Célian Ramis
8 mars : tou-te-s en grève !
Le patriarcat ne tombera pas tout seul, organisons-nous pour lui péter la gueule ! Plus qu’un slogan de manifestation, c’est une ligne de conduite. Les militant-e-s féministes répondent à l’appel et œuvrent sans relâche à la grève féministe qui se profile à l’horizon du 8 mars prochain (et du suivant, et du suivant du suivant, et ainsi de suite). À Rennes, les membres de Nous Toutes 35 s’y préparent, conciliant militantisme et festivités comme armes de lutte contre le patriarcat et le capitalisme.
Depuis le 8 novembre, le célèbre air des années 90 signé Gala envahit l’espace public rennais. Dalle du Colombier, parvis de la gare, parc du Thabor, place Sainte-Anne ou encore sur les campus, les militant-e-s ont organisé tous les mois un flashmob, invitant à la grève féministe. En ce 8 mars 2023, le rendez-vous est donné sur l’esplanade Charles de Gaulle afin de danser ensemble, se mobiliser, s’échauffer et faire entendre les nouvelles paroles de la chanson : « Patriarcat au feu, et les patrons au milieu ! » Le ton est donné. Les corps en mouvement dans l’espace public, la synchronisation des gestes – la choré peut s’apprendre grâce à un tuto YouTube – et le volume à fond : le message est clair.
Bloquer le pays. Prendre la rue. Prendre le droit de se mettre en grève. Exprimer les revendications. Exposer les conditions de vie des personnes sexisées. Si les femmes s’arrêtent (de travailler, de gérer les tâches ménagères et l’éducation des enfants, etc.), le monde s’arrête. Sans le travail reproductif pris en charge par les femmes, en parallèle de leur travail productif, le monde s’écroule. S’organiser pour faire force et mettre KO le capitalisme. De punchlines en réflexions et liens sur la manière dont sont articulés les rapports de domination, les militant-e-s de Nous Toutes 35 échangent sur le pourquoi du comment d’une grève féministe, inscrite à l’ordre du jour de leur séance plénière qui se déroule à l’Hôtel Pasteur, quelques jours avant le festival. Constats autour du travail domestique non rémunéré et ses conséquences, de son invisibilisation et sa participation à la dépendance économique des femmes à leurs maris, rendant inopérant le principe d’égalité entre les individus, des formes de violences qui en découlent opérant dans l’intimité du foyer et analyse des leviers à actionner pour briser les chaines de l’oppression exercée sur les minorités de genre par le patriarcat. L’enjeu du festival est rappelé : « Se rencontrer et se rendre compte que l’on fait corps autour de ça. Et ensuite, construire le mouvement de la grève générale. Le festival, c’est une étape avant la grève. »
DES GRÈVES INSPIRANTES
Pour faire bouger les lignes et obtenir des droits, les femmes ont souvent eu recours à des grèves massives (sociales, sexuelles, domestiques, etc.). En France, on se rappelle de la série de grèves menée au début du XXe siècle (1905 et 1924) par les sardinières de Douarnenez. Ouvrières des conserveries de poisson, elles se sont mobilisées et unies pour protester contre la pénibilité du travail et réclamer une augmentation des salaires. En Islande, c’est la grève d’octobre 1975 qui marque les esprits, réunissant près de 90% des femmes du pays dont une large majorité manifestera dans les rues de Reykjavik. Les grévistes exigent l’obtention de l’égalité entre les hommes et les femmes et la reconnaissance de leur rôle dans l’économie du pays et la gestion des familles. En clair, elles démontrent qu’elles sont indispensables. Tout simplement. Un message fort envoyé à la société qui va devoir faire évoluer drastiquement ses mentalités. Une inspiration pour les Espagnoles qui le 8 mars 2018 ont répondu massivement à l’appel de 8-M, fédération d’associations féministes, alliée aux syndicats : concerts de casseroles dans Madrid, arrêts des métros et des trains, défilés devant les enseignes commerciales, journaux télévisés sans présentatrices… Elles dénoncent toutes les formes de discriminations et de violences à l’encontre des personnes sexisées. Sans elles, tout s’arrête, elles l’ont encore prouvé et nos voisines suisses n’ont pas hésité l’année suivante, en 2019, a impulsé la grève des femmes dans leur pays, réclamant en premier lieu la fin des inégalités salariales – elles dénoncent les différences de salaire durant les carrières mais également les conséquences sur la retraite, les femmes étant les principales impactées par les réformes retraite… - et la reconnaissance sociale et financière des postes et secteurs occupés par les femmes, et en second lieu la fin des violences sexistes et sexuelles de manière globale.
