Célian Ramis

Procès des viols de Mazan : un miroir grossissant de la société patriarcale

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Partout en France, les militantes féministes et allié-es se sont retrouvées pour se mobiliser, ensemble, en soutien à Gisèle Pélicot et Caroline Darian, et en soutien à tou-tes les victimes de violences sexistes et sexuelles.
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Prises de parole des militantes et victimes de VSS lors du rassemblement en soutien à Gisèle Pelicot« Ras le viol », « Face aux violences, notre silence les arrange, notre colère les dérange », « Le scandale, c’est le viol »… Les pancartes trônent dans l’espace public, les slogans retentissent, la foule scande « Le patriarcat ne tombera pas tout seul, organisons-nous pour lui péter la gueule ! ». Il y a de la colère, il y a de la sidération et puis, il y a aussi de la sororité, de l’adelphité et de la solidarité. Et surtout, beaucoup de courage et d’émotions, ce jour-là, samedi 14 septembre. Partout en France, les militantes féministes et allié-es se sont retrouvées pour se mobiliser, ensemble, en soutien à Gisèle Pélicot et Caroline Darian, et en soutien à tou-tes les victimes de violences sexistes et sexuelles. 

Depuis deux semaines, une affaire judiciaire de grande ampleur agite la France, qui braque alors son regard sur Avignon. On parle d’un procès hors norme. Le procès dit des viols de Mazan. Sur le banc des accusés de la cour criminelle du Vaucluse : 51 hommes. La victime : Gisèle Pelicot, que son mari, Dominique Pelicot, a violé et drogué pendant une dizaine d’années afin de la faire violer par plusieurs dizaines d’hommes inconnus. Nous sommes en 2020 et le prévenu est interpellé pour avoir photographié sous les jupes des clientes dans un supermarché. L’événement entraine la découverte – par la fouille du téléphone et de l’ordinateur - d’une partie des viols subis par Gisèle Pelicot par des hommes recrutés en ligne par son époux. Caroline Darian, leur fille, apparait également parmi les photos, endormie et dénudée, comprenant ainsi qu’elle aussi a été victime de son père, droguée à son insu. Depuis, elle a créé l’association « M’endors pas : stop à la soumission chimique ».

LA SOUMISSION CHIMIQUE, UN PHÉNOMÈNE PAS SI RARE

L’affaire met l’accent sur la notion de soumission chimique, soit le fait de sédater ou droguer une personne à son insu (ou sous la menace) dans le but de commettre à son encontre un délit ou un crime (agression sexuelle ou viol par exemple). « C’est un phénomène qui touche massivement les femmes dans les contextes conjugaux mais aussi dans les boites de nuits et les bars. La peur de la subir, on est très nombreu-ses à l’avoir et à la subir constamment en soirée. Surveiller nos verres, toujours les commander nous-mêmes… C’est une vigilance permanente qui nous empêche de profiter librement de nos vies », souligne le collectif Nous Toutes 35. L’affaire dévoile l’impact, l’ampleur et l’enjeu de la culture du viol, dans un procès médiatisé et rendu public par Gisèle Pelicot et Caroline Darian (qui en avril dernier a publié le livre Et j’ai cessé de t’appeler papa dans lequel elle fait état d’un climat incestueux existant), refusant le huis clos afin que l’on connaisse le nom et le visage de la victime principale. Et que l’on regarde en face la réalité de la situation, loin d’être isolée. 

Au rassemblement en soutien à Gisèle Pelicot et aux victimes de VSS, une jeune militante blanche tient une pancarte "Il y a viol et viol et ma main dans ta gueule"Depuis l’ouverture de l’affaire judiciaire, début septembre à Avignon, Gisèle Pelicot affiche avec force sa détermination à briser le tabou et le silence et, surtout, à ne pas se taire face à une atrocité si banalisée et répandue dans la société. Elle devient, quelques mois après Judith Godrèche, le symbole de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, et une figure emblématique qui fédère et permet à d’autres concerné-es de livrer leurs vécus. Elle envoie un message puissant et essentiel : la honte doit changer de camp. « Les enquêtes de la Ciivise nous rappellent clairement que ce phénomène, qui existe dans de très nombreuses familles, est caché la plupart du temps pendant des dizaines d’années. Et lorsque les victimes parlent, elles ne sont pas crues ni par leur famille, ni par les flics, ni par la Justice. Cette situation doit changer pour que les enfants puissent grandir sainement et en sécurité. Pour que nos vies soient apaisées et nos traumatismes soignés ! », déclarent les militantes de Nous Toutes 35 lors du rassemblement du 14 septembre.

Elles ont répondu à l’appel national ce jour-là « pour sortir dans la rue visibiliser notre colère et notre soutien à Gisèle Pelicot mais également à tou-tes les victimes de VSS. Nous saluons le courage de ces deux femmes tout comme nous saluons le courage de tou-tes celleux qui ont subi des violences sexistes et sexuelles. » Et elles seront nombreu-ses à prendre le micro pour exprimer leurs vécus (notamment autour de l’inceste), transmettre et partager leur force à poursuivre le combat et mettre le courage, l’adelphité et la puissance du collectif au cœur de la lutte. C’est le cas de cette jeune fille, victime d’inceste à l’âge de 9 ans : « C’est un combat que j’ai commencé à mener il y a un an seulement et c’est un combat que je ne veux pas arrêter. C’est un combat que je veux vous inviter à prendre vous aussi, parce que je sais que, malheureusement, il y a beaucoup de personnes qui ont vécu la même chose que moi. Il y a beaucoup de personnes qui ont vécu l’inceste, qui ont vécu des violences, et dans l’affaire en cours, on parle de Gisèle Pelicot mais aussi de sa fille, qui a été victime de son propre père. »

L’effroi traverse la foule. Elle poursuit : « L’inceste, c’est quelque chose qui est très tabou. C’est quelque chose dont personne ne parle. C’est quelque chose qui parait être normal dans certaines familles parce que le schéma incestueux, c’est le système, c’est comme ça. » De tout son bagage et enthousiasme, elle encourage les personnes présentes à se soulever contre le système, à rompre le silence et à le visibiliser, massivement : « Moi, je veux vous inviter surtout à prendre l’espace public, à écrire si vous êtes une victime ou une proche de victime, si vous vous en sentez capable, écrivez sur les murs de Rennes, écrivez de quoi vous avez été victime, écrivez ce que vous avez vécu, écrivez l’inceste ! » Transformer le cataclysme.

EN FACE, DES ARGUMENTAIRES BORDÉLIQUES…

Du côté de la défense, la stratégie démontre un manque d’arguments solides et, surtout, un manque de dignité total. Mardi 10 septembre, l’avocat Guillaume de Palma met le feu aux poudres, en déclarant : « Il y a viol et viol, et sans intention de le commettre, il n’y a pas viol ». Les mots pèsent lourd, misant sur des arguments clairement empreints de la culture du viol. Une phrase et une intention qui ne passent pas. Pour les militantes, il est inadmissible de mettre au centre « le fait que ces hommes n’étaient pas conscients de violer, n’avaient pas l’intention de commettre un viol alors même qu’ils étaient face à une femme inanimée. » Pour elles, « la notion d’absence de consentement devrait de toute façon primer sur l’intention de violer. » Elles poursuivent :

« Ce système a conduit à ce qu’aucun homme - contacté par Dominique Pelicot sur le forum où il recrutait – ne donne l’alerte, ne se préoccupe du destin de Gisèle Pelicot, faisant d’eux des complices silencieux. »

Elles rappellent, en parlant des 50 autres hommes accusés : « Ils disent qu’ils pensaient participer aux fantasmes d’un couple échangiste alors que les règles étaient claires : pas de parfum, pas d’odeur de tabac, être propre, pas de trace pour qu’elle ne sache pas. Et le salon d’Internet sur lequel se préparaient les viols s’appelait ‘À son insu’ ! » L’affaire transparait comme un miroir grossissant de la société patriarcale et de son pilier, la culture du viol. À tous les niveaux : la situation en elle-même, les argumentaires des avocats et des accusés mais aussi les réactions instantanées d’une partie de la société souhaitant nuancer les propos du fameux « Pas tous les hommes » (#NotAllMen). Un discours qui tend à minimiser l’aspect systémique des inégalités de genre, à perpétuer les VSS et à assurer la non dénonciation des faits et de leurs auteurs, tout en garantissant leur impunité.

« On entend dire que le premier malentendu à lever, c’est quand même qu’il y a des hommes bien, qui n’agressent pas, plutôt que de rappeler que 93000 viols ont lieu par an (et qu’un-e français-e sur 10 confie avoir été victime d’inceste, majoritairement commis par des hommes, ndlr). Que les femmes et minorités de genre ne se sentent pas en sécurité et à très juste titre. Ce qui compte le plus, ce sont les vécus des hommes plutôt que du reste du monde ! », scandent les militantes. 

« UN SYSTÈME PATRIARCAL ORGANISÉ »

Cet homme, Dominique Pelicot, a d’ailleurs brillé de par son absence au tribunal, forçant la suspension du procès dans l’attente d’une expertise médicale visant à définir de sa capacité ou non à venir à la barre, jusqu’au 17 septembre (et faisant entre temps peser l’éventualité d’un report du procès à une date ultérieure) où il confesse être un violeur au même titre que les autres hommes, minimisant par là sa propre responsabilité. Le procès dit des viols de Mazan marque un nouveau tournant dans le combat féministe, éclairant de toute part les conséquences de la domination masculine, permise et cautionnée par et dans une société patriarcale, réfractaire à remettre en question les agissements qui en découlent ainsi que l’ensemble des tenants et des aboutissants de tels comportements (quasiment toujours impunis). Les prises de parole, engagées « pour un féminisme révolutionnaire et un renversement de ce système patriarcal », résonnent dans toute la France et délivrent toute la violence du quotidien :

Au rassemblement en soutien à Gisèle Pelicot et aux victimes de VSS, des militantes blanches fabriquent des pancartes« Que ce soit la violence d’un avocat qui dit qu’il y a ‘viol et viol’, que ce soit la violence d’une Justice qui ne joue aucun rôle dans la protection des victimes, la violence d’une police qui demande si on était bien habillé-es et si on a apprécié, la violence économique puisque la précarité empêche les femmes et les minorités de genre de quitter les foyers violents, la violence d’un État qui aujourd’hui a Darmanin comme ministre de l’Intérieur, qui fait semblant de se préoccuper des VSS pour enfermer des personnes issues de l’immigration et les expulser alors que lui-même est accusé de viol, la violence d’un Macron qui fait semblant de s’intéresser à la constitutionnalisation de l’IVG pendant qu’il soutient Depardieu, qui nous dit qu’on doit réarmer démographiquement le pays, etc. » 

Au micro, la jeune femme poursuit son argumentaire, démontrant « la violence d’un système patriarcal organisé » dont les conséquences restent largement impunies. « Comme le dit Gisèle Pelicot, la honte doit changer de camp. Et moi, je dis qu’on doit commencer à faire payer toutes les entreprises qui font semblant d’être féministes pendant qu’elles virent des victimes de VSS, toutes nos facs qui font semblant d’être préoccupées alors que des profs accusés de VSS par des étudiant-es peuvent continuer à enseigner en toute impunité, tous nos gouvernements de merde qui font semblant d’être de notre côté tandis qu’ils renforcent la police, les prisons, et s’attaquent aux immigré-es et aux sans-papiers ! », scande-t-elle, avant d’affirmer tout son espoir et sa détermination : « La réalité, les ami-es, c’est que ces rassemblements, ils nous montrent qu’on a une force et une force fondamentale ! On doit s’organiser par nous-mêmes. Pour qu’un jour, on puisse être libres, marcher dans la rue, vivre les vies qu’on entend de vivre, sans qu’il y ait aucun danger nulle part et qu’on puisse vivre de manière la plus émancipée possible ! »

DES MILITANT-ES FÉMINISTES UNI-ES ET DÉTERMINÉ-ES

C’est pourquoi ce samedi 14 septembre, les militant-es appelaient aux rassemblements aux quatre coins de la France. Dans de nombreuses villes, la gronde s’est faite entendre. La colère, la rage, le ras-le-bol, la révolte. Mais aussi l’émotion vive que les violences sexistes et sexuelles, leur impunité et leur cautionnement par une grande partie de la société, suscitent. Des frissons ont parcouru les foules unies et soudées pour dire stop, pour revendiquer le droit des femmes et minorités de genre à être libres dans la dignité et le respect de leurs êtres, de leurs corps et de leurs vies, pour dénoncer les violences sexistes et sexuelles subies par des centaines de milliers de femmes et d’enfants chaque année en France et pour témoigner des vécus traumatisants des personnes concernées. C’est une onde de choc à Rennes qui a saisi les personnes mobilisées à République dans le cadre du rassemblement de soutien à Gisèle Pelicot. Une quinzaine de prise de paroles ont personnalisé et rendu concrète la culture du viol et les impacts sur les victimes, nombreuses, ici et partout ailleurs, à avoir saisi le micro pour faire entendre leurs voix et leurs parcours de violences.

