Célian Ramis

Le patriarcat des objets, une histoire à pisser debout

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Rebekka Endler, journaliste franco-allemande blanche, autrice de l'essai Le patriarcat des objets
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C’est une plongée brutale dans un monde inadapté aux femmes. L'essai de Rebekka Endler, Le patriarcat des objets, crée un déclic. Un soubresaut nécessaire à l’élan collectif pour se soulever contre l’omniprésence de ces violences dans nos existences ébranlées.
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C’est une plongée brutale dans un monde inadapté aux femmes. L’essai de Rebekka Endler, Le patriarcat des objets, c’est la mise en mots et en exemples de ce malaise éprouvé intimement sans réellement le réaliser ou réussir véritablement à le formuler. La capacité à exprimer ce que le patriarcat fait endurer aux femmes, dans la matérialité de leur quotidien, permet un déclic. Un soubresaut nécessaire à l’élan collectif pour se soulever contre l’omniprésence de ces violences dans nos existences ébranlées.

Il s’agit, au départ, d’une histoire de toilettes publiques. Elle se souvient des longs trajets en voiture lors des grandes vacances d’été pour aller en France et elle se remémore la génance des arrêts pipi. « Avec ma mère, on devait faire la queue aux WC alors que mon frère et mon père pissaient dehors », se souvient-elle. Rebekka Endler pense alors qu’il s’agit d’un problème individuel : « Pour une femme, c’est plus long, elle doit peut-être changer de protection, le pantalon est peut-être plus difficile à enlever, etc. »

Mais elle s’aperçoit, à travers un documentaire audio qu’elle doit réaliser et pour lequel elle interviewe Bettina Möllring, designeuse spécialisée sur la question des toilettes publiques, qu’il s’agit en réalité d’un problème structurel et systémique. « Les racines de cette problématique sont patriarcales. Quand on a construit les canalisations, il y a 200 ans, on a pensé l’accès aux WC pour les personnes importantes : les hommes. Et depuis, il y a eu très peu de changement. En festival, quand il y a des urinoirs pour les personnes avec des vagins, c’est très joli mais ça a toujours un caractère événementiel et non durable », souligne-t-elle, précisant : « On veut un changement structurel, de grande surface. On attend ça mais il n’y a pas de volonté politique ! »

LE PROBLÈME, PRIS À L’ENVERS

Ni même médiatique. Après son entretien avec Bettina Möllring, la journaliste comprend que le sujet ne tiendra pas dans les 5 minutes dont elle dispose. Elle souhaite présenter, à la radio allemande, un documentaire d’une heure sur la question. Sa proposition est refusée dans plusieurs rédactions. Le motif : absence de pertinence sur le plan social et sur le plan politique. Une aberration qu’elle creuse avec le témoignage d’une étudiante hollandaise, punie d’une amende par la police pour le flagrant délit d’un pipi sauvage, en pleine nuit dans la rue. Celle-ci, choquée par l’injustice dont elle fait l’objet, refuse de payer et va plaider sa cause devant le tribunal. « Comme c’est la première femme à se retrouver là pour pipi sauvage, le juge en déduit que c’est un problème beaucoup plus important pour les hommes, plus nombreux à être jugés pour cet incident, que pour les femmes », explique-t-elle, bouche-bée. 

Ainsi, dans son livre, Rebekka Endler écrit : « Aussi révoltante qu’elle puisse paraitre à beaucoup d'entre nous aujourd'hui, cette façon de penser a une longue tradition. Elle correspond à une idée cultivée de longue date elle aussi, selon laquelle les femmes auraient, pour correspondre aux exigences de leur genre, le contrôle total de leurs fonctions corporelles. Elles ne se grattent pas quand ça démange. Elles ne bâillent pas quand elles s’ennuient. Elles ne pètent pas quand elles sont ballonnées, et elles ne pissent pas non plus. Une femme comme il faut sait se maitriser. » Au-delà de l’aspect humoristique et corrosif du ton employé, elle souligne la difficulté pour les femmes en territoires occupés ou frappés par des catastrophes naturelles d’accéder à des toilettes : en plus de la violence de la situation et de l’énergie mobilisée à encaisser et survivre, elles doivent affronter les souffrances liées au manque ou à l’absence de points d’eau pour elles et, possiblement, pour leurs enfants.

La journaliste élargit le propos : il ne s’agit pas là simplement d’une problématique genrée mais aussi de classes sociales et d’âges. Elle évoque les risques accrus d’agressions sexuelles pour les personnes n’ayant pas accès à un WC à son domicile ou son travail, l’impact pour une personne SDF de pouvoir trouver une source d’eau, pour les personnes âgées, les femmes enceintes, les personnes handicapées, les enfants… « Des personnes se limitent à sortir de chez elles car elles ne savent pas où elles vont pouvoir aller faire pipi. La mobilité publique est un droit ! », précise Rebekka Endler. Elle pourrait en parler pendant des heures, elle aurait pu y consacrer un livre entier. « Mais il n’aurait pas été édité ou traduit… Alors, j’ai décidé de regarder ailleurs et ça a été un choc, car partout où je regardais, je trouvais du design patriarcal ! », relate-t-elle.

LES CODES (NÉFASTES) DU GENRE

C’est un effet boule de neige auquel elle assiste et participe activement durant plus d’une année d’enquête. Pas de suspens : le masculin l’emporte sur le féminin, et pas uniquement en grammaire. Partout, tout le temps. Tout est pensé et conçu selon les caractéristiques physiques et virilistes du masculin et des valeurs que l’on attribue au genre supérieur, censé représenter la neutralité. Pourtant, on notera que les adaptations à destination des femmes sont souvent teintés de couleurs pastels (principalement roses ou violettes), fabriquées avec des matériaux de moindre qualité et vendues à des tarifs plus élevés. Une vraie arnaque mais aussi un vrai risque pour la santé, comme Rebekka Endler va le démontrer au fil des pages à travers la sécurité automobile, la recherche pharmaceutique, les équipements professionnels et bien d’autres champs explorés uniquement au prisme des biais de genre.

« Les catégories féminines et masculines sont désignées par le patriarcat de manière arbitraire. Les valeurs de genre que l’on attribue à ces catégories se traduisent dans le design, le langage, etc. »
signale l’autrice du Patriarcat des objets

Pour ça, elle se pare d’une série d’exemples illustrant le sexisme notamment d’un ordinateur, conçu en 2009, pour les femmes « mais sans parler aux femmes lors de la création du produit » : des couleurs pastels, des applications pour échanger des recettes et compter ses calories. Un désastre. « L’ordinateur coûtait plus cher que n’importe quel autre ordinateur en comparaison, en ayant moins de fonction que les autres. Mais, immense avantage : il tenait dans un sac à main ! », rigole Rebekka Endler. En quelques semaines, le backlash amène le fabricant à retirer le produit du marché. 

L’ALLIANCE DU CAPITALISME

Il suffit d’inverser les codes pour constater les projections genrées que les cibles du marketing renvoient sur les appareils. Avec la perceuse Dolphia et le mixeur aux 27 vitesses Mega Hurricane, le test est effectué sans préciser la nature des produits au panel interrogé. Le premier objet, conçu aux formes arrondies et aux couleurs claires, apparait comme un produit cheap, fragile, qui se cassera rapidement. Le second, à la silhouette d’un outil de bricolage, est perçu comme professionnel et puissant. « Les produits ménagers et de domesticité marquent la dichotomie de la technologie en fonction de son utilisateur ou de son utilisatrice », analyse Rebekka Endler, consciente que l’industrie, sous couvert de facilitateur du quotidien, a en réalité induit les femmes à davantage de charges domestiques : « Quand le mixeur est arrivé, on a commencé à faire des gâteaux plus complexes, sur plusieurs étages. Un simple gâteau ne suffisait plus à témoigner de l’amour d’une mère pour sa famille. Cela a monté l’exigence attendue d’une femme. » Même combat avec l’invention de l’aspirateur, de la machine à laver, etc. 

Parce que le capitalisme et le patriarcat se sont unis dans le challenge est né le marketing genré, avec les vêtements pour filles et pour garçons ainsi que les jouets pour filles et pour garçons. Une distinction qui s’est opérée avec le développement de la technologie spécialisée dans les échographies : « Les jouets genrés sont assez récents. Ils arrivent avec la possibilité de révéler le sexe du bébé lors de la grossesse… Patriarcat et capitalisme sont deux petites roues qui tournent bien ensemble et s’accentuent entre elles. » Ainsi, on connait les difficultés pour les petites filles à se mouvoir dans l’espace du fait de leurs tenues amples (robes, jupes) ou trop serrées et glissantes (collants) mais moins l’impact de la représentation mentale qui opère dans les esprits lorsque l’on voit une fille habillée de manière genrée. La journaliste prend le cas d’une étude réalisée dans laquelle on montre des petites filles à l’apparence ultra genrée et ces mêmes petites filles dans des tenues unisexes. Résultat :

« Les gens pensent que les filles habillées de manière genrée sont moins intelligentes. » 

Conséquence : le regard et le jugement vont influer sur la construction de ces femmes en devenir qui vont alors intégrer l’idée qu’elles sont moins intelligentes, voire idiotes, que les autres. « Je ne suis pas pour supprimer le rose ou le violet mais simplement d’enlever la valeur que les gens mettent à une chose et pas à une autre chose », ajoute-t-elle.

