rendre à travers l’humour. Elle a compris le pouvoir des mots mais ceux qu’on ne dit pas, ceux que l’on tait, va pourtant venir se graver et s’inscrire dans son corps. Gamine, elle attend, intriguée, de devenir femme, sans savoir ce que cela implique.

« Une dépossession qui me rendait spectatrice de moi-même », une injonction à se forger et à se construire à travers le regard des autres et en particulier, le regard des hommes ainsi que leurs fantasmes et projections. « J’ai fait de mon mieux mais en hurlant parfois de douleur et d’incompréhension », raconte-t-elle.

Son fil rouge, c’est la construction sociale du genre féminin, les injonctions, aussi paradoxales soient-elles, les tabous, les violences, etc. qui régissent la catégorie Femme dans son aspect le plus réducteur et toxique. Dans sa narration, Corinne Lepage entremêle tout ça avec d’autres oppressions et aborde le validisme et la lutte des classes. Un père ouvrier et syndicaliste et une mère institutrice et adhérente au Parti socialiste. Les discussions animées autour des émissions télévisées politiques. Le licenciement de son père et le changement des corps. Elle voit celui de son père « se courber, les vacances se raréfier et la peur s’installer ». Elle relate la destruction des corps par le capitalisme et le patriarcat. La politique et les décisions prises par les différents gouvernements n’impactent pas les classes sociales et les corps des concerné-es de la même manière. 

RÉCIT D’UN CORPS DÉPOSSÉDÉ

Ainsi, elle veut venger sa classe, ne pas la trahir et la porter en étendard, en utilisant son corps comme arme politique. Son corps à elle qui n’est pas conforme à ce que l’on attend puisqu’il est porteur d’un handicap qui l’empêche de marcher selon la norme des valides et de porter des talons selon la norme des hommes blancs cisgenres hétérosexuels.

« Je suis un corps biologique de sexe féminin à talons plats. J’avais fini par m’en foutre ! »

Le système patriarcal broie les âmes et les corps et chacun-e intègre son rôle et sa place. Corinne grandit et se construit dans l’idée que son rapport à son propre corps ne lui appartient pas. Son image ne dépend pas d’elle, son corps non plus. Alors, elle monte sur la balance, remonte sur la balance, s’obsède de cette balance et s’en rend malade, à vomir son repas, à se vomir soi-même au final : « Maitriser, maigrir, c’est euphorique ! On devient invisible, plus légère ! » Finis les seins, finies les fesses, exit les signaux corporels d’appartenance au genre féminin : « Je ne veux pas être une femme, je ne sais pas être une femme, ni une mère d’ailleurs. Le monde des femmes me fait peur. Et encore plus celui des hommes. »

IMBRICATION DES DOMINATIONS

L’écriture est à la fois percutante et enveloppante. Le récit nous happe et nous tient en haleine. Parce qu’il résonne à certains endroits de nos existences mais aussi parce qu’il délivre des chemins escarpés et des embuches qui nous sont étrangères. C’est la force de ce spectacle. D’une vie quasiment commune de femme face aux difficultés de son genre et de son quotidien réduit au silence et aux souffrances imposées par le patriarcat et le capitalisme, elle met en exergue et en puissance les mécanismes de domination qui s’entrecroisent et s’enlacent inlassablement dans une danse étourdissante et une chorégraphie millimétrée à la violence près. 

Le vertige survient. « Injonctions paradoxales, délégitimation de mon travail, invisibilisation de mon travail, manipulation, chantage à l’emploi, isolement, peur, peur, peur. Burn out. Il leur aura fallu 10 ans pour mettre le feu à mon corps, pour l’évincer, l’éjecter, l’anéantir, le rendre inutile ». C’est le récit d’un corps aliéné, d’un esprit asservi par le temps et par la société qui attend des représentations précises de ce que doit être une femme, de ce que doit être une personne handicapée, de ce à quoi doit ressembler une personne en dépression. Une femme handicapée en dépression. Cette femme « devenue floue à soi-même » qui doit s’adapter aux normes et leurs limites pour entrer dans les cases d’un monde patriarcal et néolibéral et espérer survivre. 

ŒUVRE INTIME ET COLLECTIVE

L’intime est politique et Corinne Lepage le démontre ici dans une mise à nu émancipatrice et empouvoirante. Dans son cheminement autour des dominations et de ses imbrications, l’autrice et comédienne dévoile une identité plurielle, tissée au fil de son histoire et de sa construction. Elle a 48 ans, elle est une femme blanche, cisgenre, hétéra, handicapée, mère célibataire diplômée d’une maitrise de philosophie et vivant en milieu rural et elle se raconte devant nous, consciente que selon ses composantes, elle est privilégiée ou entravée. Elle sort du silence pour rendre l’invisible visible, pour interroger et décortiquer la manière dont on performe le genre au quotidien, pour donner à voir un corps qui vieillit et se libère, malgré le tabou qui entoure la ménopause, des injonctions. 

