Célian Ramis

Procès des viols de Mazan : un miroir grossissant de la société patriarcale

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Partout en France, les militantes féministes et allié-es se sont retrouvées pour se mobiliser, ensemble, en soutien à Gisèle Pélicot et Caroline Darian, et en soutien à tou-tes les victimes de violences sexistes et sexuelles.
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Prises de parole des militantes et victimes de VSS lors du rassemblement en soutien à Gisèle Pelicot« Ras le viol », « Face aux violences, notre silence les arrange, notre colère les dérange », « Le scandale, c’est le viol »… Les pancartes trônent dans l’espace public, les slogans retentissent, la foule scande « Le patriarcat ne tombera pas tout seul, organisons-nous pour lui péter la gueule ! ». Il y a de la colère, il y a de la sidération et puis, il y a aussi de la sororité, de l’adelphité et de la solidarité. Et surtout, beaucoup de courage et d’émotions, ce jour-là, samedi 14 septembre. Partout en France, les militantes féministes et allié-es se sont retrouvées pour se mobiliser, ensemble, en soutien à Gisèle Pélicot et Caroline Darian, et en soutien à tou-tes les victimes de violences sexistes et sexuelles. 

Depuis deux semaines, une affaire judiciaire de grande ampleur agite la France, qui braque alors son regard sur Avignon. On parle d’un procès hors norme. Le procès dit des viols de Mazan. Sur le banc des accusés de la cour criminelle du Vaucluse : 51 hommes. La victime : Gisèle Pelicot, que son mari, Dominique Pelicot, a violé et drogué pendant une dizaine d’années afin de la faire violer par plusieurs dizaines d’hommes inconnus. Nous sommes en 2020 et le prévenu est interpellé pour avoir photographié sous les jupes des clientes dans un supermarché. L’événement entraine la découverte – par la fouille du téléphone et de l’ordinateur - d’une partie des viols subis par Gisèle Pelicot par des hommes recrutés en ligne par son époux. Caroline Darian, leur fille, apparait également parmi les photos, endormie et dénudée, comprenant ainsi qu’elle aussi a été victime de son père, droguée à son insu. Depuis, elle a créé l’association « M’endors pas : stop à la soumission chimique ».

LA SOUMISSION CHIMIQUE, UN PHÉNOMÈNE PAS SI RARE

L’affaire met l’accent sur la notion de soumission chimique, soit le fait de sédater ou droguer une personne à son insu (ou sous la menace) dans le but de commettre à son encontre un délit ou un crime (agression sexuelle ou viol par exemple). « C’est un phénomène qui touche massivement les femmes dans les contextes conjugaux mais aussi dans les boites de nuits et les bars. La peur de la subir, on est très nombreu-ses à l’avoir et à la subir constamment en soirée. Surveiller nos verres, toujours les commander nous-mêmes… C’est une vigilance permanente qui nous empêche de profiter librement de nos vies », souligne le collectif Nous Toutes 35. L’affaire dévoile l’impact, l’ampleur et l’enjeu de la culture du viol, dans un procès médiatisé et rendu public par Gisèle Pelicot et Caroline Darian (qui en avril dernier a publié le livre Et j’ai cessé de t’appeler papa dans lequel elle fait état d’un climat incestueux existant), refusant le huis clos afin que l’on connaisse le nom et le visage de la victime principale. Et que l’on regarde en face la réalité de la situation, loin d’être isolée. 

Au rassemblement en soutien à Gisèle Pelicot et aux victimes de VSS, une jeune militante blanche tient une pancarte "Il y a viol et viol et ma main dans ta gueule"Depuis l’ouverture de l’affaire judiciaire, début septembre à Avignon, Gisèle Pelicot affiche avec force sa détermination à briser le tabou et le silence et, surtout, à ne pas se taire face à une atrocité si banalisée et répandue dans la société. Elle devient, quelques mois après Judith Godrèche, le symbole de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, et une figure emblématique qui fédère et permet à d’autres concerné-es de livrer leurs vécus. Elle envoie un message puissant et essentiel : la honte doit changer de camp. « Les enquêtes de la Ciivise nous rappellent clairement que ce phénomène, qui existe dans de très nombreuses familles, est caché la plupart du temps pendant des dizaines d’années. Et lorsque les victimes parlent, elles ne sont pas crues ni par leur famille, ni par les flics, ni par la Justice. Cette situation doit changer pour que les enfants puissent grandir sainement et en sécurité. Pour que nos vies soient apaisées et nos traumatismes soignés ! », déclarent les militantes de Nous Toutes 35 lors du rassemblement du 14 septembre.

Elles ont répondu à l’appel national ce jour-là « pour sortir dans la rue visibiliser notre colère et notre soutien à Gisèle Pelicot mais également à tou-tes les victimes de VSS. Nous saluons le courage de ces deux femmes tout comme nous saluons le courage de tou-tes celleux qui ont subi des violences sexistes et sexuelles. » Et elles seront nombreu-ses à prendre le micro pour exprimer leurs vécus (notamment autour de l’inceste), transmettre et partager leur force à poursuivre le combat et mettre le courage, l’adelphité et la puissance du collectif au cœur de la lutte. C’est le cas de cette jeune fille, victime d’inceste à l’âge de 9 ans : « C’est un combat que j’ai commencé à mener il y a un an seulement et c’est un combat que je ne veux pas arrêter. C’est un combat que je veux vous inviter à prendre vous aussi, parce que je sais que, malheureusement, il y a beaucoup de personnes qui ont vécu la même chose que moi. Il y a beaucoup de personnes qui ont vécu l’inceste, qui ont vécu des violences, et dans l’affaire en cours, on parle de Gisèle Pelicot mais aussi de sa fille, qui a été victime de son propre père. »

L’effroi traverse la foule. Elle poursuit : « L’inceste, c’est quelque chose qui est très tabou. C’est quelque chose dont personne ne parle. C’est quelque chose qui parait être normal dans certaines familles parce que le schéma incestueux, c’est le système, c’est comme ça. » De tout son bagage et enthousiasme, elle encourage les personnes présentes à se soulever contre le système, à rompre le silence et à le visibiliser, massivement : « Moi, je veux vous inviter surtout à prendre l’espace public, à écrire si vous êtes une victime ou une proche de victime, si vous vous en sentez capable, écrivez sur les murs de Rennes, écrivez de quoi vous avez été victime, écrivez ce que vous avez vécu, écrivez l’inceste ! » Transformer le cataclysme.

EN FACE, DES ARGUMENTAIRES BORDÉLIQUES…

Du côté de la défense, la stratégie démontre un manque d’arguments solides et, surtout, un manque de dignité total. Mardi 10 septembre, l’avocat Guillaume de Palma met le feu aux poudres, en déclarant : « Il y a viol et viol, et sans intention de le commettre, il n’y a pas viol ». Les mots pèsent lourd, misant sur des arguments clairement empreints de la culture du viol. Une phrase et une intention qui ne passent pas. Pour les militantes, il est inadmissible de mettre au centre « le fait que ces hommes n’étaient pas conscients de violer, n’avaient pas l’intention de commettre un viol alors même qu’ils étaient face à une femme inanimée. » Pour elles, « la notion d’absence de consentement devrait de toute façon primer sur l’intention de violer. » Elles poursuivent :

« Ce système a conduit à ce qu’aucun homme - contacté par Dominique Pelicot sur le forum où il recrutait – ne donne l’alerte, ne se préoccupe du destin de Gisèle Pelicot, faisant d’eux des complices silencieux. »

Elles rappellent, en parlant des 50 autres hommes accusés : « Ils disent qu’ils pensaient participer aux fantasmes d’un couple échangiste alors que les règles étaient claires : pas de parfum, pas d’odeur de tabac, être propre, pas de trace pour qu’elle ne sache pas. Et le salon d’Internet sur lequel se préparaient les viols s’appelait ‘À son insu’ ! » L’affaire transparait comme un miroir grossissant de la société patriarcale et de son pilier, la culture du viol. À tous les niveaux : la situation en elle-même, les argumentaires des avocats et des accusés mais aussi les réactions instantanées d’une partie de la société souhaitant nuancer les propos du fameux « Pas tous les hommes » (#NotAllMen). Un discours qui tend à minimiser l’aspect systémique des inégalités de genre, à perpétuer les VSS et à assurer la non dénonciation des faits et de leurs auteurs, tout en garantissant leur impunité.

« On entend dire que le premier malentendu à lever, c’est quand même qu’il y a des hommes bien, qui n’agressent pas, plutôt que de rappeler que 93000 viols ont lieu par an (et qu’un-e français-e sur 10 confie avoir été victime d’inceste, majoritairement commis par des hommes, ndlr). Que les femmes et minorités de genre ne se sentent pas en sécurité et à très juste titre. Ce qui compte le plus, ce sont les vécus des hommes plutôt que du reste du monde ! », scandent les militantes. 

« UN SYSTÈME PATRIARCAL ORGANISÉ »

Cet homme, Dominique Pelicot, a d’ailleurs brillé de par son absence au tribunal, forçant la suspension du procès dans l’attente d’une expertise médicale visant à définir de sa capacité ou non à venir à la barre, jusqu’au 17 septembre (et faisant entre temps peser l’éventualité d’un report du procès à une date ultérieure) où il confesse être un violeur au même titre que les autres hommes, minimisant par là sa propre responsabilité. Le procès dit des viols de Mazan marque un nouveau tournant dans le combat féministe, éclairant de toute part les conséquences de la domination masculine, permise et cautionnée par et dans une société patriarcale, réfractaire à remettre en question les agissements qui en découlent ainsi que l’ensemble des tenants et des aboutissants de tels comportements (quasiment toujours impunis). Les prises de parole, engagées « pour un féminisme révolutionnaire et un renversement de ce système patriarcal », résonnent dans toute la France et délivrent toute la violence du quotidien :

Au rassemblement en soutien à Gisèle Pelicot et aux victimes de VSS, des militantes blanches fabriquent des pancartes« Que ce soit la violence d’un avocat qui dit qu’il y a ‘viol et viol’, que ce soit la violence d’une Justice qui ne joue aucun rôle dans la protection des victimes, la violence d’une police qui demande si on était bien habillé-es et si on a apprécié, la violence économique puisque la précarité empêche les femmes et les minorités de genre de quitter les foyers violents, la violence d’un État qui aujourd’hui a Darmanin comme ministre de l’Intérieur, qui fait semblant de se préoccuper des VSS pour enfermer des personnes issues de l’immigration et les expulser alors que lui-même est accusé de viol, la violence d’un Macron qui fait semblant de s’intéresser à la constitutionnalisation de l’IVG pendant qu’il soutient Depardieu, qui nous dit qu’on doit réarmer démographiquement le pays, etc. » 

Au micro, la jeune femme poursuit son argumentaire, démontrant « la violence d’un système patriarcal organisé » dont les conséquences restent largement impunies. « Comme le dit Gisèle Pelicot, la honte doit changer de camp. Et moi, je dis qu’on doit commencer à faire payer toutes les entreprises qui font semblant d’être féministes pendant qu’elles virent des victimes de VSS, toutes nos facs qui font semblant d’être préoccupées alors que des profs accusés de VSS par des étudiant-es peuvent continuer à enseigner en toute impunité, tous nos gouvernements de merde qui font semblant d’être de notre côté tandis qu’ils renforcent la police, les prisons, et s’attaquent aux immigré-es et aux sans-papiers ! », scande-t-elle, avant d’affirmer tout son espoir et sa détermination : « La réalité, les ami-es, c’est que ces rassemblements, ils nous montrent qu’on a une force et une force fondamentale ! On doit s’organiser par nous-mêmes. Pour qu’un jour, on puisse être libres, marcher dans la rue, vivre les vies qu’on entend de vivre, sans qu’il y ait aucun danger nulle part et qu’on puisse vivre de manière la plus émancipée possible ! »

DES MILITANT-ES FÉMINISTES UNI-ES ET DÉTERMINÉ-ES

C’est pourquoi ce samedi 14 septembre, les militant-es appelaient aux rassemblements aux quatre coins de la France. Dans de nombreuses villes, la gronde s’est faite entendre. La colère, la rage, le ras-le-bol, la révolte. Mais aussi l’émotion vive que les violences sexistes et sexuelles, leur impunité et leur cautionnement par une grande partie de la société, suscitent. Des frissons ont parcouru les foules unies et soudées pour dire stop, pour revendiquer le droit des femmes et minorités de genre à être libres dans la dignité et le respect de leurs êtres, de leurs corps et de leurs vies, pour dénoncer les violences sexistes et sexuelles subies par des centaines de milliers de femmes et d’enfants chaque année en France et pour témoigner des vécus traumatisants des personnes concernées. C’est une onde de choc à Rennes qui a saisi les personnes mobilisées à République dans le cadre du rassemblement de soutien à Gisèle Pelicot. Une quinzaine de prise de paroles ont personnalisé et rendu concrète la culture du viol et les impacts sur les victimes, nombreuses, ici et partout ailleurs, à avoir saisi le micro pour faire entendre leurs voix et leurs parcours de violences.

Le courage et la résilience, c’est cette femme qui cite Gisèle Halimi : « Le scandale, ce n’est pas la dénonciation du viol, c’est le viol en tant que tel. Elle avait sacrément raison ! Moi-même j’ai été victime d’inceste et j’espérais aujourd’hui voir des hommes parce qu’ils sont concernés. Il faut écouter les victimes, les protéger, les soutenir et dire non au viol. Toute sa vie durant, il faut lutter contre ces formes de violences sexistes et sexuelles qui agissent trop à notre encontre ! » C’est aussi cette femme qui confie avoir subi des violences sexuelles de la part de son dernier compagnon, puis des violences de la part des forces de l’ordre : « Il a invité chez moi des hommes et m’a forcée à coucher avec eux devant lui. J’étais tellement amoureuse et manipulée par mes sentiments que je l’ai laissé faire et j’ai occulté. Quand j’ai voulu aller porter plainte, on m’a demandé si c’était bon. Je me suis barrée du commissariat. »

Les personnes qui témoignent ce jour-là démontrent encore une fois les parcours de combattant-es endurés. Ne pas être cru-e, être maltraité-e lors du dépôt de plainte, être exposé-e à des commentaires et comportements nocifs lors de l’enquête préliminaire, ne pas avoir le droit à un procès, être rendu-e coupable et responsable des faits… Les procédures engagent les victimes dans des processus longs, pénibles et souvent douloureux, sans que celleux-ci n’obtiennent réellement justice et réparation. Une militante relate son vécu traumatique : « Pendant l’enquête, les flics ont demandé à mes parents des photos de moi avec l’air triste pendant la période des viols pour bien montrer que j’étais pas bien dans ma peau à ce moment-là. Je suis peut-être bizarre mais à 14 ans, je ne prenais pas de photo de moi en pleurs… Pendant le procès, mon avocat m’a demandé de couper mes cheveux bleus parce qu’ils sont synonymes de quelqu’un qui se laisse aller et pourrait ne pas avoir été violé-e… »

La liste s’allonge : « Les flics ont alerté tout le monde dans mon village, sont venus chercher une amie à moi dans le collège directement et ont convaincue une autre amie à moi que j’étais partiellement responsable du fait qu’elle se retrouve mise dans l’affaire elle aussi. » Son procès, elle l’a gagné. Et pourtant :

« C’est extrêmement rare de remporter un procès pour inceste et pédocriminalité. Mais le violeur a pris 18 mois de prison aménageables. Donc il n’a jamais été en prison, il a eu un bracelet électronique, il est resté chez lui et actuellement, il est en liberté totale, il vit sa meilleure life ! »

DES VIOLENCES DÉCRYPTÉES AU TRAVERS DES VÉCUS

Forts, glaçants, les témoignages saisissent d’émotion la foule qui vacille un peu plus à chaque nouvelle prise de parole tant la violence transparait, devient réelle et palpable, tant elle s’expose dans chaque récit. Les victimes délivrent, avec courage, les faits subis et déconstruisent, avec hargne, les stéréotypes, clichés et mécanismes ancrés et intégrés par tou-tes dans la culture du viol. L’isolement des victimes : « C’était mon cousin. Jusqu’à aujourd’hui, je me croyais seule donc je voulais remercier toutes les personnes qui ont pris la parole. » Le silence : « J’avais 4, 6 et 10 ans et je n’en ai pas parlé car j’ai vécu ce qu’on appelle une amnésie traumatique. Quand j’en ai parlé, ma maman m’a dit que c’était pas bien de mentir sur ce genre de choses. Je ne la juge pas, c’est compliqué parfois de réaliser que son enfant a pu subir ça. »

Au rassemblement en soutien à Gisèle Pelicot et aux victimes de VSS, une femme retraitée blanche tient une pancarte "Gisèle Pelicot, le courage face aux viols et à la soumission chimique. la honte doit changer de camp"Le profil de l’agresseur :« Mon agresseur était blanc. J’en ai marre d’entendre les gens dire que les étrangers sont les personnes qui violent dans les rues. C’est pas vrai. Moi, j’ai peur de sortir de chez moi, parce que j’ai peur des hommes blancs. » / « On est dans un système où malheureusement quand on a du pouvoir, on garde notre rang, on n’est pas dénoncé… » / « C’était mon beau-père, un homme de confiance, apprécié de tout le monde évidemment, quelqu’un dont on ne pouvait pas penser ça de lui » et « Ces hommes (à propos des 50 accusés au procès, ndlr), leurs CV tournent beaucoup dans la presse. Ce qui choque, c’est que leurs vies sont ordinaires. Ils occupent des tafs ordinaires. Ça pourrait être n’importe quel homme. » La victimisation des hommes face au sujet : « C’est important que tout le monde comprenne que ce n’est pas l’individu en tant que tel qu’on dénonce mais le groupe social – homme – que vous représentez, la masse que vous êtes, l’énergie qui s’en dégage et qui peut être effrayante. » 

Et puis la culpabilité, le sentiment d’être responsable des violences subies : « J’ai longtemps cru que c’était de ma faute parce que c’était des petits jeux, des chatouilles, pas grand-chose. J’ai cru que c’était de ma faute, que j’avais fait quelque chose de mal. J’en ai pas parlé pendant 9 ans. Il a récidivé sur sa nièce. Ça aussi, j’ai cru que c’était de ma faute, parce que je n’en avais pas parlé. Aujourd’hui, j’ai porté plainte ! ». Le temps long de la compréhension des faits et de la potentielle reconstruction : « À 13-14 ans, c’est le moment où le corps d’une femme se développe, et du coup, on devient une proie pour certaines personnes. On a vraiment l’impression que c’est de notre faute ce qui se passe et, en fait, j’ai mis du temps avant de comprendre que ce n’était pas ma faute. J’avais 13 ans, j’étais tiraillée par plein d’émotions différentes, c’est l’époque de la découverte de la sexualité, on se pose des questions, on se demande comment fonctionne son corps et les parents n’en parlent pas. »

DES MESSAGES DE FORCE ET D’ESPOIR

Dans une société patriarcale, c’est à la victime de s’entourer – avocat, psychologue, association d’aide aux victimes, accompagnement juridique, médical, social, etc. – pour démontrer sa motivation à aller au bout d’une procédure, seul moyen à l’heure actuelle prouvant ainsi la véracité de ce qu’elle dénonce et la légitimité à être reconnue dans son statut de victime et pour pouvoir se départir d’un sentiment de culpabilité mise au fil de ce long et fastidieux parcours. Éduquer à l’égalité, à la sexualité (libre, joyeuse, éclairée, consentie et partagée), à la vie affective (hors schéma de domination dans le couple), au consentement. Encadrer cette notion même dans la définition du viol. Ecouter les victimes, les prendre en charge et les accompagner. Les croire. Déconstruire nos représentations hétéronormées basées sur les violences, les mécanismes d’emprise et de domination. Déboulonner la masculinité hégémonique et la virilité. En finir avec la culture du viol. 

« On est des humain-es. On a des questionnements, on peut avoir des envies, on peut avoir des curiosités mais cela n’excuse absolument pas le comportement d’un adulte qui va venir vers vous, va venir vous rejoindre et vous demander des choses, et s’investir dans une relation avec un-e mineur-e. Même si parfois, c’est vous qui vous êtes rapproché-e par curiosité, ou pour n’importe quelle raison, c’est vraiment hyper important de comprendre que vous n’êtes pas responsable des agissements de cette personne qui est consciente, qui a été construite psychologiquement, qui a eu le temps de vivre, qui a eu le temps de faire des expériences, et qui abuse de vous. C’est un abus ! » Les témoignages affluent, transmettant des messages d’encouragement et de solidarité : « Sachez qu’il n’est jamais trop tard pour faire entendre votre voix, que ce soit 5, 10 ou 15 ans après ! Parlez, osez dire les choses, parce que c’est pas votre faute. Vraiment, c’est eux le problème ! C’est vous qu’on doit entendre, c’est vous qu’on doit voir ! C’est pas eux qui doivent continuer à vivre normalement pendant que vous, vous devez vous cacher ! » Alors, des centaines de voix s’unissent pour scander en chœur : « Tu n’es pas seule ! Tu n’es pas seule ! Tu n’es pas seule ! » Un collectif, un espoir, une force considérable.

 

Célian Ramis

Militantisme : visibiliser les lesbiennes

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C’est une histoire d’alliances. Toujours. Mais c’est aussi une histoire d’invisibilisation. Toujours. Les lesbiennes ont sans cesse lutté pour les droits des femmes, pour la dignité et le respect des individus, pour la défense des biens communs et sociaux. Pour tou-te-s.
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C’est une histoire d’alliances. Toujours. Mais c’est aussi une histoire d’invisibilisation. Toujours. Les lesbiennes ont sans cesse lutté pour les droits des femmes, pour la dignité et le respect des individus, pour la défense des biens communs et sociaux. Pour tou-te-s. Et pourtant, elles ont toujours été écartées de l’Histoire. Silenciées, méprisées, infériorisées, stéréotypées, stigmatisées… Elles sont souvent réduites à une série de clichés, quand elles ne sont pas ignorées par la société et ses représentations médiatiques, militantes, culturelles, artistiques ou encore sportives. 

Quand on pense homosexualité, on pense au masculin. Et dans les rares cas où on l’envisage au féminin, notre regard est biaisé par les clichés sexualisants et pornographiques. Par le fantasme de deux femmes hétéros se donnant du plaisir pour satisfaire les désirs des hommes. Et si elles affirment leur lesbianisme hors des codes hétéropatriarcaux, alors on les insulte en les traitant de mal baisées, d’aigries et on les réduit à l’image unique du « garçon manqué », d’une femme tentant de correspondre aux caractéristiques de la virilité hégémonique… Ces stéréotypes sexistes et lesbophobes encore très ancrés dans les mentalités accompagnent et participent significativement aux mécanismes d’invisibilisation des lesbiennes, de leur pluralité, de leur culture, de leurs trajectoires vécues, des difficultés subies, de leur histoire militante… Alors même qu’elles ont toujours été impliquées dans les mouvements féministes et LGBTIQ+, profitant à l’ensemble de la société. 

En mars dernier, tempête chez Disney-Pixar. Le géant de l’animation américaine s’apprête à sortir Buzz l’éclair sur les écrans et éclate alors la polémique autour d’une scène censurée montrant un baiser lesbien. Cela n’a rien d’anecdotique. Bien plus obscures que les salles dans lesquelles le dessin animé est projeté, les raisons de ce retrait résident dans une lesbophobie ambiante et insidieuse. Scandalisé-e-s par la découpe de la scène, des employé-e-s de Pixar ont décidé de dénoncer l’action publiquement afin de mettre les studios face à leurs responsabilités. Dans une lettre ouverte, iels déclarent que « presque tous les passages ouvertement gay sont coupés à la demande de Disney, sans prendre en considération les protestations des équipes créatives et exécutives de Pixar. »

La presse s’empare de l’information mais n’en analyse pas la profondeur et la spécificité. Certes, l’homophobie est incontestable du côté de la célèbre firme dont les films d’animation de ces dernières années ne sont teintés que de rumeurs autour d’un hypothétique progressisme (dans Luca, il est possible que les deux garçons s’aiment mais la ligne officielle défend qu’il ne s’agit là que d’amitié, et dans La reine des neiges, on suppose qu’Elsa pourrait être lesbienne, simplement parce qu’elle est célibataire du début à la fin du film et qu’elle ne se jette pas comme sa sœur sur le premier mec venu…). Mais surtout, elle est pensée quasi exclusivement au masculin.

NE PAS DIRE…

Et même lorsque la thématique lesbienne est abordée dans le film d’animation En avant, les articles ne mentionnent jamais le terme… On parle alors « du premier personnage homosexuel », tout comme on parle d’un « passage gay » censuré dans Buzz l’éclair, et on explique que le film est interdit de diffusion dans les pays du Moyen Orient en raison de ce « personnage homosexuel » qui explique « son homosexualité ». Ce personnage, c’est une policière. Si on ne le sait pas, on se figure une relation homosexuelle entre deux hommes. Parce que la lesbophobie s’exprime au croisement de l’homophobie et du sexisme. 

Au delà de l’élément de langage, qui lui non plus ne relève pas du détail, la polémique pointe le problème éducatif. Dans Le screen, à écouter sur Mouv’, Manon Mariani évoque, en parallèle de ce scandale, le vote de la loi – entrée en vigueur depuis le 1er juillet 2022 - en Floride interdisant d’enseigner à l’école des sujets en lien avec l’orientation sexuelle ou l’identité de genre. Cette loi nommée « Don’t say gay » par les opposant-e-s choque et suscite rapidement des réactions dénonçant la haine LGBTIphobe. De son côté, The Walt Disney Company reste, elle, silencieuse, puis finit par se positionner contre le projet, après avoir été sollicitée par des employé-e-s LGBTIQ+.

Plus qu’une histoire de puritanisme, le problème n’est pas isolé et propre à certains territoires uniquement. La lesbophobie dépasse les frontières de la Floride et du Moyen Orient. En France, la loi sur l’éducation à la vie sexuelle et affective existe depuis 2001 et son non respect ne choque personne. Si un rappel à l’obligation de dispenser au moins 3 cours par an dans les écoles, collèges et lycées a été tout de même effectué en 2018, le magazine Têtu souligne à juste titre que lorsque les sessions sont menées autour du consentement, de la contraception, des rapports femmes-hommes et de la sexualité, elles omettent « quasi-systématiquement l’aspect LGBT de ces sujets. » Et même dans des articles dédiés à la question, il est rare de voir apparaître le terme lesbienne, le terme homosexuelle étant plus largement répandu.

Comme s’il s’agissait de ne le dire qu’à demi mots. Comme s’il s’agissait de s’en excuser. Comme s’il s’agissait de préserver nos représentations bien hétéronormées de la femme soumise à l’homme. L’homosexualité au féminin serait-elle plus douce, plus rassurante, que le lesbianisme qui affirme et revendique une orientation sexuelle et affective en dehors des schémas patriarcaux ? Ce qui est certain, c’est qu’elles dérangent, les lesbiennes…

LES HOMMES D’ABORD

C’est toujours la même rengaine. Y compris dans les milieux LGBTIQ+ qui ne sont pas exempts de l’intégration et l’imprégnation des stéréotypes sexistes et des mécaniques d’oppression. En juin 2021, lorsque la FEERIE – Féministe Équipe de Recherche Insolente et Erudite – présente une partie de ses travaux à la Maison des Associations de Rennes, Alice Picard, Clémentine Comer et Françoise Bagnaud le disent : les engagements homos des années 70 et 80 commencent à peine à être étudiés. Surtout à Paris et surtout orientés gays. Elles ouvrent alors « la boite noire du militantisme rennais grâce aux archives de l’association Femmes Entre Elles et des militantes de A Tire d’elles. »

À cette époque, l’homosexualité figure sur la liste des maladies mentales. Elle se vit cachée. Beaucoup de femmes découvre le milieu LGBT par l’intermédiaire d’un homme, comme le précise ce jour-là la chercheuse et militante Clémentine Comer : « Les femmes que nous avons interviewées ont toutes à plusieurs reprises mentionné l’importance dans leur jeunesse, au lycée ou au travail, de la rencontre avec un homme gay qui a pu avoir la fonction de facilitateur d’une entrée dans le monde de l’homosexualité. » Dans la capitale bretonne, les lesbiennes militent au sein du Groupe de Libération Homosexuelle et tiennent, à l’occasion d’une semaine homosexuelle organisée à la MJC La Paillette, un stand dans le hall pour que les femmes puissent s’y retrouver. De là nait le Groupe Lesbien. Les rapports de force des hommes font obstacle à l’expression des femmes. Rapidement, des tensions apparaissent entre militantes lesbiennes et militants gays, scindant finalement le groupe en deux collectifs. 

Quatre ans plus tard, le Groupe Lesbien existe toujours et c’est dans son sillon que se lance l’association Femmes Entre Elles à l’ambition similaire : faire se rencontrer des femmes lesbiennes, leur permettant de vivre librement leur sexualité mais aussi de rompre l’isolement, de s’épanouir dans leurs vies, d’accepter et de comprendre leur homosexualité. La FEERIE livre des témoignages édifiants et joyeux. « Avant je ne comprenais pas ce que je vivais. C’est seulement quand on était ensemble que cela devenait réalité. », confie Chris. « C’est aussi le fait d’avoir pu vivre une relation amoureuse par le biais de l’association dans un milieu favorable et de ne plus être obligée de me cacher et de pouvoir enfin en parler ouvertement. », relate Laurence.

La non mixité, le rassemblement entre lesbiennes, apparaît comme essentiel et fondateur dans la construction de bon nombre de militantes de cette période. Car en dehors, nombreuses sont celles qui taisent leur orientation affective et sexuelle dans leurs familles, entourages et au travail. Certaines même la découvrent, comme Martine par exemple : « L’élément déclencheur, c’est dans ma vie d’adulte plus tard avec le wendo. C’était une ouverture vers un autre monde, des rencontres, une ouverture d’espace. J’avais un compagnon à l’époque, je l’ai quitté assez rapidement en 84/85. La séparation est liée au wendo et la rencontre des lesbiennes. C’est avec la création de cette association que je suis devenue lesbienne. »

LESBIANISME & FÉMINISME

C’est là que le militantisme lesbien et le militantisme féministe se rejoignent, à Rennes. Au début des années 80. L’association Femmes Entre Elles met en place des stages de wendo, une pratique d’auto-défense féministe adaptant les techniques des arts martiaux et de la self défense aux vécus spécifiques des femmes. Ces dernières « prennent collectivement conscience des violences qu’elles ont vécues » et partagent « un moment où elles acquièrent confiance en elles. » Se protéger lors d’une agression, apprivoiser sa peur dans une situation de tension pour ne pas céder à la panique, découvrir et valoriser sa force et sa puissance, voilà ce que le wendo propose.

En 1983, des adeptes de la pratique fondent l’association La Cité d’Elles qui se revendique féministe et se démarque de FEE, en donnant accès au wendo à des femmes hétérosexuelles. C’est alors un espace de rencontre entre le lesbianisme et le féminisme, des relations amoureuses émergent, l’homosexualité de certaines se découvre et se nourrit au fil des rencontres, ateliers et activités organisées. Les deux structures prônent le Do It Yourself et explorent les domaines menant à l’autonomisation des femmes, en se réappropriant des savoirs que l’on attribuait aux hommes, y compris ceux concernant le corps des femmes.

Les groupes lesbiens mènent de front défense des droits des femmes et reconnaissance des sexualités. Et surtout respect de celles-ci. Elles investissent La Paillette, proposent des activités, se mobilisent dans le cadre du 8 mars, nouent des relations avec les associations féministes, intègrent des réseaux féministes régionaux, nationaux et internationaux et participent à des rencontres avec d’autres groupes lesbiens, qui déboucheront sur la création d’une Coordination lesbiennes de l’ouest, en 1983. Si l’homosexualité et le wendo se pratiquent dans l’illégalité et dans le secret, les militantes s’épanouissent dans le cadre associatif qui permet un entresoi lesbien, portant un côté empouvoirant, facilitateur de rencontres et créateur d’opportunités. Ce dont témoignent Ulli et Nicole dont les voix résonnent à travers les travaux de la FEERIE.