Le courage et la résilience, c’est cette femme qui cite Gisèle Halimi : « Le scandale, ce n’est pas la dénonciation du viol, c’est le viol en tant que tel. Elle avait sacrément raison ! Moi-même j’ai été victime d’inceste et j’espérais aujourd’hui voir des hommes parce qu’ils sont concernés. Il faut écouter les victimes, les protéger, les soutenir et dire non au viol. Toute sa vie durant, il faut lutter contre ces formes de violences sexistes et sexuelles qui agissent trop à notre encontre ! » C’est aussi cette femme qui confie avoir subi des violences sexuelles de la part de son dernier compagnon, puis des violences de la part des forces de l’ordre : « Il a invité chez moi des hommes et m’a forcée à coucher avec eux devant lui. J’étais tellement amoureuse et manipulée par mes sentiments que je l’ai laissé faire et j’ai occulté. Quand j’ai voulu aller porter plainte, on m’a demandé si c’était bon. Je me suis barrée du commissariat. »

Les personnes qui témoignent ce jour-là démontrent encore une fois les parcours de combattant-es endurés. Ne pas être cru-e, être maltraité-e lors du dépôt de plainte, être exposé-e à des commentaires et comportements nocifs lors de l’enquête préliminaire, ne pas avoir le droit à un procès, être rendu-e coupable et responsable des faits… Les procédures engagent les victimes dans des processus longs, pénibles et souvent douloureux, sans que celleux-ci n’obtiennent réellement justice et réparation. Une militante relate son vécu traumatique : « Pendant l’enquête, les flics ont demandé à mes parents des photos de moi avec l’air triste pendant la période des viols pour bien montrer que j’étais pas bien dans ma peau à ce moment-là. Je suis peut-être bizarre mais à 14 ans, je ne prenais pas de photo de moi en pleurs… Pendant le procès, mon avocat m’a demandé de couper mes cheveux bleus parce qu’ils sont synonymes de quelqu’un qui se laisse aller et pourrait ne pas avoir été violé-e… »

La liste s’allonge : « Les flics ont alerté tout le monde dans mon village, sont venus chercher une amie à moi dans le collège directement et ont convaincue une autre amie à moi que j’étais partiellement responsable du fait qu’elle se retrouve mise dans l’affaire elle aussi. » Son procès, elle l’a gagné. Et pourtant :

« C’est extrêmement rare de remporter un procès pour inceste et pédocriminalité. Mais le violeur a pris 18 mois de prison aménageables. Donc il n’a jamais été en prison, il a eu un bracelet électronique, il est resté chez lui et actuellement, il est en liberté totale, il vit sa meilleure life ! »

DES VIOLENCES DÉCRYPTÉES AU TRAVERS DES VÉCUS

Forts, glaçants, les témoignages saisissent d’émotion la foule qui vacille un peu plus à chaque nouvelle prise de parole tant la violence transparait, devient réelle et palpable, tant elle s’expose dans chaque récit. Les victimes délivrent, avec courage, les faits subis et déconstruisent, avec hargne, les stéréotypes, clichés et mécanismes ancrés et intégrés par tou-tes dans la culture du viol. L’isolement des victimes : « C’était mon cousin. Jusqu’à aujourd’hui, je me croyais seule donc je voulais remercier toutes les personnes qui ont pris la parole. » Le silence : « J’avais 4, 6 et 10 ans et je n’en ai pas parlé car j’ai vécu ce qu’on appelle une amnésie traumatique. Quand j’en ai parlé, ma maman m’a dit que c’était pas bien de mentir sur ce genre de choses. Je ne la juge pas, c’est compliqué parfois de réaliser que son enfant a pu subir ça. »

Au rassemblement en soutien à Gisèle Pelicot et aux victimes de VSS, une femme retraitée blanche tient une pancarte "Gisèle Pelicot, le courage face aux viols et à la soumission chimique. la honte doit changer de camp"Le profil de l’agresseur :« Mon agresseur était blanc. J’en ai marre d’entendre les gens dire que les étrangers sont les personnes qui violent dans les rues. C’est pas vrai. Moi, j’ai peur de sortir de chez moi, parce que j’ai peur des hommes blancs. » / « On est dans un système où malheureusement quand on a du pouvoir, on garde notre rang, on n’est pas dénoncé… » / « C’était mon beau-père, un homme de confiance, apprécié de tout le monde évidemment, quelqu’un dont on ne pouvait pas penser ça de lui » et « Ces hommes (à propos des 50 accusés au procès, ndlr), leurs CV tournent beaucoup dans la presse. Ce qui choque, c’est que leurs vies sont ordinaires. Ils occupent des tafs ordinaires. Ça pourrait être n’importe quel homme. » La victimisation des hommes face au sujet : « C’est important que tout le monde comprenne que ce n’est pas l’individu en tant que tel qu’on dénonce mais le groupe social – homme – que vous représentez, la masse que vous êtes, l’énergie qui s’en dégage et qui peut être effrayante. » 

Et puis la culpabilité, le sentiment d’être responsable des violences subies : « J’ai longtemps cru que c’était de ma faute parce que c’était des petits jeux, des chatouilles, pas grand-chose. J’ai cru que c’était de ma faute, que j’avais fait quelque chose de mal. J’en ai pas parlé pendant 9 ans. Il a récidivé sur sa nièce. Ça aussi, j’ai cru que c’était de ma faute, parce que je n’en avais pas parlé. Aujourd’hui, j’ai porté plainte ! ». Le temps long de la compréhension des faits et de la potentielle reconstruction : « À 13-14 ans, c’est le moment où le corps d’une femme se développe, et du coup, on devient une proie pour certaines personnes. On a vraiment l’impression que c’est de notre faute ce qui se passe et, en fait, j’ai mis du temps avant de comprendre que ce n’était pas ma faute. J’avais 13 ans, j’étais tiraillée par plein d’émotions différentes, c’est l’époque de la découverte de la sexualité, on se pose des questions, on se demande comment fonctionne son corps et les parents n’en parlent pas. »

DES MESSAGES DE FORCE ET D’ESPOIR

Dans une société patriarcale, c’est à la victime de s’entourer – avocat, psychologue, association d’aide aux victimes, accompagnement juridique, médical, social, etc. – pour démontrer sa motivation à aller au bout d’une procédure, seul moyen à l’heure actuelle prouvant ainsi la véracité de ce qu’elle dénonce et la légitimité à être reconnue dans son statut de victime et pour pouvoir se départir d’un sentiment de culpabilité mise au fil de ce long et fastidieux parcours. Éduquer à l’égalité, à la sexualité (libre, joyeuse, éclairée, consentie et partagée), à la vie affective (hors schéma de domination dans le couple), au consentement. Encadrer cette notion même dans la définition du viol. Ecouter les victimes, les prendre en charge et les accompagner. Les croire. Déconstruire nos représentations hétéronormées basées sur les violences, les mécanismes d’emprise et de domination. Déboulonner la masculinité hégémonique et la virilité. En finir avec la culture du viol. 

« On est des humain-es. On a des questionnements, on peut avoir des envies, on peut avoir des curiosités mais cela n’excuse absolument pas le comportement d’un adulte qui va venir vers vous, va venir vous rejoindre et vous demander des choses, et s’investir dans une relation avec un-e mineur-e. Même si parfois, c’est vous qui vous êtes rapproché-e par curiosité, ou pour n’importe quelle raison, c’est vraiment hyper important de comprendre que vous n’êtes pas responsable des agissements de cette personne qui est consciente, qui a été construite psychologiquement, qui a eu le temps de vivre, qui a eu le temps de faire des expériences, et qui abuse de vous. C’est un abus ! » Les témoignages affluent, transmettant des messages d’encouragement et de solidarité : « Sachez qu’il n’est jamais trop tard pour faire entendre votre voix, que ce soit 5, 10 ou 15 ans après ! Parlez, osez dire les choses, parce que c’est pas votre faute. Vraiment, c’est eux le problème ! C’est vous qu’on doit entendre, c’est vous qu’on doit voir ! C’est pas eux qui doivent continuer à vivre normalement pendant que vous, vous devez vous cacher ! » Alors, des centaines de voix s’unissent pour scander en chœur : « Tu n’es pas seule ! Tu n’es pas seule ! Tu n’es pas seule ! » Un collectif, un espoir, une force considérable.

 

Célian Ramis

Égalité femmes-hommes : les sciences résistent ?

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Garance Gourdel, doctorante en bio informatique, investie pour l'accès des filles et des femmes aux sciences
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Les sciences, bastion du masculin, c’est encore un constat et un enjeu actuels. Les représentations genrées sont difficiles à déconstruire et le sexisme, persistant. En témoigne Garance Gourdel, doctorante en bio-informatique.
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Garance Gourdel, doctorante en bio informatique, investie pour l'accès des filles et des femmes aux sciencesÀ peine 10%. C’est le pourcentage indiquant le nombre de femmes en informatique, encore aujourd’hui en France. Les sciences, bastion du masculin, c’est encore un constat et un enjeu actuels. Les représentations genrées sont difficiles à déconstruire et le sexisme, persistant, à l’instar de l’ensemble de la société. L’évolution des mentalités est en route mais elle est aussi très lente. En témoigne Garance Gourdel, doctorante en bio-informatique, lauréate l’an dernier du prix L’Oréal-Unesco pour les femmes et les sciences. 

Son père est chercheur en mathématiques. Sa mère est ingénieure en biologie. Celle-ci a même reçu le prix Bettencourt pour les jeunes chercheurs, en 1996, alors qu’elle était enceinte de Garance. Presque 27 ans plus tard, c’est à son tour d’obtenir une récompense pour ses travaux de thèse en bio-informatique avec le Prix L’Oréal-Unesco pour les femmes et les sciences, décerné en octobre dernier. « Enfant, j’ai vu mes parents passionnés et épanouis par leur métier. Forcément, ça influence ! », se réjouit Garance Gourdel. À cela, s’ajoutent des professeurs de maths amateurs d’énigmes et la découverte de l’informatique, ses aspects constructifs et créatifs et la magie de la fabrication d’un programme.

Elle s’engage d’abord dans une prépa maths puis, grâce au concours des ENS (École Normale Supérieure), intègre l’école de Paris Saclay, « un établissement accessible post bac qui forme à l’enseignement et à la recherche ». Au cours d’un stage, elle rencontre sa directrice de thèse, qu’elle effectue entre la capitale et Rennes, à l’IRISA (Institut de recherche en informatique et systèmes aléatoires) autour de la lecture de l’ADN. Son rôle : créer et analyser de nouveaux algorithmes permettant de traiter et de stocker un grand volume de données, comme celles issues du séquençage. « Plus on a de gros volumes, plus l’ordinateur prend du temps pour exécuter la recherche. Il s’agit donc d’avoir l’algorithme le plus efficace possible. L’objectif étant de développer des outils performants pour les biologistes », explique-t-elle, soulignant qu’il s’agit là « d’un long processus de collaboration. » 

Garance Gourdel, c’est une personnalité enthousiaste. Sa motivation et son énergie sont communicatives. Sa détermination aussi. On sent sa volonté de partager et de transmettre. De rendre son activité accessible à tou-tes et inspirante pour tou-tes. La question de l’éducation à l’égalité et de l’inclusion n’évoque pas en elle des souvenirs anecdotiques de ce que l’on voudrait être « l’ancien monde ». Elle s’y investit à bras le corps pour donner aux filles les mêmes chances que les garçons de parvenir aux métiers scientifiques. Depuis 2017, Garance est engagée dans l’association Girls can code, proposant aux collégiennes et aux lycéennes des stages d’informatique.

« À travers la non mixité, on obtient un univers très rassurant de ne pas être la seule fille. C’est une pression de dingue quand on est la seule fille. Là, ça donne l’occasion de découvrir l’informatique dans un cadre bienveillant. »

LA PROGRESSIVE, ET VIOLENTE, DÉCOUVERTE DU SEXISME

Elle sait ce que ça signifie d’être en minorité dans un groupe majoritairement composé d’hommes. Au lycée, elle trouve l’équilibre entre les filles et les garçons « encore raisonnable » mais après le bac, la bascule s’opère : « En prépa, on était 10 filles sur 40 la première année, 5 la deuxième année. À l’ENS, on n’était plus que 2 sur 30. En informatique, les femmes représentent 10% des effectifs… » Elle se souvient d’une conférence avec quasiment un tiers de femmes dans l’assemblée : « On s’est dit ‘waouh, y a plein de femmes !’ » Au lycée, elle ne réalise pas vraiment le sexisme ambiant. Elle entend dire que les filles ne sont pas douées en géométrie car elles ne voient pas en 3D mais la réflexion, isolée, en est ridicule. « On se rend compte du sexisme quand ça s’accumule et là, on prend du recul. En prépa, j’ai fini par réaliser qu’en tant que fille, on était moins entrainée à la compétition. On est également habituée à être bonne élève. Quand on ne l’est plus ou qu’on l’est moins, on éprouve des difficultés qu’on ne connaissait pas », analyse-t-elle.

Garance Gourdel, doctorante en bio informatique, investie pour l'accès des filles et des femmes aux sciencesDe plus, appartenir à la minorité, c’est aussi davantage s’exposer, dit-elle : « On ne peut plus se cacher et quand on est deux et qu’une est absente, on entend ‘elle est où l’autre fille ?’ » Tout à coup, l’anodin ne l’est plus. Le sexisme est une évidence, quasiment un quotidien. Sous-estimées et pensées comme illégitimes, leur parole est souvent interrompue et la majorité masculine peut devenir oppressante. « On ne se sent pas safe en fait », ajoute Garance. Elle le dit, en informatique, les inégalités sont très visibles. Là où l’on voudrait penser que la nouvelle génération, née avec les ordinateurs, n’a pas essuyé les mêmes mécanismes de domination patriarcale, on s’aperçoit qu’opère encore le conditionnement de l’éducation genrée. « En tant qu’utilisateur-ice, c’est mixte mais la création informatique et le code sont encore réservés à une petite sphère plus genrée », observe-t-elle. Elle raconte comment les garçons s’initient entre eux, résonnant avec les constats établis dans le milieu des arts et de la culture avec l’accès privilégié à l’expérimentation des instruments et des groupes par les adolescents.

« Dans les stages Girls can code, on fait découvrir le code python, qui est un langage accessible de programmation. Et des filles en stage s’orientent ensuite vers l’informatique, c’est super chouette ! Et même pour celles qui ne continuent pas dans cette voie-là, ça les familiarise avec le secteur, elles ont moins peur. C’est aussi et surtout un espace de sororité ! », scande Garance Gourdel avec allégresse, citant également le dispositif L codent, L créent, lancé à Rennes par des chercheuses de l’IRISA dans une même volonté de casser les normes de genre et permettre l’accès aux sciences et à l’informatique pour les filles et les femmes, dès le collège. Elle n’oublie pas non plus Femmes@numeriques, plateforme d’information autour de la place des femmes dans le secteur. Elle insiste : « Vraiment, ça vaut le coup de se lancer dans ces carrières. C’est très intéressant, c’est collaboratif ! Ce n’est pas juste que les femmes y aient moins accès ! »

MULTIPLIER LES REPRÉSENTATIONS POUR CASSER LES CARCANS DU GENRE

Le stéréotype des filles nulles en maths, elle n’en a pas pâti, son père étant vigilant à ce que la discipline s’adresse à tout le monde. Mais Garance Gourdel a conscience désormais du poids des représentations et de la pression d’une société binaire et genrée. Un sujet qu’elle a abordé avec sa mère : « Elle a fait de longues études, en ayant ses enfants pendant sa thèse et son post-doctorat. Puis elle s’est orientée vers une carrière d’ingénieure. Si elle n’avait pas été mère, peut-être aurait-elle continué dans le domaine purement scientifique. Je sais qu’elle se sentait mal d’avoir manqué des moments avec nous alors que de notre côté, on garde le souvenir d’une mère très active et épanouie ! »

Réaliser la réalité du monde patriarcal peut être douloureux. Mais la chercheuse en informatique est du genre optimiste et combattive. Elle constate l’effet post MeToo. Lent mais mouvant. La parole se libère, l’écoute aussi, « des formations autour du harcèlement moral et sexuel se mettent en place. » On manque encore de rôles modèles. L’impact du matrimoine, elle en a bien conscience. Sa grand-mère était la nièce de Jeanne Malivel et a œuvré pour valoriser le travail de cette artiste pionnière en matière d’artisanat. « En voyant une expo sur elle, j’ai compris pourquoi on avait des femmes fortes dans la famille ! », rigole-t-elle. « Elle est super impressionnante dans ces travaux, impliquée dans l’artisanat local, engagée contre l’exode des bretonnes, principalement, à Paris. Son parcours résonne avec des choses qui ont beaucoup de sens. J’ai beaucoup de respect pour ce qu’elle a entrepris à son époque et pour l’ampleur de son travail. »

Et tous les jours durant sa thèse, elle s’est rendue au travail en passant par la rue Jeanne Malivel, à Rennes. « C’est agréable de participer à l’effort pour valoriser ses figures ! » À 27 ans, Garance Gourdel embrasse l’héritage de celles qui avant elles ont brisé les carcans du genre. Dans la capitale de l’hexagone, elle se réjouit de découvrir le monde de l’entreprise, au sein d’une start-up et des questions de cybersécurité sur le développement du code.