C’est un fait, tout est lié. De l’injonction à gérer l’espace privé et les tâches qui y sont assignées à la culture du viol, en passant par l’inégal accès et la faible représentativité au travail, à la santé, à la scène politique comme culturelle et artistique, les militant-e-s féministes attaquent de front le système patriarcal dans son ensemble afin de déconstruire les mécanismes d’oppression exercés à tous les niveaux de la société. Les 11 et 12 juin, au festival Mars ou grève, les camarades suisses sont présent-e-s pour partager leurs expériences. « Ce qui nous a fait le plus de bien, c’est qu’elles ont montré que c’était possible ! Elles sont parties d’un terrain où tout était à construire. Elles ont beaucoup tafé et l’engrenage s’est enclenché. Et c’est une des plus grosses mobilisations sociales ! C’est inspirant ! », s’enthousiasme Mélissa, membre de Nous Toutes 35. Elle est accompagnée de Val et d’Aline, toutes deux également militantes au sein du collectif féministe. « C’est une source d’inspiration et d’admiration. Et puis de voir toutes ces marées vertes et violettes sur les villes d’Amérique du sud, d’Amérique centrale, d’Inde, d’Europe, etc. On a envie de ça, de quelque chose de global qui renverse le système capitaliste et patriarcal. Pas juste à Rennes. C’est pour ça que c’est nécessaire de construire ça massivement. », souligne Val.
SE RASSEMBLER POUR PESER
Rien ne se fait en un claquement de doigts. Déboulonner les stéréotypes et rôles genrés, intégrés dès le plus jeune âge et infusés dans toute la société de manière plus ou moins pernicieuse, de manière plus ou moins consciente, demande du temps et des moyens. Pour expliquer d’où proviennent les inégalités, comment elles s’expriment et comment elles perdurent. Il est primordial de fédérer et de s’organiser. « À Rennes, en 2019, on était plusieurs à vouloir monter une structure féministe dans l’objectif d’organiser la manifestation du 25 novembre (journée internationale de lutte contre les violences sexistes et sexuelles faites à l’encontre des personnes sexisées, ndlr). On s’est posé la question de lancer une inter orga ou un collectif. L’idée n’était pas de remplacer les associations féministes existantes mais de coordonner les énergies. À cette époque, les collages commençaient aussi. Entre le 25 novembre et le 8 mars (journée internationale pour les droits des femmes, ndlr), on a bien posé les bases du collectif. », explique Aline. L’année 2020 est bousculée par la crise sanitaire et les confinements qui révèlent la précarité des métiers essentiels et surtout de celles qui les font tourner. « À ce moment-là, Nous Toutes 35 était en contact avec différents collectifs nationaux indépendants. Une poignée s’est organisée et c’est comme ça qu’est née la Coordination féministe. », poursuit Val. Autour de la question « Comment traiter la crise sanitaire d’un point de vue féministe et s’organiser politiquement en temps de confinement ? » s’affinent l’idée et la volonté de transformer profondément et radicalement la société. Après une première mobilisation axée sur un déconfinement féministe, interpelant l’opinion publique quant aux conditions des premières de cordée et de corvées et demandant une revalorisation de leurs statuts et de leurs salaires, éclosent les premières Rencontres nationales féministes, organisées par la Coordination féministe et Nous Toutes 35 (qui fait parti du regroupement national), à Rennes.
GELER LE PAYS
Nous sommes en janvier 2022 et là encore le propos est à la grève générale. Quelques mois plus tard, la manifestation du 8 mars prend lieu et place le jour même et non comme à son habitude le week-end précédant ou suivant la journée internationale. Un premier pas qui ancre dans les mentalités la faisabilité d’une grève à venir… Une invitation à arrêter de travailler, à l’instar du mouvement #3Novembre9h22 (en 2021), #4Novembre16h16 (en 2020) ou #5Novembre16h47 (en 2019) qui marque le moment de l’année où les femmes commencent à travailler bénévolement, en raison de l’écart des salaires. À la différence que l’effet ici est réduit, malgré la volonté de pointer et de visibiliser cette inégalité criante. La grève féministe va plus loin puisqu’elle tend à geler le pays, bien au-delà de la symbolique. En arrêtant de travailler le 8 mars et en refusant de réaliser les tâches domestiques assignées, elles dépassent la revendication d’égalité salariale. Pour les militantes de Nous Toutes 35, « c’est là que s’articule le mouvement en terme de revendications féministes, en soulignant les différentes dimensions du travail productif (salarié) et du travail reproductif (domestique). » Elles initient une prise de conscience qui pourrait s’avérer spectaculaire. Réaliser le poids des femmes et minorités de genre dans la société et leur impact si elles démissionnent de leurs rôles sexuels et genrés, c’est prendre conscience du pouvoir qu’elles ont, c’est faire comprendre que sans elles, rien n’est possible. C’est imposer leurs revendications et conditions dans l’espace et le débat public pour une refonte complète du système, pour un fonctionnement égalitaire. Qui doit également prendre en compte les nombreuses discriminations qui s’articulent au croisement du sexisme et des rapports de domination en raison des origines réelles ou supposées, du handicap, de la classe sociale, de l’orientation affective et sexuelle, de l’identité de genre, etc. Sans oublier la dimension des territoires (milieu rural, milieu urbain, centre ville, quartiers populaires, etc.).