« On avait des adresses. Une lesbienne donnait l’adresse d’une autre, comme ça, on pouvait voyager un peu partout, on était toujours hébergées. », dit la première. « Il y avait sans arrêt des femmes nouvelles, d’ouverture à d’autres choses et puis de nouvelles histoires d’amour qui commençaient et qui s’arrêtaient. », souligne la seconde. Là encore, les témoignages démontrent le côté structurant, social et militant de Femmes Entre Elles. « Le militantisme lesbien a forgé des apprentissages sociaux à l’international. Et pour certaines femmes, dans les milieux les plus modestes, ça a constitué un capital culturel de substitution. », analyse Françoise Bagnaud, membre de la FEERIE, militante féministe et lesbienne, et autrice d’un ouvrage à venir sur l’histoire de Femmes Entre Elles, dont elle est membre.

À cette époque, elles s’abreuvent des écrits lesbiens, fruits de réflexions émergentes, inspirantes et fondatrices dans l’histoire du féminisme des années 70 et 80. Monique Wittig, Christine Delphy, Marie-Jo Bonnet… toutes marquent le mouvement de luttes pour les droits des femmes, au sein du Mouvement de Libération des Femmes notamment, et l’enrichissent de théories d’émancipation, en particulier face à l’hétéronorme patriarcale. 

RETOUR DE L’INVISIBILISATION

C’est à cet endroit de la pensée féministe que les divergences et tensions apparaissent. Nous sommes au début des années 70 et les Gouines rouges naissent au croisement de la misogynie ambiante et la marginalisation ressenties par les lesbiennes dans le Front homosexuel d’action révolutionnaire et la volonté d’investir ces questions-là au sein des mouvements féministes, en particulier le MLF. Mais bientôt le processus d’invisibilisation se remet à l’œuvre. Il faudra attendre les années 2001 par exemple pour que le livre La pensée straight de Monique Wittig – publié en 1992 en anglais - soit traduit en français. Elle y présente l’hétérosexualité comme un système politique, basé sur la binarité des sexes auxquels sont attribués des genres – féminin et masculin – comportant des caractéristiques qui expliqueraient la répartition des rôles et des fonctions entre les femmes et les hommes dans la société (le travail reproductif pour les premières, le travail productif pour les seconds).

Elle appartient à un courant féministe dit matérialiste, soit un courant de pensée visant à réfuter les arguments biologiques comme moyens d’expliquer la supériorité d’un sexe sur l’autre. Elle défend l’idée que les hommes et les femmes sont des catégories politiques, produits d’une construction sociale visant à la domination masculine. Avec sa phrase, qui scandalisera de nombreuses militantes, « Les lesbiennes ne sont pas des femmes », elle affirme qu’en n’adhérant pas au modèle hétérosexuel en tant que système politique, les lesbiennes échappent au fait d’être femmes dans le sens de cette fameuse construction sociale. Adrienne Rich également théorise dans le même sens dans son livre La contrainte à l’hétérosexualité, critiquant par là même l’hétéronorme et ce qui en découle avec le mariage et la famille traditionnelle. Taxées de radicales, elles sont aujourd’hui seulement réhabilitées dans les milieux féministes, et encore, elles continuent de déranger comme le prouvent les réactions haineuses envers la journaliste et activiste Alice Coffin, autrice du brillant essai Le génie lesbien… 

Puisqu’elles ne couchent pas avec les représentants du patriarcat et de son sbire, le système hétéro, les lesbiennes sont-elles les seules véritables féministes ? La question bouscule et a le mérite d’entrer en profondeur dans le vif du sujet. Le féminisme serait la théorie et le lesbianisme, la pratique, selon Ti-Grace Atkinson, grande figure du féminisme radical et du militantisme lesbien. Dans les travaux présentés par FEERIE, on retrouve à Rennes ce climat de tensions, cette peur au sein de la Cité d’Elles « d’être définies comme moins féministes si on n’a pas de vécus lesbiens », indique un compte rendu de réunion. Un sentiment « que le lesbianisme peut être ressenti comme un jugement de valeur envers les femmes qui ne le sont pas. » Les points de vue divergent et toutes les militantes, féministes comme lesbiennes, ne s’identifient pas dans ce courant de pensée.

Les relations avec Femmes Entre Elles se dégradent alors que l’association défend certes la promotion de l’identité lesbienne, questionne les contraintes de l’hétérosexualité et de la binarité de genre, mais défend également l’expression plurielle des voix du lesbianisme. D’autres événements entachent la bonne entente et malgré l’action conjointe des deux associations contre la publicité sexiste (et notamment contre l’affiche d’une discothèque qui prône « Violer la nuit »), la communication leur fait défaut. Les militantes féministes « discréditent l’engagement de FEE » en parlant de « sous-culture lesbienne » et participent « encore une fois à invisibiliser les lesbiennes. »

AVANCÉES MAJEURES !

Et pourtant, elles ont œuvré et œuvrent toujours pour l’égalité. Elles fêtent cette année les 40 ans de l’association rennaise. Début juillet, FEE organisait un grand week-end festif à la MJC Bréquigny et revenait pour l’occasion sur les événements majeurs de sa création à aujourd’hui. On y constate une véritable volonté de créer un lieu convivial et militant, dans lequel les identités peuvent s’exprimer librement et dans lequel la visibilité et la reconnaissance sont des enjeux essentiels. Dans les années 80, la structure investit la radio en présentant une émission sur Radio Savane, devient le siège de l’association nationale Les Goudus télématiques, un service minitel créé par et pour les lesbiennes, participe aux stages de wendo et aux ateliers lecture, en invitant des pointures de la littérature et du militantisme féministe et lesbien comme Catherine Gonnard, Geneviève Pastre ou encore Suzette Robichon (dite Suzette Triton).

Le 17 mai 1990 marque un tournant hautement important : l’OMS retire l’homosexualité de la classification internationale des maladies mentales. Ce jour-là devient une journée mondiale de lutte contre les LGBTIphobies et FEE s’investit dans les actions orchestrées par le Centre LGBT de Rennes (devenu aujourd’hui Iskis), tout en poursuivant de nombreuses activités, comme l’organisation d’un rallye automobile, la réalisation d’un « Conte de FEE », une feuille d’informations mensuelle envoyée aux adhérentes, l’envoi d’une plaquette sur la visibilité lesbienne à plus de 150 médecins spécialisés (psys, gynécos, etc.) de Rennes et distribution de mini plaquettes à l’entrée du resto U. La décennie est marquante pour Femmes Entre Elles qui va désormais prendre part aux différentes manifestations du 8 mars, journée internationale pour les droits des femmes, et surtout qui va œuvrer pour que le terme lesbienne apparaisse dans la Gay Pride. Le 18 juin 1994, c’est une grande première en France.

La capitale bretonne accueille la toute première Lesbian & Gay Pride, appellation reprise au niveau national l’année suivante. FEE devient membre fondateur du Collectif Lesbian & Gay Pride de Rennes. En parallèle, elles poursuivent les fêtes femmes, soirées dansantes, les bistrotes, les ateliers d’arts plastiques, de théâtre, de clowne, de chant, les randonnées, sorties kayak, balades en vélo, les temps d’échanges de savoirs, les week-ends conviviaux, les séjours au ski ou à la mer ainsi que les ateliers écriture et lecture… Elles militent aux côtés de l’association féministe rennaise A Tire d’Elles pour se réapproprier l’espace public nocturne, elles dénoncent l’absence des noms de femmes dans les rues rennaises en renommant les rues du centre ville (initiative reprise ensuite dans diverses villes de France ainsi que dans un manuel scolaire de 1ère ES édité en 1997), elles participent à la Coordination Lesbienne Nationale, elles se mobilisent pour le PACS et contre les anti PACS et obtiennent une subvention pour le projet inter-associatif de création d’un théâtre forum contre l’homophobie. 

Depuis les années 2000, elles ne cessent d’interroger les inégalités entre les hommes et les femmes mais aussi le racisme intégré par les lesbiennes blanches, s’insurgent avec les féministes sur les différences de prix chez les coiffeurs ou sur la création d’un délit d’IVG, elles marchent dans la rue et font circuler des pétitions contre la montée du Front National en 2002, contre l’expulsion de Sena, une militante lesbienne turque (qui a ensuite obtenu son titre de séjour) ou encore pour les droits des femmes à circuler sans être importunées, à bénéficier de la contraception, du recours à l’IVG, pour les droits des sans-papières et des travailleuses du sexe, etc.

Elles initient une équipe de handball, des soirées FEEstives dans lesquelles les arts et la culture sont à l’honneur, instaurent de nouveaux ateliers, font perdurer certains anciens, se mettent aux réseaux sociaux, refont leur site internet, continuent les permanences à la MJC La Paillette et protestent contre les anti-Mariage pour tous, recevant au passage haine et injures des militant-e-s de la Manif pour tous… Elles maintiennent les liens étroits et partenariaux avec la Marche des Fiertés, le 8 mars à Rennes, les associations de santé des femmes à l’instar du Planning Familial, déménagent à Villejean, organisent des conférences, mettent en place des apéros zoom et une ligne téléphonique solidaire durant le confinement et éditent en 2021 le livre Paroles des FEES confinées avant de se concentrer sur l’organisation des 40 ans de l’association.

Quarante années de rencontres, de travail de réseaux, de combats pour les droits des femmes et des lesbiennes, de luttes pour visibiliser et faire reconnaître les identités de chacune. Quarante années de liens et de soutiens pour rompre l’isolement des femmes lesbiennes. Quarante années d’ateliers et d’activités pour avancer ensemble et pratiquer en toute sororité des loisirs créatifs, sportifs, artistiques et culturels. Quarante années d’échanges de compétences, autant en mécanique qu’en auto-défense en passant par la littérature et le yoga, et de savoirs, pour s’approprier son corps, sa vie, l’espace public, et s’autonomiser. Quarante années de remise en question du modèle patriarcal et hétérosexuel et d’interrogations face aux mécanismes de domination.

RÉHABILITER LE MATRIMOINE LESBIEN

Une histoire riche et passionnante que Françoise Bagnaud racontera bientôt dans un livre publié aux éditions Goater. Une histoire qui démontre que le militantisme s’exprime en province comme dans la capitale mais aussi qu’il côtoie aussi bien les problématiques sociales, politiques, culturelles, sportives, etc. « Ce que je veux montrer, c’est le côté dynamique de FEE, son côté politique aussi. Ce n’est pas pareil de se dire lesbienne qu’homosexuelle. C’est encore difficile aujourd’hui de le dire ! Des femmes n’ont pas voulu témoigner par peur d’être reconnues par leurs familles. », souligne Françoise Bagnaud. Membre de Femmes Entre Elles, investie dans la Lesbian and Gay Pride, co-présidente à une époque du Centre LGBT de Rennes et désormais militante au sein de l’association Histoire du féminisme à Rennes, elle le dit : « Il y a un travail de transmission et de matrimoine à faire. »

En 2015, elle commence à retracer l’histoire de FEE, retrouve des traces des fondatrices et en parallèle co-fonde la FEERIE, après avoir réalisé des entretiens sur les trajectoires des femmes lesbiennes. « Mon objectif avec le livre, c’est de revenir sur la dynamique de cette association unique en France qui continue d’exister. Des jeunes femmes sont venues nous voir à la Marche des Fiertés pour nous dire que Je crois que c’est important d’avoir des espaces et des moments de confort, de pouvoir se dire qu’à cet endroit-là, je peux être qui je suis sans qu’on me juge ou qu’on me renvoie des stéréotypes. C’est important qu’on change les images : les femmes ne sont pas toutes hétérosexuelles, blanches, etc. Beaucoup d’entre nous n’ont pas eu de figures lesbiennes au cours de leurs vies… », poursuit-elle. c’était bien ce qu’on avait fait. Les images comptent, les représentations manquent.

Au fil des interviews, les mêmes sont citées. Muriel Robin, Amélie Mauresmo, pour hier. Adèle Haenel, Céline Sciamma, Pomme, Hoshi, Angèle, pour aujourd’hui. Et dans les programmes télévisés populaires, les couples de lesbiennes apparaissent : « Dans Plus belle la vie par exemple - on en pense ce qu’on veut - mais ça permet de transformer la honte intégrée en quelque chose qui fait parti du monde. C’est très important de rendre les trajets des femmes lesbiennes d’hier vivants et de les relier à aujourd’hui. Sinon, on ne sait pas d’où on vient. C’est très important de partir des témoignages des femmes lesbiennes. Construire l’Histoire sans la parole des concernées, c’est de la domination. » 

Ne pas savoir d’où on vient et se sentir hors des normes. Se construire sans représentations permettant l’identification et la déconstruction par conséquent de l’idée que l’on est en marge de la société dans laquelle on évolue. Donner accès à une Histoire plus complète et complexe permet de rééquilibrer les savoirs qui ont partiellement ou entièrement été confisqués, au même titre que les mémoires de celles qui ont participé à bâtir les théories et ont permis les avancées dont les générations actuelles profitent. « Ça contribue à plus d’égalité, de respect entre les êtres humains. De comprendre de là où on vient pour savoir où on va. Créer de la solidarité entre les générations. Et rendre la fierté à toutes ces femmes qui ont dans l’ombre œuvré et n’ont pas eu de reconnaissance. », analyse Françoise Bagnaud.

Elle poursuit : « Je pense que c’était plus difficile d’être lesbienne dans les années 80 qu’aujourd’hui. On peut être fières de notre Histoire écrite collectivement. Quand des jeunes viennent me voir, c’est pour parler de cette Histoire. Ce que j’ai envie de transmettre, c’est que l’on peut être heureuses en étant lesbiennes ! Quand on grandit sans en parler, on intériorise une sensation de honte, d’anormalité. C’est un poids que l’on retrouve toute sa vie et que les gens ne mesurent pas. » Elle nous raconte la violence des manifestations anti-PACS et des manifestations anti-Mariage pour tous. Elle nous raconte comment elle a consolé des jeunes en pleurs après avoir essuyé insultes et menaces. « Va te faire soigner ! », « T’es un monstre ! » ou encore « Les goudus dans les trous ! » ne sont que quelques exemples d’injures haineuses et traumatisantes qui se répandent encore aujourd’hui avec la très récente extension de la PMA aux couples de lesbiennes (excluant toujours les personnes trans du dispositif).

L’homophobie est encore prégnante. « Si dans tous les lieux publics et dans les médias, on voyait des couples de femmes… Si dans les lycées, il y avait quelque chose sur d’autres possibles que l’hétérosexualité… Ça ferait du bien. Quand on voit ce qu’il s’est passé pour l’ABC de l’égalité… C’est spectaculairement rétrograde ! », scande la militante. Elle croit aux mobilisations, aux alliances, en l’empouvoirement dû à la réhabilitation des femmes ayant participé à l’Histoire, en les espaces de rencontres et de partage et au pouvoir de la parole, des échanges et de la communication. « Il faut amener les gens à sortir de leur point de vue pour regarder les questions des autres. Quand je vais chez des professionnel-le-s de la santé, je leur dis toujours que je suis lesbienne et on en discute. Ça permet une vision à 360° ! », précise-t-elle. 

UN COMBAT INCESSANT POUR LA RECONNAISSANCE

Ne pas visibiliser l’Histoire des lesbiennes, ne pas visibiliser la pluralité des orientations sexuelles et affectives dans les lieux de travail, les médias, les publicités, les espaces de socialisation, les sports, etc. participe aux violences qui s’exercent contre les concernées dans l’espace privé comme public, comme le démontre le rapport 2022 sur les LGBTIphobies, réalisé par SOS Homophobie. « Constat alarmant en 2021 : les lesbiennes qui subissent des violences et discriminations sont de plus en plus jeunes. Pas moins d’une sur quatre est mineure (contre une sur cinq en 2020) et près de la moitié a moins de 24 ans. », peut-on lire dans l’enquête. Insultes, menaces, rejets, séquestrations… Les violences ont principalement lieu dans la sphère familiale, premier contexte de lesbophobie, avant le cadre professionnel. Autre source de violence en augmentation : l’outing.

« Ce dévoilement de l’orientation ou de l’identité de genre sans le consentement de la victime représente 14% des cas de lesbophobie rapportés à l’association en 2021, contre 10% en 2020. », souligne le rapport. Manque ou perte de confiance en elles, nombreuses sont les lesbiennes à vivre (ou survivre) dans un climat de peur et de tensions permanentes : « Les agressions physiques et sexuelles représentent encore 14% des cas rapportés tous contextes de lesbophobie confondus. Les femmes en couple sont particulièrement exposées à ces violences : 21% d’entre elles sont en couple, contre 11% des victimes de gayphobie, par exemple. »

Pour lutter, les militantes ont instauré en avril 2021 la première Marche pour la visibilité lesbienne en France, à l’occasion de la Journée de la visibilité lesbienne (26 avril). Elles luttent contre l’invisibilisation constante des lesbiennes et revendiquent le droit d’accès à la PMA, au même titre que les couples hétéros. Elles sont des milliers à occuper l’espace public, à prendre la rue et donner de la voix pour faire entendre leurs histoires, leurs trajectoires et leurs désirs. Parce que c’est encore un lieu d’agressions verbales, physiques et symboliques, elles se le réapproprient. 

L’intime est politique. Et en tant que LGBTIQ+, leurs existences sont sans cesse soumises au jugement de la société. Dans les années 80, il faut batailler pour faire sauter l’homosexualité de la liste des maladies mentales. Dans les années 90, il faut batailler pour instaurer le PACS et que les couples homosexuels puissent obtenir un statut face à l’institution. Dans les années 2010, il faut batailler pour que les couples homosexuels accèdent au même droit que les couples hétérosexuels : le mariage. Dans les années 2020, il faut batailler pour inscrire dans la loi la possibilité pour les couples lesbiens d’avoir recours à la PMA. Les combats sont longs et douloureux.

Les victoires, faibles par rapport à l’ampleur des énergies qu’il aura fallu déployer. Et souvent, les victoires sont amères. Les lois sont votées au rabais, après une déferlante de souffrances infligées sans relâche par des opposant-e-s LGBTIphobes ultra médiatisé-e-s, là où les concerné-e-s sont elleux peu consulté-e-s et interrogé-e-s. Leur absence des débats publics choquent à peine tandis que leurs luttes profitent largement aux personnes hétérosexuelles, qui peuvent opter pour le PACS et ainsi donner à leurs couples un cadre juridique plus souple que le régime matrimonial, et aux célibataires, qui peuvent désormais concevoir un enfant ou plusieurs sans avoir un-e partenaire dans la parentalité. 

LA MATERNITÉ EST PLURIELLE

Des avancées qui ne seraient jamais arrivées sans les combats acharnés des personnes LGBTIQ+, obligées de justifier non seulement de leurs existences mais également de leurs désirs d’officialiser et protéger leurs relations et leurs familles (dès lors qu’elles ont prouvé, en démontant les arguments essentialistes, réducteurs, opprimants et autres thèses biologiques, leurs capacités à élever des enfants…). « Nos combats minoritaires profitent à toute la société. On ne se bat pas que pour nous ! », s’exclame Lisa, co-fondatrice avec Elsa, du compte Matergouinité à découvrir sur Instagram. « J’ai eu du mal à me projeter en tant que mère avec mon ex compagne. J’avais du mal à me retrouver car je ne voyais pas d’images d’autres mères qui me ressemblaient. », explique-t-elle. Parce que la maternité est pensée dans le cadre hétérosexuel.

Parce que la maternité est pensée dans les critères de la féminité patriarcale. Lorsqu’Elsa arrive à Bagnolet dans la colocation, elle cherche pour les besoins de son travail de journaliste une photo pour illustrer un article concernant la maternité. Et ne trouve que des images stéréotypées : « Sur les photos en général, on voit des femmes très féminines, avec les ongles vernis, couleurs pastel, les cheveux longs, etc. D’autres femmes existent ! » Elles fondent alors Matergouinité dont l’objectif est de diffuser des visuels et des témoignages démontrant la pluralité des modèles familiaux. Le compte valorise deux piliers : la représentation des mères qui leur ressemblent davantage, « butchs, punks à chiens, etc. », dans des configurations familiales diverses (familles monoparentales, couples lesbiens cis et/ou trans, familles recomposées, etc.) et la diffusion d’une culture lesbienne « hyper riche et radicale au point de vue des luttes ».

Elles citent Hanane, co-fondatrice des Femmes en lutte 93, Magie Nelson, essayiste, poétesse et universitaire américaine, ou encore Faika El-Nagashi, personnalité politique écologiste, féministe et lesbienne en Autriche. Comme elles le disent, elles souhaitent mettre leur grain de sel autour de la politisation de la mère, à l’instar de Fatima Ouassak, fondatrice de Front de Mères à Bagnolet, ou encore du festival Very Bad Mother à Concarneau. « Au départ, on a fait ça pour se faire plaisir. Pas forcément dans l’optique de changer les mentalités. On a eu des retours très positifs. Mères rasées, poilues, avec des enfants… ça me fait du bien de voir d’autres mères qui me ressemblent ! », souligne Lisa qui poursuit : « Soit on est militantes, soit on est mères. Ce sont des sphères souvent assez séparées alors qu’on peut partir du fait d’être mère pour construire son militantisme. »

La politisation de la maternité lesbienne et la parentalité queer s’affirme rapidement sur leur compte Instagram qui participe à visibiliser la communauté. De manière très accessible. « Il y a plein de mères, elles n’ont pas à s’excuser, elles n’ont pas à montrer pattes blanches. La sociologue Sylvie Tissot montre que les mères lesbiennes sont acceptées quand elles sont blanches, aisées, etc. Quand elles ne remettent pas en question l’ordre établi… Nous, on veut montrer autre chose. », ajoute Elsa. Parce que les lesbiennes n’ont pas attendu l’extension de la PMA pour avoir des enfants. Parfois, elles sont allées à l’étranger. Parfois, elles ont eu des enfants dans un couple hétérosexuel. Parfois, elles se sont mises en couple avec des femmes ayant déjà des enfants. Elles ne se sentent pas toutes légitimes à en parler. Elles ne se sentent pas toutes mères lesbiennes. Lisa et Elsa le signalent : le compte Matergouinité n’est pas une publicité pour la maternité.

Pas question pour elles de rajouter de la pression à l’injonction d’avoir des enfants. Il s’agit là de visibiliser une réalité, de repenser les représentations autour de la maternité, de questionner les schémas de la famille nucléaire, de s’interroger sur le militantisme quand on est mère, etc. Pour Lisa, « il y a une injonction très forte de dire que les femmes doivent être mères. Le féminisme a voulu rompre avec ça à l’époque. Aujourd’hui, c’est important de politiser la maternité en pensant les modes de garde et les manières de s’organiser pour continuer à militer. » Elsa prend la suite, posant la question : « Comment concilier la vie de mère gouine militante ? Nos lieux de sociabilité sont tournés vers les manifs et la fête. Qui ne sont pas forcément pour les enfants. Des choses se jouent à ce niveau-là. Il y a une super alternative grâce à La Bulle, à Rennes. C’est très concret puisque l’association propose de garder les enfants pendant les événements festifs et militants. C’est en train de se monter en ce moment à Paris. »

Par les photos et les messages qu’elles postent sur les réseaux sociaux, les deux militantes donnent accès à de nouvelles représentations. Nouvelles dans le sens de la diffusion. À des représentations plurielles, multiples, réelles. Qui bouleversent les codes d’une maternité unique et hétérosexuelle. Qui déboulonnent l’indécrottable idéologie binaire et fascisante basée sur la famille « papa, maman, enfant-s » comme unique modèle... Et qui clament des réalités joyeuses et libérées du schéma traditionnel patriarcal. Les fondatrices de Matergouinité le revendiquent : « On est ravies d’être lesbiennes ! On n’a pas besoin qu’on nous tolère. On existe, on est là. La société attend qu’on se fonde dans la masse. On questionne l’hétéronorme et on le fait du point de vue de la marge. C’est une position hyper précieuse. »

Alors oui, elles ont conscience qu’en gagnant en visibilité, elles s’exposent au fameux backlash (retour de bâton), et ont également conscience que les comptes militants sur les réseaux sociaux, bien que très investis par les lesbiennes, restent encore assez restreints en terme d’abonné-e-s : « On se heurte toujours à une certaine limite, ce n’est pas du média de masse. Mais l’idée, c’est de se faire du bien et d’échanger des ressources. » Ici, montrer qu’il y a de nombreuses manières de vivre sa maternité lesbienne, de nombreuses manières d’être une mère lesbienne, un parent queer. Diverses manières d’être une famille.

Casser avec les représentations de la famille parfaite. Concilier vie privée et vie militante. Poser des questions spécifiques au vécu de femme lesbienne. Témoigner de sa parentalité trans. Rendre légitime les existences, doutes, vulnérabilités, expériences, ressentis, etc. des parents queer. « Les lesbiennes continuent d’être invisibilisées. Même moi, en tant que lesbienne depuis l’adolescence, si j’arrive dans un nouveau boulot et qu’une femme à l’air hétéronormé me parle de ses enfants, je vais d’abord penser qu’elle est mariée à un homme. Alors qu’il n’existe pas que le schéma hétéro et patriarcal ! », scande Mireille Le Floch, membre de Femmes Entre Elles, militante féministe et lesbienne.

SILENCE AU TRAVAIL…

Elle brandit son homosexualité comme un étendard dès quand elle en a l’occasion : « Quand je vais à un stage de yoga ou de développement personnel, sur 40 personnes, je suis la seule lesbienne. La seule lesbienne à le dire. » Elle l’affirme dans l’espace public ou semi public pour ouvrir la voie, donner l’opportunité à d’autres de le faire, si jamais elles n’osent pas, par peur des jugements, des insultes et menaces. « Aujourd’hui, on pense qu’il n’y a plus de problème autour de l’homophobie mais il y en a toujours ! », scande-t-elle. Et en effet, un rapport récent montre que les lesbiennes parlent très peu de leur orientation sexuelle et affective dans le cadre du travail. Pour la première fois en France – et en Europe – une enquête offre des données représentatives des femmes lesbiennes et bies (en couple homo) et des chiffres parlants concernant la visibilité en entreprise.

Cette enquête VOILAT (visibilité ou invisibilité des lesbiennes au travail), que l’on doit à l’association LGBTIQ+, L’Autre Cercle, et à l’Ifop, révèle que 53% des personnes interrogées a subi au moins une discrimination ou une agression au cours de sa carrière professionnelle. Conséquences lourdes et directes sur la santé émotionnelle et mentale : elles sont 34% à avoir quitté leur travail et 45% à avoir eu des pensées suicidaires. Le rapport souligne également que 41% des répondantes ont vécu des moqueries ou des propos désobligeants qui leur étaient personnellement adressé-e-s et 62% ont été témoins de termes lesbophobes sans qu’ils leur soient personnellement adressés.

Ces ambiances malaisantes et discriminatoires entrainent un véritable frein à la visibilité lesbienne et bie dans le cadre professionnel et expliquent que les personnes concernées taisent leur orientation sexuelle et affective sur les lieux de travail. Dans Le génie lesbien, Alice Coffin explique : « À l’université, en entreprise, dans les institutions, la République français estime que pour bien faire son travail, il faut être neutre. Ne pas afficher d’appartenance particulière. Être lesbienne en est une. Être noire en est une autre. On tolère que vous soyez lesbienne ou noire. À condition de ne pas le mettre en avant. C’est ce principe de « neutralité » qui sert de repoussoir. « La neutralité de l’État » est un concept solidement implanté en France. Théoriquement. Cat l’État sort volontiers de sa neutralité pour mettre les drapeaux en berne et célébrer, en 2005, la mort d’un pape aux positions homophobes (Jean Paul II). »

À propos du monde des médias, elle écrit : « Appliqué au journalisme, où règne déjà le mythe de l’objectivité, ce totem du neutre a des conséquences graves sur le recrutement ou l’encadrement des professionnels des médias et sur la qualité de l’information. Se dégager de ce mythe est une question de survie démocratique. J’ai été bâillonnée comme journaliste féministe et lesbienne. » Les chiffres montrent que si elles en parlent, elles auront plutôt tendance à le dire à quelques collègues ayant à peu près le même niveau qu’elles et moins à leurs supérieur-e-s hiérarchiques. 

« Seul un tiers des femmes lesbiennes et bisexuelles est visible de l’intégralité de ses supérieurs. En creux, ces indicateurs permettent de prendre la mesure du chemin qui reste à parcourir pour que leur visibilité au travail ne soit plus un sujet. »

C'est ce qu'indique l’enquête qui se poursuit sur une liste de renoncements « qui ont un coût psychique et émotionnel certain », comme par exemple le fait de ne pas participer à un événement organisé par le travail où les conjoint-e-s des salarié-e-s sont invité-e-s (41%), le fait d’omettre volontairement de parler de ses activités « connotées LGBT+ » comme la Marche des Fiertés, un événement ou une soirée LGBT+ (44%), le fait de ne pas prendre de congés pour un PACS ou un mariage avec sa femme (34%), le fait de ne pas prendre des congés pour maternité ou parentalité (33%) ou encore le fait de ne pas indiquer le nom de sa conjointe sur la mutuelle, le plan d’épargne entreprise ou en tant que personne contact (38%).

« J’étais à Belfort au début de ma carrière et j’ai ressenti l’isolement. On ne s’affiche pas en début de carrière, on ne veut pas être l’objet d’exclusion. Quand on est lesbienne et qu’on vit une rupture, c’est difficile d’en parler au boulot. L’isolement est important. C’est sûr que c’est plus facile quand on est dans les normes de la société. », explique Isabelle Siaud, présidente de FEE. Ingénieure chez Orange, côté recherches, elle a pratiqué le féminisme durant toute sa vie, comme elle le dit, en côtoyant le monde masculin des matières scientifiques.

« Au travail, je ne dis pas que je suis lesbienne. Par contre, j’ai un Facebook avec mon vrai nom sur lequel j’affiche mon militantisme. Je ne cache pas mon identité. Si on me cherche, on me trouve. Mais je ne fais pas une promotion de mon identité. Je ne suis pas obligée de la revendiquer. Je ne suis pas dans un affichage de l’identité lesbienne mais plutôt dans un affichage féministe car le problème vient de là : la société est régie par les hommes. », poursuit-elle, en précisant : « Je vais être à la tête d’un gros projet. Je voulais publier une photo de moi à la Marche des Fiertés avec un tee-shirt FEE et j’ai hésité par peur que mon patron change d’avis et donc de cheffe de projet. » Elle défend néanmoins l’idée que ce qui se passe dans la sphère intime reste dans la sphère intime. « Alice Coffin parfois, je la trouve trop violente. On n’est pas obligées de révéler ce qui se passe dans la vie privée… », affirme-t-elle. 

LE PRIVÉ EST POLITIQUE

Ici, les points de vue divergent. Si toutes sont d’accord pour dire que la revendication de l’identité lesbienne ne doit pas être une injonction mais un choix et une affirmation de chacune, en revanche, elles affichent un discours différent sur le côté politique de l’intimité. Car le fait de taire son identité lesbienne est encore majoritairement subi et non choisi, comme l’indique l’enquête VOILAT. Ainsi, Mireille Le Floch réagit :

« Evidemment, le privé est politique ! C’est parce qu’on n’a pas encore l’égalité que je me nomme lesbienne. Parce qu’il y a encore des discriminations. Dans mon idéal, je voudrais me nommer « la vie qui me traverse », revendiquer ma tête, mon corps, mes jambes, mon amour, etc. Mais tant qu’il y a de l’invisibilité, des discriminations, de la souffrance, je pense que c’est important de le dire. On est d’accord que le privé, ça ne regarde personne. Mais ici, mettre le privé dans le public permet de se dire par exemple « ah mais oui, ma médecin est homo, je l’adore ma médecin, elle est super ! ». Comme ça, sans prosélytisme, ça permet de prendre en compte la diversité des manières de vivre. Il y a encore trop d’invisibilité et cela mène aux préjugés. »

Elle pointe l’absence de modèles. L’absence de représentations. Et rejoint alors le propos d’Alice Coffin à ce sujet : « Eh bien, moi, cela me regarde. Je suis passée à côté de dix ans de ma vie parce que je n’avais pas d’exemples de lesbiennes auxquels m’identifier. À cause de ceux qui confinent l’homosexualité à la sphère privée. Un quart des ados LGBT a déjà fait une tentative de suicide. L’absence de personnalités out en France a un lien direct avec l’écho donné à la haine de la Manif pour tous, le suicide des adolescents LGBT, le report systématique du vote de la PMA (elle explique d’ailleurs dans une autre partie du livre comment le débat s’est déroulé sans les lesbiennes, ndlr), les discriminations qui visent l’ensemble des minorités françaises et pas juste les homosexuels. La familiarité entraine l’acceptation. Quand des politiques ont pour collègue un député gay, quand des journalistes ont pour consœur une reporter lesbienne, quand des sportifs ont un coéquipier homo, ils, elles hésitent avant de balancer une insulte homophobe. » 

L’enquête sur les lesbiennes et les bies confirme : les leviers de la visibilité identifiés par les interrogées non-visibles reposent sur la visibilité de la présence d’autres personnes LGBT+ au travail. Dans les explications données par les femmes lors des entretiens, réalisés par les bénévoles de l’association L’Autre Cercle, le sexisme apparaît en premier lieu. Les risques de discriminations dues au fait d’être une femme évoluant dans le milieu professionnel, teinté de la vision patriarcale encore aujourd’hui, rendent encore plus difficile la visibilité et génèrent une auto-censure spontanée des femmes concernées, précise le rapport qui pointe la peur de subir une double discrimination en se rendant visibles (la première étant la précarité et les faibles revenus des postes « féminisés »), la peur d’être hypersexualisées à cause du fantasme masculin et la peur d’être cataloguée « lesbienne de service ».