PAS LES BONNES CONDITIONS DE TRAVAIL

Cette valeur dont elle parle investit le champ du domaine professionnel qui vient appuyer la thèse d’un monde conçu et pensé uniquement pour les hommes cisgenres et qui vient renseigner, de par l’absence de réflexions et d’adaptations structurelles, la place que la société réserve aux femmes. « Tout, dans le design, des open space, la température, les bureaux, les chaises…, tout est fait en fonction de la taille moyenne de l’homme », résume la journaliste qui prend l’exemple de la station spatiale internationale, espace où les femmes éprouvent des difficultés à s’accorder avec l’aménagement de la capsule, les modules pour poser les jambes, se tenir, etc. étant entièrement pensé pour les hommes. 

A l’instar des équipements vestimentaires, concernant les combinaisons pour les astronautes mais aussi les accessoires, représentant là une difficulté pour se mouvoir et travailler mais aussi un danger pour leur survie : « En 2020, la première équipe féminine sort pour faire des travaux en dehors de l’ISS. L’une des deux astronautes explique, sur un plateau en Allemagne, que ça a été très compliqué car les gants sont trop grands. Et André Rieu, qui était présent ce jour-là (je ne sais pas si vous le connaissez en France, André Rieu, c’est une vraie peste qui joue du violon), lui demande : ‘Mais qui fait le ménage dans la station depuis que vous n’y êtes plus ?’ » De la blague sexiste arriérée aux embuches multiples pour réaliser à bien leurs missions, la misogynie couvre d’une cape d’invisibilité les besoins et les ambitions des femmes. On retrouve les mêmes mécanismes dans l’agriculture, le BTP, les secteurs ayant recours aux uniformes professionnels (pompier-es, avocat-es, policier-es…), l’aviation mais aussi dans le domaine du sport.

ROMPRE LE TABOU DE LA VULVE PARALYSÉE

C’est Hannah Dines, paracycliste Olympique, qui va venir rompre le silence concernant les conséquences d’une selle non adaptée à son organe génital. En 2018, après plusieurs opérations, elle brise le tabou. Le vélo, à haut niveau, lui a paralysé la vulve, à force de frottements répétés des lèvres sur la selle. « Elle n’en parlait pas au début car elle était entourée de médecins hommes. Quand elle a parlé, des cyclistes du monde entier lui ont écrit pour la remercier. Elles ont toutes pensé qu’il s’agissait d’un problème individuel alors qu’en fait, il s’agissait d’un problème de design, correspondant à des selles pour les hommes cisgenres », s’enthousiasme la journaliste, qui déchante en expliquant que par la suite, des selles « pour femmes » vont être vendues : plus larges et plus molles, elles sont, encore une fois, de moindre qualité et plus chères. 

« Mais il y a tellement de honte et de tabous autour de ces sujets qu’il est très difficile de prendre la parole ! » 

Côté foot, elle établit aussi une discrimination matérielle, en raison des chaussures souvent achetées au rayon enfants ou hommes, selon la pointure de la joueuse, afin de privilégier la qualité. Dans tous les modèles permettant de fabriquer des bottines, des escarpins, des baskets, etc. aucun n’existait jusqu’il y a peu pour le sport de course… : « Le risque de blessure est plus grand pour les femmes qui ne trouvent pas les bonnes chaussures. Pour augmenter la sécurité et la qualité du sport, il faudrait mettre l’effort, la science et l’argent. » 

Malheureusement, comme elle le démontre dans la grande majorité des cas qu’elle décrypte et analyse dans son livre, les prototypes, aménagements d’espace – à l’instar de l’espace public et des toilettes publics – objets, produits numériques, etc. sont quasiment toujours pensés et réalisés par des hommes « qui oublient, dans une application sur la santé, de prévoir un calendrier de règles… ».

DANGER POUR LA VIE DES FEMMES

C’est là que le défaut réside. Ne pas prendre en considération les femmes, les récits de leurs expériences, leurs ressentis et leurs expertises. Penser qu’elles sont simplement des versions réduites de l’homme cisgenre moyen. C’est déjà écarter une très grande et large partie de l’humanité. Mais c’est aussi mettre les vies concernées et non envisagées en danger. Jusqu’en 2010, signale Rebekka Endler, il n’existait aucune recherche genrée sur la mortalité lors des accidents de voiture. Si Lucile Peytavin, dans son essai Le coût de la virilité, montre que ce sont majoritairement les hommes qui créent des situations mortelles au volant, l’essai sur Le patriarcat des objets dévoile à son tour que les femmes et les personnes sexisées sont les principales victimes des habitacles non testées pour leur sécurité. « Elles ont 47% de risques en plus d’avoir des blessures graves, 71% de risques en plus d’avoir des blessures légères et 17% de plus de mourir », scande-t-elle. 

Où se loge le problème ? Principalement, dans l’ignorance : « Quand on ne sait pas, on n’a pas grand-chose à changer. Pour demander un changement, il faut des chiffres, des statistiques. On les a maintenant depuis 14 ans mais peu de chose bouge… » La journaliste creuse, explore des pistes et découvre que 5 crashs tests sont utilisés pour mesurer la sécurité d’un véhicule avant sa mise sur le marché. Tous sont réalisés selon le même mannequin, correspond, sans suspens, à la morphologie d’un homme cisgenre de 40 ans, d’environ 1m77 et de 80 kgs. « C’est le mannequin qui, quand il entre dans la voiture, n’a pas à avancer le siège, à baisser le volant, etc. Modifier les paramètres de la voiture nuit à la sécurité ! », alerte-t-elle. 

Et si, heureusement, une femme a réussi à développer d’autres types de mannequins, plus représentatifs et inclusifs de la diversité de la population et des spécificités qui en résultent, son invention est jugée trop chère, encore une preuve de l’absence de volonté de modifier l’équipement. L’industrie automobile a opté pour la création d’un mannequin, basé sur leur standard de test, en taille réduite, sans « prendre en compte la question de la répartition de la graisse, la densité des muscles, la densité des os, etc. ». Et la (mauvaise) blague va plus loin : « Le test est réalisé sur la place du passager. Parce que c’est là, la place de la femme… »

VIOLENCE ET RAGE

Dans un monde où on parle à des assistances vocales aux voix féminines, où l’intelligence artificielle rhabille les femmes dénudées sur Internet afin de les transformer en trad wife, où les réseaux sociaux « dépolitisent » leurs contenus (militants, de gauche…), où les habits de travail sont taillés pour un standard masculin normatif, où l’apparence genrée induit l’intelligence inférieure des filles et des femmes, où la sécurité des femmes n’est assurée par aucune vérification et aucun contrôle des produits vendus sur le marché, où le langage les invisibilise et les rabaisse, les femmes doivent sans cesse s’adapter et lutter doublement pour s’approprier un espace qui n’est pas taillé à leur mesure. Au quotidien, les femmes prennent place dans une chaise trop haute, de manière, inconsciemment, à leur rappeler que ce monde ne leur appartient pas et qu’elles n’y sont pas les bienvenues. Une violence inouïe qui se révèle au fil des pages et des chapitres que Rebekka Endler nous soumet comme une invitation à la prise de conscience, une invitation à comprendre ce malaise intimement ressenti sans jamais pouvoir le formuler aussi clairement. Une invitation qui nous met en rage et nous donne envie de nous soulever contre ce patriarcat des objets : 

« Avant de faire ce livre, je pense que, les femmes, on était seulement une arrière-pensée, qu’on passait après. En fait, je m’aperçois qu’on n’est pas seulement une arrière-pensée mais qu’il y a une volonté de carrément s’en foutre. Et c’est grave ! C’est grave d’être invisibles ou oubliées. On a du mal à rester civiles après ça. Parce qu’en plus, ça coûte des vies ! » 

Les solutions sont là, elles existent pour ne plus endurer, chaque jour, un parcours de combattant-es. Elles sont imaginées, fabriquées et promues par les personnes concernées pour les personnes concernées. Pour prendre en compte toutes les morphologies et les expériences. Pour considérer toutes les identités et toutes les existences. Pour rendre le quotidien non pas simplement supportable mais vivable et profitable à tou-tes. Comme le dit Rebekka Endler, le manque de volonté latent rend la tâche compliquée. Mais pas impossible. 

