Célian Ramis

La langue kurde, pour briser le silence de son existence

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Seule en scène avec ses souvenirs de l’enfance passée en Turquie à cacher son identité kurde, dont elle intègre la honte et le racisme, et ses mots adressés à son père, absent depuis si longtemps, Sultan Ulutas Alopé livre un témoignage poignant et intense.
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Seule en scène avec ses souvenirs de l’enfance passée en Turquie à cacher son identité kurde, dont elle intègre la honte et le racisme, et ses mots adressés à son père, absent depuis si longtemps, Sultan Ulutas Alopé livre un témoignage poignant et intense dans La langue de mon père, joué à La Parcheminerie, vendredi 14 avril, dans le cadre du festival Mythos.

Une langue peut-elle être un gilet de sauvetage ?, interroge la comédienne. Le français, elle le parle depuis plusieurs années. Cinq ans précisément. Le turc, depuis toujours. C’est sa langue maternelle, elle y est née et a grandi à Istanbul. Non autorisée à travailler durant la procédure administrative lui permettant d’obtenir sa carte de séjour, elle décide d’apprendre le kurde en France. Un retour aux racines. Celles de son père et de sa famille paternelle. Celles auxquelles elle n’a pas eu d’attaches puisqu’il lui a fallu cacher son origine. Elle se souvient des grands-mères envoyées en prison pour avoir chanté dans la langue interdite durant plusieurs années en Turquie et elle se souvient se taire dans la cour face à un autre enfant roué de coups par ses camarades d’école qui hurlent « kurde ! kurde ! kurde ! » comme une insulte fracassante.

Apprendre le kurde « pour savoir qui je suis, pour assumer que j’ai été, non pas par la haine mais par la honte, une petite raciste. » Apprendre le kurde pour parler à son père, pour le retrouver. Lui qui était si fier de son peuple. Lui qui est né dans un village à l’est de la Turquie, près de la frontière arménienne et qui rêvait de cinéma. Lui qui est parti, laissant ses 3 filles et sa femme au pays et fondant au Kazakhstan une autre famille. Lui qui petit à petit a oublié le turc et le kurde au profit du russe. 

S’AFFRANCHIR DE LA HONTE

Sultan Ulutas Alopé entame une démarche qui dépasse largement le simple apprentissage d’une langue. Elle plonge au cœur de son histoire personnelle et familiale, emprunte des chemins intérieurs qu’elle seule peut explorer et nous livre ses souvenirs au fil de sa quête d’identité, à la croisée de ses deux vies : « celle avant que je quitte mon après et celle après. » Par cette traversée, elle renforce son attachement à sa mère, à ses sœurs, à Istanbul, aux olives – « les vraies ! » - aux chansons de son enfance, « surtout celles qui parlent des tomates et des aubergines », et à l’absence de son père.

Elle dialogue avec cette figure fantomatique dont l’ombre a toujours pesé sur ses épaules et l’a toujours accompagnée. Des blessures infligées par ses multiples et fréquentes disparitions, elle en parle sans en dissimuler la violence et la colère. La peur aussi, parfois. Elle compose et se construit avec. Mais pas en dehors.Contrainte à devenir « l’homme de la maison », à la fois « le mari de ma mère et le père de mes sœurs » s’est extirpée de cette condition qu’elle a refusé afin de ne pas succomber à la folie de la situation. Sultan Ulutas Alopé exprime ses questionnements, ses doutes et son cheminement vers l’enracinement de son histoire. De sa propre histoire. Elle fait des choix et les assume, s’affranchissant de toute cette honte ressentie face à ses origines et toute cette amertume face à ce mauvais père. Aujourd’hui, elle a « honte d’avoir eu honte d’être kurde. » Aujourd’hui, elle assume : « Assumer d’être kurde, c’est assumer que ton existence fait partie de la mienne. Aujourd’hui, je n’ai plus besoin de baisser le son de ma voix quand je parle de mes origines. »

UNE PIÈCE VIBRANTE

Sobre, épuré, poignant… le spectacle nous capte et nous captive. La force du récit de Sultan Ulutas Alopé réside bien évidemment dans sa source - son vécu - mais aussi dans la manière dont la comédienne le transpose et le porte sur la scène face à nous, complétement happé-e-s par ce qu’elle narre avec tant de justesse et d’équilibre dans le jeu et les intentions. Les émotions jaillissent sans jamais être forcées. On ressent, on vibre, on pleure, on rit, on sourit, on tremble. Surtout, on l'écoute avec beaucoup d'attention parce qu'elle nous saisit les entrailles.

La fragilité accompagne l’apaisement, l’émancipation se lie à l’enracinement, la puissance tourbillonne dans un mélange de colère et de joie. Et tout s’imbrique, tout trouve sa place. Cette histoire personnelle résonne dans une expérience collective de souffrances, de rejets et de discriminations. La comédienne monte seule sur les planches et brise le silence, pour enfin embrasser la fierté revendiquée par sa lignée.