Célian Ramis

Compositrices oubliées, on connait la musique… (hélas)

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Héloïse Luzzati, violoncelliste engagée pour réhabiliter les compositrices au fil de l'histoire des musiques classiques. Photo de Célian Ramis.
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Pourquoi ne connaissons-nous pas, ou peu, les noms des compositrices et de leurs œuvres ? Héloïze Luzzati, violoncelliste engagée pour le matrimoine musical décortique l’invisibilisation et les mécanismes d’effacement de ces musiciennes.
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Pourquoi ne connaissons-nous pas, ou peu, les noms des compositrices et de leurs œuvres ? Leur absence dans les programmations serait-elle synonyme de leur faible présence à travers l’histoire de la musique classique ? Certainement pas, explique Héloïze Luzzati, violoncelliste engagée pour le matrimoine musical qui décortique, dans sa conférence Histoire de compositrices, l’invisibilisation et les mécanismes d’effacement de ces musiciennes.

Héloïse Luzzati, engagée pour le matrimoine dans les musiques classiques, lors du concert dessiné sur Charlotte Sohy à l'université Rennes 2. Photo de Célian Ramis.Elle nait à Paris, le 7 juillet 1887, au moment où la Tour Eiffel se construit, et grandit dans une capitale en pleine urbanisation, symbole du prestige de la France à la Belle époque. Fille de Camille Durey, ingénieur ayant repris l’entreprise familiale de matériel de voirie et de pompes à incendie, et de Louise Sohy, cantatrice amateure passionnée de musique, elle est envoyée très tôt en école de solfège, avec Nadia Boulanger, née la même année. Elle se passionne pour l’orgue, s’exerce à son domicile avant de débuter son apprentissage de la composition auprès de Mel Bonis, sa professeure jusqu’à son entrée à la Schola Cantorum, où elle rencontre son compagnon. Enceinte de sa première fille, elle compose et signe sous le nom de son grand-père, Charles Sohy, une habile manière de contourner les préjugés sur les femmes dans la musique.

VALORISER LE MATRIMOINE MUSICAL

La vie de Charlotte Sohy, rythmée par ses compositions, l’écriture de son opéra (plus tard couronné), la naissance de ses 7 enfants, les guerres et la mobilisation de son époux, puis sa mort en 1955 des suites d’une hémorragie cérébrale, c’est la violoncelliste Héloïse Luzzati qui le raconte sur sa chaine vidéo, La Boite à Pépites. Elle trône aux côtés de Emilie Mayer, Louise Farrenc, Mel Bonis, Rita Strohl, Fanny Mendelssohn, Augusta Holmès ou encore Lili Boulanger, Dora Pejacevic et Alice Mary Smith. Des noms qui, au mieux, nous parlent vaguement et, au pire, n’évoquent rien.

Des femmes et des œuvres tombées dans l’oubli. Une injustice que la musicienne pallie en réhabilitant leurs mémoires, en cherchant méticuleusement les partitions disparues ou non éditées et en proposant de les diffuser via des récits-concerts animés par les illustrations de la dessinatrice Lorène Gaydon qui nous plongent non seulement dans la vie d’une compositrice invisibilisée mais aussi dans une époque et un contexte social. L’objectif : valoriser le matrimoine musical tout en décryptant la mécanique sexiste à l’œuvre dans le processus d’effacement des compositrices.

« Quand on demande à un mélomane de citer au moins 5 compositeurs, il en est toujours capable mais quand il s’agit de compositrices, c’est tout de suite et souvent beaucoup plus difficile », explique Héloïze Luzzati, fondatrice en 2020 de Elles Women Composers, une association dont la mission est de pallier l’absence des femmes dans les programmations musicales actuelles. Elle aime citer cette anecdote sur la compositrice française Louise Farrenc, née au tout début du 19e siècle : « En 1872, elle est alors âgée de 68 ans et le dictionnaire universel lui promet une place des plus honorables dans l’Histoire de la musique française. Huit ans après sa mort, il ne subsiste que cette mention : professeur du conservatoire. » C’est une opération qui se répète : une compositrice décède, son travail s’efface. L’absence d’édition des partitions, la non disponibilité des œuvres éditées, l’absence de descendant-e-s, l’absence de fonds enregistrés en bibliothèque sont, entre autres, des raisons expliquant cette disparition des mémoires. 

LE POUVOIR DES MOTS

À l’instar des autrices, les compositrices affrontent la problématique du langage et de la double féminisation d’un terme dont l’emploi est encore compliqué aujourd’hui. « Ce qu’on ne dit pas n’existe pas », souligne Héloïse Luzzati : « Et quand on emploie le mot, on parle des femmes compositrices ou des femmes compositeurs. On ne dit pas que Mozart est un homme compositeur… » Louise Farrenc, déjà en 1847, était décrite sous ces termes par la presse, dénotant le caractère exceptionnel de leurs existences pour le grand public.

« On pense à tort qu’elles étaient peu nombreuses. Elles ont toujours existé ! Au 19e, elles étaient extrêmement nombreuses, reconnues, jouées. L’Histoire les a effacées »

Un phénomène qui reste d’actualité près de 180 ans plus tard avec des programmateurs qu’elle définit « frileux à l’idée de programmer des œuvres que le public ne connait pas » et des journalistes musicaux encore susceptibles de penser que s’ils ne connaissent pas l’artiste, cela équivaut à préjuger de sa qualité médiocre. Elles brillent de par leur absence et pourtant, la presse estime qu’elles sont surmédiatisées. Contactée par un journaliste réalisant un article sur les femmes compositrices, la violoncelliste se souvient avoir échangé longuement avec celui-ci autour des mécanismes d’effacement et se rappelle de sa déception lors la parution du papier « Les compositrices, de l’oubli à la surexposition ». 

SUREXPOSÉES, VRAIMENT ?

Pour comprendre l’aberration d’une telle affirmation, Héloïse Luzzati puise dans les données scientifiques : les chiffres. D’abord dans différents champs culturels en France. En 2021, l’Observatoire de l’égalité entre les femmes et les hommes du ministère de la Culture comptabilise 46% de femmes chorégraphes, 38% de femmes exposées dans les centres d’art, 32% des photographes exposées dans les festivals, 26% de femmes programmées par les théâtres nationaux… « Et en ce qui concerne la musique classique, elle comptabilise à elle seule les pires chiffres culturels », alerte-t-elle avant de les citer :

Chanteuse d'opéra lors de la lecture concert sur la vie de Charlotte Sohy, à Rennes 2.« Les opéras programment 10% de directrices musicales, 21% de metteuses en scène, 5% d’autrices de livret. Côté interprètes : 15% des artistes programmées dans les scènes de jazz sont des femmes, 5% des percussionnistes des orchestres sont des femmes, 9% des albums primés aux Victoires de la Musique en 2020 sont interprétés par des femmes. Ce n’est pas fameux… »

Elle pointe également le manque de données complètes : « En 2019, le centre national de la musique, dans son document portant sur la visibilité des femmes dans les festivals de musique, comptabilisait seulement 10 festivals de musique classique (soit 649 représentations) : il y avait 547 compositeurs au total, dont 43 seulement étaient des femmes, soit 8%. Mais 10 festivals, ce n’est pas représentatif de toutes les programmations en France. » Les chiffres sont édifiants et permettent une prise de conscience, une mise en mouvement et en action. Une étude a été lancée pour comptabiliser la part des compositrices dans les festivals et les structures de diffusion.

La mission de comptage permettant d’observer l’intégralité des programmations : 57 lieux, 37 orchestres, 27 opéras et 134 festivals, soit « 3000 programmes de concert ! » Tout est épluché, analysé. Le nombre d’œuvres, le nombre de compositeur-ices, le temps précis de programmation… « Nous aurons accès à plein de petits chiffres et ce sont souvent eux qui sont intéressants ! Nous aurons le pourcentage des compositrices programmées nées avant et après 1950, le pourcentage par genre de musique (chambre ou symphonique) et le nom des compositrices les plus programmées aujourd’hui en France en musique ! », s’enthousiasme la musicienne.

DISPARUES DES MÉMOIRES

En parallèle, interrogation est faite sur les difficultés pour les structures et festivals, à les programmer. À l’instar de toutes celles qui ont participé et marqué l’histoire, les arts et la culture, elles n’apparaissent nulle part dans les manuels scolaires, ne figurent pas dans les musées, ne sont pas jouées par les orchestres, ne sont pas placardées au début des rues pour les nommer, ne donnent pas leur nom à des équipements publics… Les compositrices ont disparu des mémoires et il est parfois difficile de trouver traces de leurs œuvres, n’ayant pas été éditées ou enregistrées.

« On pourrait être tenté-es de penser que c’est parce que la musique ne le mérite pas mais ce n’est pas le cas… »
signale la créatrice du label La boite à pépites, du même nom que la chaine vidéo.

Charlotte Sohy, Rita Strohl ou encore Jeanne Leleu ont désormais leur monographie : « Pour aucune de ses œuvres, on ne trouve les partitions dans une boutique spécialisée ou sur internet, pour des raisons différentes. » Pour la première, par exemple, les manuscrits sont conservés chez son petit-fils, bien décidé à mettre en lumière et en gravure les œuvres de sa grand-mère. Pour la troisième, l’histoire est plus complexe, prévient la violoncelliste.

Née en 1898, elle a principalement été éditée de son vivant mais les œuvres ne sont plus disponibles, « les éditeurs ayant été rachetés par d’autres maisons d’édition ou n’ayant pas rééditées les premières gravures ». Morte en 1979, elle n’est pas encore dans le domaine public, il n’est donc pas envisageable de rééditer une partition : « Il faut envoyer des courriers, retrouver les ayant droits (elle n’a pas eu d’enfant), tout un processus qui rend le travail très compliqué. Ce chemin de croix que représente la recherche des partitions explique en partie cette invisibilisation des compositrices. » 

LE GENRE, UN FREIN À LA RECONNAISSANCE

Les mécanismes se répètent, tant et si bien que chaque génération de compositrices ignore la précédente. « Leur absence dans l’histoire de la musique ne date pas d’hier et le manque de modèles pour toutes les générations a toujours été un problème ! », scande Héloïse Luzzati. Elle cite Ethel Smyth, compositrice (la première à composer un opéra à New York en 1903, ce qui ne se reproduira pas avant 2016), cheffe d’orchestre et militante féministe britannique : « Elle-même n’avait pas connaissance de ses prédécesseuses ! » Pourtant, elles ont bel et bien existé, notamment au 19e siècle, où leur présence « est favorisée par l’accès des jeunes filles aux études musicales, y compris à la composition ».

Les portes du conservatoire de Paris s’ouvrent à la mixité et « une floraison de compositions féminines » éclot, élargissant l’horizon musical. Et laissant s’exprimer librement le sexisme ambiant, dans une société patriarcale des plus répressives. « Quand la réception des œuvres étaient positives, on soulignait leur côté viril, exceptionnel… Les compositrices avaient une place forte dans les journaux de l’époque. Alors, oui, parfois de manière dédaigneuse, genrée et misogyne, mais elles avaient une grande place et étaient bien plus identifiées qu’aujourd’hui », commente la musicienne. Un atout essentiel à la question de la transmission et de l’enseignement : le soutien de leurs homologues masculins dont certains, comme César Franck, Camille Saint-Saëns ou encore Frédéric Chopin, ne genrent pas le talent et, en dirigeant leurs œuvres, les aident à accéder à une notoriété majoritairement réservée aux hommes. « Même si ça ne veut pas dire qu’ils ont toujours été tendres avec elles, elles n’ont pas toujours été reléguées à un rang subalterne », ajoute Héloïse Luzzati. Elle le formule néanmoins :

« La question du genre apparait régulièrement comme un frein à la reconnaissance des compositrices dans une histoire durable de la musique classique. »

Reconnue pour sa technique implacable, son style profond et réfléchi, diffusée à la radio, répondant à des commandes d’Etat, jouée par les orchestres et les interprètes les plus prestigieux de son époque, Jeanne Leleu va essuyer de nombreuses critiques sexistes. Ses œuvres étant dépeintes comme viriles d’un côté et imprégnées de charme et de délicatesse d’un autre. 

LES JOUER, LES ÉCOUTER, LES (RE)DÉCOUVRIR

« Elle est un exemple brillant d’une compositrice qui a eu une carrière exceptionnelle, qui est morte il y a très peu de temps et, quand on cherche, on voit bien qu’il y a des traces de son parcours artistique partout mais il n’y a plus rien, elle n’existe plus, elle n’est programmée nulle part… Il y a juste une absence totale de son parcours. Elle a souffert d’être une femme et elle symbolise tous les mécanismes qui font que les compositrices disparaissent », regrette la fondatrice d’Elles Women Composers qui agit concrètement pour la réhabilitation de ce matrimoine musical. Identifier les répertoires est une première et grande étape pour réhabiliter leurs existences et travaux :

« Retrouver et échanger avec les descendants des compositrices (quand il y en a car elles sont nombreuses à ne pas avoir eu d’enfants), consulter les catalogues internationaux, faire la demande de numérisation dans les bibliothèques de France ou à l’étranger… »

A gauche, Lorène gardon, illustratrice, et à droite, Héloïse Luzzati, violoncelliste, à Rennes 2.Elle cite Donne – women in music en Angleterre ou la base de données Clara, en référence à la pianiste et compositrice allemande Clara Schumann. Réhabiliter les pièces qui méritent une place dans la musique constitue une seconde étape, pour laquelle elle a créé la structure Elles Women Composers, un collectif de musicien-nes à géométrie variable qui se réunit pour des séances de lecture. « On a tou-tes nos instruments et on met des partitions sur nos pupitres, on déchiffre et ça nous permet de nous faire un avis. On ne lit pas toujours des chefs d’œuvre mais il y a des moments de rencontre assez fous avec certaines œuvres et ça, ça me porte en tant que musicienne », souligne-t-elle.

