Célian Ramis

Procès des viols de Mazan : un miroir grossissant de la société patriarcale

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Partout en France, les militantes féministes et allié-es se sont retrouvées pour se mobiliser, ensemble, en soutien à Gisèle Pélicot et Caroline Darian, et en soutien à tou-tes les victimes de violences sexistes et sexuelles.
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Prises de parole des militantes et victimes de VSS lors du rassemblement en soutien à Gisèle Pelicot« Ras le viol », « Face aux violences, notre silence les arrange, notre colère les dérange », « Le scandale, c’est le viol »… Les pancartes trônent dans l’espace public, les slogans retentissent, la foule scande « Le patriarcat ne tombera pas tout seul, organisons-nous pour lui péter la gueule ! ». Il y a de la colère, il y a de la sidération et puis, il y a aussi de la sororité, de l’adelphité et de la solidarité. Et surtout, beaucoup de courage et d’émotions, ce jour-là, samedi 14 septembre. Partout en France, les militantes féministes et allié-es se sont retrouvées pour se mobiliser, ensemble, en soutien à Gisèle Pélicot et Caroline Darian, et en soutien à tou-tes les victimes de violences sexistes et sexuelles. 

Depuis deux semaines, une affaire judiciaire de grande ampleur agite la France, qui braque alors son regard sur Avignon. On parle d’un procès hors norme. Le procès dit des viols de Mazan. Sur le banc des accusés de la cour criminelle du Vaucluse : 51 hommes. La victime : Gisèle Pelicot, que son mari, Dominique Pelicot, a violé et drogué pendant une dizaine d’années afin de la faire violer par plusieurs dizaines d’hommes inconnus. Nous sommes en 2020 et le prévenu est interpellé pour avoir photographié sous les jupes des clientes dans un supermarché. L’événement entraine la découverte – par la fouille du téléphone et de l’ordinateur - d’une partie des viols subis par Gisèle Pelicot par des hommes recrutés en ligne par son époux. Caroline Darian, leur fille, apparait également parmi les photos, endormie et dénudée, comprenant ainsi qu’elle aussi a été victime de son père, droguée à son insu. Depuis, elle a créé l’association « M’endors pas : stop à la soumission chimique ».

LA SOUMISSION CHIMIQUE, UN PHÉNOMÈNE PAS SI RARE

L’affaire met l’accent sur la notion de soumission chimique, soit le fait de sédater ou droguer une personne à son insu (ou sous la menace) dans le but de commettre à son encontre un délit ou un crime (agression sexuelle ou viol par exemple). « C’est un phénomène qui touche massivement les femmes dans les contextes conjugaux mais aussi dans les boites de nuits et les bars. La peur de la subir, on est très nombreu-ses à l’avoir et à la subir constamment en soirée. Surveiller nos verres, toujours les commander nous-mêmes… C’est une vigilance permanente qui nous empêche de profiter librement de nos vies », souligne le collectif Nous Toutes 35. L’affaire dévoile l’impact, l’ampleur et l’enjeu de la culture du viol, dans un procès médiatisé et rendu public par Gisèle Pelicot et Caroline Darian (qui en avril dernier a publié le livre Et j’ai cessé de t’appeler papa dans lequel elle fait état d’un climat incestueux existant), refusant le huis clos afin que l’on connaisse le nom et le visage de la victime principale. Et que l’on regarde en face la réalité de la situation, loin d’être isolée. 

Au rassemblement en soutien à Gisèle Pelicot et aux victimes de VSS, une jeune militante blanche tient une pancarte "Il y a viol et viol et ma main dans ta gueule"Depuis l’ouverture de l’affaire judiciaire, début septembre à Avignon, Gisèle Pelicot affiche avec force sa détermination à briser le tabou et le silence et, surtout, à ne pas se taire face à une atrocité si banalisée et répandue dans la société. Elle devient, quelques mois après Judith Godrèche, le symbole de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, et une figure emblématique qui fédère et permet à d’autres concerné-es de livrer leurs vécus. Elle envoie un message puissant et essentiel : la honte doit changer de camp. « Les enquêtes de la Ciivise nous rappellent clairement que ce phénomène, qui existe dans de très nombreuses familles, est caché la plupart du temps pendant des dizaines d’années. Et lorsque les victimes parlent, elles ne sont pas crues ni par leur famille, ni par les flics, ni par la Justice. Cette situation doit changer pour que les enfants puissent grandir sainement et en sécurité. Pour que nos vies soient apaisées et nos traumatismes soignés ! », déclarent les militantes de Nous Toutes 35 lors du rassemblement du 14 septembre.

Elles ont répondu à l’appel national ce jour-là « pour sortir dans la rue visibiliser notre colère et notre soutien à Gisèle Pelicot mais également à tou-tes les victimes de VSS. Nous saluons le courage de ces deux femmes tout comme nous saluons le courage de tou-tes celleux qui ont subi des violences sexistes et sexuelles. » Et elles seront nombreu-ses à prendre le micro pour exprimer leurs vécus (notamment autour de l’inceste), transmettre et partager leur force à poursuivre le combat et mettre le courage, l’adelphité et la puissance du collectif au cœur de la lutte. C’est le cas de cette jeune fille, victime d’inceste à l’âge de 9 ans : « C’est un combat que j’ai commencé à mener il y a un an seulement et c’est un combat que je ne veux pas arrêter. C’est un combat que je veux vous inviter à prendre vous aussi, parce que je sais que, malheureusement, il y a beaucoup de personnes qui ont vécu la même chose que moi. Il y a beaucoup de personnes qui ont vécu l’inceste, qui ont vécu des violences, et dans l’affaire en cours, on parle de Gisèle Pelicot mais aussi de sa fille, qui a été victime de son propre père. »

L’effroi traverse la foule. Elle poursuit : « L’inceste, c’est quelque chose qui est très tabou. C’est quelque chose dont personne ne parle. C’est quelque chose qui parait être normal dans certaines familles parce que le schéma incestueux, c’est le système, c’est comme ça. » De tout son bagage et enthousiasme, elle encourage les personnes présentes à se soulever contre le système, à rompre le silence et à le visibiliser, massivement : « Moi, je veux vous inviter surtout à prendre l’espace public, à écrire si vous êtes une victime ou une proche de victime, si vous vous en sentez capable, écrivez sur les murs de Rennes, écrivez de quoi vous avez été victime, écrivez ce que vous avez vécu, écrivez l’inceste ! » Transformer le cataclysme.

EN FACE, DES ARGUMENTAIRES BORDÉLIQUES…

Du côté de la défense, la stratégie démontre un manque d’arguments solides et, surtout, un manque de dignité total. Mardi 10 septembre, l’avocat Guillaume de Palma met le feu aux poudres, en déclarant : « Il y a viol et viol, et sans intention de le commettre, il n’y a pas viol ». Les mots pèsent lourd, misant sur des arguments clairement empreints de la culture du viol. Une phrase et une intention qui ne passent pas. Pour les militantes, il est inadmissible de mettre au centre « le fait que ces hommes n’étaient pas conscients de violer, n’avaient pas l’intention de commettre un viol alors même qu’ils étaient face à une femme inanimée. » Pour elles, « la notion d’absence de consentement devrait de toute façon primer sur l’intention de violer. » Elles poursuivent :

« Ce système a conduit à ce qu’aucun homme - contacté par Dominique Pelicot sur le forum où il recrutait – ne donne l’alerte, ne se préoccupe du destin de Gisèle Pelicot, faisant d’eux des complices silencieux. »

Elles rappellent, en parlant des 50 autres hommes accusés : « Ils disent qu’ils pensaient participer aux fantasmes d’un couple échangiste alors que les règles étaient claires : pas de parfum, pas d’odeur de tabac, être propre, pas de trace pour qu’elle ne sache pas. Et le salon d’Internet sur lequel se préparaient les viols s’appelait ‘À son insu’ ! » L’affaire transparait comme un miroir grossissant de la société patriarcale et de son pilier, la culture du viol. À tous les niveaux : la situation en elle-même, les argumentaires des avocats et des accusés mais aussi les réactions instantanées d’une partie de la société souhaitant nuancer les propos du fameux « Pas tous les hommes » (#NotAllMen). Un discours qui tend à minimiser l’aspect systémique des inégalités de genre, à perpétuer les VSS et à assurer la non dénonciation des faits et de leurs auteurs, tout en garantissant leur impunité.

« On entend dire que le premier malentendu à lever, c’est quand même qu’il y a des hommes bien, qui n’agressent pas, plutôt que de rappeler que 93000 viols ont lieu par an (et qu’un-e français-e sur 10 confie avoir été victime d’inceste, majoritairement commis par des hommes, ndlr). Que les femmes et minorités de genre ne se sentent pas en sécurité et à très juste titre. Ce qui compte le plus, ce sont les vécus des hommes plutôt que du reste du monde ! », scandent les militantes. 

« UN SYSTÈME PATRIARCAL ORGANISÉ »

Cet homme, Dominique Pelicot, a d’ailleurs brillé de par son absence au tribunal, forçant la suspension du procès dans l’attente d’une expertise médicale visant à définir de sa capacité ou non à venir à la barre, jusqu’au 17 septembre (et faisant entre temps peser l’éventualité d’un report du procès à une date ultérieure) où il confesse être un violeur au même titre que les autres hommes, minimisant par là sa propre responsabilité. Le procès dit des viols de Mazan marque un nouveau tournant dans le combat féministe, éclairant de toute part les conséquences de la domination masculine, permise et cautionnée par et dans une société patriarcale, réfractaire à remettre en question les agissements qui en découlent ainsi que l’ensemble des tenants et des aboutissants de tels comportements (quasiment toujours impunis). Les prises de parole, engagées « pour un féminisme révolutionnaire et un renversement de ce système patriarcal », résonnent dans toute la France et délivrent toute la violence du quotidien :

Au rassemblement en soutien à Gisèle Pelicot et aux victimes de VSS, des militantes blanches fabriquent des pancartes« Que ce soit la violence d’un avocat qui dit qu’il y a ‘viol et viol’, que ce soit la violence d’une Justice qui ne joue aucun rôle dans la protection des victimes, la violence d’une police qui demande si on était bien habillé-es et si on a apprécié, la violence économique puisque la précarité empêche les femmes et les minorités de genre de quitter les foyers violents, la violence d’un État qui aujourd’hui a Darmanin comme ministre de l’Intérieur, qui fait semblant de se préoccuper des VSS pour enfermer des personnes issues de l’immigration et les expulser alors que lui-même est accusé de viol, la violence d’un Macron qui fait semblant de s’intéresser à la constitutionnalisation de l’IVG pendant qu’il soutient Depardieu, qui nous dit qu’on doit réarmer démographiquement le pays, etc. » 

Au micro, la jeune femme poursuit son argumentaire, démontrant « la violence d’un système patriarcal organisé » dont les conséquences restent largement impunies. « Comme le dit Gisèle Pelicot, la honte doit changer de camp. Et moi, je dis qu’on doit commencer à faire payer toutes les entreprises qui font semblant d’être féministes pendant qu’elles virent des victimes de VSS, toutes nos facs qui font semblant d’être préoccupées alors que des profs accusés de VSS par des étudiant-es peuvent continuer à enseigner en toute impunité, tous nos gouvernements de merde qui font semblant d’être de notre côté tandis qu’ils renforcent la police, les prisons, et s’attaquent aux immigré-es et aux sans-papiers ! », scande-t-elle, avant d’affirmer tout son espoir et sa détermination : « La réalité, les ami-es, c’est que ces rassemblements, ils nous montrent qu’on a une force et une force fondamentale ! On doit s’organiser par nous-mêmes. Pour qu’un jour, on puisse être libres, marcher dans la rue, vivre les vies qu’on entend de vivre, sans qu’il y ait aucun danger nulle part et qu’on puisse vivre de manière la plus émancipée possible ! »

DES MILITANT-ES FÉMINISTES UNI-ES ET DÉTERMINÉ-ES

C’est pourquoi ce samedi 14 septembre, les militant-es appelaient aux rassemblements aux quatre coins de la France. Dans de nombreuses villes, la gronde s’est faite entendre. La colère, la rage, le ras-le-bol, la révolte. Mais aussi l’émotion vive que les violences sexistes et sexuelles, leur impunité et leur cautionnement par une grande partie de la société, suscitent. Des frissons ont parcouru les foules unies et soudées pour dire stop, pour revendiquer le droit des femmes et minorités de genre à être libres dans la dignité et le respect de leurs êtres, de leurs corps et de leurs vies, pour dénoncer les violences sexistes et sexuelles subies par des centaines de milliers de femmes et d’enfants chaque année en France et pour témoigner des vécus traumatisants des personnes concernées. C’est une onde de choc à Rennes qui a saisi les personnes mobilisées à République dans le cadre du rassemblement de soutien à Gisèle Pelicot. Une quinzaine de prise de paroles ont personnalisé et rendu concrète la culture du viol et les impacts sur les victimes, nombreuses, ici et partout ailleurs, à avoir saisi le micro pour faire entendre leurs voix et leurs parcours de violences.

Le courage et la résilience, c’est cette femme qui cite Gisèle Halimi : « Le scandale, ce n’est pas la dénonciation du viol, c’est le viol en tant que tel. Elle avait sacrément raison ! Moi-même j’ai été victime d’inceste et j’espérais aujourd’hui voir des hommes parce qu’ils sont concernés. Il faut écouter les victimes, les protéger, les soutenir et dire non au viol. Toute sa vie durant, il faut lutter contre ces formes de violences sexistes et sexuelles qui agissent trop à notre encontre ! » C’est aussi cette femme qui confie avoir subi des violences sexuelles de la part de son dernier compagnon, puis des violences de la part des forces de l’ordre : « Il a invité chez moi des hommes et m’a forcée à coucher avec eux devant lui. J’étais tellement amoureuse et manipulée par mes sentiments que je l’ai laissé faire et j’ai occulté. Quand j’ai voulu aller porter plainte, on m’a demandé si c’était bon. Je me suis barrée du commissariat. »

Les personnes qui témoignent ce jour-là démontrent encore une fois les parcours de combattant-es endurés. Ne pas être cru-e, être maltraité-e lors du dépôt de plainte, être exposé-e à des commentaires et comportements nocifs lors de l’enquête préliminaire, ne pas avoir le droit à un procès, être rendu-e coupable et responsable des faits… Les procédures engagent les victimes dans des processus longs, pénibles et souvent douloureux, sans que celleux-ci n’obtiennent réellement justice et réparation. Une militante relate son vécu traumatique : « Pendant l’enquête, les flics ont demandé à mes parents des photos de moi avec l’air triste pendant la période des viols pour bien montrer que j’étais pas bien dans ma peau à ce moment-là. Je suis peut-être bizarre mais à 14 ans, je ne prenais pas de photo de moi en pleurs… Pendant le procès, mon avocat m’a demandé de couper mes cheveux bleus parce qu’ils sont synonymes de quelqu’un qui se laisse aller et pourrait ne pas avoir été violé-e… »

La liste s’allonge : « Les flics ont alerté tout le monde dans mon village, sont venus chercher une amie à moi dans le collège directement et ont convaincue une autre amie à moi que j’étais partiellement responsable du fait qu’elle se retrouve mise dans l’affaire elle aussi. » Son procès, elle l’a gagné. Et pourtant :

« C’est extrêmement rare de remporter un procès pour inceste et pédocriminalité. Mais le violeur a pris 18 mois de prison aménageables. Donc il n’a jamais été en prison, il a eu un bracelet électronique, il est resté chez lui et actuellement, il est en liberté totale, il vit sa meilleure life ! »

DES VIOLENCES DÉCRYPTÉES AU TRAVERS DES VÉCUS

Forts, glaçants, les témoignages saisissent d’émotion la foule qui vacille un peu plus à chaque nouvelle prise de parole tant la violence transparait, devient réelle et palpable, tant elle s’expose dans chaque récit. Les victimes délivrent, avec courage, les faits subis et déconstruisent, avec hargne, les stéréotypes, clichés et mécanismes ancrés et intégrés par tou-tes dans la culture du viol. L’isolement des victimes : « C’était mon cousin. Jusqu’à aujourd’hui, je me croyais seule donc je voulais remercier toutes les personnes qui ont pris la parole. » Le silence : « J’avais 4, 6 et 10 ans et je n’en ai pas parlé car j’ai vécu ce qu’on appelle une amnésie traumatique. Quand j’en ai parlé, ma maman m’a dit que c’était pas bien de mentir sur ce genre de choses. Je ne la juge pas, c’est compliqué parfois de réaliser que son enfant a pu subir ça. »

Au rassemblement en soutien à Gisèle Pelicot et aux victimes de VSS, une femme retraitée blanche tient une pancarte "Gisèle Pelicot, le courage face aux viols et à la soumission chimique. la honte doit changer de camp"Le profil de l’agresseur :« Mon agresseur était blanc. J’en ai marre d’entendre les gens dire que les étrangers sont les personnes qui violent dans les rues. C’est pas vrai. Moi, j’ai peur de sortir de chez moi, parce que j’ai peur des hommes blancs. » / « On est dans un système où malheureusement quand on a du pouvoir, on garde notre rang, on n’est pas dénoncé… » / « C’était mon beau-père, un homme de confiance, apprécié de tout le monde évidemment, quelqu’un dont on ne pouvait pas penser ça de lui » et « Ces hommes (à propos des 50 accusés au procès, ndlr), leurs CV tournent beaucoup dans la presse. Ce qui choque, c’est que leurs vies sont ordinaires. Ils occupent des tafs ordinaires. Ça pourrait être n’importe quel homme. » La victimisation des hommes face au sujet : « C’est important que tout le monde comprenne que ce n’est pas l’individu en tant que tel qu’on dénonce mais le groupe social – homme – que vous représentez, la masse que vous êtes, l’énergie qui s’en dégage et qui peut être effrayante. » 

Et puis la culpabilité, le sentiment d’être responsable des violences subies : « J’ai longtemps cru que c’était de ma faute parce que c’était des petits jeux, des chatouilles, pas grand-chose. J’ai cru que c’était de ma faute, que j’avais fait quelque chose de mal. J’en ai pas parlé pendant 9 ans. Il a récidivé sur sa nièce. Ça aussi, j’ai cru que c’était de ma faute, parce que je n’en avais pas parlé. Aujourd’hui, j’ai porté plainte ! ». Le temps long de la compréhension des faits et de la potentielle reconstruction : « À 13-14 ans, c’est le moment où le corps d’une femme se développe, et du coup, on devient une proie pour certaines personnes. On a vraiment l’impression que c’est de notre faute ce qui se passe et, en fait, j’ai mis du temps avant de comprendre que ce n’était pas ma faute. J’avais 13 ans, j’étais tiraillée par plein d’émotions différentes, c’est l’époque de la découverte de la sexualité, on se pose des questions, on se demande comment fonctionne son corps et les parents n’en parlent pas. »

DES MESSAGES DE FORCE ET D’ESPOIR

Dans une société patriarcale, c’est à la victime de s’entourer – avocat, psychologue, association d’aide aux victimes, accompagnement juridique, médical, social, etc. – pour démontrer sa motivation à aller au bout d’une procédure, seul moyen à l’heure actuelle prouvant ainsi la véracité de ce qu’elle dénonce et la légitimité à être reconnue dans son statut de victime et pour pouvoir se départir d’un sentiment de culpabilité mise au fil de ce long et fastidieux parcours. Éduquer à l’égalité, à la sexualité (libre, joyeuse, éclairée, consentie et partagée), à la vie affective (hors schéma de domination dans le couple), au consentement. Encadrer cette notion même dans la définition du viol. Ecouter les victimes, les prendre en charge et les accompagner. Les croire. Déconstruire nos représentations hétéronormées basées sur les violences, les mécanismes d’emprise et de domination. Déboulonner la masculinité hégémonique et la virilité. En finir avec la culture du viol. 

« On est des humain-es. On a des questionnements, on peut avoir des envies, on peut avoir des curiosités mais cela n’excuse absolument pas le comportement d’un adulte qui va venir vers vous, va venir vous rejoindre et vous demander des choses, et s’investir dans une relation avec un-e mineur-e. Même si parfois, c’est vous qui vous êtes rapproché-e par curiosité, ou pour n’importe quelle raison, c’est vraiment hyper important de comprendre que vous n’êtes pas responsable des agissements de cette personne qui est consciente, qui a été construite psychologiquement, qui a eu le temps de vivre, qui a eu le temps de faire des expériences, et qui abuse de vous. C’est un abus ! » Les témoignages affluent, transmettant des messages d’encouragement et de solidarité : « Sachez qu’il n’est jamais trop tard pour faire entendre votre voix, que ce soit 5, 10 ou 15 ans après ! Parlez, osez dire les choses, parce que c’est pas votre faute. Vraiment, c’est eux le problème ! C’est vous qu’on doit entendre, c’est vous qu’on doit voir ! C’est pas eux qui doivent continuer à vivre normalement pendant que vous, vous devez vous cacher ! » Alors, des centaines de voix s’unissent pour scander en chœur : « Tu n’es pas seule ! Tu n’es pas seule ! Tu n’es pas seule ! » Un collectif, un espoir, une force considérable.

 

Célian Ramis

Militantisme : visibiliser les lesbiennes

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C’est une histoire d’alliances. Toujours. Mais c’est aussi une histoire d’invisibilisation. Toujours. Les lesbiennes ont sans cesse lutté pour les droits des femmes, pour la dignité et le respect des individus, pour la défense des biens communs et sociaux. Pour tou-te-s.
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C’est une histoire d’alliances. Toujours. Mais c’est aussi une histoire d’invisibilisation. Toujours. Les lesbiennes ont sans cesse lutté pour les droits des femmes, pour la dignité et le respect des individus, pour la défense des biens communs et sociaux. Pour tou-te-s. Et pourtant, elles ont toujours été écartées de l’Histoire. Silenciées, méprisées, infériorisées, stéréotypées, stigmatisées… Elles sont souvent réduites à une série de clichés, quand elles ne sont pas ignorées par la société et ses représentations médiatiques, militantes, culturelles, artistiques ou encore sportives. 

Quand on pense homosexualité, on pense au masculin. Et dans les rares cas où on l’envisage au féminin, notre regard est biaisé par les clichés sexualisants et pornographiques. Par le fantasme de deux femmes hétéros se donnant du plaisir pour satisfaire les désirs des hommes. Et si elles affirment leur lesbianisme hors des codes hétéropatriarcaux, alors on les insulte en les traitant de mal baisées, d’aigries et on les réduit à l’image unique du « garçon manqué », d’une femme tentant de correspondre aux caractéristiques de la virilité hégémonique… Ces stéréotypes sexistes et lesbophobes encore très ancrés dans les mentalités accompagnent et participent significativement aux mécanismes d’invisibilisation des lesbiennes, de leur pluralité, de leur culture, de leurs trajectoires vécues, des difficultés subies, de leur histoire militante… Alors même qu’elles ont toujours été impliquées dans les mouvements féministes et LGBTIQ+, profitant à l’ensemble de la société. 

En mars dernier, tempête chez Disney-Pixar. Le géant de l’animation américaine s’apprête à sortir Buzz l’éclair sur les écrans et éclate alors la polémique autour d’une scène censurée montrant un baiser lesbien. Cela n’a rien d’anecdotique. Bien plus obscures que les salles dans lesquelles le dessin animé est projeté, les raisons de ce retrait résident dans une lesbophobie ambiante et insidieuse. Scandalisé-e-s par la découpe de la scène, des employé-e-s de Pixar ont décidé de dénoncer l’action publiquement afin de mettre les studios face à leurs responsabilités. Dans une lettre ouverte, iels déclarent que « presque tous les passages ouvertement gay sont coupés à la demande de Disney, sans prendre en considération les protestations des équipes créatives et exécutives de Pixar. »

La presse s’empare de l’information mais n’en analyse pas la profondeur et la spécificité. Certes, l’homophobie est incontestable du côté de la célèbre firme dont les films d’animation de ces dernières années ne sont teintés que de rumeurs autour d’un hypothétique progressisme (dans Luca, il est possible que les deux garçons s’aiment mais la ligne officielle défend qu’il ne s’agit là que d’amitié, et dans La reine des neiges, on suppose qu’Elsa pourrait être lesbienne, simplement parce qu’elle est célibataire du début à la fin du film et qu’elle ne se jette pas comme sa sœur sur le premier mec venu…). Mais surtout, elle est pensée quasi exclusivement au masculin.

NE PAS DIRE…

Et même lorsque la thématique lesbienne est abordée dans le film d’animation En avant, les articles ne mentionnent jamais le terme… On parle alors « du premier personnage homosexuel », tout comme on parle d’un « passage gay » censuré dans Buzz l’éclair, et on explique que le film est interdit de diffusion dans les pays du Moyen Orient en raison de ce « personnage homosexuel » qui explique « son homosexualité ». Ce personnage, c’est une policière. Si on ne le sait pas, on se figure une relation homosexuelle entre deux hommes. Parce que la lesbophobie s’exprime au croisement de l’homophobie et du sexisme. 

Au delà de l’élément de langage, qui lui non plus ne relève pas du détail, la polémique pointe le problème éducatif. Dans Le screen, à écouter sur Mouv’, Manon Mariani évoque, en parallèle de ce scandale, le vote de la loi – entrée en vigueur depuis le 1er juillet 2022 - en Floride interdisant d’enseigner à l’école des sujets en lien avec l’orientation sexuelle ou l’identité de genre. Cette loi nommée « Don’t say gay » par les opposant-e-s choque et suscite rapidement des réactions dénonçant la haine LGBTIphobe. De son côté, The Walt Disney Company reste, elle, silencieuse, puis finit par se positionner contre le projet, après avoir été sollicitée par des employé-e-s LGBTIQ+.

Plus qu’une histoire de puritanisme, le problème n’est pas isolé et propre à certains territoires uniquement. La lesbophobie dépasse les frontières de la Floride et du Moyen Orient. En France, la loi sur l’éducation à la vie sexuelle et affective existe depuis 2001 et son non respect ne choque personne. Si un rappel à l’obligation de dispenser au moins 3 cours par an dans les écoles, collèges et lycées a été tout de même effectué en 2018, le magazine Têtu souligne à juste titre que lorsque les sessions sont menées autour du consentement, de la contraception, des rapports femmes-hommes et de la sexualité, elles omettent « quasi-systématiquement l’aspect LGBT de ces sujets. » Et même dans des articles dédiés à la question, il est rare de voir apparaître le terme lesbienne, le terme homosexuelle étant plus largement répandu.

Comme s’il s’agissait de ne le dire qu’à demi mots. Comme s’il s’agissait de s’en excuser. Comme s’il s’agissait de préserver nos représentations bien hétéronormées de la femme soumise à l’homme. L’homosexualité au féminin serait-elle plus douce, plus rassurante, que le lesbianisme qui affirme et revendique une orientation sexuelle et affective en dehors des schémas patriarcaux ? Ce qui est certain, c’est qu’elles dérangent, les lesbiennes…

LES HOMMES D’ABORD

C’est toujours la même rengaine. Y compris dans les milieux LGBTIQ+ qui ne sont pas exempts de l’intégration et l’imprégnation des stéréotypes sexistes et des mécaniques d’oppression. En juin 2021, lorsque la FEERIE – Féministe Équipe de Recherche Insolente et Erudite – présente une partie de ses travaux à la Maison des Associations de Rennes, Alice Picard, Clémentine Comer et Françoise Bagnaud le disent : les engagements homos des années 70 et 80 commencent à peine à être étudiés. Surtout à Paris et surtout orientés gays. Elles ouvrent alors « la boite noire du militantisme rennais grâce aux archives de l’association Femmes Entre Elles et des militantes de A Tire d’elles. »

À cette époque, l’homosexualité figure sur la liste des maladies mentales. Elle se vit cachée. Beaucoup de femmes découvre le milieu LGBT par l’intermédiaire d’un homme, comme le précise ce jour-là la chercheuse et militante Clémentine Comer : « Les femmes que nous avons interviewées ont toutes à plusieurs reprises mentionné l’importance dans leur jeunesse, au lycée ou au travail, de la rencontre avec un homme gay qui a pu avoir la fonction de facilitateur d’une entrée dans le monde de l’homosexualité. » Dans la capitale bretonne, les lesbiennes militent au sein du Groupe de Libération Homosexuelle et tiennent, à l’occasion d’une semaine homosexuelle organisée à la MJC La Paillette, un stand dans le hall pour que les femmes puissent s’y retrouver. De là nait le Groupe Lesbien. Les rapports de force des hommes font obstacle à l’expression des femmes. Rapidement, des tensions apparaissent entre militantes lesbiennes et militants gays, scindant finalement le groupe en deux collectifs. 