La beauté opère. Celle des mots de Corinne Lepage, accompagnée de Clémence Aurore en regard extérieur, celle de cette mise en scène à la fois épurée et à la fois riche de tous les symboles et messages qui la composent, celle de cette minutieuse observation et de cette plongée au cœur des rouages du patriarcat et du capitalisme pour mieux s’en détacher et s’en extirper. Intime, le récit vient bousculer l’ordre établi et constitué l’expérience collective des personnes marginalisées, mises au ban d’une société à déconstruire pour un avenir inclusif et sans violences. « Quelle chance de ne pas être ce qu’on attendait d’être ! », s’exclame la protagoniste. Une ode à l’acceptation de soi.

 

  • Proposé par l’association d’éducation populaire Cridev, le spectacle À nos corps politiques était présenté à la MIR le 12 mars dernier, dans le cadre du mois de mars à Rennes.

Célian Ramis

La ville des femmes : loin d'une science-fiction, une réalité urgente !

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Lysa Allegrini, architecte-urbaniste engagée pour la ville des femmes
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La ville des femmes. L’opposé de la ville des hommes ? De la ville tout court ? Non, justement. Une ville inclusive, dans laquelle les espaces publics, ses aménagements et ses équipements, sont pensés et réfléchis en amont pour tou-tes et par tou-tes.
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La ville des femmes. L’opposé de la ville des hommes ? De la ville tout court ? Non, justement. Lysa Allegrini, chargée d’études en architecture et en urbanisme au sein de l’agence En Act à Rouen, propose une ville inclusive, dans laquelle les espaces publics, ses aménagements et ses équipements, sont pensés et réfléchis en amont pour tou-tes et par tou-tes.

Le postulat de départ : la ville et les espaces publics sont des lieux de rencontre, de mixité sociale, ouverts à tou-tes, conscient-es et porteur-euses des divers enjeux existants au sein de la population. Pourtant, le constat est bien différent dans la réalité du quotidien que dans la théorie couchée sur le papier : les espaces ne sont pas totalement publics et surtout pas neutres. Ils excluent principalement les publics vulnérables et les femmes. « La ville est faite par et pour les hommes », explique la spécialiste du genre, de l’urbanisme et de l’architecture égalitaire. C’est la thèse également développée dans l’essai de Rebekka Endler, Le patriarcat des objets, avec la non moindre anecdote des toilettes non adaptés aux femmes. Un sujet a priori amusant et anecdotique, et qui révèle pourtant une réelle volonté d’exclure une grande partie de la population.

UN SENTIMENT D’INSÉCURITÉ

Bien que, statistiquement, moins souvent victimes d’agressions dans la rue que les hommes, les femmes partagent pourtant à 65% un sentiment d’insécurité, se caractérisant par un sentiment d’anxiété face à ce qui pourrait advenir. En clair, les femmes font l’expérience « commune et quotidienne » de la peur dans l’espace public. Une peur nourrie et alimentée par « l’éducation, les médias, les répressions du gouvernement, etc. », autant de signaux envoyés et de messages martelés dès l’enfance visant à faire intégrer aux femmes l’idée qu’elles sont « des cibles potentielles » lorsqu’elles sortent de chez elles. Ainsi, « elles s’imposent des limites et des restrictions, élaborent des stratégies pour faire face aux inconvénients » qu’elles pourraient rencontrer et la nuit, elles « doivent toujours jaugées du danger », activant une vigilance mentale constante.

La ville n’étant pas pensée et conçue pour elles, selon des échelles de mesure basées sur la carrure moyenne des hommes mais aussi leurs activités, besoins et comportements, elles développent un sentiment d’illégitimité à occuper les espaces publics. Elles ne flânent que rarement dans les parcs et sur les places et elles bougent d’un point A à un point B, dans des déplacements généralement destinés aux tâches du care (amener les enfants à l’école ou aux activités, aller faire les courses, aider une personne âgée, etc.), comme une extension du foyer. 

Dans un espace où les noms d’homme sont gravés à chaque coin de rue (seules 6% des rues en France portent des noms de femmes), les femmes subissent un rappel à l’ordre : leur place est à la maison. Si elles transgressent cette injonction, les hommes leur rappellent qu’ils disposent de leur corps comme ils l’entendent à travers le harcèlement de rue, notamment. « Elles ont la crainte d’être interpelées ou agressées. Il y a tout un continuum de signaux masculins : dans les noms de rue, les images publicitaires au caractère sexuel explicite, etc. Qu’est-ce que ça donne comme images aux jeunes filles ? Sans oublier que dans les statistiques, les violences sexistes ne sont pas prises en compte ! », s’insurge Lysa Allegrini. 

DES ESPACES NON ADAPTÉS

Avec l’émergence d’une nouvelle population urbaine, la création de nouvelles structures familiales et le bouleversement du quotidien des femmes qui travaillent de plus en plus, les villes n’ont pas réussi, ni même lancé, le challenge d’une adaptation adéquate aux changements de comportements. « Les architectes et urbanistes doivent pouvoir répondre aux besoins ! Aujourd’hui encore, les femmes subissent la ville plus qu’elles ne l’occupent ! », souligne la professionnelle. 

