Célian Ramis

Pour un aménagement féministe et écologiste des villes

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Elsa Koerner est doctorante en sociologie à l’université Rennes 2. L’articulation entre les questions de genre et la végétalisation de l’espace urbain dans la production et l’aménagement de la ville, elle en a fait le sujet de sa thèse.
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Elsa Koerner est doctorante en sociologie à l’université Rennes 2. L’articulation entre les questions de genre et la végétalisation de l’espace urbain dans la production et l’aménagement de la ville, elle en a fait le sujet de sa thèse. Le 26 mars, l’association Les Effronté-e-s Rennes, dont elle a co-créé l’antenne rennaise en 2017, proposait une visioconférence animée par Elsa Koerner autour de l’étude qu’elle réalise depuis maintenant 3 ans. Dans le cadre du 8 mars à Rennes.

La veille, on la rencontre dans le jardin de la Confluence, espace aménagé pour lézarder sur les bords de la Vilaine, au bout du mail François Mitterand. Elsa Koerner balaye rapidement la zone du regard. Autour de nous, une majorité écrasante d’usagères.

Est-ce là parce qu’il s’agit d’un espace vétégalisé, aménagé de bancs et de banquettes ? D’un lieu légèrement retiré et ainsi préservé de l’agitation du centre ville ? Serait-ce la même configuration si la nuit était tombée ? Ou simple fruit du hasard ? Les raisons peuvent être multiples et complexes. C’est bien là tout l’attrait et l’enjeu du sujet.

LE DÉPART DE SA RÉFLEXION

En tant que militante féministe et écolo, elle s’intéresse à la question de la répartition genrée dans l’espace public, la production des villes durables et l’émancipation des femmes. En 2015, l’article d’Yves Raibaud, géographe du genre, sur la ville durable mais inégalitaire l’interpelle. Elle est étudiante à Sciences Po Strasbourg et effectue son Master 2 en Droits de l’environnement.

Elle cherche un stage à Rennes ou à Nantes, villes qu’elle sait engagées et dynamiques sur le plan de la prise en compte du genre dans l’aménagement urbain. Et c’est à l’agrocampus de la capitale bretonne qu’elle trouve son stage et rencontre celui qui va devenir son directeur de thèse.

« J’ai découvert les recherches en sociologie et ça m’a beaucoup plu. Mon directeur travaille en sociologie de l’environnement, en particulier en nature urbaine. Ce qui m’intéresse, c’est la sociologie de l’action publique : étudier comment on produit la ville à travers les espaces végétalisés ou en cours de végétalisation, auprès des agent-e-s en charge de cette production, de la conception à la réalisation. », explique la doctorante.

Ainsi, elle réalise un travail de terrain et d’observation autour de la manière dont les agent-e-s s’approprient la question du genre et comment ils et elles en tirent des outils pour l’aménagement des espaces. Sa posture est à la fois celle d’une chercheuse en formation et celle d’une consultante, salariée d’un bureau d’études.

Sa recherche est commandée par les trois villes qu’elle étudie et compare : Rennes, Strasbourg et Le Mans. Pour cela, elle est en lien avec les services Jardin et biodiversité et les chargées de mission Egalité de chaque municipalité.

« Les ressources sont très différentes d’une ville à l’autre, d’un service à l’autre. Dans chaque ville, j’observe comment les agent-e-s s’approprient les enjeux de l’égalité. Car si l’objectif d’égalité est acquis pour quasiment tou-te-s les agent-e-s rencontré-e-s, la définition n’est pas toujours la même ni la manière dont cet objectif peut être appliqué. Il faut savoir que ce sont des questions très récentes dans l’aménagement du territoire. »
précise Elsa Koerner.

UNE HISTOIRE RÉCENTE

Durant la conférence, elle revient très rapidement sur l’histoire de l’étude de l’espace urbain au prisme du genre et de l’approche genrée dans l’urbanisme. Dans les années 80, émergent les études de genre, et c’est à cette période que la chercheuse américaine Dolores Hayden propose le plan d’un bâtiment non sexiste sur un campus. Elle repense l’aménagement des espaces en y intégrant cantine et crèche collectives, gérées par les habitant-e-s et usager-e-s « afin que la gestion des tâches soit commune et ne repose pas uniquement sur les femmes. »

Ce sont dans les années 2000 que vont apparaître en France les études en géographie sociale à travers une approche sexuée. Elsa Koerner cite Jacqueline Coutras et Sylvette Denèfle qui interrogent alors la mobilité des femmes et plus précisément analysent le rapport entre l’aménagement des villes et les pratiques des femmes.

