Célian Ramis

Michelle Perrot, l’histoire et la mémoire des femmes

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Michelle Perrot à Rennes
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8 mars 2024. Journée internationale des droits des femmes. Et désormais grève massive et féministe. Rencontre en ce jour militant, à Rennes, avec Michelle Perrot, historienne des femmes, professeure émérite, autrice et féministe.
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8 mars. Journée internationale pour les droits des femmes. Issue d’une tradition socialiste et ouvrière au début du XXe siècle, elle est désormais un jour de grève général et féministe, appelant les femmes à stopper travail productif et travail reproductif. En ce 8 mars 2024, des milliers de manifestant-e-s occupent l’espace public et en Bretagne, on célèbre le centenaire des Penn Sardin, ces ouvrières ayant profondément lutté, à Douarnenez, pour la dignité et l’amélioration des conditions de travail dans les conserveries. À Rennes, on célèbre également la venue de Michelle Perrot, historienne, professeure émérite d’histoire contemporaine et militante féministe, organisée par l'association Champs de Justice.

Un siècle de combats et de révoltes pour dénoncer les inégalités entre les femmes et les hommes, exiger des droits et gagner en liberté. Un siècle de révolution féministe pour faire entendre les voix des femmes et pour faire reconnaitre leurs existences. Toutes les existences. Un siècle de résistances pour affronter les retours de bâtons, les discours haineux et conservateurs, sans jamais rien lâcher. Un siècle aussi de transmission entre les générations pour poursuivre les luttes, réhabiliter les femmes du passé et construire un futur plus égalitaire, inclusif et sans violences. Un siècle que Michelle Perrot a, à quelques années près, entièrement vécu, observé et analysé.

Engagée en historienne - pour reprendre le titre de son dernier livre (S’engager en historienne, janvier 2024) - elle a marqué, de son empreinte, de ses travaux et de ses engagements, l’Histoire des femmes qu’elle a elle-même débroussaillée et mise sur le devant de la scène. A l’université dans un premier temps, permettant à la France de s’équiper d’études féministes en créant dans les années 70 à Jussieu le premier cours intitulé « Les femmes ont-elles une histoire ? ». Mais aussi sur la scène médiatique et littéraire, valorisant par ce biais un matrimoine riche et varié, mis sous silence et longtemps méprisé et ignoré. 

« Exhumeuse de vies oubliées », comme la définit Nathalie Appéré, maire de Rennes, lors de la cérémonie d’ouverture du 8 mars, elle est une pionnière de l’Histoire des femmes, « une passeuse de mémoires » dont le professionnalisme n’a d’égales que sa curiosité et soif de découvertes. Michelle Perrot, elle veut comprendre. Les ouvrières, le système carcéral, les différentes générations de féministes et les féminismes pluriels. Comment les marges s’inscrivent dans le temps long du passé pour aborder l’époque présente et se forger un avenir commun respectueux des individualités et spécificités de chaque groupe. Fine observatrice, elle manie les documents historiques avec intelligence et subtilité, les interrogeant d’un point de vue situé, les faisant parler sans jugement de leur propre histoire pour en révéler ce qui a trop longtemps été invisibilisé, minimisé et déprécié. 

UNE TRADITION MILITANTE

Dans sa quête insatiable de vérité, elle envisage le présent comme un pont entre le passé et l’avenir. Le 8 mars est un instant de bilan, comptabilisant les incontestables évolutions et les incontournables combats à poursuivre. « Quel que ce soit ce qu’il reste à faire, beaucoup de choses ont changé ! », souligne Michelle Perrot, en introduction de la discussion qu’elle entame, dans le grand salon de l’Hôtel de Ville, avec Geneviève Letourneux, conseillère municipale déléguée aux Droits des femmes et à la lutte contre les discriminations. L’inscription de l’IVG dans la Constitution figure dans les premières mentions : « À « liberté », j’aurais préféré « droit » mais déjà, par rapport aux années 70, c’est une avancée. À l’époque, ce n’était même pas imaginable ! » 

Celle qui a écrit l’an dernier Le temps des féminismes, avec Edouardo Castillo, connait bien l’histoire du patriarcat et ses progrès vers l’égalité, le droit à disposer de son corps, la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, l’importance de reconnaitre le pluralisme du mouvement, etc. « Déjà, il faut dire que les féministes, en France, ont toujours eu une conscience du Droit. Qui n’a peut-être pas toujours été très clair. Parce que le Droit, c’est l’État et l’État, ce sont les hommes. Mais elles ont pris conscience du Droit comme moyen d’organiser la société et elles ont demandé des droits. Les militantes féministes ont souvent été réformistes, légalistes », analyse l’historienne. Elles sont des conquérantes : 

« Les droits des femmes sont des droits conquis. Pour elles, il y avait toujours des frontières. Dans l’instruction, dans les droits civils, dans l’accès à la propriété, dans les droits du corps… Il fallait franchir les obstacles et les féministes françaises l’ont fait globalement de manière pacifique, en demandant que ce soit inscrit dans le droit. » 

Elle relate les années d’effervescence, de créativité et de contestation en 1980 et 1990, l’arrivée des socialistes au pouvoir, le soulagement et la joie des féministes, « plutôt à gauche », et la mandature d’Yvette Roudy, ministre de 81 à 86 des Droits de la femme, que l’on retiendra notamment pour la loi sur le remboursement de l’IVG et la loi pour la parité. « Moi, j’ai toujours été pour la parité. C’est très intéressant de voir que le féminisme s’est divisé à ce moment-là. Pour moi, le féminisme est porteur de tolérance et d’ouverture aux discussions. Ça a beaucoup apporté, la parité est un moyen pour les femmes d’avancer. C’est une expérience. Et ça demande aussi de prendre en compte les risques », poursuit-elle.