Valoriser les partitions retenues figure également dans les étapes essentielles de ce travail de fond. D’où la création de la chaine vidéo La boite à pépites, permettant de faire découvrir et de rendre accessible, à travers des documentaires animés et un calendrier de l’avent original, la vie et la musique des nombreuses compositrices : « C’est une manière immédiate de rendre visible le travail de recherche et de toucher un public large mais ça ne remplace pas le spectacle vivant ! » De là, né le festival Un temps pour elles qu’Héloïse Luzzati perçoit comme « une zone d’expérimentation », un espace pour tester sur scène les œuvres non enregistrées auprès du public. 

Sa passion au service de la transmission, Héloïse Luzzati nous invite à découvrir des extraits d’opéra de Charlotte Sohy mais aussi des berceuses et sonates, tout en nous transportant grâce à l’univers illustré et animé de Lorène Gaydon dans la vie et l’époque de la compositrice. De fil en aiguille, c’est un ensemble de récits pluriels et d’œuvres variées dans lesquels on se plonge, au gré des émotions et des résonnances avec les parcours d’autre artistes, elles aussi effacées et ignorées.

« Les mécanismes d’invisibilisation des œuvres des compositrices sont nombreux et reposent sur de nombreux facteurs historiques, sociologiques, etc. Même s’il est parfois nécessaire de faire des généralités, chacune de leur histoire est unique et mériterait d’être fouillée, étudiée, cherchée. On manque cruellement d’ouvrages musicologiques et biographiques poussés sur les compositrices », conclue la musicienne, dans un espoir et dans un appel à la nouvelle génération à s’intéresser à cette histoire si riche et inspirante, pour ne plus reproduire les schémas patriarcaux dénoncés et faire naitre des vocations et des œuvres.

Célian Ramis

Doully, l'humoriste pas comme il faut

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L'humoriste Doully en spectacle à Mythos
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Addictions, handicap, voix de clocharde et orteils pourris… Dans son spectacle Hier j’arrête, Doully se met à nu (et les pieds aussi) avec une bonne dose d’autodérision, de cru et de trash. Et ça fonctionne, c’est hilarant !
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Addictions, handicap, voix de clocharde et orteils pourris… Dans son spectacle Hier j’arrête, Doully se met à nu (et les pieds aussi) avec une bonne dose d’autodérision, de cru et de trash. Et ça fonctionne, c’est hilarant !

Un style percutant, une voix facilement reconnaissable, un humour décapant, elle est la cheffe des « p’tits culs », une stand-uppeuse hors pair, la présentatrice de Groland à la tessiture de Garou (dans les karaokés dont elle raffole), la chroniqueuse déjantée du Grand Dimanche Soir – émission animée par Charline Vanhoenacker - sur France Inter. Et à celles et ceux qui ne la connaissent pas, elle précise qu’elle n’est pas bourrée, c’est simplement Dame Nature qui l’a dotée d’une voix qui lui valait, gamine, d’être prise « pour un pédophile nain » au jardin d’enfants, « surtout qu’à cause des poux, on m’a rasé la tête jusqu’à mes 7 ans… ». Avec l’âge, ça empire, raconte-t-elle, en se marrant face aux remarques et jugements dont elle écope, que ce soit sur scène ou dans un taxi à 4h du matin.

VOIX DE CLOCHARD ET HANDICAPS INVISIBLES

L'humoriste Doully sur scène à Mythos, à Rennes, pour son spectacle Hier j'arrêteImpossible de contracter un prêt par téléphone, jamais le banquier ne la prendrait au sérieux. Avoir des enfants ? Non merci, pas pour elle, inutile de subir 9 mois de jugement pour que son gosse l’appelle papa. Par contre, gros avantage : sa voix lui a permis d’éviter une bonne dizaine de viols. « Si je hurle « Au viol ! », on prend ça pour un cri de ralliement… », précise-t-elle. Alors, elle a décidé d’en rire. Et pas uniquement de sa voix. Au rythme palpitant du stand-up, l’humoriste passe en revue ses failles et ses vulnérabilités. 

Des pieds pourris dus à une anomalie qui se dégrade, des tremblements constants depuis qu’elle est enfant, un passé d’héroïnomane et à présent, l’obtention de sa carte Handicap, Doully ne s’épargne rien et égratigne sans précaution l’image de la belle blonde aux yeux bleus. Et ça fait du bien. Hors des normes de genre, elle brise avec fracas le silence et les tabous et, loin du cliché de la prétendue douceur féminine, nous embarque avec elle dans sa vie de galères mais aussi de résilience et de puissance.

La thématique du handicap n’est pas sans retenir l’attention du public qui se cramponne à son siège et s’interroge, par regards plus ou moins discrets aux voisin-es, sur la légitimité à se poiler autour d’un sujet si sérieux et touchy dans la société qui invisibilise au quotidien les concerné-es. Doully, elle, met les pieds dans le plat et brandit avec impertinence un sketch sur les sites de rencontres pour personnes handicapées à qui elle reproche - gentiment -l’honnêteté dans la création des profils, qui affichent des photos en blouse d’hôpital psy ou des recherches très ciblées type « Valide cherche tétra qui s’assume ». Par l’absurde, l’humoriste nous saisit sur le manque de représentations concernant le sujet dans la société et de réflexions et réactions des valides face à l’invisibilité de la plupart des handicaps.

ADDICTIONS ET FLATULENCES 

Elle enchaine les sujets comme les punchlines et ne cesse de surprendre son auditoire avec des listes improbables de faits et d’anecdotes sur ces prouesses passées. A commencer par son CV, assurément singulier et impressionnant : gogo danseuse, dame pipi en boite de nuit, prof de français à Barcelone, doubleuse porno, « pute morte de dos et à contrejour » au cinéma… Sans oublier héroïnomane dans sa jeunesse, une addiction à l’origine de ses 3 overdoses. L’humoriste « déjà morte 3 fois » ne dort quasiment pas, ne se drogue plus, ne boit pas car ça lui fixe le fer dans le sang et s’évanouit en mangeant de la mozzarella, parce qu’entre temps, elle est devenue allergique au lait. 

L'humoriste Doully sur scène à Mythos, à Rennes, pour son spectacle Hier j'arrête« Il me reste la bite », lâche-t-elle au fil du décompte de ses tares, en enfonçant le clou : « Il me reste aussi la dépression et la laïcité ! » Doully, elle a ce don de créer des ruptures trash dans la montée des émotions qu’elle provoque. Le sens de la mesure. La veine de l’humour cru qui choque pour désacraliser, rire un bon coup et finalement, réfléchir autrement. Sans entraves ni pincettes, elle aborde la question de la sobriété et surtout de la difficulté que cela représente aujourd’hui en France dans une société qui banalise l’alcool, ses dérives et ses dangers. Elle parle de drogues sans jugement ou discours moralisateur et en fait même son plan vieillesse : « À 85 ans, je serais Porte de la Chapelle et je vais m’en foutre plein le buffet ! »

Elle se moque des carcans réducteurs d’une société genrée aux injonctions pesantes, refuse la vie de couple et surtout le pet décomplexé, n’oubliant pas de préciser la raison de son dégoût – « C’est le bâillement de ton caca, faut pas faire ça ! » - et raille les remarques qu’on lui fait autour de son choix de ne pas céder aux sirènes de la maternité : « En tant que femme qui choisit de ne pas avoir d’enfant, on te dit ‘Tu verras, tu changeras d’avis’ mais on ne me dit jamais ça quand je dis que je n’aime pas le choux fleur et les petites bites… »

Elle parle de cul, elle parle cru mais surtout, elle parle vrai et sans complexes. Et elle se marre quasiment autant qu’elle nous fait marrer. Doully joue sur le contraste d’un propos léger – en apparence – avec un langage trash, et maitrise à merveille, et à force de travail et de talent, les codes du stand-up et de l’humour sans barrière qui peut se permettre de rire de tout puisqu’avant tout, on rit de soi. 

L’humoriste fédère, embarquant ainsi avec elle un public hilare, de par cette mise à nu ubuesque qui jamais ne tombe dans la facilité ou la caricature. Au contraire, Doully emprunte des chemins de traverse pour nous faire entrevoir la vie autrement. Avec ses hauts et ses bas. Avec ses trajectoires pas droites mais ses plus ou moins bonnes tranches de vie qui font de nous ce que l’on est. Des gens pas comme il faut et c’est tant mieux.

 

 

  • Dans le cadre du festival Mythos, le 9 avril au Cabaret botanique.

Célian Ramis

"Backlash", dans le miroir d'un homme manipulé par le masculinisme

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Pièce de théâtre Backlash, du groupe Vertigo, sur le masculinisme à Rennes 2
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Dans la pièce "Backlash, le groupe Vertigo s’attaque au masculinisme, décortiquant avec brio les mécanismes âpres et insidieux d’un relent conservateur et nauséabond face aux avancées du féminisme.
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C’était mieux avant, parait-il. Pour qui ? Pour quoi ? Adapté de la pièce Angry Alan de Penelope Skinner, le seul en scène Backlash, du groupe Vertigo, s’attaque au masculinisme, décortiquant avec brio les mécanismes âpres et insidieux d’un relent conservateur et nauséabond face aux avancées du féminisme.

 

Kentucky, aujourd’hui. Divorcé, père d’un ado qu’il ne voit jamais, Danny est assistant manager et vit avec Courtney, sa nouvelle compagne. Quelques temps auparavant, il a été licencié d’un boulot bien payé. Ce matin-là, un lundi tout à fait standard, il envisage d’aller courir mais, à la place, il « tombe dans le vortex de Google » qui le fait naviguer d’article en article et sombrer dans les affres du numérique, là où le temps s’arrête et où le cerveau se nourrit avidement de tous les contenus proposés. Dont cette vidéo sur l’Histoire, racontée par Angry Alan, qui prône et revendique le mouvement de défense des droits des hommes. Une blague ? Non, une soi-disant évolution naturelle du mouvement des femmes qui est allé trop loin, jusqu’à imposer à toutes et à tous une société gynocentrée. Ici, « les hommes ordinaires souffrent », lâche Danny, convaincu de trouver dans les paroles de son gourou le sens de son malaise, la source de son inconfort physique et mental, la clé de son émancipation d’homme banal et frustré à un homme puissant et viril.  

PRISE DE CONSCIENCE OU MANIPULATION EFFECTIVE ?

Debout, sur son lit, les bras écartés, Danny goûte enfin à la liberté. Ce qu’il nomme « l’instant pilule rouge » crée le déclic en lui, lui permettant ainsi d’ouvrir les yeux sur son vécu et ressenti : « Les hommes ne sont pas autorisés à exprimer leurs sentiments. Cette douleur dans mes entrailles, c’est l’effet du poids de ma propre histoire ! » Ce n’est peut-être pas de sa faute alors s’il a été licencié ? Si sa femme l’a quitté ? Si son fils lui adresse à peine la parole ? Si sa vie est morne et monotone ? La cage qui l’emprisonne se figure à lui désormais : 

« La pilule rouge ne résout pas le problème mais je suis conscient de la cage. C’est tellement libérateur ! Les choses vont changer ! »

Pièce de théâtre Backlash, du groupe Vertigo, sur le masculinisme à Rennes 2Jusqu’ici, on se serait tenté-es de voir le positif de la situation et de penser en termes d’empouvoirement et d’empuissancement. Une émancipation individuelle nécessaire, au même titre que celle des femmes et des personnes sexisées qui s’affranchissent peu à peu des codes, normes et assignations de genre, dénonçant la construction sociale établie par le patriarcat et inventant de nouvelles manières de penser et de vivre, en dehors du sexisme et de la binarité. Pourtant, on ne se réjouit pas. Car on comprend dès le départ que Danny, paumé et en perte de repères, se jette dans les filets du masculinisme qui utilise la rhétorique du féminisme pour mieux la piétiner et la tourner en discours victimaire, avant de s’approprier celui-ci, au titre d’un soi-disant « sexisme gynocentriste ». 

C’est là toute la sève nauséabonde du « backlash », un concept théorisé au début des années 90 par Susan Faludi dans un livre éponyme qui décortique les réactions machistes et extrémistes, inquiètes des avancées féministes et de la perte des privilèges attribués jusqu’alors aux hommes (blancs, hétéros, cisgenres, valides, riches…). Ainsi, le patriarcat virulent brandit l’égalité acquise entre les femmes et les hommes et sème le trouble dans les esprits : pourquoi les femmes se plaignent-elles alors qu’elles « y sont arrivées » ? Et l’histoire se répète puisqu’en 1991, la journaliste américaine relate des discours, faits et événements similaires à ceux que l’on entend, connait et affronte aujourd’hui.

Des incels aux militants d’extrême droite, en passant par les participants aux stages de virilité, les « mascus » cultivent la haine des femmes et le rejet des féminismes, qu’ils estiment être la cause de tous leurs malheurs. Dans son essai, Susan Faludi écrit : « Lorsque le féminisme est au sommet de la vague, les opposantes ne se laissent pas emporter si facilement par le ressac ; elles résistent de toutes leurs forces, montrent le poing, construisent des remparts et des digues. Et cette résistance crée des contre-courants, fait surgir de redoutables lames de fond. » Elle s’attache à montrer les fluctuations dans l’Histoire américaine des droits des femmes, les levées de boucliers et retours acharnés de bâtons et démontre que non, l’égalité décriée par les masculinistes – et David Pujadas au JT de France 2 qui place l’égalité acquise dans les années 70 en France - n’est pas réelle et loin de l’être. Au contraire, l’époque est plutôt au recul et à la dégradation, un peu partout dans le monde, de la condition des femmes.