Ainsi, les city stade, les skate parks ou encore les terrains de pétanque, soi-disant à destination d’un public mixte, viennent satisfaire majoritairement les préoccupations des hommes, sans se soucier des difficultés des femmes à investir ces espaces. Lysa Allegrini y voit là « le prolongement de l’hégémonie masculine », conséquence d’une éducation genrée dans laquelle on favorise la motricité et l’exploration de l’environnement chez les garçons tandis qu’on mettra en garde les filles de tous les aspects dangereux et insécurisants :

« Dès l’enfance, les garçons apprennent à occuper l’espace et les filles apprennent à le partager. »

Heureusement, elle souligne la volonté de certaines municipalités et collectivités territoriales de réaménagement des lieux en faveur de l’égalité et de la mixité, intégrant les critères de genre dans leurs politiques publiques. « C’est aussi une question de représentations. A Rouen, par exemple, il y a une association de roller derby qui organise des événements dans l’espace public pour que les femmes se le réapproprient », précise l’architecte-urbaniste. 

Au même titre que de nombreux collectifs féministes ou des équipements (skate, réparation de vélos, salle d’escalade, soudure, mécanique, etc.) proposent des ateliers en mixité choisie afin de partager les vécus et les compétences, développer l’empouvoirement des femmes, leur sentiment de confiance et de légitimité, favorisant ainsi un retour plus serein dans les lieux identifiés comme potentiellement dangereux (remarques, jugements, insultes, agressions physiques et/ou sexuelles, etc.). Cela peut aussi passer, comme le précise Lysa Allegrini, par de la communication visuelle à travers des campagnes dans les transports en commun ou espaces publicitaires de la ville « pour montrer aux femmes qu’elles ont leur place ».

LA VILLE DES FEMMES

« J’ai pu construire un guide à appliquer au quotidien. Il est important de penser au confort du public et à sa diversité, en donnant la possibilité de marcher ou de circuler tranquillement, de pouvoir s’asseoir, observer… Ça nécessite un travail sur le champ de vision pour mieux voir les alentours et ainsi réduire le sentiment d’insécurité », signale-t-elle. D’autres éléments sont à prendre en compte, comme la présence de sanitaires et de points d’eau, la diversité et variété des aménagements et de l’offre proposée, les moyens de rendre un quartier attrayant à travers des couleurs, des échelles à taille humaine, la richesse des rez-de-chaussée, etc. mais aussi les services de mobilité et bien sûr l’accessibilité aux personnes en situation de handicap, aux poussettes, aux personnes à mobilité réduite, etc. 

Il est essentiel de développer des méthodes pour construire des projets égalitaires. Elle cite notamment les méthodes participatives, les balades urbaines et les ateliers de concertation, « dès la conception du projet ! » pour impliquer et faire avec les habitant-es et surtout les personnes concernées. « Il faut prendre en compte les avis de tout le monde pour que ce soit le plus mixte possible ! », dit-elle, animée par cette réflexion autour de sa pratique professionnelle : « Se poser des questions en amont, écouter, innover, tester, évaluer, corriger… Il faut savoir se remettre en question et corriger. Chaque projet urbain reste unique et notre travail n’a pas d’intérêt si notre projet ne fonctionne pas. »

Il n’y a pas de réponse unique. Mais plein de possibilités pour inclure davantage. C’est ce qu’elle appelle « La ville des femmes ». Pas en opposition avec la ville des hommes. « C’est un endroit où on vient prendre en compte les enfants, les personnes à mobilité réduite, les personnes âgées, les femmes et les hommes. On l’appelle comme ça par engagement, pour montrer qu’en s’intéressant à la question du genre, on propose quelque chose de plus inclusif. C’est une ville pour tou-tes ! », répond Lysa Allegrini, interrogée sur l’aspect potentiellement jugé excluant de l’intitulé, tandis qu’on ne se demande majoritairement pas si la ville actuelle, faite par et pour les hommes, répond aux besoins et enjeux de toute la population et pas uniquement à sa catégorie dominante. La professionnelle le souligne :

« Beaucoup de gens pensent que c’est un non sujet. Parce que personne ne nous empêche frontalement d’aller en ville, de sortir de chez nous. C’est en en parlant qu’on va prendre davantage en compte la question des femmes et des minorités. »

Dans plusieurs villes de France, la démarche a été enclenchée : augmentation du nombre de rues et d’équipements sportifs, sociaux et culturels portant des noms de femmes, végétalisation des cours d’école intégrant également les enjeux de genre, concertation des habitant-es dans les projets d’aménagement urbain, etc. Pour Lysa Allegrini, il est important, dans sa pratique professionnelle, de livrer un projet répondant aux critères cités précédemment mais aussi d’être en capacité d’évaluer la réussite et les points d’amélioration pour corriger le tir. « En tant qu’architectes-urbanistes, on dessine des espaces mais on ne peut pas forcer les gens à se les approprier comme nous on le voudrait. C’est beau aussi de voir que les espaces sont ouverts et servent à d’autres activités que celles prévues au départ ! », conclut-elle. 

 

  • Lysa Allegrini intervenait au Diapason, à Rennes, dans le cadre de la journée « Égalité et sciences : la place des femmes », organisée le 11 mars par l’Université de Rennes.

Célian Ramis

Endométriose : "Non, ce n'est pas normal d'avoir des douleurs pendant ses règles !"