Quatre ans plus tard, le Groupe Lesbien existe toujours et c’est dans son sillon que se lance l’association Femmes Entre Elles à l’ambition similaire : faire se rencontrer des femmes lesbiennes, leur permettant de vivre librement leur sexualité mais aussi de rompre l’isolement, de s’épanouir dans leurs vies, d’accepter et de comprendre leur homosexualité. La FEERIE livre des témoignages édifiants et joyeux. « Avant je ne comprenais pas ce que je vivais. C’est seulement quand on était ensemble que cela devenait réalité. », confie Chris. « C’est aussi le fait d’avoir pu vivre une relation amoureuse par le biais de l’association dans un milieu favorable et de ne plus être obligée de me cacher et de pouvoir enfin en parler ouvertement. », relate Laurence.

La non mixité, le rassemblement entre lesbiennes, apparaît comme essentiel et fondateur dans la construction de bon nombre de militantes de cette période. Car en dehors, nombreuses sont celles qui taisent leur orientation affective et sexuelle dans leurs familles, entourages et au travail. Certaines même la découvrent, comme Martine par exemple : « L’élément déclencheur, c’est dans ma vie d’adulte plus tard avec le wendo. C’était une ouverture vers un autre monde, des rencontres, une ouverture d’espace. J’avais un compagnon à l’époque, je l’ai quitté assez rapidement en 84/85. La séparation est liée au wendo et la rencontre des lesbiennes. C’est avec la création de cette association que je suis devenue lesbienne. »

LESBIANISME & FÉMINISME

C’est là que le militantisme lesbien et le militantisme féministe se rejoignent, à Rennes. Au début des années 80. L’association Femmes Entre Elles met en place des stages de wendo, une pratique d’auto-défense féministe adaptant les techniques des arts martiaux et de la self défense aux vécus spécifiques des femmes. Ces dernières « prennent collectivement conscience des violences qu’elles ont vécues » et partagent « un moment où elles acquièrent confiance en elles. » Se protéger lors d’une agression, apprivoiser sa peur dans une situation de tension pour ne pas céder à la panique, découvrir et valoriser sa force et sa puissance, voilà ce que le wendo propose.

En 1983, des adeptes de la pratique fondent l’association La Cité d’Elles qui se revendique féministe et se démarque de FEE, en donnant accès au wendo à des femmes hétérosexuelles. C’est alors un espace de rencontre entre le lesbianisme et le féminisme, des relations amoureuses émergent, l’homosexualité de certaines se découvre et se nourrit au fil des rencontres, ateliers et activités organisées. Les deux structures prônent le Do It Yourself et explorent les domaines menant à l’autonomisation des femmes, en se réappropriant des savoirs que l’on attribuait aux hommes, y compris ceux concernant le corps des femmes.

Les groupes lesbiens mènent de front défense des droits des femmes et reconnaissance des sexualités. Et surtout respect de celles-ci. Elles investissent La Paillette, proposent des activités, se mobilisent dans le cadre du 8 mars, nouent des relations avec les associations féministes, intègrent des réseaux féministes régionaux, nationaux et internationaux et participent à des rencontres avec d’autres groupes lesbiens, qui déboucheront sur la création d’une Coordination lesbiennes de l’ouest, en 1983. Si l’homosexualité et le wendo se pratiquent dans l’illégalité et dans le secret, les militantes s’épanouissent dans le cadre associatif qui permet un entresoi lesbien, portant un côté empouvoirant, facilitateur de rencontres et créateur d’opportunités. Ce dont témoignent Ulli et Nicole dont les voix résonnent à travers les travaux de la FEERIE.

« On avait des adresses. Une lesbienne donnait l’adresse d’une autre, comme ça, on pouvait voyager un peu partout, on était toujours hébergées. », dit la première. « Il y avait sans arrêt des femmes nouvelles, d’ouverture à d’autres choses et puis de nouvelles histoires d’amour qui commençaient et qui s’arrêtaient. », souligne la seconde. Là encore, les témoignages démontrent le côté structurant, social et militant de Femmes Entre Elles. « Le militantisme lesbien a forgé des apprentissages sociaux à l’international. Et pour certaines femmes, dans les milieux les plus modestes, ça a constitué un capital culturel de substitution. », analyse Françoise Bagnaud, membre de la FEERIE, militante féministe et lesbienne, et autrice d’un ouvrage à venir sur l’histoire de Femmes Entre Elles, dont elle est membre.

À cette époque, elles s’abreuvent des écrits lesbiens, fruits de réflexions émergentes, inspirantes et fondatrices dans l’histoire du féminisme des années 70 et 80. Monique Wittig, Christine Delphy, Marie-Jo Bonnet… toutes marquent le mouvement de luttes pour les droits des femmes, au sein du Mouvement de Libération des Femmes notamment, et l’enrichissent de théories d’émancipation, en particulier face à l’hétéronorme patriarcale. 

RETOUR DE L’INVISIBILISATION

C’est à cet endroit de la pensée féministe que les divergences et tensions apparaissent. Nous sommes au début des années 70 et les Gouines rouges naissent au croisement de la misogynie ambiante et la marginalisation ressenties par les lesbiennes dans le Front homosexuel d’action révolutionnaire et la volonté d’investir ces questions-là au sein des mouvements féministes, en particulier le MLF. Mais bientôt le processus d’invisibilisation se remet à l’œuvre. Il faudra attendre les années 2001 par exemple pour que le livre La pensée straight de Monique Wittig – publié en 1992 en anglais - soit traduit en français. Elle y présente l’hétérosexualité comme un système politique, basé sur la binarité des sexes auxquels sont attribués des genres – féminin et masculin – comportant des caractéristiques qui expliqueraient la répartition des rôles et des fonctions entre les femmes et les hommes dans la société (le travail reproductif pour les premières, le travail productif pour les seconds).

Elle appartient à un courant féministe dit matérialiste, soit un courant de pensée visant à réfuter les arguments biologiques comme moyens d’expliquer la supériorité d’un sexe sur l’autre. Elle défend l’idée que les hommes et les femmes sont des catégories politiques, produits d’une construction sociale visant à la domination masculine. Avec sa phrase, qui scandalisera de nombreuses militantes, « Les lesbiennes ne sont pas des femmes », elle affirme qu’en n’adhérant pas au modèle hétérosexuel en tant que système politique, les lesbiennes échappent au fait d’être femmes dans le sens de cette fameuse construction sociale. Adrienne Rich également théorise dans le même sens dans son livre La contrainte à l’hétérosexualité, critiquant par là même l’hétéronorme et ce qui en découle avec le mariage et la famille traditionnelle. Taxées de radicales, elles sont aujourd’hui seulement réhabilitées dans les milieux féministes, et encore, elles continuent de déranger comme le prouvent les réactions haineuses envers la journaliste et activiste Alice Coffin, autrice du brillant essai Le génie lesbien… 

Puisqu’elles ne couchent pas avec les représentants du patriarcat et de son sbire, le système hétéro, les lesbiennes sont-elles les seules véritables féministes ? La question bouscule et a le mérite d’entrer en profondeur dans le vif du sujet. Le féminisme serait la théorie et le lesbianisme, la pratique, selon Ti-Grace Atkinson, grande figure du féminisme radical et du militantisme lesbien. Dans les travaux présentés par FEERIE, on retrouve à Rennes ce climat de tensions, cette peur au sein de la Cité d’Elles « d’être définies comme moins féministes si on n’a pas de vécus lesbiens », indique un compte rendu de réunion. Un sentiment « que le lesbianisme peut être ressenti comme un jugement de valeur envers les femmes qui ne le sont pas. » Les points de vue divergent et toutes les militantes, féministes comme lesbiennes, ne s’identifient pas dans ce courant de pensée.

Les relations avec Femmes Entre Elles se dégradent alors que l’association défend certes la promotion de l’identité lesbienne, questionne les contraintes de l’hétérosexualité et de la binarité de genre, mais défend également l’expression plurielle des voix du lesbianisme. D’autres événements entachent la bonne entente et malgré l’action conjointe des deux associations contre la publicité sexiste (et notamment contre l’affiche d’une discothèque qui prône « Violer la nuit »), la communication leur fait défaut. Les militantes féministes « discréditent l’engagement de FEE » en parlant de « sous-culture lesbienne » et participent « encore une fois à invisibiliser les lesbiennes. »

AVANCÉES MAJEURES !

Et pourtant, elles ont œuvré et œuvrent toujours pour l’égalité. Elles fêtent cette année les 40 ans de l’association rennaise. Début juillet, FEE organisait un grand week-end festif à la MJC Bréquigny et revenait pour l’occasion sur les événements majeurs de sa création à aujourd’hui. On y constate une véritable volonté de créer un lieu convivial et militant, dans lequel les identités peuvent s’exprimer librement et dans lequel la visibilité et la reconnaissance sont des enjeux essentiels. Dans les années 80, la structure investit la radio en présentant une émission sur Radio Savane, devient le siège de l’association nationale Les Goudus télématiques, un service minitel créé par et pour les lesbiennes, participe aux stages de wendo et aux ateliers lecture, en invitant des pointures de la littérature et du militantisme féministe et lesbien comme Catherine Gonnard, Geneviève Pastre ou encore Suzette Robichon (dite Suzette Triton).

Le 17 mai 1990 marque un tournant hautement important : l’OMS retire l’homosexualité de la classification internationale des maladies mentales. Ce jour-là devient une journée mondiale de lutte contre les LGBTIphobies et FEE s’investit dans les actions orchestrées par le Centre LGBT de Rennes (devenu aujourd’hui Iskis), tout en poursuivant de nombreuses activités, comme l’organisation d’un rallye automobile, la réalisation d’un « Conte de FEE », une feuille d’informations mensuelle envoyée aux adhérentes, l’envoi d’une plaquette sur la visibilité lesbienne à plus de 150 médecins spécialisés (psys, gynécos, etc.) de Rennes et distribution de mini plaquettes à l’entrée du resto U. La décennie est marquante pour Femmes Entre Elles qui va désormais prendre part aux différentes manifestations du 8 mars, journée internationale pour les droits des femmes, et surtout qui va œuvrer pour que le terme lesbienne apparaisse dans la Gay Pride. Le 18 juin 1994, c’est une grande première en France.

La capitale bretonne accueille la toute première Lesbian & Gay Pride, appellation reprise au niveau national l’année suivante. FEE devient membre fondateur du Collectif Lesbian & Gay Pride de Rennes. En parallèle, elles poursuivent les fêtes femmes, soirées dansantes, les bistrotes, les ateliers d’arts plastiques, de théâtre, de clowne, de chant, les randonnées, sorties kayak, balades en vélo, les temps d’échanges de savoirs, les week-ends conviviaux, les séjours au ski ou à la mer ainsi que les ateliers écriture et lecture… Elles militent aux côtés de l’association féministe rennaise A Tire d’Elles pour se réapproprier l’espace public nocturne, elles dénoncent l’absence des noms de femmes dans les rues rennaises en renommant les rues du centre ville (initiative reprise ensuite dans diverses villes de France ainsi que dans un manuel scolaire de 1ère ES édité en 1997), elles participent à la Coordination Lesbienne Nationale, elles se mobilisent pour le PACS et contre les anti PACS et obtiennent une subvention pour le projet inter-associatif de création d’un théâtre forum contre l’homophobie. 

Depuis les années 2000, elles ne cessent d’interroger les inégalités entre les hommes et les femmes mais aussi le racisme intégré par les lesbiennes blanches, s’insurgent avec les féministes sur les différences de prix chez les coiffeurs ou sur la création d’un délit d’IVG, elles marchent dans la rue et font circuler des pétitions contre la montée du Front National en 2002, contre l’expulsion de Sena, une militante lesbienne turque (qui a ensuite obtenu son titre de séjour) ou encore pour les droits des femmes à circuler sans être importunées, à bénéficier de la contraception, du recours à l’IVG, pour les droits des sans-papières et des travailleuses du sexe, etc.

Elles initient une équipe de handball, des soirées FEEstives dans lesquelles les arts et la culture sont à l’honneur, instaurent de nouveaux ateliers, font perdurer certains anciens, se mettent aux réseaux sociaux, refont leur site internet, continuent les permanences à la MJC La Paillette et protestent contre les anti-Mariage pour tous, recevant au passage haine et injures des militant-e-s de la Manif pour tous… Elles maintiennent les liens étroits et partenariaux avec la Marche des Fiertés, le 8 mars à Rennes, les associations de santé des femmes à l’instar du Planning Familial, déménagent à Villejean, organisent des conférences, mettent en place des apéros zoom et une ligne téléphonique solidaire durant le confinement et éditent en 2021 le livre Paroles des FEES confinées avant de se concentrer sur l’organisation des 40 ans de l’association.

Quarante années de rencontres, de travail de réseaux, de combats pour les droits des femmes et des lesbiennes, de luttes pour visibiliser et faire reconnaître les identités de chacune. Quarante années de liens et de soutiens pour rompre l’isolement des femmes lesbiennes. Quarante années d’ateliers et d’activités pour avancer ensemble et pratiquer en toute sororité des loisirs créatifs, sportifs, artistiques et culturels. Quarante années d’échanges de compétences, autant en mécanique qu’en auto-défense en passant par la littérature et le yoga, et de savoirs, pour s’approprier son corps, sa vie, l’espace public, et s’autonomiser. Quarante années de remise en question du modèle patriarcal et hétérosexuel et d’interrogations face aux mécanismes de domination.

RÉHABILITER LE MATRIMOINE LESBIEN

Une histoire riche et passionnante que Françoise Bagnaud racontera bientôt dans un livre publié aux éditions Goater. Une histoire qui démontre que le militantisme s’exprime en province comme dans la capitale mais aussi qu’il côtoie aussi bien les problématiques sociales, politiques, culturelles, sportives, etc. « Ce que je veux montrer, c’est le côté dynamique de FEE, son côté politique aussi. Ce n’est pas pareil de se dire lesbienne qu’homosexuelle. C’est encore difficile aujourd’hui de le dire ! Des femmes n’ont pas voulu témoigner par peur d’être reconnues par leurs familles. », souligne Françoise Bagnaud. Membre de Femmes Entre Elles, investie dans la Lesbian and Gay Pride, co-présidente à une époque du Centre LGBT de Rennes et désormais militante au sein de l’association Histoire du féminisme à Rennes, elle le dit : « Il y a un travail de transmission et de matrimoine à faire. »

En 2015, elle commence à retracer l’histoire de FEE, retrouve des traces des fondatrices et en parallèle co-fonde la FEERIE, après avoir réalisé des entretiens sur les trajectoires des femmes lesbiennes. « Mon objectif avec le livre, c’est de revenir sur la dynamique de cette association unique en France qui continue d’exister. Des jeunes femmes sont venues nous voir à la Marche des Fiertés pour nous dire que Je crois que c’est important d’avoir des espaces et des moments de confort, de pouvoir se dire qu’à cet endroit-là, je peux être qui je suis sans qu’on me juge ou qu’on me renvoie des stéréotypes. C’est important qu’on change les images : les femmes ne sont pas toutes hétérosexuelles, blanches, etc. Beaucoup d’entre nous n’ont pas eu de figures lesbiennes au cours de leurs vies… », poursuit-elle. c’était bien ce qu’on avait fait. Les images comptent, les représentations manquent.

Au fil des interviews, les mêmes sont citées. Muriel Robin, Amélie Mauresmo, pour hier. Adèle Haenel, Céline Sciamma, Pomme, Hoshi, Angèle, pour aujourd’hui. Et dans les programmes télévisés populaires, les couples de lesbiennes apparaissent : « Dans Plus belle la vie par exemple - on en pense ce qu’on veut - mais ça permet de transformer la honte intégrée en quelque chose qui fait parti du monde. C’est très important de rendre les trajets des femmes lesbiennes d’hier vivants et de les relier à aujourd’hui. Sinon, on ne sait pas d’où on vient. C’est très important de partir des témoignages des femmes lesbiennes. Construire l’Histoire sans la parole des concernées, c’est de la domination. » 

Ne pas savoir d’où on vient et se sentir hors des normes. Se construire sans représentations permettant l’identification et la déconstruction par conséquent de l’idée que l’on est en marge de la société dans laquelle on évolue. Donner accès à une Histoire plus complète et complexe permet de rééquilibrer les savoirs qui ont partiellement ou entièrement été confisqués, au même titre que les mémoires de celles qui ont participé à bâtir les théories et ont permis les avancées dont les générations actuelles profitent. « Ça contribue à plus d’égalité, de respect entre les êtres humains. De comprendre de là où on vient pour savoir où on va. Créer de la solidarité entre les générations. Et rendre la fierté à toutes ces femmes qui ont dans l’ombre œuvré et n’ont pas eu de reconnaissance. », analyse Françoise Bagnaud.

Elle poursuit : « Je pense que c’était plus difficile d’être lesbienne dans les années 80 qu’aujourd’hui. On peut être fières de notre Histoire écrite collectivement. Quand des jeunes viennent me voir, c’est pour parler de cette Histoire. Ce que j’ai envie de transmettre, c’est que l’on peut être heureuses en étant lesbiennes ! Quand on grandit sans en parler, on intériorise une sensation de honte, d’anormalité. C’est un poids que l’on retrouve toute sa vie et que les gens ne mesurent pas. » Elle nous raconte la violence des manifestations anti-PACS et des manifestations anti-Mariage pour tous. Elle nous raconte comment elle a consolé des jeunes en pleurs après avoir essuyé insultes et menaces. « Va te faire soigner ! », « T’es un monstre ! » ou encore « Les goudus dans les trous ! » ne sont que quelques exemples d’injures haineuses et traumatisantes qui se répandent encore aujourd’hui avec la très récente extension de la PMA aux couples de lesbiennes (excluant toujours les personnes trans du dispositif).

L’homophobie est encore prégnante. « Si dans tous les lieux publics et dans les médias, on voyait des couples de femmes… Si dans les lycées, il y avait quelque chose sur d’autres possibles que l’hétérosexualité… Ça ferait du bien. Quand on voit ce qu’il s’est passé pour l’ABC de l’égalité… C’est spectaculairement rétrograde ! », scande la militante. Elle croit aux mobilisations, aux alliances, en l’empouvoirement dû à la réhabilitation des femmes ayant participé à l’Histoire, en les espaces de rencontres et de partage et au pouvoir de la parole, des échanges et de la communication. « Il faut amener les gens à sortir de leur point de vue pour regarder les questions des autres. Quand je vais chez des professionnel-le-s de la santé, je leur dis toujours que je suis lesbienne et on en discute. Ça permet une vision à 360° ! », précise-t-elle. 

UN COMBAT INCESSANT POUR LA RECONNAISSANCE

Ne pas visibiliser l’Histoire des lesbiennes, ne pas visibiliser la pluralité des orientations sexuelles et affectives dans les lieux de travail, les médias, les publicités, les espaces de socialisation, les sports, etc. participe aux violences qui s’exercent contre les concernées dans l’espace privé comme public, comme le démontre le rapport 2022 sur les LGBTIphobies, réalisé par SOS Homophobie. « Constat alarmant en 2021 : les lesbiennes qui subissent des violences et discriminations sont de plus en plus jeunes. Pas moins d’une sur quatre est mineure (contre une sur cinq en 2020) et près de la moitié a moins de 24 ans. », peut-on lire dans l’enquête. Insultes, menaces, rejets, séquestrations… Les violences ont principalement lieu dans la sphère familiale, premier contexte de lesbophobie, avant le cadre professionnel. Autre source de violence en augmentation : l’outing.

« Ce dévoilement de l’orientation ou de l’identité de genre sans le consentement de la victime représente 14% des cas de lesbophobie rapportés à l’association en 2021, contre 10% en 2020. », souligne le rapport. Manque ou perte de confiance en elles, nombreuses sont les lesbiennes à vivre (ou survivre) dans un climat de peur et de tensions permanentes : « Les agressions physiques et sexuelles représentent encore 14% des cas rapportés tous contextes de lesbophobie confondus. Les femmes en couple sont particulièrement exposées à ces violences : 21% d’entre elles sont en couple, contre 11% des victimes de gayphobie, par exemple. »

Pour lutter, les militantes ont instauré en avril 2021 la première Marche pour la visibilité lesbienne en France, à l’occasion de la Journée de la visibilité lesbienne (26 avril). Elles luttent contre l’invisibilisation constante des lesbiennes et revendiquent le droit d’accès à la PMA, au même titre que les couples hétéros. Elles sont des milliers à occuper l’espace public, à prendre la rue et donner de la voix pour faire entendre leurs histoires, leurs trajectoires et leurs désirs. Parce que c’est encore un lieu d’agressions verbales, physiques et symboliques, elles se le réapproprient. 

L’intime est politique. Et en tant que LGBTIQ+, leurs existences sont sans cesse soumises au jugement de la société. Dans les années 80, il faut batailler pour faire sauter l’homosexualité de la liste des maladies mentales. Dans les années 90, il faut batailler pour instaurer le PACS et que les couples homosexuels puissent obtenir un statut face à l’institution. Dans les années 2010, il faut batailler pour que les couples homosexuels accèdent au même droit que les couples hétérosexuels : le mariage. Dans les années 2020, il faut batailler pour inscrire dans la loi la possibilité pour les couples lesbiens d’avoir recours à la PMA. Les combats sont longs et douloureux.

Les victoires, faibles par rapport à l’ampleur des énergies qu’il aura fallu déployer. Et souvent, les victoires sont amères. Les lois sont votées au rabais, après une déferlante de souffrances infligées sans relâche par des opposant-e-s LGBTIphobes ultra médiatisé-e-s, là où les concerné-e-s sont elleux peu consulté-e-s et interrogé-e-s. Leur absence des débats publics choquent à peine tandis que leurs luttes profitent largement aux personnes hétérosexuelles, qui peuvent opter pour le PACS et ainsi donner à leurs couples un cadre juridique plus souple que le régime matrimonial, et aux célibataires, qui peuvent désormais concevoir un enfant ou plusieurs sans avoir un-e partenaire dans la parentalité. 

LA MATERNITÉ EST PLURIELLE

Des avancées qui ne seraient jamais arrivées sans les combats acharnés des personnes LGBTIQ+, obligées de justifier non seulement de leurs existences mais également de leurs désirs d’officialiser et protéger leurs relations et leurs familles (dès lors qu’elles ont prouvé, en démontant les arguments essentialistes, réducteurs, opprimants et autres thèses biologiques, leurs capacités à élever des enfants…). « Nos combats minoritaires profitent à toute la société. On ne se bat pas que pour nous ! », s’exclame Lisa, co-fondatrice avec Elsa, du compte Matergouinité à découvrir sur Instagram. « J’ai eu du mal à me projeter en tant que mère avec mon ex compagne. J’avais du mal à me retrouver car je ne voyais pas d’images d’autres mères qui me ressemblaient. », explique-t-elle. Parce que la maternité est pensée dans le cadre hétérosexuel.

Parce que la maternité est pensée dans les critères de la féminité patriarcale. Lorsqu’Elsa arrive à Bagnolet dans la colocation, elle cherche pour les besoins de son travail de journaliste une photo pour illustrer un article concernant la maternité. Et ne trouve que des images stéréotypées : « Sur les photos en général, on voit des femmes très féminines, avec les ongles vernis, couleurs pastel, les cheveux longs, etc. D’autres femmes existent ! » Elles fondent alors Matergouinité dont l’objectif est de diffuser des visuels et des témoignages démontrant la pluralité des modèles familiaux. Le compte valorise deux piliers : la représentation des mères qui leur ressemblent davantage, « butchs, punks à chiens, etc. », dans des configurations familiales diverses (familles monoparentales, couples lesbiens cis et/ou trans, familles recomposées, etc.) et la diffusion d’une culture lesbienne « hyper riche et radicale au point de vue des luttes ».

Elles citent Hanane, co-fondatrice des Femmes en lutte 93, Magie Nelson, essayiste, poétesse et universitaire américaine, ou encore Faika El-Nagashi, personnalité politique écologiste, féministe et lesbienne en Autriche. Comme elles le disent, elles souhaitent mettre leur grain de sel autour de la politisation de la mère, à l’instar de Fatima Ouassak, fondatrice de Front de Mères à Bagnolet, ou encore du festival Very Bad Mother à Concarneau. « Au départ, on a fait ça pour se faire plaisir. Pas forcément dans l’optique de changer les mentalités. On a eu des retours très positifs. Mères rasées, poilues, avec des enfants… ça me fait du bien de voir d’autres mères qui me ressemblent ! », souligne Lisa qui poursuit : « Soit on est militantes, soit on est mères. Ce sont des sphères souvent assez séparées alors qu’on peut partir du fait d’être mère pour construire son militantisme. »

La politisation de la maternité lesbienne et la parentalité queer s’affirme rapidement sur leur compte Instagram qui participe à visibiliser la communauté. De manière très accessible. « Il y a plein de mères, elles n’ont pas à s’excuser, elles n’ont pas à montrer pattes blanches. La sociologue Sylvie Tissot montre que les mères lesbiennes sont acceptées quand elles sont blanches, aisées, etc. Quand elles ne remettent pas en question l’ordre établi… Nous, on veut montrer autre chose. », ajoute Elsa. Parce que les lesbiennes n’ont pas attendu l’extension de la PMA pour avoir des enfants. Parfois, elles sont allées à l’étranger. Parfois, elles ont eu des enfants dans un couple hétérosexuel. Parfois, elles se sont mises en couple avec des femmes ayant déjà des enfants. Elles ne se sentent pas toutes légitimes à en parler. Elles ne se sentent pas toutes mères lesbiennes. Lisa et Elsa le signalent : le compte Matergouinité n’est pas une publicité pour la maternité.