L’HÉRITAGE DES FEMMES

C’est un bonheur de l’écouter parler. Chacun de ses mots opère comme une libération. Dans cette salle marquée par le patrimoine breton – au plafond, trônent les noms de Surcouf, Laennec et tant d’autres hommes, aucune femme – Michelle Perrot rééquilibre la balance. De son savoir, de son travail, de sa présence et de sa vivacité d’esprit mais aussi de la mémoire de toutes celles qui ont œuvré pour faire bouger les mentalités, de toutes celles qui ont milité pour les droits des femmes et l’égalité et de toutes celles qui ont laissé traces dans l’Histoire de leurs passages et de leurs théories et/ou activismes. Elle cite Simone de Beauvoir et son Deuxième sexe encore aujourd’hui d’actualité, elle cite Françoise Héritier et son apport féministe à l’anthropologie et elle cite notamment la philosophe Geneviève Fraisse : « Elle dit que le féminise est une pensée. Ce n’est pas seulement une agitation mais c’est aussi une action. Le féminisme, c’est une vision sur la société ! » Les féminismes ont un matrimoine dense et riche qui mérite d’être connu et valorisé. 

« Le féminisme, c’est la pensée de la déconstruction. D’où est-ce qu’on parle ? D’où est-ce qu’on vient ? C’est une pensée pour analyser le présent et envisager l’avenir »
s’enthousiasme l’autrice des cinq volumes d’Histoire des femmes en Occident. 

Toutefois, elle reste lucide et réaliste : dans l’exercice du pouvoir, être femme ne signifie pas être nécessairement juste. « Elles sont confrontées aux difficultés du pouvoir. Elles passent du langage au concret. De l’idéal à la réalité. Ce n’est pas parce qu’elles sont femmes qu’elles ont toutes les solutions et toutes les vertus. Dans le monde actuel, il y a des formes totalitaires du pouvoir qui sont exercées par des femmes… », commente Michelle Perrot. Garder ce qui vient de l’expérience des femmes, à travers les vécus dans le temps, dans les difficultés et dans les obstacles qu’elles ont eu à affronter, lui apparait comme essentiel pour le futur. 

REGARD SUR LA NOUVELLE GÉNÉRATION

À bientôt 96 ans, elle en a vu et vécu des parcours jonchés d’embuches, d’injonctions, d’interdits et de tabous mais aussi de ripostes, de résiliences, de combats et de révolutions. À chaque époque, Michelle Perrot pose un regard bienveillant sur les récits recueillis, les modalités d’actions des générations qui se succèdent, les manières de s’organiser collectivement et les luttes à mener. « Je regarde avec beaucoup d’intérêt et de sympathie les militantes d’aujourd’hui. Je les trouve créatives et oui, plus radicales que nous avons été, ce qui est normal car des pas ont été franchis et elles affrontent maintenant des différentes plus grandes que celles que nous avons connues. Je suis fascinée et émerveillée par toutes ces associations, journaux, manifestations, événements, etc. qui existent », signale-t-elle. 

Et dans toute l’humilité qui la caractérise, elle précise : « Je vois dans le passé et je me vois timide. Je pourrais vous faire rire avec des anecdotes de l’époque, où on n’aurait jamais osé penser ou dire ce qu’elles disent aujourd’hui… Alors oui, de temps en temps, notamment aux USA, j’ai des amies qui me disent qu’elles ne savent plus trop où elles en sont. On n’arrive plus, parfois, à distinguer si on fait bien ou si on fait mal. » 

Michelle Perrot et Geneviève LetourneuxIl est aisé et presque normal que les générations précédentes critiquent, souvent avec sévérité et amertume, leurs successeuses. Au sein des féminismes, exception n’est pas faite autour de ce qui semble être un douloureux passage de flambeau, où règne incompréhensions et manque de dialogue entre les militantes des années 70, du Mouvement de Libération des Femmes, et les militantes de l’ère numérique et des #MeToo, qui n’hésitent à dénoncer et nommer leurs agresseurs, à revendiquer leur liberté de choisir et à crier leurs rages et colères, sans s’excuser. Dans ce marasme, Michelle Perrot prend du recul et, avec intelligence, analyse un par un les éléments qui viennent encombrer et polluer le débat public et médiatique. 