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Krystel Nyangoh Timoh, chirurgienne gynécologue-obstétricienne au CHU de Rennes
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Chirurgienne gynéco-obstétricienne, Krystel Nyangoh Timoh s’engage au quotidien pour faire évoluer la recherche, les techniques et les approches médicales, au service de la santé et du confort des personnes atteintes d'endométriose.
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Chirurgienne gynéco-obstétricienne au CHU de Rennes et maitresse de conférences en anatomie à l’université de Rennes, Krystel Nyangoh Timoh s’engage au quotidien pour les femmes atteintes d’endométriose. Amélioration et individualisation de la prise en charge globale, précision des connaissances en anatomie et en chirurgie robotique (mini invasive), prise en considération des besoins et envies de la personne concernée… Elle œuvre pour faire évoluer la recherche, les techniques et les approches médicales, au service de la santé et du confort de la patiente.

Elle parle de l’invisible souffrance des femmes et surtout de leur prise en charge. Krystel Nyangoh Timoh œuvre, au quotidien, pour l’amélioration de l’accompagnement global de ces 2,5 millions de françaises atteintes d’endométriose. « C’est extrêmement fréquent, vous avez tou-te-s une cousine, une mère, une amie… qui a une endométriose », souligne-t-elle, précisant :

« On parle de 10% des femmes à en être atteintes, c’est une estimation car il y en a probablement plus. » 

Davantage encore demain. De par la médiatisation du sujet, la diffusion de l’information auprès des patient-e-s, la formation des professionnel-le-s, permettant ainsi une plus rapide prise en considération des symptômes et douleurs pour établir, plus vite, un diagnostic plus précis. Mais aussi de par l’augmentation et le développement des perturbateurs endocriniens, mis en cause dans la maladie en tant qu’hypothèse puisqu’il n’existe, à l’heure actuelle, pas de certitudes sur les causes de l’endométriose.

UN QUOTIDIEN DE SOUFFRANCES

On en connait, néanmoins, les conséquences : première cause d’infertilité féminine, la maladie chronique peut empêcher les porteur-euses de « mener leur vie comme elles le souhaitent ». La gynécologue-obstétricienne dresse une liste non exhaustive des effets : fatigue, santé mentale qui peut se dégrader plus rapidement, troubles digestifs, troubles urinaires, obligeant parfois à l’absentéisme (à l’école, dans les études, au travail…) mais aussi l’isolement dans la vie sociale. 

Sans oublier « le coût pour la patiente, les soins complémentaires (sophro, acupuncture, réflexologie, par exemple) qui participent au bien-être ne sont pas pris en charge » et le coût également pour la société estimée à environ 10 000 euros par femme et par année (coûts directs relatifs aux soins et à la perte de productivité pour l’employeur, selon une étude de la Fondation mondiale de recherche sur l’endométriose, réalisée en avril 2012). « On devrait tou-te-s la prendre à bras le corps cette maladie ! », s’exclame alors Krystel Nyangoh Timoh. Et plus le diagnostic est long à établir, plus la prise en charge tarde à être mise en place et adaptée à la personne concernée, plus les douleurs pelviennes peuvent devenir chroniques et invalidantes. 

« Nous, les chirurgiens, et je m’inclus dedans, on prend en charge la maladie comme un nodule. On a besoin de prendre en charge de manière globale. Avoir une endométriose, ça amène les femmes à se poser des questions. Sur la possibilité d’avoir ou non un enfant, sur la pratique de tel ou tel métier… Elles ont besoin d’un accompagnement individualisé qui s’adapte à leur vie, leurs envies, etc. »

PETITE HISTOIRE DU SILENCE…

En 2024, l’évolution est lente. L’endométriose, elle, a pourtant toujours été là. « Dès l’Antiquité, il y a des textes qui parlent des douleurs que certaines femmes avaient pendant leurs règles », précise la gynécologue-obstétricienne. Et puis, il faut attendre 1860 pour que le docteur Rotikansky observe, à l’occasion d’une autopsie, des lésions sur le péritoine et identifie ainsi l’endométriose. En 1921, John A. Sampson théorise sur la maladie « et depuis, il ne s’est pas passé grand-chose ».

Krystel Nyangoh Timoh se souvient, lors de ses études à Paris, avoir vu des patientes atteintes d’endométriose. Souhaitant comprendre, elle cherche dans son ouvrage de référence sur la gynécologie : « Il y avait 2 lignes seulement alors que beaucoup de femmes souffraient ! » Les années 2000 voient des associations de patientes se créées, à l’instar d’EndoFrance puis récemment, en Bretagne, EndoBreizh, une filière de soins pour la prise en charge de l’endométriose. Grâce à ces structures et aux personnalités publiques ayant médiatisé la maladie – Laëtitia Millot, Lorie, Enora Malagré, etc. – Emmanuel Macron a annoncé, en 2022, une première stratégie nationale pour lutter contre l’endométriose.