 

 

  • Le 12 mars, Rebekka Endler animait une conférence sur Le patriarcat des objets au Tambour à Rennes 2 dans le cadre des Mardis de l’égalité et du 8 mars à Rennes.

Célian ramis

Le coût de la virilité : toute une éducation à repenser

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La virilité a un coût. Exorbitant. Chaque année, la France dépense 95,2 milliards d’euros pour colmater les trous béants d’une société patriarcale bercée aux idéaux virilistes. Une estimation calculée par l’historienne et essayiste Lucile Peytavin.
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La virilité a un coût. Exorbitant. Chaque année, la France dépense 95,2 milliards d’euros pour colmater les trous béants d’une société patriarcale bercée aux idéaux virilistes. Une estimation calculée par l’historienne et essayiste Lucile Peytavin.

« Nous en sommes tous et toutes victimes. Les chiffres ne secouent pas la société : ça en dit long sur celle-ci ! » Il y a quelques années de ça, Lucile Peytavin rédigeait – dans le cadre de ses études en histoire – une thèse sur le travail des femmes et des hommes dans l’artisanat et le commerce aux XIXe et XXe siècles. Au fil de ses recherches, elle tombe sur une statistique à l’origine de son essai Le coût de la virilité – Ce que la France économiserait si les hommes se comportaient comme les femmes : la population carcérale française est composée de 96,3% d’hommes. Pour elle, c’est un choc. « Les prisons sont remplies d’hommes et ce n’est même pas un sujet. À partir de ce moment-là, je n’ai plus du tout vu la société de la même manière », signale-t-elle. Sa prise de conscience se poursuit et le déclic se produit le jour où passent devant elle, dans la rue, des véhicules de police, sirènes hurlantes : « Je me dis alors qu’ils vont intervenir pour un délit probablement commis par un homme. Et à ça, il faudra ajouter l’intervention des pompiers puis de la Justice, des services pénitentiaires, des services de santé, des services d’insertion, etc. Je me suis demandée combien nous dépensions chaque année pour ça ? Et je me suis lancée dans le calcul de ce que j’ai appelé le coût de la virilité ! »

UNE ESTIMATION ALARMANTE ET POURTANT EN DEÇA DE LA RÉALITÉ

Les chiffres sont effarants. Et cerise sur le gâteau, l’essayiste précise que son estimation est en deçà de la réalité. Elle parle « d’un gouffre statistique ». Les hommes représentent 83% des 2 millions d’auteurs d’infractions pénales traitées annuellement par les parquets, 90% des personnes condamnées par la Justice, 86% des mis en cause pour meurtre, 99% des auteurs de viols, 84% des auteurs présumés d’accidents routiers mortels, 95% des auteurs de vols avec violences, 97% des auteurs d’agressions sexuelles… « Tous les hommes ne sont pas des délinquants et des criminels mais majoritairement les délinquants et les criminels sont des hommes ! Et il y a là un point d’aveuglement car quand on étudie la violence, on ne prend pas ça en compte », souligne Lucile Peytavin qui prend l’exemple d’un soir de match de foot : jamais dans les médias, par exemple, on ne mettra en exergue le fait que dans 98% des affaires de violence sont commises par des hommes.

« Il a donc fallu chercher les chiffres au-delà du point d’aveuglement. Le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Justice fonctionnent majoritairement pour des hommes, en fait ! J’ai donc calculé les coûts directs et les coûts indirects. Le coût de la virilité correspond à la différence entre les sommes dépensées pour faire face aux comportements asociaux des hommes et les sommes dépensées pour faire face aux comportements asociaux des femmes », explique-t-elle. Et ce coût s’élève à 95,2 milliards par an, en France. Dans son livre, elle détaille tous les éléments, toutes les formules mathématiques et toutes les dépenses, qu’elle récapitule dans un tableau aux résultats vertigineux. Il y a tout d’abord les dépenses de l’État : 9 milliards d’euros pour la défense et la sécurité (dont les forces de l’ordre avec 8,6 milliards d’euros), 7 milliards d’euros pour la justice (incluant l’administration pénitentiaire) et 2,3 milliards d’euros pour la santé.

Et puis il y a les coûts humains et matériels selon la méthode qu’elle détaille dans les pages précédentes : 18 milliards d’euros pour les coups et violences volontaires, 17,8 milliards d’euros pour les crimes et délits sexuels (hors famille), 13,3 milliards d’euros pour l’insécurité routière, 7,5 milliards d’euros pour le trafic de stupéfiants, 8,4 milliards d’euros pour la maltraitance des enfants ou encore 3,3 milliards d’euros pour les violences conjugales. D’autres lignes viennent noircir le tableau : les homicides et tentatives d’homicide, les vols, la traite humaine ou encore les atteintes à la sureté de l’État (attentats du 13 novembre 2015).

« Le surcoût de 95,2 milliards d’euros par an est colossal ! C’est une somme largement sous-estimée puisqu’il est très difficile d’avoir accès aux données par sexe et qu’un grand nombre de délits et crimes ne font pas l’objet d’une procédure pénale… »
déplore Lucile Peytavin.

LA VIRILITÉ : MYTHES ET IDÉES REÇUES

Mais l’idée de la co-fondatrice de l’association Genre et statistiques est d’aller encore au-delà des chiffres. Ou plutôt de les faire parler, ces chiffres explosifs. De les mettre sur la table et de les analyser. Décrypter ce qu’ils nous disent des comportements des hommes et surtout des injonctions sociales à la virilité. Car c’est là que réside tout l’intérêt du travail titanesque effectué par Lucile Peytavin : déconstruire les mythes et idées reçues qui fondent l’éducation patriarcale et genrée, obligeant les garçons dès le plus jeune âge à se construire dans la violence et le mépris d’autrui, en particulier des femmes. « Il y a des hommes pacifiques et des femmes violentes. Nous ne sommes pas prédéterminé-e-s. Des idées reçues circulent pour expliquer et légitimer les violences des hommes », explique l’historienne.

Dans sa ligne de mire : le temps des cavernes confrontant les chasseurs et les cueilleuses, l’impact de la testostérone dans le processus de violence et le cerveau soi-disant différent entre les femmes et les hommes. Au fil des pages comme de sa conférence, elle détricote tous les stéréotypes et préjugés essentialistes visant à établir une nature de la femme et une nature de l’homme. Exit la douceur et l’instinct maternel qui caractérisent le genre féminin et la bravoure et l’agressivité qui caractérisent le genre masculin. « Le paléolithique est la période la plus étendue de notre histoire. Les femmes aussi chassaient et avaient du pouvoir. Et surtout, attention à l’importance qu’on accorde à la chasse ! A cette époque, les populations se nourrissent principalement d’une alimentation végétale », rappelle-t-elle, non sans lien avec l’essai de Marylène Patou-Mathis, L’homme préhistorique est aussi une femme.

Autre notion à manier avec précaution : la testostérone et son influence viriliste. « Des études récentes ont montré que chez un individu, l’hormone peut être attribuée aussi bien à un comportement violent qu’à un comportement altruiste. On le voit chez différentes espèces de singes. La fluctuation du taux de testostérone se fait en fonction du rôle social ! », insiste-t-elle, avant de déboulonner un dernier élément crucial : le cerveau n’a pas de sexe. « On a longtemps pensé que les hommes et les femmes avaient des cerveaux différents. Là encore, le XIXe siècle est passé par là… Aujourd’hui, on sait que ce n’est pas vrai. A la naissance, nous n’avons que 10% de nos capacités neuronales. Ensuite, la plasticité cérébrale s’effectue en fonction de nos expériences, de nos environnements, etc. » Il s’agit donc bien d’une construction sociale, fruit d’une éducation différenciée dès le plus jeune âge entre les filles et les garçons, qui induit des différences de comportements chez les individus en fonction de leur genre. 

LE FLÉAU DE LA VIRILITÉ

Les injonctions pèsent, dès la petite enfance. Partout, la virilité est brandie du côté masculin. Un idéal normatif, défini selon les termes d’Olivia Gazalé, philosophe et autrice de l’essai Le mythe de la virilité. Une norme à atteindre et à travers laquelle on éduque les garçons, les poussant à des rapports de domination, intégrant les violences, les discriminations, la haine des autres, etc. Dès les premiers jours de vie du bébé, on attribuera davantage d’importance à la tonicité d’un garçon, on prendra ses pleurs pour de la colère – là où on verra de la tristesse pour une fille – on sera plus permissif, on communiquera moins avec l’enfant et on misera, grâce à des vêtements confortables et adaptés, sur sa motricité – là où les filles seront plus restreintes à cause des robes et des collants – on les sanctionnera moins et on les mettra moins en garde face aux potentiels dangers.