La pensée wok, l’intersectionnalité, la culture de l’effacement… Tout ce que les conservateur-ices et réactionnaires fustigent, elle vient les décortiquer pour s’élever par rapport à un discours qui tend à diviser : « L’intersectionnalité vise à croiser ensemble plusieurs variables. C’est scientifique ! C’est important, il me semble. Quand on parle de la « cancel culture », en tant qu’historienne, ça me gêne. Parce qu’on n’efface pas les traces. Mais quand, dans certains pays comme l’Algérie, par exemple, on ne veut pas de statues de certains généraux qui ont été horribles, je peux comprendre. Je trouve ça compréhensible. »

En interviews ou dans ses écrits, l’historienne décrypte les féminismes, sans les opposer à la notion d’universalité, qu’elle détache de l’universalisme prôné par certaines militantes des années 70. Faire des droits des femmes un combat universel, oui, mais lisser les vécus, expériences et ressentis des femmes en ne prenant pas en compte leurs spécificités (selon la couleur de peau, l’orientation sexuelle et affective, l’identité de genre, le handicap, la classe sociale, etc.), non. 

POURSUIVRE LES COMBATS

L’entendre en parler devant cette salle comble est vibrant et émouvant. Parce qu’elles sont rares les femmes de son expertise, de son âge et de sa fonction à engager un tel discours d’ouverture. Celle qui ne se livre que rarement sur son histoire personnelle, préférant faire entendre les voix venant des marges, nous offre encore une fois une démonstration de son regard si doux et perçant, percutant et bienveillant. Une main tendue vers le passé, une main tendue vers le futur, elle représente un présent traversé par un héritage profondément humain, par des récits de violences et de souffrances mais aussi par des espoirs et des ambitions hautes et porteuses. 

Elle reconnait les failles et les vulnérabilités d’un système, elle en fait état dans ses travaux et ne se prive pas de faire parler les faits : « Pour la question des programmes et des manuels, l’institution scolaire est conservatrice. Elle l’a toujours été. C’est très compliqué de faire évoluer les programmes à cause de la rigidité de l’institution. Ceci étant, il me semble quand même que certaines choses ont bougé. » Elle a plusieurs fois participé à des réflexions visant à l’évolution des manuels scolaires et des apprentissages, allant jusqu’à établir des propositions pour réintroduire les femmes dans chaque période de l’Histoire. « Mais cela n’aboutissait pas à grand-chose… Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas continuer », précise-t-elle. Elle poursuit :

« Il y a eu quelques progrès en littérature, qu’on doit à l’action de nos collègues littéraires, féministes ou pas. En Histoire, les programmes sont très chargés et il est nécessaire que les femmes apparaissent dans toutes les époques. L’action des jeunes profs finira par aboutir ! » 

Elle n’oublie pas non plus les scientifiques qui figurent parmi les femmes les plus oubliées et minorées : « On fait émerger plus facilement les littéraires ou les artistes. Parce que ce qui est compliqué, c’est que pour faire émerger des femmes scientifiques, il faut un peu l’être soi-même… » Questionnée sur l’intelligence artificielle, Michelle Perrot avoue ses lacunes dans le domaine et malgré tout, elle rebondit sur le sujet pour parler d’Alice Recoque, une pionnière oubliée de l’IA, qui fait l’objet d’un livre publié fin février (Qui a voulu effacer Alice Recoque ?, de Marion Carré), dont elle signe la préface. « Au début de l’informatique, il y avait beaucoup de femmes car le secteur n’était pas encore valorisé. À partir du moment où ça devient plus mathématisé, plus huppé, les hommes reviennent. Et tant mieux qu’ils reviennent. Mais il faut faire attention car aujourd’hui, nous sommes à 80% d’hommes et 20% de femmes. Il faut dire aux filles et aux femmes de ne pas hésiter devant les carrières scientifiques, tout autant que devant toutes les choses qu’on pense masculines ! », conclut-elle. 

Un phare dans le jour comme dans la nuit, Michelle Perrot nous guide de ses bons mots et de ses analyses fines et précieuses. Son regard se porte là où, en général, la société le détourne pour ne pas voir ce qui saute aux yeux. Avec elle, on est serein-es et fort-es, accroché-es et passionné-es par son savoir et son art de la transmission. Un modèle pour de très nombreuses générations.

Célian Ramis

Le combat bouleversant contre l'écocide vietnamien

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Marine Bachelot Nguyen retrace le combat que Tran To Nga poursuit à plus de 80 ans contre les firmes agro-industrielles responsables de l’épandage de l’agent orange au Vietnam, contaminant la population sur plusieurs générations.
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Coup de cœur assuré pour ce spectacle coup de poing écrit et mis en scène par Marine Bachelot Nguyen, joué le 14 avril au théâtre du Vieux St Etienne, au festival Mythos. Dans Nos corps empoisonnés, l’autrice retrace le combat que Tran To Nga poursuit à plus de 80 ans contre les firmes agro-industrielles responsables de l’épandage de l’agent orange au Vietnam, contaminant et condamnant la population sur plusieurs générations. 

Tribunal d’Evry, mai 2021. Tran To Nga a 79 ans et cela fait 6 ans qu’elle attend l’ouverture de ce procès intenté à l’encontre de 14 multinationales, semeuses de souffrances et de morts et représentantes de l’impérialisme occidental. Des millions de corps exposés et contaminés à l’agent orange, destiné à détruire le maquis et stopper la guérilla communiste lors de la guerre du Vietnam.