BIAIS ANATOMIQUES ET CHIRURGICAUX

S’attaquer aux origines de la maladie figure comme un objectif de ce plan. Car aujourd’hui, « on ne sait pas comment elle arrive ». Ce que l’on sait : chez les personnes menstruées, atteintes d’endométriose, des lésions se développent dans et en dehors de l’utérus, pouvant se propager, comme des métastases, et atteindre d’autres organes. « Mais des jeunes filles ressentent des douleurs dès les premières règles. Cela signifie que l’endométriose était déjà présente », souligne la gynécologue-obstétricienne, pointant ici les potentiels facteurs génétiques et la possibilité que les lésions se soient créés lors de la vie intra-utérine du bébé. 

L’essentiel pour elle, dans son quotidien de praticienne : améliorer la prise en charge des personnes endométriosiques. Et cela passe par l’obtention et la diffusion de connaissances pointues en termes d’anatomie et de chirurgie. Elle constate, à force de recherches et d’expériences, une connaissance plus aiguë de l’organe masculin que de l’organe féminin, rejoignant les revendications féministes à se réapproprier les savoirs concernant le corps des femmes et à en explorer tous les recoins, afin que chacun-e puisse reprendre son pouvoir d’action et de consentement. 

Elle l’applique à son métier : « Quand on fait de la chirurgie, il est important de comprendre où est-ce se situent les lésions et comment elles sont innervées. » Elle le dit, la chirurgie de l’endométriose est une des plus complexes tant « il faut connaitre son anatomie par cœur ». Dans l’opération, elle observe deux missions : enlever la maladie et préserver l’innervation pelvienne. Passionnée d’anatomie, Krystel Nyangoh Timoh veut comprendre. Avec son étudiante en médecine, elles ont traqué les nerfs de la zone un par un et ont ainsi réalisé une cartographie, « un travail colossal et fondateur pour la suite ». 

En parallèle, elle identifie un autre biais de la médecine face à l’endométriose, celui de la chirurgie. Actuellement, l’évaluation de la chirurgie s’effectue sur la base d’un questionnaire des symptômes « et non pas sur un questionnaire détaillé des douleurs, ce qui en fait une évaluation peu ou pas appropriée, pas précise ou pas représentative ». Toutes les personnes atteintes d’endométriose ne sont pas opérées (mais il existe aujourd’hui des techniques mini invasives – par la chirurgie robotique par exemple – permettant de limiter les séquelles des patient-e-s).

UN DÉFI SOCIÉTAL

Ainsi, attention est portée à l’élaboration d’une grille d’analyse plus adéquate et plus cohérente à la pluralité des symptômes, des douleurs, des patientes et des endométrioses. Œuvrer à l’amélioration de la prise en charge passe donc par la recherche, en matière de connaissances anatomiques, et surtout par l’étroite collaboration avec les personnes concernées. Afin d’identifier les besoins et les intentions. Parce qu’elles n’ont pas toutes les mêmes modes de vie, les mêmes ambitions, les mêmes âges et les mêmes enjeux. 

« Si on en parle autant, c’est parce que c’est un défi sociétal et culturel », analyse la professionnelle. Elle raconte : « J’ai pris en charge une patiente de 36 ans qui n’avait pas d’enfant. Jusque-là, tous les praticiens lui avaient conseillé de ne pas retirer l’utérus car elle n’avait pas d’enfant. Je ne dis pas qu’il faut systématiquement pratiquer l’hystérectomie mais ça nous pose la question de nos propres croyances. À quel âge, on peut enlever l’utérus d’une patiente ? Selon quels critères ? Quand est-ce que le désir de la patiente compte ? » Elle s’interroge et attire l’attention sur la projection des croyances de chaque praticien-ne renvoyée sur la patiente. 

« Il me semble que nous, on est là pour que les femmes puissent accomplir leur vie, comme elles, elles l’entendent »
ponctue-t-elle. 

Son questionnement est indispensable dans la pratique d’une médecine - encore empreinte des stéréotypes de genre – à destination d’une population souvent et longtemps reléguée au second plan. Elle cite les apports et les travaux de la chercheuse Camille Berthelot et de l’épidémiologiste Marina Kvaskoff, œuvrant à l’avancée et l’évolution des connaissances mais aussi des mentalités : « Heureusement, il y a aujourd’hui plus de femmes, plus de diversité et plus d’opportunités pour rendre le sujet visible et écouter les patientes. » 

UNE ÉVOLUTION LENTE

Krystel Nyangoh Timoh, investie et engagée dans de nombreux projets pour l’amélioration de la prise en charge globale des patientes, la précision des données scientifiques, anatomiques, chirurgicales et numériques ou encore la création (longue) d’une maison de l’endométriose à Rennes (et pour tout ça, élue Rennaise de l’année 2023 par les lecteurs d’Ouest France), reconnait l’évolution des pratiques mais semble regreter la lenteur de celle-ci. 