Elle mentionne également la thèse de Marylène Lieber qui évoque et décrypte les rappels à l’ordre patriarcaux, la construction de la peur des femmes en ville, les stratégies d’évitement ou encore la dimension sociale de la nuit. Sans oublier les travaux d’Edith Marejouls sur l’égalité filles – garçons dans les cours d’école ou encore ceux d’Yves Raibaud, rendu célèbre par son ouvrageLa ville, faite par et pour les hommes : dans l’espace urbain, une mixité en trompe l’œil.

« Le sujet est donc relativement récent. Il se multiplie depuis 5 ans parce qu’on parle de plus en plus de la répartition genrée de l’espace public. On sait que l’espace public est traversé par les femmes, là où les hommes l’occupent davantage. On sait que dans les pratiques les femmes ont plus tendance à occuper les espaces verts (parcs, espaces végétalisés au bord des quais, etc.), en raison des rôles sociaux qui nous ont été assignés. »
analyse Elsa Koerner.

Les militantes féministes investissent le sujet, devenu en quelques décennies l’objet d’études universitaires mais aussi de démarches collectives avec par exemple la création en 2012 de l’association Genre et Ville, par Chris Blache, anthropologue urbaine, et Pascale Lapalud, urbaniste designer, ou encore la recherche-action à l’initiative en 2013 des Urbaines à Gennevilliers, réunissant des chercheur-euse-s en géographie, urbanisme, sciences politiques, des habitant-e-s, des artistes, des photographes, entre autres, autour des pratiques genrées dans les espaces publics.

Et ce sujet influe sur les municipalités à travers le « gendermainstreaming » que la doctorante explique comme étant le fait de « tranversaliser la question de l’égalité de genre dans les politiques publiques. » En somme, « il s’agit de faire porter les fameuses lunettes de l’égalité et donc pour ça de former les agent-e-s à ces questions. » Des questions qui font souvent débat car Elsa Koerner insiste : nous ne sommes encore qu’en phase d’expérimentation.

LA VOLONTÉ POLITIQUE

Pour l’instant, tout est à faire. Tout est à penser, à construire, à tester. Le cadre n’est pas posé depuis longtemps, la Charte européenne pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans la vie locale datant de 2006 à peine, la loi pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes de 2014 seulement.

Et celle-ci précise : « Dans les communes de plus de 20 000 habitants, préalablement aux débats sur le projet de budget, le maire présente un rapport sur la situation en matière d’égalité entre les femmes et les hommes intéressant le fonctionnement de la commune, les politiques qu’elle mène sur son territoire et les orientations et programmes de nature à améliorer cette situation. »

Elsa Koener commente : « Cette obligation entre en vigueur en 2016. La mesure est principalement incitative : en somme, elle impose aux villes de plus de 20 000 habitants de faire un rapport sur l’égalité femmes-hommes et les perspectives d’amélioration, sans donner de recommandations, sans aiguiller les politiques publiques. Les municipalités doivent se débrouiller par elles-mêmes. Tout demeure flou et sans objectifs bien définis. »

Pour les aider, des guides paraissent notamment « Le guide référentiel de la mairie de Paris », Genre & espace public, et les ouvrages de Genre et ville « Garantir l’égalité dans l’aménagement des espaces publics – Méthode et outils » et « Garantir l’égalité dans les logements – Méthode et outils ».

« Tout le travail peut être abandonné selon l’alternance des municipalités, un départ en retraite d’une chargée de mission égalité, etc… Les villes peuvent donc se saisir des guides existants. Des expérimentations existent. Il y a des villes pionnières et des villes qui cherchent à raccrocher les wagons. »

Sa thèse compare trois villes : Rennes, Strasbourg et Le Mans. Des villes engagées et dynamiques dans leur volonté d’intégrer les questions d’égalité dans les diverses politiques publiques.