Un diabète de type 2, un cancer du sein, un cancer du foie… Son corps comme pièce à conviction, elle incarne l’ensemble des victimes dont le mal s’est répandu de génération en génération. Avec tout le talent qu’on lui connait, Marine Bachelot Nguyen tisse son théâtre documentaire au croisement de l’histoire personnelle de Tran To Nga et du drame collectif, humain et écologique, dû à l’épandage de l’agent orange. Entre fiction narrative et faits réels documentés, on embarque dans ce récit poignant et bouleversant.

UNE VIE D’ENGAGEMENTS

Sa vie entière est liée aux combats. Enfant lors de la guerre d’indépendance, ses parents intègrent la résistance. La mort de son père, l’arrestation de sa mère, son départ de Saïgon – seule – pour rejoindre son beau-père à Hanoï, sa rencontre avec la forêt, l’obtention de son diplôme de chimie… et puis son engagement dans la lutte contre l’impérialisme américain. Tran s’engage dans le Front National de Libération du Sud Vietnam, prend le chemin de la piste, rejoint le comité central, travaille pour l’agence de presse et termine agente de liaison avant d’être arrêtée, interrogée et torturée alors qu’elle est enceinte de 4 mois et déterminée à ne pas parler. Après la libération et le départ des soldats américains, Tran To Nga devient directrice d’une école de jeunes filles et n’en perd pas sa conscience politique et militante, désillusionnée par le renouveau du parti qui vient d’accéder au pouvoir.

C’est la période des guerres qu’Angelica Kiyomi Tisseyre Sékiné nous raconte minutieusement. Accompagnée d’images d’archives et de vidéo, elle décrit le paysage, l’engouement, la force et le courage, l’enthousiasme, la peur, le désarroi. Le climat de guerre, la tension mais aussi les joies, les liens qui se nouent, les vécus qui s’embrasent et s’entrelacent. Elle nous embarque avec elle dans les galeries souterraines, dans la forêt vietnamienne, on traverse le pays avec elle et ses compagnons d’unité, on vibre avec elle lorsqu’elle retrouve sa sœur, puis sa mère, on pleure la mort de son bébé, on craint les bombardements et puis on sent cette pluie gluante qu’elle reçoit sur les épaules et on sait que ce n’est pas un herbicide quelconque.

LE CHOC

Les feuilles tombent, puis les troncs, et enfin les racines. Tout est dévasté, la terre est devenue hostile, les eaux et les nappes phréatiques sont contaminées. Le vivant est détruit. Les vivants, aussi, à petit feu. « Le mal a commencé à faire son nid dans mon corps », dit la protagoniste dont le corps et l’état de santé qui se dégradent et se délitent sont « la preuve vivante de l’écocide ». La guerre ne s’est pas arrêtée en 1975 pour Tran comme pour les millions de victimes atteintes des syndromes inventoriés comme conséquences de l’agent orange. Le combat se poursuit depuis la France où elle agit, manifeste, fédère et milite, jusque dans ce tribunal d’Evry où elle s’entoure en pensée de toutes les femmes qui l’ont inspirée et accompagnée et de toutes les personnes pour qui elle se bat. Elle est vivante, clame-t-elle. On la trouve également courageuse, forte et digne. Ses paroles - de sa bouche ou de celle de la comédienne - croisent les mots de son avocat dont des extraits de plaidoirie sont restitués dans le spectacle. Le récit est puissant, porté à la fois par l’écriture de Marine Bachelot Nguyen et par le jeu d’Angelica Kiyomi Tisseyre Sékiné.

La trame narrative met en résonnance la vie d’engagement politique de Tran To Nga pour son pays et sa liberté avec le combat juridique et moral qu’elle mène. Tout est lié, certes, mais le spectacle fait jaillir l’évidence, la brutalité et la violence de tous ces événements. Ne reste plus que le choc et la sidération. Ainsi que l’admiration pour cette personnalité déterminée et inspirante mais aussi pour l’autrice et metteuse en scène et pour la comédienne. Un spectacle bouleversant.

Célian Ramis

La langue kurde, pour briser le silence de son existence

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Seule en scène avec ses souvenirs de l’enfance passée en Turquie à cacher son identité kurde, dont elle intègre la honte et le racisme, et ses mots adressés à son père, absent depuis si longtemps, Sultan Ulutas Alopé livre un témoignage poignant et intense.
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Seule en scène avec ses souvenirs de l’enfance passée en Turquie à cacher son identité kurde, dont elle intègre la honte et le racisme, et ses mots adressés à son père, absent depuis si longtemps, Sultan Ulutas Alopé livre un témoignage poignant et intense dans La langue de mon père, joué à La Parcheminerie, vendredi 14 avril, dans le cadre du festival Mythos.