MOBILISER TOU-TE-S LES PERSONNES CONCERNÉES
La grève féministe, c’est un état d’esprit dans lequel les personnes concerné-e-s se mettent : « On ne peut pas vérifier dans les foyers que tout le monde est en grève. Il ne faut pas être trop puriste. J’aimerais personnellement qu’on arrête tout mais la construction va se faire pas à pas. » Les femmes peuvent débrayer toute la journée, une heure, une minute, porter un badge, rejoindre le mouvement après la journée de boulot. Elles font ce qu’elles peuvent. Car il est nécessaire de penser aux conditions sine qua non au déroulement de la grève. « Si on veut que tout s’arrête, il faut penser les effets en cascade. », souligne Val. Elle explique : « Si les enseignantes se mettent en grève, les enfants sont renvoyés à la maison. Et là, qui va les prendre en charge en général ? Si on s’arrête, des personnes vont rester seules, notamment les enfants, les personnes fragilisées, les personnes handicapées (les métiers de l’éducation, des services à la personne, de la santé, etc. étant majoritairement occupés par les femmes, ndlr). La question se pose : comment on construit la grève autour des enjeux et de la forme avec des alternatives pour ne pas mettre à mal les personnes dont on s’occupe majoritairement ? Il ne faut pas que ça retombe sur les femmes elles-mêmes. » Et que l’on ne reproduise pas les schémas dénoncés, à savoir que ce ne soit pas uniquement les femmes blanches, aisées, cisgenres, valides, hétérosexuelles qui soient en mesure d’affirmer la grève, biaisant une partie des revendications en s’octroyant la parole des concernées absentes. « La question des enfants est centrale. Comment organiser la garde des enfants et transformer ça en sujet collectif ? », interroge Mélissa, qui poursuit plus globalement : « On a besoin de savoir précisément comment ça se passe dans les différents métiers, pour apporter des réponses alternatives à la grève si elles ne peuvent pas y participer entièrement ou pour pouvoir s’organiser afin qu’elles y participent. Et pour ça, on a besoin des syndicats. »
COLLABORER AVEC LES SYNDICATS
S’atteler à la tâche colossale de l’organisation d’une grève générale, on l’aura compris, ne peut s’effectuer seul-e et séparément. Unir les forces mais aussi les compétences et savoirs. Et en cela, chaque collectif, association et syndicat est expert-e du secteur qu’il défend, du secteur dans et sur lequel il opère. « Là, je parle en mon nom et non en celui de Nous Toutes 35. Pour moi, il est important de travailler avec les syndicats. Si on veut mobiliser sur les lieux de travail, on va avoir du mal à le faire sans eux. Je sais que certain-e-s ont peur qu’on ne soit que la caution paillettes (comprendre ici que la collaboration serve de faire valoir à l’action des syndicats qui en collant l’étiquette féministe pourrait être tenté de se débarrasser du travail de remise en cause du système patriarcal au sein même de leurs pratiques et de leurs organisations, ndlr). Mais je pense qu’il faut travailler ensemble à des revendications communes. Les syndicats ont un pied là où nous on n’est pas organisé-e-s, sur des sujets sur lesquels on n’a pas de prise. », commente Aline. Depuis plusieurs années, le collectif rennais s’active à penser la relation partenariale avec notamment la commission féministe de Solidaires et « un peu » FO, la CGT et la CNT, dans le cadre des manifestations des 8 mars et 25 novembre.