Pas question pour elles de rajouter de la pression à l’injonction d’avoir des enfants. Il s’agit là de visibiliser une réalité, de repenser les représentations autour de la maternité, de questionner les schémas de la famille nucléaire, de s’interroger sur le militantisme quand on est mère, etc. Pour Lisa, « il y a une injonction très forte de dire que les femmes doivent être mères. Le féminisme a voulu rompre avec ça à l’époque. Aujourd’hui, c’est important de politiser la maternité en pensant les modes de garde et les manières de s’organiser pour continuer à militer. » Elsa prend la suite, posant la question : « Comment concilier la vie de mère gouine militante ? Nos lieux de sociabilité sont tournés vers les manifs et la fête. Qui ne sont pas forcément pour les enfants. Des choses se jouent à ce niveau-là. Il y a une super alternative grâce à La Bulle, à Rennes. C’est très concret puisque l’association propose de garder les enfants pendant les événements festifs et militants. C’est en train de se monter en ce moment à Paris. »

Par les photos et les messages qu’elles postent sur les réseaux sociaux, les deux militantes donnent accès à de nouvelles représentations. Nouvelles dans le sens de la diffusion. À des représentations plurielles, multiples, réelles. Qui bouleversent les codes d’une maternité unique et hétérosexuelle. Qui déboulonnent l’indécrottable idéologie binaire et fascisante basée sur la famille « papa, maman, enfant-s » comme unique modèle... Et qui clament des réalités joyeuses et libérées du schéma traditionnel patriarcal. Les fondatrices de Matergouinité le revendiquent : « On est ravies d’être lesbiennes ! On n’a pas besoin qu’on nous tolère. On existe, on est là. La société attend qu’on se fonde dans la masse. On questionne l’hétéronorme et on le fait du point de vue de la marge. C’est une position hyper précieuse. »

Alors oui, elles ont conscience qu’en gagnant en visibilité, elles s’exposent au fameux backlash (retour de bâton), et ont également conscience que les comptes militants sur les réseaux sociaux, bien que très investis par les lesbiennes, restent encore assez restreints en terme d’abonné-e-s : « On se heurte toujours à une certaine limite, ce n’est pas du média de masse. Mais l’idée, c’est de se faire du bien et d’échanger des ressources. » Ici, montrer qu’il y a de nombreuses manières de vivre sa maternité lesbienne, de nombreuses manières d’être une mère lesbienne, un parent queer. Diverses manières d’être une famille.

Casser avec les représentations de la famille parfaite. Concilier vie privée et vie militante. Poser des questions spécifiques au vécu de femme lesbienne. Témoigner de sa parentalité trans. Rendre légitime les existences, doutes, vulnérabilités, expériences, ressentis, etc. des parents queer. « Les lesbiennes continuent d’être invisibilisées. Même moi, en tant que lesbienne depuis l’adolescence, si j’arrive dans un nouveau boulot et qu’une femme à l’air hétéronormé me parle de ses enfants, je vais d’abord penser qu’elle est mariée à un homme. Alors qu’il n’existe pas que le schéma hétéro et patriarcal ! », scande Mireille Le Floch, membre de Femmes Entre Elles, militante féministe et lesbienne.

SILENCE AU TRAVAIL…

Elle brandit son homosexualité comme un étendard dès quand elle en a l’occasion : « Quand je vais à un stage de yoga ou de développement personnel, sur 40 personnes, je suis la seule lesbienne. La seule lesbienne à le dire. » Elle l’affirme dans l’espace public ou semi public pour ouvrir la voie, donner l’opportunité à d’autres de le faire, si jamais elles n’osent pas, par peur des jugements, des insultes et menaces. « Aujourd’hui, on pense qu’il n’y a plus de problème autour de l’homophobie mais il y en a toujours ! », scande-t-elle. Et en effet, un rapport récent montre que les lesbiennes parlent très peu de leur orientation sexuelle et affective dans le cadre du travail. Pour la première fois en France – et en Europe – une enquête offre des données représentatives des femmes lesbiennes et bies (en couple homo) et des chiffres parlants concernant la visibilité en entreprise.

Cette enquête VOILAT (visibilité ou invisibilité des lesbiennes au travail), que l’on doit à l’association LGBTIQ+, L’Autre Cercle, et à l’Ifop, révèle que 53% des personnes interrogées a subi au moins une discrimination ou une agression au cours de sa carrière professionnelle. Conséquences lourdes et directes sur la santé émotionnelle et mentale : elles sont 34% à avoir quitté leur travail et 45% à avoir eu des pensées suicidaires. Le rapport souligne également que 41% des répondantes ont vécu des moqueries ou des propos désobligeants qui leur étaient personnellement adressé-e-s et 62% ont été témoins de termes lesbophobes sans qu’ils leur soient personnellement adressés.

Ces ambiances malaisantes et discriminatoires entrainent un véritable frein à la visibilité lesbienne et bie dans le cadre professionnel et expliquent que les personnes concernées taisent leur orientation sexuelle et affective sur les lieux de travail. Dans Le génie lesbien, Alice Coffin explique : « À l’université, en entreprise, dans les institutions, la République français estime que pour bien faire son travail, il faut être neutre. Ne pas afficher d’appartenance particulière. Être lesbienne en est une. Être noire en est une autre. On tolère que vous soyez lesbienne ou noire. À condition de ne pas le mettre en avant. C’est ce principe de « neutralité » qui sert de repoussoir. « La neutralité de l’État » est un concept solidement implanté en France. Théoriquement. Cat l’État sort volontiers de sa neutralité pour mettre les drapeaux en berne et célébrer, en 2005, la mort d’un pape aux positions homophobes (Jean Paul II). »

À propos du monde des médias, elle écrit : « Appliqué au journalisme, où règne déjà le mythe de l’objectivité, ce totem du neutre a des conséquences graves sur le recrutement ou l’encadrement des professionnels des médias et sur la qualité de l’information. Se dégager de ce mythe est une question de survie démocratique. J’ai été bâillonnée comme journaliste féministe et lesbienne. » Les chiffres montrent que si elles en parlent, elles auront plutôt tendance à le dire à quelques collègues ayant à peu près le même niveau qu’elles et moins à leurs supérieur-e-s hiérarchiques. 

« Seul un tiers des femmes lesbiennes et bisexuelles est visible de l’intégralité de ses supérieurs. En creux, ces indicateurs permettent de prendre la mesure du chemin qui reste à parcourir pour que leur visibilité au travail ne soit plus un sujet. »

C'est ce qu'indique l’enquête qui se poursuit sur une liste de renoncements « qui ont un coût psychique et émotionnel certain », comme par exemple le fait de ne pas participer à un événement organisé par le travail où les conjoint-e-s des salarié-e-s sont invité-e-s (41%), le fait d’omettre volontairement de parler de ses activités « connotées LGBT+ » comme la Marche des Fiertés, un événement ou une soirée LGBT+ (44%), le fait de ne pas prendre de congés pour un PACS ou un mariage avec sa femme (34%), le fait de ne pas prendre des congés pour maternité ou parentalité (33%) ou encore le fait de ne pas indiquer le nom de sa conjointe sur la mutuelle, le plan d’épargne entreprise ou en tant que personne contact (38%).

« J’étais à Belfort au début de ma carrière et j’ai ressenti l’isolement. On ne s’affiche pas en début de carrière, on ne veut pas être l’objet d’exclusion. Quand on est lesbienne et qu’on vit une rupture, c’est difficile d’en parler au boulot. L’isolement est important. C’est sûr que c’est plus facile quand on est dans les normes de la société. », explique Isabelle Siaud, présidente de FEE. Ingénieure chez Orange, côté recherches, elle a pratiqué le féminisme durant toute sa vie, comme elle le dit, en côtoyant le monde masculin des matières scientifiques.

« Au travail, je ne dis pas que je suis lesbienne. Par contre, j’ai un Facebook avec mon vrai nom sur lequel j’affiche mon militantisme. Je ne cache pas mon identité. Si on me cherche, on me trouve. Mais je ne fais pas une promotion de mon identité. Je ne suis pas obligée de la revendiquer. Je ne suis pas dans un affichage de l’identité lesbienne mais plutôt dans un affichage féministe car le problème vient de là : la société est régie par les hommes. », poursuit-elle, en précisant : « Je vais être à la tête d’un gros projet. Je voulais publier une photo de moi à la Marche des Fiertés avec un tee-shirt FEE et j’ai hésité par peur que mon patron change d’avis et donc de cheffe de projet. » Elle défend néanmoins l’idée que ce qui se passe dans la sphère intime reste dans la sphère intime. « Alice Coffin parfois, je la trouve trop violente. On n’est pas obligées de révéler ce qui se passe dans la vie privée… », affirme-t-elle. 

LE PRIVÉ EST POLITIQUE

Ici, les points de vue divergent. Si toutes sont d’accord pour dire que la revendication de l’identité lesbienne ne doit pas être une injonction mais un choix et une affirmation de chacune, en revanche, elles affichent un discours différent sur le côté politique de l’intimité. Car le fait de taire son identité lesbienne est encore majoritairement subi et non choisi, comme l’indique l’enquête VOILAT. Ainsi, Mireille Le Floch réagit :

« Evidemment, le privé est politique ! C’est parce qu’on n’a pas encore l’égalité que je me nomme lesbienne. Parce qu’il y a encore des discriminations. Dans mon idéal, je voudrais me nommer « la vie qui me traverse », revendiquer ma tête, mon corps, mes jambes, mon amour, etc. Mais tant qu’il y a de l’invisibilité, des discriminations, de la souffrance, je pense que c’est important de le dire. On est d’accord que le privé, ça ne regarde personne. Mais ici, mettre le privé dans le public permet de se dire par exemple « ah mais oui, ma médecin est homo, je l’adore ma médecin, elle est super ! ». Comme ça, sans prosélytisme, ça permet de prendre en compte la diversité des manières de vivre. Il y a encore trop d’invisibilité et cela mène aux préjugés. »

Elle pointe l’absence de modèles. L’absence de représentations. Et rejoint alors le propos d’Alice Coffin à ce sujet : « Eh bien, moi, cela me regarde. Je suis passée à côté de dix ans de ma vie parce que je n’avais pas d’exemples de lesbiennes auxquels m’identifier. À cause de ceux qui confinent l’homosexualité à la sphère privée. Un quart des ados LGBT a déjà fait une tentative de suicide. L’absence de personnalités out en France a un lien direct avec l’écho donné à la haine de la Manif pour tous, le suicide des adolescents LGBT, le report systématique du vote de la PMA (elle explique d’ailleurs dans une autre partie du livre comment le débat s’est déroulé sans les lesbiennes, ndlr), les discriminations qui visent l’ensemble des minorités françaises et pas juste les homosexuels. La familiarité entraine l’acceptation. Quand des politiques ont pour collègue un député gay, quand des journalistes ont pour consœur une reporter lesbienne, quand des sportifs ont un coéquipier homo, ils, elles hésitent avant de balancer une insulte homophobe. » 

L’enquête sur les lesbiennes et les bies confirme : les leviers de la visibilité identifiés par les interrogées non-visibles reposent sur la visibilité de la présence d’autres personnes LGBT+ au travail. Dans les explications données par les femmes lors des entretiens, réalisés par les bénévoles de l’association L’Autre Cercle, le sexisme apparaît en premier lieu. Les risques de discriminations dues au fait d’être une femme évoluant dans le milieu professionnel, teinté de la vision patriarcale encore aujourd’hui, rendent encore plus difficile la visibilité et génèrent une auto-censure spontanée des femmes concernées, précise le rapport qui pointe la peur de subir une double discrimination en se rendant visibles (la première étant la précarité et les faibles revenus des postes « féminisés »), la peur d’être hypersexualisées à cause du fantasme masculin et la peur d’être cataloguée « lesbienne de service ».

Un sentiment souvent partagé avec les hommes gays, à la différence que « dans certains cas, être gay peut apparaître comme positif, notamment dans le monde créatif par exemple, qui assoie une forme de légitimité. Or, ce « bénéfice » n’existe pas pour les lesbiennes, aucune situation ne permet de le valoriser dans l’imaginaire collectif. Elles ne bénéficient pas non plus des réseaux gays puissants associés car, de par leur éducation notamment, elles développent moins une stratégie de réseau et n’ont pas l’habitude de revendiquer et de demander. » Le sexisme s’affiche donc comme le ciment de cette invisibilité à laquelle se rajoute la spécificité d’être lesbienne et donc en dehors de la norme, celle-ci étant hétérosexuelle (blanche, valide, cisgenre, etc.).

Les rôles modèles sont précieux, à tous les niveaux de la hiérarchie professionnelle et sociale, dans tous les secteurs de la société. « On a besoin d’expression des histoires d’amour lesbien au cinéma par exemple, comme dans Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma. », cite Isabelle Siaud, là où Mireille Le Floch prend pour exemple la série Dix pour cent, de Fanny Herrero :

« On voit un couple de lesbiennes et c’est super mais ça reste de l’exception. Le fait qu’on le remarque montre bien que ce n’est pas banalisé. » 

LE BONHEUR D’ÊTRE SOI…

Tout comme le terme lesbienne n’est pas banalisé. « Dans cette société hétérosexiste, on pense avec des mots. Les mots ont un impact structurel sur notre manière de penser. On apprend à lire et à écrire de façon hétérosexiste. Le mal être vient quand on se dit qu’on est différent-e-s. Et on a besoin du sentiment d’appartenance par sécurité. », commente Mireille. Elle interroge : « Comment fait-on par rapport au groupe alors ?! À plusieurs, on devient plus fort-e-s. Quand je suis entrée dans l’association, je vivais avec ma compagne depuis 10 ans. Elle ne s’est jamais sentie lesbienne. Moi, à 23 ans, mon père m’avait rejetée, reniée. Je vivais cachée. Heureuse mais cachée. Je voulais rencontrer d’autres femmes comme moi et changer les mentalités. Et pour cela, il fallait se rendre visible. Pour moi, ça a été une grande découverte parce qu’à la télé, dans les documentaires, etc. je ne m’identifiais pas. Là, en arrivant dans FEE, on pouvait être soi-même et bien avec les autres. Et quel bonheur de pouvoir être soi avec d’autres ! C’est un bonheur banal mais un bonheur ! »

Un bonheur qui participe à la construction de l’identité de femme, de lesbienne. « Et si on est plus fortes collectivement et qu’on acquiert de la visibilité collective, on devient plus fortes individuellement, dans nos vies, auprès de nos familles, nos entourages, nos boulots, etc. Ce qui n’est pas nommé n’existe pas. Alors, au sein de FEE, on s’est nommées lesbiennes dans les statuts et on s’est rendues visibles au monde. Puis on est allées vers la mairie pour obtenir des subventions. On a obtenu la première en 1994, je peux vous dire que ça a fait grand bruit ! Il y avait même un tract du FN qui disait que les impôts locaux étaient gaspillés en nous donnant de l’argent… On a fait ajouter le terme Lesbian à la Gay pride parce qu’il n’y était pas alors que les femmes participaient à la Marche ! Et puis, on a eu un stand comme les autres à l’occasion du 8 mars plus tard. On voyait bien qu’on dénotait. Que tout le monde n’était pas habitué à rencontrer des lesbiennes… On a continué encore et encore à se rendre visibles. », scande la militante.

Se nommer pour exister, se rendre visible pour exister. Pour casser les clichés et élargir le champ des possibles. Et donner la possibilité de nommer : « Une lesbienne va avoir la capacité de dire qu’elle est lesbienne si on lui donne l’espace pour le dire. Je suis psy et je travaille dans une structure médico-sociale. Quand je rencontre une personne, je lui demande où elle en est au niveau affectif en posant la question « Vous êtes avec une femme ? Avec un homme ? ». Sans préjugé, on peut donner l’espace pour parler. »

LA PEUR DES MOTS…

Sinon encore une fois, on participe à l’invisibilisation toujours très marquée et très forte dans le langage. Encore une fois, la journaliste, essayiste et activiste lesbienne Alice Coffin pointe l’angoisse que le terme lesbienne provoque. Dans Le génie lesbien, elle commente : « Le mot « lesbienne » fait peur. Lesbienne, lesbienne, lesbienne, lesbienne. L’écrire, le dire, est une transgression, une émancipation, une révolution. Le terme terrifie. Les lesbiennes elles-mêmes répugnent parfois à l’employer. » Plus jeune, elle se dit que c’est parce qu’il sonne mal à l’oreille. Elle réalisera plus tard que nombreuses sont celles qui pensent comme ça, révélant ici une problématique latente qui se démontre jusque dans le titre de la série The L Word, de la même manière que l’on dit à demi mots « the F word » pour ne pas dire Fuck, ou ici Lesbian.

Les médias, les politiques, etc. préféreront parler de « couple féminin », à l’instar d’Edouard Philippe dans une émission consacré à la PMA pour tou-te-s, ou de « fascinante amitié », à l’instar de certains journaux proposant une critique du film de Céline Sciamma, Portrait d’une jeune fille en feu. Ce qui sera repris et calqué sur les histoires d’amour hétéros : « Roméo et Juliette. L’histoire de la fascinante amitié entre deux jeunes gens à Vérone » ou « Jack et Rose, une fascinante amitié nouée juste avant le naufrage du Titanic ». Ça fait sourire de prime abord. Puis, ça refroidit sévèrement. Parce que la lesbophobie est criante. Elle analyse ensuite :

« Ce qui définit la lesbophobie, outre le sexisme, outre l’homophobie, qui en sont les composantes, c’est l’invisibilisation. Faire en sorte que les lesbiennes n’existent pas, n’existent plus, en commençant par usurper leur nom. Le leur voler. Ou le rendre imprononçable. Je ne connais pas d’autres minorités qu’on efface à ce point. La responsable d’une grande organisation LGBT internationale tentera de m’expliquer la chose : « Tu comprends, tout le monde a l’impression que les lesbiennes sont toujours contre. » Contre ? Nous, on est contre ? Nous, qui donnons de notre temps, de notre argent, de notre bien-être pour toutes les causes sans nous occuper de nous-mêmes, nous serions contre ? »

Elle démontre même comment les algorithmes des GAFA pervertissent l’appellation lesbienne, dit-elle, allant jusqu’à bloquer les mails envoyés par la Conférence Lesbienne Européenne, les reléguant au rang de courrier indésirable à cause de la mention lesbienne. Les associations ont mené bataille et obtenu gain de cause auprès de Google qui a modifié ses paramètres. « Désormais, on ne tombe plus sur des scènes de sexe destinées aux hommes hétéros lorsqu’on tape « lesbienne » dans la barre de recherche du Google français. Mais cela a été le cas pendant des années et ça l’est toujours dans de nombreux pays. Toute la problématique lesbienne, tout le pouvoir du patriarcat est là. Les lesbiennes ne peuvent se renseigner sur leur actualité, chercher des informations sur leur histoire, parce que des hommes ont occupé et confisqué leur terrain pour satisfaire leurs désirs. Le mot « lesbienne » invisible partout ailleurs, est le plus visible des mots, le plus recherche, sur les sites de cul. », poursuit la journaliste.

REVENDIQUER SA FIERTÉ

Même discours du côté d’Elsa, du compte Matergouinité, qui regrette que « le mot lesbienne renvoie à des contenus pornos sur internet… ». Dans l’intitulé, elle et Lisa affirment leur appartenance à la communauté queer : « On part de qui on est nous. Et nous, on est gouines. Gouine inclut les lesbiennes, les bi-e-s, les trans, les non binaires, etc. » Au même titre que pute, PD ou queer, l’appropriation de l’insulte gouine permet d’inverser le stigmate.

« C’est un mot que seules les lesbiennes, les queer peuvent utiliser. Ce serait super gênant que les hétéros le disent. C’est une dimension très politique pour nous. On est fières d’être gouines. C’est au cœur de ce qu’on est nous, de ce qui nous fait penser le monde. C’est hyper fort de se dire gouines ! Ça veut dire qu’on ne s’excuse pas d’être nous ! Et puis, le terme apporte la dimension queer incluant les trans les gouines et les pédés, un groupe dans lequel on se retrouve. Le mot lesbienne est chargé aussi et c’est important d’utiliser ces deux termes politiques. », analysent-elles.

Elles ajoutent : « Le mot gouine passe crème chez les lesbiennes, ça se voit dans les podcasts ! » Et ce n’est pas Juliette qui dira le contraire. Avec d’autres militantes lesbiennes, elle anime la très qualitative émission de radio Gouinement lundi, diffusée chaque 4ème lundi du mois sur Fréquence Paris Plurielle (à écouter également sur les plateformes de podcasts et sur leur site). 

LE POUVOIR DES MOTS ! 

Elle a rejoint le projet en 2016. Il était lancé depuis déjà un an, porté par plusieurs associations comme SOS Homophobie, Yagg, l’inter-LGBT et Fières, structure dans laquelle elle a commencé à militer. « Le constat était qu’au sein même du milieu LGBT, il y avait peu de représentations lesbiennes. Radio Fréquence Plurielle a proposé un créneau par et pour les lesbiennes en réponse à ce manque d’espace dans les médias mainstream et communautaires pour la parole des lesbiennes et bies, cis et trans. », explique Juliette. L’équipe travaille d’arrache pied à l’accessibilité de l’émission. Si les militantes rendent visibles les parcours, les joies et les difficultés des lesbiennes, elles n’en oublient pas de les rendre audibles également.

« On fait attention au langage, ne pas utiliser le jargon du militantisme, bien expliquer les choses, ne pas faire de l’entresoi parisien. L’idée, c’est qu’une jeune de 14 ans dans la Creuse puisse nous trouver sur internet, nous écouter et nous comprendre. », précise-t-elle. À travers les mots, elles donnent à entendre la culture lesbienne. À travers la parole des concerné-e-s, elles donnent corps à leurs existences. « Et on existe depuis longtemps ! », rigole-t-elle, en poursuivant : « On est plutôt pas mal en terme de visibilité. On constate une croissance de nos écoutes. Par mois, on est entre 2 000 et 3 000 écoutes. Alors, on n’est pas très écoutées du grand public, par contre, on est bien référencées et c’est ça qui compte : servir à celles et ceux qui font des recherches sur internet. On est dans une niche en fait. Les retours sont touchants et chaleureux. On propose des sujets qui parlent des lesbiennes, cis et trans, avec des réflexions qualitatives, et les gens nous disent qu’ils découvrent des choses et s’identifient aussi. En fait, ça nous donne un lien, on existe et on se retrouve dans des références communes. »

Elle le dit sans détour, Gouinement lundi répond à un besoin. La violence envers les lesbiennes, physique comme verbale, est quasi quotidienne et insidieuse. L’érotisation, la « tolérance » de la société, les insultes, les remarques, les regards, les jugements. Alors, elle revendique haut et fort et avec beaucoup de fierté la qualité de leur émission : « On est légitimes, on existe et on ne va pas s’excuser d’exister ! Je dis toujours qu’on fait une super émission : aucune modestie ! En tant que femme, on apprend à ne pas faire de vague, à faire taire son ego… En tant que lesbienne, on intègre ça et en plus on doit se cacher à cause des agressions LGBTIphobes qui sont en hausse, l’érotisation, etc. J’aime bien fracasser tout ça moi ! J’aime bien utiliser le terme gouine. Se réapproprier les insultes, le stigmate, c’est classique chez les minorités oppressées. Alors oui, on est ouf, intelligentes, drôles, on offre du réconfort, on crée l’impulsion et de la fierté aussi. C’est le sous titre de l’émission « Votre phare dans la nuit ». On ne s’excuse pas, on est géniales et on est là ! » 

AFFIRMER ET REVENDIQUER SA FIERTÉ

Fierté d’être, fierté de faire, fierté de donner la parole à celles qui l’ont peu, voire pas du tout. Fierté d’explorer des sujets majeurs. Pas de frilosité, Gouinement lundi n’hésite pas à aborder des thématiques qui fâchent ou qui divisent mais jamais sous l’angle de la polémique stérile et futile. « Il y a des tabous au sein de la communauté. Etre lesbienne, c’est plutôt confortable quand on est cisgenres, blanches, pas précaires, valides, normée dans son corps… comme c’est mon cas. Mais il y a de la réelle transphobie chez les lesbiennes aussi, on l’a vu l’an dernier avec les TERF dans la Pride. Et puis, il y a du racisme aussi. Les lesbiennes les plus représentées ne sont pas racisées. On essaye d’aborder ces tabous dans l’équipe et dans l’émission. Certaines ne se sentent pas légitimes et d’autres se disent qu’il faut les mettre sur la table pour briser le tabou. », commente Juliette.

Pour elle, l’essentiel, c’est « de porter les voix des personnes concernées ». C’est la manière dont elle aime pratiquer son « militantisme gouine ». Casser les clichés, les envoyer bouler, jouer et frapper un grand coup dans la fourmilière. Ou dans le ballon, par exemple, comme le font Les Dégommeuses qui fêtent cette année leurs 10 ans. Elles expliquent que malgré la médiatisation de plus en plus importante des compétitions féminines, la pratique du football reste encore stigmatisée lorsque l’on est une femme et cette stigmatisation redouble pour les personnes lesbiennes, trans ou non binaires.

« En effet, d’une part, différents clichés et fantasmes ont encore cours sur les équipes de sport collectif comme possible lieux de « conversion » à l’homosexualité féminine. D’autres part, pour promouvoir le foot féminin, les clubs et fédérations ont tendance à mettre en avant dans leur communication uniquement des sportives adoptant un look et des attitudes conformes aux normes de genre (féminines, sexy, en couple hétéro, mères de famille…) et à dévaloriser toutes les autres (lesbiennes, bi, trans, mais aussi femmes hétéros ne correspondant pas au modèle traditionnel de la féminité). », peut-on lire sur leur site.

Cela entraine là encore une forme d’injonction au silence des lesbiennes, des personnes trans ou non binaires. Plus pernicieuse car implicite. On retrouve ici les mêmes rouages que dans l’enquête VOILAT. Dans le football amateur, même combat, signalent Les Dégommeuses : « sous-entendus, blagues lourdes, vexations, insultes ou discrimination au moment des sélections ne sont pas rares. Et cela est d’autant plus problématique que ces comportements sont souvent le fait de dirigeants et d’éducateurs sportifs censés donner l’exemple aux plus jeunes. » C’est dans ce contexte qu’elles ont décidé de fonder une équipe de football accueillante et inclusive. Pour visibiliser les personnes marginalisées, oppressées, éloignées des terrains et de la pratique sportive en raison de leur orientation sexuelle et affective, de leur identité de genre ou encore de leurs origines réelles ou supposées.

Elles défendent profondément l’égalité entre les femmes et les hommes, entre les homos et les hétéros, entre les cisgenres et les transgenres, etc., la volonté de partir des joueur-ses concerné-e-s et de leurs expériences sur le terrain pour engager des actions de sensibilisation et de plaidoyers et d’aborder conjointement les problèmes liés au sexisme et à l’homophobie et à toutes les autres discriminations (racisme, classisme,…). Ainsi, « les personnes trans, précaires, réfugiées, racisées, en situation d’exclusion familiale, sont prioritaires au moment des inscriptions. Différentes mesures sont prises pour encourager la diversité dans les prises de paroles publiques de l’association et dans la composition de ses instances représentatives. »

CRÉER DES ESPACES DE SOCIABILITÉ

Les Dégommeuses partagent également un lien social fort, comme le souligne également Juliette de Gouinement lundi. En dehors de l’émission, c’est aussi une opportunité de se créer des espaces et des moments de sociabilité, de créer des liens et des rencontres avec d’autres lesbiennes « que ce soit pour des amours, des amitiés, des histoires de sexe… » et enrichir son réseau. Ce qui correspond également aux discours recueillis au sein de Femmes Entre Elles. C’est d’ailleurs ce qui a motivé Isabelle Siaud à les contacter :

« J’avais envie de rencontrer d’autres femmes lesbiennes. A Paris, j’ai un peu côtoyé le milieu associatif mais j’avais beaucoup de boulot. Et puis, j’étais bien dans ma vie, j’étais avec une femme. Au moment de la rupture, je me suis tournée vers le milieu lesbien rennais. Je me suis retrouvée rapidement dans le bureau puis présidente de l’asso. J’aime bien monter des activités, j’avais envie de m’investir. C’est chouette de faire des activités ensemble, être à l’écoute des adhérentes et de soutenir les initiatives. »

Ce qui lui plait : « Être un lieu d’accueil chaleureux qui permet une vraie reconnaissance aux femmes lesbiennes. Contre l’isolement et pour les rencontres, le milieu associatif est fondamental. On travaille beaucoup sur la visibilité lesbienne, la convivialité et les arts et la culture. On a monté des activités avec d’autres assos qui sont lesbiennes et d’autres assos qui ne le sont pas. Et c’est une avancée intéressante parce qu’on garde toujours notre identité propre, on n’est pas invisibilisées par d’autres identités, par le mélange. » La structure tend de plus à plus à développer l’aspect de partage et de rencontres sur des temps de soirées ou de week-ends.