Une langue peut-elle être un gilet de sauvetage ?, interroge la comédienne. Le français, elle le parle depuis plusieurs années. Cinq ans précisément. Le turc, depuis toujours. C’est sa langue maternelle, elle y est née et a grandi à Istanbul. Non autorisée à travailler durant la procédure administrative lui permettant d’obtenir sa carte de séjour, elle décide d’apprendre le kurde en France. Un retour aux racines. Celles de son père et de sa famille paternelle. Celles auxquelles elle n’a pas eu d’attaches puisqu’il lui a fallu cacher son origine. Elle se souvient des grands-mères envoyées en prison pour avoir chanté dans la langue interdite durant plusieurs années en Turquie et elle se souvient se taire dans la cour face à un autre enfant roué de coups par ses camarades d’école qui hurlent « kurde ! kurde ! kurde ! » comme une insulte fracassante.

Apprendre le kurde « pour savoir qui je suis, pour assumer que j’ai été, non pas par la haine mais par la honte, une petite raciste. » Apprendre le kurde pour parler à son père, pour le retrouver. Lui qui était si fier de son peuple. Lui qui est né dans un village à l’est de la Turquie, près de la frontière arménienne et qui rêvait de cinéma. Lui qui est parti, laissant ses 3 filles et sa femme au pays et fondant au Kazakhstan une autre famille. Lui qui petit à petit a oublié le turc et le kurde au profit du russe. 

S’AFFRANCHIR DE LA HONTE

Sultan Ulutas Alopé entame une démarche qui dépasse largement le simple apprentissage d’une langue. Elle plonge au cœur de son histoire personnelle et familiale, emprunte des chemins intérieurs qu’elle seule peut explorer et nous livre ses souvenirs au fil de sa quête d’identité, à la croisée de ses deux vies : « celle avant que je quitte mon après et celle après. » Par cette traversée, elle renforce son attachement à sa mère, à ses sœurs, à Istanbul, aux olives – « les vraies ! » - aux chansons de son enfance, « surtout celles qui parlent des tomates et des aubergines », et à l’absence de son père.

Elle dialogue avec cette figure fantomatique dont l’ombre a toujours pesé sur ses épaules et l’a toujours accompagnée. Des blessures infligées par ses multiples et fréquentes disparitions, elle en parle sans en dissimuler la violence et la colère. La peur aussi, parfois. Elle compose et se construit avec. Mais pas en dehors.Contrainte à devenir « l’homme de la maison », à la fois « le mari de ma mère et le père de mes sœurs » s’est extirpée de cette condition qu’elle a refusé afin de ne pas succomber à la folie de la situation. Sultan Ulutas Alopé exprime ses questionnements, ses doutes et son cheminement vers l’enracinement de son histoire. De sa propre histoire. Elle fait des choix et les assume, s’affranchissant de toute cette honte ressentie face à ses origines et toute cette amertume face à ce mauvais père. Aujourd’hui, elle a « honte d’avoir eu honte d’être kurde. » Aujourd’hui, elle assume : « Assumer d’être kurde, c’est assumer que ton existence fait partie de la mienne. Aujourd’hui, je n’ai plus besoin de baisser le son de ma voix quand je parle de mes origines. »

UNE PIÈCE VIBRANTE

Sobre, épuré, poignant… le spectacle nous capte et nous captive. La force du récit de Sultan Ulutas Alopé réside bien évidemment dans sa source - son vécu - mais aussi dans la manière dont la comédienne le transpose et le porte sur la scène face à nous, complétement happé-e-s par ce qu’elle narre avec tant de justesse et d’équilibre dans le jeu et les intentions. Les émotions jaillissent sans jamais être forcées. On ressent, on vibre, on pleure, on rit, on sourit, on tremble. Surtout, on l'écoute avec beaucoup d'attention parce qu'elle nous saisit les entrailles.

La fragilité accompagne l’apaisement, l’émancipation se lie à l’enracinement, la puissance tourbillonne dans un mélange de colère et de joie. Et tout s’imbrique, tout trouve sa place. Cette histoire personnelle résonne dans une expérience collective de souffrances, de rejets et de discriminations. La comédienne monte seule sur les planches et brise le silence, pour enfin embrasser la fierté revendiquée par sa lignée. 

Célian Ramis

Pour un aménagement féministe et écologiste des villes

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Elsa Koerner est doctorante en sociologie à l’université Rennes 2. L’articulation entre les questions de genre et la végétalisation de l’espace urbain dans la production et l’aménagement de la ville, elle en a fait le sujet de sa thèse.
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Elsa Koerner est doctorante en sociologie à l’université Rennes 2. L’articulation entre les questions de genre et la végétalisation de l’espace urbain dans la production et l’aménagement de la ville, elle en a fait le sujet de sa thèse. Le 26 mars, l’association Les Effronté-e-s Rennes, dont elle a co-créé l’antenne rennaise en 2017, proposait une visioconférence animée par Elsa Koerner autour de l’étude qu’elle réalise depuis maintenant 3 ans. Dans le cadre du 8 mars à Rennes.

La veille, on la rencontre dans le jardin de la Confluence, espace aménagé pour lézarder sur les bords de la Vilaine, au bout du mail François Mitterand. Elsa Koerner balaye rapidement la zone du regard. Autour de nous, une majorité écrasante d’usagères.

Est-ce là parce qu’il s’agit d’un espace vétégalisé, aménagé de bancs et de banquettes ? D’un lieu légèrement retiré et ainsi préservé de l’agitation du centre ville ? Serait-ce la même configuration si la nuit était tombée ? Ou simple fruit du hasard ? Les raisons peuvent être multiples et complexes. C’est bien là tout l’attrait et l’enjeu du sujet.