Un sentiment souvent partagé avec les hommes gays, à la différence que « dans certains cas, être gay peut apparaître comme positif, notamment dans le monde créatif par exemple, qui assoie une forme de légitimité. Or, ce « bénéfice » n’existe pas pour les lesbiennes, aucune situation ne permet de le valoriser dans l’imaginaire collectif. Elles ne bénéficient pas non plus des réseaux gays puissants associés car, de par leur éducation notamment, elles développent moins une stratégie de réseau et n’ont pas l’habitude de revendiquer et de demander. » Le sexisme s’affiche donc comme le ciment de cette invisibilité à laquelle se rajoute la spécificité d’être lesbienne et donc en dehors de la norme, celle-ci étant hétérosexuelle (blanche, valide, cisgenre, etc.).

Les rôles modèles sont précieux, à tous les niveaux de la hiérarchie professionnelle et sociale, dans tous les secteurs de la société. « On a besoin d’expression des histoires d’amour lesbien au cinéma par exemple, comme dans Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma. », cite Isabelle Siaud, là où Mireille Le Floch prend pour exemple la série Dix pour cent, de Fanny Herrero :

« On voit un couple de lesbiennes et c’est super mais ça reste de l’exception. Le fait qu’on le remarque montre bien que ce n’est pas banalisé. » 

LE BONHEUR D’ÊTRE SOI…

Tout comme le terme lesbienne n’est pas banalisé. « Dans cette société hétérosexiste, on pense avec des mots. Les mots ont un impact structurel sur notre manière de penser. On apprend à lire et à écrire de façon hétérosexiste. Le mal être vient quand on se dit qu’on est différent-e-s. Et on a besoin du sentiment d’appartenance par sécurité. », commente Mireille. Elle interroge : « Comment fait-on par rapport au groupe alors ?! À plusieurs, on devient plus fort-e-s. Quand je suis entrée dans l’association, je vivais avec ma compagne depuis 10 ans. Elle ne s’est jamais sentie lesbienne. Moi, à 23 ans, mon père m’avait rejetée, reniée. Je vivais cachée. Heureuse mais cachée. Je voulais rencontrer d’autres femmes comme moi et changer les mentalités. Et pour cela, il fallait se rendre visible. Pour moi, ça a été une grande découverte parce qu’à la télé, dans les documentaires, etc. je ne m’identifiais pas. Là, en arrivant dans FEE, on pouvait être soi-même et bien avec les autres. Et quel bonheur de pouvoir être soi avec d’autres ! C’est un bonheur banal mais un bonheur ! »

Un bonheur qui participe à la construction de l’identité de femme, de lesbienne. « Et si on est plus fortes collectivement et qu’on acquiert de la visibilité collective, on devient plus fortes individuellement, dans nos vies, auprès de nos familles, nos entourages, nos boulots, etc. Ce qui n’est pas nommé n’existe pas. Alors, au sein de FEE, on s’est nommées lesbiennes dans les statuts et on s’est rendues visibles au monde. Puis on est allées vers la mairie pour obtenir des subventions. On a obtenu la première en 1994, je peux vous dire que ça a fait grand bruit ! Il y avait même un tract du FN qui disait que les impôts locaux étaient gaspillés en nous donnant de l’argent… On a fait ajouter le terme Lesbian à la Gay pride parce qu’il n’y était pas alors que les femmes participaient à la Marche ! Et puis, on a eu un stand comme les autres à l’occasion du 8 mars plus tard. On voyait bien qu’on dénotait. Que tout le monde n’était pas habitué à rencontrer des lesbiennes… On a continué encore et encore à se rendre visibles. », scande la militante.

Se nommer pour exister, se rendre visible pour exister. Pour casser les clichés et élargir le champ des possibles. Et donner la possibilité de nommer : « Une lesbienne va avoir la capacité de dire qu’elle est lesbienne si on lui donne l’espace pour le dire. Je suis psy et je travaille dans une structure médico-sociale. Quand je rencontre une personne, je lui demande où elle en est au niveau affectif en posant la question « Vous êtes avec une femme ? Avec un homme ? ». Sans préjugé, on peut donner l’espace pour parler. »

LA PEUR DES MOTS…

Sinon encore une fois, on participe à l’invisibilisation toujours très marquée et très forte dans le langage. Encore une fois, la journaliste, essayiste et activiste lesbienne Alice Coffin pointe l’angoisse que le terme lesbienne provoque. Dans Le génie lesbien, elle commente : « Le mot « lesbienne » fait peur. Lesbienne, lesbienne, lesbienne, lesbienne. L’écrire, le dire, est une transgression, une émancipation, une révolution. Le terme terrifie. Les lesbiennes elles-mêmes répugnent parfois à l’employer. » Plus jeune, elle se dit que c’est parce qu’il sonne mal à l’oreille. Elle réalisera plus tard que nombreuses sont celles qui pensent comme ça, révélant ici une problématique latente qui se démontre jusque dans le titre de la série The L Word, de la même manière que l’on dit à demi mots « the F word » pour ne pas dire Fuck, ou ici Lesbian.

Les médias, les politiques, etc. préféreront parler de « couple féminin », à l’instar d’Edouard Philippe dans une émission consacré à la PMA pour tou-te-s, ou de « fascinante amitié », à l’instar de certains journaux proposant une critique du film de Céline Sciamma, Portrait d’une jeune fille en feu. Ce qui sera repris et calqué sur les histoires d’amour hétéros : « Roméo et Juliette. L’histoire de la fascinante amitié entre deux jeunes gens à Vérone » ou « Jack et Rose, une fascinante amitié nouée juste avant le naufrage du Titanic ». Ça fait sourire de prime abord. Puis, ça refroidit sévèrement. Parce que la lesbophobie est criante. Elle analyse ensuite :

« Ce qui définit la lesbophobie, outre le sexisme, outre l’homophobie, qui en sont les composantes, c’est l’invisibilisation. Faire en sorte que les lesbiennes n’existent pas, n’existent plus, en commençant par usurper leur nom. Le leur voler. Ou le rendre imprononçable. Je ne connais pas d’autres minorités qu’on efface à ce point. La responsable d’une grande organisation LGBT internationale tentera de m’expliquer la chose : « Tu comprends, tout le monde a l’impression que les lesbiennes sont toujours contre. » Contre ? Nous, on est contre ? Nous, qui donnons de notre temps, de notre argent, de notre bien-être pour toutes les causes sans nous occuper de nous-mêmes, nous serions contre ? »

Elle démontre même comment les algorithmes des GAFA pervertissent l’appellation lesbienne, dit-elle, allant jusqu’à bloquer les mails envoyés par la Conférence Lesbienne Européenne, les reléguant au rang de courrier indésirable à cause de la mention lesbienne. Les associations ont mené bataille et obtenu gain de cause auprès de Google qui a modifié ses paramètres. « Désormais, on ne tombe plus sur des scènes de sexe destinées aux hommes hétéros lorsqu’on tape « lesbienne » dans la barre de recherche du Google français. Mais cela a été le cas pendant des années et ça l’est toujours dans de nombreux pays. Toute la problématique lesbienne, tout le pouvoir du patriarcat est là. Les lesbiennes ne peuvent se renseigner sur leur actualité, chercher des informations sur leur histoire, parce que des hommes ont occupé et confisqué leur terrain pour satisfaire leurs désirs. Le mot « lesbienne » invisible partout ailleurs, est le plus visible des mots, le plus recherche, sur les sites de cul. », poursuit la journaliste.

REVENDIQUER SA FIERTÉ

Même discours du côté d’Elsa, du compte Matergouinité, qui regrette que « le mot lesbienne renvoie à des contenus pornos sur internet… ». Dans l’intitulé, elle et Lisa affirment leur appartenance à la communauté queer : « On part de qui on est nous. Et nous, on est gouines. Gouine inclut les lesbiennes, les bi-e-s, les trans, les non binaires, etc. » Au même titre que pute, PD ou queer, l’appropriation de l’insulte gouine permet d’inverser le stigmate.

« C’est un mot que seules les lesbiennes, les queer peuvent utiliser. Ce serait super gênant que les hétéros le disent. C’est une dimension très politique pour nous. On est fières d’être gouines. C’est au cœur de ce qu’on est nous, de ce qui nous fait penser le monde. C’est hyper fort de se dire gouines ! Ça veut dire qu’on ne s’excuse pas d’être nous ! Et puis, le terme apporte la dimension queer incluant les trans les gouines et les pédés, un groupe dans lequel on se retrouve. Le mot lesbienne est chargé aussi et c’est important d’utiliser ces deux termes politiques. », analysent-elles.

Elles ajoutent : « Le mot gouine passe crème chez les lesbiennes, ça se voit dans les podcasts ! » Et ce n’est pas Juliette qui dira le contraire. Avec d’autres militantes lesbiennes, elle anime la très qualitative émission de radio Gouinement lundi, diffusée chaque 4ème lundi du mois sur Fréquence Paris Plurielle (à écouter également sur les plateformes de podcasts et sur leur site). 

LE POUVOIR DES MOTS ! 

Elle a rejoint le projet en 2016. Il était lancé depuis déjà un an, porté par plusieurs associations comme SOS Homophobie, Yagg, l’inter-LGBT et Fières, structure dans laquelle elle a commencé à militer. « Le constat était qu’au sein même du milieu LGBT, il y avait peu de représentations lesbiennes. Radio Fréquence Plurielle a proposé un créneau par et pour les lesbiennes en réponse à ce manque d’espace dans les médias mainstream et communautaires pour la parole des lesbiennes et bies, cis et trans. », explique Juliette. L’équipe travaille d’arrache pied à l’accessibilité de l’émission. Si les militantes rendent visibles les parcours, les joies et les difficultés des lesbiennes, elles n’en oublient pas de les rendre audibles également.

« On fait attention au langage, ne pas utiliser le jargon du militantisme, bien expliquer les choses, ne pas faire de l’entresoi parisien. L’idée, c’est qu’une jeune de 14 ans dans la Creuse puisse nous trouver sur internet, nous écouter et nous comprendre. », précise-t-elle. À travers les mots, elles donnent à entendre la culture lesbienne. À travers la parole des concerné-e-s, elles donnent corps à leurs existences. « Et on existe depuis longtemps ! », rigole-t-elle, en poursuivant : « On est plutôt pas mal en terme de visibilité. On constate une croissance de nos écoutes. Par mois, on est entre 2 000 et 3 000 écoutes. Alors, on n’est pas très écoutées du grand public, par contre, on est bien référencées et c’est ça qui compte : servir à celles et ceux qui font des recherches sur internet. On est dans une niche en fait. Les retours sont touchants et chaleureux. On propose des sujets qui parlent des lesbiennes, cis et trans, avec des réflexions qualitatives, et les gens nous disent qu’ils découvrent des choses et s’identifient aussi. En fait, ça nous donne un lien, on existe et on se retrouve dans des références communes. »

Elle le dit sans détour, Gouinement lundi répond à un besoin. La violence envers les lesbiennes, physique comme verbale, est quasi quotidienne et insidieuse. L’érotisation, la « tolérance » de la société, les insultes, les remarques, les regards, les jugements. Alors, elle revendique haut et fort et avec beaucoup de fierté la qualité de leur émission : « On est légitimes, on existe et on ne va pas s’excuser d’exister ! Je dis toujours qu’on fait une super émission : aucune modestie ! En tant que femme, on apprend à ne pas faire de vague, à faire taire son ego… En tant que lesbienne, on intègre ça et en plus on doit se cacher à cause des agressions LGBTIphobes qui sont en hausse, l’érotisation, etc. J’aime bien fracasser tout ça moi ! J’aime bien utiliser le terme gouine. Se réapproprier les insultes, le stigmate, c’est classique chez les minorités oppressées. Alors oui, on est ouf, intelligentes, drôles, on offre du réconfort, on crée l’impulsion et de la fierté aussi. C’est le sous titre de l’émission « Votre phare dans la nuit ». On ne s’excuse pas, on est géniales et on est là ! » 

AFFIRMER ET REVENDIQUER SA FIERTÉ

Fierté d’être, fierté de faire, fierté de donner la parole à celles qui l’ont peu, voire pas du tout. Fierté d’explorer des sujets majeurs. Pas de frilosité, Gouinement lundi n’hésite pas à aborder des thématiques qui fâchent ou qui divisent mais jamais sous l’angle de la polémique stérile et futile. « Il y a des tabous au sein de la communauté. Etre lesbienne, c’est plutôt confortable quand on est cisgenres, blanches, pas précaires, valides, normée dans son corps… comme c’est mon cas. Mais il y a de la réelle transphobie chez les lesbiennes aussi, on l’a vu l’an dernier avec les TERF dans la Pride. Et puis, il y a du racisme aussi. Les lesbiennes les plus représentées ne sont pas racisées. On essaye d’aborder ces tabous dans l’équipe et dans l’émission. Certaines ne se sentent pas légitimes et d’autres se disent qu’il faut les mettre sur la table pour briser le tabou. », commente Juliette.

Pour elle, l’essentiel, c’est « de porter les voix des personnes concernées ». C’est la manière dont elle aime pratiquer son « militantisme gouine ». Casser les clichés, les envoyer bouler, jouer et frapper un grand coup dans la fourmilière. Ou dans le ballon, par exemple, comme le font Les Dégommeuses qui fêtent cette année leurs 10 ans. Elles expliquent que malgré la médiatisation de plus en plus importante des compétitions féminines, la pratique du football reste encore stigmatisée lorsque l’on est une femme et cette stigmatisation redouble pour les personnes lesbiennes, trans ou non binaires.

« En effet, d’une part, différents clichés et fantasmes ont encore cours sur les équipes de sport collectif comme possible lieux de « conversion » à l’homosexualité féminine. D’autres part, pour promouvoir le foot féminin, les clubs et fédérations ont tendance à mettre en avant dans leur communication uniquement des sportives adoptant un look et des attitudes conformes aux normes de genre (féminines, sexy, en couple hétéro, mères de famille…) et à dévaloriser toutes les autres (lesbiennes, bi, trans, mais aussi femmes hétéros ne correspondant pas au modèle traditionnel de la féminité). », peut-on lire sur leur site.

Cela entraine là encore une forme d’injonction au silence des lesbiennes, des personnes trans ou non binaires. Plus pernicieuse car implicite. On retrouve ici les mêmes rouages que dans l’enquête VOILAT. Dans le football amateur, même combat, signalent Les Dégommeuses : « sous-entendus, blagues lourdes, vexations, insultes ou discrimination au moment des sélections ne sont pas rares. Et cela est d’autant plus problématique que ces comportements sont souvent le fait de dirigeants et d’éducateurs sportifs censés donner l’exemple aux plus jeunes. » C’est dans ce contexte qu’elles ont décidé de fonder une équipe de football accueillante et inclusive. Pour visibiliser les personnes marginalisées, oppressées, éloignées des terrains et de la pratique sportive en raison de leur orientation sexuelle et affective, de leur identité de genre ou encore de leurs origines réelles ou supposées.

Elles défendent profondément l’égalité entre les femmes et les hommes, entre les homos et les hétéros, entre les cisgenres et les transgenres, etc., la volonté de partir des joueur-ses concerné-e-s et de leurs expériences sur le terrain pour engager des actions de sensibilisation et de plaidoyers et d’aborder conjointement les problèmes liés au sexisme et à l’homophobie et à toutes les autres discriminations (racisme, classisme,…). Ainsi, « les personnes trans, précaires, réfugiées, racisées, en situation d’exclusion familiale, sont prioritaires au moment des inscriptions. Différentes mesures sont prises pour encourager la diversité dans les prises de paroles publiques de l’association et dans la composition de ses instances représentatives. »

CRÉER DES ESPACES DE SOCIABILITÉ

Les Dégommeuses partagent également un lien social fort, comme le souligne également Juliette de Gouinement lundi. En dehors de l’émission, c’est aussi une opportunité de se créer des espaces et des moments de sociabilité, de créer des liens et des rencontres avec d’autres lesbiennes « que ce soit pour des amours, des amitiés, des histoires de sexe… » et enrichir son réseau. Ce qui correspond également aux discours recueillis au sein de Femmes Entre Elles. C’est d’ailleurs ce qui a motivé Isabelle Siaud à les contacter :

« J’avais envie de rencontrer d’autres femmes lesbiennes. A Paris, j’ai un peu côtoyé le milieu associatif mais j’avais beaucoup de boulot. Et puis, j’étais bien dans ma vie, j’étais avec une femme. Au moment de la rupture, je me suis tournée vers le milieu lesbien rennais. Je me suis retrouvée rapidement dans le bureau puis présidente de l’asso. J’aime bien monter des activités, j’avais envie de m’investir. C’est chouette de faire des activités ensemble, être à l’écoute des adhérentes et de soutenir les initiatives. »

Ce qui lui plait : « Être un lieu d’accueil chaleureux qui permet une vraie reconnaissance aux femmes lesbiennes. Contre l’isolement et pour les rencontres, le milieu associatif est fondamental. On travaille beaucoup sur la visibilité lesbienne, la convivialité et les arts et la culture. On a monté des activités avec d’autres assos qui sont lesbiennes et d’autres assos qui ne le sont pas. Et c’est une avancée intéressante parce qu’on garde toujours notre identité propre, on n’est pas invisibilisées par d’autres identités, par le mélange. » La structure tend de plus à plus à développer l’aspect de partage et de rencontres sur des temps de soirées ou de week-ends.

Découverte des algues, apéros, cuisine partagée, sortie en mer, kayak, poterie, danse… La présidente insiste sur les notions de soutien, d’affinités, d’amour et de ruptures : « Les femmes sont belles entre elles et ensemble ! » Empouvoirement, créativité, force, joie, solidarité sont autant de valeurs et de concepts qui reviennent fréquemment dans les témoignages. Pour les fondatrices et animatrices du compte Matergouinité, il y a eu rapidement l’envie d’aller plus loin que le lien créé par le réseau social sur lequel elles postent. Elles ont ainsi lancé un groupe Discord « afin de créer des ponts dans la vraie vie, d’organiser des actions en dehors des réseaux. »

Militer ensemble mais aussi profiter de ce bonheur banal exprimé par Mireille Le Floch. « C’est très bien de montrer des photos mais on veut créer des ponts pour s’accorder sur des luttes concrètes, se donner rendez-vous pour rompre la solitude. », souligne Lisa, rejointe par Elsa qui complète : « On part aussi en vacances, dans un camping écolo dans les Cévennes. Sur 2 semaines, on propose un groupement de parent-e-s lesbiennes et queer pour des vacances de rêve ! On vient de différentes régions de France, on ne se connaît pas tou-te-s mais ça va être super chouette !!! »

LA QUESTION DE L’INCLUSION

S’allier autour des spécificités communes et des luttes militantes partagées, c’est renforcer le collectif, renforcer la minorité oppressée pour en faire jaillir sa puissance. Mais c’est aussi l’occasion de rencontrer des personnes dans leurs individualités sans la crainte du jugement, sans la peur de la mise à l’écart, sans la menace d’être à nouveau invisibilisée. Pour autant, elles en témoignent quasi toutes, la communauté lesbienne n’est pas exempte de préjugés et stéréotypes discriminatoires. Une remise en question des privilèges blancs, cisgenres et valides notamment est à faire ou à poursuivre pour assumer un mouvement plus inclusif encore. Pour une réelle prise en considération des croisements qui s’opèrent de manière exponentielle à mesure que l’on s’éloigne de la norme établie.

Pour davantage multiplier les représentations, à l’instar des Prides radicales qui naissent et fleurissent depuis plusieurs années, revendiquant le côté plus politique des existences LGBTIQ+ en parallèle et complément des Marches des Fiertés qui affichent un côté plus festif, tout en restant un événement militant marquant. Les voix de la marge s’élèvent et celles des lesbiennes émergent constamment dans les mouvements féministes et queer. De leurs vécus et expériences vient le soubresaut, nait l’électrochoc. L’invisibilisation subie de toute part n’est pas anodine ou révolue. Elle cristallise la volonté de faire taire les récits et trajectoires proposées par le lesbianisme qui entend se débarrasser de tous les résidus du patriarcat, non dans le sens d’une destruction physique mais bel et bien dans celui de la déconstruction des injonctions normatives perpétrées par le modèle hétérosexuel.

Dans Réinventer l’amour – comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, la journaliste et essayiste Mona Chollet revient sur les contraintes à l’hétérosexualité et le soulagement des lesbiennes à y échapper. En parlant d’Adrienne Rich, elle écrit : « Elle y déplorait que l’existence lesbienne ait été « effacée de l’histoire ou reléguée à la rubrique des maladies », ce qui empêche de reconnaître que l’hétérosexualité « peut n’être en rien une « préférence » mais quelque chose qui a dû être imposé, dirigé, organisé, répandu par la propagande et maintenu par la force ». » Elle poursuit : « Dans son livre La tragédie de l’hétérosexualité, l’essayiste américaine Jane Ward confie, comme Despentes, son soulagement d’échapper à la « culture hétéro » (straight culture), à son conformisme, son ennui, ses oppressions, ses déceptions et ses frustrations ; un sentiment largement partagé autour d’elle, dit-elle. »

En effet, en 2017, l’autrice et réalisatrice Virginie Despentes lâchait être devenue lesbienne à 35 ans et évoquait à sa manière cinglante et éloquente ce que cela avait provoqué en elle. Ainsi, elle chamboule les mentalités :

« Sortir de l’hétérosexualité a été un énorme soulagement. Je n’étais sans doute pas une hétéro très douée au départ. Il y a quelque chose chez moi qui n’allait pas avec cette féminité. En même temps, je n’en connais pas beaucoup chez qui c’est une réussite sur la période d’une vie. Mais l’impression de changer de planète a été fulgurante. Comme si on te mettait la tête à l’envers en te faisant faire doucement un tour complet. Woufff ! Et c’est une sensation géniale. On m’a retiré quarante kilos d’un coup. Avant, on pouvait tout le temps me signaler comme une meuf qui n’était pas assez ci, ou qui était trop comme ça. En un éclair, le poids s’est envolé. Ça ne me concerne plus ! Libérée de la séduction hétérosexuelle et de ses diktats ! D’ailleurs, je ne peux même plus lire un magazine féminin. Plus rien ne me concerne ! Ni la pipe, ni la mode. »

Scandale en haut lieu à la suite de ses propos relatés dans le journal Le Monde

UNE RÉFLEXION PROFONDE

Le lesbianisme radical, dit aussi lesbianisme politique, met les pieds dans le plat depuis longtemps et secoue la marmite. Le fond du discours n’a pourtant rien de choquant. Une refonte en profondeur du système patriarcal s’impose pour libérer les consciences. Les lesbiennes affirment leurs existences et leurs fiertés. Elles ont raison.

Elles écrivent, théorisent, agissent, parlent, scandent, luttent, lèvent le poing, tapent du pied, shootent dans le ballon, prennent le micro, en n’oubliant surtout pas de le tendre, proposent des activités de loisirs, culturelles, sportives et artistiques, partagent des instants de sociabilité, témoignent de leurs difficultés spécifiques au croisement du sexisme et de l’homophobie auxquels s’ajoutent encore d’autres discriminations selon l’endroit (identitaire, géographique, psychique, etc.) où on se situe, réfléchissent aux chemins de déconstruction, œuvrent au fonctionnement de la société et son évolution…

Elles sont partout mais ont majoritairement intégré que pour survivre, il fallait se taire. Vivons libres, vivons cachées… Ras-le-cul ! Ne plus silencier les concerné-e-s. Les écouter. Les prendre en compte. Réellement. Pas au nom de la tolérance… Pas uniquement le 26 avril à l’occasion de la Journée de la visibilité lesbienne. Pas seulement au mois de juin, lors des Fiertés. Au quotidien. Dans tous les secteurs de la société. Pour la pluralité des identités et la liberté d’être qui on est. 

Tab title: 
(In)visibilité lesbienne
Politiser les représentations lesbiennes
Déloger les impensés
Vieillir lesbienne

Célian Ramis

Féminismes : Allier les luttes

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La femme ne peut être pensée au singulier, à l’instar des luttes menées pour l’égalité des genres. Elles sont multiples et plurielles, ces luttes. Et concordent toutes à revendiquer pour toutes les concernées le droit de choisir, la liberté d’exister et d’être soi.
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La femme n’existe pas. Elle ne peut être pensée au singulier, à l’instar des luttes menées pour l’égalité des genres. Elles sont multiples et plurielles, ces luttes. Et concordent toutes à revendiquer pour toutes les personnes concernées le droit de choisir, la liberté d’exister et d’être soi, de s’exprimer en son propre nom et d’accéder au respect. Sans être discriminé-e-s en raison de son sexe, son genre, sa couleur de peau, son origine réelle ou supposée, sa classe sociale, son handicap, sa profession, son statut conjugal, son orientation sexuelle et/ou affective, etc. Alors, au-delà des dissensions existantes au sein du mouvement, comment penser et organiser une lutte féministe inclusive ? 

À l’occasion des deux journées internationales de mobilisations et de luttes contre les violences sexistes et sexuelles et pour les droits des personnes sexisées – 8 mars et 25 novembre – les militant-e-s féministes sont de plus en plus nombreuses à battre le pavé et à faire entendre leurs voix dans l’espace public. Des voix plurielles qui portent des revendications communes, visant à combattre le sexisme d’une société encore largement imprégnée et dirigée par la culture patriarcale. Au-delà du sexe, des spécificités viennent s’accoler et amplifier les vécus de nombreuses femmes, en raison de leur couleur de peau, genre, classe sociale, orientation sexuelle et affective, handicap-s, âge, origine-s réelle-s ou supposée-s… Comment leurs parcours sont-ils pris en compte au sein du renouveau militant ? Comment s’organiser ensemble ? Et comment ne pas reproduire les schémas patriarcaux et capitalistes dénoncés par les mouvements féministes ?

Mardi 8 mars, 11h. À la sortie du métro Villejean, flottent pancartes militantes et drapeaux syndicaux. « On s’arrête, le monde aussi ! » L’appel à la grève féministe retentit et des centaines de personnes sont réunies à la jonction du quartier Kennedy et de l’université Rennes 2, mobilisées en cette journée mondiale de lutte pour les droits des femmes. En attendant le départ vers République, la foule scande : « Et qu’est-ce qu’on veut ? Des papiers ! Pour qui ? Pour tou-te-s ! » Et chante l’hymne qui résonne désormais dans les événements militants : « Nous sommes fortes, nous sommes fières, et féministes et radicales et en colère ! » et se réjouit d’un accompagnement au yukulélé pour entamer joyeusement : 

« Adieu, patri…, adieu patri… adieu le patriarcat ! Tu t’en vas et nous on reste, adieu le patriarcat ! Et tchic et tchic et tchic et tchic et la rue elle est à qui ? Et tchic et tchic et tchic et tchic et la rue elle est à nous ! Elle est à qui ? Elle est à nous ! Elle est à qui ? Elle est à nous ! Adieu patri… Adieu patri… adieu le patriarcat ! Tu t’en vas et nous on reste, adieu le patriarcat ! » À la place de la camionnette vrombissante guidant les cortèges aux détours des rues et avenues empruntées par les manifestant-e-s, un tracteur siège sur le rond-point et sur lequel trône une immense bannière : « Écologie radicale, féminisme décolonial, révoltes paysannes ». 

DANS LES QUARTIERS

L’an dernier, à la même occasion, la manifestation du 8 mars partait également du campus Villejean, initiative impulsée par la collaboration entre Nous Toutes 35, association féministe organisatrice des marches et actions en lien avec les 8 mars et 25 novembre à Rennes, et Kune, collectif de femmes du quartier croisant féminisme et écologie populaire. L’idée : décentraliser le féminisme du centre ville et l’étendre à son entité plurielle. « La voix des femmes des quartiers populaires est rarement entendue. J’aime autant vous dire qu’on va en parler longtemps de notre passage et j’espère qu’il y en aura d’autres. », avait alors déclaré Régine Komokoli, co-fondatrice et porte-parole de l’association.

Avant d’ajouter, qu’ensemble, elles œuvrent « pour continuer de gagner pas à pas (leur) place dans la société en tant que femmes, en tant que travailleuses, en tant qu’immigrées, en tant que femmes travailleuses immigrées. » Le cortège avait traversé le site du CHU Pontchaillou, en femmage à toutes les professionnelles de la santé, ces premières de cordée souvent négligées et dévalorisées comme le rappelle cette année encore l’Inter-syndicale professionnelle – composée de Solidaires, la CGT, la FSU et FO – partageant le constat, 50 ans après la première loi concernant l’égalité salariale, que 19% d’écart de salaire persistent entre les femmes et les hommes (à égalité temps plein) :

« 41% des femmes travaillent dans les secteurs les plus touchés par la pandémie. Nous sommes toujours en première ligne. Majoritaires dans les métiers essentiels comme le soin, la santé, l’éducation, le nettoyage, les services publics. Notre travail est déconsidéré et invisibilisé. Nous travaillons sans relâche et trop souvent en négligeant notre santé. Nous sommes aides à domicile, assistantes d’élèves en situation de handicap, animatrices, travailleuses sociales, enseignantes, aides soignantes… Les femmes immigrées ou sans papiers, en plus de subir les discriminations citées, sont sur-exploitées, peu reconnues socialement et peu susceptibles d’évoluer dans leurs emplois. Nous voulons qu’elles soient régularisées. »

ENTENDRE LE MILIEU RURAL

Depuis un an, un cortège part de Villejean/Kennedy. Le 25 novembre dernier, d’autres rassemblements ont débuté aux métros Henri Fréville et Joliot Curie afin de rejoindre Charles de Gaulle ou République. Parce qu’il n’est pas évident pour tout le monde de se rendre en manifestation, seul-e-s, au centre ville. Cette nouveauté s’affiche comme un symbole. Désormais, le féminisme devra être pluriel et inclusif. On prône la solidarité avec les femmes du monde entier, on fait entendre la colère des féministes de l’université comme de celles des quartiers populaires, on dénonce les violences sexistes et sexuelles en appelant à une riposte féministe, on parle d’hétérorisme, on danse sur l’hymne des féministes chiliennes de Las Tesis « Un violador en tu camino », on réclame des moyens pour les travailleuses, « du fric pour la santé, pas pour les flics ni l’armée », on exige le respect de nos droits et de nos libertés. On écoute les personnes concernées s’exprimer sur leurs vécus et revendiquer leurs spécificités.

Ce 8 mars 2022, ce sont « les femmes rurales et les paysannes » qui interpellent l’assemblée pour la première fois : « Nous vivons en campagne, nous bossons en campagne et cela marque nos vécus et nos corps. Nous sommes 11 millions de femmes rurales. 30% de la population française vit en campagne. 30% de la population et 47% des féminicides. » Elles dénoncent une image tronquée de leurs réalités, « centrée sur les hommes, l’agriculture et la chasse qui est racontée. » Ce n’est pas celle qu’elles vivent au quotidien, soulignent-elles : « Les femmes du monde rural sont oubliées, invisibilisées. En tant que meufs en ruralité, c’est encore plus compliqué qu’ailleurs de se déplacer, de tafer ou de ne pas tafer, d’avorter, d’accoucher, de vivre des sexualités non hétéronormatives. Sans compter ce que peuvent expérimenter les personnes racisées essayant de vivre dans la campagne française blanche, qu’elles l’aient choisi ou non. »

L’isolement, les problématiques de mobilité, la précarité qui en découlent avec souvent des emplois à temps partiels, la dépendance financière aux conjoints, l’accès réduit aux études mais aussi aux services de santé (et ainsi de gynécologie, d’accouchement et d’avortement), la prévalence des violences intrafamiliales… « Pour les victimes, c’est la double peine : elles sont plus isolées, moins protégées et avec moins encore qu’ailleurs de réseaux d’aide à proximité. Les politiques, qu’elles concernent l’aménagement du territoire ou l’agriculture, ont toujours été pensées à partir des lieux de pouvoir et donc du milieu urbain, de la ville. Les mouvements féministes ont malheureusement souvent reproduit ce biais. Nous sommes ici pour amorcer ce changement.Nous avons une responsabilité collective à changer cette perspective. Les vécus, les besoins, les idées des meufs rurales, doivent être inclus dans les mouvements féministes. Nous sommes prêtes et vous, l’êtes vous ? », partagent-elles avec hargne.