LA GUEULE BÉANTE DE LA MÉCANIQUE MASCULINISTE

Pourtant, dans Backlash, Angry Alan vient contrecarrer les faits, blindé et pétri dans des statistiques et données tronquées qu’il modélise et ajuste selon les besoins de son argumentaire. Bérangère Notta et Guillaume Doucet, du groupe Vertigo, ne le contredisent pas. Pas par acceptation ou approbation du discours, bien au contraire. Le duo nous confronte à la mécanique sournoise, nauséabonde et insidieuse du masculinisme et à la facilité avec laquelle elle peut toucher des hommes dont la vulnérabilité inadéquate à la virilité et masculinité toxique a laissé une plaie béante qu’il suffit de frôler pour activer et s’engouffrer dans les méandres d’un esprit agité et brisé. 

Et c’est la performance de Philippe Bodet qui est à souligner et à saluer, tant il incarne à merveille ce personnage floué et embourbé dans les failles de son ego si simple à manipuler qu’il va jusqu’à lâcher 900 dollars pour assister à un week-end de colloque organisé par Angry Alan : « L’écouter en vrai, c’est une belle source d’inspiration ! » En pleine admiration, il se perd dans son enthousiasme et son élan qui l’aveuglent et se déchainent rapidement en rage et en noirceur, se pensant héro des temps modernes « confronté à une grande adversité ». En réalité, c’est le portrait d’un homme un brin ridicule, influençable et écrasé par l’injonction à la virilité qui est dressé dans ce spectacle. Un raté, selon les normes patriarcales, qui pense reprendre sa vie en main, en accusant les féministes et s’adonnant à la mauvaise foi masculiniste qui prône sa résistance « face à l’oppression exercée par le régime gynocratique ». 

Perçant de contre-vérités, le discours de plus en plus acerbe d’Angry Alan – magnifiquement interprété par un Guillaume Trotignon troublant de réalisme néfaste – infuse doucement d’abord, profondément ensuite, en un Danny déconnecté de la réalité de la société et de son rapport systémique à la domination. Difficile de garder son calme, difficile de retenir et de contenir notre énervement. La boule au ventre grandit et affecte tous nos sens.

Pièce de théâtre Backlash, du groupe Vertigo, sur le masculinisme à Rennes 2Ça transpire la mauvaise foi et ça nous explose les neurones et les entrailles. On voudrait lui arracher la bouche à cet Angry Alan qui profite du monde virtuel pour répandre sa haine dans le monde réel. On voudrait le secouer ce Danny qui croit au regain de sa vitalité grâce à cet élan de brutalité et de violence qu’il n’entrevoit même pas. Jusqu’à braquer un fusil sur son fils qui lui s’interroge sur la fluidité des genres. Et la pièce nous laisse là, dans cette distinction entre une partie du monde refusant catégoriquement d’avancer et d’évoluer en regrettant l’ancien temps, le fameux « c’était mieux avant », et une partie du monde s’affichant progressiste et déterminée à s’affranchir des codes et normes du vieux monde patriarcal qui divise dans une guerre des sexes qui n’a pas lieu d’exister si chacun-e peut décider librement et en pleine conscience de son identité.

LES MASCULINISTES FACE À LEURS RESPONSABILITÉS

Ce moment de vacillement, le groupe Vertigo le sous-tend à chaque instant de la pièce, créant des ruptures franches dans une oscillation d’excitation, de stupeur, de colère, d’incompréhension et de tension. L’ambiance mise en scène, teintée de couleurs vives, de musiques enivrantes et de monologues dévorants, saisit l’auditoire qui régulièrement se fait interpeler par le protagoniste qui cherche validation du public. Constamment sur le fil de l’émotion, le spectacle est puissant tant il nous saisit de cette ambivalence entre colère et empathie envers Danny. 

Au fond, il est un pion. Un pion du patriarcat attaqué dans sa chair qui se défend en répandant toute sa haine misogyne par des bras armés tels que Angry Alan ou d’autres influenceurs - qui se doivent d’être mis face à leurs responsabilités - utilisant la confusion ambiante pour déverser leurs frustrations et les transformer en manipulation leur permettant de s’enrichir pendant que d’autres souffrent et meurent de ce rejet brutal et de la violence qui en émane. 

 

  • Au Tambour, université Rennes 2, en partenariat avec le festival Mythos et le festival Sirennes, le 12 avril 2024, et en lien avec la conférence de Mélanie Gourarier, Alpha Mâle : la pensée masculiniste et ses adeptes, dans le cadre des Mardis de l'égalité.

Célian Ramis

Eddy de Pretto, l'expression des masculinités entrecroisées

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Eddy de Pretto, en concert au Liberté, à Rennes le 6 avril 2024
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Auteur talentueux maniant le verbe qui claque, chanteur confirmé de la scène pop rappée, Eddy de Pretto est également un performeur incontestable. À l'occasion du Crash Coeur Tour, il nous a régalé d’un show moderne et empouvoirant.
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Eddy de Pretto en concert au Liberté à Rennes le 6 avril 2024Écouter un album d’Eddy de Pretto  - n’importe lequel - est une expérience. Assister en live à un concert d’Eddy de Pretto en est une autre. Et c’est à l’occasion du Crash Cœur Tour, honorant son troisième opus, qu’on en a pris plein la vue : auteur talentueux maniant le verbe qui claque, chanteur confirmé de la scène pop rappée, il est également un performeur incontestable. Le 6 avril dernier, sur la scène du Liberté, il régalait le public rennais d’un show moderne et empouvoirant.

Plongée dans le noir, la foule acclame l’artiste. Sur la scène, un écran rectangulaire à la forme de panneau publicitaire dévoile en gros plan les yeux du chanteur dont on entend la voix mais dont on ne voit pas encore la silhouette. A cappella, Eddy de Pretto interprète, à la manière d’un Jacques Brel, son nouveau titre « Love’n’Tendresse ». Le public, ébahi, retient son souffle. Hissé sur un échafaudage, l’auteur-compositeur de Crash Cœur bouge et danse, au rythme de la vidéo qui alterne image figée, effets visuels et chorégraphiés et affiche le groupe de musiciens, paraissant en live dans un studio différé. 

La scénographie, époustouflante de modernité, se met au service d’un artiste à l’énergie débordante et communicative. Sa dynamique nous embarque instantanément et nous cueille avec étonnement. Si on a l’habitude de vibrer au son de ses textes percutants et d’entrer en intimité avec les histoires racontées, on perçoit ici une autre facette de sa personnalité artistique. On plonge, sans retenue aucune, dans sa proposition. Une invitation au lâcher prise et à la joie militante.

ÔDE AUX MASCULINITÉS PLURIELLES

Eddy de Pretto en concert au Liberté à Rennes le 6 avril 2024De « Parfaitement » à « R+V », en passant par « Kid », « Papa sucre » ou encore « Être biennn », Eddy de Pretto casse l’image Colgate et sa représentation idyllique, blanche et lisse pour nous « emmener dans (sa) conception du bonheur, (sa) vie et (son) sourire ». Dans sa vision de l’avenir, « il n’y aura jamais d’espace pour enfant dans (son) planning », pas « ces dimanches où l’on étale beauté rustine » ou encore « ces vacances comme vendues dans les magazines ».

Dans son parcours, il a « cherché les exemples dans (sa) vie » et n’a « trouvé qu’une poignée de gens en or », qui heureusement parlent fort et l’accompagnent, le guident et lui parlent : « Rimbaud, Verlaine, Elton, Genet, RuPaul, Franck, Freddie, Warhol font partie de ma vie, me libèrent de tous mes ennuis / me libèrent de toutes mes envies ! » Depuis « Kid », son tube à succès sorti en 2017 - qui fait partie de « ces textes qui vous dépassent et finissent dans les manuels scolaires et à l’Assemblée nationale pour lutter contre les thérapies de conversion »- il en a fait du chemin et du bien à la scène musicale comme à l’explosion des codes de la virilité. 

La masculinité, Eddy de Pretto la convoque au pluriel pour s’approprier l’étendue du genre, en distordre les codes, en déconstruire les normes et en faire sa singularité. Auteur engagé, il parle d’intimité et celle-ci résonne en chacun-e de nous. Peu importe l’orientation sexuelle et affective, ses mots touchent au cœur et au plus profond des viscères. Ce qui est puissant avec Eddy de Pretto, c’est sa capacité à nourrir nos imaginaires d’autres formes de vécus, d’autres façons d’aimer que celle définie et martelée par l’hétéronormativité, d’autres manières d’appréhender le monde, d’autres voies d’épanouissement personnel. 

ET À L’AMOUR, TOUJOURS

Eddy de Pretto en concert au Liberté à Rennes le 6 avril 2024Dans ses textes, comme sur la scène ce soir-là, le chanteur se joue de la virilité pour nous livrer ses tripes, sa rage mais aussi ses failles et ses vulnérabilités, ses forces et ses espoirs. S’il clame que désormais son seul but dans la vie, « c’est d’être bien avec moi-même », il prône également l’acceptation de soi et des autres. Dans son et leur entièreté, noirceurs et addictions comprises, en parallèle du chemin éprouvé et de l’amour revendiqué.

Et cet amour, il le chante avec réalisme, désespoir, poésie, liberté et fierté. Sans oublier son parlé cru qui, allié à l’onirique sensualité et l’univers pailleté de Juliette Armanet, résonne dans une verve magistrale qui nous laisse bouche-bée de plaisir : « Quand je t’embrasse, je sens la tendresse qui s’étale et qui se crache / Sur les effluves lascives de nos salives jusqu’à en être dégouté / Quand je t’embarque, je sens le business de nos fluides qui s’éclaboussent / Sur le doux contour de nos bouches toujours mouillées. »

Il relate la complexité du système de pensée, du patriarcat de la société, des impacts de la virilité, il brise le silence autour de l’homosexualité, rompt les tabous autour de modes de vie prédéfinis par la charte de l’hétéronormativité, raconte la vie d’artiste. Il dévoile ses maux en mots et met son corps en mouvement, dans une sorte de rage festive qui nous invite à nous délester du poids des normes et à le suivre dans sa danse libératrice et émancipatrice. Il s’affranchit du regard jugeant d’un monde réducteur et nocif qu’il fracasse pour clamer son existence et son plein droit d’exister. Il nous montre une autre représentation de l’homme. Un homme qui embrasse le spectre large des masculinités pour se sculpter sa propre identité.

 

  • Dans le cadre du festival Mythos.

Célian Ramis

Joanna, guerrière sensible

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Joanna en concert au Liberté à Rennes
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Joanna, c’est la promesse d’une exploration authentique et féministe des failles et des forces humaines. Autrice-compositrice-chanteuse, elle était, le 6 avril dernier, en première partie d’Eddy de Pretto.
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Joanna en concert au Liberté à RennesRemarquée avec son EP Vénus, puis son premier album Sérotonine, Joanna transforme l’essai avec Where’s the light ?, opus paru fin 2023 et se positionne en artiste émergente et engagée sur la nouvelle scène pop française. De la poésie et des uppercuts dans les textes, de la puissance dans la voix, des mélanges dans les styles musicaux, de la poigne dans la revendication de son indépendance… Joanna, c’est la promesse d’une exploration authentique et féministe des failles et des forces humaines. Autrice-compositrice-chanteuse, elle était sur la scène du Liberté, le 6 avril dernier, en première partie d’Eddy de Pretto.

C’est dans une atmosphère vaporeuse, quasiment ésotérique, que Joanna entame ses premières envolées lyriques, sur la scène du Liberté le 6 avril dernier. « Protège-moi pendant que le monde s’écroule sous le poids des bombes », chante-t-elle dans Where’s the light, du nom de son deuxième album. Le cadre est posé, le ton annoncé. Ce disque, c’est celui de son cheminement personnel pour sortir de la dépression. La musique, brandie telle une démarche salvatrice, l’expression militante de sa résilience. Lentement, elle explore la tension grandissante qu’elle instaure en naviguant, par la puissance de sa voix et de ses textes percutants, dans des styles urbains et modernes mais aussi le rock et la pop. 

Joanna en concert au Liberté à RennesCe mélange, Joanna le défend et le revendique. Au même titre que sa liberté et son indépendance, au sein de l’industrie musicale mais aussi dans la représentation qu’elle incarne. Autrice, compositrice et chanteuse, elle est aussi vidéaste - marquée par son cursus scolaire au lycée Bréquigny en option cinéma et son parcours universitaire en histoire de l’art à Rennes 2 - et dans ses productions, elle n’oublie pas de jouer d’une esthétique du clair-obscur dont elle ne cesse, dans son rapport à l’art, de sonder les recoins, de la même manière méticuleuse et poétique qu’elle relate l’histoire d’une âme qui sombre. 

De cette mise à nu, sensible et vulnérable, Joanna nous dévoile les failles de ce « corps en souffrance » que représente l’ego lorsque celui-ci est poussé à son paroxysme, pour ne plus être qu’un amas de toxicité et d’égocentrisme. L’artiste-musicienne livre ici son combat pour remonter à la surface, s’attachant à toujours faire jaillir des profondeurs l’espoir et la nécessité de celui-ci. Enraciné dans les entrailles de son être, le faisceau vocal de Joanna libère sa verve viscérale pour saisir nos tripes et nous envahir de son énergie débordante de guerrière. 

REPRÉSENTATION ET EMPOUVOIREMENT

Parce que c’est ce qu’elle est, une guerrière. Qui monte sur la scène, à domicile ce soir-là confie-t-elle avec émotion : « Je joue ici, je viens d’ici donc c’est très spécial pour moi de chanter ici ce soir. Je suis très impressionnée, je n’ai pas l’habitude des salles aussi grandes ! » Elle saute dans le bain et ose révéler, face à plusieurs milliers de spectateur-ices - principalement venu-es pour assister au concert d’Eddy de Pretto - sa personnalité et son regard d’artiste en quête de son identité propre. Elle le dit avec humilité et sincérité, elle est en recherche et pour ça, elle explore, analyse, expérimente et ne s’interdit rien.

Surtout pas de s’approprier les codes de la féminité et de la sexualité dont elle tire les fils des paradoxes normatifs. Trop ou pas assez, elle déambule dans cette nébuleuse constituée des injonctions à la féminité aliénante et se libère des carcans pour exprimer ce qu’elle est, ce qu’elle a envie d’être, ce qu’elle veut montrer et représenter. Une personnalité à part entière et toujours en mouvement. 

DÉCONSTRUIRE LE MONDE PATRIARCAL

Joanna en concert au Liberté à RennesJoanne déploie une énergie puissante et communicative et nous propose une plongée dans son univers éclectique, marqué par des textes intenses qui sondent l’âme humaine en profondeur, dans sa plus grande noirceur autant que dans ses recoins les plus joyeux et jouissifs. Parce qu’elle parle, avec poésie et réalisme, du désir, de l’attirance, du plaisir et de la séduction, nom de sa toute première chanson qu’elle interprète ce soir-là sur la scène du Liberté avant de nous faire frissonner d’effroi et d’émotion en entamant « Ce n’est pas si grave ». 