« On se dit que c’est innocent tout ça, que ce n’est pas très grave ! », ponctue Lucile Peytavin. Pourtant, les jeux de bagarre et les armes factices qu’on fournit aux garçons délivrent des messages de violence, imprimés dans leurs esprits dès qu’ils sont petits. « La violence s’exprime très tôt ! La majorité des héros sont des hommes qui s’adonnent à une violence légitime : ils sauvent le monde donc c’est normal », poursuit l’historienne. Par la suite, à l’adolescence, la virilité se joue dans le regard des pairs. Se donner des coups, s’insulter, résister aux douleurs physiques et psychologiques ressemblent à des rites initiatiques. Le passage dans le monde adulte. Dans le monde de l’homme. Invectiver les femmes, les mépriser, rejeter tout ce qui est attribué au féminin. Apprendre que ce dernier est méprisable : « C’est encore tabou d’offrir du rose à un garçon. Quand on compare avec une fille, c’est pour humilier. Quand on dit ‘Tu cours comme une fille’, c’est rabaissant. On intègre ça et ça crée des comportements sexistes. »

Si les femmes subissent majoritairement les conséquences des violences sexistes et sexuelles, les hommes aussi payent le prix de la virilité, à une échelle différente et non comparable. Mais le risque sur la santé - et sur la vie - est élevé. « À l’âge de 14 ans, les garçons ont 70% de risque supplémentaire d’avoir un accident que les filles. 80% des cancers (dus à l’alcool, au tabac, etc.) atteignent les hommes », souligne-t-elle. Dès les premières lignes de son livre, elle écrit : « Le taux de mortalité évitable est 3,3 fois plus élevé que celui des femmes. »

Face à ses conséquences dramatiques figure l’absence de prévention. L’absence de remise en question. L’absence de prise de conscience. L’absence d’évolution et de changements nécessaires et indispensables au bon déroulement de la vie des filles et des garçons. « Les filles sont éduquées à l’empathie, au respect d’autrui et à la gestion des émotions. Ce qui favorise le capital humain et une meilleure cohésion sociale. Nous avons donc la solution : pourquoi ne pas éduquer les garçons comme les filles ? Ça revient simplement à donner une éducation plus humaniste. Nous vivrions dans une société plus riche et plus apaisée ! », questionne Lucile Peytavin.

COUPER LES ROBINETS DE LA VIOLENCE

Sa réflexion dérange, bouscule, remet les choses en perspective. Pourquoi pousser les filles à recevoir une éducation plus « masculine » alors que celle-ci est synonyme d’exposition à la violence et mise en danger de sa vie et de celle des autres ? L’historienne, convaincue et convaincante, vient interroger nos représentations, nos modes d’éducation et de pensées et les conséquences de toutes les injonctions sexistes et virilistes que nous transmettons aux enfants de génération en génération.

« Ces chiffres sont un excellent outil de sensibilisation. Je fais beaucoup de plaidoyer pour agir sur les politiques publiques et maintenant je veux intervenir à l’échelle européenne »

Son livre, Le coût de la virilité – Ce que la France économiserait si les hommes se comportaient comme les femmes, vient d’être traduit en Italie et adapté à la réalité du pays voisin, tout comme le travail est en cours de réalisation du côté de la Suisse. « Le problème est d’avoir accès aux ressources chiffrées. Il y a encore beaucoup d’études à mener pour qu’on précise les coûts de la virilité. Notamment pour le coût des violences conjugales qui a été estimé il y a 10 ans… », poursuit Lucile Peytavin. Pour elle, le problème majeur et le drame principal de l’immensité de ces dépenses réside dans le fait qu’elles sont réalisées pour colmater les conséquences de la virilité mais non pour les endiguer.

« On augmente les budgets de l’Intérieur et de la Justice mais on ne réfléchit pas aux sources du problème. On ne dépense pas pour prévenir ces comportements. On ne coupe pas les robinets des violences ! On peut se douter que si le surcoût venait des femmes, ce serait beaucoup moins dans l’impunité totale… », déplore-t-elle, sourire froissé. Si on peut se réjouir d’une légère évolution – notamment dans la campagne de la sécurité routière prenant en considération les chiffres – il faut poursuivre les luttes féministes, compter encore et toujours, ne rien lâcher et « jouer sur tous les tableaux ! »

 

  • Lucile Peytavin était en conférence à l'hôtel de Rennes Métropole le 21 novembre dans le cadre de la journée d'études autour des violences sexistes et sexuelles : "Violences de genre : s'en sortir "

Célian Ramis

Femme, Vie, Liberté : la gronde du peuple iranien

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La sociologue et politologue Hanieh Ziaei décrypte les mouvements de contestation en Iran, au prisme du genre et du caractère indivisible des luttes réunissant femmes et hommes autour des valeurs de liberté et de démocratie.
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Invitée par l’Association franco-Iranienne de Bretagne, la sociologue et politologue Hanieh Ziaei a décrypté, le 8 mars à la Maison Internationale de Rennes, les mouvements de contestation en Iran, au prisme du genre et du caractère indivisible des luttes réunissant femmes et hommes autour des valeurs de liberté et de démocratie.

« Femme, Vie, Liberté ». Le slogan résonne. À travers l’Iran mais aussi bien au-delà des frontières érigées par l’État Islamique qui gouverne le pays depuis 44 ans. À Paris, le musée d’art moderne, le palais de Tokyo, l’école des Beaux-Arts et le palais de la Porte Dorée ont paré leurs façades d’affiches revendiquant le slogan, en soutien aux manifestations et au peuple iranien. À travers le symbole des cheveux, les visuels de Marjane Satrapi, Innejatz ou encore Roya Ghassemi dénoncent le contrôle policier et l’emprise omniprésente d’un état autoritaire. « L’esprit créatif émerge de ces mouvements. La quête de liberté et la lutte pour la liberté en sont au cœur. », souligne Hanieh Ziaei.

DE LA MORT D’UNE JEUNE FILLE À LA NAISSANCE D’UN MOUVEMENT

Septembre 2022. Mahsa Amini, étudiante iranienne de 22 ans, est arrêtée par la police des mœurs, aussi appelée police de la moralité. Elle décède quelques jours plus tard, le 16 septembre, suscitant la colère et l’indignation de tout un peuple.

« Elle a perdu la vie pour deux mèches de cheveux. La police a jugé qu’elle était « mal voilée ». Les manifestations éclatent partout en Iran. »
précise la sociologue.

La mobilisation populaire est forte, les affrontements, violents. À Paris, Montréal, Bruxelles ou encore Berlin, les témoignages de soutien affluent, démontrant selon Hanieh Ziaei l’intérêt et l’implication de certains pays pour la situation iranienne mais aussi le travail de sensibilisation et de diffusion de l’information de la diaspora. Face à la défense des valeurs démocratiques, l’Etat Islamique répond par une répression « sans limite dans le non respect des droits humains. » Elle salue le courage, principalement des femmes mais aussi des hommes : « La population, de divers âges, se mobilise au péril de sa vie pour défendre sa liberté. Parce qu’aller manifester dans l’espace public en Iran, c’est mettre sa vie en danger. Cette jeune génération ne veut plus accepter l’inacceptable. On voit qu’elle n’a plus rien à perdre. Elle est très connectée aux réseaux sociaux mais aussi aux réalités sociales. Et cela va au-delà parfois de la désobéissance civile. Il s’agit de refuser les diktats, la dictature. »

La mort de Mahsa Amini touche d’autres enjeux. Si la question du code vestimentaire est centrale, le décès d’une femme, jeune, issue d’une minorité ethnique (née à Saqqez, province iranienne du Kurdistan) ravive les tensions autour de toutes ces dimensions. « Sa mort donne naissance à un mouvement. », déclare la politologue. Elle poursuit : « C’est certain que le mouvement n’a pas la même intensité tout le temps, c’est normal. Sept mois après, il change de forme. La résistance s’organise différemment. » Par l’art, par exemple. Ainsi, les fontaines de Téhéran rougissent, symbolisant le sang versé, puisque ce sont, approximativement 520 morts comptabilisés en 2023 dans ces mobilisations. « En Iran, il n’y a pas de statistiques officielles, c’est très difficile d’avoir le chiffre exact. On a une estimation pour avoir une vision globale. », précise-t-elle. Elle parle de féminicides et d’infanticides comme pratiques usuelles de l’Etat Islamique, « et même de génocide avec les cas des empoisonnements, qui sont un exemple parmi d’autres… » Fondamental selon elle, c’est que désormais la communauté internationale ne fera plus la confusion entre le peuple iranien et le régime, en place depuis 44 ans : « On a bien une société à 2 vitesses. Deux mondes qui se confrontent. »