Leurs parcours doivent être pris en compte et leurs droits, reconnus. Elles terminent par une tirade à trois voix : « Alors bienvenu-e-s à tou-te-s, bienvenu-e-s à toutes les femmes et meufs dans nos campagnes, bienvenu-e-s à tou-te-s les membres de la communauté LGBTIQ+, bienvenu-e-s à toutes les personnes racisées, les handis et toutes celleux qui ont envie de faire bouger les normes en milieu rural. Dégenrons le monde agricole et rural, ensemble, dégenrons et dérangeons ! » Le message est percutant et réjouissant et invite à la mobilisation et la réflexion autour d’un sujet laissé en marge des luttes féministes. Ça secoue et c’est tant mieux ! 

VALORISER LES IMPENSÉS…

Les prises de paroles se poursuivent, toujours traduites en langue des signes française. Parmi elles, l’Inter-organisation étudiante – composée de l’Union Pirate de Rennes 1 et 2, Solidaires Etudiant-e-s, la FSE et Nouvelles Rênes – dénonce l’absence de courage politique du gouvernement actuel dont les discours nous abreuvent de belles promesses mais manquent toujours d’actions concrètes : « Ainsi, Darmanin, ministre de l’Intérieur accusé de viol, se réjouit de son bilan du fait de la baisse des cambriolages. Et quel bilan ? 125 féminicides survenus en 2021. Mais n’en déplaise aux proches des 113 victimes de féminicides par leur conjoint ou ex conjoint, aux proches des 7 femmes trans et des 4 travailleuses du sexe victimes de féminicides, les bijoux et ordinateurs ont plus de valeur que nos vies. »

Les chiffres pleuvent. Dans l’enseignement supérieur, une étudiante sur 10 est victime d’agression sexuelle et une étudiante sur 20 est victime d’un viol. En 2016, 5% des étudiantes jonglaient entre études et parentalité et un tiers d’entre elles étaient contraintes de manquer les cours. « Et rien n’est proposé par les établissements : pas de congé maternité ou d’aménagement des cours, des systèmes de garde trop peu développés… La maternité et la parentalité en général sont un frein dans les études. » Et un impensé là encore dans les luttes féministes. 

Tout comme la parole des retraitées : « Femme retraitée, j’agis. Femme retraitée, je manifeste. En 2021, 40% des femmes ont en moyenne une retraite inférieure de 40% à celle des hommes. Au XXIe siècle, seulement 60% des femmes touchent une retraite à taux plein. Cette inégalité est la résultante des inégalités salariales, en activité, dues à des parcours hachés de la vie professionnelle des femmes. » La précarité est au cœur de tous les discours. Et les intervenantes n’oublient pas de mettre le sujet en perspective, à l’aune de leurs conditions spécifiques et au croisement des violences sexistes et sexuelles :

« J’interviens pour les droits des personnes exilées, en tant que concernée. Vingt personnes sont logées dans le bâtiment F, ici, dont des enfants de quelques mois… À la Poterie, plus de 90 personnes logées (dans un gymnase, ndlr)vivent des agressions. Parce que nous sommes entourées des hommes violents et lorsque les plaintes sont déposées dans des commissariats, cela n’est pas vraiment pris en considération. Il y a un refus que des personnes des associations, qui connaissent le droit, nous accompagnent. Nous voulons un logement digne pour les personnes en situation irrégulière. Nous avons été victimes, dont moi-même, d’agressions morales et aussi une autre femme des agressions physiques. Et cela n’a pas été pris en considération lorsque nous nous sommes rendues au commissariat. Les droits humains sont bafoués. Nous réclamons la régularisation de toutes les personnes dont les droits sont bafoués. »

DÉCENTRER LE REGARD

Les points de vue sont situés. Et selon l’identité de genre, la couleur de peau, le territoire, la classe sociale, le handicap, l’orientation sexuelle et affective… les vécus et expériences diffèrent d’une femme à l’autre, d’une personne à l’autre. La pluralité et la multiplicité des trajectoires, l’accès à des privilèges selon sa situation et condition de vie, les difficultés et discriminations rencontrées par certain-e-s au croisement du sexisme, du racisme, de la grossophobie, du validisme, des LGBTIphobie, etc. sont à prendre en compte, sans hiérarchisation des priorités et comme une entité entière qui ne peut scinder son identité, pour faire avancer les luttes concernant les droits humains.

« Nous sommes représentatives de la diversité de la France d’aujourd’hui. Certaines d’entre nous sont bretonnes, normandes, d’Afrique du nord, de l’ouest et du centre. Certaines sont retraitées, d’autres sont salariées, en intérim, étudiantes en attente d’un premier emploi. Certaines sont des mamans solos, d’autres sont en couple. Pourtant nous nous sommes mises ensemble. Parce qu’au-delà de nos différences d’âge, de travail, d’origines, nous partageons l’immense bonheur d’être femmes entre nous. Nous nous sommes mises ensemble parce que nous avons du respect et de la considération pour les parcours de vie. Respect et considération, c’est ce qui nous manque le plus, à nous les femmes des quartiers populaires dans cette société encore fortement marquée par le patriarcat. », exprimait Régine Komokoli l’année précédente, dans un discours toujours d’actualité.

Les militantes se saisissent de la tribune pour appeler le collectif à soutenir les luttes voisines, traversées elles-aussi par des problématiques et revendications communes aux combats féministes. À plusieurs reprises lors des Journées internationales contre les violences sexistes et sexuelles précédentes, Rachida du Collectif Sans papiers de Rennes a souligné qu’avoir une place sur l’estrade militante ne suffisait pas : « Nous, féministes prolétaires que notre courage de survivre a amené ici pour trouver refuge, nous nous sommes échappées des guerres produites par le patriarcat et le capitalisme de nos pays. Tant que l’imbrication de la violence patriarcale et raciste ne sera pas vaincue, nous ne pourrons pas triompher ensemble. Tant que la liberté des migrantes n’est pas prise de partout comme un combat général, nous ne pourrons pas être ensemble sur la place mais resterons divisées dans les maisons, les villes, les lieux de travail. Soutenez-nous, nous avons besoin de vous. » 

Le message passe ce 8 mars également par l’Inter-organisation de soutien aux personnes exilées : « On est là en tant que féministes, parce que c’est une lutte de droits, que ce sont des droits fondamentaux qui sont bafoués. Nous avons besoin de votre soutien. Et pas juste un soutien de façade. Nous avons besoin de votre mobilisation. Parce que ce sont là des luttes actuelles et que les femmes dans leur vie affective, dans leur vie sexuelle, sont complètement à la merci de tous les sévices, de toutes les servitudes… » 

BATIR DES ALLIANCES

Parce que la lutte féministe ne peut pas se bâtir uniquement à travers le prisme du sexisme. Étendre l’analyse, le champ d’exploration, observer, écouter, prendre part, s’encourager, se soutenir. Donner la parole. Forger des alliances pour faire naitre et nourrir des réflexions qui n’ont rien d’annexes. Au contraire. Le 25 novembre dernier, les militant-e-s de Nous Toutes 35 appelaient à une marche aux flambeaux, en femmage aux victimes de féminicides, avant de se réunir au 4 Bis pour assister à la projection, co-organisée avec le Planning Familial 35, du film-documentaire Empower, de Marianne Chargois, dressant le portrait de 3 travailleur-euse-s du sexe, Mylène Juste, Giovanna Rinçon et Aying.

Accès à la santé pour les TDS, transidentité, migration, violences policières, violences institutionnelles, lutte contre le projet de loi de pénalisation des clients, les sujets portés à l’écran sont essentiels à intégrer à la révolution féministe. Et pourtant, ils sont souvent l’objet de divisions et de dissensions concernant le rapport au corps et sa marchandisation, entrainant – y compris dans certains milieux féministes - la stigmatisation régulière et des violences envers des travailleur-euse-s du sexe que l’on enferme dans un discours victimaire, plutôt que de s’intéresser à leurs conditions de travail et d’interroger directement les concerné-e-s. Doris, trésorière du STRASS, co-fondatrice des Pétrolettes à Rennes – association de développement communautaire pour lutter contre les violences faites aux femmes et aux autres minorités avec et pour les travailleur-eu-s du sexe – et TDS depuis 5 ans en parle ce soir-là :

« La loi est hypocrite et permet le nettoyage de l’espace public. Elle cible clairement les TDS de rue. Les clients ne vont plus les voir, ce qui pousse à une précarisation extrême. Et ce qui les pousse à davantage accepter le retrait de préservatif et à subir des violences… On nous invisibilise et on nous silencie. On nous dit ce qui est bon pour nous. La loi est votée par des personnes blanches, aisées, pas précaires ! Y compris des femmes. »

Elle aborde l’importance de l’auto-organisation. Ne nous libérez pas, on s’en charge. Le slogan résonne. Et cela n’empêche pas de tisser des alliances avec des d’autres organisations. L’association rennaise se présente d’ailleurs ainsi sur son site :

« Notre pari est de croire en la convergence des luttes entre personnes concernées par la violence, notamment la violence systémique. Nous luttons contre toutes les formes de carcans qui enferment trop souvent les personnes dans des cases sans prendre en compte les contextes de chacun-e, et qui entravent le pouvoir d’agir. Non à la stigmatisation et oui à l’inclusion ! »

Elles l’affirment, les Pétrolettes sont féministes et leurs actions participent également à un changement de la société vers plus de justice sociale. Elles « sont expertes de leurs sujets et détentrices de solutions », accompagnent les personnes selon leurs réalités et sans jugement, créent des espaces de développement communautaire avec des alliances locales – Planning Familial, CRIDEV… -, proposent des permanences individuelles axées autour de l’accès aux soins et aux droits et favorisent l’émancipation de ses membres par la valorisation des savoirs et compétences.

Elles prennent part à la lutte pour les droits, notamment au respect et à la dignité personnelle et professionnelle, des TDS et plus largement les mouvements féministes. Parce qu’elles ne veulent pas être stigmatisées et violentées par la société mais bel et bien actrices du changement. Elles se battent pour obtenir les mêmes droits que les travailleur-euse-s, pour être reconnu-e-s en tant que tel-le-s et s’organiser selon leurs termes et conditions. « Pour moi, être un-e allié-e de choc, c’est se renseigner sur nos conditions. Dans le Manifeste féministe pro-droits des travailleuses et travailleurs du sexe, il y a toutes nos revendications. Sur le site de l’AATDS (Association Allié(e)s de Travailleurs et Travailleuses du Sexe, ndlr) également. », conclut Doris.

CRÉER DES LIENS

Croiser les alliances. Un terme que Priscilla Zamord, co-secrétaire nationale de Front de Mères, privilégie davantage à celui de convergences. Elle est membre de l’organisation syndicale, fondée à Bagnolet, et depuis quelques mois, implantée à Rennes, sur le quartier de Maurepas. Rencontres, écoutes, réseaux, accompagnement, mise en liens, en mouvements et en actions sont concrètement le cœur du syndicat de parents luttant contre les discriminations et les violences à l’encontre des enfants et des parents (Lire le 3 questions à – Front de Mères, p. ??). Racisme, sexisme, LGBTIphobies, violences inter-quartiers, violences policières… les habitant-e-s des quartiers prioritaires sont généralement stigmatisé-e-s et leurs parcours, actions, initiatives, réflexions, besoins et conditions, sont invisibilisé-e-s et méprisé-e-s.

« Aujourd’hui, notre question, c’est comment on arrive à mobiliser, à rendre notre démarche accessible et fédératrice et surtout hyper simple. Et quand je dis simple, ça veut dire ambitieuse dans les objectifs mais simple dans la façon de faire. Il y a du génie politique dans les quartiers populaires mais ce n’est pas toujours évident de rendre visible et de faire de l’aller vers. Donc c’est aussi à nous de faire différemment, de se mettre dans l’action et d’organiser des choses. », précise Priscilla Zamord. Elle poursuit : « Il y a des actions qu’on essaye de faire en alliance avec d’autres organisations. Ça crée du lien avec d’autres collectifs. » Elle se réfère notamment à la Marche pour la Vérité et la Justice pour Babacar Gueye, à laquelle Front de Mères a participé, à Rennes. Aurélie Macé, membre de l’organisation, était présente ce jour-là et témoigne :

« On était là pour montrer notre solidarité à Awa, la sœur de Babacar (présente dans les manifestations féministes rennaises, ndlr), dans sa démarche mais aussi pour faire le lien avec les autres collectifs Vérité et Justice, de Paris et de la région parisienne, qui étaient présents à Rennes. Et puis aussi pour échanger sur les situations qu’on peut avoir, faire le lien entre des mamans qu’on accompagne et se rendre compte des réalités. Un des moments forts, c’était avec Assa Traoré, qui était présente, qui est d’origine malienne, et Lala, elle-même d’origine malienne et membre de Front de Mères. C’était une rencontre forte parce qu’elles sont toutes les deux confrontées à la question des violences policières, à des degrés différents mais on est bien sur une échelle et un parcours similaires malheureusement. »

Leur dénominateur commun, comme le mentionne Priscilla Zamord, c’est l’écologie sociale et populaire. Une écologie « qui répond à des choses pratico-pratiques mais qui met aussi en lumière des luttes qui ont été menées dans les quartiers populaires ou par des personnes racisées, invisibilisées. » Ainsi, en mars, Front de Mères organisait au Pôle associatif de la Marbaudais, avec Keur Eskemm et Extinction Rebellion, une projection sur l’écologie décoloniale, à travers la problématique scandaleuse du chlordécone aux Antilles (on recommande chaudement la lecture de la BD Tropiques Toxiques de la brillante Jessica Oublié, ndlr).

« Keur Eskemm, ils sont à Maurepas, ils font un travail magnifique avec les jeunes. Ça promet des rencontres humaines assez enthousiasmantes. Et puis Exctinction Rebellion qu’on connaît aussi pour sa lutte écologique. Autant Front de Mères et Keur Eskemm, ça aurait peut-être été évident parce que c’est un peu le même territoire. Autant rencontrer Exctinction Rebellion, ce n’était pas une évidence en soi donc c’est vraiment chouette, cette alliance-là. On commence avec beaucoup d’humilité dans les façons de faire mais avec une volonté très forte. On fait des actions simples, on y va, on s’y met, on voit ce que ça produit… », souligne-t-elle. Sans oublier leur participation aux luttes féministes, dans les manifestations comme dans l’animation d’ateliers que ce soit à l’occasion des Rencontres nationales féministes, ayant eu lieu à Rennes en janvier dernier, ou du week-end culturel, militant et festif, féministe et anti-raciste Big Up, organisé les 12 et 13 mars sur les quartiers de Villejean et de Maurepas :

« Dans la diversité des luttes, par exemple, Fatima Ouassak (militante écologiste, féministe et anti-raciste, fondatrice de Front de Mères à Bagnolet et autrice de La puissance des mères, ndlr) évoque souvent l’importance du combat (anti-nucléaire, ndlr) des femmes à Plogoff et je trouve ça génial. Voilà, Bagnolet-Finistère, même combat ! Les alliances sont possibles à partir du moment où on est dans le respect et la non instrumentalisation des luttes. C’est pour ça que je ne parle pas de convergence des luttes. Je préfère alliances. Chacun est soi-même mais on travaille ensemble sur des projets qui nous réunissent de temps en temps, pour faire force. »

ÉVITER LA RÉCUPÉRATION

Elle résume parfaitement l’esprit d’une lutte inclusive. Qui fédère sur des temps donnés sans occulter la spécificité de chaque groupe. Car si les voix se multiplient et sont de plus en plus nombreuses à se faire entendre, créant de nombreux changements notamment dans les représentations médiatiques, artistiques, sportives, scientifiques, politiques, etc., le constat, malheureusement, apparaît que les figures majoritairement mises en lumière restent blanches, hétérosexuelles, cisgenres, minces, plutôt aisées, valides… Personnes racisées, LGBTIQ+, exilées, handicapées, grosses, TDS sont, au fil de l’Histoire des féminismes, des forces opérantes et pensantes de ces luttes, qui les laissent pourtant de côté dès lors qu’elles abordent les spécificités de leurs groupes et les croisements et amoncellements existants entre les différents fragments de leurs identités.

« La question de comment faire alliance pour ne pas être invisibilisées après, c’est une très bonne question. Qui résonne à plusieurs titres. Je pense que Front de Mères a été tellement observatrice ou en connaissance de phénomènes comme ça de récupération – qui sont une forme de violences – qu’on repère assez vite les groupes mal intentionnés. », répond Priscilla Zamord. Elle précise : « On ne rigole pas du tout, je ne sais pas comment le dire autrement. Donc oui à l’alliance mais pas à n’importe quel prix. Pour moi, il y a un vrai contrat de réciprocité qu’il faut établir avec les autres organisations. Être dans quelque chose de coopératif mais pas dans quelque chose de l’ordre de la récupération. On est hyper au taquet là dessus. » Elle poursuit : 

« On a une expertise et des héritages où il y a eu tellement d’extorsion qu’on fait attention. Sur la lutte féministe, c’est pareil. On a une telle expertise d’usage au quotidien dans les quartiers populaires qu’on ne peut plus nous la faire à l’envers. Ce n’est plus possible. » 

NOUS AUSSI, LES VOIX INVISIBILISÉES

Une remise en question du mouvement féministe dit mainstream (dominant) est essentielle. Non pas pour le décrédibiliser mais pour le faire avancer. Encore plus loin. Lui permettre de décentrer le regard de l’unique bannière (universaliste) « Femmes » qui réduit et exclut toute une partie des militant-e-s et participe à les invisibiliser. Outre les dissensions qui peuvent sévir au sein de cette lutte plurielle, critique est faite autour d’une politique trop généraliste et trop lisse de certaines organisations. C’est le cas en 2018 quand le groupe national Nous Toutes appelle à la mobilisation le 24 novembre contre les violences à l’encontre des femmes. Plusieurs collectifs se réunissent en réponse sous l’intitulé Nous Aussi. Pour appuyer le fait que les violences sexistes et sexuelles s’expriment au-delà du sexe et du genre et d’intensité différente selon les trajectoires et les situations.

« En disant « Nous aussi », nous voulons faire entendre les voix de celles pour qui les violences sexistes et sexuelles sont une expérience inséparable du racisme, du validisme, de la précarité, qui définissent nos quotidiens : les violences sexuelles que nous subissons sont souvent pour nous l’aboutissement de notre domination matérielle, économique et sociale dans chacun des aspects de nos vies, que ce soit au travail, à la fac, dans la rue, à la maison ou face à des policiers. », expriment les associations et collectifs activistes tel-le-s que Acceptess T, le Collectif Afro-Fem, Gras Politique, Handi-Queer, Lallab ou encore le Strass dans l’appel publié sur le site de Mediapart.

Cette même année, Céline Extenso remarque la faible présence, voire l’absence, de femmes handicapées ou de pancartes s’y référant au sein du cortège. Les rangs des manifestations grossissent drastiquement depuis 2017, année de l’affaire Weinstein et l’essort des mouvements #MeToo – qui représentent une accélération dans le mouvement féministe qui avait déjà entamé depuis plusieurs années un renouveau – mais les mêmes erreurs semblent se répéter. Avec d’autres femmes handicapées, elle crée les Dévalideuses, un collectif handi-féministe luttant contre l’invisibilisation des femmes handicapées dans la société et au sein du mouvement, et plus largement contre le validisme, défini comme une oppression, une discrimination qui s’applique aux personnes handicapées. Dans l’émission Penser les luttes, diffusée en janvier dernier sur Radio Parleur, Céline Extenso explique :

« On s’est dit que si on voulait exister publiquement et politiquement, il fallait qu’on s’organise. Première mission : exister dans les milieux militants, les faire nous intégrer à leurs luttes, leurs événements, autant qu’à leurs théories. On essaye d’être là régulièrement pour faire pression et se rappeler à leur bon souvenir quand la pandémie et les conditions d’accessibilité le permettent. »

Les Dévalideuses constatent les bonnes volontés mais aussi et surtout les faibles moyens entrepris « quand il faut remettre en cause ses pratiques militantes ». La co-fondatrice développe : « On voit qu’il y a encore énormément de boulot. Quand on nous invite, il faut que l’événement soit accessible. En général, les gens pensent aux ascenseurs, aux marches, mais le handicap, ce n’est pas seulement les fauteuils roulants. Il y a des handicaps psychiques, visuels, etc. Des personnes vont avoir besoin d’un lieu calme, de lire sur les lèvres… Il y a plein de choses à prendre en charge. Le covid a été un énorme révélateur de validisme. Les personnes handis sont souvent plus à risque. Ça a l’air d’être un poids insupportable pour les validistes de prendre ça en compte. Alors que c’est un acte militant de protéger la collectivité ! »

Les femmes handicapées demeurent un sujet en marge des espaces de luttes féministes. Non considérées comme femmes à part entière, elles ne sont pas imaginées ni comme objets de désirs, ni comme figures maternelles et maternantes et encore moins comme des victimes de violences sexistes et sexuelles. « Elles en subissent pourtant plus que les femmes valides. On parle de maltraitance quand ça arrive. Comme on parle d’un animal… Et sur ce sujet-là, on est énormément déçues des féministes qui ont du mal à nous intégrer dans les données. », déclare Céline Extenso.

Des alliances se nouent avec des collectifs comme Gras Politique, engagé contre la grossophobie, ou encore Act up, dans l’accès à la santé des personnes LGBTIQ+ et des personnes séropositives. « Petit à petit, on sent que les allié-e-s se multiplient et qu’on va pouvoir les atteindre de plus en plus. Ouvrir le champ, ça veut dire se décentrer un petit peu de sa propre lutte. C’est clairement y gagner car avoir une vision plus large, c’est avoir une vision plus intelligente ou plus complète du problème. Mais ça, c’est souvent dur… », poursuit-elle.

SE POSITIONNER, RÉELLEMENT

En septembre dernier, l’association trans et intersexes de Grenoble, Rita, interpelait l’organisation Nous Toutes quant à la date choisie pour la manifestation contre les violences sexistes et sexuelles, le 20 novembre. Date emblématique pour la communauté LGBTIQ+ qui se rassemble ce jour-là pour la journée internationale du Souvenir Trans (TDoR). Dans un communiqué, les militant-e-s expliquent : « Chaque année, depuis 24 ans, on se rassemble et on rassemble nos forces pour honorer nos mort-e-s, assassiné-e-s et suicidé-e-s. Or il semble que pour le mouvement féministe mainstream NousToutes, nous personnes trans sommes quantité négligeable. Nous avons bien compris à quel point leur soutien à la communauté trans est performatif, que nombre d’entre nous continuent de se faire ostraciser par votre organisation, que votre hypocrisie vous conduit à nous brosser dans le sens du poil en réunion mais que vous continuez à organiser et promouvoir des événements où on est maltraité-e-s, et à discréditer toute critique en vous appuyant sur notre colère. »

Ce à quoi l’organisation visée répondra qu’elle échange avec des structures trans et des structures de protection à l’enfance (le 20 novembre étant également la Journée internationale des droits de l’enfant) « pour trouver un moyen que la manifestation NousToutes permette de donner de la visibilité à toutes les luttes, celle contre la transphobie et celle contre la pédocriminalité. » La date sera maintenue à Paris. Nous Toutes 38 et Nous Toutes 35, entre autres, prendront la décision de s’affranchir de l’appel national, comme le précisent les militant-e-s féministes grenobloises :

« Est-ce possible de construire une convergence des luttes autrement que dans une dynamique de co-construction ? Non. Est-ce que la convergence des luttes peut être un concept qu’on instrumentalise pour imposer son propre calendrier aux autres luttes et masquer la perspective cis-sexistes de son organisation ? Nous ne le pensons pas non plus. Nous pensons qu’il est impossible de lutter contre les violences patriarcales en les reproduisant. La solidarité est une arme politique et matérielle, pas juste un exercice déclaratif. » Les marches auront lieu le samedi suivant. 

UN TRAVAIL DE RÉSEAU

« Le Service d’Autoprotection Pailletté – le SAP – et l’ensemble de son équipage repérable par des pancartes violettes portées en sandwich sont heureux de vous accueillir pour cette manifestation « En route vers la fin du patriarcat » Nous sommes le 8 mars (2021, ndlr), à Rennes, à République et la température actuelle est… chaud bouillante nan ? Nous vous proposons d’assurer votre confort durant cette marche en encadrant un cortège de tête en mixité choisie. Pour cela, nous vous rappelons que le principe de ce cortège est de laisser les personnes concernées prendre la tête. 

Les consignes pour ce cortège vont vous être présentées. Accordez-nous quelques instants d’attention merci. Vous êtes une femme, une personne non binaire, intersexe, un homme trans, vous êtes les bienvenu-e-s devant. Vous êtes un homme cisgenre, c’est-à-dire que votre genre ressenti homme est celui qu’on vous a assigné à la naissance. Alors votre place, en tant qu’allié de nos luttes, est derrière le cortège de tête. Vous pensez que le patriarcat c’est du pipi de chat et vous êtes arrivé-e-s ici par hasard, alors nous vous demanderons d’évacuer la manifestation. Car le patriarcat ne tombera pas tout seul, organisons-nous pour lui péter la gueule !!! »

Depuis plusieurs années, ce sont les militant-e-s de Nous Toutes 35 qui organisent les manifestations du 8 mars et du 25 novembre. Mélissa et Louise en font partie, depuis respectivement 2 ans et demi et 1 an et demi, et établissent clairement qu’il s’agit d’un travail de longue haleine, qui ne peut se faire seul-e : « On marche avec un réseau de collectifs et d’associations. On s’en fiche de porter la voix de Nous Toutes 35, l’important c’est de se mélanger et de laisser les différentes structures s’exprimer. On lance un appel aux prises de paroles. Parle qui veut. Alors oui, ça demande du temps à organiser. C’est un travail sur le long terme et l’idée, c’est de faire mieux que les années précédentes. »

Cela implique de bien connaître le tissu associatif, militant, syndical et politique. De bien connaître et comprendre les enjeux de chaque groupe, en interagissant avec chacun, pour mieux en saisir les tenants et les aboutissants. « Quand on construit le trajet, on a en tête qu’il faut le rendre accessible. On le fait donc avant la manifestation. Pour repérer s’il y aura des toilettes par exemple sur le parcours. Et ça, ce n’est pas toujours évident ou possible. Il faut penser aussi que des personnes voudront peut-être s’asseoir, prévoir des chaises. Construire le trajet de manière à ce que les personnes qui ne peuvent pas suivre toute la manifestation puissent nous rejoindre à un moment grâce au métro… », explique Louise. Mélissa précise :

« On a travaillé avec le collectif Les Dévalideuses et maintenant, avec Crip Crew (collectif rennais créé par et pour des personnes handicapées, ndlr), on suit ça. Il y a d’autres éléments à prendre en compte en amont et qui demandent d’être pensées bien avant les manifs, comme par exemple de ne pas isoler les personnes sans papiers dans le cortège ou d’expliquer, si on entend parler d’une action radicale qui pourrait ramener la police, que vis-à-vis de certaines personnes présentes ce jour-là, il vaut mieux éviter. »

Pas de secrets ni de miracles pour les militant-e-s. Pour organiser une lutte inclusive, l’essentiel est de s’armer d’informations, de rencontres, de discussions autour des situations spécifiques. « Ça se réfléchit toute l’année, pas uniquement pour les manifestations ! Il faut nous éduquer nous-mêmes. Aller voir les collectifs, les associations, se renseigner, écouter. Il existe beaucoup d’outils facilement trouvables… », disent-elles, insistant bien sur le fait qu’iels ne sont pas parfait-e-s. Expérimenter, tester, avancer ensemble. En local, au quotidien. Car comme le signale Nous Toutes 38, « il est important de prendre conscience que les luttes féministes se construisent aussi au local, et font face à des problématiques spécifiques. Nous interrogeons la centralisation des mots d’ordres depuis Paris. Nous ne croyons pas en cette structuration pour la construction d’une mobilisation pérenne et politiquement ancrée. La lutte féministe doit se penser dans une perspective matérielle et révolutionnaire, pas idéaliste et réformiste. »

DÉCENTRALISER LES QUESTIONS FÉMINISTES

Rennes morcelle les départs de cortège en divers lieux de la ville. « Pour montrer qu’il y a autre chose, en dehors du centre ville. Créer des lieux différés, c’est aussi une manière de ne pas se sentir seul-e quand on se rend en manif. C’est laisser place aux vies de quartier aussi. », souligne Louise. Même topo au niveau national. Les 22 et 23 janvier ont eu lieu les Rencontres nationales féministes, dans la capitale bretonne. Plus d’une centaine d’organisations, associations et collectifs militants ont répondu ce week-end là à l’appel de la Coordination féministe dont la naissance remonte au premier confinement. « À l’automne 2019, les militantes de Toulouse, Toutes en grève 31, ont appelé à une rencontre féministe qui a réuni plus de 250 personnes qui ont échangé autour d’expériences différentes et ont fait lien avec les militantes d’Espagne, d’Amérique latine et d’Algérie. Quelques organisations de la Coordination ont eu contact à ce moment-là. », explique Lisa, militante parisienne, membre de la Coordination féministe.

La crise sanitaire frappe et la pandémie révèle l’ampleur des inégalités de genre, et par conséquent la précarité des personnes sexisées. Le confinement est alors l’occasion de faire un recensement de toutes les structures militantes appelant à la mobilisation lors des 8 mars et 25 novembre. Un travail de titan-e-s, jamais réalisé auparavant. De ce travail minutieux, nait la Coordination féministe qui signe un premier texte visant à appeler à la mobilisation pour un déconfinement féministe. C’était le 8 juin 2020 et les rassemblements mettaient en lien les questions féministes, la précarité, le système de santé actuel, le capitalisme et les mécanismes de domination opérants dans les groupes oppressés. « Depuis, on a signé des appels, écrits ensemble, pour les manifestations, fait un webinaire féministe contre l’islamophobie et participé au cortège de Nice en juin 2021 contre la politique d’immigration de Macron, « Toutes aux frontières ». », précise Lisa. 

Se retrouver à Rennes en janvier dernier résulte d’un véritable choix à décentraliser les féminismes de Paris. Les Rencontres ont vocation à tourner au sein des différentes villes de France. « Il y a eu plusieurs temps durant le week-end. Pour expliquer les objectifs autour de la grève féministe du 8 mars et de la lutte contre l’extrême droite. Il y a eu aussi des ateliers en non mixité avec des personnes racisées, des personnes handicapées, puis des moments en mixité pour avoir des retours autour des différentes pratiques. », commente Phil, militante lyonnaise, elle aussi membre de la Coordination féministe. Porter un projet commun. S’allier pour créer sur le long terme. Pour les deux militantes, penser la lutte de manière inclusive n’appartient pas à une dynamique nouvelle. « La nouveauté, c’est que l’on se retrouve pour le faire. », signale Phil. Lisa précise :

« Ça a existé dans les années 70. Après, ce que l’on observe, c’est la 4e vague comme on dit dans mon collectif. Depuis 2010, on assiste à un renouveau des luttes féministes, amplifié par les mouvements MeToo. Le mouvement féministe est divisé sur certains sujets et manières de faire. Une partie a été intégrée dans l’Etat et nous, on veut un féminisme autonome. Imposer nos revendications, notre agenda politique, dépendre de nous-mêmes. » Elles le disent, l’objectif des Rencontres n’est pas de résoudre les dissensions. Mais bien d’échanger, s’écouter, se transmettre des savoirs et connaissances, et inclure. « Nos discriminations en fonction de nos situations, c’est la base du féminisme ! On ne veut surtout pas invisibiliser les personnes déjà invisibilisées. », intervient Phil. 