L’histoire d’un viol et d’une victime rendue coupable par une société patriarcale pétrie de préjugés issus de la culture du viol. « Tout s’est passé dans le noir / Il est entré dans mon monde / J’en avais pas envie / Son visage devient immonde / J’lui dis laisse moi tranquille / Sur moi ses sous-vêtements tombent / Impossible de partir / Il m’a couvert de honte », chante-t-elle, face à un public mutique, bouleversé par la charge émotionnelle et la brutalité d’un texte qui raconte, dans la douceur de la mélodie, l’horreur d’un acte banalisé, minimisé et souvent nié. Le discours, résolument engagé de Joanna, perfore les questions de genre et de santé mentale pour mieux les reconstruire derrière et nous donner espoir en un avenir meilleur et plus égalitaire. Un avenir auquel elle appartient et participe ! 

Célian Ramis

La charge raciale ou l’aliénation imposée aux personnes racisées

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Douce Dibondo, journaliste et autrice noire de La charge raciale - Silence d'un vertige étouffant
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On connait bien le concept de la charge mentale mais moins celui de la charge raciale qui, pourtant, pèse quotidiennement sur les personnes subissant assignations raciales, micro-agressions permanentes et injonctions à ne pas faire de vague.
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On connait bien le concept de la charge mentale qui incombe encore majoritairement aux femmes mais moins celui de la charge raciale qui, pourtant, pèse quotidiennement sur les personnes subissant assignations raciales, micro-agressions permanentes et injonctions à ne pas faire de vague. De là, se mettent en place une batterie de stratégies d’évitement, d’adaptation et de survie dans une société hostile à la reconnaissance et l’acceptation de leurs identités, de leurs histoires et du poids de leur héritage commun.

« Une tâche épuisante d’expliquer, de traduire, de rendre intelligibles les situations violentes, discriminantes ou racistes. » Voilà comment Maboula Soumahoro, maitresse de conférences en civilisation du monde anglophone et autrice, décrit la charge raciale. Pour la journaliste et sociologue Douce Dibondo, la rencontre avec ce terme, expliqué dans une tribune parue dans Libération, opère comme un déclic. « Je me rends compte, en 2017, que c’est vertigineux tout ce que je vis depuis mon arrivée en France, en 2012 », souligne-t-elle. 

Dans un article qu’elle réalise deux ans plus tard, en 2019, sur le sujet, elle collecte et recueille les témoignages de personnes concernées autour des stratégies mises en place pour y faire face et se rend compte « que ce concept n’a pas beaucoup d’écho par rapport à la charge mentale. » La désillusion s’amplifie avec le temps qui passe. Elle, qui avait l’espoir que la charge raciale soit désormais explorée et documentée, s’aperçoit que rares sont les recherches entreprises à ce propos, en quatre ans. Ainsi, elle décide de réaliser un travail autour de la charge raciale et écrit un livre éponyme : La charge raciale - Vertige d’un silence écrasant

UNE DETTE EXISTENTIELLE

Cet ouvrage, elle le dédie « pour celleux jamais tout à fait au diapason. Pour les Noir-e-s, les queers, les voix cassées, au diaphragme raidi par le système atonal, aux poumons-embruns, pour celleux qui exigent « Laissez-nous respirer ! ». Pour les corps brisés contre le rythme effréné de sociétés aux ondes nécropolitiques. » Ce bouquin, empreint de poésie, d’engagements, d’histoires personnelles qui s’entrelacent et d’intimités qui deviennent politiques, est un essai fondamental pour comprendre ce « poids indicible et inaudible », au-delà de « la nature même du sexisme et du racisme comme systèmes », de « l’imbrication de l’un et de l’autre dans la misogynoir par exemple », de « la pluralité des différences sociales et des luttes passées » et de « l’autonomie comme horizon de lutte liée au collectif plutôt qu’à une culpabilité individuelle ».

Journaliste, podcasteuse, militante afroqueerféministe, poète… Au fil et à la croisée des chemins et des mediums, Douce Dibondo explore la charge raciale en profondeur dans toutes ses dimensions connexes et transversales. Une charge raciale qui se joue dans l’Histoire collective de populations assujetties par une civilisation européenne, qui colonise leurs territoires et les réduit en esclavage pour devenir de la matière première mais aussi dans l’intériorité individuelle de chaque personne qui en porte – inconsciemment et de manière imposée dans son corps et sa psyché - le traumatisme en héritage. « On paye une dette existentielle, une dette raciale », déclare-t-elle. 

LISSER SA PERSONNALITÉ

D’où vient la charge raciale ? Comment s’exprime-t-elle ? Quelles sont les conséquences sur les corps et la santé mentale des personnes concernées ? À qui profite le silence médiatique qui règne autour de ce concept ? Douce Dibondo se questionne, interroge les parties prenantes, les responsabilités collectives et individuelles et prend soin de poser le contexte politique, social, militant, avant d’en décortiquer les répercussions dans les vécus, les stratégies d’évitement et d’adaptation mais aussi les ressentis intimes de toutes les micro-agressions, souffrances et violences subies. Sans oublier l’hypervigilance et le lissage imposé des identités jugées différentes et étrangères, exclues de la norme fixée par la blanchité. Elle évoque le travail, ce lieu aliénant qui exige des personnes racisées qu’elles se masquent encore davantage : « Mes cheveux sont perçus comme n’étant pas professionnels. On va m’intimer l’ordre de les détacher par exemple. Je suis un corps noir et à cause de ce passé, je reçois des projections sur ce corps que l’on considère paresseux, désirable, etc. »

Une personne portant des dreadlocks par exemple pourrait être, malgré elle, apparentée au contexte de la Jamaïque et par ricochets (de stéréotypes) aux drogues. À la télévision, au cinéma, dans les médias, les personnes noires sont longtemps représentées comme « des divertissements sur pattes », renvoyant l’idée qu’au quotidien les concerné-es doivent répondre aux standards (racistes) attendus : exubérance, drama et humour à gogo. Pour se fondre dans la masse, des stratégies sont déployées, allant de la modulation de la voix à l’adaptation de l’apparence physique, en passant par la lecture d’un bouquin dans les transports en commun, pour asseoir le côté sérieux et cultivé. « Ne pas mettre en place toutes ces stratégies pourrait nous desservir… », souligne la co-créatrice du podcast Extimité.  

SANTÉ IMPACTÉE ET DÉGRADÉE

Tout ça, se forme principalement dans l’inconscient collectif et les non-dits. Parce que la France est un pays qui se revendique aveugle aux couleurs : « Il y a un fardeau autour de la race (construction sociale). À cause du silence que la France impose, de par sa cécité, on se censure, on intériorise. Notre psychisme est fracturé. En face, le regard qui nous juge ne voit pas notre humanité. On hérite du silence et on intériorise. On hérite du traumatisme de 400 ans d’Histoire. » Elle poursuit, apportant des nuances qui ne relèvent pas du détail mais bien d’une discrimination : celle du colorisme. « Plus on se rapproche de la noirceur, moins on a de chance d’être aimé-e. Plus on se rapproche de la blancheur, plus on a de chance d’être aimé-e. », précise-t-elle, soulignant que la charge raciale est « bien plus viscérale et profonde que simplement des stratégies d’adaptation et d’évitement. »

L’Histoire n’est pas finie. Elle vient se loger dans « la blessure intergénérationnelle » et « elle nous grignote la santé ». De l’absence de douleurs à l’exagération systématique des douleurs (le fameux « syndrome méditerranéen »), les personnes noires, notamment, subissent des discriminations basées sur des stéréotypes et préjugés racistes, nés d’arguments biologiques puants, destinés à légitimer le massacre opéré par les colons européens. Ce racisme encore présent dans la suprématie blanche, dont le corps médical n’est pas exempt, pousse les populations concernées à la méfiance vis-à-vis de l’institution, médicale en l’occurrence. Conséquence : « On retarde l’hospitalisation, la demande d’aide thérapeutique, etc. Parce que la société ne prend pas en compte notre parole, nos vécus, nos douleurs. Ce n’est pas étonnant qu’il y ait autant de personnes noires en hôpital psychiatrique. D’autant que les professionnel-les de la santé ne sont pas formé-es à nos expériences. »

Sans oublier le développement inquiétant de comorbidités et de maladies chroniques des personnes noires, la propension à mourir prématurément également, la gestion du stress, etc.. « Tout ça, ça crée des ilots de mort. La charge raciale soumet à l’hypervigilance, la peur de la mort face à la police, la méfiance envers le corps médical, l’injonction à la pédagogie… Tout ça, c’est un terreau fertile pour notre santé fragile », insiste-t-elle.

LE RACISME « ORDINAIRE »

De la moquerie et de l’insulte à l’école, du camarade blanc qui traite l’enfant noir de « caca », au lissage de ces cheveux comme de sa personnalité pour correspondre aux codes de la blanchité, en passant par l’injonction quotidienne à la pédagogie dans toutes les sphères de sa vie (couple, famille, travail, entourage social, activités, sports, etc.), les micro-agressions sont omniprésentes et porteuses d’un discours contradictoire, visant à couper la personne concernée d’une (grande) partie de son identité. Figure de l’ailleurs, volonté est faite pour qu’elle se plie aux normes sans jamais atteindre véritablement la carte officielle d’un ici dans lequel on lui fera sentir qu’elle n’a pas sa place. Là-bas non plus. Ou alors, ordre est donné de sacrifier les héritages culturels qui auraient pu lui être transmis.

Douce Dibondo a vécu les douze premières années de sa vie au Congo. Entourée de gens lui ressemblant, elle raconte qu’elle n’a pas connu ce renvoi à l’altérité dès son enfance. Aussitôt installée en France, elle est soumise à la question de son origine. « Tu viens d’où ? » sonne comme une ritournelle mortuaire pour toutes les personnes perçues comme non blanches : « De fait de ma couleur de peau, elle (la personne qui pose la question, ndlr) se persuade que je viens obligatoirement d’un ailleurs. Par le statut que sa blancheur lui confère, elle déplace ma présence et mon corps de sujet à objet d’étude. Le temps d’un intérêt voyeuriste, je suis observée et interrogée. La noirceur de ma peau exclut d’office la nationalité, elle est insoluble dans les frontières de la nation française. » Depuis, elle s’est exercée à renvoyer le malaise à son expéditeur-ice :

« Je rétorque parfois que je suis citoyenne du monde, je renvoie la question sans y répondre ou avec une innocence feinte : « Des toilettes, pourquoi ? ». »

ADAPTATION POUR LA SURVIE

Le racisme « ordinaire » est une charge raciale, écrit-elle dans son livre. Parce qu’il discrimine, parce qu’il déshumanise. Parce qu’il place les personnes racisées dans l’obligation de se justifier, de par la réponse à la question posée, de par le silence ou de par une pirouette murement réfléchie (ce qui implique que cela aura demandé du temps et de l’énergie à la personne concernée pour se parer de toutes les micro-agressions dont elle est victime en permanence). Et peu importe la réponse, la manière ne sera pas la bonne, le ton sera jugé agressif, la riposte sera définie excessive. L’effet boomerang est assuré.

« Dans un contexte où la blanchité est majoritaire, la charge raciale écrase mon individualité et me pousse à sortir de moi-même en toutes circonstances. Mon vécu est toujours mis en frottement avec celui des autres personnes noires. Répondre à cette question en confiant une partie de mon récit, c’est légitimer l’intrusion de la personne qui m’interroge et de toutes celles à la curiosité raciste toujours malvenue », ajoute Douce Dibondo. Une vie dans laquelle la tranquillité d’esprit n’est pas permise, une vie dans laquelle l’hypervigilance est de mise, une vie dans laquelle l’individualité, qui sera désignée comme une différence, n’est pas admise. Fatigue intense, morale en berne, personnalités dissociées : « Nous sommes toujours sur le qui-vive ». En survie, et non en vie. 

AU PLUS PROFOND DE SON INTÉRIORITÉ

Nommer la charge raciale, c’est déjà agir, dit-elle, adaptant là au sujet l’expression de Simone de Beauvoir. Pour elle, il faut aller encore plus loin désormais : « Investir de manière frontale la question de l’intériorité. » La race n’existe pas, elle est le fruit d’une construction et pourtant, « elle a tant construit en nous, qu’on soit noir-es ou blanc-hes. » Dans tous les pans de la société, la question raciale interfère : « Il faut qu’on aille creuser dans notre intériorité, les luttes existentielles, tout en prenant soin de nous, car nous n’avons pas grandi dans cette culture de la thérapie. » En tant que militante, elle a conscience de l’importance et de l’impact du prendre soin et incite à créer des moyens de lutter autrement.

« Par exemple, je fais partie d’une chorale afroféministe. Chanter, c’est se guérir, déployer des vibrations qui touchent et qui font du bien. On va dans les manifs, on organise des cercles de guérison en faisant des exercices sur le souffle pour s’alléger collectivement de la charge raciale. C’est un des moyens de lutter mais il y a en a d’autres ! », s’enthousiasme-t-elle. Et citant Audre Lorde, elle précise : « Il est très difficile de combattre avec les outils du maitre. Il est nécessaire de prendre de la distance et de trouver d’autres moyens de combattre. L’art et la créativité, ça peut aider mais il faut aussi des formations et des budgets alloués à ce sujet. »

DU « JE » À LA NOIRITÉ, EN PASSANT PAR LA QUESTION DES PRIVILÈGES

La question du « je » est également au cœur des leviers explorés par Douce Dibondo dans son ouvrage sur la charge raciale. Parce qu’il a longtemps été difficile de dire « je » pour les personnes noires, considérées comme un bloc monolithique. « Dire « Je », c’est prendre un risque. On est indivisible de tout le pays de la Noirie. Ce « je » porte un poids historique et collectif. On n’a pas le droit à l’erreur. Avant, pour moi, c’était dur de le dire, c’était brulant et blessant. Je le dis maintenant, je dis « je », grâce à la poésie », commente-t-elle. Et parce qu’elle ne trouve pas de livre sur la charge raciale entre 2019 et 2023, elle décide d’apporter dans son livre toutes les parts de qui elle est et des théories existantes « pour revenir au « je » collectif ! » En parallèle, elle propose le silence politique pour s’en sortir ensemble. Cesser de nourrir la machine médiatique qui impose le bruit du sensationnalisme, comme en témoigne la polémique sur Aya Nakamura.