LA RÉPRESSION PAR LES EMPOISONNEMENTS

Depuis mars 2023, ce sont environ 300 attaques et 5000 personnes affectées que compte le pays. Les intoxications au gaz chimique visent majoritairement les écolières, collégiennes et lycéennes. Ces intimidations ne sont pas nouvelles. À l’automne déjà, rappelle Hanieh Ziaei, avait éclaté le scandale de l’eau contaminée à l’université. « On s’attaque aux établissements universitaires et scolaires car ils sont porteurs des mouvements de contestation. C’est pour ça qu’on vient les cibler. 25 des 31 provinces d’Iran ont été attaquées. », commente-t-elle. Elle raconte l’onde de choc, les crises de panique des élèves qui présentent toutes les mêmes symptômes (suffocation, vomissement,…) et crient « On ne veut pas mourir ». L’horreur. La responsabilité de l’Etat est très rapidement mise en cause : « L’Etat exerce un hypercontrôle et une surveillance omniprésente. Comment peut-il dire qu’il ne comprend pas ce qu’il se passe ? C’est là qu’apparait la contradiction, la faille dans le discours. »

Les médias visibilisent, de manière importante, ces crimes contre l’humanité – « c’est dans la juridiction du droit international ! » - qui pourtant sont loin d’être une nouveauté en Iran. Depuis l’avènement de l’Etat Islamique au pouvoir, le pays connait des séries de contestations et de protestations, remettant en question l’architecture institutionnelle.

DANS LA CONTINUITÉ

Les femmes, depuis longtemps, contestent contre le port du voile obligatoire. En 1980, elles revendiquent déjà par les slogans « Liberté, Egalité, c’est notre droit » et « Nous ne voulons pas du voile obligatoire » leur liberté de s’habiller comme elles le souhaitent. Et au fur et à mesure, la manière de porter le voile évolue. En 2017, elles protestent toujours à travers les Mercredis blancs. Par opposition, elles portent un voile blanc. En soutien, les hommes se parent également de blanc. « C’est là que l’on voit le caractère indivisible du peuple iranien. C’est un des rares pays où quand les femmes se mobilisent, les hommes aussi. En Afghanistan, pays voisin, quand on a attaqué les femmes, les hommes n’ont pas bougé. », analyse la sociologue :

« Ça dépasse l’identité de genre. Femmes et hommes combattent pour des valeurs communes. »

Elle souligne et insiste sur l’inscription de ce mouvement, de 2022, dans la continuité de plusieurs vagues de protestation, toujours accompagnées de la triple domination subie par les femmes : patriarcat, poids de l’idéologie et pratiques autoritaires. Dans les villes urbaines et périphériques, le mécontentement général gronde « et le visage de la contestation change en fonction des restrictions imposées par l’Etat. » Les espaces et les moyens varient, au même titre que les formes d’expression protestataire. Les mouvements se distinguent à chaque fois par leur côté pacifique, l’émergence de la créativité artistique, les hommages aux victimes pour ne pas les oublier. Campagne « Un million de signatures » en 2006, mort de Neda lors d’une manifestation contestant l’élection présidentielle en 2009, mouvement vert la même année… Seule la force de la répression déployée en face ne change pas. « Les différents mouvements s’inscrivent dans une continuité. À chaque fois, il y a un déclencheur et ensuite ça va plus loin : le peuple exprime son rejet du système. Et on est encore dans les mêmes revendications : la démocratie, la liberté, etc. Et les femmes sont toujours présentes dans les mouvements de contestations. », signale Hanieh Ziaei. 

Utilisation des réseaux sociaux pour diffuser l’information et donner une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, d’une part, inscriptions de message sur le corps des femmes, voile porté au niveau des épaules ou pas du tout, détournement des billets de banque, d’autre part lorsque le gouvernement coupe Internet dans le pays. « Les pancartes et slogans sont interdits. On attaque aussi le mobilier urbain parce que l’idéologie visuelle est très présente dans l’espace public. On tâche de rouge les visages des martyrs, comme on a coloré les fontaines de Téhéran. », rappelle la politologue. Tout comme on fait circuler des photos et des dessins, en soutien à des icônes de la contestation comme le leader étudiant Majid Tavakoli arrêté par les autorités qu’il tentait de fuir en portant le tchador traditionnel ou l’illustration « Share me » d’Homa Arkani.

LA RUPTURE ENTRE L’ÉTAT ET LE PEUPLE

Répressions, arrestations arbitraires, disparitions d’opposants politiques, contrôle total, surveillance omniprésente (« avec beaucoup de bavures »), lacunes organisationnelles se multiplient et s’amplifient, suscitant la méfiance sociale et le sentiment d’insécurité du peuple iranien qui remet en question la légitimité politique du gouvernement. Dans son travail, Hanieh Ziaei observe depuis 2005 un effritement graduel de la confiance de la population face à un Etat qui pratique aisément mensonges, corruptions et non-dits. Sans oublier la lenteur et l’inefficacité, voire l’inexistance, des réponses et actions face aux catastrophes naturelles et à la crise sanitaire. «

 Le bilan est lourd après 44 ans de gouvernance. Et cela explique pourquoi le peuple iranien est prêt à mettre sa vie en péril pour la liberté. Les pressions sont idéologiques, morales, sociales, économiques, l’ingérence de l’Etat dans la vie privée de ses citoyens est quotidienne et l’Etat ne garantit pas la sécurité et le bien-être de la population. »
conclut-elle.

Face à ce déploiement inouï de violentes répressions, le peuple iranien se soulève, scande sa colère et son indignation et brave les interdits pour revendiquer sa liberté et ses aspirations démocratiques pour leur pays.

 

 

 

Célian Ramis

Pour un aménagement féministe et écologiste des villes

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Elsa Koerner est doctorante en sociologie à l’université Rennes 2. L’articulation entre les questions de genre et la végétalisation de l’espace urbain dans la production et l’aménagement de la ville, elle en a fait le sujet de sa thèse.
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Elsa Koerner est doctorante en sociologie à l’université Rennes 2. L’articulation entre les questions de genre et la végétalisation de l’espace urbain dans la production et l’aménagement de la ville, elle en a fait le sujet de sa thèse. Le 26 mars, l’association Les Effronté-e-s Rennes, dont elle a co-créé l’antenne rennaise en 2017, proposait une visioconférence animée par Elsa Koerner autour de l’étude qu’elle réalise depuis maintenant 3 ans. Dans le cadre du 8 mars à Rennes.

La veille, on la rencontre dans le jardin de la Confluence, espace aménagé pour lézarder sur les bords de la Vilaine, au bout du mail François Mitterand. Elsa Koerner balaye rapidement la zone du regard. Autour de nous, une majorité écrasante d’usagères.

Est-ce là parce qu’il s’agit d’un espace vétégalisé, aménagé de bancs et de banquettes ? D’un lieu légèrement retiré et ainsi préservé de l’agitation du centre ville ? Serait-ce la même configuration si la nuit était tombée ? Ou simple fruit du hasard ? Les raisons peuvent être multiples et complexes. C’est bien là tout l’attrait et l’enjeu du sujet.

LE DÉPART DE SA RÉFLEXION

En tant que militante féministe et écolo, elle s’intéresse à la question de la répartition genrée dans l’espace public, la production des villes durables et l’émancipation des femmes. En 2015, l’article d’Yves Raibaud, géographe du genre, sur la ville durable mais inégalitaire l’interpelle. Elle est étudiante à Sciences Po Strasbourg et effectue son Master 2 en Droits de l’environnement.

Elle cherche un stage à Rennes ou à Nantes, villes qu’elle sait engagées et dynamiques sur le plan de la prise en compte du genre dans l’aménagement urbain. Et c’est à l’agrocampus de la capitale bretonne qu’elle trouve son stage et rencontre celui qui va devenir son directeur de thèse.

« J’ai découvert les recherches en sociologie et ça m’a beaucoup plu. Mon directeur travaille en sociologie de l’environnement, en particulier en nature urbaine. Ce qui m’intéresse, c’est la sociologie de l’action publique : étudier comment on produit la ville à travers les espaces végétalisés ou en cours de végétalisation, auprès des agent-e-s en charge de cette production, de la conception à la réalisation. », explique la doctorante.

Ainsi, elle réalise un travail de terrain et d’observation autour de la manière dont les agent-e-s s’approprient la question du genre et comment ils et elles en tirent des outils pour l’aménagement des espaces. Sa posture est à la fois celle d’une chercheuse en formation et celle d’une consultante, salariée d’un bureau d’études.