LE DÉPART DE SA RÉFLEXION

En tant que militante féministe et écolo, elle s’intéresse à la question de la répartition genrée dans l’espace public, la production des villes durables et l’émancipation des femmes. En 2015, l’article d’Yves Raibaud, géographe du genre, sur la ville durable mais inégalitaire l’interpelle. Elle est étudiante à Sciences Po Strasbourg et effectue son Master 2 en Droits de l’environnement.

Elle cherche un stage à Rennes ou à Nantes, villes qu’elle sait engagées et dynamiques sur le plan de la prise en compte du genre dans l’aménagement urbain. Et c’est à l’agrocampus de la capitale bretonne qu’elle trouve son stage et rencontre celui qui va devenir son directeur de thèse.

« J’ai découvert les recherches en sociologie et ça m’a beaucoup plu. Mon directeur travaille en sociologie de l’environnement, en particulier en nature urbaine. Ce qui m’intéresse, c’est la sociologie de l’action publique : étudier comment on produit la ville à travers les espaces végétalisés ou en cours de végétalisation, auprès des agent-e-s en charge de cette production, de la conception à la réalisation. », explique la doctorante.

Ainsi, elle réalise un travail de terrain et d’observation autour de la manière dont les agent-e-s s’approprient la question du genre et comment ils et elles en tirent des outils pour l’aménagement des espaces. Sa posture est à la fois celle d’une chercheuse en formation et celle d’une consultante, salariée d’un bureau d’études.

Sa recherche est commandée par les trois villes qu’elle étudie et compare : Rennes, Strasbourg et Le Mans. Pour cela, elle est en lien avec les services Jardin et biodiversité et les chargées de mission Egalité de chaque municipalité.

« Les ressources sont très différentes d’une ville à l’autre, d’un service à l’autre. Dans chaque ville, j’observe comment les agent-e-s s’approprient les enjeux de l’égalité. Car si l’objectif d’égalité est acquis pour quasiment tou-te-s les agent-e-s rencontré-e-s, la définition n’est pas toujours la même ni la manière dont cet objectif peut être appliqué. Il faut savoir que ce sont des questions très récentes dans l’aménagement du territoire. »
précise Elsa Koerner.

UNE HISTOIRE RÉCENTE

Durant la conférence, elle revient très rapidement sur l’histoire de l’étude de l’espace urbain au prisme du genre et de l’approche genrée dans l’urbanisme. Dans les années 80, émergent les études de genre, et c’est à cette période que la chercheuse américaine Dolores Hayden propose le plan d’un bâtiment non sexiste sur un campus. Elle repense l’aménagement des espaces en y intégrant cantine et crèche collectives, gérées par les habitant-e-s et usager-e-s « afin que la gestion des tâches soit commune et ne repose pas uniquement sur les femmes. »

Ce sont dans les années 2000 que vont apparaître en France les études en géographie sociale à travers une approche sexuée. Elsa Koerner cite Jacqueline Coutras et Sylvette Denèfle qui interrogent alors la mobilité des femmes et plus précisément analysent le rapport entre l’aménagement des villes et les pratiques des femmes.

Elle mentionne également la thèse de Marylène Lieber qui évoque et décrypte les rappels à l’ordre patriarcaux, la construction de la peur des femmes en ville, les stratégies d’évitement ou encore la dimension sociale de la nuit. Sans oublier les travaux d’Edith Marejouls sur l’égalité filles – garçons dans les cours d’école ou encore ceux d’Yves Raibaud, rendu célèbre par son ouvrageLa ville, faite par et pour les hommes : dans l’espace urbain, une mixité en trompe l’œil.

« Le sujet est donc relativement récent. Il se multiplie depuis 5 ans parce qu’on parle de plus en plus de la répartition genrée de l’espace public. On sait que l’espace public est traversé par les femmes, là où les hommes l’occupent davantage. On sait que dans les pratiques les femmes ont plus tendance à occuper les espaces verts (parcs, espaces végétalisés au bord des quais, etc.), en raison des rôles sociaux qui nous ont été assignés. »
analyse Elsa Koerner.

Les militantes féministes investissent le sujet, devenu en quelques décennies l’objet d’études universitaires mais aussi de démarches collectives avec par exemple la création en 2012 de l’association Genre et Ville, par Chris Blache, anthropologue urbaine, et Pascale Lapalud, urbaniste designer, ou encore la recherche-action à l’initiative en 2013 des Urbaines à Gennevilliers, réunissant des chercheur-euse-s en géographie, urbanisme, sciences politiques, des habitant-e-s, des artistes, des photographes, entre autres, autour des pratiques genrées dans les espaces publics.

Et ce sujet influe sur les municipalités à travers le « gendermainstreaming » que la doctorante explique comme étant le fait de « tranversaliser la question de l’égalité de genre dans les politiques publiques. » En somme, « il s’agit de faire porter les fameuses lunettes de l’égalité et donc pour ça de former les agent-e-s à ces questions. » Des questions qui font souvent débat car Elsa Koerner insiste : nous ne sommes encore qu’en phase d’expérimentation.