« J’ose le terme ‘silence communautaire’, non pas à visée séparatiste mais pour nous recueillir et faire silence dans l’ombre. Imposer ce silence comme pouvoir, comme antidote à cette charge raciale »
clame Douce Dibondo.

Et que l’effort de compréhension et d’acceptation change de camp. « Que les personnes blanches comprennent, en s’informant, en lisant, en écoutant, et fassent un travail sur ce que c’est réellement d’avoir des privilèges », ajoute-t-elle. L’idée : partir de l’intériorité pour saisir et ressentir l’empathie sociale. À tout cela, elle apporte la notion de noirité qu’elle définit comme l’expérience positive de la blackness, littéralement la « noirceur » mais qui dans son essence est difficilement traduisible en français. Elle s’attache, Douce Dibondo, à percevoir « la résilience qui, malgré nous, fait que notre colonne vertébrale tient droite ». Convoquant à nouveau une citation de l’essayiste et militante afroféministe et lesbienne américaine, elle conclut joyeusement : « Lorde dit ‘Nous n’étions pas censé-es survivre et pourtant, nous sommes là’, c’est ça pour moi la Noirité ! » Une Noirité qu’elle invite dans son essai à engendrer par les concerné-es et pour les concerné-es. Son livre, lui, est bel et bien à mettre dans toutes les mains !

 

 

  • À l’occasion du 8 mars à Rennes et de la journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale, Douce Dibondo présentait son livre La charge raciale – vertige d’un silence étouffant à la salle de la Cité, le 20 mars 2024.

Célian Ramis

Le patriarcat des objets, une histoire à pisser debout

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Rebekka Endler, journaliste franco-allemande blanche, autrice de l'essai Le patriarcat des objets
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C’est une plongée brutale dans un monde inadapté aux femmes. L'essai de Rebekka Endler, Le patriarcat des objets, crée un déclic. Un soubresaut nécessaire à l’élan collectif pour se soulever contre l’omniprésence de ces violences dans nos existences ébranlées.
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C’est une plongée brutale dans un monde inadapté aux femmes. L’essai de Rebekka Endler, Le patriarcat des objets, c’est la mise en mots et en exemples de ce malaise éprouvé intimement sans réellement le réaliser ou réussir véritablement à le formuler. La capacité à exprimer ce que le patriarcat fait endurer aux femmes, dans la matérialité de leur quotidien, permet un déclic. Un soubresaut nécessaire à l’élan collectif pour se soulever contre l’omniprésence de ces violences dans nos existences ébranlées.

Il s’agit, au départ, d’une histoire de toilettes publiques. Elle se souvient des longs trajets en voiture lors des grandes vacances d’été pour aller en France et elle se remémore la génance des arrêts pipi. « Avec ma mère, on devait faire la queue aux WC alors que mon frère et mon père pissaient dehors », se souvient-elle. Rebekka Endler pense alors qu’il s’agit d’un problème individuel : « Pour une femme, c’est plus long, elle doit peut-être changer de protection, le pantalon est peut-être plus difficile à enlever, etc. »

Mais elle s’aperçoit, à travers un documentaire audio qu’elle doit réaliser et pour lequel elle interviewe Bettina Möllring, designeuse spécialisée sur la question des toilettes publiques, qu’il s’agit en réalité d’un problème structurel et systémique. « Les racines de cette problématique sont patriarcales. Quand on a construit les canalisations, il y a 200 ans, on a pensé l’accès aux WC pour les personnes importantes : les hommes. Et depuis, il y a eu très peu de changement. En festival, quand il y a des urinoirs pour les personnes avec des vagins, c’est très joli mais ça a toujours un caractère événementiel et non durable », souligne-t-elle, précisant : « On veut un changement structurel, de grande surface. On attend ça mais il n’y a pas de volonté politique ! »

LE PROBLÈME, PRIS À L’ENVERS

Ni même médiatique. Après son entretien avec Bettina Möllring, la journaliste comprend que le sujet ne tiendra pas dans les 5 minutes dont elle dispose. Elle souhaite présenter, à la radio allemande, un documentaire d’une heure sur la question. Sa proposition est refusée dans plusieurs rédactions. Le motif : absence de pertinence sur le plan social et sur le plan politique. Une aberration qu’elle creuse avec le témoignage d’une étudiante hollandaise, punie d’une amende par la police pour le flagrant délit d’un pipi sauvage, en pleine nuit dans la rue. Celle-ci, choquée par l’injustice dont elle fait l’objet, refuse de payer et va plaider sa cause devant le tribunal. « Comme c’est la première femme à se retrouver là pour pipi sauvage, le juge en déduit que c’est un problème beaucoup plus important pour les hommes, plus nombreux à être jugés pour cet incident, que pour les femmes », explique-t-elle, bouche-bée. 

Ainsi, dans son livre, Rebekka Endler écrit : « Aussi révoltante qu’elle puisse paraitre à beaucoup d'entre nous aujourd'hui, cette façon de penser a une longue tradition. Elle correspond à une idée cultivée de longue date elle aussi, selon laquelle les femmes auraient, pour correspondre aux exigences de leur genre, le contrôle total de leurs fonctions corporelles. Elles ne se grattent pas quand ça démange. Elles ne bâillent pas quand elles s’ennuient. Elles ne pètent pas quand elles sont ballonnées, et elles ne pissent pas non plus. Une femme comme il faut sait se maitriser. » Au-delà de l’aspect humoristique et corrosif du ton employé, elle souligne la difficulté pour les femmes en territoires occupés ou frappés par des catastrophes naturelles d’accéder à des toilettes : en plus de la violence de la situation et de l’énergie mobilisée à encaisser et survivre, elles doivent affronter les souffrances liées au manque ou à l’absence de points d’eau pour elles et, possiblement, pour leurs enfants.

La journaliste élargit le propos : il ne s’agit pas là simplement d’une problématique genrée mais aussi de classes sociales et d’âges. Elle évoque les risques accrus d’agressions sexuelles pour les personnes n’ayant pas accès à un WC à son domicile ou son travail, l’impact pour une personne SDF de pouvoir trouver une source d’eau, pour les personnes âgées, les femmes enceintes, les personnes handicapées, les enfants… « Des personnes se limitent à sortir de chez elles car elles ne savent pas où elles vont pouvoir aller faire pipi. La mobilité publique est un droit ! », précise Rebekka Endler. Elle pourrait en parler pendant des heures, elle aurait pu y consacrer un livre entier. « Mais il n’aurait pas été édité ou traduit… Alors, j’ai décidé de regarder ailleurs et ça a été un choc, car partout où je regardais, je trouvais du design patriarcal ! », relate-t-elle.

LES CODES (NÉFASTES) DU GENRE

C’est un effet boule de neige auquel elle assiste et participe activement durant plus d’une année d’enquête. Pas de suspens : le masculin l’emporte sur le féminin, et pas uniquement en grammaire. Partout, tout le temps. Tout est pensé et conçu selon les caractéristiques physiques et virilistes du masculin et des valeurs que l’on attribue au genre supérieur, censé représenter la neutralité. Pourtant, on notera que les adaptations à destination des femmes sont souvent teintés de couleurs pastels (principalement roses ou violettes), fabriquées avec des matériaux de moindre qualité et vendues à des tarifs plus élevés. Une vraie arnaque mais aussi un vrai risque pour la santé, comme Rebekka Endler va le démontrer au fil des pages à travers la sécurité automobile, la recherche pharmaceutique, les équipements professionnels et bien d’autres champs explorés uniquement au prisme des biais de genre.

« Les catégories féminines et masculines sont désignées par le patriarcat de manière arbitraire. Les valeurs de genre que l’on attribue à ces catégories se traduisent dans le design, le langage, etc. »
signale l’autrice du Patriarcat des objets

Pour ça, elle se pare d’une série d’exemples illustrant le sexisme notamment d’un ordinateur, conçu en 2009, pour les femmes « mais sans parler aux femmes lors de la création du produit » : des couleurs pastels, des applications pour échanger des recettes et compter ses calories. Un désastre. « L’ordinateur coûtait plus cher que n’importe quel autre ordinateur en comparaison, en ayant moins de fonction que les autres. Mais, immense avantage : il tenait dans un sac à main ! », rigole Rebekka Endler. En quelques semaines, le backlash amène le fabricant à retirer le produit du marché. 

L’ALLIANCE DU CAPITALISME

Il suffit d’inverser les codes pour constater les projections genrées que les cibles du marketing renvoient sur les appareils. Avec la perceuse Dolphia et le mixeur aux 27 vitesses Mega Hurricane, le test est effectué sans préciser la nature des produits au panel interrogé. Le premier objet, conçu aux formes arrondies et aux couleurs claires, apparait comme un produit cheap, fragile, qui se cassera rapidement. Le second, à la silhouette d’un outil de bricolage, est perçu comme professionnel et puissant. « Les produits ménagers et de domesticité marquent la dichotomie de la technologie en fonction de son utilisateur ou de son utilisatrice », analyse Rebekka Endler, consciente que l’industrie, sous couvert de facilitateur du quotidien, a en réalité induit les femmes à davantage de charges domestiques : « Quand le mixeur est arrivé, on a commencé à faire des gâteaux plus complexes, sur plusieurs étages. Un simple gâteau ne suffisait plus à témoigner de l’amour d’une mère pour sa famille. Cela a monté l’exigence attendue d’une femme. » Même combat avec l’invention de l’aspirateur, de la machine à laver, etc. 

Parce que le capitalisme et le patriarcat se sont unis dans le challenge est né le marketing genré, avec les vêtements pour filles et pour garçons ainsi que les jouets pour filles et pour garçons. Une distinction qui s’est opérée avec le développement de la technologie spécialisée dans les échographies : « Les jouets genrés sont assez récents. Ils arrivent avec la possibilité de révéler le sexe du bébé lors de la grossesse… Patriarcat et capitalisme sont deux petites roues qui tournent bien ensemble et s’accentuent entre elles. » Ainsi, on connait les difficultés pour les petites filles à se mouvoir dans l’espace du fait de leurs tenues amples (robes, jupes) ou trop serrées et glissantes (collants) mais moins l’impact de la représentation mentale qui opère dans les esprits lorsque l’on voit une fille habillée de manière genrée. La journaliste prend le cas d’une étude réalisée dans laquelle on montre des petites filles à l’apparence ultra genrée et ces mêmes petites filles dans des tenues unisexes. Résultat :

« Les gens pensent que les filles habillées de manière genrée sont moins intelligentes. » 

Conséquence : le regard et le jugement vont influer sur la construction de ces femmes en devenir qui vont alors intégrer l’idée qu’elles sont moins intelligentes, voire idiotes, que les autres. « Je ne suis pas pour supprimer le rose ou le violet mais simplement d’enlever la valeur que les gens mettent à une chose et pas à une autre chose », ajoute-t-elle.

PAS LES BONNES CONDITIONS DE TRAVAIL

Cette valeur dont elle parle investit le champ du domaine professionnel qui vient appuyer la thèse d’un monde conçu et pensé uniquement pour les hommes cisgenres et qui vient renseigner, de par l’absence de réflexions et d’adaptations structurelles, la place que la société réserve aux femmes. « Tout, dans le design, des open space, la température, les bureaux, les chaises…, tout est fait en fonction de la taille moyenne de l’homme », résume la journaliste qui prend l’exemple de la station spatiale internationale, espace où les femmes éprouvent des difficultés à s’accorder avec l’aménagement de la capsule, les modules pour poser les jambes, se tenir, etc. étant entièrement pensé pour les hommes. 

A l’instar des équipements vestimentaires, concernant les combinaisons pour les astronautes mais aussi les accessoires, représentant là une difficulté pour se mouvoir et travailler mais aussi un danger pour leur survie : « En 2020, la première équipe féminine sort pour faire des travaux en dehors de l’ISS. L’une des deux astronautes explique, sur un plateau en Allemagne, que ça a été très compliqué car les gants sont trop grands. Et André Rieu, qui était présent ce jour-là (je ne sais pas si vous le connaissez en France, André Rieu, c’est une vraie peste qui joue du violon), lui demande : ‘Mais qui fait le ménage dans la station depuis que vous n’y êtes plus ?’ » De la blague sexiste arriérée aux embuches multiples pour réaliser à bien leurs missions, la misogynie couvre d’une cape d’invisibilité les besoins et les ambitions des femmes. On retrouve les mêmes mécanismes dans l’agriculture, le BTP, les secteurs ayant recours aux uniformes professionnels (pompier-es, avocat-es, policier-es…), l’aviation mais aussi dans le domaine du sport.

ROMPRE LE TABOU DE LA VULVE PARALYSÉE

C’est Hannah Dines, paracycliste Olympique, qui va venir rompre le silence concernant les conséquences d’une selle non adaptée à son organe génital. En 2018, après plusieurs opérations, elle brise le tabou. Le vélo, à haut niveau, lui a paralysé la vulve, à force de frottements répétés des lèvres sur la selle. « Elle n’en parlait pas au début car elle était entourée de médecins hommes. Quand elle a parlé, des cyclistes du monde entier lui ont écrit pour la remercier. Elles ont toutes pensé qu’il s’agissait d’un problème individuel alors qu’en fait, il s’agissait d’un problème de design, correspondant à des selles pour les hommes cisgenres », s’enthousiasme la journaliste, qui déchante en expliquant que par la suite, des selles « pour femmes » vont être vendues : plus larges et plus molles, elles sont, encore une fois, de moindre qualité et plus chères. 

« Mais il y a tellement de honte et de tabous autour de ces sujets qu’il est très difficile de prendre la parole ! » 

Côté foot, elle établit aussi une discrimination matérielle, en raison des chaussures souvent achetées au rayon enfants ou hommes, selon la pointure de la joueuse, afin de privilégier la qualité. Dans tous les modèles permettant de fabriquer des bottines, des escarpins, des baskets, etc. aucun n’existait jusqu’il y a peu pour le sport de course… : « Le risque de blessure est plus grand pour les femmes qui ne trouvent pas les bonnes chaussures. Pour augmenter la sécurité et la qualité du sport, il faudrait mettre l’effort, la science et l’argent. » 

Malheureusement, comme elle le démontre dans la grande majorité des cas qu’elle décrypte et analyse dans son livre, les prototypes, aménagements d’espace – à l’instar de l’espace public et des toilettes publics – objets, produits numériques, etc. sont quasiment toujours pensés et réalisés par des hommes « qui oublient, dans une application sur la santé, de prévoir un calendrier de règles… ».