Découverte des algues, apéros, cuisine partagée, sortie en mer, kayak, poterie, danse… La présidente insiste sur les notions de soutien, d’affinités, d’amour et de ruptures : « Les femmes sont belles entre elles et ensemble ! » Empouvoirement, créativité, force, joie, solidarité sont autant de valeurs et de concepts qui reviennent fréquemment dans les témoignages. Pour les fondatrices et animatrices du compte Matergouinité, il y a eu rapidement l’envie d’aller plus loin que le lien créé par le réseau social sur lequel elles postent. Elles ont ainsi lancé un groupe Discord « afin de créer des ponts dans la vraie vie, d’organiser des actions en dehors des réseaux. »

Militer ensemble mais aussi profiter de ce bonheur banal exprimé par Mireille Le Floch. « C’est très bien de montrer des photos mais on veut créer des ponts pour s’accorder sur des luttes concrètes, se donner rendez-vous pour rompre la solitude. », souligne Lisa, rejointe par Elsa qui complète : « On part aussi en vacances, dans un camping écolo dans les Cévennes. Sur 2 semaines, on propose un groupement de parent-e-s lesbiennes et queer pour des vacances de rêve ! On vient de différentes régions de France, on ne se connaît pas tou-te-s mais ça va être super chouette !!! »

LA QUESTION DE L’INCLUSION

S’allier autour des spécificités communes et des luttes militantes partagées, c’est renforcer le collectif, renforcer la minorité oppressée pour en faire jaillir sa puissance. Mais c’est aussi l’occasion de rencontrer des personnes dans leurs individualités sans la crainte du jugement, sans la peur de la mise à l’écart, sans la menace d’être à nouveau invisibilisée. Pour autant, elles en témoignent quasi toutes, la communauté lesbienne n’est pas exempte de préjugés et stéréotypes discriminatoires. Une remise en question des privilèges blancs, cisgenres et valides notamment est à faire ou à poursuivre pour assumer un mouvement plus inclusif encore. Pour une réelle prise en considération des croisements qui s’opèrent de manière exponentielle à mesure que l’on s’éloigne de la norme établie.

Pour davantage multiplier les représentations, à l’instar des Prides radicales qui naissent et fleurissent depuis plusieurs années, revendiquant le côté plus politique des existences LGBTIQ+ en parallèle et complément des Marches des Fiertés qui affichent un côté plus festif, tout en restant un événement militant marquant. Les voix de la marge s’élèvent et celles des lesbiennes émergent constamment dans les mouvements féministes et queer. De leurs vécus et expériences vient le soubresaut, nait l’électrochoc. L’invisibilisation subie de toute part n’est pas anodine ou révolue. Elle cristallise la volonté de faire taire les récits et trajectoires proposées par le lesbianisme qui entend se débarrasser de tous les résidus du patriarcat, non dans le sens d’une destruction physique mais bel et bien dans celui de la déconstruction des injonctions normatives perpétrées par le modèle hétérosexuel.

Dans Réinventer l’amour – comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, la journaliste et essayiste Mona Chollet revient sur les contraintes à l’hétérosexualité et le soulagement des lesbiennes à y échapper. En parlant d’Adrienne Rich, elle écrit : « Elle y déplorait que l’existence lesbienne ait été « effacée de l’histoire ou reléguée à la rubrique des maladies », ce qui empêche de reconnaître que l’hétérosexualité « peut n’être en rien une « préférence » mais quelque chose qui a dû être imposé, dirigé, organisé, répandu par la propagande et maintenu par la force ». » Elle poursuit : « Dans son livre La tragédie de l’hétérosexualité, l’essayiste américaine Jane Ward confie, comme Despentes, son soulagement d’échapper à la « culture hétéro » (straight culture), à son conformisme, son ennui, ses oppressions, ses déceptions et ses frustrations ; un sentiment largement partagé autour d’elle, dit-elle. »

En effet, en 2017, l’autrice et réalisatrice Virginie Despentes lâchait être devenue lesbienne à 35 ans et évoquait à sa manière cinglante et éloquente ce que cela avait provoqué en elle. Ainsi, elle chamboule les mentalités :

« Sortir de l’hétérosexualité a été un énorme soulagement. Je n’étais sans doute pas une hétéro très douée au départ. Il y a quelque chose chez moi qui n’allait pas avec cette féminité. En même temps, je n’en connais pas beaucoup chez qui c’est une réussite sur la période d’une vie. Mais l’impression de changer de planète a été fulgurante. Comme si on te mettait la tête à l’envers en te faisant faire doucement un tour complet. Woufff ! Et c’est une sensation géniale. On m’a retiré quarante kilos d’un coup. Avant, on pouvait tout le temps me signaler comme une meuf qui n’était pas assez ci, ou qui était trop comme ça. En un éclair, le poids s’est envolé. Ça ne me concerne plus ! Libérée de la séduction hétérosexuelle et de ses diktats ! D’ailleurs, je ne peux même plus lire un magazine féminin. Plus rien ne me concerne ! Ni la pipe, ni la mode. »

Scandale en haut lieu à la suite de ses propos relatés dans le journal Le Monde

UNE RÉFLEXION PROFONDE

Le lesbianisme radical, dit aussi lesbianisme politique, met les pieds dans le plat depuis longtemps et secoue la marmite. Le fond du discours n’a pourtant rien de choquant. Une refonte en profondeur du système patriarcal s’impose pour libérer les consciences. Les lesbiennes affirment leurs existences et leurs fiertés. Elles ont raison.

Elles écrivent, théorisent, agissent, parlent, scandent, luttent, lèvent le poing, tapent du pied, shootent dans le ballon, prennent le micro, en n’oubliant surtout pas de le tendre, proposent des activités de loisirs, culturelles, sportives et artistiques, partagent des instants de sociabilité, témoignent de leurs difficultés spécifiques au croisement du sexisme et de l’homophobie auxquels s’ajoutent encore d’autres discriminations selon l’endroit (identitaire, géographique, psychique, etc.) où on se situe, réfléchissent aux chemins de déconstruction, œuvrent au fonctionnement de la société et son évolution…

Elles sont partout mais ont majoritairement intégré que pour survivre, il fallait se taire. Vivons libres, vivons cachées… Ras-le-cul ! Ne plus silencier les concerné-e-s. Les écouter. Les prendre en compte. Réellement. Pas au nom de la tolérance… Pas uniquement le 26 avril à l’occasion de la Journée de la visibilité lesbienne. Pas seulement au mois de juin, lors des Fiertés. Au quotidien. Dans tous les secteurs de la société. Pour la pluralité des identités et la liberté d’être qui on est. 

Tab title: 
(In)visibilité lesbienne
Politiser les représentations lesbiennes
Déloger les impensés
Vieillir lesbienne

Célian Ramis

Féminismes : Allier les luttes

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La femme ne peut être pensée au singulier, à l’instar des luttes menées pour l’égalité des genres. Elles sont multiples et plurielles, ces luttes. Et concordent toutes à revendiquer pour toutes les concernées le droit de choisir, la liberté d’exister et d’être soi.
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La femme n’existe pas. Elle ne peut être pensée au singulier, à l’instar des luttes menées pour l’égalité des genres. Elles sont multiples et plurielles, ces luttes. Et concordent toutes à revendiquer pour toutes les personnes concernées le droit de choisir, la liberté d’exister et d’être soi, de s’exprimer en son propre nom et d’accéder au respect. Sans être discriminé-e-s en raison de son sexe, son genre, sa couleur de peau, son origine réelle ou supposée, sa classe sociale, son handicap, sa profession, son statut conjugal, son orientation sexuelle et/ou affective, etc. Alors, au-delà des dissensions existantes au sein du mouvement, comment penser et organiser une lutte féministe inclusive ? 

À l’occasion des deux journées internationales de mobilisations et de luttes contre les violences sexistes et sexuelles et pour les droits des personnes sexisées – 8 mars et 25 novembre – les militant-e-s féministes sont de plus en plus nombreuses à battre le pavé et à faire entendre leurs voix dans l’espace public. Des voix plurielles qui portent des revendications communes, visant à combattre le sexisme d’une société encore largement imprégnée et dirigée par la culture patriarcale. Au-delà du sexe, des spécificités viennent s’accoler et amplifier les vécus de nombreuses femmes, en raison de leur couleur de peau, genre, classe sociale, orientation sexuelle et affective, handicap-s, âge, origine-s réelle-s ou supposée-s… Comment leurs parcours sont-ils pris en compte au sein du renouveau militant ? Comment s’organiser ensemble ? Et comment ne pas reproduire les schémas patriarcaux et capitalistes dénoncés par les mouvements féministes ?

Mardi 8 mars, 11h. À la sortie du métro Villejean, flottent pancartes militantes et drapeaux syndicaux. « On s’arrête, le monde aussi ! » L’appel à la grève féministe retentit et des centaines de personnes sont réunies à la jonction du quartier Kennedy et de l’université Rennes 2, mobilisées en cette journée mondiale de lutte pour les droits des femmes. En attendant le départ vers République, la foule scande : « Et qu’est-ce qu’on veut ? Des papiers ! Pour qui ? Pour tou-te-s ! » Et chante l’hymne qui résonne désormais dans les événements militants : « Nous sommes fortes, nous sommes fières, et féministes et radicales et en colère ! » et se réjouit d’un accompagnement au yukulélé pour entamer joyeusement : 

« Adieu, patri…, adieu patri… adieu le patriarcat ! Tu t’en vas et nous on reste, adieu le patriarcat ! Et tchic et tchic et tchic et tchic et la rue elle est à qui ? Et tchic et tchic et tchic et tchic et la rue elle est à nous ! Elle est à qui ? Elle est à nous ! Elle est à qui ? Elle est à nous ! Adieu patri… Adieu patri… adieu le patriarcat ! Tu t’en vas et nous on reste, adieu le patriarcat ! » À la place de la camionnette vrombissante guidant les cortèges aux détours des rues et avenues empruntées par les manifestant-e-s, un tracteur siège sur le rond-point et sur lequel trône une immense bannière : « Écologie radicale, féminisme décolonial, révoltes paysannes ». 

DANS LES QUARTIERS

L’an dernier, à la même occasion, la manifestation du 8 mars partait également du campus Villejean, initiative impulsée par la collaboration entre Nous Toutes 35, association féministe organisatrice des marches et actions en lien avec les 8 mars et 25 novembre à Rennes, et Kune, collectif de femmes du quartier croisant féminisme et écologie populaire. L’idée : décentraliser le féminisme du centre ville et l’étendre à son entité plurielle. « La voix des femmes des quartiers populaires est rarement entendue. J’aime autant vous dire qu’on va en parler longtemps de notre passage et j’espère qu’il y en aura d’autres. », avait alors déclaré Régine Komokoli, co-fondatrice et porte-parole de l’association.

Avant d’ajouter, qu’ensemble, elles œuvrent « pour continuer de gagner pas à pas (leur) place dans la société en tant que femmes, en tant que travailleuses, en tant qu’immigrées, en tant que femmes travailleuses immigrées. » Le cortège avait traversé le site du CHU Pontchaillou, en femmage à toutes les professionnelles de la santé, ces premières de cordée souvent négligées et dévalorisées comme le rappelle cette année encore l’Inter-syndicale professionnelle – composée de Solidaires, la CGT, la FSU et FO – partageant le constat, 50 ans après la première loi concernant l’égalité salariale, que 19% d’écart de salaire persistent entre les femmes et les hommes (à égalité temps plein) :

« 41% des femmes travaillent dans les secteurs les plus touchés par la pandémie. Nous sommes toujours en première ligne. Majoritaires dans les métiers essentiels comme le soin, la santé, l’éducation, le nettoyage, les services publics. Notre travail est déconsidéré et invisibilisé. Nous travaillons sans relâche et trop souvent en négligeant notre santé. Nous sommes aides à domicile, assistantes d’élèves en situation de handicap, animatrices, travailleuses sociales, enseignantes, aides soignantes… Les femmes immigrées ou sans papiers, en plus de subir les discriminations citées, sont sur-exploitées, peu reconnues socialement et peu susceptibles d’évoluer dans leurs emplois. Nous voulons qu’elles soient régularisées. »

ENTENDRE LE MILIEU RURAL

Depuis un an, un cortège part de Villejean/Kennedy. Le 25 novembre dernier, d’autres rassemblements ont débuté aux métros Henri Fréville et Joliot Curie afin de rejoindre Charles de Gaulle ou République. Parce qu’il n’est pas évident pour tout le monde de se rendre en manifestation, seul-e-s, au centre ville. Cette nouveauté s’affiche comme un symbole. Désormais, le féminisme devra être pluriel et inclusif. On prône la solidarité avec les femmes du monde entier, on fait entendre la colère des féministes de l’université comme de celles des quartiers populaires, on dénonce les violences sexistes et sexuelles en appelant à une riposte féministe, on parle d’hétérorisme, on danse sur l’hymne des féministes chiliennes de Las Tesis « Un violador en tu camino », on réclame des moyens pour les travailleuses, « du fric pour la santé, pas pour les flics ni l’armée », on exige le respect de nos droits et de nos libertés. On écoute les personnes concernées s’exprimer sur leurs vécus et revendiquer leurs spécificités.

Ce 8 mars 2022, ce sont « les femmes rurales et les paysannes » qui interpellent l’assemblée pour la première fois : « Nous vivons en campagne, nous bossons en campagne et cela marque nos vécus et nos corps. Nous sommes 11 millions de femmes rurales. 30% de la population française vit en campagne. 30% de la population et 47% des féminicides. » Elles dénoncent une image tronquée de leurs réalités, « centrée sur les hommes, l’agriculture et la chasse qui est racontée. » Ce n’est pas celle qu’elles vivent au quotidien, soulignent-elles : « Les femmes du monde rural sont oubliées, invisibilisées. En tant que meufs en ruralité, c’est encore plus compliqué qu’ailleurs de se déplacer, de tafer ou de ne pas tafer, d’avorter, d’accoucher, de vivre des sexualités non hétéronormatives. Sans compter ce que peuvent expérimenter les personnes racisées essayant de vivre dans la campagne française blanche, qu’elles l’aient choisi ou non. »

L’isolement, les problématiques de mobilité, la précarité qui en découlent avec souvent des emplois à temps partiels, la dépendance financière aux conjoints, l’accès réduit aux études mais aussi aux services de santé (et ainsi de gynécologie, d’accouchement et d’avortement), la prévalence des violences intrafamiliales… « Pour les victimes, c’est la double peine : elles sont plus isolées, moins protégées et avec moins encore qu’ailleurs de réseaux d’aide à proximité. Les politiques, qu’elles concernent l’aménagement du territoire ou l’agriculture, ont toujours été pensées à partir des lieux de pouvoir et donc du milieu urbain, de la ville. Les mouvements féministes ont malheureusement souvent reproduit ce biais. Nous sommes ici pour amorcer ce changement.Nous avons une responsabilité collective à changer cette perspective. Les vécus, les besoins, les idées des meufs rurales, doivent être inclus dans les mouvements féministes. Nous sommes prêtes et vous, l’êtes vous ? », partagent-elles avec hargne.

Leurs parcours doivent être pris en compte et leurs droits, reconnus. Elles terminent par une tirade à trois voix : « Alors bienvenu-e-s à tou-te-s, bienvenu-e-s à toutes les femmes et meufs dans nos campagnes, bienvenu-e-s à tou-te-s les membres de la communauté LGBTIQ+, bienvenu-e-s à toutes les personnes racisées, les handis et toutes celleux qui ont envie de faire bouger les normes en milieu rural. Dégenrons le monde agricole et rural, ensemble, dégenrons et dérangeons ! » Le message est percutant et réjouissant et invite à la mobilisation et la réflexion autour d’un sujet laissé en marge des luttes féministes. Ça secoue et c’est tant mieux ! 

VALORISER LES IMPENSÉS…

Les prises de paroles se poursuivent, toujours traduites en langue des signes française. Parmi elles, l’Inter-organisation étudiante – composée de l’Union Pirate de Rennes 1 et 2, Solidaires Etudiant-e-s, la FSE et Nouvelles Rênes – dénonce l’absence de courage politique du gouvernement actuel dont les discours nous abreuvent de belles promesses mais manquent toujours d’actions concrètes : « Ainsi, Darmanin, ministre de l’Intérieur accusé de viol, se réjouit de son bilan du fait de la baisse des cambriolages. Et quel bilan ? 125 féminicides survenus en 2021. Mais n’en déplaise aux proches des 113 victimes de féminicides par leur conjoint ou ex conjoint, aux proches des 7 femmes trans et des 4 travailleuses du sexe victimes de féminicides, les bijoux et ordinateurs ont plus de valeur que nos vies. »

Les chiffres pleuvent. Dans l’enseignement supérieur, une étudiante sur 10 est victime d’agression sexuelle et une étudiante sur 20 est victime d’un viol. En 2016, 5% des étudiantes jonglaient entre études et parentalité et un tiers d’entre elles étaient contraintes de manquer les cours. « Et rien n’est proposé par les établissements : pas de congé maternité ou d’aménagement des cours, des systèmes de garde trop peu développés… La maternité et la parentalité en général sont un frein dans les études. » Et un impensé là encore dans les luttes féministes. 

Tout comme la parole des retraitées : « Femme retraitée, j’agis. Femme retraitée, je manifeste. En 2021, 40% des femmes ont en moyenne une retraite inférieure de 40% à celle des hommes. Au XXIe siècle, seulement 60% des femmes touchent une retraite à taux plein. Cette inégalité est la résultante des inégalités salariales, en activité, dues à des parcours hachés de la vie professionnelle des femmes. » La précarité est au cœur de tous les discours. Et les intervenantes n’oublient pas de mettre le sujet en perspective, à l’aune de leurs conditions spécifiques et au croisement des violences sexistes et sexuelles :

« J’interviens pour les droits des personnes exilées, en tant que concernée. Vingt personnes sont logées dans le bâtiment F, ici, dont des enfants de quelques mois… À la Poterie, plus de 90 personnes logées (dans un gymnase, ndlr)vivent des agressions. Parce que nous sommes entourées des hommes violents et lorsque les plaintes sont déposées dans des commissariats, cela n’est pas vraiment pris en considération. Il y a un refus que des personnes des associations, qui connaissent le droit, nous accompagnent. Nous voulons un logement digne pour les personnes en situation irrégulière. Nous avons été victimes, dont moi-même, d’agressions morales et aussi une autre femme des agressions physiques. Et cela n’a pas été pris en considération lorsque nous nous sommes rendues au commissariat. Les droits humains sont bafoués. Nous réclamons la régularisation de toutes les personnes dont les droits sont bafoués. »

DÉCENTRER LE REGARD

Les points de vue sont situés. Et selon l’identité de genre, la couleur de peau, le territoire, la classe sociale, le handicap, l’orientation sexuelle et affective… les vécus et expériences diffèrent d’une femme à l’autre, d’une personne à l’autre. La pluralité et la multiplicité des trajectoires, l’accès à des privilèges selon sa situation et condition de vie, les difficultés et discriminations rencontrées par certain-e-s au croisement du sexisme, du racisme, de la grossophobie, du validisme, des LGBTIphobie, etc. sont à prendre en compte, sans hiérarchisation des priorités et comme une entité entière qui ne peut scinder son identité, pour faire avancer les luttes concernant les droits humains.

« Nous sommes représentatives de la diversité de la France d’aujourd’hui. Certaines d’entre nous sont bretonnes, normandes, d’Afrique du nord, de l’ouest et du centre. Certaines sont retraitées, d’autres sont salariées, en intérim, étudiantes en attente d’un premier emploi. Certaines sont des mamans solos, d’autres sont en couple. Pourtant nous nous sommes mises ensemble. Parce qu’au-delà de nos différences d’âge, de travail, d’origines, nous partageons l’immense bonheur d’être femmes entre nous. Nous nous sommes mises ensemble parce que nous avons du respect et de la considération pour les parcours de vie. Respect et considération, c’est ce qui nous manque le plus, à nous les femmes des quartiers populaires dans cette société encore fortement marquée par le patriarcat. », exprimait Régine Komokoli l’année précédente, dans un discours toujours d’actualité.

Les militantes se saisissent de la tribune pour appeler le collectif à soutenir les luttes voisines, traversées elles-aussi par des problématiques et revendications communes aux combats féministes. À plusieurs reprises lors des Journées internationales contre les violences sexistes et sexuelles précédentes, Rachida du Collectif Sans papiers de Rennes a souligné qu’avoir une place sur l’estrade militante ne suffisait pas : « Nous, féministes prolétaires que notre courage de survivre a amené ici pour trouver refuge, nous nous sommes échappées des guerres produites par le patriarcat et le capitalisme de nos pays. Tant que l’imbrication de la violence patriarcale et raciste ne sera pas vaincue, nous ne pourrons pas triompher ensemble. Tant que la liberté des migrantes n’est pas prise de partout comme un combat général, nous ne pourrons pas être ensemble sur la place mais resterons divisées dans les maisons, les villes, les lieux de travail. Soutenez-nous, nous avons besoin de vous. » 

Le message passe ce 8 mars également par l’Inter-organisation de soutien aux personnes exilées : « On est là en tant que féministes, parce que c’est une lutte de droits, que ce sont des droits fondamentaux qui sont bafoués. Nous avons besoin de votre soutien. Et pas juste un soutien de façade. Nous avons besoin de votre mobilisation. Parce que ce sont là des luttes actuelles et que les femmes dans leur vie affective, dans leur vie sexuelle, sont complètement à la merci de tous les sévices, de toutes les servitudes… » 

BATIR DES ALLIANCES

Parce que la lutte féministe ne peut pas se bâtir uniquement à travers le prisme du sexisme. Étendre l’analyse, le champ d’exploration, observer, écouter, prendre part, s’encourager, se soutenir. Donner la parole. Forger des alliances pour faire naitre et nourrir des réflexions qui n’ont rien d’annexes. Au contraire. Le 25 novembre dernier, les militant-e-s de Nous Toutes 35 appelaient à une marche aux flambeaux, en femmage aux victimes de féminicides, avant de se réunir au 4 Bis pour assister à la projection, co-organisée avec le Planning Familial 35, du film-documentaire Empower, de Marianne Chargois, dressant le portrait de 3 travailleur-euse-s du sexe, Mylène Juste, Giovanna Rinçon et Aying.

Accès à la santé pour les TDS, transidentité, migration, violences policières, violences institutionnelles, lutte contre le projet de loi de pénalisation des clients, les sujets portés à l’écran sont essentiels à intégrer à la révolution féministe. Et pourtant, ils sont souvent l’objet de divisions et de dissensions concernant le rapport au corps et sa marchandisation, entrainant – y compris dans certains milieux féministes - la stigmatisation régulière et des violences envers des travailleur-euse-s du sexe que l’on enferme dans un discours victimaire, plutôt que de s’intéresser à leurs conditions de travail et d’interroger directement les concerné-e-s. Doris, trésorière du STRASS, co-fondatrice des Pétrolettes à Rennes – association de développement communautaire pour lutter contre les violences faites aux femmes et aux autres minorités avec et pour les travailleur-eu-s du sexe – et TDS depuis 5 ans en parle ce soir-là :

« La loi est hypocrite et permet le nettoyage de l’espace public. Elle cible clairement les TDS de rue. Les clients ne vont plus les voir, ce qui pousse à une précarisation extrême. Et ce qui les pousse à davantage accepter le retrait de préservatif et à subir des violences… On nous invisibilise et on nous silencie. On nous dit ce qui est bon pour nous. La loi est votée par des personnes blanches, aisées, pas précaires ! Y compris des femmes. »

Elle aborde l’importance de l’auto-organisation. Ne nous libérez pas, on s’en charge. Le slogan résonne. Et cela n’empêche pas de tisser des alliances avec des d’autres organisations. L’association rennaise se présente d’ailleurs ainsi sur son site :

« Notre pari est de croire en la convergence des luttes entre personnes concernées par la violence, notamment la violence systémique. Nous luttons contre toutes les formes de carcans qui enferment trop souvent les personnes dans des cases sans prendre en compte les contextes de chacun-e, et qui entravent le pouvoir d’agir. Non à la stigmatisation et oui à l’inclusion ! »

Elles l’affirment, les Pétrolettes sont féministes et leurs actions participent également à un changement de la société vers plus de justice sociale. Elles « sont expertes de leurs sujets et détentrices de solutions », accompagnent les personnes selon leurs réalités et sans jugement, créent des espaces de développement communautaire avec des alliances locales – Planning Familial, CRIDEV… -, proposent des permanences individuelles axées autour de l’accès aux soins et aux droits et favorisent l’émancipation de ses membres par la valorisation des savoirs et compétences.

Elles prennent part à la lutte pour les droits, notamment au respect et à la dignité personnelle et professionnelle, des TDS et plus largement les mouvements féministes. Parce qu’elles ne veulent pas être stigmatisées et violentées par la société mais bel et bien actrices du changement. Elles se battent pour obtenir les mêmes droits que les travailleur-euse-s, pour être reconnu-e-s en tant que tel-le-s et s’organiser selon leurs termes et conditions. « Pour moi, être un-e allié-e de choc, c’est se renseigner sur nos conditions. Dans le Manifeste féministe pro-droits des travailleuses et travailleurs du sexe, il y a toutes nos revendications. Sur le site de l’AATDS (Association Allié(e)s de Travailleurs et Travailleuses du Sexe, ndlr) également. », conclut Doris.

CRÉER DES LIENS

Croiser les alliances. Un terme que Priscilla Zamord, co-secrétaire nationale de Front de Mères, privilégie davantage à celui de convergences. Elle est membre de l’organisation syndicale, fondée à Bagnolet, et depuis quelques mois, implantée à Rennes, sur le quartier de Maurepas. Rencontres, écoutes, réseaux, accompagnement, mise en liens, en mouvements et en actions sont concrètement le cœur du syndicat de parents luttant contre les discriminations et les violences à l’encontre des enfants et des parents (Lire le 3 questions à – Front de Mères, p. ??). Racisme, sexisme, LGBTIphobies, violences inter-quartiers, violences policières… les habitant-e-s des quartiers prioritaires sont généralement stigmatisé-e-s et leurs parcours, actions, initiatives, réflexions, besoins et conditions, sont invisibilisé-e-s et méprisé-e-s.