LA VOLONTÉ POLITIQUE

Pour l’instant, tout est à faire. Tout est à penser, à construire, à tester. Le cadre n’est pas posé depuis longtemps, la Charte européenne pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans la vie locale datant de 2006 à peine, la loi pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes de 2014 seulement.

Et celle-ci précise : « Dans les communes de plus de 20 000 habitants, préalablement aux débats sur le projet de budget, le maire présente un rapport sur la situation en matière d’égalité entre les femmes et les hommes intéressant le fonctionnement de la commune, les politiques qu’elle mène sur son territoire et les orientations et programmes de nature à améliorer cette situation. »

Elsa Koener commente : « Cette obligation entre en vigueur en 2016. La mesure est principalement incitative : en somme, elle impose aux villes de plus de 20 000 habitants de faire un rapport sur l’égalité femmes-hommes et les perspectives d’amélioration, sans donner de recommandations, sans aiguiller les politiques publiques. Les municipalités doivent se débrouiller par elles-mêmes. Tout demeure flou et sans objectifs bien définis. »

Pour les aider, des guides paraissent notamment « Le guide référentiel de la mairie de Paris », Genre & espace public, et les ouvrages de Genre et ville « Garantir l’égalité dans l’aménagement des espaces publics – Méthode et outils » et « Garantir l’égalité dans les logements – Méthode et outils ».

« Tout le travail peut être abandonné selon l’alternance des municipalités, un départ en retraite d’une chargée de mission égalité, etc… Les villes peuvent donc se saisir des guides existants. Des expérimentations existent. Il y a des villes pionnières et des villes qui cherchent à raccrocher les wagons. »

Sa thèse compare trois villes : Rennes, Strasbourg et Le Mans. Des villes engagées et dynamiques dans leur volonté d’intégrer les questions d’égalité dans les diverses politiques publiques.

La capitale bretonne signe dès 2006 la Charte européenne pour l’égalité entre les femmes et les hommes, obtient en 2013 le label Egalité professionnelle, invite Yves Raibaud en 2015 pour se former à ces questions, réalise des marches exploratoires destinées à établir des diagnostics sensibles des différents quartiers rennais, commande l’étude d’Elsa en 2019 et dans la même année lance un projet de végétalisation des cours d’école.

Un projet élargi par Geneviève Letourneux - élue municipale en charge des Droits des femmes et de la Lutte contre les discriminations - au prisme du genre. En 2020, le travail réalisé par les stagiaires de l’INET, qui a donné lieu à un groupe de travail, est concrétisé sur le groupe scolaire de l’Ille, à Rennes, avec un partage équitable de l’espace.

À Strasbourg, c’est aussi de la volonté de la chargée de mission que part la dynamique. En 2014, elle repère une salariée qu’elle mobilise sur les questions d’égalité. Celle-ci quitte la municipalité pour travailler un temps au sein du cabinet des Droits des femmes. À son retour, elle est intégrée au service urbanisme et de là nait un groupe de travail qui produit depuis 2018 un plan d’actions sensible au genre.

Si Le Mans n’a pas encore de groupe de travail dédié à ces questions, la ville affiche une volonté réelle de s’inscrire également en pionnière en terme d’égalité de genre, luttant également contre les discriminations LGBTIQ+. Le travail de fond a été lancé par Marlène Schiappa qui a quitté ses fonctions pour rejoindre le gouvernement en 2017 et a été repris depuis. L’an dernier, le maire a nommé sa première adjointe en charge de l’égalité femmes – hommes, un geste « fort symboliquement », souligne Elsa Koerner.

Elle précise : « Cela montre à quel point tout dépend des volontés, des parcours, des personnes, etc. L’ensemble est très fragile. »

Fragile mais enthousiasmant. La matière amène de nombreux questionnements. À savoir notamment quelle nature voulons-nous en ville ? Et est-ce que la nature en ville implique forcément un projet féministe ? Est-ce que la nature apaise les relations et ainsi réduit les violences sexistes et sexuelles qui sévissent dans les rues et les transports en commun ?

QUAND L’IDÉAL ÉCOLO SE HEURTE AUX PRATIQUES QUOTIDIENNES

Dans l’idéal de la ville durable, figure le droit à la ville pour tou-te-s, « c’est-à-dire la réalisation des besoins économiques, sociaux, politiques et de loisirs au sein des quartiers de résidence. »Néanmoins, elle le dit : « Tout ceci se fait sur la matrice d’une ville construite et reconstruite au fil des siècles et d’un aménagement depuis les années 60 autour de l’usage de la voiture et la distinction des fonctions de travail, des lieux de vie et d’accès aux commerces, administration, etc. »

À partir de là, les critiques pleuvent. Car on répond à un idéal écologiste sur certains aspects sans « chausser les lunettes du genre ». Les choses se complexifient : la doctorante prend l’exemple de la réduction des places de stationnement pour préserver l’environnement. Elle explique que d’un côté les femmes adhèrent à la cause environnementale et d’un autre, n’osent par conséquent pas expliquer que cela posera problème pour déposer les enfants, faire les courses, etc. Parce qu’on vit encore dans une société divisée par des tâches genrées.