DE LA RAGE ET DES PAILLETTES

La réalité est complexe. « Créer un espace pour la défense de toutes les personnes opprimées, c’est très bien sur le papier. Aujourd’hui, la composition de la Coordination est moins diverse que ce que l’on voudrait. Ce n’est pas un échec d’admettre ça. Il y a des réalités. Des personnes pour qui c’est plus compliqué de militer. La Coordination, c’est un mouvement vivant, en évolution constante. L’idée, c’est d’avoir une démarche volontariste et que les différents collectifs puissent s’y investir. Tout ça est vivant et c’est à nous tou-te-s ensemble de créer les conditions pour que le plus de personnes puissent s’en saisir. », analyse Lisa. D’accord ou pas d’accord sur tous les sujets, là n’est pas la question. La difficulté consiste plutôt à trouver des terrains d’entente pour co-construire une vision commune sur le long terme.

« Sur place, on n’est pas là pour des débats d’idées mais pour avancer ensemble. On peut avoir des opinions diverses et écouter quand même les concernées, sans faire part de notre avis. L’idée de la Coordination et des Rencontres, c’était aussi et surtout pour organiser la grève du 8 mars. Pas forcément pour celui de 2022 mais surtout pour 2023 et les années suivantes. La question, c’est donc comment on organise une grève féministe inclusive ? Quand on n’a pas de travail, quand on a une famille à gérer, quand on habite loin des grandes villes, quand on est mère célibataire, etc. comment on fait pour rejoindre la grève sans la faire porter à d’autres femmes, vivant dans des situations autres ? », interroge Phil. S’inspirer de ce qui existe à l’étranger, en Espagne par exemple ou en Suisse. Ainsi que des mouvements antérieurs, notamment celles des ouvrières du XXe siècle.

Cantines de rue, garderies collectives, caisses de grève… Il est essentiel de puiser les idées et outils dans les réussites du passé et les expériences des concernées, des militantes, des travailleuses, de toutes celles qui participent à la lutte, du quotidien, du terrain. Repenser l’organisation de la société. Là encore un travail minutieux s’impose. Pour une grève massive et inclusive, l’organisation en amont est primordiale si elle ne veut pas exclure une partie des personnes minorées et oppressées. Les militantes le disent : une journée de grève, c’est une année de préparation minimum. « Alors oui, ça rajoute des nouvelles choses à penser. Mais c’est aussi plus gratifiant de réfléchir et organiser un mouvement général. C’est plus valorisant ! On ne fait pas les choses dans le vent, on n’est pas seules, on va réussir à faire ensemble et ça, c’est motivant ! », s’enthousiasme Phil. Leur force émane du collectif, du fait de se retrouver, de s’encourager, se valoriser dans les expériences et compétentes des un-e-s et des autres.

« On est pour un militantisme qui ne soit pas du sacrifice. Ça ne veut pas dire que c’est simple à organiser un événement comme on a fait à Rennes, ça veut simplement dire que la balance de force et de bien que ça nous apporte pèse plus que la difficulté. Ça nous donne de la force pour la suite. Des fois, on se sent seul-e-s. Echanger avec des personnes qui ont les mêmes difficultés, ça fait du bien. On s’envoie des messages de cœurs, d’étoiles, on discute dans la joie et la bonne humeur. C’est un mélange de rage et de paillettes ! », ajoute Lisa, en souriant. 

NE PAS OUBLIER LE CÔTÉ FESTIF

Que ce soit à l’occasion des Rencontres nationales féministes ou des manifestations des journées internationales de mobilisations contre les violences patriarcales, les militantes n’oublient pas d’entremêler revendications et festivités. Tout est politique et c’est bien cela que l’on doit faire primer comme le rappelaient les membres de la Pride radicale, organisée à Rennes le 16 octobre dernier : « Nous, ce sont des personnes Trans Pédé Gouines + (TPG+), queers, précaires, racisé.es, handi.es et allié.s. Nous souhaitons reprendre le contrôle de nos vies et de nos luttes en nous emparant de l’espace public et invitons les concerné.es et allié.es à participer à cette convergence pour rassembler nos combats et repolitiser nos identités. En effet, les marches des fiertés se succèdent et se dépolitisent d’année en année. Si elles ramènent du monde et de la visibilité, elles ne deviennent qu’un grand défilé festif à ciel ouvert, une vitrine d’une journée. Nous ne nous opposons pas à la fête, au contraire, mais nous croyons aussi en l’importance de porter des actions plus directes, de perturber l’ordre établi et ne pas se cantonner à la tranquille journée de visibilité que l’on nous accorde chaque printemps. »

Ateliers, concerts, conférences, assemblées, entre quatre murs s’allient alors aux prises de paroles, marches, collages, slogans et pancartes délivrant des messages forts dans l’espace public. Là où le nouvel aménagement de l’Hôtel Dieu avait vu expositions, stands militants et bibliothèques féministes s’installer après une manifestation, c’est la place de la République cette année qui s’est transformée en espace d’informations et de kermesses – où l’on pouvait chanter à la gloire de sardinières ou encore éclater les têtes de Darmanin, Zemmour, Macron, Castex, etc. – avant de laisser place à Big Up, le week-end suivant, à la maison de quartier Villejean et au pôle associatif de la Marbaudais, à Maurepas. 

« C’est important de créer un espace joyeux, de fête et d’inclusion, avec les collectifs des quartiers. », souligne Mélissa à propos de cet événement culturel et artistique, aux valeurs et revendications militants, féministes et antiracistes, composé de temps d’échanges, d’auto-formation, de transmissions des savoirs et des vécus, de parties de foot, de scènes ouvertes et de concerts vibrants. « L’idée, c’est d’ouvrir l’espace sous différents formats, différentes modalités de lutte. Le festival est une modalité de lutte ! Ça permet de multiplier les moyens de partager nos luttes et nos fêtes et de faire venir, rencontrer et participer des personnes qui ne trouvent peut-être leur place, ou leur légitimité, en manif ! », conclut Louise.

QUESTIONNER LE LANGAGE

La lutte inclusive ne peut se mener sans la prise de paroles des concernées. Les voix se multiplient, c’est indéniable, et la question du langage apparaît comme un enjeu important. Une base nécessaire puisque les mots peuvent blesser, les mots peuvent exclure, les mots peuvent violenter, les mots peuvent porter à confusion. Priscilla Zamord, de Front de Mères, en prend un exemple flagrant :

« Parfois je vois des glissements. Comme sur l’intersectionnalité. Y a moyen à un moment de juste revenir sur la genèse ? Kimberlé Crenshaw, juriste afroaméricaine, a défini l’intersectionnalité par l’origine ethnique et les discriminations qui venaient autour se compléter. Et aujourd’hui, je vois parfois des féministes qui ont complètement évacué la question de la discrimination raciale et qui se disent « tiens on va y mettre un peu de LGBT, de handicap, etc. ». Non, ça ne marche pas comme ça. Un peu de respect pour celles qui ont conçu, conscientisé, lutté… MeToo, c’est pareil. On dit que c’est Alyssa Milano qui l’a lancé aux Etats-Unis alors que non c’est une afroaméricaine, Tarana Burke, qui a lancé le hashtag. Elle a été complètement invisibilisée. »

Nommer celles qui ont pensé, agi, œuvré, créé, théorisé, revendiqué. Nommer les théories, les actions, les violences, les vécus et les besoins. Et respecter. « Le langage est un instrument de pouvoir. C’est bien expliqué dans le film documentaire Empower : se réapproprier le langage permet de contrer les logiques de domination. Dire travail du sexe renvoie à la notion de travail. La société et les institutions ont du mal à penser que ce que font les femmes constituent un travail. », analyse Emilie, professeure de sociologie, aux côtés de Doris, co-fondatrice des Pétrolettes, le 25 novembre. Cette dernière souligne d’ailleurs :

« Je conseille aux personnes qui ne sont pas des travailleuses du sexe de dire travailleuses du sexe ou TDS. Ça nous inclut dans la lutte pour tou-te-s les travailleur-euse-s du sexe. Pute, je le réserve pour moi et mes collègues. Je ne conseille donc pas aux allié-e-s d’utiliser le mot pute, qui est plutôt un terme réservé aux concerné-e-s qui se réapproprient l’insulte. » Au même titre que certaines personnes LGBTIQ+ vont se réapproprier les insultes PD et gouines. Sans oublier queer. 

SE DÉCONSTRUIRE À TRAVERS LE LANGAGE

« Le langage et la grammaire sont des lieux pétris par l’idéologie. », commente Julie Abbou, post doctorante en sciences du langage à Paris 7, le 18 janvier dernier à l’occasion de sa conférence « Comment dire l’émancipation ? Les pratiques féministes du langage », organisée à Rennes 2 dans le cadre des Mardis de l’égalité. Pour les militant-e-s féministes, l’enjeu est grand. Puisqu’il permet de bousculer la grammaire et ainsi devenir sujet, être enfin représenté-e. Faire entendre une critique du monde. Pouvoir porter une parole féministe depuis une position de femmes. Puis plus largement de déconstruire la binarité du genre. Féminiser le langage, rappeler la présence des hommes et des femmes dans les différents groupes nommés, visibiliser la moitié de l’humanité considérée comme une minorité, trouver un genre commun, voire éviter le genre… Julie Abbou revient sur l’histoire du langage depuis les années 60, où elle apparaît comme un enjeu central dans les mouvements de lesbiennes et de libération des femmes.

Vingt ans plus tard, on commence à féminiser les noms de métiers « et tout le monde s’y fait, à part l’Académie française qui va mettre 35 ans de plus… ». Dans les années 90/2000, Arlette Laguiller parle des travailleuses et des travailleurs, EDF écrit à ses cher(e)s client(e)s, les universités mentionnent les étudiant-e-s et les papiers d’identités indiquent « né(e) ». En 98, une circulaire est déposée sur la féminisation du langage. Elle passe comme une lettre à La Poste, à une époque « où le féminisme a quasi disparu de la scène politique et où on commence à parler de la parité. » La post doctorante en arrive au début des années 2000 : « Dans les sous sols de la contre culture, les espaces féministes et anarchistes entendent bousculer la grammaire. Défaire la catégorisation du genre pour déjouer les assignations. »

 Elle parle alors « d’une remise en question des rapports sociaux à travers le langage, faisant de la langue un lieu de lutte et d’émancipation. » Dix ans plus tard, de nouveaux pronoms arrivent et en 2015, le Haut Conseil à l’Egalité publie un Guide pour une communication publique sans stéréotype de sexe. En 2019, Netflix utilise le point médian dans une publicité. Et tout ça ne choque pas grand monde. Dès lors que l’on ne parle pas d’écriture inclusive… En 2016, « une agence de comm’ met le feu aux poudres ».

Elle publie un Manuel d’écriture inclusive, dépose l’expression comme une marque et en fait des formations. En 2017, gros tollé concernant un manuel scolaire utilisant des formes masculines et féminines dans ses contenus… Marlène Schiappa, alors secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations, s’insurge : « Je ne suis pas pour l’obligation d’enseigner l’écriture inclusive à l’école » et le premier ministre à l’époque, Edouard Philippe, dépose une circulaire obligeant les textes officiels à utiliser « le masculin générique ».

En 2021, une proposition de loi va même jusqu’à demander l’interdiction de l’écriture inclusive pour les missions de service public. Julie Abbou explique : « Tous les procédés de féminisation du langage et d’écriture inclusive ne sont pas juste là pour désigner la présence des femmes et la présence des hommes mais aussi indexer un sens social. C’est-à-dire comment l’interlocuteur-ice se positionne : féministe, conservateur, etc. C’est une pratique politique de la grammaire. Et l’inclusion prend place dans un champ sémantique plus large : lutte contre les discriminations, diversité, égalité des chances, parité, intégration, etc. » 

La représentation passe aussi par le langage. À l’oral comme à l’écrit, il visibilise, donne à voir, à entendre, permet de faire exister. Nous rend plus entier-e. Et affirme une partie de qui nous sommes et de nos revendications communes. Mais il ne suffit pas d’utiliser l’écriture inclusive sur un tract ou une brochure pour rendre la lutte inclusive. Si le langage y participe, cette dernière ressort de la mise en valeur par des actions et des spécificités des un-e-s et des autres, par le respect, l’écoute, la création d’espace mixtes et non mixtes mais aussi la liberté de faire par soi-même et de s’afficher en soutien.

Ne pas parler à la place de, ne pas faire à la place de. Organiser ensemble. Penser ensemble, même si différemment. Expérimenter. Trouver un terrain d’entente. Dans la reconnaissance des parcours, vécus, expériences, trajectoires, situations, conditions. Faire front commun sans aliéner les identités propres à chacun-e. 

 

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Inclusion : croiser les forces
Déconstruire les dominations au sein des espaces de lutte
Lutter ensemble
Allié-e-s, plus qu'une notion

Célian Ramis

Podcast : Sur les ondes féministes

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Prendre la parole. Exprimer sa pensée. Faire entendre sa voix. Investir les espaces du dire. Pour se raconter, témoigner des vécus et partager les savoirs et expériences. Le podcast semble ouvrir la voie aux paroles silenciées.
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Femme qui écoute et parle« La femme a le droit de monter à l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune », écrit Olympe de Gouges en 1791. Prendre la parole. Exprimer sa pensée. Faire entendre sa voix. Parce que « nos silences ne nous protègeront pas », comme le rappelait Audre Lorde, il est urgent pour les personnes sexisées comme pour toutes les personnes stigmatisées, marginalisées, décrédibilisées et invisibilisées (personnes handicapées, LGBTIQ+, racisées, exilées…) d’investir les espaces du dire. Pour se raconter, témoigner des vécus et partager les savoirs et expériences. Le podcast semble, ces dernières années, ouvrir la voie aux paroles silenciées jusqu’alors.

Le mouvement #MeToo a mis en exergue non pas la libération de la parole des femmes mais la question de la diffusion de celle-ci. Enjeu majeur des féminismes, il est essentiel et urgent de déconfiner les récits massifs des personnes sexisées pour comprendre et combattre l’oppression patriarcale qui sévit encore dans nos sociétés actuelles. Alors que les réseaux sociaux jouent un rôle prépondérant dans la propagation des messages militants, les podcasts féministes se multiplient eux aussi en parallèle, marquant les esprits de par la multitude de voix qui s’élèvent et occupent l’espace audio, le temps nécessaire pour raconter un bout d’intimité d’une vie minorée par le poids du stigmate et de la norme. Pour se raconter sans entrave. 

Femme allongée sur son balcon qui écoute un podcast en sirotant un latteSi dès la petite enfance, on se concentre davantage sur le développement du langage du côté des filles, en grandissant la parole leur est pourtant très rapidement confisquée. L’attention que l’on portera à leurs propos sera moindre que celle que l’on accordera aux garçons tout d’abord, puis aux hommes qui occuperont avec aisance les lieux de pouvoir et de décision. « La privation de la parole commence très tôt. Filles et garçons ne sont pas sollicité-e-s pour les mêmes choses. Chez les filles, on va mobiliser les savoirs et les connaissances, alors que les garçons, on va les inviter à comprendre et à produire. Et on va plus leur donner la parole. Il y a vraiment une symbolique autour de la voix. », signale Suzanne Jolys, formatrice égalité filles-garçons et co-fondatrice du podcast Les envolées contées.

Les filles, on les dit « pipelettes », « bavardes », « commères », on leur coupe davantage la parole dès l’école maternelle, comme le soulignait Manuela Spinelli, co-fondatrice de l’association Parents & Féministes et co-autrice avec Amandine Hancewicz du livre Éduquer sans préjugés. Dès la naissance, on différencie les tonalités des voix, comme le montre une étude sur les pleurs des bébés : « Des adultes écoutent des pleurs et attribuent déjà une tonalité différente : les voix les plus graves aux garçons et les plus aigues aux filles. Comme on a le stéréotype des garçons qui ne pleurent pas et des filles qui sont capricieuses, on tend à surestimer les pleurs des garçons et moins ceux des filles. » Celles-ci seront assignées à la discrétion et l’espace privé là où ceux-ci seront encouragés dans leurs ambitions (et ça fait du bruit l’ambition !) et l’espace public.

MANQUE DE LÉGITIMITÉ ?

71% des femmes déclarent s’autocensurer régulièrement en réunion, par peur de dire une bêtise. Ce chiffre, c’est l’enquête des Nouvelles Oratrices, réalisée en 2020 auprès de 702 répondantes, qui nous le révèle. Fanny Dufour, à la tête de la structure dédiée à la prise de paroles des femmes en milieu professionnel, y voit là le fruit d’une construction sociale genrée visant à faire croire aux femmes qu’elles ne sont pas légitimes à s’exprimer et qu’elles n’ont rien d’intéressant à raconter. Et c’est bien ce que l’on perçoit dans de nombreux films. En 2016, le site Polygraph réalise une étude sur le sexisme dans le 7e art et passe 4 000 films au crible du test de Bechdel-Wallace. Pour le réussir, il faut que l’œuvre réunisse les critères suivants : qu’il y ait au moins deux personnages féminins (et que ceux-ci portent un nom), que ces deux personnages aient au moins une discussion et que cette discussion concerne un autre sujet qu’un homme. Résultat : 40% des films ont échoué !

En parallèle, les autres disciplines artistiques n’excellent pas non plus dans la parité et la représentation des femmes. Quand les artistes prennent la parole sur scène, au théâtre ou en musique par exemple, ce sont là encore majoritairement des hommes (blancs, valides, hétéros, cisgenres…). Ce qui laisse présager une certaine vision du monde, dont l’autre moitié de l’humanité se trouve écartée. Autre scène principalement foulée par la gent masculine : celle des Tedx, qui dans de nombreuses villes du monde entier accueille des conférences au format court sur des sujets de société. Fanny Dufour a présidé durant 3 ans l’événement rennais et constate que les femmes peinent à accepter leurs invitations :

« Deux fois sur trois, c’est un refus ou une prise de décision assez longue. » Ou alors « elle nous renvoie vers un homme à poste équivalent », précise Emma Callus, directrice de projet au sein de l’agence Brightness - qui organise les TedxParis – lors d’une interview à Cosmopolitan. De leur côté, les hommes saisissent quasiment tous l’opportunité offerte, allant même jusqu’à solliciter la structure (rennaise) « pour dire qu’ils peuvent venir parler d’un sujet, sans même avoir de sujet précis. » 

Gros plans sur micro, bouche et enregistreurOBTENIR LA PAROLE ET LA GARDER…

Manque de confiance et sentiment d’illégitimité accompagnent au quotidien la plupart des femmes dans leur prise de parole, dont elles remettent en doute leur capacité à y parvenir. Parce que partout les exemples d’expression coupée en plein vol ou moquée sont légion. « Des études américaines montrent qu’on coupe la parole aux femmes en moyenne 2,6 fois par tranche de 3 minutes, alors qu’on ne coupe la parole aux hommes qu’une fois par tranche de 3 minutes. », ajoute la fondatrice des Nouvelles Oratrices. Le fait d’être interrompue par un homme porte un nom : le manterrupting. Cette coupure brutale de la parole des femmes, on s’y confronte fréquemment dans le milieu professionnel, la politique et les médias.

Souvent des domaines dans lesquels les personnes sexisées sont sous-représentées. En 2019, l’INA (Institut National de l’Audiovisuel) a d’ailleurs analysé 700 000 heures de programmes radio et télé, donnant lieu à une conclusion édifiante, mais malheureusement peu surprenante : les femmes parlent deux fois moins longtemps que les hommes. À la télévision, les prises de paroles des femmes représentent moins d’un tiers du temps de parole total (32,7%) et leurs voix portent encore moins à la radio où celui-ci n’est que de 31,2%, nous informe un article du Point, précisant que ce sont sur Téva et Chérie 25 – chaines destinées aux femmes – qu’elles ont le plus la parole.

Globalement, les dirigeants sont des hommes, les experts sont des hommes, les orateurs sont des hommes, les réalisateurs sont des hommes, les historiens sont des hommes, les artistes sont des hommes… Ce sont donc les hommes qui partagent leurs visions du monde et leurs réflexions concernant tous les pans de la société. Et même quand on parle de féminisme, ce sont des hommes qui sont invités à débattre. Idem quand on parle de la PMA, ce sont des hommes, hétéros et cisgenres, qui participent à la prise de décision sur l’ouverture ou non de cette assistance médicale aux femmes célibataires, couples lesbiens et personnes trans. Un scandale.

PRENDRE LA PAROLE

Le podcast, de par son accessibilité en matière de technique et de diffusion et de par son format libre, s’avère être un outil incontournable des luttes féministes, et plus largement militantes. Et c’est Grace Ly, co-fondatrice et co-animatrice avec Rokhaya Diallo du podcast Kiffe ta race, diffusé sur Binge Audio toutes les deux semaines, qui nous oriente dans cette piste de réflexion inspirante : « Le podcast permet l’expression des personnes qui n’avaient avant ça pas accès aux médias. Dans un podcast, on peut s’exprimer librement, de manière ininterrompue. Avec respect et dans le respect des autres. Dans la liberté d’expression, la question du respect est fondamentale. Rendre leur dignité aux personnes minorées est au cœur des projets de lutte. »

Leur concept : déconstruire à travers leurs témoignages personnels et les entretiens qu’elles mènent avec leurs invité-e-s les stéréotypes liés à la race sociologique – c’est-à-dire la race découlant d’une construction sociale liée à un système raciste et colonialiste – décryptés et analysés à l’intersection du sexe, du genre, du handicap, du milieu social, de l’orientation sexuelle et affective, de l’âge, de l’origine réelle ou supposée, etc. Au départ, le duo l’avait proposé à des chaines de télévision. Toutes ont décliné la proposition. Trop peu d’intérêt, visiblement… Et pourtant, 4 saisons plus tard, le podcast trouve encore et toujours son audience, renouvelant ses sujets et expert-e-s avec justesse, humour et impact. 

« Rétrospectivement, on s’est dit que c’était pas plus mal qu’on soit en audio. Faire entendre la voix des personnes minorées est un autre moyen de prendre l’espace. Et je pense finalement que le fait qu’on ne voit pas nos visages empêche les gens de projeter leurs visions stéréotypées sur nous et sur nos invité-e-s. », souligne Grace Ly. 

BRISER LE SILENCE

« On choisit un art de la parole mais ce qu’on apprend, c’est à se taire. » Coline Lepage a 21 ans. Ancienne élève du cours Florent, elle témoigne dans le journal Le Monde des violences sexistes et sexuelles subies dans le milieu du théâtre, qui depuis quelques mois a son #MeTooThéâtre. Il ne fait pas exception. Comme dans tous les domaines, des femmes y sont victimes d’harcèlement moral et sexuel, d’agressions sexuelles et de viols. Et en la matière, elles sont contraintes au silence. Par peur de ne pas être crues. Par peur d’être (encore plus) humiliées. Par peur des représailles. Alors qu’elle est seule en vacances, Florence Dell’Aiera, familiarisée avec le podcast pour avoir failli en animer un pour les éditions Albin Michel où elle travaillait à l’époque, réfléchit à un sujet dont elle pourrait parler :

« Sur quoi je peux prendre la voix et la porter ? Forcément, sur un sujet que je maitrise : ma résilience, face aux violences sexuelles en l’occurrence. Raconter comment je m’en suis sortie. Pour donner de l’espoir aux femmes et aux hommes qui vivent elles et eux aussi l’inceste. » Pas de tabou pour elle qui livre son histoire personnelle au fil des épisodes de Restez dans le flow et réalise des entretiens intimes et combattants dans Avec Flow, à écouter sur son site et/ou sur Apple Podcasts. « Vers 20-25 ans, j’étais dans la haine de mon grand-père et je me suis laissée aller à cette haine. Ça fait parti du processus de reconstruction. Et puis un jour, j’ai constaté que je ne ressentais plus cette émotion. Mon silence n’a pas duré tant que ça car vers 17-18 ans, j’avais prévenu la famille. En société, j’abordais de temps en temps le sujet mais c’était, pour certaines personnes, inentendable. J’avais peur de banaliser ce qui s’était passé et pour les gens, c’était trop dur à entendre. Ce silence se rajoute aux millions d’autres silences. », explique-t-elle.

Florence le dit : son combat contre le silence a d’abord commencé vis-à-vis d’elle-même. Aujourd’hui, elle n’est plus dans la survie et espère que son témoignage et les expériences réalisées au cours des 20 dernières années pourront aider d’autres personnes en situation post-traumatique et éclairer les personnes non concernées directement sur ce sujet.

Portraits d'une femme casque sur la tête avec les mains devant la bouche, devant les yeux et sur les oreillesLA TRANSMISSION DES CONCERNÉES

Dans la création et l’animation d’un podcast, il y a la volonté de transmettre, d’informer, de partager. C’est ce que l’on ressent avec Alice Dupuis, Camille Pineau et Sophie Baconin. La première parle de l’endométriose, la seconde des stéréotypes de genre et la troisième de la période post accouchement. Toutes les trois abordent la solitude vécue face au manque d’information. Le sentiment d’être seule à vivre telle ou telle situation. Le sentiment finalement de ne pas être normale. En réaction, et pour pallier à ce défaut de communication autour des sujets impactant (négativement) principalement les femmes, elles ont décidé d’agir. Via la prise de parole. Face à leurs micros, dans l’intimité de leur salon ou de leur chambre, et/ou à la rencontre – en présentiel ou en visio – d’expertes professionnelles et du quotidien, leurs voix résonnent dans l’objectif de déconstruire les idées reçues et échanger autour de leurs savoirs, aussi bien théoriques qu’empiriques.

« Quand j’ai commencé, j’étais en colère parce que les professionnel-le-s de la santé n’ont pas les mêmes infos et c’est toujours à nous de chercher. C’est notre santé qui est en jeu ! Il faut en parler. Je voulais créer une communauté autour de l’endométriose mais pas sur Instagram ou sur Twitter. En plus du podcast, j’ai créé un compte Outlook pour que les femmes envoient leurs messages et leurs témoignages. Pour que ce soit encore plus intime. », déclare Alice Dupuis, créatrice du podcast Nos douleurs, endométriose, diffusé sur Podcast Addict.

Diagnostiquée il y a 2 ans d’une endométriose profonde et douloureuse, elle a cherché à s’entourer de plusieurs praticien-ne-s, a farfouillé pour trouver son réseau, a déniché des conseils et des structures compétentes dans le suivi et l’accompagnement de cette maladie qui touche actuellement 1 femme sur 10 et met en moyenne 7 ans à être diagnostiquée, en raison de la faible information des concernées et des professionnel-le-s de la santé.

Illustration« Tout le monde n’a pas les mêmes ressources, financières, morales et autres. Le monde médical, je le connaissais déjà et je le connais plutôt bien. Peut-être qu’une fille tombera dessus en Bretagne ou à l’autre bout de la France ! Elle pourra alors se dire qu’il y a des choses à faire ! », espère-t-elle, toujours animée par la colère face au silence général :

« On n’en parle pas ! C’est un prisme qui reflète ce que vit la femme malade, la personne qui a un utérus, des règles, etc. J’ai une amie qui est malheureuse à cause de ses règles et personne ne l’écoute ! Plein de femmes me parlent de leurs règles. Les douleurs, les hormones, etc. on n’en parle pas ! Pas même à l’école. On a affreusement besoin d’infos à ce sujet ! »

ROMPRE L’ISOLEMENT

Même ressenti du côté de Sophie Baconin, anciennement journaliste pour la presse écrite, qui a lancé le podcast Le quatrième trimestre, dont les épisodes sont à écouter sur son site éponyme et/ou sur Soundcloud. « En 2016-2017, j’ai commencé à m’intéresser aux podcasts. Notamment avec La Poudre (Nouvelles Ecoutes, Lauren Bastide, ndlr). Je n’avais pas conscience qu’il y avait si peu de femmes interviewées dans les médias. Les membres du collectif Prenons la Une sont très actives sur ces questions, puis ensuite est né Paye ton journal. J’ai témoigné plusieurs fois sur le sexisme dans les médias. J’en avais marre de tout ce système, j’avais envie de lancer un podcast. », resitue-t-elle. Comme pour Florence Dell’Aiera et pour Alice Dupuis, elle puise l’inspiration dans un sujet qu’elle connaît bien, pour l’avoir expérimenté et s’être confrontée au mur du silence : la grossesse, l’accouchement et ce qui le suit, ce fameux quatrième trimestre dont on ne parle jamais.

« J’étais hyper renseignée sur mon bébé pendant la grossesse mais pas du tout sur moi. Pour moi, l’accouchement était l’étape ultime. Mon corps en a pris un sacré coup. J’avais des questions mais pas de réponses. Il fallait que j’aille les chercher moi-même. Lors du post partum, je me suis sentie très seule. J’ai fait des rencontres et j’ai réalisé que plein de sujets étaient passés sous silence. La santé mentale, on n’en parle pas en France. Mais alors quand en plus il s’agit des femmes et qu’en plus il s’agit des mères… On a toutes une histoire à raconter ! », s’exclame-t-elle. La sexualité par exemple figure parmi les sujets non évoqués au regard de la grossesse et du post accouchement :

« Il peut y avoir plein d’enjeux à ce niveau-là. On n’ose pas forcément en parler mais on a toutes des choses à dire. La sexualité est centrale dans nos vies. Mais ça peut être super difficile d’en parler, à cause de la gêne et de la honte. Comme on est toujours dans la performance dans ce domaine… Alors que ce n’est pas grave si on n’a pas de libido ou si on a peur. Il n’y a pas de normes car chaque personne est différente. Et c’est ça qui est chouette avec le concept du podcast : la possibilité d’avoir des points de vue illimités. Personne ne vit la même chose mais les vécus peuvent faire écho à d’autres dans la manière de se raconter. » Rompre le silence pour briser l’isolement et le sentiment de solitude. Faire émerger la multitude des parcours, des problématiques, des discours et des alternatives pour faire prendre conscience que le nœud du problème ne vient pas de la personne – qui souvent culpabilise et angoisse de honte – mais bien d’un système patriarcal sexiste (raciste, handiphobe, LGBTIphobe, classiste, grossophobe, etc.).

Aminata Sangaré Bléas stylisée, en route pour la réalisation d'un podcastDÉCRYPTER LES STÉRÉOTYPES

Et ça, Camille Pineau entend bien avec son podcast Célestor, diffusé sur Anchor (by Spotify), « détricoter les stéréotypes de genre, interroger leur histoire, leur impact et ce qu’on pourrait y changer » en interviewant « les gens qui agissent au quotidien. » Parce qu’elle et son compagnon ont été frappé-e-s durant la grossesse des attentes qui pesaient déjà sur leur futur enfant et se sont senti-e-s isolé-e-s de leurs proches « qui avaient l’impression qu’on faisait front contre les petites robes, etc. », le couple a souhaité proposer une alternative aux clichés genrés. « On s’est positionnés comme apprenant-e-s en recevant des personnes impliquées de manière professionnelle ou non dans la lutte des clichés, dans la lutte pour l’égalité. », souligne-t-elle. En cette rentrée, elle reprend le projet en solo, « en tant que mère et belle-mère féministe en apprentissage ».

Pour Camille Pineau, l’important, c’est de faire du lien, de discuter et de partager les échanges « car tout le monde n’a pas forcément toujours accès à des ressources ni aux mêmes ressources. » Au culot, comme elle le dit, elle contacte des personnes qu’elle aimerait inviter dans son podcast et ça fonctionne : « Peu de personnes refusent de raconter leur histoire. » Elle pointe toutefois le manque de diversité proposée dans la première saison et souhaite élargir son champ d’action. « Je suis une femme cisgenre hétéro et pour l’instant, je suis restée sur la femme blanche qui va interroger une autre femme blanche. Je veux sortir de ce que je connais pour donner la parole à toutes. De manière générale, on n’offre pas beaucoup la parole aux femmes, encore moins aux femmes racisées. Le podcast propose l’ouverture d’un espace de parole hyper grand et vaste ! », s’enthousiasme-t-elle. D’autant plus quand elle aborde la question du partage :

« Avoir à transmettre, c’est chouette ! Savoir qu’on est actrice du changement et qu’on aide des personnes, c’est super ! Faire un podcast, c’est devenir passeuse d’histoires ! »

PROPOSER D’AUTRES RÉCITS

Aminata Sangaré Bléas en enregistrement de son podcast, grand sourirePasseuse d’histoires différentes (de la norme prônée dans les médias, les publicités, les arts et la culture, etc.). Ou du moins, singulières. Pour changer les modèles. Faire évoluer les mentalités en donnant à entendre d’autres parcours, d’autres profils, d’autres voix. Plus réalistes. Plus représentatives. En écoute chaque lundi matin sur de nombreuses plateformes (Apple podcasts, Spotify, Deezer, Anchor, Youtube et Google podcast) Les Envolées Contées ont été imaginées et créées sous la forme de séries audios en plusieurs épisodes, à destination des enfants. Suzanne Jolys, formatrice égalité filles-garçons, fait partie du trio fondateur – avec Héloïse Pierre et Lucile Petit - de ce podcast « un brin féministe et écolo », dans le sens « où on est vigilantes à ne pas alimenter les stéréotypes de genre, en proposant un panel de caractères et d’intelligences au fil de nos histoires. »

Ainsi, les noms de métier sont féminisés et les aventurières sont mises à l’honneur, au même titre que les aventuriers : « On propose des héroïnes, ce qui participe à la diversité des personnages. Car encore aujourd’hui, les héros sont très masculins. » Le féminisme s’intègre en filigrane des récits et des protagonistes. Tout comme l’écologie. Les deux valeurs agissent en guise de fil rouge. « Le podcast est né pendant le premier confinement. On a été marquées par la situation et on a voulu sensibiliser le jeune public à l’environnement. D’où le fait que les paysages soient beaucoup décrits. Pour les inciter à observer leur environnement, à en voir la beauté. Et puis, on les sensibilise également aux catastrophes naturelles, à l’appauvrissement des ressources ou encore à la disparition des espèces. On leur fait entendre différents types de voix et nos personnages sont des filles, des garçons, toujours des enfants ! C’est important qu’ils et elles puissent s’identifier. », précise Suzanne Jolys.