« Aujourd’hui, notre question, c’est comment on arrive à mobiliser, à rendre notre démarche accessible et fédératrice et surtout hyper simple. Et quand je dis simple, ça veut dire ambitieuse dans les objectifs mais simple dans la façon de faire. Il y a du génie politique dans les quartiers populaires mais ce n’est pas toujours évident de rendre visible et de faire de l’aller vers. Donc c’est aussi à nous de faire différemment, de se mettre dans l’action et d’organiser des choses. », précise Priscilla Zamord. Elle poursuit : « Il y a des actions qu’on essaye de faire en alliance avec d’autres organisations. Ça crée du lien avec d’autres collectifs. » Elle se réfère notamment à la Marche pour la Vérité et la Justice pour Babacar Gueye, à laquelle Front de Mères a participé, à Rennes. Aurélie Macé, membre de l’organisation, était présente ce jour-là et témoigne :

« On était là pour montrer notre solidarité à Awa, la sœur de Babacar (présente dans les manifestations féministes rennaises, ndlr), dans sa démarche mais aussi pour faire le lien avec les autres collectifs Vérité et Justice, de Paris et de la région parisienne, qui étaient présents à Rennes. Et puis aussi pour échanger sur les situations qu’on peut avoir, faire le lien entre des mamans qu’on accompagne et se rendre compte des réalités. Un des moments forts, c’était avec Assa Traoré, qui était présente, qui est d’origine malienne, et Lala, elle-même d’origine malienne et membre de Front de Mères. C’était une rencontre forte parce qu’elles sont toutes les deux confrontées à la question des violences policières, à des degrés différents mais on est bien sur une échelle et un parcours similaires malheureusement. »

Leur dénominateur commun, comme le mentionne Priscilla Zamord, c’est l’écologie sociale et populaire. Une écologie « qui répond à des choses pratico-pratiques mais qui met aussi en lumière des luttes qui ont été menées dans les quartiers populaires ou par des personnes racisées, invisibilisées. » Ainsi, en mars, Front de Mères organisait au Pôle associatif de la Marbaudais, avec Keur Eskemm et Extinction Rebellion, une projection sur l’écologie décoloniale, à travers la problématique scandaleuse du chlordécone aux Antilles (on recommande chaudement la lecture de la BD Tropiques Toxiques de la brillante Jessica Oublié, ndlr).

« Keur Eskemm, ils sont à Maurepas, ils font un travail magnifique avec les jeunes. Ça promet des rencontres humaines assez enthousiasmantes. Et puis Exctinction Rebellion qu’on connaît aussi pour sa lutte écologique. Autant Front de Mères et Keur Eskemm, ça aurait peut-être été évident parce que c’est un peu le même territoire. Autant rencontrer Exctinction Rebellion, ce n’était pas une évidence en soi donc c’est vraiment chouette, cette alliance-là. On commence avec beaucoup d’humilité dans les façons de faire mais avec une volonté très forte. On fait des actions simples, on y va, on s’y met, on voit ce que ça produit… », souligne-t-elle. Sans oublier leur participation aux luttes féministes, dans les manifestations comme dans l’animation d’ateliers que ce soit à l’occasion des Rencontres nationales féministes, ayant eu lieu à Rennes en janvier dernier, ou du week-end culturel, militant et festif, féministe et anti-raciste Big Up, organisé les 12 et 13 mars sur les quartiers de Villejean et de Maurepas :

« Dans la diversité des luttes, par exemple, Fatima Ouassak (militante écologiste, féministe et anti-raciste, fondatrice de Front de Mères à Bagnolet et autrice de La puissance des mères, ndlr) évoque souvent l’importance du combat (anti-nucléaire, ndlr) des femmes à Plogoff et je trouve ça génial. Voilà, Bagnolet-Finistère, même combat ! Les alliances sont possibles à partir du moment où on est dans le respect et la non instrumentalisation des luttes. C’est pour ça que je ne parle pas de convergence des luttes. Je préfère alliances. Chacun est soi-même mais on travaille ensemble sur des projets qui nous réunissent de temps en temps, pour faire force. »

ÉVITER LA RÉCUPÉRATION

Elle résume parfaitement l’esprit d’une lutte inclusive. Qui fédère sur des temps donnés sans occulter la spécificité de chaque groupe. Car si les voix se multiplient et sont de plus en plus nombreuses à se faire entendre, créant de nombreux changements notamment dans les représentations médiatiques, artistiques, sportives, scientifiques, politiques, etc., le constat, malheureusement, apparaît que les figures majoritairement mises en lumière restent blanches, hétérosexuelles, cisgenres, minces, plutôt aisées, valides… Personnes racisées, LGBTIQ+, exilées, handicapées, grosses, TDS sont, au fil de l’Histoire des féminismes, des forces opérantes et pensantes de ces luttes, qui les laissent pourtant de côté dès lors qu’elles abordent les spécificités de leurs groupes et les croisements et amoncellements existants entre les différents fragments de leurs identités.

« La question de comment faire alliance pour ne pas être invisibilisées après, c’est une très bonne question. Qui résonne à plusieurs titres. Je pense que Front de Mères a été tellement observatrice ou en connaissance de phénomènes comme ça de récupération – qui sont une forme de violences – qu’on repère assez vite les groupes mal intentionnés. », répond Priscilla Zamord. Elle précise : « On ne rigole pas du tout, je ne sais pas comment le dire autrement. Donc oui à l’alliance mais pas à n’importe quel prix. Pour moi, il y a un vrai contrat de réciprocité qu’il faut établir avec les autres organisations. Être dans quelque chose de coopératif mais pas dans quelque chose de l’ordre de la récupération. On est hyper au taquet là dessus. » Elle poursuit : 

« On a une expertise et des héritages où il y a eu tellement d’extorsion qu’on fait attention. Sur la lutte féministe, c’est pareil. On a une telle expertise d’usage au quotidien dans les quartiers populaires qu’on ne peut plus nous la faire à l’envers. Ce n’est plus possible. » 

NOUS AUSSI, LES VOIX INVISIBILISÉES

Une remise en question du mouvement féministe dit mainstream (dominant) est essentielle. Non pas pour le décrédibiliser mais pour le faire avancer. Encore plus loin. Lui permettre de décentrer le regard de l’unique bannière (universaliste) « Femmes » qui réduit et exclut toute une partie des militant-e-s et participe à les invisibiliser. Outre les dissensions qui peuvent sévir au sein de cette lutte plurielle, critique est faite autour d’une politique trop généraliste et trop lisse de certaines organisations. C’est le cas en 2018 quand le groupe national Nous Toutes appelle à la mobilisation le 24 novembre contre les violences à l’encontre des femmes. Plusieurs collectifs se réunissent en réponse sous l’intitulé Nous Aussi. Pour appuyer le fait que les violences sexistes et sexuelles s’expriment au-delà du sexe et du genre et d’intensité différente selon les trajectoires et les situations.

« En disant « Nous aussi », nous voulons faire entendre les voix de celles pour qui les violences sexistes et sexuelles sont une expérience inséparable du racisme, du validisme, de la précarité, qui définissent nos quotidiens : les violences sexuelles que nous subissons sont souvent pour nous l’aboutissement de notre domination matérielle, économique et sociale dans chacun des aspects de nos vies, que ce soit au travail, à la fac, dans la rue, à la maison ou face à des policiers. », expriment les associations et collectifs activistes tel-le-s que Acceptess T, le Collectif Afro-Fem, Gras Politique, Handi-Queer, Lallab ou encore le Strass dans l’appel publié sur le site de Mediapart.

Cette même année, Céline Extenso remarque la faible présence, voire l’absence, de femmes handicapées ou de pancartes s’y référant au sein du cortège. Les rangs des manifestations grossissent drastiquement depuis 2017, année de l’affaire Weinstein et l’essort des mouvements #MeToo – qui représentent une accélération dans le mouvement féministe qui avait déjà entamé depuis plusieurs années un renouveau – mais les mêmes erreurs semblent se répéter. Avec d’autres femmes handicapées, elle crée les Dévalideuses, un collectif handi-féministe luttant contre l’invisibilisation des femmes handicapées dans la société et au sein du mouvement, et plus largement contre le validisme, défini comme une oppression, une discrimination qui s’applique aux personnes handicapées. Dans l’émission Penser les luttes, diffusée en janvier dernier sur Radio Parleur, Céline Extenso explique :

« On s’est dit que si on voulait exister publiquement et politiquement, il fallait qu’on s’organise. Première mission : exister dans les milieux militants, les faire nous intégrer à leurs luttes, leurs événements, autant qu’à leurs théories. On essaye d’être là régulièrement pour faire pression et se rappeler à leur bon souvenir quand la pandémie et les conditions d’accessibilité le permettent. »

Les Dévalideuses constatent les bonnes volontés mais aussi et surtout les faibles moyens entrepris « quand il faut remettre en cause ses pratiques militantes ». La co-fondatrice développe : « On voit qu’il y a encore énormément de boulot. Quand on nous invite, il faut que l’événement soit accessible. En général, les gens pensent aux ascenseurs, aux marches, mais le handicap, ce n’est pas seulement les fauteuils roulants. Il y a des handicaps psychiques, visuels, etc. Des personnes vont avoir besoin d’un lieu calme, de lire sur les lèvres… Il y a plein de choses à prendre en charge. Le covid a été un énorme révélateur de validisme. Les personnes handis sont souvent plus à risque. Ça a l’air d’être un poids insupportable pour les validistes de prendre ça en compte. Alors que c’est un acte militant de protéger la collectivité ! »

Les femmes handicapées demeurent un sujet en marge des espaces de luttes féministes. Non considérées comme femmes à part entière, elles ne sont pas imaginées ni comme objets de désirs, ni comme figures maternelles et maternantes et encore moins comme des victimes de violences sexistes et sexuelles. « Elles en subissent pourtant plus que les femmes valides. On parle de maltraitance quand ça arrive. Comme on parle d’un animal… Et sur ce sujet-là, on est énormément déçues des féministes qui ont du mal à nous intégrer dans les données. », déclare Céline Extenso.

Des alliances se nouent avec des collectifs comme Gras Politique, engagé contre la grossophobie, ou encore Act up, dans l’accès à la santé des personnes LGBTIQ+ et des personnes séropositives. « Petit à petit, on sent que les allié-e-s se multiplient et qu’on va pouvoir les atteindre de plus en plus. Ouvrir le champ, ça veut dire se décentrer un petit peu de sa propre lutte. C’est clairement y gagner car avoir une vision plus large, c’est avoir une vision plus intelligente ou plus complète du problème. Mais ça, c’est souvent dur… », poursuit-elle.

SE POSITIONNER, RÉELLEMENT

En septembre dernier, l’association trans et intersexes de Grenoble, Rita, interpelait l’organisation Nous Toutes quant à la date choisie pour la manifestation contre les violences sexistes et sexuelles, le 20 novembre. Date emblématique pour la communauté LGBTIQ+ qui se rassemble ce jour-là pour la journée internationale du Souvenir Trans (TDoR). Dans un communiqué, les militant-e-s expliquent : « Chaque année, depuis 24 ans, on se rassemble et on rassemble nos forces pour honorer nos mort-e-s, assassiné-e-s et suicidé-e-s. Or il semble que pour le mouvement féministe mainstream NousToutes, nous personnes trans sommes quantité négligeable. Nous avons bien compris à quel point leur soutien à la communauté trans est performatif, que nombre d’entre nous continuent de se faire ostraciser par votre organisation, que votre hypocrisie vous conduit à nous brosser dans le sens du poil en réunion mais que vous continuez à organiser et promouvoir des événements où on est maltraité-e-s, et à discréditer toute critique en vous appuyant sur notre colère. »

Ce à quoi l’organisation visée répondra qu’elle échange avec des structures trans et des structures de protection à l’enfance (le 20 novembre étant également la Journée internationale des droits de l’enfant) « pour trouver un moyen que la manifestation NousToutes permette de donner de la visibilité à toutes les luttes, celle contre la transphobie et celle contre la pédocriminalité. » La date sera maintenue à Paris. Nous Toutes 38 et Nous Toutes 35, entre autres, prendront la décision de s’affranchir de l’appel national, comme le précisent les militant-e-s féministes grenobloises :

« Est-ce possible de construire une convergence des luttes autrement que dans une dynamique de co-construction ? Non. Est-ce que la convergence des luttes peut être un concept qu’on instrumentalise pour imposer son propre calendrier aux autres luttes et masquer la perspective cis-sexistes de son organisation ? Nous ne le pensons pas non plus. Nous pensons qu’il est impossible de lutter contre les violences patriarcales en les reproduisant. La solidarité est une arme politique et matérielle, pas juste un exercice déclaratif. » Les marches auront lieu le samedi suivant. 

UN TRAVAIL DE RÉSEAU

« Le Service d’Autoprotection Pailletté – le SAP – et l’ensemble de son équipage repérable par des pancartes violettes portées en sandwich sont heureux de vous accueillir pour cette manifestation « En route vers la fin du patriarcat » Nous sommes le 8 mars (2021, ndlr), à Rennes, à République et la température actuelle est… chaud bouillante nan ? Nous vous proposons d’assurer votre confort durant cette marche en encadrant un cortège de tête en mixité choisie. Pour cela, nous vous rappelons que le principe de ce cortège est de laisser les personnes concernées prendre la tête. 

Les consignes pour ce cortège vont vous être présentées. Accordez-nous quelques instants d’attention merci. Vous êtes une femme, une personne non binaire, intersexe, un homme trans, vous êtes les bienvenu-e-s devant. Vous êtes un homme cisgenre, c’est-à-dire que votre genre ressenti homme est celui qu’on vous a assigné à la naissance. Alors votre place, en tant qu’allié de nos luttes, est derrière le cortège de tête. Vous pensez que le patriarcat c’est du pipi de chat et vous êtes arrivé-e-s ici par hasard, alors nous vous demanderons d’évacuer la manifestation. Car le patriarcat ne tombera pas tout seul, organisons-nous pour lui péter la gueule !!! »

Depuis plusieurs années, ce sont les militant-e-s de Nous Toutes 35 qui organisent les manifestations du 8 mars et du 25 novembre. Mélissa et Louise en font partie, depuis respectivement 2 ans et demi et 1 an et demi, et établissent clairement qu’il s’agit d’un travail de longue haleine, qui ne peut se faire seul-e : « On marche avec un réseau de collectifs et d’associations. On s’en fiche de porter la voix de Nous Toutes 35, l’important c’est de se mélanger et de laisser les différentes structures s’exprimer. On lance un appel aux prises de paroles. Parle qui veut. Alors oui, ça demande du temps à organiser. C’est un travail sur le long terme et l’idée, c’est de faire mieux que les années précédentes. »

Cela implique de bien connaître le tissu associatif, militant, syndical et politique. De bien connaître et comprendre les enjeux de chaque groupe, en interagissant avec chacun, pour mieux en saisir les tenants et les aboutissants. « Quand on construit le trajet, on a en tête qu’il faut le rendre accessible. On le fait donc avant la manifestation. Pour repérer s’il y aura des toilettes par exemple sur le parcours. Et ça, ce n’est pas toujours évident ou possible. Il faut penser aussi que des personnes voudront peut-être s’asseoir, prévoir des chaises. Construire le trajet de manière à ce que les personnes qui ne peuvent pas suivre toute la manifestation puissent nous rejoindre à un moment grâce au métro… », explique Louise. Mélissa précise :

« On a travaillé avec le collectif Les Dévalideuses et maintenant, avec Crip Crew (collectif rennais créé par et pour des personnes handicapées, ndlr), on suit ça. Il y a d’autres éléments à prendre en compte en amont et qui demandent d’être pensées bien avant les manifs, comme par exemple de ne pas isoler les personnes sans papiers dans le cortège ou d’expliquer, si on entend parler d’une action radicale qui pourrait ramener la police, que vis-à-vis de certaines personnes présentes ce jour-là, il vaut mieux éviter. »

Pas de secrets ni de miracles pour les militant-e-s. Pour organiser une lutte inclusive, l’essentiel est de s’armer d’informations, de rencontres, de discussions autour des situations spécifiques. « Ça se réfléchit toute l’année, pas uniquement pour les manifestations ! Il faut nous éduquer nous-mêmes. Aller voir les collectifs, les associations, se renseigner, écouter. Il existe beaucoup d’outils facilement trouvables… », disent-elles, insistant bien sur le fait qu’iels ne sont pas parfait-e-s. Expérimenter, tester, avancer ensemble. En local, au quotidien. Car comme le signale Nous Toutes 38, « il est important de prendre conscience que les luttes féministes se construisent aussi au local, et font face à des problématiques spécifiques. Nous interrogeons la centralisation des mots d’ordres depuis Paris. Nous ne croyons pas en cette structuration pour la construction d’une mobilisation pérenne et politiquement ancrée. La lutte féministe doit se penser dans une perspective matérielle et révolutionnaire, pas idéaliste et réformiste. »

DÉCENTRALISER LES QUESTIONS FÉMINISTES

Rennes morcelle les départs de cortège en divers lieux de la ville. « Pour montrer qu’il y a autre chose, en dehors du centre ville. Créer des lieux différés, c’est aussi une manière de ne pas se sentir seul-e quand on se rend en manif. C’est laisser place aux vies de quartier aussi. », souligne Louise. Même topo au niveau national. Les 22 et 23 janvier ont eu lieu les Rencontres nationales féministes, dans la capitale bretonne. Plus d’une centaine d’organisations, associations et collectifs militants ont répondu ce week-end là à l’appel de la Coordination féministe dont la naissance remonte au premier confinement. « À l’automne 2019, les militantes de Toulouse, Toutes en grève 31, ont appelé à une rencontre féministe qui a réuni plus de 250 personnes qui ont échangé autour d’expériences différentes et ont fait lien avec les militantes d’Espagne, d’Amérique latine et d’Algérie. Quelques organisations de la Coordination ont eu contact à ce moment-là. », explique Lisa, militante parisienne, membre de la Coordination féministe.

La crise sanitaire frappe et la pandémie révèle l’ampleur des inégalités de genre, et par conséquent la précarité des personnes sexisées. Le confinement est alors l’occasion de faire un recensement de toutes les structures militantes appelant à la mobilisation lors des 8 mars et 25 novembre. Un travail de titan-e-s, jamais réalisé auparavant. De ce travail minutieux, nait la Coordination féministe qui signe un premier texte visant à appeler à la mobilisation pour un déconfinement féministe. C’était le 8 juin 2020 et les rassemblements mettaient en lien les questions féministes, la précarité, le système de santé actuel, le capitalisme et les mécanismes de domination opérants dans les groupes oppressés. « Depuis, on a signé des appels, écrits ensemble, pour les manifestations, fait un webinaire féministe contre l’islamophobie et participé au cortège de Nice en juin 2021 contre la politique d’immigration de Macron, « Toutes aux frontières ». », précise Lisa. 

Se retrouver à Rennes en janvier dernier résulte d’un véritable choix à décentraliser les féminismes de Paris. Les Rencontres ont vocation à tourner au sein des différentes villes de France. « Il y a eu plusieurs temps durant le week-end. Pour expliquer les objectifs autour de la grève féministe du 8 mars et de la lutte contre l’extrême droite. Il y a eu aussi des ateliers en non mixité avec des personnes racisées, des personnes handicapées, puis des moments en mixité pour avoir des retours autour des différentes pratiques. », commente Phil, militante lyonnaise, elle aussi membre de la Coordination féministe. Porter un projet commun. S’allier pour créer sur le long terme. Pour les deux militantes, penser la lutte de manière inclusive n’appartient pas à une dynamique nouvelle. « La nouveauté, c’est que l’on se retrouve pour le faire. », signale Phil. Lisa précise :

« Ça a existé dans les années 70. Après, ce que l’on observe, c’est la 4e vague comme on dit dans mon collectif. Depuis 2010, on assiste à un renouveau des luttes féministes, amplifié par les mouvements MeToo. Le mouvement féministe est divisé sur certains sujets et manières de faire. Une partie a été intégrée dans l’Etat et nous, on veut un féminisme autonome. Imposer nos revendications, notre agenda politique, dépendre de nous-mêmes. » Elles le disent, l’objectif des Rencontres n’est pas de résoudre les dissensions. Mais bien d’échanger, s’écouter, se transmettre des savoirs et connaissances, et inclure. « Nos discriminations en fonction de nos situations, c’est la base du féminisme ! On ne veut surtout pas invisibiliser les personnes déjà invisibilisées. », intervient Phil. 

DE LA RAGE ET DES PAILLETTES

La réalité est complexe. « Créer un espace pour la défense de toutes les personnes opprimées, c’est très bien sur le papier. Aujourd’hui, la composition de la Coordination est moins diverse que ce que l’on voudrait. Ce n’est pas un échec d’admettre ça. Il y a des réalités. Des personnes pour qui c’est plus compliqué de militer. La Coordination, c’est un mouvement vivant, en évolution constante. L’idée, c’est d’avoir une démarche volontariste et que les différents collectifs puissent s’y investir. Tout ça est vivant et c’est à nous tou-te-s ensemble de créer les conditions pour que le plus de personnes puissent s’en saisir. », analyse Lisa. D’accord ou pas d’accord sur tous les sujets, là n’est pas la question. La difficulté consiste plutôt à trouver des terrains d’entente pour co-construire une vision commune sur le long terme.

« Sur place, on n’est pas là pour des débats d’idées mais pour avancer ensemble. On peut avoir des opinions diverses et écouter quand même les concernées, sans faire part de notre avis. L’idée de la Coordination et des Rencontres, c’était aussi et surtout pour organiser la grève du 8 mars. Pas forcément pour celui de 2022 mais surtout pour 2023 et les années suivantes. La question, c’est donc comment on organise une grève féministe inclusive ? Quand on n’a pas de travail, quand on a une famille à gérer, quand on habite loin des grandes villes, quand on est mère célibataire, etc. comment on fait pour rejoindre la grève sans la faire porter à d’autres femmes, vivant dans des situations autres ? », interroge Phil. S’inspirer de ce qui existe à l’étranger, en Espagne par exemple ou en Suisse. Ainsi que des mouvements antérieurs, notamment celles des ouvrières du XXe siècle.

Cantines de rue, garderies collectives, caisses de grève… Il est essentiel de puiser les idées et outils dans les réussites du passé et les expériences des concernées, des militantes, des travailleuses, de toutes celles qui participent à la lutte, du quotidien, du terrain. Repenser l’organisation de la société. Là encore un travail minutieux s’impose. Pour une grève massive et inclusive, l’organisation en amont est primordiale si elle ne veut pas exclure une partie des personnes minorées et oppressées. Les militantes le disent : une journée de grève, c’est une année de préparation minimum. « Alors oui, ça rajoute des nouvelles choses à penser. Mais c’est aussi plus gratifiant de réfléchir et organiser un mouvement général. C’est plus valorisant ! On ne fait pas les choses dans le vent, on n’est pas seules, on va réussir à faire ensemble et ça, c’est motivant ! », s’enthousiasme Phil. Leur force émane du collectif, du fait de se retrouver, de s’encourager, se valoriser dans les expériences et compétentes des un-e-s et des autres.

« On est pour un militantisme qui ne soit pas du sacrifice. Ça ne veut pas dire que c’est simple à organiser un événement comme on a fait à Rennes, ça veut simplement dire que la balance de force et de bien que ça nous apporte pèse plus que la difficulté. Ça nous donne de la force pour la suite. Des fois, on se sent seul-e-s. Echanger avec des personnes qui ont les mêmes difficultés, ça fait du bien. On s’envoie des messages de cœurs, d’étoiles, on discute dans la joie et la bonne humeur. C’est un mélange de rage et de paillettes ! », ajoute Lisa, en souriant. 

NE PAS OUBLIER LE CÔTÉ FESTIF

Que ce soit à l’occasion des Rencontres nationales féministes ou des manifestations des journées internationales de mobilisations contre les violences patriarcales, les militantes n’oublient pas d’entremêler revendications et festivités. Tout est politique et c’est bien cela que l’on doit faire primer comme le rappelaient les membres de la Pride radicale, organisée à Rennes le 16 octobre dernier : « Nous, ce sont des personnes Trans Pédé Gouines + (TPG+), queers, précaires, racisé.es, handi.es et allié.s. Nous souhaitons reprendre le contrôle de nos vies et de nos luttes en nous emparant de l’espace public et invitons les concerné.es et allié.es à participer à cette convergence pour rassembler nos combats et repolitiser nos identités. En effet, les marches des fiertés se succèdent et se dépolitisent d’année en année. Si elles ramènent du monde et de la visibilité, elles ne deviennent qu’un grand défilé festif à ciel ouvert, une vitrine d’une journée. Nous ne nous opposons pas à la fête, au contraire, mais nous croyons aussi en l’importance de porter des actions plus directes, de perturber l’ordre établi et ne pas se cantonner à la tranquille journée de visibilité que l’on nous accorde chaque printemps. »

Ateliers, concerts, conférences, assemblées, entre quatre murs s’allient alors aux prises de paroles, marches, collages, slogans et pancartes délivrant des messages forts dans l’espace public. Là où le nouvel aménagement de l’Hôtel Dieu avait vu expositions, stands militants et bibliothèques féministes s’installer après une manifestation, c’est la place de la République cette année qui s’est transformée en espace d’informations et de kermesses – où l’on pouvait chanter à la gloire de sardinières ou encore éclater les têtes de Darmanin, Zemmour, Macron, Castex, etc. – avant de laisser place à Big Up, le week-end suivant, à la maison de quartier Villejean et au pôle associatif de la Marbaudais, à Maurepas. 

« C’est important de créer un espace joyeux, de fête et d’inclusion, avec les collectifs des quartiers. », souligne Mélissa à propos de cet événement culturel et artistique, aux valeurs et revendications militants, féministes et antiracistes, composé de temps d’échanges, d’auto-formation, de transmissions des savoirs et des vécus, de parties de foot, de scènes ouvertes et de concerts vibrants. « L’idée, c’est d’ouvrir l’espace sous différents formats, différentes modalités de lutte. Le festival est une modalité de lutte ! Ça permet de multiplier les moyens de partager nos luttes et nos fêtes et de faire venir, rencontrer et participer des personnes qui ne trouvent peut-être leur place, ou leur légitimité, en manif ! », conclut Louise.

QUESTIONNER LE LANGAGE

La lutte inclusive ne peut se mener sans la prise de paroles des concernées. Les voix se multiplient, c’est indéniable, et la question du langage apparaît comme un enjeu important. Une base nécessaire puisque les mots peuvent blesser, les mots peuvent exclure, les mots peuvent violenter, les mots peuvent porter à confusion. Priscilla Zamord, de Front de Mères, en prend un exemple flagrant :

« Parfois je vois des glissements. Comme sur l’intersectionnalité. Y a moyen à un moment de juste revenir sur la genèse ? Kimberlé Crenshaw, juriste afroaméricaine, a défini l’intersectionnalité par l’origine ethnique et les discriminations qui venaient autour se compléter. Et aujourd’hui, je vois parfois des féministes qui ont complètement évacué la question de la discrimination raciale et qui se disent « tiens on va y mettre un peu de LGBT, de handicap, etc. ». Non, ça ne marche pas comme ça. Un peu de respect pour celles qui ont conçu, conscientisé, lutté… MeToo, c’est pareil. On dit que c’est Alyssa Milano qui l’a lancé aux Etats-Unis alors que non c’est une afroaméricaine, Tarana Burke, qui a lancé le hashtag. Elle a été complètement invisibilisée. »

Nommer celles qui ont pensé, agi, œuvré, créé, théorisé, revendiqué. Nommer les théories, les actions, les violences, les vécus et les besoins. Et respecter. « Le langage est un instrument de pouvoir. C’est bien expliqué dans le film documentaire Empower : se réapproprier le langage permet de contrer les logiques de domination. Dire travail du sexe renvoie à la notion de travail. La société et les institutions ont du mal à penser que ce que font les femmes constituent un travail. », analyse Emilie, professeure de sociologie, aux côtés de Doris, co-fondatrice des Pétrolettes, le 25 novembre. Cette dernière souligne d’ailleurs :

« Je conseille aux personnes qui ne sont pas des travailleuses du sexe de dire travailleuses du sexe ou TDS. Ça nous inclut dans la lutte pour tou-te-s les travailleur-euse-s du sexe. Pute, je le réserve pour moi et mes collègues. Je ne conseille donc pas aux allié-e-s d’utiliser le mot pute, qui est plutôt un terme réservé aux concerné-e-s qui se réapproprient l’insulte. » Au même titre que certaines personnes LGBTIQ+ vont se réapproprier les insultes PD et gouines. Sans oublier queer. 