« On avance. Le but des filières comme EndoBreizh, c’est de sensibiliser, informer, former nos collègues pour qu’on puisse mieux prendre en charge les patientes. Et à partir du moment où la médiatisation est importante, on en parle davantage. Dans la formation, en médecine, et je le sais parce que c’est moi qui anime le cours au CHU de Rennes, ça a augmenté la partie sur l’endométriose. Mais ce n’est pas assez… C’est 4h, c’est pas énorme ! » 

Sans compter la longue procédure pour obtenir un diagnostic. Peu d’experts en échographie travaillent en France, a contrario des pays germaniques, ce qui rend la tâche compliquée pour précisément poser le diagnostic. Ainsi, dans l’hexagone, il est établi l’ordre suivant : « L’interrogatoire, l’examen clinique, l’échographie en première intention afin d’éliminer d’autres pathologies comme un kyste ou autre, tenter le traitement hormonal puis si celui-ci ne fonctionne pas, faire l’IRM… »

En moyenne, on estime à 7 ans la durée moyenne d’un diagnostic d’endométriose. À prendre en compte également, comme le souligne la gynéco-obstétricienne : toutes les femmes qui ont mal ne sont pas atteintes d’endométriose. « C’est le sommet de l’iceberg, l’endométriose. Mais il y a une vraie nécessité à pousser les recherches sur les douleurs de la femme. Ce n’est pas normal d’avoir mal pendant ses règles ! », conclut Krystel Nyangoh Timoh.

 

  • Krystel Nyangoh Timoh intervenait au Diapason, à Rennes, dans le cadre de la journée « Égalité et sciences : la place des femmes », organisée le 11 mars par l’Université de Rennes.

Célian Ramis

Michelle Perrot, l’histoire et la mémoire des femmes

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Michelle Perrot à Rennes
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8 mars 2024. Journée internationale des droits des femmes. Et désormais grève massive et féministe. Rencontre en ce jour militant, à Rennes, avec Michelle Perrot, historienne des femmes, professeure émérite, autrice et féministe.
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8 mars. Journée internationale pour les droits des femmes. Issue d’une tradition socialiste et ouvrière au début du XXe siècle, elle est désormais un jour de grève général et féministe, appelant les femmes à stopper travail productif et travail reproductif. En ce 8 mars 2024, des milliers de manifestant-e-s occupent l’espace public et en Bretagne, on célèbre le centenaire des Penn Sardin, ces ouvrières ayant profondément lutté, à Douarnenez, pour la dignité et l’amélioration des conditions de travail dans les conserveries. À Rennes, on célèbre également la venue de Michelle Perrot, historienne, professeure émérite d’histoire contemporaine et militante féministe, organisée par l'association Champs de Justice.

Un siècle de combats et de révoltes pour dénoncer les inégalités entre les femmes et les hommes, exiger des droits et gagner en liberté. Un siècle de révolution féministe pour faire entendre les voix des femmes et pour faire reconnaitre leurs existences. Toutes les existences. Un siècle de résistances pour affronter les retours de bâtons, les discours haineux et conservateurs, sans jamais rien lâcher. Un siècle aussi de transmission entre les générations pour poursuivre les luttes, réhabiliter les femmes du passé et construire un futur plus égalitaire, inclusif et sans violences. Un siècle que Michelle Perrot a, à quelques années près, entièrement vécu, observé et analysé.

Engagée en historienne - pour reprendre le titre de son dernier livre (S’engager en historienne, janvier 2024) - elle a marqué, de son empreinte, de ses travaux et de ses engagements, l’Histoire des femmes qu’elle a elle-même débroussaillée et mise sur le devant de la scène. A l’université dans un premier temps, permettant à la France de s’équiper d’études féministes en créant dans les années 70 à Jussieu le premier cours intitulé « Les femmes ont-elles une histoire ? ». Mais aussi sur la scène médiatique et littéraire, valorisant par ce biais un matrimoine riche et varié, mis sous silence et longtemps méprisé et ignoré. 

« Exhumeuse de vies oubliées », comme la définit Nathalie Appéré, maire de Rennes, lors de la cérémonie d’ouverture du 8 mars, elle est une pionnière de l’Histoire des femmes, « une passeuse de mémoires » dont le professionnalisme n’a d’égales que sa curiosité et soif de découvertes. Michelle Perrot, elle veut comprendre. Les ouvrières, le système carcéral, les différentes générations de féministes et les féminismes pluriels. Comment les marges s’inscrivent dans le temps long du passé pour aborder l’époque présente et se forger un avenir commun respectueux des individualités et spécificités de chaque groupe. Fine observatrice, elle manie les documents historiques avec intelligence et subtilité, les interrogeant d’un point de vue situé, les faisant parler sans jugement de leur propre histoire pour en révéler ce qui a trop longtemps été invisibilisé, minimisé et déprécié. 

UNE TRADITION MILITANTE

Dans sa quête insatiable de vérité, elle envisage le présent comme un pont entre le passé et l’avenir. Le 8 mars est un instant de bilan, comptabilisant les incontestables évolutions et les incontournables combats à poursuivre. « Quel que ce soit ce qu’il reste à faire, beaucoup de choses ont changé ! », souligne Michelle Perrot, en introduction de la discussion qu’elle entame, dans le grand salon de l’Hôtel de Ville, avec Geneviève Letourneux, conseillère municipale déléguée aux Droits des femmes et à la lutte contre les discriminations. L’inscription de l’IVG dans la Constitution figure dans les premières mentions : « À « liberté », j’aurais préféré « droit » mais déjà, par rapport aux années 70, c’est une avancée. À l’époque, ce n’était même pas imaginable ! » 