Elle regrette que de manière générale, on manque de récits variés. Voilà pourquoi leur podcast s’attache à diversifier les décors et les lieux, tout autant que les protagonistes, leurs caractères et leurs ambitions. Pour se défaire des clichés et représenter une population plus réaliste. Plus inspirante également, puisque plus accessible en tant que modèle. Désacralisée.

ÉCOUTER L’HUMANITÉ

Et ça, Aminata Bléas Sangaré s’en empare à chaque épisode de Tout le monde passe sur le trône, diffusé sur Ausha. De quoi empêcher l’effet impressionnant des personnes interviewées dès lors qu’on les imagine sur les toilettes, que l’on se dit que tout le monde va aux toilettes. À chaque rencontre, la podcasteuse nous embarque dans les coulisses des personnes présentées. Son credo : tout le monde a la même valeur. Elle dépasse le cadre du genre et dialogue avec des hommes et des femmes. Mais sa démarche rejoint celle des podcasts militants puisqu’elle donne la parole aux personnes du quotidien et fait entendre des parcours divers et variés, « dans une ambiance coin du feu ». « On ne donne pas tellement la parole aux gens « mainstream ». Et même quand les personnes sont connues, elles n’ont pas le micro assez longtemps pour parler d’elles comme elles peuvent le faire dans des podcasts. L’humanité a besoin de communication et moi, c’est ça que j’aime libérer. », se passionne Aminata Bléas Sangaré.

Suzanne Jolys, en montage des Envolées contéesSes premier-e-s invité-e-s ont été des individus croisés dans son quotidien. Parce qu’il y a de très nombreuses histoires à faire surgir autour de nous, elle a osé se lancer, à la suite d’une conversation inspirante avec une amie qui lui a procuré l’envie de fonder son podcast. Elle poursuit : « On est singuliers mais nos singularités peuvent se croiser. Je vais à l’instinct vers les gens et dans ce qu’ils livrent, je prends toutes les couches. C’est ce qui fait qu’on est en lien, au-delà de la couleur de peau et du genre. Ce que j’ai envie de proposer, c’est un espace dédié aux humains et au respect. Alors, voilà, j’invite les gens à parler. On fait une bulle autour de nous et on oublie vite le micro. Ce moment-là, il est pour la personne que je reçois. C’est un cadeau d’écoute que l’on peut faire. Et je peux vous dire que peu de personnes n’ont rien à dire ! »

La parole, elle le dit, est puissante ! Les mots sont puissants ! Et ça, elle veut qu’on en comprenne le poids et la dimension pour s’en servir à bon escient. C’est ce qu’elle défend dans ses valeurs éducatives, auprès de ses trois fils, mais aussi dans les épisodes qu’elle diffuse toutes les semaines.

« N’importe quel homme et n’importe quelle femme a des choses à dire. J’aime l’idée qu’on puisse tou-te-s se sentir concerné-e-s par les autres. Je veux vraiment un podcast dans lequel tout le monde peut se retrouver et se reconnaître. Qu’on ressente la personne qui se fait envelopper. », ajoute Aminata Bléas Sangaré, qui termine autour de son intention et de sa motivation : « Je ne cherche pas à opposer les personnes. Loin de là. Ce qui m’intéresse, ce sont les personnes qui ont envie de dire des choses. De parler du point de vue qui les concerne. Pour ma part, je me sens comme une femme avant d’être une femme perçue comme africaine. C’est par la voix des concerné-e-s que l’on va faire changer les choses, en matière de sexisme, de racisme, etc. Pour qu’on n’ait plus peur de l’autre. »

(P)RENDRE LA PAROLE, DE MANIÈRE ACCESSIBLE

Interrogée par 50-50 magazine sur les raisons de l’essor des podcasts féministes en France, la journaliste, créatrice de Nouvelles écoutes et animatrice du podcast La poudre Lauren Bastide répond : « Le podcast est un super outil militant. Je ne suis pas du tout surprise qu’autant de femmes se revendiquant féministes s’en soient emparées. Quand on est féministes, faire émerger la parole est une urgence. Et le podcast, c’est facile en fait. C’est pas cher. » A contrario de la création d’un magazine, d’une radio ou d’une émission TV, qui demandera un investissement énergétique et financier bien plus important.

Suzanne Jolys en enregistrement voix« Pour faire un podcast, il suffit d’avoir un micro et un ordinateur avec une connexion wifi. L’essor des podcasts féministes ne me surprend donc pas. Les militantes féministes ne sont pas les seules d’ailleurs à se servir de cet outil, il y a aussi les militant-es LGBTQIA, les militant-es écolos, etc. Le podcast  est, de fait, un média extraordinaire. Il est facile, ne demande pas de compétences technologiques, c’est à la portée de tou-te-s. Il me semble que l’explication est tout simplement là. », poursuit-elle.

Sans oublier que le système bidouille et la culture Do It Yourself font partie intégrante des luttes militantes qui ont l’habitude de se débrouiller avec les moyens du bord. Le podcast est donc un outil accessible au départ, comme le souligne Suzanne Jolys : « Les logiciels peuvent être gratuits, les hébergements aussi. Déjà, ça lève un énorme frein. Et puis, c’est tellement pratique ! On peut écouter un podcast en se baladant, en conduisant, en cuisinant, en se brossant les dents. Bien plus simple qu’une vidéo ! » Accessibilité financière et géographique, ok. Indépendance également dans la fréquence des épisodes pas aussi contraints par une deadline qu’une émission programmée dans une grille radio, note Alice Dupuis qui regrette de ne pas toujours pouvoir produire autant qu’elle le voudrait :

« Avec l’endométriose, il y a des moments où je suis très mal et où j’ai besoin de beaucoup de repos. Je fais donc quand je peux. » Toutefois, elle pointe, à l’instar de Florence Dell’Aiera et de Camille Pineau, la difficulté à s’intégrer aux algorithmes des réseaux sociaux et des moteurs de recherche, qui bien souvent priorisent les contenus supportés par des hébergements payants. 

DÉCOUVRIR SA VOIX

Peu contraignant, facile à manier, simple à comprendre et à maitriser, peu coûteux, même si cela entraine certains bémols, notamment en terme de référencement et donc de champ de diffusion (qui reste, rappelons-le, un enjeu majeur des féminismes), l’outil podcast s’impose comme une ressource adéquate et privilégiée pour agir sur les modèles normatifs. Pour faire entendre des paroles infusant sur les mentalités, autant en terme de discours que d’empouvoirement des femmes. L’impact se mesure tout d’abord sur les podcasteuses directement. Dans son interview, Lauren Bastide le dit : le podcast a modifié sa manière de se comporter.

« Le fait qu’on ne me voit pas a fait que je sens un confort et une facilité à parler et à exprimer mes idées. C’est aussi une façon supplémentaire de se libérer des stéréotypes et des préjugés. Pour une fois, nous ne sommes pas jugées sur notre apparence, notre maquillage, notre poids, nos habits ou notre taille, mais vraiment sur notre pensée et sur nos mots. En tant que journaliste, je goûte énormément à ce confort et je sais que mes invitées aussi. C’est évident que les femmes que j’interviewe n’auraient pas la même aisance à se confier à moi si elles avaient une caméra braquée sur elles. » La créatrice de Restez dans le Flow acquiesce :

« Prendre la parole ne me fait pas peur. Le micro ne me fait pas peur. Qu’on m’entende une fois par mois, c’est une chose. Qu’on me voit en est une autre. Ça, la vidéo, je n’y arrive pas. »

Chacune ses limites et ses moyens de les contourner pour passer son message. Pour certaines, la voix était au départ un frein, qu’elles ont progressivement levé. « J’ai été élevée en tant que fille, sage, qui ne doit pas faire trop de bruit et doit sourire dans la rue. Il fallait être à « sa place ». La parole est peu valorisée chez les filles. Et dans les médias, on voit principalement des hommes blancs cisgenres vieux. La femme a peu de place dans ce monde et personne ne se retrouve avec l’image proposée de la femme mince avec une belle poitrine, qui est une mère géniale, etc. etc. », commente Camille Pineau qui découvre en partie sa voix dans Célestor. Un exercice difficile pour elle. Et pourtant…

« J’ai pas l’impression de poser ma voix et je ne suis jamais tout à fait satisfaite de ma façon de conduire le podcast. Mais je passe outre. Bon, pas quand je réécoute l’épisode et que j’entends ma voix… mais c’est quand même très thérapeutique. Je me suis toujours considérée comme une personne peu intéressante. Pour faire ce podcast, j’ai dû me forcer un peu et ça m’a donné confiance. C’est plus facile désormais pour moi de prendre la parole. Je vois que je suis capable de suivre une conversation, de poser des questions, j’ose plus, j’ai plus de culot, je m’excuse moins et je suis plus assurée ! », affirme-t-elle. Quasi de même pour Aminata Bléas Sangaré qui a appris à aimer sa voix en réalisant Tout le monde passe sur le trône. L’ombre de son père plane au dessus d’elle et l’accompagne d’une certaine manière dans cette étape :

« Il avait travaillé à Radio Mali. Il aimait parler. A tout le monde ! J’aime l’idée de prendre la parole et qu’il y ait plusieurs voies et voix possibles dans une vie. Moi, j’avais l’impression avant d’imposer une voix horrible ! Le podcast m’a sauvée des confinements. Ça m’a permis de comprendre ce qui se passait dans ma gorge. J’ai posé ma voix, je l’ai écoutée et je l’ai aimée ! J’ai compris la puissance du son. De donner la parole à celles et ceux qui veulent. Ça donne du pouvoir. Il faut oser. Il faut s’autoriser à briller pour soi. Et contre personne. On va tellement plus loin quand on lève le syndrome de l’imposteur. Que l’on se sent suffisamment intéressante. Même si tu as 500 écoutes au total dans l’année, c’est déjà ça. Il faut pouvoir s’exonérer : est-ce que je le fais pour être écoutée ou pour me libérer d’une parole jamais prononcée ? »

illustrationAimer sa voix, que l’on perçoit à l’oreille très différemment de ce qu’elle est en réalité, c’est en partie s’aimer soi, se rencontrer et s’accepter. Un premier pas vers le sentiment personnel de fierté. La co-fondatrice des Envolées contées, Suzanne Jolys, parle de la symbolique de la voix. « Prendre la parole, c’est une prise de pouvoir, clairement. Le faire dans un podcast, ça s’est démocratisé avec le temps et ça a permis, et permet encore, d’aborder plein de sujets. De creuser des sujets pas abordés dans les médias. », analyse-t-elle.

OCCUPER L’ESPACE

S’autoriser à être visible. Ici, par la parole et non par l’image ou la présence physique dans l’espace public par exemple. S’autoriser à être visible, rendre d’autres personnes visibles et ensemble, créer une prise de conscience individuelle et collective autour des vécus des personnes sexisées. À travers leurs intimités, les récits singuliers résonnent et trouvent écho au sein d’autres expériences et cheminements. Ils s’entremêlent ou se découvrent, émergent et surgissent tel un déclic. Parce qu’on se concentre sur les propos, sur les témoignages qui prennent le temps de se livrer et qui dénouent les langues. « La parole féministe, elle est importante pour parler de ce que vivent les femmes. Elle permet d’arriver au « Crois moi quand je parle », petit à petit. La fatigue émotionnelle que l’on ressent en tant que militante, le podcast permet de s’en débarrasser. Le podcast permet de contourner la censure. », confie Aminata Bléas Sangaré.

Le podcast permet une parole non entravée, non minimisée, non jugée. Il permet de visibiliser les vécus, à la différence des médias, comme le signale Sophie Baconin, créatrice du Quatrième trimestre : « Il n’y a pas de limite dans la parole de la personne, il y a une plus grande place pour le témoignage. C’est important d’entendre que d’autres vivent la même chose que nous. Ou nous font découvrir leurs réalités. Cela permet d’être plus en soutien des personnes et de déculpabiliser par rapport à nos situations. Attention, par contre, à ne pas favoriser l’entre soi ! Sinon, ça perd de son intérêt. L’intérêt pour moi, c’est de montrer des histoires réalistes, qui contrebalancent avec les publicités ou les magazines féminins qui donnent à voir une image des femmes pas du tout réaliste ! » Faire circuler la parole des personnes minorées, stigmatisées. Démocratiser tout ce qui attrait aux femmes et aux violences sexistes et sexuelles, ce sont les propos de Florence Dell’Aiera :

« Le podcast permet de s’identifier, de se retrouver, se reconnaître, de découvrir des histoires d’intimité. Moi, je cherche l’intimité, le côté intime. Et je note dans les retours que j’ai des gens qui écoutent ce que je fais que la plupart des personnes concernées par le sujet aiment Restez dans le Flow, ce côté témoignage de l’intime, et les autres, apprécient davantage Dans le Flow, qui se veut plus général avec des interviews d’expert-e-s. »

Tout le monde peut y trouver son compte. D’autant plus que les propositions sont foisonnantes en matière de podcast. Selon les intérêts, les envies du moment, les préoccupations, les curiosités et les recommandations, il y a de quoi se faire plaisir et accompagner nos réflexions quotidiennes. « En fonction de nos étapes, on choisit ce qui nous apporte quelque chose et on l’investit ! », se réjouit Suzanne Jolys. Elle y voit là une opportunité « très pratico-pratique ». Elle développe : « On écoute des récits et on peut en tirer des leçons pour sa vie privée et/ou sa vie professionnelle. Quand on écoute un récit à distance, on n’a pas son jugement à apporter. On a juste à écouter, à prendre en compte et à considérer les réalités qui personnes qui parlent. Pour moi, ça joue dans la réception de la parole. Ça montre l’éventail des réalités, la richesse des témoignages. » Selon la podcasteuse, cela favorise l’écoute et fédère. 

« Ça compense une parole pas du tout écoutée. On est au début de l’ère audio. Tout s’imbrique : MeToo diffuse la parole des femmes et les podcasts continuent sur cette lancée. Il y a un avant et après MeToo et la voix des femmes fait désormais partie du maintenant. »

APPRÉHENDER D’AUTRES RÉALITÉS

Elle parle de sororité 2.0 et on aime son raisonnement : « Les témoignages de femmes font qu’on se retrouve dans les histoires. Ça crée de l’horizontalité entre nous et diminue la distance entre les personnes qui vivent ces situations. Ça suscite de l’empathie et de la bienveillance. Entendre parler de la maternité, du post partum, des difficultés professionnelles, des actions contre les violences sexistes et sexuelles… tout ça donne matière à réflexion et rassure. C’est la sororité 2.0 ! Qui nous sort de l’isolement. » Nous sort non seulement de l’isolement mais aussi nous amène à comprendre et envisager les situations et les réalités des autres. Parler des vécus, expériences et ressentis, c’est une manière de distribuer des clés, des pistes de réflexions et d’actions possibles à entreprendre dans les quotidiens, à l’échelle de chacun-e.

Cable autour des pieds« Ça crée une chaine d’amour. On se sent moins seule. », assure Sophie Baconin, rejointe par Camille Pineau : « Ce qui est important et intéressant, c’est de parler autour de nous de 1 ou 2 podcasts. Y en a plein ! Seule face à mon ordi, je ne saurais pas trop où et quoi chercher. Mais j’ai besoin de sortir de mes privilèges. Chercher des podcasts qui permettent ça, c’est une démarche. Je demande conseils autour de moi et je transmets à mon tour. Parce qu’écouter des podcasts m’a fait découvrir que je n’étais pas seule. Quand j’écoute des épisodes sur la parentalité queer, avec Matergouinité par exemple, je ne m’identifie pas mais je me reconnais à des endroits. Ça m’a déboussolée mais ça m’a ouvert un monde et donné de l’espoir. »

Elle poursuit : C’est très politique de prendre la parole. En tant que femme, c’est un risque que l’on prend. Une fois posée sur Internet, cette parole ne nous appartient plus. Des podcasteuses subissent des vagues de cyberharcèlement. Je n’ai aucune envie de recevoir menaces de viols et incitations à la haine mais c’est nécessaire de prendre la parole et de la diffuser. Plus on prend la parole, plus on gagne de l’espace. » Et plus on gagne en visibilité et en légitimité. 

Le chemin est long mais les femmes s’approprient, en parallèle de tout un panel d’autres leviers, cet espace du dire et des récits sans entrave. Pour se donner de la confiance, pour gagner en légitimité, pour aider d’autres femmes, pour faire comprendre les réalités vécues et subies, pour ouvrir le champ des possibles, pour prendre de la force, pour partager la puissance des femmes… Il y a urgence. Urgence à déconfiner la parole des personnes sexisées, racisées, handicapées, LGBTQI+, etc. Un besoin, un désir, une détermination. Et ça fonctionne ! 

Encadré Richesse auditive

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Témoignage de l’intime, force du collectif
Richesse auditive
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Célian Ramis

La ville des femmes : loin d'une science-fiction, une réalité urgente !

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Lysa Allegrini, architecte-urbaniste engagée pour la ville des femmes
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La ville des femmes. L’opposé de la ville des hommes ? De la ville tout court ? Non, justement. Une ville inclusive, dans laquelle les espaces publics, ses aménagements et ses équipements, sont pensés et réfléchis en amont pour tou-tes et par tou-tes.
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La ville des femmes. L’opposé de la ville des hommes ? De la ville tout court ? Non, justement. Lysa Allegrini, chargée d’études en architecture et en urbanisme au sein de l’agence En Act à Rouen, propose une ville inclusive, dans laquelle les espaces publics, ses aménagements et ses équipements, sont pensés et réfléchis en amont pour tou-tes et par tou-tes.

Le postulat de départ : la ville et les espaces publics sont des lieux de rencontre, de mixité sociale, ouverts à tou-tes, conscient-es et porteur-euses des divers enjeux existants au sein de la population. Pourtant, le constat est bien différent dans la réalité du quotidien que dans la théorie couchée sur le papier : les espaces ne sont pas totalement publics et surtout pas neutres. Ils excluent principalement les publics vulnérables et les femmes. « La ville est faite par et pour les hommes », explique la spécialiste du genre, de l’urbanisme et de l’architecture égalitaire. C’est la thèse également développée dans l’essai de Rebekka Endler, Le patriarcat des objets, avec la non moindre anecdote des toilettes non adaptés aux femmes. Un sujet a priori amusant et anecdotique, et qui révèle pourtant une réelle volonté d’exclure une grande partie de la population.

UN SENTIMENT D’INSÉCURITÉ

Bien que, statistiquement, moins souvent victimes d’agressions dans la rue que les hommes, les femmes partagent pourtant à 65% un sentiment d’insécurité, se caractérisant par un sentiment d’anxiété face à ce qui pourrait advenir. En clair, les femmes font l’expérience « commune et quotidienne » de la peur dans l’espace public. Une peur nourrie et alimentée par « l’éducation, les médias, les répressions du gouvernement, etc. », autant de signaux envoyés et de messages martelés dès l’enfance visant à faire intégrer aux femmes l’idée qu’elles sont « des cibles potentielles » lorsqu’elles sortent de chez elles. Ainsi, « elles s’imposent des limites et des restrictions, élaborent des stratégies pour faire face aux inconvénients » qu’elles pourraient rencontrer et la nuit, elles « doivent toujours jaugées du danger », activant une vigilance mentale constante.

La ville n’étant pas pensée et conçue pour elles, selon des échelles de mesure basées sur la carrure moyenne des hommes mais aussi leurs activités, besoins et comportements, elles développent un sentiment d’illégitimité à occuper les espaces publics. Elles ne flânent que rarement dans les parcs et sur les places et elles bougent d’un point A à un point B, dans des déplacements généralement destinés aux tâches du care (amener les enfants à l’école ou aux activités, aller faire les courses, aider une personne âgée, etc.), comme une extension du foyer. 

Dans un espace où les noms d’homme sont gravés à chaque coin de rue (seules 6% des rues en France portent des noms de femmes), les femmes subissent un rappel à l’ordre : leur place est à la maison. Si elles transgressent cette injonction, les hommes leur rappellent qu’ils disposent de leur corps comme ils l’entendent à travers le harcèlement de rue, notamment. « Elles ont la crainte d’être interpelées ou agressées. Il y a tout un continuum de signaux masculins : dans les noms de rue, les images publicitaires au caractère sexuel explicite, etc. Qu’est-ce que ça donne comme images aux jeunes filles ? Sans oublier que dans les statistiques, les violences sexistes ne sont pas prises en compte ! », s’insurge Lysa Allegrini. 

DES ESPACES NON ADAPTÉS

Avec l’émergence d’une nouvelle population urbaine, la création de nouvelles structures familiales et le bouleversement du quotidien des femmes qui travaillent de plus en plus, les villes n’ont pas réussi, ni même lancé, le challenge d’une adaptation adéquate aux changements de comportements. « Les architectes et urbanistes doivent pouvoir répondre aux besoins ! Aujourd’hui encore, les femmes subissent la ville plus qu’elles ne l’occupent ! », souligne la professionnelle. 

Ainsi, les city stade, les skate parks ou encore les terrains de pétanque, soi-disant à destination d’un public mixte, viennent satisfaire majoritairement les préoccupations des hommes, sans se soucier des difficultés des femmes à investir ces espaces. Lysa Allegrini y voit là « le prolongement de l’hégémonie masculine », conséquence d’une éducation genrée dans laquelle on favorise la motricité et l’exploration de l’environnement chez les garçons tandis qu’on mettra en garde les filles de tous les aspects dangereux et insécurisants :

« Dès l’enfance, les garçons apprennent à occuper l’espace et les filles apprennent à le partager. »

Heureusement, elle souligne la volonté de certaines municipalités et collectivités territoriales de réaménagement des lieux en faveur de l’égalité et de la mixité, intégrant les critères de genre dans leurs politiques publiques. « C’est aussi une question de représentations. A Rouen, par exemple, il y a une association de roller derby qui organise des événements dans l’espace public pour que les femmes se le réapproprient », précise l’architecte-urbaniste. 

Au même titre que de nombreux collectifs féministes ou des équipements (skate, réparation de vélos, salle d’escalade, soudure, mécanique, etc.) proposent des ateliers en mixité choisie afin de partager les vécus et les compétences, développer l’empouvoirement des femmes, leur sentiment de confiance et de légitimité, favorisant ainsi un retour plus serein dans les lieux identifiés comme potentiellement dangereux (remarques, jugements, insultes, agressions physiques et/ou sexuelles, etc.). Cela peut aussi passer, comme le précise Lysa Allegrini, par de la communication visuelle à travers des campagnes dans les transports en commun ou espaces publicitaires de la ville « pour montrer aux femmes qu’elles ont leur place ».

LA VILLE DES FEMMES

« J’ai pu construire un guide à appliquer au quotidien. Il est important de penser au confort du public et à sa diversité, en donnant la possibilité de marcher ou de circuler tranquillement, de pouvoir s’asseoir, observer… Ça nécessite un travail sur le champ de vision pour mieux voir les alentours et ainsi réduire le sentiment d’insécurité », signale-t-elle. D’autres éléments sont à prendre en compte, comme la présence de sanitaires et de points d’eau, la diversité et variété des aménagements et de l’offre proposée, les moyens de rendre un quartier attrayant à travers des couleurs, des échelles à taille humaine, la richesse des rez-de-chaussée, etc. mais aussi les services de mobilité et bien sûr l’accessibilité aux personnes en situation de handicap, aux poussettes, aux personnes à mobilité réduite, etc. 

Il est essentiel de développer des méthodes pour construire des projets égalitaires. Elle cite notamment les méthodes participatives, les balades urbaines et les ateliers de concertation, « dès la conception du projet ! » pour impliquer et faire avec les habitant-es et surtout les personnes concernées. « Il faut prendre en compte les avis de tout le monde pour que ce soit le plus mixte possible ! », dit-elle, animée par cette réflexion autour de sa pratique professionnelle : « Se poser des questions en amont, écouter, innover, tester, évaluer, corriger… Il faut savoir se remettre en question et corriger. Chaque projet urbain reste unique et notre travail n’a pas d’intérêt si notre projet ne fonctionne pas. »

Il n’y a pas de réponse unique. Mais plein de possibilités pour inclure davantage. C’est ce qu’elle appelle « La ville des femmes ». Pas en opposition avec la ville des hommes. « C’est un endroit où on vient prendre en compte les enfants, les personnes à mobilité réduite, les personnes âgées, les femmes et les hommes. On l’appelle comme ça par engagement, pour montrer qu’en s’intéressant à la question du genre, on propose quelque chose de plus inclusif. C’est une ville pour tou-tes ! », répond Lysa Allegrini, interrogée sur l’aspect potentiellement jugé excluant de l’intitulé, tandis qu’on ne se demande majoritairement pas si la ville actuelle, faite par et pour les hommes, répond aux besoins et enjeux de toute la population et pas uniquement à sa catégorie dominante. La professionnelle le souligne :

« Beaucoup de gens pensent que c’est un non sujet. Parce que personne ne nous empêche frontalement d’aller en ville, de sortir de chez nous. C’est en en parlant qu’on va prendre davantage en compte la question des femmes et des minorités. »

Dans plusieurs villes de France, la démarche a été enclenchée : augmentation du nombre de rues et d’équipements sportifs, sociaux et culturels portant des noms de femmes, végétalisation des cours d’école intégrant également les enjeux de genre, concertation des habitant-es dans les projets d’aménagement urbain, etc. Pour Lysa Allegrini, il est important, dans sa pratique professionnelle, de livrer un projet répondant aux critères cités précédemment mais aussi d’être en capacité d’évaluer la réussite et les points d’amélioration pour corriger le tir. « En tant qu’architectes-urbanistes, on dessine des espaces mais on ne peut pas forcer les gens à se les approprier comme nous on le voudrait. C’est beau aussi de voir que les espaces sont ouverts et servent à d’autres activités que celles prévues au départ ! », conclut-elle. 

 

  • Lysa Allegrini intervenait au Diapason, à Rennes, dans le cadre de la journée « Égalité et sciences : la place des femmes », organisée le 11 mars par l’Université de Rennes.

Célian Ramis

Endométriose : "Non, ce n'est pas normal d'avoir des douleurs pendant ses règles !"

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Krystel Nyangoh Timoh, chirurgienne gynécologue-obstétricienne au CHU de Rennes
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Chirurgienne gynéco-obstétricienne, Krystel Nyangoh Timoh s’engage au quotidien pour faire évoluer la recherche, les techniques et les approches médicales, au service de la santé et du confort des personnes atteintes d'endométriose.
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Chirurgienne gynéco-obstétricienne au CHU de Rennes et maitresse de conférences en anatomie à l’université de Rennes, Krystel Nyangoh Timoh s’engage au quotidien pour les femmes atteintes d’endométriose. Amélioration et individualisation de la prise en charge globale, précision des connaissances en anatomie et en chirurgie robotique (mini invasive), prise en considération des besoins et envies de la personne concernée… Elle œuvre pour faire évoluer la recherche, les techniques et les approches médicales, au service de la santé et du confort de la patiente.

Elle parle de l’invisible souffrance des femmes et surtout de leur prise en charge. Krystel Nyangoh Timoh œuvre, au quotidien, pour l’amélioration de l’accompagnement global de ces 2,5 millions de françaises atteintes d’endométriose. « C’est extrêmement fréquent, vous avez tou-te-s une cousine, une mère, une amie… qui a une endométriose », souligne-t-elle, précisant :

« On parle de 10% des femmes à en être atteintes, c’est une estimation car il y en a probablement plus. » 

Davantage encore demain. De par la médiatisation du sujet, la diffusion de l’information auprès des patient-e-s, la formation des professionnel-le-s, permettant ainsi une plus rapide prise en considération des symptômes et douleurs pour établir, plus vite, un diagnostic plus précis. Mais aussi de par l’augmentation et le développement des perturbateurs endocriniens, mis en cause dans la maladie en tant qu’hypothèse puisqu’il n’existe, à l’heure actuelle, pas de certitudes sur les causes de l’endométriose.

UN QUOTIDIEN DE SOUFFRANCES

On en connait, néanmoins, les conséquences : première cause d’infertilité féminine, la maladie chronique peut empêcher les porteur-euses de « mener leur vie comme elles le souhaitent ». La gynécologue-obstétricienne dresse une liste non exhaustive des effets : fatigue, santé mentale qui peut se dégrader plus rapidement, troubles digestifs, troubles urinaires, obligeant parfois à l’absentéisme (à l’école, dans les études, au travail…) mais aussi l’isolement dans la vie sociale. 

Sans oublier « le coût pour la patiente, les soins complémentaires (sophro, acupuncture, réflexologie, par exemple) qui participent au bien-être ne sont pas pris en charge » et le coût également pour la société estimée à environ 10 000 euros par femme et par année (coûts directs relatifs aux soins et à la perte de productivité pour l’employeur, selon une étude de la Fondation mondiale de recherche sur l’endométriose, réalisée en avril 2012). « On devrait tou-te-s la prendre à bras le corps cette maladie ! », s’exclame alors Krystel Nyangoh Timoh. Et plus le diagnostic est long à établir, plus la prise en charge tarde à être mise en place et adaptée à la personne concernée, plus les douleurs pelviennes peuvent devenir chroniques et invalidantes. 

« Nous, les chirurgiens, et je m’inclus dedans, on prend en charge la maladie comme un nodule. On a besoin de prendre en charge de manière globale. Avoir une endométriose, ça amène les femmes à se poser des questions. Sur la possibilité d’avoir ou non un enfant, sur la pratique de tel ou tel métier… Elles ont besoin d’un accompagnement individualisé qui s’adapte à leur vie, leurs envies, etc. »

PETITE HISTOIRE DU SILENCE…

En 2024, l’évolution est lente. L’endométriose, elle, a pourtant toujours été là. « Dès l’Antiquité, il y a des textes qui parlent des douleurs que certaines femmes avaient pendant leurs règles », précise la gynécologue-obstétricienne. Et puis, il faut attendre 1860 pour que le docteur Rotikansky observe, à l’occasion d’une autopsie, des lésions sur le péritoine et identifie ainsi l’endométriose. En 1921, John A. Sampson théorise sur la maladie « et depuis, il ne s’est pas passé grand-chose ».

Krystel Nyangoh Timoh se souvient, lors de ses études à Paris, avoir vu des patientes atteintes d’endométriose. Souhaitant comprendre, elle cherche dans son ouvrage de référence sur la gynécologie : « Il y avait 2 lignes seulement alors que beaucoup de femmes souffraient ! » Les années 2000 voient des associations de patientes se créées, à l’instar d’EndoFrance puis récemment, en Bretagne, EndoBreizh, une filière de soins pour la prise en charge de l’endométriose. Grâce à ces structures et aux personnalités publiques ayant médiatisé la maladie – Laëtitia Millot, Lorie, Enora Malagré, etc. – Emmanuel Macron a annoncé, en 2022, une première stratégie nationale pour lutter contre l’endométriose.

BIAIS ANATOMIQUES ET CHIRURGICAUX

S’attaquer aux origines de la maladie figure comme un objectif de ce plan. Car aujourd’hui, « on ne sait pas comment elle arrive ». Ce que l’on sait : chez les personnes menstruées, atteintes d’endométriose, des lésions se développent dans et en dehors de l’utérus, pouvant se propager, comme des métastases, et atteindre d’autres organes. « Mais des jeunes filles ressentent des douleurs dès les premières règles. Cela signifie que l’endométriose était déjà présente », souligne la gynécologue-obstétricienne, pointant ici les potentiels facteurs génétiques et la possibilité que les lésions se soient créés lors de la vie intra-utérine du bébé. 