Sa recherche est commandée par les trois villes qu’elle étudie et compare : Rennes, Strasbourg et Le Mans. Pour cela, elle est en lien avec les services Jardin et biodiversité et les chargées de mission Egalité de chaque municipalité.

« Les ressources sont très différentes d’une ville à l’autre, d’un service à l’autre. Dans chaque ville, j’observe comment les agent-e-s s’approprient les enjeux de l’égalité. Car si l’objectif d’égalité est acquis pour quasiment tou-te-s les agent-e-s rencontré-e-s, la définition n’est pas toujours la même ni la manière dont cet objectif peut être appliqué. Il faut savoir que ce sont des questions très récentes dans l’aménagement du territoire. »
précise Elsa Koerner.

UNE HISTOIRE RÉCENTE

Durant la conférence, elle revient très rapidement sur l’histoire de l’étude de l’espace urbain au prisme du genre et de l’approche genrée dans l’urbanisme. Dans les années 80, émergent les études de genre, et c’est à cette période que la chercheuse américaine Dolores Hayden propose le plan d’un bâtiment non sexiste sur un campus. Elle repense l’aménagement des espaces en y intégrant cantine et crèche collectives, gérées par les habitant-e-s et usager-e-s « afin que la gestion des tâches soit commune et ne repose pas uniquement sur les femmes. »

Ce sont dans les années 2000 que vont apparaître en France les études en géographie sociale à travers une approche sexuée. Elsa Koerner cite Jacqueline Coutras et Sylvette Denèfle qui interrogent alors la mobilité des femmes et plus précisément analysent le rapport entre l’aménagement des villes et les pratiques des femmes.

Elle mentionne également la thèse de Marylène Lieber qui évoque et décrypte les rappels à l’ordre patriarcaux, la construction de la peur des femmes en ville, les stratégies d’évitement ou encore la dimension sociale de la nuit. Sans oublier les travaux d’Edith Marejouls sur l’égalité filles – garçons dans les cours d’école ou encore ceux d’Yves Raibaud, rendu célèbre par son ouvrageLa ville, faite par et pour les hommes : dans l’espace urbain, une mixité en trompe l’œil.

« Le sujet est donc relativement récent. Il se multiplie depuis 5 ans parce qu’on parle de plus en plus de la répartition genrée de l’espace public. On sait que l’espace public est traversé par les femmes, là où les hommes l’occupent davantage. On sait que dans les pratiques les femmes ont plus tendance à occuper les espaces verts (parcs, espaces végétalisés au bord des quais, etc.), en raison des rôles sociaux qui nous ont été assignés. »
analyse Elsa Koerner.

Les militantes féministes investissent le sujet, devenu en quelques décennies l’objet d’études universitaires mais aussi de démarches collectives avec par exemple la création en 2012 de l’association Genre et Ville, par Chris Blache, anthropologue urbaine, et Pascale Lapalud, urbaniste designer, ou encore la recherche-action à l’initiative en 2013 des Urbaines à Gennevilliers, réunissant des chercheur-euse-s en géographie, urbanisme, sciences politiques, des habitant-e-s, des artistes, des photographes, entre autres, autour des pratiques genrées dans les espaces publics.

Et ce sujet influe sur les municipalités à travers le « gendermainstreaming » que la doctorante explique comme étant le fait de « tranversaliser la question de l’égalité de genre dans les politiques publiques. » En somme, « il s’agit de faire porter les fameuses lunettes de l’égalité et donc pour ça de former les agent-e-s à ces questions. » Des questions qui font souvent débat car Elsa Koerner insiste : nous ne sommes encore qu’en phase d’expérimentation.

LA VOLONTÉ POLITIQUE

Pour l’instant, tout est à faire. Tout est à penser, à construire, à tester. Le cadre n’est pas posé depuis longtemps, la Charte européenne pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans la vie locale datant de 2006 à peine, la loi pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes de 2014 seulement.

Et celle-ci précise : « Dans les communes de plus de 20 000 habitants, préalablement aux débats sur le projet de budget, le maire présente un rapport sur la situation en matière d’égalité entre les femmes et les hommes intéressant le fonctionnement de la commune, les politiques qu’elle mène sur son territoire et les orientations et programmes de nature à améliorer cette situation. »

Elsa Koener commente : « Cette obligation entre en vigueur en 2016. La mesure est principalement incitative : en somme, elle impose aux villes de plus de 20 000 habitants de faire un rapport sur l’égalité femmes-hommes et les perspectives d’amélioration, sans donner de recommandations, sans aiguiller les politiques publiques. Les municipalités doivent se débrouiller par elles-mêmes. Tout demeure flou et sans objectifs bien définis. »

Pour les aider, des guides paraissent notamment « Le guide référentiel de la mairie de Paris », Genre & espace public, et les ouvrages de Genre et ville « Garantir l’égalité dans l’aménagement des espaces publics – Méthode et outils » et « Garantir l’égalité dans les logements – Méthode et outils ».

« Tout le travail peut être abandonné selon l’alternance des municipalités, un départ en retraite d’une chargée de mission égalité, etc… Les villes peuvent donc se saisir des guides existants. Des expérimentations existent. Il y a des villes pionnières et des villes qui cherchent à raccrocher les wagons. »

Sa thèse compare trois villes : Rennes, Strasbourg et Le Mans. Des villes engagées et dynamiques dans leur volonté d’intégrer les questions d’égalité dans les diverses politiques publiques.

La capitale bretonne signe dès 2006 la Charte européenne pour l’égalité entre les femmes et les hommes, obtient en 2013 le label Egalité professionnelle, invite Yves Raibaud en 2015 pour se former à ces questions, réalise des marches exploratoires destinées à établir des diagnostics sensibles des différents quartiers rennais, commande l’étude d’Elsa en 2019 et dans la même année lance un projet de végétalisation des cours d’école.

Un projet élargi par Geneviève Letourneux - élue municipale en charge des Droits des femmes et de la Lutte contre les discriminations - au prisme du genre. En 2020, le travail réalisé par les stagiaires de l’INET, qui a donné lieu à un groupe de travail, est concrétisé sur le groupe scolaire de l’Ille, à Rennes, avec un partage équitable de l’espace.

À Strasbourg, c’est aussi de la volonté de la chargée de mission que part la dynamique. En 2014, elle repère une salariée qu’elle mobilise sur les questions d’égalité. Celle-ci quitte la municipalité pour travailler un temps au sein du cabinet des Droits des femmes. À son retour, elle est intégrée au service urbanisme et de là nait un groupe de travail qui produit depuis 2018 un plan d’actions sensible au genre.

Si Le Mans n’a pas encore de groupe de travail dédié à ces questions, la ville affiche une volonté réelle de s’inscrire également en pionnière en terme d’égalité de genre, luttant également contre les discriminations LGBTIQ+. Le travail de fond a été lancé par Marlène Schiappa qui a quitté ses fonctions pour rejoindre le gouvernement en 2017 et a été repris depuis. L’an dernier, le maire a nommé sa première adjointe en charge de l’égalité femmes – hommes, un geste « fort symboliquement », souligne Elsa Koerner.

Elle précise : « Cela montre à quel point tout dépend des volontés, des parcours, des personnes, etc. L’ensemble est très fragile. »

Fragile mais enthousiasmant. La matière amène de nombreux questionnements. À savoir notamment quelle nature voulons-nous en ville ? Et est-ce que la nature en ville implique forcément un projet féministe ? Est-ce que la nature apaise les relations et ainsi réduit les violences sexistes et sexuelles qui sévissent dans les rues et les transports en commun ?

QUAND L’IDÉAL ÉCOLO SE HEURTE AUX PRATIQUES QUOTIDIENNES

Dans l’idéal de la ville durable, figure le droit à la ville pour tou-te-s, « c’est-à-dire la réalisation des besoins économiques, sociaux, politiques et de loisirs au sein des quartiers de résidence. »Néanmoins, elle le dit : « Tout ceci se fait sur la matrice d’une ville construite et reconstruite au fil des siècles et d’un aménagement depuis les années 60 autour de l’usage de la voiture et la distinction des fonctions de travail, des lieux de vie et d’accès aux commerces, administration, etc. »

À partir de là, les critiques pleuvent. Car on répond à un idéal écologiste sur certains aspects sans « chausser les lunettes du genre ». Les choses se complexifient : la doctorante prend l’exemple de la réduction des places de stationnement pour préserver l’environnement. Elle explique que d’un côté les femmes adhèrent à la cause environnementale et d’un autre, n’osent par conséquent pas expliquer que cela posera problème pour déposer les enfants, faire les courses, etc. Parce qu’on vit encore dans une société divisée par des tâches genrées.