Les premières marches sont donc déjà gravies. Si les militantes s’accordent à établir que les énergies et les modes opératoires ne sont pas nécessairement similaires entre engagement militant et engagement syndical, force est de constater que sur le terrain d’une grève générale féministe, il y a tout intérêt à faire alliance. « C’est important de s’emparer de la question de l’exploitation dans les métiers du soin, d’entretien, d’aides à domicile, d’aides soignantes, etc. Car il s’agit là de travail reproductif mais salarié. Sous payé… Notre rôle est de réappuyer sur ces points et de bien indiquer nos raisonnements et revendications aux syndicats. », analyse Val. Aline poursuit la réflexion : « Les secteurs fortement féminisés sont souvent sous syndicalisés. Il nous faut construire les rencontres vers ces personnes employées. En prenant en compte que dans les secteurs tels que les aides à domicile, il n’y a pas forcément de lieux de travail fixes. Si on a envie de diffuser largement cette idée de grève, les syndicats sont indispensables car, eux, ont un accès plus simples aux salarié-e-s que pour nous. S’ils ne suivent pas, on le fera quand même mais ça marchera moins bien. »
RÉPANDRE L’INFORMATION
Les militantes montrent bien à quel point la situation est complexe et transversale à tous les niveaux de la société. L’ampleur de la tâche ne les démonte pas. Elles savent que le travail va être long. Elles savent que le travail va être compliqué. Leur détermination et leur volonté s’affichent à la hauteur de la mission. Echanges, partages des vécus et des expériences et réflexions sont au cœur de leurs opérations. Au sein du collectif, de la Coordination féministe et des Rencontres nationales (dont la deuxième édition est organisée du 13 au 17 juillet 2022 à Grenoble), la parole se veut libre et l’écoute bienveillante. Il est question de visibilité et de lutte contre l’invisibilisation du travail reproductif non rémunéré, de l’exploitation des personnes sexisées dans les secteurs du care, de l’inégale répartition du travail productif mais aussi de violences conjugales et intrafamiliales, de féminicides et de violences sexuelles. Un propos lourd à porter, difficile à faire reconnaître, parfois même décourageant. Et pourtant, les militant-e-s sont là, répondent présent-e-s et affirment leur adelphité, comme le signalait en février dernier Lisa de la Coordination féministe (lire notre Focus « Inclusion : croiser les forces » / Numéro 95 – Printemps 2022) : « On est pour un militantisme qui ne soit pas du sacrifice. Ça ne veut pas dire que c’est simple à organiser un événement comme on a fait à Rennes, ça veut simplement dire que la balance de force et de bien que ça nous apporte pèse plus que la difficulté. Ça nous donne de la force pour la suite. Des fois, on se sent seul-e-s. Echanger avec des personnes qui ont les mêmes difficultés, ça fait du bien. On s’envoie des messages de cœurs, d’étoiles, on discute dans la joie et la bonne humeur. C’est un mélange de rage et de paillettes ! »
En réunion à l’Hôtel Pasteur, les membres de Nous Toutes 35 évoquent les joies du militantisme et font part du plaisir procuré par des événements qui mêlent engagement et festivités, à l’instar de Big Up organisé en marge du 8 mars à la Maison de quartier de Villejean, à Rennes, ou le festival Mars ou grève. Elles le disent, l’objectif de ce week-end, c’est « de faire un premier pas vers la diffusion de cette grève du 8 mars », « d’appâter avec des animations et des concerts des personnes qui ne seraient pas venues autrement » et « toucher un maximum de gens, en plantant la graine pour dire qu’une grève massive aura lieu en 2023, et rencontrer des gens qui sont intéressés. » Sans oublier que ces événements permettent également aux militant-e-s de s’auto-former sur les questions féministes. « On n’a pas de recette magique. Il faut diffuser l’info, la rabâcher partout, tout le temps. Partout où on va, il faut en parler. Afficher le drapeau « Grève féministe 2023 », partout, tout le temps. Et puis, il faut qu’on réussisse à construire des revendications qui parlent de nos vies quotidiennes pour que ça parle. Les féministes suisses ont écrit un manifeste en 19 points en disant « Si tu te reconnais, viens faire grève avec nous ! ». Il faut qu’en septembre, on ait ça aussi ! », scande Aline.
Et surtout faire passer le mot : une grève générale féministe massive n’est pas seulement envisageable et envisagée, elle est déjà sur les rails, elle est possible et elle est largement susceptible de fonctionner. Ensemble, on s’arrête tou-te-s. Le 8 mars 2023. Le 8 mars 2024. Le 8 mars 2025. Parce que nos voix comptent. Que nos existences comptent.