« Le schéma urbain nous contraint à utiliser la voiture pour réaliser ces tâches dans la double journée que les femmes subissent. Les intérêts des femmes semblent contrevenir à l’objectif même de la protection de l’environnement alors même qu’elles adhèrent à cet objectif. Elles ne se sentent pas autorisées à exprimer leurs besoins et avis. Double injonction aussi pour les femmes : elles sont responsables des tâches domestiques encore aujourd’hui à près de 80% et en plus elles doivent trouver des solutions écologiques : couches lavables, produits d’entretien faits maison… »

Ce sont là quelques exemples de critiques pointées et relevées par les chercheur-euse-s du genre. D’autres points soulèvent des interrogations. Comme la trame noire par exemple, dans le parc de l’éco-quartier Beauregard à Rennes. Cette trame noire est incluse dans les plans de biodiversité et s’applique concrètement par la réduction de l’éclairage afin de permettre le respect des rythmes naturels de la faune et de la flore.

Mais ce qui a été constaté, c’est que les femmes font des longs détours pour rentrer chez elles, pour éviter ce parc qu’elles considèrent comme insécurisants. « Cela montre que quand on ne considère pas tous les aspects, on peut faire des choses très bien écologiquement et techniquement mais dans l’appropriation et dans les pratiques, en fait, ces choses peuvent être des freins et des obstacles, notamment pour les femmes. », résume Elsa Koerner.

Elle poursuit : « Certains auteurs vont jusqu’à dire que la ville qui est produite actuellement ne serait qu’un vernis écolo sur une ville néo-libérale, toujours soumise aux logiques d’accumulation capitalistique. L’adjectif durable aurait été annexé par la ville capitaliste, androcentrée, qui reproduit donc les mêmes méthodes, les mêmes analyses et les mêmes techniques en guise de solutions, manquant le rendez-vous du grand chambardement de l’écologie populaire dans des villes accueillantes, solidaires et à taille humaine.»

LES ENJEUX DU DÉBAT ACTUEL

Une multitude de questions se bouscule. Si les espaces naturels ou que l’on végétalise de manière champêtre et sauvage sont insécurisants, que faire ? Les éclairer ? Comment ? À quelle heure ? Faut-il dégager l’horizon pour que l’ensemble du panorama soit accessible à notre regard ? Faut-il les fermer la nuit, comme ça, la biodiversité est tranquille ?

Faut-il investir davantage les pratiques de jardinage et de végétalisation participatives ? N’y retrouve-t-on pas des pratiques genrées là aussi ? À ces questions, la doctorante prend l’exemple des études anglosaxones qui s’intéressent à la queer ecology via les pratiques collectives de jardinage :

« Il y a une véritable appropriation de petits espaces par des personnes LGBTI ou par des femmes où se créent le lien social et l’apprentissage à la fois de compétences pratiques mais aussi d’une nouvelle représentation de soi. Guérilla végétale, Les incroyables comestibles ou encore les permis de végétaliser qui visent de façon subversive ou de façon contractuelle avec la ville à végétaliser l’espace urbain pourraient également être étudiés au prisme du genre. »

Pour elle, il est important de concerter les personnes concernées. Leur donner la parole, c’est leur donner une place légitime de sujets politiques. D’acteurs et actrices politiques. Encore faut-il que celles-ci soient en capacité de donner leur avis et identifier et exprimer leurs besoins dans l’immédiat.

Par sa conférence et sa démonstration, Elsa Koerner démontre qu’il n’y a pas de réponses définies et définitives. Que l’aménagement d’une ville par le prisme du genre est un sujet extrêmement complexe, qui mérite une réflexion profonde et l’implication des agent-e-s, forces de propositions, mais aussi des habitant-e-s, acteurs et actrices de leur quotidien.

Produire une ville féministe et écologiste implique de repenser les rapports que l’on entretient à la nature mais aussi entre les humains. Implique de penser des équipements mixtes pour que chacun-e s’approprie l’endroit et la structure en dehors des tâches assignées et des rôles sociaux définis par une société patriarcale. Implique de penser une nature spécifique qui doit trouver sa place entre les réseaux souterrains, la pollution et les usages du quotidien.

Cela implique également une démocratie sociale, des concertations adaptées, des pratiques collectives et participatives (sans que cela devienne une injonction), des formations et des expérimentations. Avancer étape par étape.

Elle conclut sur les cours d’école, véritables laboratoires justement. Ces espaces bétonnés que l’on sait partagés entre les jeux de ballons encore très largement investis par les garçons tandis que les filles jouent en périphérie du terrain du foot.

« Les cours d’école doivent être verdies car étant bétonnées, elles créent des ilots de chaleur : ce qui n’est ni bon pour les enfants, ni pour l’environnement. Quitte à repenser l’aménagement des cours, autant en profiter pour intégrer la dimension de l’égalité filles – garçons ! C’est un milieu fermé, n’y entre pas qui veut, contrôlé par la municipalité, ce qui est fait un lieu parfait d’expérimentation puisque la ville a la main jusqu'au bout et peut via les agent-e-s de l’éducation nationale et du périscolaire analyser ses effets dans le temps. »