DANGER POUR LA VIE DES FEMMES

C’est là que le défaut réside. Ne pas prendre en considération les femmes, les récits de leurs expériences, leurs ressentis et leurs expertises. Penser qu’elles sont simplement des versions réduites de l’homme cisgenre moyen. C’est déjà écarter une très grande et large partie de l’humanité. Mais c’est aussi mettre les vies concernées et non envisagées en danger. Jusqu’en 2010, signale Rebekka Endler, il n’existait aucune recherche genrée sur la mortalité lors des accidents de voiture. Si Lucile Peytavin, dans son essai Le coût de la virilité, montre que ce sont majoritairement les hommes qui créent des situations mortelles au volant, l’essai sur Le patriarcat des objets dévoile à son tour que les femmes et les personnes sexisées sont les principales victimes des habitacles non testées pour leur sécurité. « Elles ont 47% de risques en plus d’avoir des blessures graves, 71% de risques en plus d’avoir des blessures légères et 17% de plus de mourir », scande-t-elle. 

Où se loge le problème ? Principalement, dans l’ignorance : « Quand on ne sait pas, on n’a pas grand-chose à changer. Pour demander un changement, il faut des chiffres, des statistiques. On les a maintenant depuis 14 ans mais peu de chose bouge… » La journaliste creuse, explore des pistes et découvre que 5 crashs tests sont utilisés pour mesurer la sécurité d’un véhicule avant sa mise sur le marché. Tous sont réalisés selon le même mannequin, correspond, sans suspens, à la morphologie d’un homme cisgenre de 40 ans, d’environ 1m77 et de 80 kgs. « C’est le mannequin qui, quand il entre dans la voiture, n’a pas à avancer le siège, à baisser le volant, etc. Modifier les paramètres de la voiture nuit à la sécurité ! », alerte-t-elle. 

Et si, heureusement, une femme a réussi à développer d’autres types de mannequins, plus représentatifs et inclusifs de la diversité de la population et des spécificités qui en résultent, son invention est jugée trop chère, encore une preuve de l’absence de volonté de modifier l’équipement. L’industrie automobile a opté pour la création d’un mannequin, basé sur leur standard de test, en taille réduite, sans « prendre en compte la question de la répartition de la graisse, la densité des muscles, la densité des os, etc. ». Et la (mauvaise) blague va plus loin : « Le test est réalisé sur la place du passager. Parce que c’est là, la place de la femme… »

VIOLENCE ET RAGE

Dans un monde où on parle à des assistances vocales aux voix féminines, où l’intelligence artificielle rhabille les femmes dénudées sur Internet afin de les transformer en trad wife, où les réseaux sociaux « dépolitisent » leurs contenus (militants, de gauche…), où les habits de travail sont taillés pour un standard masculin normatif, où l’apparence genrée induit l’intelligence inférieure des filles et des femmes, où la sécurité des femmes n’est assurée par aucune vérification et aucun contrôle des produits vendus sur le marché, où le langage les invisibilise et les rabaisse, les femmes doivent sans cesse s’adapter et lutter doublement pour s’approprier un espace qui n’est pas taillé à leur mesure. Au quotidien, les femmes prennent place dans une chaise trop haute, de manière, inconsciemment, à leur rappeler que ce monde ne leur appartient pas et qu’elles n’y sont pas les bienvenues. Une violence inouïe qui se révèle au fil des pages et des chapitres que Rebekka Endler nous soumet comme une invitation à la prise de conscience, une invitation à comprendre ce malaise intimement ressenti sans jamais pouvoir le formuler aussi clairement. Une invitation qui nous met en rage et nous donne envie de nous soulever contre ce patriarcat des objets : 

« Avant de faire ce livre, je pense que, les femmes, on était seulement une arrière-pensée, qu’on passait après. En fait, je m’aperçois qu’on n’est pas seulement une arrière-pensée mais qu’il y a une volonté de carrément s’en foutre. Et c’est grave ! C’est grave d’être invisibles ou oubliées. On a du mal à rester civiles après ça. Parce qu’en plus, ça coûte des vies ! » 

Les solutions sont là, elles existent pour ne plus endurer, chaque jour, un parcours de combattant-es. Elles sont imaginées, fabriquées et promues par les personnes concernées pour les personnes concernées. Pour prendre en compte toutes les morphologies et les expériences. Pour considérer toutes les identités et toutes les existences. Pour rendre le quotidien non pas simplement supportable mais vivable et profitable à tou-tes. Comme le dit Rebekka Endler, le manque de volonté latent rend la tâche compliquée. Mais pas impossible. 

 

 

  • Le 12 mars, Rebekka Endler animait une conférence sur Le patriarcat des objets au Tambour à Rennes 2 dans le cadre des Mardis de l’égalité et du 8 mars à Rennes.

Célian Ramis

Rompre le silence patriarcal et validiste

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Un homme et une femme dansent à l'occasion de l'exposition Féminisme et handicap psychique : la double discrimination
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Elles encourent un risque plus élevé de subir des violences sexistes et sexuelles au cours de leurs vies mais dans la société patriarcale et validiste, on ne parle que trop peu d’elles : les femmes en situation de handicap sont silenciées et invisibilisées.
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Elles encourent un risque plus élevé de subir des violences sexistes et sexuelles au cours de leurs vies mais dans la société patriarcale et validiste, on ne parle que trop peu d’elles : les femmes en situation de handicap sont silenciées et invisibilisées. À travers l’exposition « Féminisme et handicap psychique : la double discrimination », les personnes concernées mettent leurs existences et difficultés en lumière pour une prise en considération globale de leurs individualités.

Le chant des Penn Sardine résonne dans la salle du Jeu de Paume qui ce jeudi 14 mars accueille l’atelier théâtre, proposé par le SAJ (Service d’Accueil de Jour) de l’association L’autre regard. C’est Fantine Cariou, animatrice sociale au sein de la structure, qui l’interprète lors d’un temps court de représentation du travail élaboré pendant l’année. L’hymne résonne avec le 8 mars, à Rennes, qui a mis à l’honneur les luttes victorieuses de ces ouvrières de conserverie (grève à Douarnenez, en 1924) dont on célèbre le centenaire en 2024. 

Dans le cadre du projet « Féminisme et handicap psychique : une double discrimination », une dizaine de femmes en situation de handicap psychique ont pris part à la manifestation militante cette année et l’année précédente. Entre temps, Fantine Cariou et Manon Rozelier, étudiante en alternance au sein de L’autre regard également, leur ont proposé des ateliers mensuels autour de l’imbrication des discriminations liées au genre et au handicap, des interventions du Planning Familial 35 et la présentation de la pièce Elles, l’autre mémoire de la compagnie Les combats ordinaires. Sans oublier la création et la présentation d’une exposition à découvrir jusqu’au 21 mars au Jeu de Paume.

LE JEU DU MIROIR

Onze personnes participent à cet atelier ludique qui opère à travers des exercices basés sur l’écoute et l’observation de soi et des autres. Déambuler, accélérer, se croiser, se regarder, marquer un temps d’arrêt et repartir. Agir en miroir de l’autre, être à l’écoute et en réaction de l’autre. « On commence à faire connaissance, on connait nos prénoms, on se regarde, on se rencontre », souligne Yann, animateur de l’atelier théâtre. C’est la première fois que Danielle, 66 ans, prend part à l’activité. Avec Sylviane, elles sont toutes les deux bénéficiaires de l’accueil de jour et ont participé à ce projet indispensable pour briser les tabous : « J’ai été prise en photo, ça fait drôle… Mais je me suis trouvée bien ! »

Dans le couloir du Jeu de Paume, elles posent aux côtés de Léa, Mélissa ou encore de Marie-Charlotte. Sous l’œil averti de Tony Jean, un habitué de L’autre regard, et d’Elodie Potel, animatrice sociale, ces femmes se sont prêtées à l’exercice de la photographie, le temps d’un après-midi, et se sont confrontées au rapport à l’image qu’elles ont d’elles-mêmes. « Ça m’a fait du bien, je me suis sentie plus féminine » / « La photo dévoile comme on est. Du coup c’est dur de se voir, et de s’accepter comme on est. » / « Au début, j’étais pas à l’aise, je ne savais pas que j’étais aussi belle que ça. », peut-on lire dans un système de bulles, ou encore : « Je vois que malgré les rondeurs et le handicap on peut être belle. Sur la photo, on oublie le fauteuil roulant. »

DES TÉMOIGNAGES PUISSANTS

Déconstruire les préjugés sur les personnes handicapées mais aussi rompre avec le silence et l’invisibilisation dans lesquels le système patriarcal et validiste les enferme constituent les objectifs de cette exposition, consécration d’un an de travail, comme le souligne Fantine Cariou, accompagnée de Manon Rozelier : « Dans le cadre de l’accueil de jour, nous avons des temps d’atelier, ce qui permet d’établir une relation de confiance. Les participantes ont quasiment toutes témoigné de violences sexistes et sexuelles. Le projet est parti de là. »

Les récits s’accumulent et s’entrecroisent, la colère monte, des temps sont organisés pour échanger autour de leurs conditions et de leurs vécus. Des espaces bienveillants saisis par les personnes concernées. Le studio photo, aménagé dans les locaux de l’association, se veut un cocon et le temps, conçu en mixité choisie plus tard, pour que les femmes choisissent leurs photos, est un lieu safe pour déposer expériences et ressentis : « C’est ce qui a servi de matière pour les témoignages dans les bulles. Tout a été anonymisé. On a souhaité mettre les mots et les visages à côté mais sans pouvoir savoir de qui ça vient. »

Les propos sont poignants et percutants. « Je me bats contre tous les hommes qui nous font du mal, nous battent, nous violent, nous maltraitent, nous prennent pour des objets… », écrit l’une, tandis que d’autres dévoilent : « J’aimerais être comme les autres. Je n’aurais pas été violée, je n’aurais pas été comme ça. » / « Je vais vous dire la vérité, je suis désolée, mais j’aurais bien voulu être un homme (…). On m’a fait trop de mal. J’ai eu trop de soucis avec les hommes, j’ai eu des rapports, j’ai été violée, j’ai dû porter plainte… je préfère pas en parler. »

VIOLENCES SEXISTES ET SEXUELLES : DES CHIFFRES ALARMANTS

À la marge, mises au ban de la société, les femmes en situation de handicap sont majoritairement silenciées et invisibilisées. Reniées dans leurs identités et existences. Au sein du mouvement féministe, elles sont souvent reléguées au second plan. « Le mouvement #MeToo a mis en lumière les injustices auxquelles sont confrontées les femmes et les minorités de genre au quotidien. Mais beaucoup d’entre elles ne sont pas représentées malgré les tentatives de ne pas les oublier. Les personnes que nous accompagnons sont en situation de fragilité psychique et elles font partie de cette catégorie de femmes invisibilisées dans les mouvements de lutte. », relatent Fantine Cariou et Manon Rozelier en introduction de l’exposition, attirant l’attention sur un fléau de grande ampleur : « Pourtant, paradoxalement, elles courent un risque plus élevé d’être victimes de violences sexistes et sexuelles, tant physiques que psychologiques. Dans notre société validiste, ces femmes sont victimes d’une double discrimination : celle liée au genre et celle liée au handicap. » 

Les chiffres sont édifiants : en Europe, 4 femmes en situation de handicap sur 5 subissent des violences et/ou des maltraitances, tous types confondus, 35% des femmes en situation de handicap subissent des violences physiques ou sexuelles de la part de leur partenaire (contre 19% des femmes valides), près de 90% des femmes avec un trouble du spectre de l’autisme déclarent avoir subi des violences sexuelles, dont 47% avant 14 ans et 27% des femmes sourdes et malentendantes déclarent avoir subi des violences au cours de leur vie.

L’exposition confirme : « Les femmes en situation de handicap sont au moins deux à trois fois plus susceptibles que les autres femmes de subir des violences, notamment par la famille, les partenaires intimes, les soignants et les établissements institutionnels. » Malgré les statistiques et les témoignages, dans la société, face à ces situations de violences, le silence règne, l’impunité également. Les vécus traumatiques sont intériorisés par les personnes concernées, comme le signale Manon Rozelier : « Elles nous en parlent à nous, en tant que professionnel-les parce que je pense que ça leur permet de prendre du recul que quelqu’un-e leur dise que non, ce n’est pas normal ce qu’elles vivent ou ont vécu ! »

DÉCONSTRUIRE LA DOUBLE DISCRIMINATION

Stéréotypes de genre, idées reçues sur la vulnérabilité, la non désirabilité et l’objetisation des femmes en situation de handicap, remarques grossophobes et quotidiens de violences… L’exposition, sans prétention d’exhaustivité ou d’exemplarité concernant la représentativité, aborde de nombreux sujets pointant les discriminations et (micro et macro) agressions vécues par les participantes. Et c’est aussi l’occasion pour elles de faire entendre leurs voix et de rendre l’invisible visible : « Ce projet, c’est une bonne idée pour montrer aux autres qu’il y a des femmes en situation de handicap, qu’on existe. » / « On n’imagine pas que j’ai un handicap physique, psychique et intellectuel. » ou encore « Même si on a le handicap psychique, ça ne nous empêche pas de vivre. Le plus dur, c’est le regard des autres. »

Par là, elles mettent en lumière leurs difficultés, leurs espoirs, leurs sourires et leurs forces. Et agissent comme un miroir sur les spectateur-ices, obligé-es d’interroger leurs perceptions, jugements et privilèges dans une société régie par les dominations (sexisme, racisme, validisme, LGBTIphobies, grossophobie, classisme…). Face au manque latent d’information autour de la vie affective et sexuelle, autour du consentement, face aux interrogations diverses en matière de respect de l’intimité et en matière d’égalité entre les femmes et les hommes mais aussi face à la masse de témoignages de violences sexistes et sexuelles subies par les femmes en situation de handicap, le projet « Féminisme et handicap psychique » affirme une réalité effrayante et un besoin urgent de formation des professionnel-les et de diffusion de l’information concernant tout le volet de lutte contre les discriminations. 

Pour promouvoir une culture de l’égalité entre les femmes et les hommes et penser l’imbrication des multiples discriminations auxquelles sont confrontées les identités plurielles. Pour ne pas les réduire à un handicap, un genre, une orientation sexuelle, une identité de genre, une origine ou une couleur de peau. Pour les prendre en considération dans leur entièreté tout autant que dans leur individualité. 

 

  • L'exposition Féminisme et handicap psychique a été présentée au Jeu de Paume du 8 au 21 mars - dans le cadre du 8 mars à Rennes - et a été réalisée par les bénéficiaires de l'accueil de jour de l'association L'autre regard.

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