La capitale bretonne signe dès 2006 la Charte européenne pour l’égalité entre les femmes et les hommes, obtient en 2013 le label Egalité professionnelle, invite Yves Raibaud en 2015 pour se former à ces questions, réalise des marches exploratoires destinées à établir des diagnostics sensibles des différents quartiers rennais, commande l’étude d’Elsa en 2019 et dans la même année lance un projet de végétalisation des cours d’école.

Un projet élargi par Geneviève Letourneux - élue municipale en charge des Droits des femmes et de la Lutte contre les discriminations - au prisme du genre. En 2020, le travail réalisé par les stagiaires de l’INET, qui a donné lieu à un groupe de travail, est concrétisé sur le groupe scolaire de l’Ille, à Rennes, avec un partage équitable de l’espace.

À Strasbourg, c’est aussi de la volonté de la chargée de mission que part la dynamique. En 2014, elle repère une salariée qu’elle mobilise sur les questions d’égalité. Celle-ci quitte la municipalité pour travailler un temps au sein du cabinet des Droits des femmes. À son retour, elle est intégrée au service urbanisme et de là nait un groupe de travail qui produit depuis 2018 un plan d’actions sensible au genre.

Si Le Mans n’a pas encore de groupe de travail dédié à ces questions, la ville affiche une volonté réelle de s’inscrire également en pionnière en terme d’égalité de genre, luttant également contre les discriminations LGBTIQ+. Le travail de fond a été lancé par Marlène Schiappa qui a quitté ses fonctions pour rejoindre le gouvernement en 2017 et a été repris depuis. L’an dernier, le maire a nommé sa première adjointe en charge de l’égalité femmes – hommes, un geste « fort symboliquement », souligne Elsa Koerner.

Elle précise : « Cela montre à quel point tout dépend des volontés, des parcours, des personnes, etc. L’ensemble est très fragile. »

Fragile mais enthousiasmant. La matière amène de nombreux questionnements. À savoir notamment quelle nature voulons-nous en ville ? Et est-ce que la nature en ville implique forcément un projet féministe ? Est-ce que la nature apaise les relations et ainsi réduit les violences sexistes et sexuelles qui sévissent dans les rues et les transports en commun ?

QUAND L’IDÉAL ÉCOLO SE HEURTE AUX PRATIQUES QUOTIDIENNES

Dans l’idéal de la ville durable, figure le droit à la ville pour tou-te-s, « c’est-à-dire la réalisation des besoins économiques, sociaux, politiques et de loisirs au sein des quartiers de résidence. »Néanmoins, elle le dit : « Tout ceci se fait sur la matrice d’une ville construite et reconstruite au fil des siècles et d’un aménagement depuis les années 60 autour de l’usage de la voiture et la distinction des fonctions de travail, des lieux de vie et d’accès aux commerces, administration, etc. »

À partir de là, les critiques pleuvent. Car on répond à un idéal écologiste sur certains aspects sans « chausser les lunettes du genre ». Les choses se complexifient : la doctorante prend l’exemple de la réduction des places de stationnement pour préserver l’environnement. Elle explique que d’un côté les femmes adhèrent à la cause environnementale et d’un autre, n’osent par conséquent pas expliquer que cela posera problème pour déposer les enfants, faire les courses, etc. Parce qu’on vit encore dans une société divisée par des tâches genrées.

« Le schéma urbain nous contraint à utiliser la voiture pour réaliser ces tâches dans la double journée que les femmes subissent. Les intérêts des femmes semblent contrevenir à l’objectif même de la protection de l’environnement alors même qu’elles adhèrent à cet objectif. Elles ne se sentent pas autorisées à exprimer leurs besoins et avis. Double injonction aussi pour les femmes : elles sont responsables des tâches domestiques encore aujourd’hui à près de 80% et en plus elles doivent trouver des solutions écologiques : couches lavables, produits d’entretien faits maison… »

Ce sont là quelques exemples de critiques pointées et relevées par les chercheur-euse-s du genre. D’autres points soulèvent des interrogations. Comme la trame noire par exemple, dans le parc de l’éco-quartier Beauregard à Rennes. Cette trame noire est incluse dans les plans de biodiversité et s’applique concrètement par la réduction de l’éclairage afin de permettre le respect des rythmes naturels de la faune et de la flore.