SE DÉCONSTRUIRE À TRAVERS LE LANGAGE

« Le langage et la grammaire sont des lieux pétris par l’idéologie. », commente Julie Abbou, post doctorante en sciences du langage à Paris 7, le 18 janvier dernier à l’occasion de sa conférence « Comment dire l’émancipation ? Les pratiques féministes du langage », organisée à Rennes 2 dans le cadre des Mardis de l’égalité. Pour les militant-e-s féministes, l’enjeu est grand. Puisqu’il permet de bousculer la grammaire et ainsi devenir sujet, être enfin représenté-e. Faire entendre une critique du monde. Pouvoir porter une parole féministe depuis une position de femmes. Puis plus largement de déconstruire la binarité du genre. Féminiser le langage, rappeler la présence des hommes et des femmes dans les différents groupes nommés, visibiliser la moitié de l’humanité considérée comme une minorité, trouver un genre commun, voire éviter le genre… Julie Abbou revient sur l’histoire du langage depuis les années 60, où elle apparaît comme un enjeu central dans les mouvements de lesbiennes et de libération des femmes.

Vingt ans plus tard, on commence à féminiser les noms de métiers « et tout le monde s’y fait, à part l’Académie française qui va mettre 35 ans de plus… ». Dans les années 90/2000, Arlette Laguiller parle des travailleuses et des travailleurs, EDF écrit à ses cher(e)s client(e)s, les universités mentionnent les étudiant-e-s et les papiers d’identités indiquent « né(e) ». En 98, une circulaire est déposée sur la féminisation du langage. Elle passe comme une lettre à La Poste, à une époque « où le féminisme a quasi disparu de la scène politique et où on commence à parler de la parité. » La post doctorante en arrive au début des années 2000 : « Dans les sous sols de la contre culture, les espaces féministes et anarchistes entendent bousculer la grammaire. Défaire la catégorisation du genre pour déjouer les assignations. »

 Elle parle alors « d’une remise en question des rapports sociaux à travers le langage, faisant de la langue un lieu de lutte et d’émancipation. » Dix ans plus tard, de nouveaux pronoms arrivent et en 2015, le Haut Conseil à l’Egalité publie un Guide pour une communication publique sans stéréotype de sexe. En 2019, Netflix utilise le point médian dans une publicité. Et tout ça ne choque pas grand monde. Dès lors que l’on ne parle pas d’écriture inclusive… En 2016, « une agence de comm’ met le feu aux poudres ».

Elle publie un Manuel d’écriture inclusive, dépose l’expression comme une marque et en fait des formations. En 2017, gros tollé concernant un manuel scolaire utilisant des formes masculines et féminines dans ses contenus… Marlène Schiappa, alors secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations, s’insurge : « Je ne suis pas pour l’obligation d’enseigner l’écriture inclusive à l’école » et le premier ministre à l’époque, Edouard Philippe, dépose une circulaire obligeant les textes officiels à utiliser « le masculin générique ».

En 2021, une proposition de loi va même jusqu’à demander l’interdiction de l’écriture inclusive pour les missions de service public. Julie Abbou explique : « Tous les procédés de féminisation du langage et d’écriture inclusive ne sont pas juste là pour désigner la présence des femmes et la présence des hommes mais aussi indexer un sens social. C’est-à-dire comment l’interlocuteur-ice se positionne : féministe, conservateur, etc. C’est une pratique politique de la grammaire. Et l’inclusion prend place dans un champ sémantique plus large : lutte contre les discriminations, diversité, égalité des chances, parité, intégration, etc. » 

La représentation passe aussi par le langage. À l’oral comme à l’écrit, il visibilise, donne à voir, à entendre, permet de faire exister. Nous rend plus entier-e. Et affirme une partie de qui nous sommes et de nos revendications communes. Mais il ne suffit pas d’utiliser l’écriture inclusive sur un tract ou une brochure pour rendre la lutte inclusive. Si le langage y participe, cette dernière ressort de la mise en valeur par des actions et des spécificités des un-e-s et des autres, par le respect, l’écoute, la création d’espace mixtes et non mixtes mais aussi la liberté de faire par soi-même et de s’afficher en soutien.

Ne pas parler à la place de, ne pas faire à la place de. Organiser ensemble. Penser ensemble, même si différemment. Expérimenter. Trouver un terrain d’entente. Dans la reconnaissance des parcours, vécus, expériences, trajectoires, situations, conditions. Faire front commun sans aliéner les identités propres à chacun-e. 

 

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Inclusion : croiser les forces
Déconstruire les dominations au sein des espaces de lutte
Lutter ensemble
Allié-e-s, plus qu'une notion

Célian Ramis

Égalité femmes-hommes : les sciences résistent ?

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Garance Gourdel, doctorante en bio informatique, investie pour l'accès des filles et des femmes aux sciences
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Les sciences, bastion du masculin, c’est encore un constat et un enjeu actuels. Les représentations genrées sont difficiles à déconstruire et le sexisme, persistant. En témoigne Garance Gourdel, doctorante en bio-informatique.
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Garance Gourdel, doctorante en bio informatique, investie pour l'accès des filles et des femmes aux sciencesÀ peine 10%. C’est le pourcentage indiquant le nombre de femmes en informatique, encore aujourd’hui en France. Les sciences, bastion du masculin, c’est encore un constat et un enjeu actuels. Les représentations genrées sont difficiles à déconstruire et le sexisme, persistant, à l’instar de l’ensemble de la société. L’évolution des mentalités est en route mais elle est aussi très lente. En témoigne Garance Gourdel, doctorante en bio-informatique, lauréate l’an dernier du prix L’Oréal-Unesco pour les femmes et les sciences. 

Son père est chercheur en mathématiques. Sa mère est ingénieure en biologie. Celle-ci a même reçu le prix Bettencourt pour les jeunes chercheurs, en 1996, alors qu’elle était enceinte de Garance. Presque 27 ans plus tard, c’est à son tour d’obtenir une récompense pour ses travaux de thèse en bio-informatique avec le Prix L’Oréal-Unesco pour les femmes et les sciences, décerné en octobre dernier. « Enfant, j’ai vu mes parents passionnés et épanouis par leur métier. Forcément, ça influence ! », se réjouit Garance Gourdel. À cela, s’ajoutent des professeurs de maths amateurs d’énigmes et la découverte de l’informatique, ses aspects constructifs et créatifs et la magie de la fabrication d’un programme.

Elle s’engage d’abord dans une prépa maths puis, grâce au concours des ENS (École Normale Supérieure), intègre l’école de Paris Saclay, « un établissement accessible post bac qui forme à l’enseignement et à la recherche ». Au cours d’un stage, elle rencontre sa directrice de thèse, qu’elle effectue entre la capitale et Rennes, à l’IRISA (Institut de recherche en informatique et systèmes aléatoires) autour de la lecture de l’ADN. Son rôle : créer et analyser de nouveaux algorithmes permettant de traiter et de stocker un grand volume de données, comme celles issues du séquençage. « Plus on a de gros volumes, plus l’ordinateur prend du temps pour exécuter la recherche. Il s’agit donc d’avoir l’algorithme le plus efficace possible. L’objectif étant de développer des outils performants pour les biologistes », explique-t-elle, soulignant qu’il s’agit là « d’un long processus de collaboration. » 

Garance Gourdel, c’est une personnalité enthousiaste. Sa motivation et son énergie sont communicatives. Sa détermination aussi. On sent sa volonté de partager et de transmettre. De rendre son activité accessible à tou-tes et inspirante pour tou-tes. La question de l’éducation à l’égalité et de l’inclusion n’évoque pas en elle des souvenirs anecdotiques de ce que l’on voudrait être « l’ancien monde ». Elle s’y investit à bras le corps pour donner aux filles les mêmes chances que les garçons de parvenir aux métiers scientifiques. Depuis 2017, Garance est engagée dans l’association Girls can code, proposant aux collégiennes et aux lycéennes des stages d’informatique.

« À travers la non mixité, on obtient un univers très rassurant de ne pas être la seule fille. C’est une pression de dingue quand on est la seule fille. Là, ça donne l’occasion de découvrir l’informatique dans un cadre bienveillant. »

LA PROGRESSIVE, ET VIOLENTE, DÉCOUVERTE DU SEXISME

Elle sait ce que ça signifie d’être en minorité dans un groupe majoritairement composé d’hommes. Au lycée, elle trouve l’équilibre entre les filles et les garçons « encore raisonnable » mais après le bac, la bascule s’opère : « En prépa, on était 10 filles sur 40 la première année, 5 la deuxième année. À l’ENS, on n’était plus que 2 sur 30. En informatique, les femmes représentent 10% des effectifs… » Elle se souvient d’une conférence avec quasiment un tiers de femmes dans l’assemblée : « On s’est dit ‘waouh, y a plein de femmes !’ » Au lycée, elle ne réalise pas vraiment le sexisme ambiant. Elle entend dire que les filles ne sont pas douées en géométrie car elles ne voient pas en 3D mais la réflexion, isolée, en est ridicule. « On se rend compte du sexisme quand ça s’accumule et là, on prend du recul. En prépa, j’ai fini par réaliser qu’en tant que fille, on était moins entrainée à la compétition. On est également habituée à être bonne élève. Quand on ne l’est plus ou qu’on l’est moins, on éprouve des difficultés qu’on ne connaissait pas », analyse-t-elle.

Garance Gourdel, doctorante en bio informatique, investie pour l'accès des filles et des femmes aux sciencesDe plus, appartenir à la minorité, c’est aussi davantage s’exposer, dit-elle : « On ne peut plus se cacher et quand on est deux et qu’une est absente, on entend ‘elle est où l’autre fille ?’ » Tout à coup, l’anodin ne l’est plus. Le sexisme est une évidence, quasiment un quotidien. Sous-estimées et pensées comme illégitimes, leur parole est souvent interrompue et la majorité masculine peut devenir oppressante. « On ne se sent pas safe en fait », ajoute Garance. Elle le dit, en informatique, les inégalités sont très visibles. Là où l’on voudrait penser que la nouvelle génération, née avec les ordinateurs, n’a pas essuyé les mêmes mécanismes de domination patriarcale, on s’aperçoit qu’opère encore le conditionnement de l’éducation genrée. « En tant qu’utilisateur-ice, c’est mixte mais la création informatique et le code sont encore réservés à une petite sphère plus genrée », observe-t-elle. Elle raconte comment les garçons s’initient entre eux, résonnant avec les constats établis dans le milieu des arts et de la culture avec l’accès privilégié à l’expérimentation des instruments et des groupes par les adolescents.

« Dans les stages Girls can code, on fait découvrir le code python, qui est un langage accessible de programmation. Et des filles en stage s’orientent ensuite vers l’informatique, c’est super chouette ! Et même pour celles qui ne continuent pas dans cette voie-là, ça les familiarise avec le secteur, elles ont moins peur. C’est aussi et surtout un espace de sororité ! », scande Garance Gourdel avec allégresse, citant également le dispositif L codent, L créent, lancé à Rennes par des chercheuses de l’IRISA dans une même volonté de casser les normes de genre et permettre l’accès aux sciences et à l’informatique pour les filles et les femmes, dès le collège. Elle n’oublie pas non plus Femmes@numeriques, plateforme d’information autour de la place des femmes dans le secteur. Elle insiste : « Vraiment, ça vaut le coup de se lancer dans ces carrières. C’est très intéressant, c’est collaboratif ! Ce n’est pas juste que les femmes y aient moins accès ! »

MULTIPLIER LES REPRÉSENTATIONS POUR CASSER LES CARCANS DU GENRE

Le stéréotype des filles nulles en maths, elle n’en a pas pâti, son père étant vigilant à ce que la discipline s’adresse à tout le monde. Mais Garance Gourdel a conscience désormais du poids des représentations et de la pression d’une société binaire et genrée. Un sujet qu’elle a abordé avec sa mère : « Elle a fait de longues études, en ayant ses enfants pendant sa thèse et son post-doctorat. Puis elle s’est orientée vers une carrière d’ingénieure. Si elle n’avait pas été mère, peut-être aurait-elle continué dans le domaine purement scientifique. Je sais qu’elle se sentait mal d’avoir manqué des moments avec nous alors que de notre côté, on garde le souvenir d’une mère très active et épanouie ! »

Réaliser la réalité du monde patriarcal peut être douloureux. Mais la chercheuse en informatique est du genre optimiste et combattive. Elle constate l’effet post MeToo. Lent mais mouvant. La parole se libère, l’écoute aussi, « des formations autour du harcèlement moral et sexuel se mettent en place. » On manque encore de rôles modèles. L’impact du matrimoine, elle en a bien conscience. Sa grand-mère était la nièce de Jeanne Malivel et a œuvré pour valoriser le travail de cette artiste pionnière en matière d’artisanat. « En voyant une expo sur elle, j’ai compris pourquoi on avait des femmes fortes dans la famille ! », rigole-t-elle. « Elle est super impressionnante dans ces travaux, impliquée dans l’artisanat local, engagée contre l’exode des bretonnes, principalement, à Paris. Son parcours résonne avec des choses qui ont beaucoup de sens. J’ai beaucoup de respect pour ce qu’elle a entrepris à son époque et pour l’ampleur de son travail. »

Et tous les jours durant sa thèse, elle s’est rendue au travail en passant par la rue Jeanne Malivel, à Rennes. « C’est agréable de participer à l’effort pour valoriser ses figures ! » À 27 ans, Garance Gourdel embrasse l’héritage de celles qui avant elles ont brisé les carcans du genre. Dans la capitale de l’hexagone, elle se réjouit de découvrir le monde de l’entreprise, au sein d’une start-up et des questions de cybersécurité sur le développement du code.

Célian Ramis

Compositrices oubliées, on connait la musique… (hélas)

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Héloïse Luzzati, violoncelliste engagée pour réhabiliter les compositrices au fil de l'histoire des musiques classiques. Photo de Célian Ramis.
Summary: 
Pourquoi ne connaissons-nous pas, ou peu, les noms des compositrices et de leurs œuvres ? Héloïze Luzzati, violoncelliste engagée pour le matrimoine musical décortique l’invisibilisation et les mécanismes d’effacement de ces musiciennes.
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Pourquoi ne connaissons-nous pas, ou peu, les noms des compositrices et de leurs œuvres ? Leur absence dans les programmations serait-elle synonyme de leur faible présence à travers l’histoire de la musique classique ? Certainement pas, explique Héloïze Luzzati, violoncelliste engagée pour le matrimoine musical qui décortique, dans sa conférence Histoire de compositrices, l’invisibilisation et les mécanismes d’effacement de ces musiciennes.

Héloïse Luzzati, engagée pour le matrimoine dans les musiques classiques, lors du concert dessiné sur Charlotte Sohy à l'université Rennes 2. Photo de Célian Ramis.Elle nait à Paris, le 7 juillet 1887, au moment où la Tour Eiffel se construit, et grandit dans une capitale en pleine urbanisation, symbole du prestige de la France à la Belle époque. Fille de Camille Durey, ingénieur ayant repris l’entreprise familiale de matériel de voirie et de pompes à incendie, et de Louise Sohy, cantatrice amateure passionnée de musique, elle est envoyée très tôt en école de solfège, avec Nadia Boulanger, née la même année. Elle se passionne pour l’orgue, s’exerce à son domicile avant de débuter son apprentissage de la composition auprès de Mel Bonis, sa professeure jusqu’à son entrée à la Schola Cantorum, où elle rencontre son compagnon. Enceinte de sa première fille, elle compose et signe sous le nom de son grand-père, Charles Sohy, une habile manière de contourner les préjugés sur les femmes dans la musique.

VALORISER LE MATRIMOINE MUSICAL

La vie de Charlotte Sohy, rythmée par ses compositions, l’écriture de son opéra (plus tard couronné), la naissance de ses 7 enfants, les guerres et la mobilisation de son époux, puis sa mort en 1955 des suites d’une hémorragie cérébrale, c’est la violoncelliste Héloïse Luzzati qui le raconte sur sa chaine vidéo, La Boite à Pépites. Elle trône aux côtés de Emilie Mayer, Louise Farrenc, Mel Bonis, Rita Strohl, Fanny Mendelssohn, Augusta Holmès ou encore Lili Boulanger, Dora Pejacevic et Alice Mary Smith. Des noms qui, au mieux, nous parlent vaguement et, au pire, n’évoquent rien.

Des femmes et des œuvres tombées dans l’oubli. Une injustice que la musicienne pallie en réhabilitant leurs mémoires, en cherchant méticuleusement les partitions disparues ou non éditées et en proposant de les diffuser via des récits-concerts animés par les illustrations de la dessinatrice Lorène Gaydon qui nous plongent non seulement dans la vie d’une compositrice invisibilisée mais aussi dans une époque et un contexte social. L’objectif : valoriser le matrimoine musical tout en décryptant la mécanique sexiste à l’œuvre dans le processus d’effacement des compositrices.

« Quand on demande à un mélomane de citer au moins 5 compositeurs, il en est toujours capable mais quand il s’agit de compositrices, c’est tout de suite et souvent beaucoup plus difficile », explique Héloïze Luzzati, fondatrice en 2020 de Elles Women Composers, une association dont la mission est de pallier l’absence des femmes dans les programmations musicales actuelles. Elle aime citer cette anecdote sur la compositrice française Louise Farrenc, née au tout début du 19e siècle : « En 1872, elle est alors âgée de 68 ans et le dictionnaire universel lui promet une place des plus honorables dans l’Histoire de la musique française. Huit ans après sa mort, il ne subsiste que cette mention : professeur du conservatoire. » C’est une opération qui se répète : une compositrice décède, son travail s’efface. L’absence d’édition des partitions, la non disponibilité des œuvres éditées, l’absence de descendant-e-s, l’absence de fonds enregistrés en bibliothèque sont, entre autres, des raisons expliquant cette disparition des mémoires. 

LE POUVOIR DES MOTS

À l’instar des autrices, les compositrices affrontent la problématique du langage et de la double féminisation d’un terme dont l’emploi est encore compliqué aujourd’hui. « Ce qu’on ne dit pas n’existe pas », souligne Héloïse Luzzati : « Et quand on emploie le mot, on parle des femmes compositrices ou des femmes compositeurs. On ne dit pas que Mozart est un homme compositeur… » Louise Farrenc, déjà en 1847, était décrite sous ces termes par la presse, dénotant le caractère exceptionnel de leurs existences pour le grand public.

« On pense à tort qu’elles étaient peu nombreuses. Elles ont toujours existé ! Au 19e, elles étaient extrêmement nombreuses, reconnues, jouées. L’Histoire les a effacées »

Un phénomène qui reste d’actualité près de 180 ans plus tard avec des programmateurs qu’elle définit « frileux à l’idée de programmer des œuvres que le public ne connait pas » et des journalistes musicaux encore susceptibles de penser que s’ils ne connaissent pas l’artiste, cela équivaut à préjuger de sa qualité médiocre. Elles brillent de par leur absence et pourtant, la presse estime qu’elles sont surmédiatisées. Contactée par un journaliste réalisant un article sur les femmes compositrices, la violoncelliste se souvient avoir échangé longuement avec celui-ci autour des mécanismes d’effacement et se rappelle de sa déception lors la parution du papier « Les compositrices, de l’oubli à la surexposition ». 

SUREXPOSÉES, VRAIMENT ?

Pour comprendre l’aberration d’une telle affirmation, Héloïse Luzzati puise dans les données scientifiques : les chiffres. D’abord dans différents champs culturels en France. En 2021, l’Observatoire de l’égalité entre les femmes et les hommes du ministère de la Culture comptabilise 46% de femmes chorégraphes, 38% de femmes exposées dans les centres d’art, 32% des photographes exposées dans les festivals, 26% de femmes programmées par les théâtres nationaux… « Et en ce qui concerne la musique classique, elle comptabilise à elle seule les pires chiffres culturels », alerte-t-elle avant de les citer :

Chanteuse d'opéra lors de la lecture concert sur la vie de Charlotte Sohy, à Rennes 2.« Les opéras programment 10% de directrices musicales, 21% de metteuses en scène, 5% d’autrices de livret. Côté interprètes : 15% des artistes programmées dans les scènes de jazz sont des femmes, 5% des percussionnistes des orchestres sont des femmes, 9% des albums primés aux Victoires de la Musique en 2020 sont interprétés par des femmes. Ce n’est pas fameux… »

Elle pointe également le manque de données complètes : « En 2019, le centre national de la musique, dans son document portant sur la visibilité des femmes dans les festivals de musique, comptabilisait seulement 10 festivals de musique classique (soit 649 représentations) : il y avait 547 compositeurs au total, dont 43 seulement étaient des femmes, soit 8%. Mais 10 festivals, ce n’est pas représentatif de toutes les programmations en France. » Les chiffres sont édifiants et permettent une prise de conscience, une mise en mouvement et en action. Une étude a été lancée pour comptabiliser la part des compositrices dans les festivals et les structures de diffusion.

La mission de comptage permettant d’observer l’intégralité des programmations : 57 lieux, 37 orchestres, 27 opéras et 134 festivals, soit « 3000 programmes de concert ! » Tout est épluché, analysé. Le nombre d’œuvres, le nombre de compositeur-ices, le temps précis de programmation… « Nous aurons accès à plein de petits chiffres et ce sont souvent eux qui sont intéressants ! Nous aurons le pourcentage des compositrices programmées nées avant et après 1950, le pourcentage par genre de musique (chambre ou symphonique) et le nom des compositrices les plus programmées aujourd’hui en France en musique ! », s’enthousiasme la musicienne.

DISPARUES DES MÉMOIRES

En parallèle, interrogation est faite sur les difficultés pour les structures et festivals, à les programmer. À l’instar de toutes celles qui ont participé et marqué l’histoire, les arts et la culture, elles n’apparaissent nulle part dans les manuels scolaires, ne figurent pas dans les musées, ne sont pas jouées par les orchestres, ne sont pas placardées au début des rues pour les nommer, ne donnent pas leur nom à des équipements publics… Les compositrices ont disparu des mémoires et il est parfois difficile de trouver traces de leurs œuvres, n’ayant pas été éditées ou enregistrées.

« On pourrait être tenté-es de penser que c’est parce que la musique ne le mérite pas mais ce n’est pas le cas… »
signale la créatrice du label La boite à pépites, du même nom que la chaine vidéo.

Charlotte Sohy, Rita Strohl ou encore Jeanne Leleu ont désormais leur monographie : « Pour aucune de ses œuvres, on ne trouve les partitions dans une boutique spécialisée ou sur internet, pour des raisons différentes. » Pour la première, par exemple, les manuscrits sont conservés chez son petit-fils, bien décidé à mettre en lumière et en gravure les œuvres de sa grand-mère. Pour la troisième, l’histoire est plus complexe, prévient la violoncelliste.

Née en 1898, elle a principalement été éditée de son vivant mais les œuvres ne sont plus disponibles, « les éditeurs ayant été rachetés par d’autres maisons d’édition ou n’ayant pas rééditées les premières gravures ». Morte en 1979, elle n’est pas encore dans le domaine public, il n’est donc pas envisageable de rééditer une partition : « Il faut envoyer des courriers, retrouver les ayant droits (elle n’a pas eu d’enfant), tout un processus qui rend le travail très compliqué. Ce chemin de croix que représente la recherche des partitions explique en partie cette invisibilisation des compositrices. » 

LE GENRE, UN FREIN À LA RECONNAISSANCE

Les mécanismes se répètent, tant et si bien que chaque génération de compositrices ignore la précédente. « Leur absence dans l’histoire de la musique ne date pas d’hier et le manque de modèles pour toutes les générations a toujours été un problème ! », scande Héloïse Luzzati. Elle cite Ethel Smyth, compositrice (la première à composer un opéra à New York en 1903, ce qui ne se reproduira pas avant 2016), cheffe d’orchestre et militante féministe britannique : « Elle-même n’avait pas connaissance de ses prédécesseuses ! » Pourtant, elles ont bel et bien existé, notamment au 19e siècle, où leur présence « est favorisée par l’accès des jeunes filles aux études musicales, y compris à la composition ».

Les portes du conservatoire de Paris s’ouvrent à la mixité et « une floraison de compositions féminines » éclot, élargissant l’horizon musical. Et laissant s’exprimer librement le sexisme ambiant, dans une société patriarcale des plus répressives. « Quand la réception des œuvres étaient positives, on soulignait leur côté viril, exceptionnel… Les compositrices avaient une place forte dans les journaux de l’époque. Alors, oui, parfois de manière dédaigneuse, genrée et misogyne, mais elles avaient une grande place et étaient bien plus identifiées qu’aujourd’hui », commente la musicienne. Un atout essentiel à la question de la transmission et de l’enseignement : le soutien de leurs homologues masculins dont certains, comme César Franck, Camille Saint-Saëns ou encore Frédéric Chopin, ne genrent pas le talent et, en dirigeant leurs œuvres, les aident à accéder à une notoriété majoritairement réservée aux hommes. « Même si ça ne veut pas dire qu’ils ont toujours été tendres avec elles, elles n’ont pas toujours été reléguées à un rang subalterne », ajoute Héloïse Luzzati. Elle le formule néanmoins :

« La question du genre apparait régulièrement comme un frein à la reconnaissance des compositrices dans une histoire durable de la musique classique. »

Reconnue pour sa technique implacable, son style profond et réfléchi, diffusée à la radio, répondant à des commandes d’Etat, jouée par les orchestres et les interprètes les plus prestigieux de son époque, Jeanne Leleu va essuyer de nombreuses critiques sexistes. Ses œuvres étant dépeintes comme viriles d’un côté et imprégnées de charme et de délicatesse d’un autre. 

LES JOUER, LES ÉCOUTER, LES (RE)DÉCOUVRIR

« Elle est un exemple brillant d’une compositrice qui a eu une carrière exceptionnelle, qui est morte il y a très peu de temps et, quand on cherche, on voit bien qu’il y a des traces de son parcours artistique partout mais il n’y a plus rien, elle n’existe plus, elle n’est programmée nulle part… Il y a juste une absence totale de son parcours. Elle a souffert d’être une femme et elle symbolise tous les mécanismes qui font que les compositrices disparaissent », regrette la fondatrice d’Elles Women Composers qui agit concrètement pour la réhabilitation de ce matrimoine musical. Identifier les répertoires est une première et grande étape pour réhabiliter leurs existences et travaux :

« Retrouver et échanger avec les descendants des compositrices (quand il y en a car elles sont nombreuses à ne pas avoir eu d’enfants), consulter les catalogues internationaux, faire la demande de numérisation dans les bibliothèques de France ou à l’étranger… »

A gauche, Lorène gardon, illustratrice, et à droite, Héloïse Luzzati, violoncelliste, à Rennes 2.Elle cite Donne – women in music en Angleterre ou la base de données Clara, en référence à la pianiste et compositrice allemande Clara Schumann. Réhabiliter les pièces qui méritent une place dans la musique constitue une seconde étape, pour laquelle elle a créé la structure Elles Women Composers, un collectif de musicien-nes à géométrie variable qui se réunit pour des séances de lecture. « On a tou-tes nos instruments et on met des partitions sur nos pupitres, on déchiffre et ça nous permet de nous faire un avis. On ne lit pas toujours des chefs d’œuvre mais il y a des moments de rencontre assez fous avec certaines œuvres et ça, ça me porte en tant que musicienne », souligne-t-elle.

Valoriser les partitions retenues figure également dans les étapes essentielles de ce travail de fond. D’où la création de la chaine vidéo La boite à pépites, permettant de faire découvrir et de rendre accessible, à travers des documentaires animés et un calendrier de l’avent original, la vie et la musique des nombreuses compositrices : « C’est une manière immédiate de rendre visible le travail de recherche et de toucher un public large mais ça ne remplace pas le spectacle vivant ! » De là, né le festival Un temps pour elles qu’Héloïse Luzzati perçoit comme « une zone d’expérimentation », un espace pour tester sur scène les œuvres non enregistrées auprès du public. 