Celle qui a écrit l’an dernier Le temps des féminismes, avec Edouardo Castillo, connait bien l’histoire du patriarcat et ses progrès vers l’égalité, le droit à disposer de son corps, la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, l’importance de reconnaitre le pluralisme du mouvement, etc. « Déjà, il faut dire que les féministes, en France, ont toujours eu une conscience du Droit. Qui n’a peut-être pas toujours été très clair. Parce que le Droit, c’est l’État et l’État, ce sont les hommes. Mais elles ont pris conscience du Droit comme moyen d’organiser la société et elles ont demandé des droits. Les militantes féministes ont souvent été réformistes, légalistes », analyse l’historienne. Elles sont des conquérantes : 

« Les droits des femmes sont des droits conquis. Pour elles, il y avait toujours des frontières. Dans l’instruction, dans les droits civils, dans l’accès à la propriété, dans les droits du corps… Il fallait franchir les obstacles et les féministes françaises l’ont fait globalement de manière pacifique, en demandant que ce soit inscrit dans le droit. » 

Elle relate les années d’effervescence, de créativité et de contestation en 1980 et 1990, l’arrivée des socialistes au pouvoir, le soulagement et la joie des féministes, « plutôt à gauche », et la mandature d’Yvette Roudy, ministre de 81 à 86 des Droits de la femme, que l’on retiendra notamment pour la loi sur le remboursement de l’IVG et la loi pour la parité. « Moi, j’ai toujours été pour la parité. C’est très intéressant de voir que le féminisme s’est divisé à ce moment-là. Pour moi, le féminisme est porteur de tolérance et d’ouverture aux discussions. Ça a beaucoup apporté, la parité est un moyen pour les femmes d’avancer. C’est une expérience. Et ça demande aussi de prendre en compte les risques », poursuit-elle.

L’HÉRITAGE DES FEMMES

C’est un bonheur de l’écouter parler. Chacun de ses mots opère comme une libération. Dans cette salle marquée par le patrimoine breton – au plafond, trônent les noms de Surcouf, Laennec et tant d’autres hommes, aucune femme – Michelle Perrot rééquilibre la balance. De son savoir, de son travail, de sa présence et de sa vivacité d’esprit mais aussi de la mémoire de toutes celles qui ont œuvré pour faire bouger les mentalités, de toutes celles qui ont milité pour les droits des femmes et l’égalité et de toutes celles qui ont laissé traces dans l’Histoire de leurs passages et de leurs théories et/ou activismes. Elle cite Simone de Beauvoir et son Deuxième sexe encore aujourd’hui d’actualité, elle cite Françoise Héritier et son apport féministe à l’anthropologie et elle cite notamment la philosophe Geneviève Fraisse : « Elle dit que le féminise est une pensée. Ce n’est pas seulement une agitation mais c’est aussi une action. Le féminisme, c’est une vision sur la société ! » Les féminismes ont un matrimoine dense et riche qui mérite d’être connu et valorisé. 

« Le féminisme, c’est la pensée de la déconstruction. D’où est-ce qu’on parle ? D’où est-ce qu’on vient ? C’est une pensée pour analyser le présent et envisager l’avenir »
s’enthousiasme l’autrice des cinq volumes d’Histoire des femmes en Occident. 

Toutefois, elle reste lucide et réaliste : dans l’exercice du pouvoir, être femme ne signifie pas être nécessairement juste. « Elles sont confrontées aux difficultés du pouvoir. Elles passent du langage au concret. De l’idéal à la réalité. Ce n’est pas parce qu’elles sont femmes qu’elles ont toutes les solutions et toutes les vertus. Dans le monde actuel, il y a des formes totalitaires du pouvoir qui sont exercées par des femmes… », commente Michelle Perrot. Garder ce qui vient de l’expérience des femmes, à travers les vécus dans le temps, dans les difficultés et dans les obstacles qu’elles ont eu à affronter, lui apparait comme essentiel pour le futur. 

REGARD SUR LA NOUVELLE GÉNÉRATION

À bientôt 96 ans, elle en a vu et vécu des parcours jonchés d’embuches, d’injonctions, d’interdits et de tabous mais aussi de ripostes, de résiliences, de combats et de révolutions. À chaque époque, Michelle Perrot pose un regard bienveillant sur les récits recueillis, les modalités d’actions des générations qui se succèdent, les manières de s’organiser collectivement et les luttes à mener. « Je regarde avec beaucoup d’intérêt et de sympathie les militantes d’aujourd’hui. Je les trouve créatives et oui, plus radicales que nous avons été, ce qui est normal car des pas ont été franchis et elles affrontent maintenant des différentes plus grandes que celles que nous avons connues. Je suis fascinée et émerveillée par toutes ces associations, journaux, manifestations, événements, etc. qui existent », signale-t-elle. 