Mais ce qui a été constaté, c’est que les femmes font des longs détours pour rentrer chez elles, pour éviter ce parc qu’elles considèrent comme insécurisants. « Cela montre que quand on ne considère pas tous les aspects, on peut faire des choses très bien écologiquement et techniquement mais dans l’appropriation et dans les pratiques, en fait, ces choses peuvent être des freins et des obstacles, notamment pour les femmes. », résume Elsa Koerner.

Elle poursuit : « Certains auteurs vont jusqu’à dire que la ville qui est produite actuellement ne serait qu’un vernis écolo sur une ville néo-libérale, toujours soumise aux logiques d’accumulation capitalistique. L’adjectif durable aurait été annexé par la ville capitaliste, androcentrée, qui reproduit donc les mêmes méthodes, les mêmes analyses et les mêmes techniques en guise de solutions, manquant le rendez-vous du grand chambardement de l’écologie populaire dans des villes accueillantes, solidaires et à taille humaine.»

LES ENJEUX DU DÉBAT ACTUEL

Une multitude de questions se bouscule. Si les espaces naturels ou que l’on végétalise de manière champêtre et sauvage sont insécurisants, que faire ? Les éclairer ? Comment ? À quelle heure ? Faut-il dégager l’horizon pour que l’ensemble du panorama soit accessible à notre regard ? Faut-il les fermer la nuit, comme ça, la biodiversité est tranquille ?

Faut-il investir davantage les pratiques de jardinage et de végétalisation participatives ? N’y retrouve-t-on pas des pratiques genrées là aussi ? À ces questions, la doctorante prend l’exemple des études anglosaxones qui s’intéressent à la queer ecology via les pratiques collectives de jardinage :

« Il y a une véritable appropriation de petits espaces par des personnes LGBTI ou par des femmes où se créent le lien social et l’apprentissage à la fois de compétences pratiques mais aussi d’une nouvelle représentation de soi. Guérilla végétale, Les incroyables comestibles ou encore les permis de végétaliser qui visent de façon subversive ou de façon contractuelle avec la ville à végétaliser l’espace urbain pourraient également être étudiés au prisme du genre. »

Pour elle, il est important de concerter les personnes concernées. Leur donner la parole, c’est leur donner une place légitime de sujets politiques. D’acteurs et actrices politiques. Encore faut-il que celles-ci soient en capacité de donner leur avis et identifier et exprimer leurs besoins dans l’immédiat.

Par sa conférence et sa démonstration, Elsa Koerner démontre qu’il n’y a pas de réponses définies et définitives. Que l’aménagement d’une ville par le prisme du genre est un sujet extrêmement complexe, qui mérite une réflexion profonde et l’implication des agent-e-s, forces de propositions, mais aussi des habitant-e-s, acteurs et actrices de leur quotidien.

Produire une ville féministe et écologiste implique de repenser les rapports que l’on entretient à la nature mais aussi entre les humains. Implique de penser des équipements mixtes pour que chacun-e s’approprie l’endroit et la structure en dehors des tâches assignées et des rôles sociaux définis par une société patriarcale. Implique de penser une nature spécifique qui doit trouver sa place entre les réseaux souterrains, la pollution et les usages du quotidien.

Cela implique également une démocratie sociale, des concertations adaptées, des pratiques collectives et participatives (sans que cela devienne une injonction), des formations et des expérimentations. Avancer étape par étape.

Elle conclut sur les cours d’école, véritables laboratoires justement. Ces espaces bétonnés que l’on sait partagés entre les jeux de ballons encore très largement investis par les garçons tandis que les filles jouent en périphérie du terrain du foot.

« Les cours d’école doivent être verdies car étant bétonnées, elles créent des ilots de chaleur : ce qui n’est ni bon pour les enfants, ni pour l’environnement. Quitte à repenser l’aménagement des cours, autant en profiter pour intégrer la dimension de l’égalité filles – garçons ! C’est un milieu fermé, n’y entre pas qui veut, contrôlé par la municipalité, ce qui est fait un lieu parfait d’expérimentation puisque la ville a la main jusqu'au bout et peut via les agent-e-s de l’éducation nationale et du périscolaire analyser ses effets dans le temps. »