Sa passion au service de la transmission, Héloïse Luzzati nous invite à découvrir des extraits d’opéra de Charlotte Sohy mais aussi des berceuses et sonates, tout en nous transportant grâce à l’univers illustré et animé de Lorène Gaydon dans la vie et l’époque de la compositrice. De fil en aiguille, c’est un ensemble de récits pluriels et d’œuvres variées dans lesquels on se plonge, au gré des émotions et des résonnances avec les parcours d’autre artistes, elles aussi effacées et ignorées.

« Les mécanismes d’invisibilisation des œuvres des compositrices sont nombreux et reposent sur de nombreux facteurs historiques, sociologiques, etc. Même s’il est parfois nécessaire de faire des généralités, chacune de leur histoire est unique et mériterait d’être fouillée, étudiée, cherchée. On manque cruellement d’ouvrages musicologiques et biographiques poussés sur les compositrices », conclue la musicienne, dans un espoir et dans un appel à la nouvelle génération à s’intéresser à cette histoire si riche et inspirante, pour ne plus reproduire les schémas patriarcaux dénoncés et faire naitre des vocations et des œuvres.

Célian Ramis

Doully, l'humoriste pas comme il faut

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L'humoriste Doully en spectacle à Mythos
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Addictions, handicap, voix de clocharde et orteils pourris… Dans son spectacle Hier j’arrête, Doully se met à nu (et les pieds aussi) avec une bonne dose d’autodérision, de cru et de trash. Et ça fonctionne, c’est hilarant !
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Addictions, handicap, voix de clocharde et orteils pourris… Dans son spectacle Hier j’arrête, Doully se met à nu (et les pieds aussi) avec une bonne dose d’autodérision, de cru et de trash. Et ça fonctionne, c’est hilarant !

Un style percutant, une voix facilement reconnaissable, un humour décapant, elle est la cheffe des « p’tits culs », une stand-uppeuse hors pair, la présentatrice de Groland à la tessiture de Garou (dans les karaokés dont elle raffole), la chroniqueuse déjantée du Grand Dimanche Soir – émission animée par Charline Vanhoenacker - sur France Inter. Et à celles et ceux qui ne la connaissent pas, elle précise qu’elle n’est pas bourrée, c’est simplement Dame Nature qui l’a dotée d’une voix qui lui valait, gamine, d’être prise « pour un pédophile nain » au jardin d’enfants, « surtout qu’à cause des poux, on m’a rasé la tête jusqu’à mes 7 ans… ». Avec l’âge, ça empire, raconte-t-elle, en se marrant face aux remarques et jugements dont elle écope, que ce soit sur scène ou dans un taxi à 4h du matin.

VOIX DE CLOCHARD ET HANDICAPS INVISIBLES

L'humoriste Doully sur scène à Mythos, à Rennes, pour son spectacle Hier j'arrêteImpossible de contracter un prêt par téléphone, jamais le banquier ne la prendrait au sérieux. Avoir des enfants ? Non merci, pas pour elle, inutile de subir 9 mois de jugement pour que son gosse l’appelle papa. Par contre, gros avantage : sa voix lui a permis d’éviter une bonne dizaine de viols. « Si je hurle « Au viol ! », on prend ça pour un cri de ralliement… », précise-t-elle. Alors, elle a décidé d’en rire. Et pas uniquement de sa voix. Au rythme palpitant du stand-up, l’humoriste passe en revue ses failles et ses vulnérabilités. 

Des pieds pourris dus à une anomalie qui se dégrade, des tremblements constants depuis qu’elle est enfant, un passé d’héroïnomane et à présent, l’obtention de sa carte Handicap, Doully ne s’épargne rien et égratigne sans précaution l’image de la belle blonde aux yeux bleus. Et ça fait du bien. Hors des normes de genre, elle brise avec fracas le silence et les tabous et, loin du cliché de la prétendue douceur féminine, nous embarque avec elle dans sa vie de galères mais aussi de résilience et de puissance.

La thématique du handicap n’est pas sans retenir l’attention du public qui se cramponne à son siège et s’interroge, par regards plus ou moins discrets aux voisin-es, sur la légitimité à se poiler autour d’un sujet si sérieux et touchy dans la société qui invisibilise au quotidien les concerné-es. Doully, elle, met les pieds dans le plat et brandit avec impertinence un sketch sur les sites de rencontres pour personnes handicapées à qui elle reproche - gentiment -l’honnêteté dans la création des profils, qui affichent des photos en blouse d’hôpital psy ou des recherches très ciblées type « Valide cherche tétra qui s’assume ». Par l’absurde, l’humoriste nous saisit sur le manque de représentations concernant le sujet dans la société et de réflexions et réactions des valides face à l’invisibilité de la plupart des handicaps.

ADDICTIONS ET FLATULENCES 

Elle enchaine les sujets comme les punchlines et ne cesse de surprendre son auditoire avec des listes improbables de faits et d’anecdotes sur ces prouesses passées. A commencer par son CV, assurément singulier et impressionnant : gogo danseuse, dame pipi en boite de nuit, prof de français à Barcelone, doubleuse porno, « pute morte de dos et à contrejour » au cinéma… Sans oublier héroïnomane dans sa jeunesse, une addiction à l’origine de ses 3 overdoses. L’humoriste « déjà morte 3 fois » ne dort quasiment pas, ne se drogue plus, ne boit pas car ça lui fixe le fer dans le sang et s’évanouit en mangeant de la mozzarella, parce qu’entre temps, elle est devenue allergique au lait. 

L'humoriste Doully sur scène à Mythos, à Rennes, pour son spectacle Hier j'arrête« Il me reste la bite », lâche-t-elle au fil du décompte de ses tares, en enfonçant le clou : « Il me reste aussi la dépression et la laïcité ! » Doully, elle a ce don de créer des ruptures trash dans la montée des émotions qu’elle provoque. Le sens de la mesure. La veine de l’humour cru qui choque pour désacraliser, rire un bon coup et finalement, réfléchir autrement. Sans entraves ni pincettes, elle aborde la question de la sobriété et surtout de la difficulté que cela représente aujourd’hui en France dans une société qui banalise l’alcool, ses dérives et ses dangers. Elle parle de drogues sans jugement ou discours moralisateur et en fait même son plan vieillesse : « À 85 ans, je serais Porte de la Chapelle et je vais m’en foutre plein le buffet ! »

Elle se moque des carcans réducteurs d’une société genrée aux injonctions pesantes, refuse la vie de couple et surtout le pet décomplexé, n’oubliant pas de préciser la raison de son dégoût – « C’est le bâillement de ton caca, faut pas faire ça ! » - et raille les remarques qu’on lui fait autour de son choix de ne pas céder aux sirènes de la maternité : « En tant que femme qui choisit de ne pas avoir d’enfant, on te dit ‘Tu verras, tu changeras d’avis’ mais on ne me dit jamais ça quand je dis que je n’aime pas le choux fleur et les petites bites… »

Elle parle de cul, elle parle cru mais surtout, elle parle vrai et sans complexes. Et elle se marre quasiment autant qu’elle nous fait marrer. Doully joue sur le contraste d’un propos léger – en apparence – avec un langage trash, et maitrise à merveille, et à force de travail et de talent, les codes du stand-up et de l’humour sans barrière qui peut se permettre de rire de tout puisqu’avant tout, on rit de soi. 

L’humoriste fédère, embarquant ainsi avec elle un public hilare, de par cette mise à nu ubuesque qui jamais ne tombe dans la facilité ou la caricature. Au contraire, Doully emprunte des chemins de traverse pour nous faire entrevoir la vie autrement. Avec ses hauts et ses bas. Avec ses trajectoires pas droites mais ses plus ou moins bonnes tranches de vie qui font de nous ce que l’on est. Des gens pas comme il faut et c’est tant mieux.

 

 

  • Dans le cadre du festival Mythos, le 9 avril au Cabaret botanique.

Célian Ramis

"Backlash", dans le miroir d'un homme manipulé par le masculinisme

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Pièce de théâtre Backlash, du groupe Vertigo, sur le masculinisme à Rennes 2
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Dans la pièce "Backlash, le groupe Vertigo s’attaque au masculinisme, décortiquant avec brio les mécanismes âpres et insidieux d’un relent conservateur et nauséabond face aux avancées du féminisme.
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C’était mieux avant, parait-il. Pour qui ? Pour quoi ? Adapté de la pièce Angry Alan de Penelope Skinner, le seul en scène Backlash, du groupe Vertigo, s’attaque au masculinisme, décortiquant avec brio les mécanismes âpres et insidieux d’un relent conservateur et nauséabond face aux avancées du féminisme.

 

Kentucky, aujourd’hui. Divorcé, père d’un ado qu’il ne voit jamais, Danny est assistant manager et vit avec Courtney, sa nouvelle compagne. Quelques temps auparavant, il a été licencié d’un boulot bien payé. Ce matin-là, un lundi tout à fait standard, il envisage d’aller courir mais, à la place, il « tombe dans le vortex de Google » qui le fait naviguer d’article en article et sombrer dans les affres du numérique, là où le temps s’arrête et où le cerveau se nourrit avidement de tous les contenus proposés. Dont cette vidéo sur l’Histoire, racontée par Angry Alan, qui prône et revendique le mouvement de défense des droits des hommes. Une blague ? Non, une soi-disant évolution naturelle du mouvement des femmes qui est allé trop loin, jusqu’à imposer à toutes et à tous une société gynocentrée. Ici, « les hommes ordinaires souffrent », lâche Danny, convaincu de trouver dans les paroles de son gourou le sens de son malaise, la source de son inconfort physique et mental, la clé de son émancipation d’homme banal et frustré à un homme puissant et viril.  

PRISE DE CONSCIENCE OU MANIPULATION EFFECTIVE ?

Debout, sur son lit, les bras écartés, Danny goûte enfin à la liberté. Ce qu’il nomme « l’instant pilule rouge » crée le déclic en lui, lui permettant ainsi d’ouvrir les yeux sur son vécu et ressenti : « Les hommes ne sont pas autorisés à exprimer leurs sentiments. Cette douleur dans mes entrailles, c’est l’effet du poids de ma propre histoire ! » Ce n’est peut-être pas de sa faute alors s’il a été licencié ? Si sa femme l’a quitté ? Si son fils lui adresse à peine la parole ? Si sa vie est morne et monotone ? La cage qui l’emprisonne se figure à lui désormais : 

« La pilule rouge ne résout pas le problème mais je suis conscient de la cage. C’est tellement libérateur ! Les choses vont changer ! »

Pièce de théâtre Backlash, du groupe Vertigo, sur le masculinisme à Rennes 2Jusqu’ici, on se serait tenté-es de voir le positif de la situation et de penser en termes d’empouvoirement et d’empuissancement. Une émancipation individuelle nécessaire, au même titre que celle des femmes et des personnes sexisées qui s’affranchissent peu à peu des codes, normes et assignations de genre, dénonçant la construction sociale établie par le patriarcat et inventant de nouvelles manières de penser et de vivre, en dehors du sexisme et de la binarité. Pourtant, on ne se réjouit pas. Car on comprend dès le départ que Danny, paumé et en perte de repères, se jette dans les filets du masculinisme qui utilise la rhétorique du féminisme pour mieux la piétiner et la tourner en discours victimaire, avant de s’approprier celui-ci, au titre d’un soi-disant « sexisme gynocentriste ». 

C’est là toute la sève nauséabonde du « backlash », un concept théorisé au début des années 90 par Susan Faludi dans un livre éponyme qui décortique les réactions machistes et extrémistes, inquiètes des avancées féministes et de la perte des privilèges attribués jusqu’alors aux hommes (blancs, hétéros, cisgenres, valides, riches…). Ainsi, le patriarcat virulent brandit l’égalité acquise entre les femmes et les hommes et sème le trouble dans les esprits : pourquoi les femmes se plaignent-elles alors qu’elles « y sont arrivées » ? Et l’histoire se répète puisqu’en 1991, la journaliste américaine relate des discours, faits et événements similaires à ceux que l’on entend, connait et affronte aujourd’hui.

Des incels aux militants d’extrême droite, en passant par les participants aux stages de virilité, les « mascus » cultivent la haine des femmes et le rejet des féminismes, qu’ils estiment être la cause de tous leurs malheurs. Dans son essai, Susan Faludi écrit : « Lorsque le féminisme est au sommet de la vague, les opposantes ne se laissent pas emporter si facilement par le ressac ; elles résistent de toutes leurs forces, montrent le poing, construisent des remparts et des digues. Et cette résistance crée des contre-courants, fait surgir de redoutables lames de fond. » Elle s’attache à montrer les fluctuations dans l’Histoire américaine des droits des femmes, les levées de boucliers et retours acharnés de bâtons et démontre que non, l’égalité décriée par les masculinistes – et David Pujadas au JT de France 2 qui place l’égalité acquise dans les années 70 en France - n’est pas réelle et loin de l’être. Au contraire, l’époque est plutôt au recul et à la dégradation, un peu partout dans le monde, de la condition des femmes.

LA GUEULE BÉANTE DE LA MÉCANIQUE MASCULINISTE

Pourtant, dans Backlash, Angry Alan vient contrecarrer les faits, blindé et pétri dans des statistiques et données tronquées qu’il modélise et ajuste selon les besoins de son argumentaire. Bérangère Notta et Guillaume Doucet, du groupe Vertigo, ne le contredisent pas. Pas par acceptation ou approbation du discours, bien au contraire. Le duo nous confronte à la mécanique sournoise, nauséabonde et insidieuse du masculinisme et à la facilité avec laquelle elle peut toucher des hommes dont la vulnérabilité inadéquate à la virilité et masculinité toxique a laissé une plaie béante qu’il suffit de frôler pour activer et s’engouffrer dans les méandres d’un esprit agité et brisé. 

Et c’est la performance de Philippe Bodet qui est à souligner et à saluer, tant il incarne à merveille ce personnage floué et embourbé dans les failles de son ego si simple à manipuler qu’il va jusqu’à lâcher 900 dollars pour assister à un week-end de colloque organisé par Angry Alan : « L’écouter en vrai, c’est une belle source d’inspiration ! » En pleine admiration, il se perd dans son enthousiasme et son élan qui l’aveuglent et se déchainent rapidement en rage et en noirceur, se pensant héro des temps modernes « confronté à une grande adversité ». En réalité, c’est le portrait d’un homme un brin ridicule, influençable et écrasé par l’injonction à la virilité qui est dressé dans ce spectacle. Un raté, selon les normes patriarcales, qui pense reprendre sa vie en main, en accusant les féministes et s’adonnant à la mauvaise foi masculiniste qui prône sa résistance « face à l’oppression exercée par le régime gynocratique ». 

Perçant de contre-vérités, le discours de plus en plus acerbe d’Angry Alan – magnifiquement interprété par un Guillaume Trotignon troublant de réalisme néfaste – infuse doucement d’abord, profondément ensuite, en un Danny déconnecté de la réalité de la société et de son rapport systémique à la domination. Difficile de garder son calme, difficile de retenir et de contenir notre énervement. La boule au ventre grandit et affecte tous nos sens.

Pièce de théâtre Backlash, du groupe Vertigo, sur le masculinisme à Rennes 2Ça transpire la mauvaise foi et ça nous explose les neurones et les entrailles. On voudrait lui arracher la bouche à cet Angry Alan qui profite du monde virtuel pour répandre sa haine dans le monde réel. On voudrait le secouer ce Danny qui croit au regain de sa vitalité grâce à cet élan de brutalité et de violence qu’il n’entrevoit même pas. Jusqu’à braquer un fusil sur son fils qui lui s’interroge sur la fluidité des genres. Et la pièce nous laisse là, dans cette distinction entre une partie du monde refusant catégoriquement d’avancer et d’évoluer en regrettant l’ancien temps, le fameux « c’était mieux avant », et une partie du monde s’affichant progressiste et déterminée à s’affranchir des codes et normes du vieux monde patriarcal qui divise dans une guerre des sexes qui n’a pas lieu d’exister si chacun-e peut décider librement et en pleine conscience de son identité.

LES MASCULINISTES FACE À LEURS RESPONSABILITÉS

Ce moment de vacillement, le groupe Vertigo le sous-tend à chaque instant de la pièce, créant des ruptures franches dans une oscillation d’excitation, de stupeur, de colère, d’incompréhension et de tension. L’ambiance mise en scène, teintée de couleurs vives, de musiques enivrantes et de monologues dévorants, saisit l’auditoire qui régulièrement se fait interpeler par le protagoniste qui cherche validation du public. Constamment sur le fil de l’émotion, le spectacle est puissant tant il nous saisit de cette ambivalence entre colère et empathie envers Danny. 

Au fond, il est un pion. Un pion du patriarcat attaqué dans sa chair qui se défend en répandant toute sa haine misogyne par des bras armés tels que Angry Alan ou d’autres influenceurs - qui se doivent d’être mis face à leurs responsabilités - utilisant la confusion ambiante pour déverser leurs frustrations et les transformer en manipulation leur permettant de s’enrichir pendant que d’autres souffrent et meurent de ce rejet brutal et de la violence qui en émane. 

 

  • Au Tambour, université Rennes 2, en partenariat avec le festival Mythos et le festival Sirennes, le 12 avril 2024, et en lien avec la conférence de Mélanie Gourarier, Alpha Mâle : la pensée masculiniste et ses adeptes, dans le cadre des Mardis de l'égalité.

Célian Ramis

Joanna, guerrière sensible

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Joanna en concert au Liberté à Rennes
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Joanna, c’est la promesse d’une exploration authentique et féministe des failles et des forces humaines. Autrice-compositrice-chanteuse, elle était, le 6 avril dernier, en première partie d’Eddy de Pretto.
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Joanna en concert au Liberté à RennesRemarquée avec son EP Vénus, puis son premier album Sérotonine, Joanna transforme l’essai avec Where’s the light ?, opus paru fin 2023 et se positionne en artiste émergente et engagée sur la nouvelle scène pop française. De la poésie et des uppercuts dans les textes, de la puissance dans la voix, des mélanges dans les styles musicaux, de la poigne dans la revendication de son indépendance… Joanna, c’est la promesse d’une exploration authentique et féministe des failles et des forces humaines. Autrice-compositrice-chanteuse, elle était sur la scène du Liberté, le 6 avril dernier, en première partie d’Eddy de Pretto.

C’est dans une atmosphère vaporeuse, quasiment ésotérique, que Joanna entame ses premières envolées lyriques, sur la scène du Liberté le 6 avril dernier. « Protège-moi pendant que le monde s’écroule sous le poids des bombes », chante-t-elle dans Where’s the light, du nom de son deuxième album. Le cadre est posé, le ton annoncé. Ce disque, c’est celui de son cheminement personnel pour sortir de la dépression. La musique, brandie telle une démarche salvatrice, l’expression militante de sa résilience. Lentement, elle explore la tension grandissante qu’elle instaure en naviguant, par la puissance de sa voix et de ses textes percutants, dans des styles urbains et modernes mais aussi le rock et la pop. 

Joanna en concert au Liberté à RennesCe mélange, Joanna le défend et le revendique. Au même titre que sa liberté et son indépendance, au sein de l’industrie musicale mais aussi dans la représentation qu’elle incarne. Autrice, compositrice et chanteuse, elle est aussi vidéaste - marquée par son cursus scolaire au lycée Bréquigny en option cinéma et son parcours universitaire en histoire de l’art à Rennes 2 - et dans ses productions, elle n’oublie pas de jouer d’une esthétique du clair-obscur dont elle ne cesse, dans son rapport à l’art, de sonder les recoins, de la même manière méticuleuse et poétique qu’elle relate l’histoire d’une âme qui sombre. 

De cette mise à nu, sensible et vulnérable, Joanna nous dévoile les failles de ce « corps en souffrance » que représente l’ego lorsque celui-ci est poussé à son paroxysme, pour ne plus être qu’un amas de toxicité et d’égocentrisme. L’artiste-musicienne livre ici son combat pour remonter à la surface, s’attachant à toujours faire jaillir des profondeurs l’espoir et la nécessité de celui-ci. Enraciné dans les entrailles de son être, le faisceau vocal de Joanna libère sa verve viscérale pour saisir nos tripes et nous envahir de son énergie débordante de guerrière. 

REPRÉSENTATION ET EMPOUVOIREMENT

Parce que c’est ce qu’elle est, une guerrière. Qui monte sur la scène, à domicile ce soir-là confie-t-elle avec émotion : « Je joue ici, je viens d’ici donc c’est très spécial pour moi de chanter ici ce soir. Je suis très impressionnée, je n’ai pas l’habitude des salles aussi grandes ! » Elle saute dans le bain et ose révéler, face à plusieurs milliers de spectateur-ices - principalement venu-es pour assister au concert d’Eddy de Pretto - sa personnalité et son regard d’artiste en quête de son identité propre. Elle le dit avec humilité et sincérité, elle est en recherche et pour ça, elle explore, analyse, expérimente et ne s’interdit rien.

Surtout pas de s’approprier les codes de la féminité et de la sexualité dont elle tire les fils des paradoxes normatifs. Trop ou pas assez, elle déambule dans cette nébuleuse constituée des injonctions à la féminité aliénante et se libère des carcans pour exprimer ce qu’elle est, ce qu’elle a envie d’être, ce qu’elle veut montrer et représenter. Une personnalité à part entière et toujours en mouvement. 

DÉCONSTRUIRE LE MONDE PATRIARCAL

Joanna en concert au Liberté à RennesJoanne déploie une énergie puissante et communicative et nous propose une plongée dans son univers éclectique, marqué par des textes intenses qui sondent l’âme humaine en profondeur, dans sa plus grande noirceur autant que dans ses recoins les plus joyeux et jouissifs. Parce qu’elle parle, avec poésie et réalisme, du désir, de l’attirance, du plaisir et de la séduction, nom de sa toute première chanson qu’elle interprète ce soir-là sur la scène du Liberté avant de nous faire frissonner d’effroi et d’émotion en entamant « Ce n’est pas si grave ». 

L’histoire d’un viol et d’une victime rendue coupable par une société patriarcale pétrie de préjugés issus de la culture du viol. « Tout s’est passé dans le noir / Il est entré dans mon monde / J’en avais pas envie / Son visage devient immonde / J’lui dis laisse moi tranquille / Sur moi ses sous-vêtements tombent / Impossible de partir / Il m’a couvert de honte », chante-t-elle, face à un public mutique, bouleversé par la charge émotionnelle et la brutalité d’un texte qui raconte, dans la douceur de la mélodie, l’horreur d’un acte banalisé, minimisé et souvent nié. Le discours, résolument engagé de Joanna, perfore les questions de genre et de santé mentale pour mieux les reconstruire derrière et nous donner espoir en un avenir meilleur et plus égalitaire. Un avenir auquel elle appartient et participe ! 

Célian Ramis

La charge raciale ou l’aliénation imposée aux personnes racisées

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Douce Dibondo, journaliste et autrice noire de La charge raciale - Silence d'un vertige étouffant
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On connait bien le concept de la charge mentale mais moins celui de la charge raciale qui, pourtant, pèse quotidiennement sur les personnes subissant assignations raciales, micro-agressions permanentes et injonctions à ne pas faire de vague.
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On connait bien le concept de la charge mentale qui incombe encore majoritairement aux femmes mais moins celui de la charge raciale qui, pourtant, pèse quotidiennement sur les personnes subissant assignations raciales, micro-agressions permanentes et injonctions à ne pas faire de vague. De là, se mettent en place une batterie de stratégies d’évitement, d’adaptation et de survie dans une société hostile à la reconnaissance et l’acceptation de leurs identités, de leurs histoires et du poids de leur héritage commun.

« Une tâche épuisante d’expliquer, de traduire, de rendre intelligibles les situations violentes, discriminantes ou racistes. » Voilà comment Maboula Soumahoro, maitresse de conférences en civilisation du monde anglophone et autrice, décrit la charge raciale. Pour la journaliste et sociologue Douce Dibondo, la rencontre avec ce terme, expliqué dans une tribune parue dans Libération, opère comme un déclic. « Je me rends compte, en 2017, que c’est vertigineux tout ce que je vis depuis mon arrivée en France, en 2012 », souligne-t-elle. 

Dans un article qu’elle réalise deux ans plus tard, en 2019, sur le sujet, elle collecte et recueille les témoignages de personnes concernées autour des stratégies mises en place pour y faire face et se rend compte « que ce concept n’a pas beaucoup d’écho par rapport à la charge mentale. » La désillusion s’amplifie avec le temps qui passe. Elle, qui avait l’espoir que la charge raciale soit désormais explorée et documentée, s’aperçoit que rares sont les recherches entreprises à ce propos, en quatre ans. Ainsi, elle décide de réaliser un travail autour de la charge raciale et écrit un livre éponyme : La charge raciale - Vertige d’un silence écrasant

UNE DETTE EXISTENTIELLE

Cet ouvrage, elle le dédie « pour celleux jamais tout à fait au diapason. Pour les Noir-e-s, les queers, les voix cassées, au diaphragme raidi par le système atonal, aux poumons-embruns, pour celleux qui exigent « Laissez-nous respirer ! ». Pour les corps brisés contre le rythme effréné de sociétés aux ondes nécropolitiques. » Ce bouquin, empreint de poésie, d’engagements, d’histoires personnelles qui s’entrelacent et d’intimités qui deviennent politiques, est un essai fondamental pour comprendre ce « poids indicible et inaudible », au-delà de « la nature même du sexisme et du racisme comme systèmes », de « l’imbrication de l’un et de l’autre dans la misogynoir par exemple », de « la pluralité des différences sociales et des luttes passées » et de « l’autonomie comme horizon de lutte liée au collectif plutôt qu’à une culpabilité individuelle ».

Journaliste, podcasteuse, militante afroqueerféministe, poète… Au fil et à la croisée des chemins et des mediums, Douce Dibondo explore la charge raciale en profondeur dans toutes ses dimensions connexes et transversales. Une charge raciale qui se joue dans l’Histoire collective de populations assujetties par une civilisation européenne, qui colonise leurs territoires et les réduit en esclavage pour devenir de la matière première mais aussi dans l’intériorité individuelle de chaque personne qui en porte – inconsciemment et de manière imposée dans son corps et sa psyché - le traumatisme en héritage. « On paye une dette existentielle, une dette raciale », déclare-t-elle. 

LISSER SA PERSONNALITÉ

D’où vient la charge raciale ? Comment s’exprime-t-elle ? Quelles sont les conséquences sur les corps et la santé mentale des personnes concernées ? À qui profite le silence médiatique qui règne autour de ce concept ? Douce Dibondo se questionne, interroge les parties prenantes, les responsabilités collectives et individuelles et prend soin de poser le contexte politique, social, militant, avant d’en décortiquer les répercussions dans les vécus, les stratégies d’évitement et d’adaptation mais aussi les ressentis intimes de toutes les micro-agressions, souffrances et violences subies. Sans oublier l’hypervigilance et le lissage imposé des identités jugées différentes et étrangères, exclues de la norme fixée par la blanchité. Elle évoque le travail, ce lieu aliénant qui exige des personnes racisées qu’elles se masquent encore davantage : « Mes cheveux sont perçus comme n’étant pas professionnels. On va m’intimer l’ordre de les détacher par exemple. Je suis un corps noir et à cause de ce passé, je reçois des projections sur ce corps que l’on considère paresseux, désirable, etc. »

Une personne portant des dreadlocks par exemple pourrait être, malgré elle, apparentée au contexte de la Jamaïque et par ricochets (de stéréotypes) aux drogues. À la télévision, au cinéma, dans les médias, les personnes noires sont longtemps représentées comme « des divertissements sur pattes », renvoyant l’idée qu’au quotidien les concerné-es doivent répondre aux standards (racistes) attendus : exubérance, drama et humour à gogo. Pour se fondre dans la masse, des stratégies sont déployées, allant de la modulation de la voix à l’adaptation de l’apparence physique, en passant par la lecture d’un bouquin dans les transports en commun, pour asseoir le côté sérieux et cultivé. « Ne pas mettre en place toutes ces stratégies pourrait nous desservir… », souligne la co-créatrice du podcast Extimité.  