Et dans toute l’humilité qui la caractérise, elle précise : « Je vois dans le passé et je me vois timide. Je pourrais vous faire rire avec des anecdotes de l’époque, où on n’aurait jamais osé penser ou dire ce qu’elles disent aujourd’hui… Alors oui, de temps en temps, notamment aux USA, j’ai des amies qui me disent qu’elles ne savent plus trop où elles en sont. On n’arrive plus, parfois, à distinguer si on fait bien ou si on fait mal. » 

Michelle Perrot et Geneviève LetourneuxIl est aisé et presque normal que les générations précédentes critiquent, souvent avec sévérité et amertume, leurs successeuses. Au sein des féminismes, exception n’est pas faite autour de ce qui semble être un douloureux passage de flambeau, où règne incompréhensions et manque de dialogue entre les militantes des années 70, du Mouvement de Libération des Femmes, et les militantes de l’ère numérique et des #MeToo, qui n’hésitent à dénoncer et nommer leurs agresseurs, à revendiquer leur liberté de choisir et à crier leurs rages et colères, sans s’excuser. Dans ce marasme, Michelle Perrot prend du recul et, avec intelligence, analyse un par un les éléments qui viennent encombrer et polluer le débat public et médiatique. 

La pensée wok, l’intersectionnalité, la culture de l’effacement… Tout ce que les conservateur-ices et réactionnaires fustigent, elle vient les décortiquer pour s’élever par rapport à un discours qui tend à diviser : « L’intersectionnalité vise à croiser ensemble plusieurs variables. C’est scientifique ! C’est important, il me semble. Quand on parle de la « cancel culture », en tant qu’historienne, ça me gêne. Parce qu’on n’efface pas les traces. Mais quand, dans certains pays comme l’Algérie, par exemple, on ne veut pas de statues de certains généraux qui ont été horribles, je peux comprendre. Je trouve ça compréhensible. »

En interviews ou dans ses écrits, l’historienne décrypte les féminismes, sans les opposer à la notion d’universalité, qu’elle détache de l’universalisme prôné par certaines militantes des années 70. Faire des droits des femmes un combat universel, oui, mais lisser les vécus, expériences et ressentis des femmes en ne prenant pas en compte leurs spécificités (selon la couleur de peau, l’orientation sexuelle et affective, l’identité de genre, le handicap, la classe sociale, etc.), non. 

POURSUIVRE LES COMBATS

L’entendre en parler devant cette salle comble est vibrant et émouvant. Parce qu’elles sont rares les femmes de son expertise, de son âge et de sa fonction à engager un tel discours d’ouverture. Celle qui ne se livre que rarement sur son histoire personnelle, préférant faire entendre les voix venant des marges, nous offre encore une fois une démonstration de son regard si doux et perçant, percutant et bienveillant. Une main tendue vers le passé, une main tendue vers le futur, elle représente un présent traversé par un héritage profondément humain, par des récits de violences et de souffrances mais aussi par des espoirs et des ambitions hautes et porteuses. 

Elle reconnait les failles et les vulnérabilités d’un système, elle en fait état dans ses travaux et ne se prive pas de faire parler les faits : « Pour la question des programmes et des manuels, l’institution scolaire est conservatrice. Elle l’a toujours été. C’est très compliqué de faire évoluer les programmes à cause de la rigidité de l’institution. Ceci étant, il me semble quand même que certaines choses ont bougé. » Elle a plusieurs fois participé à des réflexions visant à l’évolution des manuels scolaires et des apprentissages, allant jusqu’à établir des propositions pour réintroduire les femmes dans chaque période de l’Histoire. « Mais cela n’aboutissait pas à grand-chose… Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas continuer », précise-t-elle. Elle poursuit :

« Il y a eu quelques progrès en littérature, qu’on doit à l’action de nos collègues littéraires, féministes ou pas. En Histoire, les programmes sont très chargés et il est nécessaire que les femmes apparaissent dans toutes les époques. L’action des jeunes profs finira par aboutir ! » 

Elle n’oublie pas non plus les scientifiques qui figurent parmi les femmes les plus oubliées et minorées : « On fait émerger plus facilement les littéraires ou les artistes. Parce que ce qui est compliqué, c’est que pour faire émerger des femmes scientifiques, il faut un peu l’être soi-même… » Questionnée sur l’intelligence artificielle, Michelle Perrot avoue ses lacunes dans le domaine et malgré tout, elle rebondit sur le sujet pour parler d’Alice Recoque, une pionnière oubliée de l’IA, qui fait l’objet d’un livre publié fin février (Qui a voulu effacer Alice Recoque ?, de Marion Carré), dont elle signe la préface. « Au début de l’informatique, il y avait beaucoup de femmes car le secteur n’était pas encore valorisé. À partir du moment où ça devient plus mathématisé, plus huppé, les hommes reviennent. Et tant mieux qu’ils reviennent. Mais il faut faire attention car aujourd’hui, nous sommes à 80% d’hommes et 20% de femmes. Il faut dire aux filles et aux femmes de ne pas hésiter devant les carrières scientifiques, tout autant que devant toutes les choses qu’on pense masculines ! », conclut-elle. 

Un phare dans le jour comme dans la nuit, Michelle Perrot nous guide de ses bons mots et de ses analyses fines et précieuses. Son regard se porte là où, en général, la société le détourne pour ne pas voir ce qui saute aux yeux. Avec elle, on est serein-es et fort-es, accroché-es et passionné-es par son savoir et son art de la transmission. Un modèle pour de très nombreuses générations.

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