« Le schéma urbain nous contraint à utiliser la voiture pour réaliser ces tâches dans la double journée que les femmes subissent. Les intérêts des femmes semblent contrevenir à l’objectif même de la protection de l’environnement alors même qu’elles adhèrent à cet objectif. Elles ne se sentent pas autorisées à exprimer leurs besoins et avis. Double injonction aussi pour les femmes : elles sont responsables des tâches domestiques encore aujourd’hui à près de 80% et en plus elles doivent trouver des solutions écologiques : couches lavables, produits d’entretien faits maison… »

Ce sont là quelques exemples de critiques pointées et relevées par les chercheur-euse-s du genre. D’autres points soulèvent des interrogations. Comme la trame noire par exemple, dans le parc de l’éco-quartier Beauregard à Rennes. Cette trame noire est incluse dans les plans de biodiversité et s’applique concrètement par la réduction de l’éclairage afin de permettre le respect des rythmes naturels de la faune et de la flore.

Mais ce qui a été constaté, c’est que les femmes font des longs détours pour rentrer chez elles, pour éviter ce parc qu’elles considèrent comme insécurisants. « Cela montre que quand on ne considère pas tous les aspects, on peut faire des choses très bien écologiquement et techniquement mais dans l’appropriation et dans les pratiques, en fait, ces choses peuvent être des freins et des obstacles, notamment pour les femmes. », résume Elsa Koerner.

Elle poursuit : « Certains auteurs vont jusqu’à dire que la ville qui est produite actuellement ne serait qu’un vernis écolo sur une ville néo-libérale, toujours soumise aux logiques d’accumulation capitalistique. L’adjectif durable aurait été annexé par la ville capitaliste, androcentrée, qui reproduit donc les mêmes méthodes, les mêmes analyses et les mêmes techniques en guise de solutions, manquant le rendez-vous du grand chambardement de l’écologie populaire dans des villes accueillantes, solidaires et à taille humaine.»

LES ENJEUX DU DÉBAT ACTUEL

Une multitude de questions se bouscule. Si les espaces naturels ou que l’on végétalise de manière champêtre et sauvage sont insécurisants, que faire ? Les éclairer ? Comment ? À quelle heure ? Faut-il dégager l’horizon pour que l’ensemble du panorama soit accessible à notre regard ? Faut-il les fermer la nuit, comme ça, la biodiversité est tranquille ?

Faut-il investir davantage les pratiques de jardinage et de végétalisation participatives ? N’y retrouve-t-on pas des pratiques genrées là aussi ? À ces questions, la doctorante prend l’exemple des études anglosaxones qui s’intéressent à la queer ecology via les pratiques collectives de jardinage :

« Il y a une véritable appropriation de petits espaces par des personnes LGBTI ou par des femmes où se créent le lien social et l’apprentissage à la fois de compétences pratiques mais aussi d’une nouvelle représentation de soi. Guérilla végétale, Les incroyables comestibles ou encore les permis de végétaliser qui visent de façon subversive ou de façon contractuelle avec la ville à végétaliser l’espace urbain pourraient également être étudiés au prisme du genre. »

Pour elle, il est important de concerter les personnes concernées. Leur donner la parole, c’est leur donner une place légitime de sujets politiques. D’acteurs et actrices politiques. Encore faut-il que celles-ci soient en capacité de donner leur avis et identifier et exprimer leurs besoins dans l’immédiat.

Par sa conférence et sa démonstration, Elsa Koerner démontre qu’il n’y a pas de réponses définies et définitives. Que l’aménagement d’une ville par le prisme du genre est un sujet extrêmement complexe, qui mérite une réflexion profonde et l’implication des agent-e-s, forces de propositions, mais aussi des habitant-e-s, acteurs et actrices de leur quotidien.

Produire une ville féministe et écologiste implique de repenser les rapports que l’on entretient à la nature mais aussi entre les humains. Implique de penser des équipements mixtes pour que chacun-e s’approprie l’endroit et la structure en dehors des tâches assignées et des rôles sociaux définis par une société patriarcale. Implique de penser une nature spécifique qui doit trouver sa place entre les réseaux souterrains, la pollution et les usages du quotidien.

Cela implique également une démocratie sociale, des concertations adaptées, des pratiques collectives et participatives (sans que cela devienne une injonction), des formations et des expérimentations. Avancer étape par étape.

Elle conclut sur les cours d’école, véritables laboratoires justement. Ces espaces bétonnés que l’on sait partagés entre les jeux de ballons encore très largement investis par les garçons tandis que les filles jouent en périphérie du terrain du foot.

« Les cours d’école doivent être verdies car étant bétonnées, elles créent des ilots de chaleur : ce qui n’est ni bon pour les enfants, ni pour l’environnement. Quitte à repenser l’aménagement des cours, autant en profiter pour intégrer la dimension de l’égalité filles – garçons ! C’est un milieu fermé, n’y entre pas qui veut, contrôlé par la municipalité, ce qui est fait un lieu parfait d’expérimentation puisque la ville a la main jusqu'au bout et peut via les agent-e-s de l’éducation nationale et du périscolaire analyser ses effets dans le temps. »

 

 

Célian Ramis

Réduire concrètement les inégalités femmes-hommes dans les sciences

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Quand on pense aux sciences, on a en tête l’image d’un chimiste en blouse blanche dans son laboratoire, du mathématicien en train de noircir son tableau d’équations, de l’ingénieur qui conçoit les technologies de demain. On pense au masculin, à tort.
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Quand on pense au domaine des sciences, on a très souvent l’image d’un chimiste en blouse blanche dans son laboratoire, du mathématicien en train de noircir son tableau d’équations, de l’ingénieur qui conçoit les technologies de demain. On pense au masculin, à tort. Les filles et les femmes s’investissent dans les carrières scientifiques mais pâtissent d’un manque de visibilité et d’un manque d’encouragement, pouvant donner lieu à un sentiment d’illégitimité, sans oublier les violences sexistes et sexuelles qu’elles vont subir durant leurs études et l’exercice de leur fonction.

Les choses bougent. Lentement mais elles bougent. Ainsi, on constate ces dernières années qu’enfin des femmes obtiennent par exemple le Docteur Honoris Causa, un titre honorifique que l’université décerne à une personnalité éminente.

Entre 1987 et 2012, à l’université Rennes 1, 48 titres ont été remis. Uniquement à des hommes. Le 8 mars 2013, 3 femmes, dont la mathématicienne Hélène Esnault, ont accédé au DHC. Entre 2014 et 2019, le titre a été décerné à seulement 3 femmes contre 12 hommes. Ça progresse mais c’est largement insuffisant.

« Identifier et réduire les inégalités dans les sciences », c’est la thématique choisie par l’université Rennes 1 pour une conférence en ligne qui a eu lieu le 8 mars, journée internationale des droits des femmes.

Colette Guillopé et Marie-Françoise Roy sont toutes les deux professeures émérites, respectivement de l’université Paris-Est Créteil et de l’université Rennes 1, engagées pour l’égalité femmes-hommes dans les sciences, et ont participé au projet international « The gender gap in science – A global approach to the gender gap in mathematical, computing and natural sciences : how to measure it, how to reduce it ? » dont l’ouvrage réalisé – publié il y a un an - est actuellement traduit en français par les deux intervenantes.

Entre 2017 et 2019, à l’initiative de l’Union internationale de mathématiques (à travers son Committee for women in mathematics) et l’Union internationale de physique, 11 coordinatrices et 1 coordinateur, issu-e-s de toutes les disciplines scientifiques et de différents pays ont mené une enquête auprès de 32 000 scientifiques répondant-e-s depuis 130 pays, ont analysé des millions de publications et revues depuis les années 70, ont créé une base de données des bonnes pratiques, référençant 68 activités, et ont dressé une liste de recommandations à destination des parents, des organisations locales et des institutions scientifiques.

DES DIFFÉRENCES CONSTATÉES SIGNIFICATIVES

Pour cette enquête, hommes et femmes ont été interrogées sur l’ensemble de leur vie universitaire et professionnelle. Résultat :

« Les expériences des femmes sont moins positives que celles des hommes. »
commente Colette Guillopé.

Les femmes sont souvent moins encouragées dans leurs études et carrières par leurs proches et leurs familles. Elles disposent de moins de rôles modèles, perçoivent un salaire moindre et voient leurs carrières évoluaient plus lentement que celles des hommes. 

Autre point non négligeable : un quart des femmes interrogées ont signalé avoir été victimes de harcèlement sexuel pendant leurs études ou au travail. Il est essentiel de travailler à la culture de l’égalité dans tous les secteurs de la société.