SANTÉ IMPACTÉE ET DÉGRADÉE

Tout ça, se forme principalement dans l’inconscient collectif et les non-dits. Parce que la France est un pays qui se revendique aveugle aux couleurs : « Il y a un fardeau autour de la race (construction sociale). À cause du silence que la France impose, de par sa cécité, on se censure, on intériorise. Notre psychisme est fracturé. En face, le regard qui nous juge ne voit pas notre humanité. On hérite du silence et on intériorise. On hérite du traumatisme de 400 ans d’Histoire. » Elle poursuit, apportant des nuances qui ne relèvent pas du détail mais bien d’une discrimination : celle du colorisme. « Plus on se rapproche de la noirceur, moins on a de chance d’être aimé-e. Plus on se rapproche de la blancheur, plus on a de chance d’être aimé-e. », précise-t-elle, soulignant que la charge raciale est « bien plus viscérale et profonde que simplement des stratégies d’adaptation et d’évitement. »

L’Histoire n’est pas finie. Elle vient se loger dans « la blessure intergénérationnelle » et « elle nous grignote la santé ». De l’absence de douleurs à l’exagération systématique des douleurs (le fameux « syndrome méditerranéen »), les personnes noires, notamment, subissent des discriminations basées sur des stéréotypes et préjugés racistes, nés d’arguments biologiques puants, destinés à légitimer le massacre opéré par les colons européens. Ce racisme encore présent dans la suprématie blanche, dont le corps médical n’est pas exempt, pousse les populations concernées à la méfiance vis-à-vis de l’institution, médicale en l’occurrence. Conséquence : « On retarde l’hospitalisation, la demande d’aide thérapeutique, etc. Parce que la société ne prend pas en compte notre parole, nos vécus, nos douleurs. Ce n’est pas étonnant qu’il y ait autant de personnes noires en hôpital psychiatrique. D’autant que les professionnel-les de la santé ne sont pas formé-es à nos expériences. »

Sans oublier le développement inquiétant de comorbidités et de maladies chroniques des personnes noires, la propension à mourir prématurément également, la gestion du stress, etc.. « Tout ça, ça crée des ilots de mort. La charge raciale soumet à l’hypervigilance, la peur de la mort face à la police, la méfiance envers le corps médical, l’injonction à la pédagogie… Tout ça, c’est un terreau fertile pour notre santé fragile », insiste-t-elle.

LE RACISME « ORDINAIRE »

De la moquerie et de l’insulte à l’école, du camarade blanc qui traite l’enfant noir de « caca », au lissage de ces cheveux comme de sa personnalité pour correspondre aux codes de la blanchité, en passant par l’injonction quotidienne à la pédagogie dans toutes les sphères de sa vie (couple, famille, travail, entourage social, activités, sports, etc.), les micro-agressions sont omniprésentes et porteuses d’un discours contradictoire, visant à couper la personne concernée d’une (grande) partie de son identité. Figure de l’ailleurs, volonté est faite pour qu’elle se plie aux normes sans jamais atteindre véritablement la carte officielle d’un ici dans lequel on lui fera sentir qu’elle n’a pas sa place. Là-bas non plus. Ou alors, ordre est donné de sacrifier les héritages culturels qui auraient pu lui être transmis.

Douce Dibondo a vécu les douze premières années de sa vie au Congo. Entourée de gens lui ressemblant, elle raconte qu’elle n’a pas connu ce renvoi à l’altérité dès son enfance. Aussitôt installée en France, elle est soumise à la question de son origine. « Tu viens d’où ? » sonne comme une ritournelle mortuaire pour toutes les personnes perçues comme non blanches : « De fait de ma couleur de peau, elle (la personne qui pose la question, ndlr) se persuade que je viens obligatoirement d’un ailleurs. Par le statut que sa blancheur lui confère, elle déplace ma présence et mon corps de sujet à objet d’étude. Le temps d’un intérêt voyeuriste, je suis observée et interrogée. La noirceur de ma peau exclut d’office la nationalité, elle est insoluble dans les frontières de la nation française. » Depuis, elle s’est exercée à renvoyer le malaise à son expéditeur-ice :

« Je rétorque parfois que je suis citoyenne du monde, je renvoie la question sans y répondre ou avec une innocence feinte : « Des toilettes, pourquoi ? ». »

ADAPTATION POUR LA SURVIE

Le racisme « ordinaire » est une charge raciale, écrit-elle dans son livre. Parce qu’il discrimine, parce qu’il déshumanise. Parce qu’il place les personnes racisées dans l’obligation de se justifier, de par la réponse à la question posée, de par le silence ou de par une pirouette murement réfléchie (ce qui implique que cela aura demandé du temps et de l’énergie à la personne concernée pour se parer de toutes les micro-agressions dont elle est victime en permanence). Et peu importe la réponse, la manière ne sera pas la bonne, le ton sera jugé agressif, la riposte sera définie excessive. L’effet boomerang est assuré.

« Dans un contexte où la blanchité est majoritaire, la charge raciale écrase mon individualité et me pousse à sortir de moi-même en toutes circonstances. Mon vécu est toujours mis en frottement avec celui des autres personnes noires. Répondre à cette question en confiant une partie de mon récit, c’est légitimer l’intrusion de la personne qui m’interroge et de toutes celles à la curiosité raciste toujours malvenue », ajoute Douce Dibondo. Une vie dans laquelle la tranquillité d’esprit n’est pas permise, une vie dans laquelle l’hypervigilance est de mise, une vie dans laquelle l’individualité, qui sera désignée comme une différence, n’est pas admise. Fatigue intense, morale en berne, personnalités dissociées : « Nous sommes toujours sur le qui-vive ». En survie, et non en vie. 

AU PLUS PROFOND DE SON INTÉRIORITÉ

Nommer la charge raciale, c’est déjà agir, dit-elle, adaptant là au sujet l’expression de Simone de Beauvoir. Pour elle, il faut aller encore plus loin désormais : « Investir de manière frontale la question de l’intériorité. » La race n’existe pas, elle est le fruit d’une construction et pourtant, « elle a tant construit en nous, qu’on soit noir-es ou blanc-hes. » Dans tous les pans de la société, la question raciale interfère : « Il faut qu’on aille creuser dans notre intériorité, les luttes existentielles, tout en prenant soin de nous, car nous n’avons pas grandi dans cette culture de la thérapie. » En tant que militante, elle a conscience de l’importance et de l’impact du prendre soin et incite à créer des moyens de lutter autrement.

« Par exemple, je fais partie d’une chorale afroféministe. Chanter, c’est se guérir, déployer des vibrations qui touchent et qui font du bien. On va dans les manifs, on organise des cercles de guérison en faisant des exercices sur le souffle pour s’alléger collectivement de la charge raciale. C’est un des moyens de lutter mais il y a en a d’autres ! », s’enthousiasme-t-elle. Et citant Audre Lorde, elle précise : « Il est très difficile de combattre avec les outils du maitre. Il est nécessaire de prendre de la distance et de trouver d’autres moyens de combattre. L’art et la créativité, ça peut aider mais il faut aussi des formations et des budgets alloués à ce sujet. »

DU « JE » À LA NOIRITÉ, EN PASSANT PAR LA QUESTION DES PRIVILÈGES

La question du « je » est également au cœur des leviers explorés par Douce Dibondo dans son ouvrage sur la charge raciale. Parce qu’il a longtemps été difficile de dire « je » pour les personnes noires, considérées comme un bloc monolithique. « Dire « Je », c’est prendre un risque. On est indivisible de tout le pays de la Noirie. Ce « je » porte un poids historique et collectif. On n’a pas le droit à l’erreur. Avant, pour moi, c’était dur de le dire, c’était brulant et blessant. Je le dis maintenant, je dis « je », grâce à la poésie », commente-t-elle. Et parce qu’elle ne trouve pas de livre sur la charge raciale entre 2019 et 2023, elle décide d’apporter dans son livre toutes les parts de qui elle est et des théories existantes « pour revenir au « je » collectif ! » En parallèle, elle propose le silence politique pour s’en sortir ensemble. Cesser de nourrir la machine médiatique qui impose le bruit du sensationnalisme, comme en témoigne la polémique sur Aya Nakamura.

« J’ose le terme ‘silence communautaire’, non pas à visée séparatiste mais pour nous recueillir et faire silence dans l’ombre. Imposer ce silence comme pouvoir, comme antidote à cette charge raciale »
clame Douce Dibondo.

Et que l’effort de compréhension et d’acceptation change de camp. « Que les personnes blanches comprennent, en s’informant, en lisant, en écoutant, et fassent un travail sur ce que c’est réellement d’avoir des privilèges », ajoute-t-elle. L’idée : partir de l’intériorité pour saisir et ressentir l’empathie sociale. À tout cela, elle apporte la notion de noirité qu’elle définit comme l’expérience positive de la blackness, littéralement la « noirceur » mais qui dans son essence est difficilement traduisible en français. Elle s’attache, Douce Dibondo, à percevoir « la résilience qui, malgré nous, fait que notre colonne vertébrale tient droite ». Convoquant à nouveau une citation de l’essayiste et militante afroféministe et lesbienne américaine, elle conclut joyeusement : « Lorde dit ‘Nous n’étions pas censé-es survivre et pourtant, nous sommes là’, c’est ça pour moi la Noirité ! » Une Noirité qu’elle invite dans son essai à engendrer par les concerné-es et pour les concerné-es. Son livre, lui, est bel et bien à mettre dans toutes les mains !

 

 

  • À l’occasion du 8 mars à Rennes et de la journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale, Douce Dibondo présentait son livre La charge raciale – vertige d’un silence étouffant à la salle de la Cité, le 20 mars 2024.

Célian Ramis

Le patriarcat des objets, une histoire à pisser debout

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Rebekka Endler, journaliste franco-allemande blanche, autrice de l'essai Le patriarcat des objets
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C’est une plongée brutale dans un monde inadapté aux femmes. L'essai de Rebekka Endler, Le patriarcat des objets, crée un déclic. Un soubresaut nécessaire à l’élan collectif pour se soulever contre l’omniprésence de ces violences dans nos existences ébranlées.
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C’est une plongée brutale dans un monde inadapté aux femmes. L’essai de Rebekka Endler, Le patriarcat des objets, c’est la mise en mots et en exemples de ce malaise éprouvé intimement sans réellement le réaliser ou réussir véritablement à le formuler. La capacité à exprimer ce que le patriarcat fait endurer aux femmes, dans la matérialité de leur quotidien, permet un déclic. Un soubresaut nécessaire à l’élan collectif pour se soulever contre l’omniprésence de ces violences dans nos existences ébranlées.

Il s’agit, au départ, d’une histoire de toilettes publiques. Elle se souvient des longs trajets en voiture lors des grandes vacances d’été pour aller en France et elle se remémore la génance des arrêts pipi. « Avec ma mère, on devait faire la queue aux WC alors que mon frère et mon père pissaient dehors », se souvient-elle. Rebekka Endler pense alors qu’il s’agit d’un problème individuel : « Pour une femme, c’est plus long, elle doit peut-être changer de protection, le pantalon est peut-être plus difficile à enlever, etc. »

Mais elle s’aperçoit, à travers un documentaire audio qu’elle doit réaliser et pour lequel elle interviewe Bettina Möllring, designeuse spécialisée sur la question des toilettes publiques, qu’il s’agit en réalité d’un problème structurel et systémique. « Les racines de cette problématique sont patriarcales. Quand on a construit les canalisations, il y a 200 ans, on a pensé l’accès aux WC pour les personnes importantes : les hommes. Et depuis, il y a eu très peu de changement. En festival, quand il y a des urinoirs pour les personnes avec des vagins, c’est très joli mais ça a toujours un caractère événementiel et non durable », souligne-t-elle, précisant : « On veut un changement structurel, de grande surface. On attend ça mais il n’y a pas de volonté politique ! »

LE PROBLÈME, PRIS À L’ENVERS

Ni même médiatique. Après son entretien avec Bettina Möllring, la journaliste comprend que le sujet ne tiendra pas dans les 5 minutes dont elle dispose. Elle souhaite présenter, à la radio allemande, un documentaire d’une heure sur la question. Sa proposition est refusée dans plusieurs rédactions. Le motif : absence de pertinence sur le plan social et sur le plan politique. Une aberration qu’elle creuse avec le témoignage d’une étudiante hollandaise, punie d’une amende par la police pour le flagrant délit d’un pipi sauvage, en pleine nuit dans la rue. Celle-ci, choquée par l’injustice dont elle fait l’objet, refuse de payer et va plaider sa cause devant le tribunal. « Comme c’est la première femme à se retrouver là pour pipi sauvage, le juge en déduit que c’est un problème beaucoup plus important pour les hommes, plus nombreux à être jugés pour cet incident, que pour les femmes », explique-t-elle, bouche-bée. 

Ainsi, dans son livre, Rebekka Endler écrit : « Aussi révoltante qu’elle puisse paraitre à beaucoup d'entre nous aujourd'hui, cette façon de penser a une longue tradition. Elle correspond à une idée cultivée de longue date elle aussi, selon laquelle les femmes auraient, pour correspondre aux exigences de leur genre, le contrôle total de leurs fonctions corporelles. Elles ne se grattent pas quand ça démange. Elles ne bâillent pas quand elles s’ennuient. Elles ne pètent pas quand elles sont ballonnées, et elles ne pissent pas non plus. Une femme comme il faut sait se maitriser. » Au-delà de l’aspect humoristique et corrosif du ton employé, elle souligne la difficulté pour les femmes en territoires occupés ou frappés par des catastrophes naturelles d’accéder à des toilettes : en plus de la violence de la situation et de l’énergie mobilisée à encaisser et survivre, elles doivent affronter les souffrances liées au manque ou à l’absence de points d’eau pour elles et, possiblement, pour leurs enfants.

La journaliste élargit le propos : il ne s’agit pas là simplement d’une problématique genrée mais aussi de classes sociales et d’âges. Elle évoque les risques accrus d’agressions sexuelles pour les personnes n’ayant pas accès à un WC à son domicile ou son travail, l’impact pour une personne SDF de pouvoir trouver une source d’eau, pour les personnes âgées, les femmes enceintes, les personnes handicapées, les enfants… « Des personnes se limitent à sortir de chez elles car elles ne savent pas où elles vont pouvoir aller faire pipi. La mobilité publique est un droit ! », précise Rebekka Endler. Elle pourrait en parler pendant des heures, elle aurait pu y consacrer un livre entier. « Mais il n’aurait pas été édité ou traduit… Alors, j’ai décidé de regarder ailleurs et ça a été un choc, car partout où je regardais, je trouvais du design patriarcal ! », relate-t-elle.

LES CODES (NÉFASTES) DU GENRE

C’est un effet boule de neige auquel elle assiste et participe activement durant plus d’une année d’enquête. Pas de suspens : le masculin l’emporte sur le féminin, et pas uniquement en grammaire. Partout, tout le temps. Tout est pensé et conçu selon les caractéristiques physiques et virilistes du masculin et des valeurs que l’on attribue au genre supérieur, censé représenter la neutralité. Pourtant, on notera que les adaptations à destination des femmes sont souvent teintés de couleurs pastels (principalement roses ou violettes), fabriquées avec des matériaux de moindre qualité et vendues à des tarifs plus élevés. Une vraie arnaque mais aussi un vrai risque pour la santé, comme Rebekka Endler va le démontrer au fil des pages à travers la sécurité automobile, la recherche pharmaceutique, les équipements professionnels et bien d’autres champs explorés uniquement au prisme des biais de genre.

« Les catégories féminines et masculines sont désignées par le patriarcat de manière arbitraire. Les valeurs de genre que l’on attribue à ces catégories se traduisent dans le design, le langage, etc. »
signale l’autrice du Patriarcat des objets

Pour ça, elle se pare d’une série d’exemples illustrant le sexisme notamment d’un ordinateur, conçu en 2009, pour les femmes « mais sans parler aux femmes lors de la création du produit » : des couleurs pastels, des applications pour échanger des recettes et compter ses calories. Un désastre. « L’ordinateur coûtait plus cher que n’importe quel autre ordinateur en comparaison, en ayant moins de fonction que les autres. Mais, immense avantage : il tenait dans un sac à main ! », rigole Rebekka Endler. En quelques semaines, le backlash amène le fabricant à retirer le produit du marché. 

L’ALLIANCE DU CAPITALISME

Il suffit d’inverser les codes pour constater les projections genrées que les cibles du marketing renvoient sur les appareils. Avec la perceuse Dolphia et le mixeur aux 27 vitesses Mega Hurricane, le test est effectué sans préciser la nature des produits au panel interrogé. Le premier objet, conçu aux formes arrondies et aux couleurs claires, apparait comme un produit cheap, fragile, qui se cassera rapidement. Le second, à la silhouette d’un outil de bricolage, est perçu comme professionnel et puissant. « Les produits ménagers et de domesticité marquent la dichotomie de la technologie en fonction de son utilisateur ou de son utilisatrice », analyse Rebekka Endler, consciente que l’industrie, sous couvert de facilitateur du quotidien, a en réalité induit les femmes à davantage de charges domestiques : « Quand le mixeur est arrivé, on a commencé à faire des gâteaux plus complexes, sur plusieurs étages. Un simple gâteau ne suffisait plus à témoigner de l’amour d’une mère pour sa famille. Cela a monté l’exigence attendue d’une femme. » Même combat avec l’invention de l’aspirateur, de la machine à laver, etc. 

Parce que le capitalisme et le patriarcat se sont unis dans le challenge est né le marketing genré, avec les vêtements pour filles et pour garçons ainsi que les jouets pour filles et pour garçons. Une distinction qui s’est opérée avec le développement de la technologie spécialisée dans les échographies : « Les jouets genrés sont assez récents. Ils arrivent avec la possibilité de révéler le sexe du bébé lors de la grossesse… Patriarcat et capitalisme sont deux petites roues qui tournent bien ensemble et s’accentuent entre elles. » Ainsi, on connait les difficultés pour les petites filles à se mouvoir dans l’espace du fait de leurs tenues amples (robes, jupes) ou trop serrées et glissantes (collants) mais moins l’impact de la représentation mentale qui opère dans les esprits lorsque l’on voit une fille habillée de manière genrée. La journaliste prend le cas d’une étude réalisée dans laquelle on montre des petites filles à l’apparence ultra genrée et ces mêmes petites filles dans des tenues unisexes. Résultat :

« Les gens pensent que les filles habillées de manière genrée sont moins intelligentes. » 

Conséquence : le regard et le jugement vont influer sur la construction de ces femmes en devenir qui vont alors intégrer l’idée qu’elles sont moins intelligentes, voire idiotes, que les autres. « Je ne suis pas pour supprimer le rose ou le violet mais simplement d’enlever la valeur que les gens mettent à une chose et pas à une autre chose », ajoute-t-elle.

PAS LES BONNES CONDITIONS DE TRAVAIL

Cette valeur dont elle parle investit le champ du domaine professionnel qui vient appuyer la thèse d’un monde conçu et pensé uniquement pour les hommes cisgenres et qui vient renseigner, de par l’absence de réflexions et d’adaptations structurelles, la place que la société réserve aux femmes. « Tout, dans le design, des open space, la température, les bureaux, les chaises…, tout est fait en fonction de la taille moyenne de l’homme », résume la journaliste qui prend l’exemple de la station spatiale internationale, espace où les femmes éprouvent des difficultés à s’accorder avec l’aménagement de la capsule, les modules pour poser les jambes, se tenir, etc. étant entièrement pensé pour les hommes. 

A l’instar des équipements vestimentaires, concernant les combinaisons pour les astronautes mais aussi les accessoires, représentant là une difficulté pour se mouvoir et travailler mais aussi un danger pour leur survie : « En 2020, la première équipe féminine sort pour faire des travaux en dehors de l’ISS. L’une des deux astronautes explique, sur un plateau en Allemagne, que ça a été très compliqué car les gants sont trop grands. Et André Rieu, qui était présent ce jour-là (je ne sais pas si vous le connaissez en France, André Rieu, c’est une vraie peste qui joue du violon), lui demande : ‘Mais qui fait le ménage dans la station depuis que vous n’y êtes plus ?’ » De la blague sexiste arriérée aux embuches multiples pour réaliser à bien leurs missions, la misogynie couvre d’une cape d’invisibilité les besoins et les ambitions des femmes. On retrouve les mêmes mécanismes dans l’agriculture, le BTP, les secteurs ayant recours aux uniformes professionnels (pompier-es, avocat-es, policier-es…), l’aviation mais aussi dans le domaine du sport.

ROMPRE LE TABOU DE LA VULVE PARALYSÉE

C’est Hannah Dines, paracycliste Olympique, qui va venir rompre le silence concernant les conséquences d’une selle non adaptée à son organe génital. En 2018, après plusieurs opérations, elle brise le tabou. Le vélo, à haut niveau, lui a paralysé la vulve, à force de frottements répétés des lèvres sur la selle. « Elle n’en parlait pas au début car elle était entourée de médecins hommes. Quand elle a parlé, des cyclistes du monde entier lui ont écrit pour la remercier. Elles ont toutes pensé qu’il s’agissait d’un problème individuel alors qu’en fait, il s’agissait d’un problème de design, correspondant à des selles pour les hommes cisgenres », s’enthousiasme la journaliste, qui déchante en expliquant que par la suite, des selles « pour femmes » vont être vendues : plus larges et plus molles, elles sont, encore une fois, de moindre qualité et plus chères. 

« Mais il y a tellement de honte et de tabous autour de ces sujets qu’il est très difficile de prendre la parole ! » 

Côté foot, elle établit aussi une discrimination matérielle, en raison des chaussures souvent achetées au rayon enfants ou hommes, selon la pointure de la joueuse, afin de privilégier la qualité. Dans tous les modèles permettant de fabriquer des bottines, des escarpins, des baskets, etc. aucun n’existait jusqu’il y a peu pour le sport de course… : « Le risque de blessure est plus grand pour les femmes qui ne trouvent pas les bonnes chaussures. Pour augmenter la sécurité et la qualité du sport, il faudrait mettre l’effort, la science et l’argent. » 

Malheureusement, comme elle le démontre dans la grande majorité des cas qu’elle décrypte et analyse dans son livre, les prototypes, aménagements d’espace – à l’instar de l’espace public et des toilettes publics – objets, produits numériques, etc. sont quasiment toujours pensés et réalisés par des hommes « qui oublient, dans une application sur la santé, de prévoir un calendrier de règles… ».

DANGER POUR LA VIE DES FEMMES

C’est là que le défaut réside. Ne pas prendre en considération les femmes, les récits de leurs expériences, leurs ressentis et leurs expertises. Penser qu’elles sont simplement des versions réduites de l’homme cisgenre moyen. C’est déjà écarter une très grande et large partie de l’humanité. Mais c’est aussi mettre les vies concernées et non envisagées en danger. Jusqu’en 2010, signale Rebekka Endler, il n’existait aucune recherche genrée sur la mortalité lors des accidents de voiture. Si Lucile Peytavin, dans son essai Le coût de la virilité, montre que ce sont majoritairement les hommes qui créent des situations mortelles au volant, l’essai sur Le patriarcat des objets dévoile à son tour que les femmes et les personnes sexisées sont les principales victimes des habitacles non testées pour leur sécurité. « Elles ont 47% de risques en plus d’avoir des blessures graves, 71% de risques en plus d’avoir des blessures légères et 17% de plus de mourir », scande-t-elle. 

Où se loge le problème ? Principalement, dans l’ignorance : « Quand on ne sait pas, on n’a pas grand-chose à changer. Pour demander un changement, il faut des chiffres, des statistiques. On les a maintenant depuis 14 ans mais peu de chose bouge… » La journaliste creuse, explore des pistes et découvre que 5 crashs tests sont utilisés pour mesurer la sécurité d’un véhicule avant sa mise sur le marché. Tous sont réalisés selon le même mannequin, correspond, sans suspens, à la morphologie d’un homme cisgenre de 40 ans, d’environ 1m77 et de 80 kgs. « C’est le mannequin qui, quand il entre dans la voiture, n’a pas à avancer le siège, à baisser le volant, etc. Modifier les paramètres de la voiture nuit à la sécurité ! », alerte-t-elle. 

Et si, heureusement, une femme a réussi à développer d’autres types de mannequins, plus représentatifs et inclusifs de la diversité de la population et des spécificités qui en résultent, son invention est jugée trop chère, encore une preuve de l’absence de volonté de modifier l’équipement. L’industrie automobile a opté pour la création d’un mannequin, basé sur leur standard de test, en taille réduite, sans « prendre en compte la question de la répartition de la graisse, la densité des muscles, la densité des os, etc. ». Et la (mauvaise) blague va plus loin : « Le test est réalisé sur la place du passager. Parce que c’est là, la place de la femme… »

VIOLENCE ET RAGE

Dans un monde où on parle à des assistances vocales aux voix féminines, où l’intelligence artificielle rhabille les femmes dénudées sur Internet afin de les transformer en trad wife, où les réseaux sociaux « dépolitisent » leurs contenus (militants, de gauche…), où les habits de travail sont taillés pour un standard masculin normatif, où l’apparence genrée induit l’intelligence inférieure des filles et des femmes, où la sécurité des femmes n’est assurée par aucune vérification et aucun contrôle des produits vendus sur le marché, où le langage les invisibilise et les rabaisse, les femmes doivent sans cesse s’adapter et lutter doublement pour s’approprier un espace qui n’est pas taillé à leur mesure. Au quotidien, les femmes prennent place dans une chaise trop haute, de manière, inconsciemment, à leur rappeler que ce monde ne leur appartient pas et qu’elles n’y sont pas les bienvenues. Une violence inouïe qui se révèle au fil des pages et des chapitres que Rebekka Endler nous soumet comme une invitation à la prise de conscience, une invitation à comprendre ce malaise intimement ressenti sans jamais pouvoir le formuler aussi clairement. Une invitation qui nous met en rage et nous donne envie de nous soulever contre ce patriarcat des objets : 

« Avant de faire ce livre, je pense que, les femmes, on était seulement une arrière-pensée, qu’on passait après. En fait, je m’aperçois qu’on n’est pas seulement une arrière-pensée mais qu’il y a une volonté de carrément s’en foutre. Et c’est grave ! C’est grave d’être invisibles ou oubliées. On a du mal à rester civiles après ça. Parce qu’en plus, ça coûte des vies ! » 

Les solutions sont là, elles existent pour ne plus endurer, chaque jour, un parcours de combattant-es. Elles sont imaginées, fabriquées et promues par les personnes concernées pour les personnes concernées. Pour prendre en compte toutes les morphologies et les expériences. Pour considérer toutes les identités et toutes les existences. Pour rendre le quotidien non pas simplement supportable mais vivable et profitable à tou-tes. Comme le dit Rebekka Endler, le manque de volonté latent rend la tâche compliquée. Mais pas impossible. 

 

 

  • Le 12 mars, Rebekka Endler animait une conférence sur Le patriarcat des objets au Tambour à Rennes 2 dans le cadre des Mardis de l’égalité et du 8 mars à Rennes.

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