L’essentiel pour elle, dans son quotidien de praticienne : améliorer la prise en charge des personnes endométriosiques. Et cela passe par l’obtention et la diffusion de connaissances pointues en termes d’anatomie et de chirurgie. Elle constate, à force de recherches et d’expériences, une connaissance plus aiguë de l’organe masculin que de l’organe féminin, rejoignant les revendications féministes à se réapproprier les savoirs concernant le corps des femmes et à en explorer tous les recoins, afin que chacun-e puisse reprendre son pouvoir d’action et de consentement. 

Elle l’applique à son métier : « Quand on fait de la chirurgie, il est important de comprendre où est-ce se situent les lésions et comment elles sont innervées. » Elle le dit, la chirurgie de l’endométriose est une des plus complexes tant « il faut connaitre son anatomie par cœur ». Dans l’opération, elle observe deux missions : enlever la maladie et préserver l’innervation pelvienne. Passionnée d’anatomie, Krystel Nyangoh Timoh veut comprendre. Avec son étudiante en médecine, elles ont traqué les nerfs de la zone un par un et ont ainsi réalisé une cartographie, « un travail colossal et fondateur pour la suite ». 

En parallèle, elle identifie un autre biais de la médecine face à l’endométriose, celui de la chirurgie. Actuellement, l’évaluation de la chirurgie s’effectue sur la base d’un questionnaire des symptômes « et non pas sur un questionnaire détaillé des douleurs, ce qui en fait une évaluation peu ou pas appropriée, pas précise ou pas représentative ». Toutes les personnes atteintes d’endométriose ne sont pas opérées (mais il existe aujourd’hui des techniques mini invasives – par la chirurgie robotique par exemple – permettant de limiter les séquelles des patient-e-s).

UN DÉFI SOCIÉTAL

Ainsi, attention est portée à l’élaboration d’une grille d’analyse plus adéquate et plus cohérente à la pluralité des symptômes, des douleurs, des patientes et des endométrioses. Œuvrer à l’amélioration de la prise en charge passe donc par la recherche, en matière de connaissances anatomiques, et surtout par l’étroite collaboration avec les personnes concernées. Afin d’identifier les besoins et les intentions. Parce qu’elles n’ont pas toutes les mêmes modes de vie, les mêmes ambitions, les mêmes âges et les mêmes enjeux. 

« Si on en parle autant, c’est parce que c’est un défi sociétal et culturel », analyse la professionnelle. Elle raconte : « J’ai pris en charge une patiente de 36 ans qui n’avait pas d’enfant. Jusque-là, tous les praticiens lui avaient conseillé de ne pas retirer l’utérus car elle n’avait pas d’enfant. Je ne dis pas qu’il faut systématiquement pratiquer l’hystérectomie mais ça nous pose la question de nos propres croyances. À quel âge, on peut enlever l’utérus d’une patiente ? Selon quels critères ? Quand est-ce que le désir de la patiente compte ? » Elle s’interroge et attire l’attention sur la projection des croyances de chaque praticien-ne renvoyée sur la patiente. 

« Il me semble que nous, on est là pour que les femmes puissent accomplir leur vie, comme elles, elles l’entendent »
ponctue-t-elle. 

Son questionnement est indispensable dans la pratique d’une médecine - encore empreinte des stéréotypes de genre – à destination d’une population souvent et longtemps reléguée au second plan. Elle cite les apports et les travaux de la chercheuse Camille Berthelot et de l’épidémiologiste Marina Kvaskoff, œuvrant à l’avancée et l’évolution des connaissances mais aussi des mentalités : « Heureusement, il y a aujourd’hui plus de femmes, plus de diversité et plus d’opportunités pour rendre le sujet visible et écouter les patientes. » 

UNE ÉVOLUTION LENTE

Krystel Nyangoh Timoh, investie et engagée dans de nombreux projets pour l’amélioration de la prise en charge globale des patientes, la précision des données scientifiques, anatomiques, chirurgicales et numériques ou encore la création (longue) d’une maison de l’endométriose à Rennes (et pour tout ça, élue Rennaise de l’année 2023 par les lecteurs d’Ouest France), reconnait l’évolution des pratiques mais semble regreter la lenteur de celle-ci. 

« On avance. Le but des filières comme EndoBreizh, c’est de sensibiliser, informer, former nos collègues pour qu’on puisse mieux prendre en charge les patientes. Et à partir du moment où la médiatisation est importante, on en parle davantage. Dans la formation, en médecine, et je le sais parce que c’est moi qui anime le cours au CHU de Rennes, ça a augmenté la partie sur l’endométriose. Mais ce n’est pas assez… C’est 4h, c’est pas énorme ! » 

Sans compter la longue procédure pour obtenir un diagnostic. Peu d’experts en échographie travaillent en France, a contrario des pays germaniques, ce qui rend la tâche compliquée pour précisément poser le diagnostic. Ainsi, dans l’hexagone, il est établi l’ordre suivant : « L’interrogatoire, l’examen clinique, l’échographie en première intention afin d’éliminer d’autres pathologies comme un kyste ou autre, tenter le traitement hormonal puis si celui-ci ne fonctionne pas, faire l’IRM… »

En moyenne, on estime à 7 ans la durée moyenne d’un diagnostic d’endométriose. À prendre en compte également, comme le souligne la gynéco-obstétricienne : toutes les femmes qui ont mal ne sont pas atteintes d’endométriose. « C’est le sommet de l’iceberg, l’endométriose. Mais il y a une vraie nécessité à pousser les recherches sur les douleurs de la femme. Ce n’est pas normal d’avoir mal pendant ses règles ! », conclut Krystel Nyangoh Timoh.

 

  • Krystel Nyangoh Timoh intervenait au Diapason, à Rennes, dans le cadre de la journée « Égalité et sciences : la place des femmes », organisée le 11 mars par l’Université de Rennes.

Célian Ramis

Broder le matrimoine

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Photo de deux femmes blanches qui brodent
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Dans cette histoire, il est question de fil, de relations à nouer, de personnages prêts à en découdre mais aussi de lignées de filles oubliées et de langues à délier…
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Dans cette histoire, il est question de fil, de relations à nouer, de personnages prêts à en découdre mais aussi de lignées de filles oubliées et de langues à délier… 

C’est l’histoire de Louise et dans cette histoire, il est question d’un chien avec qui il faut partager sa nourriture, d’un ogre qui veut la dévorer et à qui elle doit donner le pouce, de ses sept frères transformés en pigeons, de sa voix perdue, d’un amour rencontré, d’oiseaux tissés sur des rubans... Cette histoire, c’est celle du conte en vers Les sept frères de Jeanne Malivel qu’Inès Cassigneul et Anton Aguesse ont interprété durant l’été en français et en gallo dans une lecture théâtrale, au musée de Bretagne à Rennes, au musée d’art et d’histoire de Saint-Brieuc et à la Cité audacieuse à Paris, avant de convier les participant-e-s à un atelier de broderie sur du linge de maison. 

REVENDIQUER L’HÉRITAGE DES FEMMES

Par une belle journée estivale, elles s’attablent autour des motifs issus du conte, illustrés par Maïlis Michel. Sur une taie d’oreiller, un mouchoir, une serviette... elles vont pouvoir réaliser points arrière, points de tige, points de chainette, points de feston ou encore points de nœud pour tisser leurs ouvrages. Tandis que la brodeuse Delphine Guglielmini leur prodigue des conseils et s’attèle à donner les bases aux moins aguerries ou en guise de piqure de rappel, les femmes – sans que l’atelier soit en mixité choisie, ce jour-là, elles sont exclusivement des femmes – discutent entre elles et échangent autour de ce qu’elles ont pensé du conte, de celles qu’elles ont vu brodé durant leur enfance et de celles qui les ont initiées à cet art tombé, à tort, en désuétude.

Les temps de broderie créent une proximité favorable aux échanges. De par les propositions artistiques de la compagnie Sentimentale Foule, la comédienne et autrice Inès Cassigneul réhabilite la broderie au sein d’un matrimoine qu’elle défend et prône. On se souvient du travail, à la fois gigantesque et minutieux, de la carte géographique et de la tapisserie du jeu de l’oie, deux œuvres brodées en dehors et sur la scène dans le cadre de La carte d’Elaine et de Vierges maudites !, spectacles dans lesquels récit et broderie se mettent au service de la réécriture de la légende arthurienne d’Elaine d’Astolat. Un personnage secondaire et oublié. Invisibilisé. Comme l’a été Jeanne Malivel, artiste bretonne effacée de la mémoire régionale et nationale. Inès Cassigneul revendique l’héritage des femmes et convoque celles du passé et du présent pour ensemble tisser l’Histoire et sauvegarder le matrimoine.

« C’est compliqué de parler de la broderie sans en évoquer le côté féminin et sans en évoquer le côté oppressif puisque c’était fait pour garder les femmes sages, à la maison. », signale-t-elle. Sa mère tricotait, sa grand-mère brodait. Cette histoire de fil et de filles, Delphine Guglielmini l’a vécue également :

« J’ai même vu faire mon arrière-grand-mère ! Depuis petite, j’expérimente les arts du fil. Dès qu’une pelote se transforme, ça me passionne. Tricoteuses, couturières, brodeuses… Toutes sont des faiseuses ! »

Tantôt activité professionnelle, tantôt activité domestique. Parfois même les deux. Dévaluées financièrement et socialement parce que reléguées aux femmes et à l’artisanat. Et pourtant, cet art ancien et ce savoir-faire attribué au féminin recèle de vertus techniques et thérapeutiques aussi créatives qu’émancipatrices. 

TISSER DES LIENS

« Croiser écriture et broderie va de pair avec mon entrée dans l’écriture. Prendre le temps d’orner, de raconter des histoires… L’écriture a accompagné mon rapport à la broderie et j’ai eu besoin d’interroger cet héritage-là. », confie Inès Cassigneul. Avec L’Histoère Couzue, entre autre, elle fait sortir la broderie de l’espace domestique pour aller vers un ouvrage collectif. Elle poursuit : « Depuis 2017, on fait des spectacles intégrant cet art. C’est une réappropriation de cet artisanat féminisé et une réhabilitation du linge de maison. Dans les ateliers, chaque personne choisit un modèle différent et un support selon son goût, son envie, etc. Quelque chose de personnel s’exprime dans ce choix. Il y a une part de transmission importante. C’est un mélange de plein de femmes – parce que ce sont majoritairement des femmes qui viennent – pour broder. Parfois, des discussions émanent sur la condition féminine mais ce n’est pas un atelier de pensées féministes. Je préfère que ça vienne spontanément dans la conversation. Que ça vienne d’elles. L’idée, c’est d’être dans le lien. Avec Delphine, on injecte de la bienveillance et de la solidarité. »

La brodeuse, qui avait déjà pris part aux créations précédentes, est séduite instantanément par la démarche de l’autrice. La réflexion autour de la broderie, le ralentissement du temps pendant la pratique, les recherches autour de Jeanne Malivel, les discussions qu’elle définit comme « remarquables » constituent pour elle autant d’intérêt que le résultat. Elle est animée par « tout ce moment de transmission, de parlotte, de liens qui se tissent entre des inconnues qui brodent en commun. » Et puis, elle assiste à des moments suspendus : « Ça détend. Les participantes parlent du quotidien et ça va résonner chez les unes et les autres, même chez les silencieuses. L’une lance que sa grand-mère faisait ci ou ça et d’autres rebondissent. Ça nous fait du bien à nous aussi. Et ça fait du bien pour le matrimoine et l’histoire locale ! » Ce qui compte, c’est le ressenti provoqué. Ce que l’ouvrage a stimulé en elles. « On n’est pas dans l’excellence. Ce n’est pas le but. On cherche à désacraliser la pratique pour mieux se la réapproprier. Aller dans l’expressivité, ne pas défaire l’ouvrage… », ajoute Inès. 

UN ORCHESTRE QUI S’ACCORDE

Du chaos de l’expérimentation nait un moment de grâce. L’ouvrage méticuleux requiert concentration et rigueur. Les artistes dénouent la difficulté imposée par l’envie de perfection en rendant l’espace et la pratique accessibles et décontractées. L’important ici, c’est la participation au collectif. Delphine Guglielmini brode les points de départ, les participantes s’en emparent et apportent leur touche pour en faire un objet personnel et personnifié. « Je leur apprends les poings arrière, les points de tige, les points de chainette, et l’apothéose : le point de nœud. Ce qui est d’ailleurs antinomique car faire un nœud, c’est bafouiller. Mais non ! C’est joli un nœud. Ici, elles ont le droit au tâtonnement et à l’expérimentation. On leur confie un bout de tissu, je décortique les mouvements et elles en font ce qu’elles veulent. Elles font, refont, elles observent, elles refont encore. A force, elles trouvent leur propre écriture. », se réjouit-elle.

On les écoute, on s’enthousiasme. On assiste à un moment de joie et de bonheur d’être ensemble et de faire collectivement, tout en affirmant sa singularité. Elles écoutent, posent des questions, s’entraident, se donnent des conseils, interpellent Inès qui regardent avec attention leurs travaux, se lèvent et foncent sur Delphine, impatientes, pour lui demander des précisions. La magie opère : « C’est comme un orchestre qui s’accorde. Il y a beaucoup d’excitation, ça parle fort, ça discute broderie et souvenirs. Et puis, il y a un moment de silence. Autour de la table, elles ont partagé et là, elles se taisent. Ce n’est pas un silence lourd. C’est un silence très agréable. Un silence concentré. Elles se sentent en confiance, c’est un moment tout doux, où on est ensemble. C’est émouvant. »

L’esprit se détend. Le corps également. De la méditation active, comme le définit la brodeuse, qui permet de prendre de la distance face au stress du quotidien mais aussi du rythme effréné de nos sociétés de plus en plus productivistes. Ici, la réalisation de l’ouvrage peut rimer avec lâcher prise, temps long et développement des compétences douces. « On devient plus curieux, ça développe les qualités d’observation, d’écoute et ça améliore les rapports au monde et aux autres. », souligne-t-elle, en citant un exemple : « Je travaille dans un centre de formation à l’entreprenariat. Beaucoup font du tricot, du crochet, etc. Et j’ai eu un homme qui allait devenir papa, c’est lui qui fabriquait la couverture du bébé. Rien que d’être dans ce type de démarche fait qu’il va vivre différemment sa parentalité. »

UNE FIGURE MILITANTE ET IMPACTANTE

Par la broderie passe l’expression de soi. Par les choix, le style, les tissus, les points, etc. on fabrique, on crée, on personnalise. Le temps consacré à l’ouvrage et la concentration renforcent la capacité des un-e-s et des autres à résoudre certaines choses : « On a des pensées, des idées qui viennent. On ressasse, on trouve des solutions. Et puis c’est thérapeutique ! Personnaliser, c’est s’exprimer, c’est faire avancer le monde ! », scande Delphine Gugliemini. Se plonger dans une confection à long terme permet de laisser libre cours à son imagination et à ses réflexions. Inès Cassigneul s’immerge dedans : « Ça me donne la sensation de réparer quelque chose, des blessures, un manque, un vide… » Elle l’affirme et le revendique : « Oui, je reprends cet outil pour le questionner et pour me révolter ! »

Et de cette révolte jaillit la créativité collective. Et de cette révolte jaillit la sororité. Et de cette révolte jaillit le partage et l’envie de réhabiliter et de partager le matrimoine. Un matrimoine dont fait pleinement partie Jeanne Malivel, d’abord graveuse et peintresse « qui designait du mobilier ! » Nous sommes au début du XXe siècle et l’artisane-artiste, originaire de Loudéac, se proclame féministe. Elle étudie aux Beaux-Arts de Paris, rencontre de nombreux-ses artistes et devient professeure aux Beaux-Arts de Rennes. Elle lutte contre l’exode des bretonnes vers Paris en permettant aux jeunes filles de travailler sur des métiers à tisser. Elle fonde le mouvement Des Seiz Breur (Les Sept Frères) afin de participer à l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes.

Broderie, faïence, gravures sur du mobilier en bois, ornements des tissus… Elle défend les techniques artisanales auxquelles elle se forme et les modernise, réinventant la culture bretonne dont elle s’inspire et dont elle prône le côté populaire. Sans oublier ce conte qu’Inès Cassigneul et Anton Aguesse lisent et interprètent au premier étage des Champs Libres, dans une partie du musée de Bretagne. « Écrire en gallo, c’est assez exceptionnel ! C’était une langue qui était très jugée. L’uniformisation de la langue a participé à dénigrer la culture rurale. Et elle, elle en a fait un grand ouvrage de mise en vers et d’édition ! Elle a permis de donner de la noblesse à cette langue sur le déclin. », rappelle l’autrice et comédienne. Fascinée et admirative de son parcours et de son engagement pluriel, Inès se passionne pour Jeanne Malivel, figure emblématique de l’artisanat et de la culture bretonne populaire, oubliée, ignorée, reléguée aux oubliettes de l’Histoire.

UN OUVRAGE COLLECTIF ET PUISSANT

L’Histoère couzue vient secouer l’absence, briser le silence, réparer les blessures infligées par le mécanisme de l’oubli et ses conséquences, combler le vide. Faire entendre le gallo, faire vibrer la mémoire de Jeanne Malivel, faire resurgir une époque, une manière d’être, une façon de vivre, un territoire et sa population, rendre justice à celles qui ont été dévalorisées en raison de leur sexe et de leur genre, mettre en mouvement et en sororité celles du présent qui reprennent le fil de l’Histoire pour réaliser leur propre ouvrage. Pour laisser une trace. « Broder des histoires, piquer, se plonger dans la confection, marquer leurs initiales… Les femmes ont laissé leurs traces sur leurs ouvrages ! », souffle Delphine Guglielmini.

Elle constate qu’aujourd’hui dans les arts bruts, une grande place est accordée au fil. Valorise-t-on davantage ce matériau utilisé majoritairement par les femmes jusqu’alors ? « Tout dépend des cultures. Par exemple, dans les pays d’Europe, dans les arts textiles, on voit bien que ce sont souvent les hommes qui sont exposés. En France, au niveau de la broderie, quasiment le seul nom qu’on entend, c’est celui de Pascal Jaouen. Il y a aussi des artistes brodeuses, comme Annette Messager, Nadia Berruyer, etc. Il faut aller les chercher ! Elles font souvent l’objet de plus petites expos. En Angleterre ou en Australie par exemple, on s’ouvre davantage et les femmes artistes textiles sont plus mises en valeur. », précise-t-elle. Elle poursuit : « La catégorisation hommes / femmes me dérange. On est des amoureux-ses du fil, des praticien-ne-s du fil. Il y a plein de critères qui entrent en compte, pas juste une histoire d’hommes et de femmes. Je viens du secteur de l’architecture et sur les chantiers, c’est encore compliqué en tant que femme. C’est la figure de l’autorité qui est à interroger ! Pourquoi certaines productions sont mises en valeur par rapport à d’autres ? »

La binarité, le système patriarcal, le productivisme capitaliste… doivent être remis en question pour laisser place au ressenti procuré par la réalisation de l’ouvrage, à la concentration requise par le travail minutieux du fil, à l’apprentissage des techniques et des langages qui constituent notre héritage commun. Broder le matrimoine pour faire corps avec notre passé et réinventer ensemble nos histoires pour la mémoire de demain. Un ouvrage jamais achevé, toujours vivant, mouvant, en perpétuelle construction, et surtout très puissant. 

Dans le cadre de la programmation 8 mars à Rennes, Inès Cassigneul proposera un atelier les 16 et 17 mars de 13h à 18h à la MJC Grand Cordel pour une réécriture brodée de la légende arthurienne d'Elaine d'Astolat.

A noter également, une conférence le 17 mars à 10h30, dans le cadre de la programmation 8 mars et du festival Rue des livres, sur "Jeanne Malivel et les Seiz Breur, figure d'un matrimoine breton d'avant-garde" (aux Cadets de Bretagne).

 

  • Broderies féministes
  • « J’adore la broderie féministe, les broderies anatomiques de vulves, la broderie militante ! On voulait faire un atelier broderie porno mais il y a eu le covid… Le militantisme passe par la créativité. », lance Inès Cassigneul. Reprendre des insultes sexistes, libérer les mentalités autour de la sexualité, déconstruire le tabou des règles, coudre des slogans militants, en se réappropriant une activité manuelle attribuée aux femmes et donc dévalorisée et déconsidérée pour cela… Il en va là du retournement du stigmate. Ce qui permet de questionner notre Histoire, notre place dans celle-ci et dans notre société actuelle, comme le décrit l’artiste Céline Tuloup : « En utilisant une pratique liée au confinement des femmes dans la sphère privée, j’opère un retournement de cet héritage par un basculement vers des questions politiques propre à la sphère publique, autrefois réservées aux hommes. De par ce croisement, mes réalisations questionnent aussi les stéréotypes de genre propre à notre époque contemporaine et relatif au système patriarcal dans lequel nous évoluons. » 
  • On retrouve ce processus chez Marnie Chaissac qui coud au fil rouge et à l’aiguille les figures féminines représentées sur des cartes postales, des catalogues d’exposition, des pages des Beaux-Arts… « Le fil rouge, couleur du sang, celui des blessures ou des menstrues, ligote les mains, couvre les visages ; il vient entraver les corps, clore lèvres et paupières, et crever les cœurs. L’aiguille laisse des impacts de son passage approximatif, blesse tissus et peaux. Avec son geste parfois maladroit, et ces portraits toujours cousus et recousus, elle souhaite comme souligner une vérité effacée, réhabiliter ou rendre hommage à ces figures. », peut-on lire dans le dossier de son exposition Plates Coutures, présentée en janvier 2023 à la MJC de Pacé aux cotés de la tapisserie d’Inès Cassigneul et des brodeur-euse-s. De nombreux comptes fleurissent sur les réseaux sociaux, et notamment Instagram sur lequel circulent les créations originales, inspirées et inspirantes des militant-e-s féministes qui valorisent le savoir-faire et la transmission de leurs ainées mais aussi transgressent l’ordre établi de l’image passive, sage et vieillotte de la broderie.

Célian Ramis

Exploration des désirs, censure patriarcale et libération des femmes

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Anne-Laure Paty entrelace son rapport au désir sexuel aux relations et vécus d’autres femmes pour faire émerger la pluralité des possibles, silenciés et contraints au tabou et aux injonctions patriarcales.
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Dans Désirs Plurielles, Anne-Laure Paty entrelace son rapport au désir sexuel aux relations et vécus d’autres femmes pour faire émerger la pluralité des possibles, silenciés et contraints au tabou et aux injonctions patriarcales.

« Une tension entre état présent et ce vers quoi tu voudrais aller », « Devenir complétement débile », « Quand tu as envie de la personne », « On ne désire pas les personnes de la même façon… Physique, psychique… De la tête au cœur, au sexe » Ici, Il est question d’amour, d’épanouissement, de corps, de sexe, de fantasmes, d’absence, de doute, de lâcher prise, de tension, de joie, de frissons. À travers une mise en scène épurée, la comédienne Anne-Laure Paty prête sa voix, et mêle la sienne, aux récits de Sandrine, Michèle, Inès, Catherine, Audrey, Nolwenn, Martha, Anne-Françoise, Colette, Justine ou encore Camille, Léa, Céline, Vanessa, Selma et Delphine. 

« Le désir dérange. On ne l’apprend pas aux petites filles. On les éduque à être des objets » Leurs témoignages résonnent à mesure que la comédienne extirpe de différentes boites des objets symbolisant de près ou de loin le rapport au désir de la personne concernée. Photo de mariage, collier de perles, shooters, talons aiguilles, sac à main, bougie ou encore collants… ils sont liés à leurs histoires personnelles, cristallisent la séduction, évoquent le passé et les éventuelles difficultés, sans oublier les tabous et les injonctions dont la sexualité est imprégnée. 

LA NÉCESSITÉ DE S’EXPRIMER

Créé fin 2022, le spectacle Désirs Plurielles nait d’une enquête réalisée auprès de 25 femmes et d’une nécessité personnelle, ressentie par Anne-Laure Paty. « En 2020, on a lancé le projet autour d’une grille d’entretiens abordant la question des femmes et de leur relation aux désirs à travers l’axe du transgénérationnel, du rapport à la transgression et du vécu », souligne la comédienne. Résultat : 25 témoignages, 40 heures de dérush… et une matrice globale pour écrire le spectacle. Elle poursuit : « Après ma première grossesse, le sujet du désir était très compliqué pour moi. J’ai fait une thérapie et c’est à ce moment-là que je me suis dit qu’il fallait que j’en fasse un spectacle ! » Dire sa relation au désir passe aussi par l’exploration des ressentis d’autres femmes. Parce que si ce rapport au désir est intime, il relève également d’une expérience collective pour les jeunes filles et femmes grandissant et se construisant dans une société patriarcale. 

De l’éducation genrée à la culture du viol, le corps des femmes est assailli d’obligations-interdictions permanentes auxquelles répondre et se plier constitue une violence permanente et inouïe. « Ce qui m’intéresse, c’est après le spectacle – qui est une forme courte de 35 minutes – pouvoir échanger avec le public autour des thématiques abordées », précise Anne-Laure Paty dont la volonté est de créer, à chaque représentation et en présence de la metteuse en scène Leslie Evrad, un espace et un lieu de discussions autour des sexualités et du rapport que chaque individu, majoritairement des femmes, entretient avec ses désirs.

DÉSIRS, FÉMININ PLURIEL

La pièce vient briser les tabous, rompre le silence, interroger l’impact des stéréotypes patriarcaux sur la sexualité des femmes, bousculer la singularité de sa représentation. Dans un univers coloré et une ambiance feutrée, les voix s’élèvent. Pour dire le poids des traditions et des injonctions, pour dire le lâcher prise, pour dire l’ivresse quand le désir surgit après l’abnégation de la maternité, pour dire l’éveil sensoriel et la joie d’un désir festif et spontané, pour dire les chemins de travers, pour dire l’émancipation. Sur le plateau, une comédienne, des objets, des récits et des questions. La multiplicité des témoignages et expériences emportent les spectateur-ice-s dans une exploration profonde des sexualités, des imaginaires et des possibles. 

 

  • Spectacle présenté le 21 novembre à la Maison de quartier Villejean, à Rennes. Prochaine date : Le 20 décembre, à 19h30, à La Cordée, Rennes.

Célian Ramis

Secouer le tabou du post partum

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Les militantes féministes s’emparent d’un sujet longtemps silencié, minimisé ou biaisé et dévoilent témoignages et astuces démontrant l’adversité et la diversité des situations et des vécus. Libérer la parole, l’écoute et faire circuler l’information.
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La claque ! C’est souvent le terme employé par les personnes ayant accouché et découvrant, dans un mélange d’émotions, de fatigue et d’ignorance, le post partum, période suivant « la délivrance », à laquelle la plupart des nouveaux parents ne sont préparés ni mentalement ni physiquement. Les militantes féministes s’emparent d’un sujet longtemps silencié, minimisé ou biaisé et dévoilent témoignages et astuces démontrant l’adversité et la diversité des situations et des vécus. Surtout, elles entendent libérer la parole, l’écoute et faire circuler l’information.

Quinze jours après son accouchement, l’humoriste Camille Lellouche publie sur les réseaux sociaux une photo d’elle dans une cabine d’essayage. Elle écrit avec ironie : « J’ai essayé un jean. 3 tailles au dessus de ma taille, il me va nickel #Postpartum » Sur le cliché, elle pose en soutien-gorge et pantalon, qu’elle n’arrive pas à boutonner, dévoilant son ventre et la ligne légèrement foncée de grossesse encore présente. Actuellement, dans la société, la question est obsédante : la nouvelle mère a-t-elle retrouvé sa ligne ? L’injonction tonne. Elle est le cœur d’une tempête d’éléments qui se déchainent. Le post accouchement est un tourbillon pour de nombreux parents qui font face à une nouvelle réalité à laquelle rien ne les prépare. La confrontation entre le vécu imminent et l’image sacralisée de la Mère épanouie avec son nourrisson suscite chez certain-e-s des ravages conséquents. Libérer la parole autour des vécus, visibiliser les expériences et ressentis et montrer la pluralité et la diversité des situations sont les objectifs du #MonPostPartum, lancé en 2020 par Morgane Koresh, Ayla Saura, Masha Sexplique, toutes les trois autrices du livre Nos post-partum – Un guide pour accompagner en douceur les mois de l’après-accouchement et Illana Weizman.

LA NAISSANCE D’UN MOUVEMENT

Le bébé pleure, la mère se réveille. Elle sort de son lit et marche difficilement jusqu’aux toilettes. Il faut laver les points dus à la déchirure ou à l’épisiotomie, aller remplir le flacon au lavabo, remettre une protection périodique, enfiler à nouveau la couche filet avant d’aller nourrir le nouveau-né… Le 9 février 2020, la publicité de Frida Mom, spécialisée dans les produits post accouchement, est censurée par la chaine américaine ABC le soir de la 92e cérémonie des Oscars. Finalement, le spot est diffusé sur le compte Instagram de la marque qui précise qu’il n’y a là aucun caractère violent, politique ou sexuel, ni même religieux, obscène ou pro-armes. Mais il est jugé trop « graphique », trop « cru ». Pourtant, il dévoile simplement la vie d’une femme fraichement rentrée de la maternité, le ventre encore bombé et alourdi, ainsi qu’une cicatrice à vif au niveau de la vulve et du sang qui s’écoule de l’utérus. En clair, il brise le tabou du post-partum et à l’instar de celui des menstruations, ça ne se fait pas.

La mannequin Ashley Graham ne tarde pas à réagir à la polémique et s’affiche sans filtre après la naissance de ses jumeaux. Sur son compte Instagram, elle publie une photo d’elle en culotte de maternité, vergetures et cellulite apparentes et poils sous les bras, assortie d’une punchline bien sentie : « Levez la main si vous ne saviez pas que vous changeriez aussi vos propres couches ! » Elle poursuit : « Après toutes ces années dans la mode, je n’aurais jamais cru que les couches pour adultes seraient mes nouveaux sous-vêtements fétiches, mais nous y sommes ! Personne ne parle de la période de récupération et de guérison que traversent les nouvelles mamans. Je voulais montrer qu’il n’y a pas que des arcs-en-ciel et des papillons ! » Illana Weizman, sociologue et militante féministe, enclenche la même démarche. Tout comme Morgane Koresh, Masha Sexplique et Ayla Saura. « On s’est alors mises en contact toutes les quatre et on s’est dit qu’il y avait quelque chose à faire ensemble. On a lancé le hashtag et puis ça a été le déferlement ! », se souvient Ayla Saura, libraire et co-fondatrice de La nuit des temps, à Rennes, et militante féministe. Plusieurs dizaines de milliers de témoignages affluent sur les réseaux sociaux avec l’empreinte du #MonPostPartum :

« On a halluciné de l’ampleur que ça prenait ! On a eu des interviews et des articles dans toute la presse francophone. C’était la preuve que les femmes avaient besoin de ça pour ne pas se sentir seules. »

DES RESSOURCES POUR S’INFORMER

De son côté, la sociologue Illana Weizman publie en 2021 l’essai Ceci est notre post-partum et du leur, Ayla Saura, Morgane Koresh et Masha Sexplique rédigent depuis Rennes, Tel Aviv et Nîmes le guide Nos post-partum, paru en 2022 aux éditions Mango. Parce que clairement, l’information manque. Dans les commentaires et les témoignages, nombreuses sont celles qui expriment leur désespoir après coup de n’avoir reçu aucun cours sur le post-partum lors des séances de préparation à l’accouchement, que certaines sages femmes intitulent désormais « Préparation à l’accouchement et à la parentalité » afin d’englober quelques notions sur la période qui suivra la naissance. Mais là encore, ce n’est pas suffisant.

« Quand on a fait le livre, on avait toutes des enfants en bas âge. Ma fille avait quelques mois, on était dedans ! On a questionné nos mamans mais elles ont oublié cette période. Elles ont occulté. Et je me rends compte avec le temps que moi-même j’oublie. Et pourtant, j’ai vécu un accouchement traumatique. En parlant avec la sage femme, elle m’a dit qu’elle m’en avait parlé du post-partum. Mais je crois quand même que ce n’est pas assez abordé. Et si tu cherches des infos dessus, en effet, tu ne trouves pas grand chose. », réagit Ayla Saura. Les recherches mènent souvent à la dépression post-partum. Uniquement. Et résument cette période à 6 à 8 semaines suivant l’accouchement. Mais qu’en est-il des post-partum qui s’étalent sur deux années ? De l’absence d’attachement face à son nouveau né ? De l’écoulement de sang continu pendant plusieurs semaines ? De l’incapacité à marcher ? De la douleur à chaque passage aux toilettes ? Des picotements dus aux points de suture ? De la fatigue intense, des traumas émotionnels, de la chute hormonale, du miroir reflétant un corps étranger, des engueulades (très/trop) fréquentes dans le couple, de l’envie de secouer le bébé pour le faire taire, des seins durs comme de la pierre, des crevasses aux aréoles, du lait qui coule à chaque fois que vous pensez à votre enfant ou qu’il s’approche de vous avec la faim au ventre, des fuites urinaires quand vous éternuez ou riez, des pressions du périnée sur la vulve et on en passe ?

Dans Nos post-partum – Un guide pour accompagner en douceur les mois après l’accouchement, on trouve toutes ces notions par ordre alphabétique. Accessibilité, allaitement, amour pour son bébé, bébé secoué, couple et baby clash, dépression, deuil périnatal, estime de soi, identité, kilos, lectures, mort inattendue du nourrisson, périnée, retour au travail, saignements… figurent parmi les chapitres abordés et développés, dans lesquels on trouve des ressources sous la forme de QR code - permettant d’accéder à des sites délivrant des informations complémentaires et détaillées – et surtout des messages déculpabilisants, basés sur la liberté et le droit de choisir. Le droit de faire comme on veut et comme on peut. « J’ai eu l’idée de l’abécédaire qui permettait de lister les mots essentiels et de se répartir les sujets par affinité. C’est un livre doudou, qui fait du bien, dans lequel on peut piocher les passages qui nous intéressent. Après l’accouchement, j’étais incapable de lire un livre de A à Z. On a voulu le faire le plus complet possible avec des liens vers des articles, vers des podcasts, etc. », commente Ayla Saura. Le guide se veut pratique et rempli de conseils et astuces apprises au débotté, sur le fil de l’expérience de la parentalité avec tout ce que cela implique en terme émotionnel et physique, sans oublier la charge mentale qui en découle.

BRISER LE TABOU POST-PARTUM

Informer les personnes concernées apparaît comme essentiel pour briser ce qu’Illana Weizman appelle le tabou du post-partum. « Les choses ne vont pas changer du jour au lendemain, car ce tabou est très ancré. On parle d’un système qui est en place depuis des siècles voire des millénaires. », indique-t-elle dans une interview accordée au Huffington Post, en février 2021. Le savoir constitue une forme de pouvoir. La création de la médecine moderne, née en parallèle d’une chasse aux sorcières ténue et destructrice, a pourtant dépossédé les femmes de leurs connaissances concernant leur propre corps. Et partout dans la société règne l’image virginale de la Sainte-Mère, entourée de blanc et d’un halo lumineux inondant l’air et l’espace. Force est de constater qu’il est quasiment impossible de détruire la vision enchanteresse de la maternité, celle-ci ayant été essentialisée dans le genre féminin par les idéaux patriarcaux, auxquels s’ajoute désormais l’injonction productiviste du capitalisme.

En résumé, la femme, nouvelle mère, remplit son rôle reproductif et doit également satisfaire les besoins de rentabilité économique du pays et donc retourner bosser avec la même hargne. « Le patriarcat et le capitalisme voudraient qu’on ferme nos gueules et qu’on soit toujours aussi productives qu’avant la grossesse. Mais entre les douleurs ligamentaires, le mal de dos, les reflux gastriques, le fait d’être essoufflées au moindre mouvement, potentiellement les nausées et les vomissements, puis tout ce qui survient lors du post-partum, ce n’est pas possible. J’ai mis du temps à accepter que ça déborde sur mon travail, à accepter que ma fille était là, que j’allais mal dormir, qu’elle allait être malade, que j’avais envie de passer du temps avec elle et être contente qu’elle prenne du temps et de la place dans ma vie. », souligne Ayla. Elle pointe du doigt le manque d’écoute, de compassion et de compréhension. Face aux professionnel-le-s de la santé mais pas que. La société étant imprégnée des stéréotypes entourant la grossesse et la maternité, les femmes qui cassent l’image d’épanouissement et d’accomplissement sont marginalisées et clouées au pilori des mauvaises mères.

« Si l’on se plaint de certains éléments de la maternité, on est considérées comme de mauvaises mères. Si des femmes osent dire qu’elles ne veulent pas d’enfants, elles sont vues comme des étrangetés. », précise la sociologue. Les difficultés existent, elles sont multiples et exacerbées par le tabou et l’injonction au silence et au sourire d’apparat, elles se répercutent sur la santé mentale et physique des personnes concernées. D’où l’importance de créer des espaces pour en parler, de diffuser le plus largement possible les informations et témoignages, d’interpeler les pouvoirs publics pour améliorer la prise en charge et l’accompagnement des personnes ayant accouché et réformer les congés parentaux pour une meilleure répartition des tâches. 

CHANGER LES REPRÉSENTATIONS

Parce que 28 jours ne suffisent pas aux co-parents face à cette nouvelle vie. Parce que plusieurs semaines ne suffisent pas, en général, à récupérer d’un accouchement et à appréhender ce nouveau corps. Parce que la « bébé box » prévue par le gouvernement ne pallie pas au manque d’informations en termes de post-partum. « On pourrait quand même nous en parler un peu plus à la maternité. On nous donne une liste de choses à amener, on pourrait nous donner une liste de choses à prévoir pour la sortie. On pourrait nous donner une brochure d’information, nous donner une pipette par exemple pour s’arroser la vulve avant de faire pipi… Bien sûr, on peut vivre toute sa grossesse sans se renseigner, ce n’est pas obligatoire. Je sais que moi, j’en avais besoin. C’est aussi un moyen de lutter contre les violences gynécologiques et obstétricales. », signale la co-autrice du guide Nos post-partum. Un titre au pluriel, comme dans le livre d’Illana Weizman, qui souligne l’importance de montrer la diversité et la pluralité des expériences.

Parce qu’aucune femme ne vit le même post-partum. Il est nécessaire et indispensable de faire évoluer les représentations et de désacraliser le post-accouchement, à l’instar de tout le travail de déconstruction réalisé et encore en cours autour des menstruations afin d’en lever le tabou, la portée culpabilisante et la précarité inhérente. Au sein du guide, c’est Morgane Koresh qui illustre la couverture et les chapitres. Les personnes dessinées sont racisées, voilées, en couple lesbien, ont le crâne rasé, sont grosses, tatouées, en culotte de maternité, endeuillées, en couche filet, ont le ventre rond, sont souriantes, au bord des larmes, parfois en pleurs, etc. Elles sont multiples et différentes, tant dans leurs morphologies que dans leurs expressions, leur religion ou non, leur couleur de peau, leur orientation sexuelle, etc. L’écriture y est également inclusive. Mais pas tout le temps : « Ayant voulu que ce livre soit le plus inclusif possible, nous utilisons le point médian lorsque la situation s’y prête. Mais il arrive que nous parlions spécifiquement des mères, car certaines injonctions pèsent davantage sur elles. »

Les vécus sont variés, les voix également, les visages et les identités de genre aussi. D’où l’importance d’une campagne comme celle du Planning Familial qui a fait couler tant d’encre et de souffrance dans une vague transphobe décomplexée. Pour rappel, l’affiche, réalisée par Laurier The Fox, montrant un homme enceint a été la cible d’attaques virulentes en août 2022. En finir avec le discours binaire, sortir du silence, donner la parole et écouter les personnes concernées, valoriser les vécus et expériences, prendre en compte et en considération les récits de post-partum dans leurs réalités toutes entières.

PARTAGER LES RÉFLEXIONS ET LES VÉCUS

Certain-e-s témoignent de difficultés qui s’entrelacent et ne les lâchent plus. D’autres, en revanche, vivent parfaitement et pleinement ce bouleversement. La plupart n’en parlent pas, pensant être seules face aux obstacles qui se présentent et s’accumulent. Par peur de passer pour de mauvaises mères. De mauvaises femmes. « Je pensais ressentir une vague d’amour, comme je l’avais lu, mais ça n’a pas été le cas. Il était là, je le regardais, mais j’étais surtout très fière de ce que je venais d’accomplir. J’avais une sensation de puissance de dingue, qui ne m’a pas lâchée pendant longtemps. Après cette longue nuit de travail, je me suis endormie sur le canapé au moment des soins, avec Ferdinand sur moi. J’étais épuisée par les 2h de poussée. Quelques heures après, la sage-femme est partie, nous laissant un peu hébétés face à ce qui nous arrivait. », relate Eve Simonet dans une interview publiée sur le site de Parlons maman.

Sa surprise face au manque d’informations, au sentiment d’isolement, l’absence d’amour pour son bébé à la naissance, la phobie d’impulsion… la pousse à s’interroger sur ce vécu traumatisant : « Avec du recul, j’aurais aimé savoir en amont qu’on peut ressentir tous ces sentiments, que c’est normal. J’aurais voulu qu’on me prévienne que j’allais avoir besoin d’aide, j’aurais pu en demander à mes parents ou prévoir une liste de docteurs à proximité. J’aurais aussi pu préparer des repas à l’avance. En fait, c’est trop peu de se préparer pendant son congé maternité, on ne peut pas tout organiser en quelques semaines. Mais ça on ne le dit pas. » Face à l’image de Wonder Woman et de Super Maman délivrée en permanence dans les médias, les publicités, livres, séries et films, etc., pas étonnant que les concernées déchantent, culpabilisent et craquent.

Les bouleversements secouent et les injonctions qui planent en permanence et en parallèle sont trop nombreuses. Trop pesantes. Eve Simonet, initiatrice des Clubs Poussettes, en fait un documentaire, intitulé Post partum, allant à la rencontre d’autres personnes souhaitant s’exprimer sur la question : « Je me suis mis en tête de proposer un contenu informatif, pédagogique et didactique sur ce moment de chamboulement vécu par quasiment la moitié de l’humanité. La violence de mon propre post-partum m’a convaincu de ne pas lâcher ce projet. De ne pas le lâcher et même de le réaliser. » Résultat en mars 2022 : 4 épisodes d’une trentaine de minutes chacun, donnant à voir et à entendre les centaines de parents et de professionnel-le-s rencontré-e-s durant 12 mois, en France et à l’étranger.

Briser le silence, briser le tabou, briser l’isolement. Mettre en avant les changements, la liberté d’agir, le droit de faire autrement, signifier la perte de repères, la stupéfaction face à un corps que l’on ne reconnaît plus mais aussi face à une personnalité qui se dévoile, celle du parent. Accepter les difficultés, pouvoir les dire, échanger autour des vécus et ressentis. Et puis aussi s’autoriser l’épanouissement et/ou la frustration, parfois les deux mélangés, sentir sa puissance et la faire jaillir. Ou pas. 

S’AFFRANCHIR DU JUGEMENT

« L’écriture du livre et le hashtag m’ont permis de recréer une identité de femme féministe. Je me sentais hyper seule en tant que parent et féministe. C’est un peu tabou ça aussi. En France, le féminisme a œuvré pour la régulation des naissances et la liberté de choisir et c’est une très bonne chose. Mais les mères ont un peu été écartées des réflexions féministes. », confie Ayla Saura. Heureusement, des associations comme Parents & Féministes voient le jour, permettant les discussions autour du post-partum mais aussi de la parentalité, des livres comme ceux de la journaliste Aurélia Blanc (Tu seras un homme féministe mon fils et, plus récemment, Tu seras une mère féministe) commencent à combler les lacunes, et des podcasts tels que La Matrescence, créé par la journaliste Clémentine Sarlat, ou Le quatrième trimestre, lancé par Sophie Baconin, éclairent cette période méconnue et placent les réflexions et vécus des concernées au cœur des mouvements de libération de la parole et de l’écoute mais aussi d’empouvoirement et de réappropriation des savoirs et des corps.

« On fait comme on peut. C’est ça qu’on a essayé d’insuffler dans le guide. Arrêtons de nous flageller et de nous empêcher de dormir parce qu’on ne correspond pas aux attendus ! », scande Ayla Saura.

Ouvrons nos gueules, parlons crevasses, lochies, rééducation du périnée, retour de couches, difficultés à reprendre une sexualité, découverte d’une facette que l’on ne soupçonnait pas forcément, fierté, puissance, pipi dans la culotte ou peur de faire caca. Affranchissons-nous de l’image sacrée et pure de la maternité. Délivrons-nous des injonctions patriarcales et capitalistes. Chacun-e a son rythme. 

Célian Ramis

Mixité choisie : des espaces libérés !

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Là où la non mixité subie ne perturbe nullement l’ordre établi, la mixité choisie, elle, dérange. Pourtant, elle constitue un outil indispensable à l’avancée des mentalités. Décryptage.
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Là où la non mixité subie ne perturbe nullement l’ordre établi, la mixité choisie, elle, dérange. Elle titille les esprits et cisaille l’hypocrisie d’une société qui se revendique égalitaire, sur le papier, depuis de nombreuses années. Dans les faits, les discriminations sont multiples et omniprésentes et il apparaît précisément que la mixité choisie constitue un outil indispensable à l’avancée des mentalités. Décryptage. 

« Si l’ambiance dans la salle est généralement bienveillante, on reste bien conscient-es que les salles d’escalade, comme le milieu du sport, peuvent véhiculer des comportements discriminants. Cela peut se traduire par des regards ou commentaires déplacés, des conseils non demandés, une monopolisation de l’espace, voire des actes plus graves. On souhaite donc proposer à tous-tes un accès à la salle qui soit sécurisant et bienveillant et, le temps d’une soirée, laisser les salles d’escalade aux personnes qui sont le moins représentées dans ces espaces. » Lors des soirées en mixité choisie, une affichette est placardée à l’entrée de The Roof, la maison d’escalade de Rennes, installée sur le site réaménagé de l’Hôtel Dieu. De 18h à 23h, l’accès aux salles de blocs et au coffee shop est réservé aux femmes, aux personnes transgenres, intersexes et personnes non binaires. Le service et l’encadrement sont assurés également par des femmes.

« La non mixité est selon nous un moyen, pas une finalité. C’est un format qui permet à beaucoup de personnes qui se sentent exclues le reste du temps de trouver un espace qui leur garantira un cadre de pratique rassurant. »

L’équipe poursuit l’explication : « C’est aussi l’occasion pour tous les hommes qui ne sont pas conviés de se questionner sur la manière dont ils peuvent être un soutien et une écoute, ou de ré-interroger leur posture au sein de la salle d’escalade. » Une fois par trimestre environ, l’expérimentation d’un espace en mixité choisie est portée ici depuis 2022. L’objectif étant de rendre la salle d’escalade plus accessible à tou-te-s à n’importe quel moment de l’année. Pourtant, il apparaît dans l’actualité que son aspect inclusif ne soit pas toujours bien compris ou perçu.

SCANDALES EN HAUT LIEU

Régulièrement, l’annonce d’un atelier ou d’un espace en non mixité sème le trouble et la confusion. On s’indigne de cette exclusion temporaire visant les groupes identifiés comme dominants, potentiellement oppresseurs. Selon les situations, ces moments sont dédiés aux femmes, aux personnes racisées, aux minorités de genre, aux personnes en situation de handicap, etc. On crie au communautarisme, à la division, à la ségrégation. Les mots sont forts, les mots sont lourds et souvent, vidés de leur substance et signification historique. En 2021, c’est l’amendement Unef qui secoue le pays. Mélanie Luce, alors présidente du syndicat étudiant, déclare l’existence de réunions non mixtes permettant de lutter contre les discriminations. Elles regroupent les femmes, les personnes LGBTQI+ et les personnes racisées, elles sont internes à l’organisation et invitent les concerné-e-s à venir prendre la parole et échanger entre elles-eux. Scandale en haut lieu. Le gouvernement s’en saisit dans le cadre de la loi contre le séparatisme et le Sénat vote « l’amendement Unef », permettant de dissoudre une association ou un groupement « interdisant à une personne ou un groupe de personnes à raison de leur couleur, leur origine ou leur appartenance ou non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée de participer à une réunion. »

Quelques années plus tôt, en 2017, c’est le collectif Mwasi qui était visé par les critiques. Les membres organisent cette année-là le festival Nyansapo à Paris, un festival afroféministe au sein duquel se tiendront 4 espaces dont 3 en non mixité. Certains ateliers sont réservés aux femmes, d’autres aux femmes noires et d’autres encore aux personnes racisées. Catastrophe dans les hautes sphères politiques. On hurle au racisme en particulier, au même titre qu’on hurle au sexisme lorsque les structures proposent des ateliers dédiés aux femmes. Fin octobre 2022, le journal Nord Littoral relate la polémique née de l’organisation d’un atelier d’autoréparation de vélo, dans les locaux de l’association Opale Vélo Services, à Calais, destiné exclusivement aux femmes afin de leur donner les bases de la mécanique et leur permettre de se faire la main, sans craindre d’être épiées ou jugées par les hommes, largement plus à l’aise dans ce domaine, que l’on considère encore comme un bastion masculin. Les réactions sont édifiantes. On s’interroge sur « à quand la fin des clivages ? », on dénonce « une vengeance sur le patriarcat » et « un désir de remplacement vers une société matriarcale qui n’a rien à envier au machisme », on témoigne d’un ressenti d’exclusion, on se sent « victime d’une horrible injustice »…

Marlène Hagnéré, mécanicienne cycles, réagit : « Pour moi, le clivage est dans le fait de ne pas comprendre que certaines femmes ont besoin de se retrouver entre elles pour être à l’aise. L’égalité n’est qu’une illusion, même en 2022, elle n’existe vraiment pas partout (je dirais même quasiment nulle part), et l’idée de ces ateliers est justement de rééquilibrer la part des femmes dans certains domaines. (…) C’est quand même marrant, mais toutes les critiques que je reçois sur ces ateliers proviennent toujours du même profil de personne : homme blanc, hétéro, passé 50 ans (voire certains quadragénaires). Ça pose très peu de problèmes aux autres personnes… » 

LE MÉCANISME DU SABOTAGE

Pouvoir dire. Pouvoir parler. Pouvoir échanger avec d’autres personnes ayant vécu les mêmes types de discriminations, violences, micro-agressions, humiliations, etc. Sans être interrompues. Sans être jugées. Sans être qualifiées d’hystériques, d’extrémistes féministes, de racistes anti-blanc-he-s, etc. Partager ses expériences, prendre conscience qu’elles ne sont pas individuelles mais bien collectives et dues à un problème systémique, se (re)donner de la confiance et de l’énergie pour survivre en mixité subie, pour lutter ensuite ensemble, pour se sentir capable, pour oser et s’autoriser. Les enjeux de la mixité choisie sont majeurs. Aujourd’hui, les voix se multiplient et s’élèvent pour en expliquer les tenants et aboutissants et surtout préciser les contextes dans lesquels naissent les groupes non mixtes, préconisés pour souffler et se redynamiser face aux énergies déployées en mixité subie. Dans la bande dessinée Il est où le patron ?, réalisée par Les paysannes en polaire et Maud Bénézit, au sein des Elles de l’Adage 35, composé d’agricultrices engagées contre les inégalités femmes-hommes ou lors des stages Girls Rock Camp, proposés pendant les vacances de février par le Jardin Moderne pour familiariser les filles de 14 à 18 ans aux instruments de musique, les discours sont les mêmes.

L’invisibilité et l’invisibilisation des filles et des femmes renforcent le sentiment d’illégitimité des personnes concernées qui intériorisent qu’elles n’ont pas leur place dans tel ou tel domaine. Ainsi, lorsqu’elles y accèdent malgré les obstacles, elles vont subir, majoritairement, le syndrome de l’imposteur-ice, qui entraine selon les situations de l’auto-censure voire du sabotage. L’exemple de la conduite est parlant. Les agricultrices en témoignent dans les bulles de leur BD : bien souvent, on ne leur a pas appris, elles ont organisé des ateliers entre elles pour s’auto-former. Manœuvrer le tracteur, elles savent le faire. Mais soumises au regard de leurs homologues masculins, elles perdent leurs moyens et foirent leur trajectoire. Pareil en situation de créneau au volant d’une voiture classique ! Le mécanisme s’observe dans de très nombreuses situations. La peur de mal faire ou de rater, d’être jugée, moquée, stigmatisée, entraine souvent l’échec et l’auto-censure. 

INÉGALE RÉPARTITION DE L’ESPACE

Les inégalités commencent dès la petite enfance et l’exemple le plus frappant de répartition genrée des espaces réside encore dans les cours de récréation. Si certaines, notamment à Rennes, mais pas que, sont repensées et réaménagées à partir du végétal pour y intégrer la notion d’inclusivité, elles sont majoritairement investies au centre par les garçons pratiquant (principalement) le football, délaissant la périphérie et les coins aux filles. C’est le récit du film Espace dans lequel Eléonor Gilbert filme une enfant qui, par le croquis de sa cour d’école, explique les délimitations genrées de ce terrain de jeu particulier. Pourtant, il n’est pas si particulier que ça, comme le constate Edith Maruéjouls, géographe du genre, qui établit le lien inconscient qui s’y fait dès lors, se répercutant ensuite sur la manière dont femmes et hommes investissent l’espace public. Yves Raibaud, également géographe du genre, l’atteste aussi de son côté : la ville est faite par les hommes, pour les hommes. L’urbanisme n’échappe pas aux stéréotypes sexistes et les espaces soi-disant pensés et conçus pour l’ensemble de la population ne résistent pas à la répartition genrée instaurée dès le plus jeune âge. Conditionné-e-s à une non mixité implicite, dans l’espace public, les loisirs, le sport, etc., filles et garçons intègrent les codes normatifs d’une sociabilité binaire qui distingue et impose les prétendues compétences « innées » ou « naturelles » des deux sexes. 

City stades, skate parks, terrains de tennis ou de baskets, studios d’enregistrement et autres équipements censés être accessibles à tou-te-s au sein de la ville figurent parmi les exemples les plus marquants de cette séparation, les hommes y étant majoritairement présents. L’absence des femmes s’expliquant par la peur du rejet et/ou du jugement. Dans un entretien accordé à l’Observatoire du design urbain, Edith Maruéjouls précise : « Sur l’exemple du sport, ce n’est pas l’équipement qui est problématique en soi mais le message qu’il produit et véhicule. On institutionnalise la présence masculine en construisant massivement des équipements à symbolique masculine et à forte fréquentation des garçons et des hommes. Or ce faisant, on instaure une inégale valeur (équipement masculin plus présent), une inégale redistribution (argent public en direction majoritaire de la pratique masculine) et un inégal accès (les filles et les femmes, de fait, ont moins de lieux de pratiques). L’enjeu est de savoir comment s’approprier l’espace public à égalité, peut-être en neutralisant les équipements et en qualifiant peu l’espace extérieur sous l’angle des pratiques sexuées stéréotypées. Lorsqu’on construit des terrains de boules, parcs de jeux pour enfants, skate parc, city stades, etc. on contribue à sexuer les espaces. » 

Elle poursuit sa pensée : « La priorité, c’est que les femmes puissent s’exprimer à égalité avec les hommes. Le système du genre repose sur la construction de deux groupes sociaux de sexe qui s’uniformisent autour de stéréotypes et organise la hiérarchisation. Il faut selon moi repenser ce système, sous la forme d’une gouvernance égalitaire s’appuyant sur des projets de société. Travailler sur un réel projet politique, en couplant mixité et égalité pour déconstruire le système du genre. »

SE SENTIR À L’AISE

À la maison de l’escalade de Rennes, Typhaine est employée à temps partiel le week-end à l’accueil du coffee shop et des salles de blocs. À titre personnel, elle apprécie grandement l’initiative de The Roof qui organise à fréquence trimestrielle les soirées en mixité choisie. « C’est super chouette, je trouve, qu’un espace dédié au sport, et surtout un endroit aussi fréquenté, fasse ça. Peu ose le faire. Le sport est un des domaines, de manière générale, où les disparités de genre sont marquantes et handicapantes. Je suis vraiment heureuse de participer à ces événements. », s’enthousiasme-t-elle. Au bord des tapis, certain-e-s participant-e-s observent les prises avant de se lancer sur les voies plus ou moins faciles, selon leurs niveaux. Camille a 30 ans et vient pour la première fois à la salle, accompagnée de Nora, 29 ans, qui vient ici régulièrement. « Je viens essayer l’escalade parce que ma copine m’en a parlé et que le fait que ce soit ce soir en non mixité m’a tenté pour débuter. Ça me permet d’être plus à l’aise pour essayer la pratique. », signale la première, rejointe par son amie :

« Quand je viens, il y a souvent beaucoup de mecs. Ils sont gentils mais ils prennent beaucoup de place. Ça peut être intimidant. Surtout que l’escalade est un sport où on se montre, physiquement. » 

Face aux blocs, nombreuses sont les personnes qui échangent des conseils et s’encouragent. La concentration est palpable et visible. Néanmoins, l’ambiance y est décontractée. Un maitre mot règne dans l’assemblée éparpillée dans les deux salles d’escalade : oser se lancer, oser expérimenter. « Je me sens plus libre d’être créative et moins soumise à un regard sexisant ou critique. », confie Cyrielle. Elle a 35 ans et pratique cette activité 2 à 3 fois par semaine, selon ses disponibilités. Elle exprime un sentiment, ce soir-là, de repos qui se ressent de par l’absence des hommes qui, bien souvent, « occupent l’espace physique et l’espace sonore… » Sa binôme, Cypriane, 26 ans, développe : « Ils ont un peu l’habitude d’accaparer les voies et de les enchainer. Là, on le voit bien, quand quelqu’un a terminé, elle s’arrête et laisse les autres y aller. Avec les hommes, on a moins d’espace. » Toutes les deux précisent qu’elles font référence aux hommes cisgenres, principalement. « Et puis, j’ai l’impression de les souler parce que je suis moins forte, ajoute Cyrielle. Ça arrive que j’ai le sentiment comme quand je fais du bricolage, vous savez, le côté intrusif… Tu ne demandes rien mais ils (certains, pas tous) viennent t’expliquer les choses sans que tu aies sollicité leur aide. Il y a un petit côté mansplaining parfois. » 

Elles se réjouissent de la proposition temporaire d’un espace dédié aux femmes et minorités de genre. « Pour avoir un meilleur niveau et la confiance en soi ! », commente Cypriane qui fréquente également les soirées non mixtes mis en place par La Petite Rennes (atelier participatif et solidaire d’autoréparation de vélos). Il y a la question de l’empouvoirement qui leur apparaît comme essentielle. Pouvoir pratiquer, expérimenter, apprendre, chuter, faire des erreurs, persévérer, évoluer. La base. Mais ce qui les anime particulièrement, c’est de pouvoir respirer. Arrêter d’être angoissées à chaque fois qu’elles tournent le dos aux personnes masculines qui fréquentent elles aussi la salle. « J’ai peur ici d’être matée, parce qu’on est en legging, etc. Dans cette salle encore, je ne le ressens pas tellement. Mais par exemple, la piscine, c’est une catastrophe pour moi. Je prends sur moi à chaque fois que j’y vais. Être une femme en maillot de bain donne la sensation qu’on autorise les hommes à nous regarder et à nous juger. Mais non ! », scande Cyrielle. Elle aimerait que l’offre soit plus variée et régulière. Pas uniquement à The Roof mais plus globalement dans les lieux fréquentés par un public massivement masculin, principalement là où les corps sont dévoilés et en mouvement. 

LEVER LES BARRIÈRES

Sidonie – le prénom a été modifié – est encadrante à la maison de l’escalade de Rennes et approuve l’organisation de temps en mixité choisie dans le cadre d’une politique d’accessibilité et d’inclusivité. « Surtout que dans une salle de blocs, l’idée, c’est l’autonomie. Il y a toujours une majorité d’hommes dans la salle. Parfois, c’est très flagrant. Ça peut constituer une première barrière. », commente-t-elle. Malheureusement, rien de bien étonnant comme le signale de manière globale la géographe du genre, Edith Maruéjouls : « La fréquentation de ces équipements affiche 2/3 d’hommes pour 1/3 de femmes. Ce déséquilibre à lui seul suffit à interroger l’inégale redistribution puisque l’équipement public s’adresse, de fait, à deux fois plus d’hommes que de femmes. » Agir dans un cadre bienveillant et sécurisant, c’est pour Sidonie « un plus pour la confiance », surtout quand on ne connaît pas l’activité, « d’autant plus quand le risque de chute est élevé ! » Lever les barrières est une question de volonté, de décisions à prendre en conséquence, pour rendre l’endroit accessible à tou-te-s, peu importe le sexe, l’orientation sexuelle, l’identité de genre mais aussi la morphologie, le handicap, la couleur de peau, l’origine réelle ou supposée et autres critères de discriminations.

« Le milieu du sport se déconstruit petit à petit. On peut agir par exemple sur la manière dont on installe les blocs et prévoit les voies. Ce sont des décisions des directions des salles… », souligne-t-elle, ajoutant que l’on peut aussi interdire le fait d’enlever son tee-shirt pendant les séances afin de ne pas établir de différences entre les sexes et de ne pas stigmatiser les corps ne correspondant pas à la norme dominante. « En escalade, il y a des tractions à faire, des mouvements dynamiques… Cela peut être une barrière pour certaines personnes car certains mouvements demandent de se défocaliser de ce que l’on ressent de son corps. Ça peut être gênant pour certain-e-s. », poursuit Sidonie. Un argument de plus pour prévoir des temps et des espaces permettant « d’inclure des personnes qui ne seraient jamais venues autrement ou de se sentir à l’aise pour faire les mouvements et essayer de nouvelles choses. » Elle est convaincue de l’intérêt que cela a également auprès du public exclu temporairement :

« Ça étonne, ça questionne. Faire des soirées comme ça, ça permet une réflexion, même pour quelqu’un qui ne vient pas. Moi, c’est la première fois que je vois ça, la non mixité dans le sport et dans une salle d’escalade et je trouve ça bien. Ça amène à comprendre. »

Typhaine acquiesce. Postée à l’accueil du coffee shop, elle est en première ligne face aux refoulés. « Ça donne lieu à des débats intéressants et à des moments de pédagogie. C’est rare pour les hommes d’être confrontés au rejet. Ça peut créer une empreinte émotionnelle forte. En règle générale, ils sont assez compréhensifs. En tout cas, ça permet la confrontation à ce que les femmes peuvent ressentir dans les différents espaces qui ne sont pas en non mixité mais desquels elles sont exclues souvent implicitement. », analyse-t-elle. 

PASSER OUTRE LES CRITIQUES

« Dans ce contexte du sport, je trouve ça vraiment chouette de proposer un espace non mixte mais il ne faudrait pas que ce soit partout et tout le temps. », répond Nora lorsqu’on l’interroge sur le regard qu’elle porte sur la mixité choisie. Bien qu’il ne soit pas une nouveauté, le sujet reste controversé. Vivement critiquée dans les années 50/60/70, dans les périodes et les groupes engagé-e-s pour les droits civiques des personnes noires aux Etats-Unis ou encore les réunions du Mouvement de Libération des Femmes en France, la non mixité est pourtant essentielle dans les luttes pour l’égalité. Sans hommes cisgenres imprégnés de toute construction sociale privilégiée et dominante, sans personnes blanches « dépositaires d’un pouvoir hégémonique », comme le signale la sociologue Nacira Guénif-Souilamas dans Le Monde en défendant le collectif Mwasi lors du festival afroféministe. Elle précise : « Ces jeunes femmes veulent simplement créer un espace d’échanges sûr et rassurant. »

Un espace dans lequel elles puissent dire et relater leurs expériences de discrimination et d’humiliation. Sans être jugées, moquées, insultées, agressées. L’exclusion des groupes déterminés comme dominants n’est pas permanente et ne reproduit pas la ou les discrimination-s dénoncées. Au service de l’égalité, elle soutient les concernées dans leurs démarches d’empouvoirement et de reconnaissance de leurs conditions, leurs personnes et le caractère systémique qui se joue là. Elle intervient en tant qu’outil et ressource. Pour dire, oser parler, comprendre, remettre en question, se parer d’arguments, se gonfler de confiance, apprendre des bases que l’on n’a pas reçu en raison de son genre, sa couleur de peau, son handicap, sa classe sociale, etc. Pour ensuite prendre l’espace et faire entendre sa voix.

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