Dans l’analyse des publications de 1970 à 2018, Colette Guillopé constate une augmentation régulière de la proportion des femmes autrices d’articles scientifiques. Dans ce qui est considéré comme les meilleures revues, les plus renommées du moins, l’amélioration en astronomie et en chimie est nette (20% en 2020), tandis qu’il n’y a pas de progrès en mathématiques et en physique théorique où elles sont toujours moins de 10%.

En ce qui concerne la base de données des bonnes pratiques, Colette Guillopé établit qu’il est difficile de savoir ce qui relève de la « bonne » pratique et ce qui n’entre pas dans la catégorie : « Surtout qu’il y en a certainement plein mais qu’on ne les connaît pas forcément. »

L’intérêt n’est pas nécessairement de constituer une liste exhaustive mais surtout de sensibiliser les familles et les communautés pour promouvoir les carrières en science auprès des filles, surtout quand celles-ci vont à l’encontre des normes et des préjugés. Pour encourager les femmes à s’intéresser aux questions scientifiques. Pour promouvoir un soutien pour les femmes, via des systèmes de marrainage et de réseaux par les chercheuses et professionnelles confirmées dans les STIM.

LES AXES DE RECOMMANDATIONS

« Nous avons listé une trentaine de recommandations qui sont des choses plus ou moins déjà faites maintenant que, depuis 2013, les chargé-e-s de mission Égalité sont obligatoires dans les établissements d’enseignement supérieur. », explique la professeure de Paris-Est.

À destination des parents et des professeur-e-s, les préconisations concerneront le fait d’éviter les préjugés relatifs aux femmes et aux hommes et de plutôt promouvoir l’égalité des sexes et sensibiliser aux questions de genre.

Il y a également de nombreuses actions à entreprendre au niveau des organismes scientifiques et des établissements d’enseignement sur l’axe par exemple du harcèlement sexuel et de la discrimination afin de les empêcher, signaler et les condamner, mais aussi l’axe de la promotion de l’égalité des sexes dans les politiques de l’établissement ou encore l’axe de la parentalité, de son impact sur les carrières mais aussi de sa gestion avec l’environnement professionnel.

Concernant les recommandations formulées pour les unions scientifiques et autres organismes internationaux, Colette Guillopé et Marie-Françoise Roy conseillent de travailler sur le changement des normes, d’encourager les bonnes pratiques, d’augmenter la visibilité des femmes scientifiques et de créer des comités pour les femmes en science.

« ÉGALITÉ EN SCIENCE ! »

Afin de pouvoir accès aux mesures concrètes proposées et aux résultats de l’enquête, il faudra attendre encore quelques temps. La traduction est en cours, assurent les deux expertes. Et elle sera partielle avec cependant l’ajout de deux chapitres, un sur les mathématiciennes africaines – grâce à l’African women in mathematics association – et un sur les mathématiciennes françaises – grâce à l’association Femmes et mathématiques.

Le livre en français s’appelle : Égalité en science ! Une approche globale des inégalités femmes-hommes en mathématiques, informatique et sciences : comment les mesurer ? comment les réduire ?

Concernant les mathématiciennes françaises, elles en ont sélectionnées 5 et les ont interrogées sur leur parcours, leurs résultats scientifiques et leur action phare pour l’égalité femmes-hommes en mathématiques. Figurent ainsi Anne Boyé, Clotilde Fermanian, Geneviève Robin, Olga Romaskevich, Anne Siegel.

On y trouve aussi des statistiques plutôt accablantes sur la proportion de femmes et d’hommes professeur-e-s de maths depuis 1996. Les femmes représentent moins de 10% et leur nombre diminue progressivement avec le temps.

« En 2075, il n’y aura plus une seule profe de maths à l’université en France si ça continue. »
déplore Marie-Françoise Roy.

FAIRE PROGRESSER L’ÉGALITÉ CONCRÈTEMENT

À l’occasion de la conférence, Marie-Françoise Roy s’appuie sur différentes situations et actions que l’on peut mettre en lumière dans le cadre des avancées dues à des mouvements en faveur de l’égalité femmes – hommes.

Elle prend l’exemple du CIRM – Centre international de recherches mathématiques – un centre de rencontres organisées sur une semaine, dans le sud de la France. Créé en 1981, « il était interdit depuis le début d’y amener des bébés. Si une mère voulait allaiter, elle devait sortir de l’enceinte de la structure. » Et quand elles venaient en famille avec des enfants même plus âgés que les nourrissons, elles devaient louer un hébergement en dehors du CIRM au lieu de loger avec les autres.

A coups de protestations et de pétitions, « l’impossible est devenu possible ». Depuis 2016, soit 35 ans après son ouverture et à la suite d’une rénovation des locaux, le CIRM autorise les bébés et les enfants, installés avec leurs parents dans des studios familiaux. Les familles peuvent donc depuis 5 ans manger et loger avec le reste des personnes présentes. « Quand ils ont changé le règlement, ils n’ont pas fait beaucoup de pub à ce sujet… », conclut la professeure qui embraye rapidement sur les initiatives positives mises en place sur le campus de Beaulieu.

L’université Rennes 1, en collaboration avec l’université Rennes 2, l’EHESP, l’INSA, l’ENSAB et l’ENSCR, ont mis en place un dispositif de prévention et de lutte contre le harcèlement sexuel. Sur le site de Rennes 1, un espace est dédié par exemple pour alerter une ou des situations de harcèlement sexuel, que l’on en soit victime ou témoin.

Une fois l’alerte effectuée, la présumée victime peut avoir accès à une cellule de soutien, composée de médecins, d’une assistance sociale, d’une psychologue et d’un soutien juridique. Elle pourra éventuellement être orientée vers l’association SOS Victimes. Si elle le souhaite, elle pourra suivre les mesures conservatoires et/ou disciplinaires avec l’établissement.

Autre initiative en faveur de l’égalité femmes-hommes : l’inauguration en octobre 2019 de l’amphithéâtre Maryam Mirzakhani, pemière et seule mathématicienne à avoir obtenu la médaille Fields en 2014. Une exposition sur la vie et le travail de Maryam Mirzakhani a eu lieu au Diapason, à la Bibliothèque universitaire ainsi qu’à la MIR et deux tables rondes ont été organisées en 2019 et en 2020, dans le cadre du 8 mars à Rennes, sur la place des femmes dans les sciences, et notamment en mathématiques.

L’université Rennes 1 engage une politique de lutte contre les violences sexuelles, pour la visibilité des femmes scientifiques et œuvre plus largement contre toutes les formes de violences sexistes, dont celles qui concernent la grossesse des post-doctorantes, en soutenant financièrement les pertes éventuelles de rémunération (du contrat de recherche) pendant leur congé maternité. 

Un projet est à l’étude en ce moment concernant le congé pour recherche ou conversions thématique (CRCT) – qui permet une période de recherche à plein temps et dispense de l’enseignement et des activités administratives pendant six mois à un an – afin que celui-ci soit accordé de droit aux enseignantes-chercheuses de l’université Rennes 1 qui en font la demande au retour de leur congé maternité.

En 2021, ce sont des actions innovantes. Les mentalités évoluent. Lentement. Trop lentement. Mais les politiques en faveur de l’égalité femmes-hommes, à l’instar de toutes les politiques en faveur de la lutte contre les discriminations, doit être encouragée. Afin que ce soit les filles et les femmes qui en bénéficient. Dans leurs orientations scolaires, choix de métier, évolutions de carrières, possibilité d’articuler vie professionnelle et vie personnelle sans sacrifices visant toujours les mêmes individus.

 

Célian Ramis

L'éducation à l'égalité, pas encore gagnée...

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Le 12 mars, le CIDFF 35 réunissait à la MIR, Geneviève Guilpain, enseignante-chercheuse et philosophe, et Janine de Nascimento, présidente de l’association Égalité par Éducation, pour parler éducation à l'égalité.
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« Former à l’égalité : défi pour une mixité véritable ». L’intitulé est un peu barbare et pourtant, l’enjeu est important. Jeudi 12 mars, le CIDFF 35 réunissait à la MIR, Geneviève Guilpain, enseignante-chercheuse et philosophe, et Janine de Nascimento, présidente de l’association Égalité par Éducation, pour une conférence autour du sujet. 

En règle générale, ce qui profite au patriarcat, c’est la confusion qui règne dans les esprits, soit par manque d’information, soit par un trop plein de concepts et de notions à comprendre et à intégrer. En guise d’introduction, Géneviève Guilpain proposait donc de mettre à plat certains points. Histoire de commencer sur un pied d’égalité.

Ainsi, elle commence par définir la mixité, soit le mélange de personnes des deux sexes dans une même communauté. Dans Le mélange des sexes, l’anthropologue Françoise Héritier explique que pour pouvoir parler de mixité, il faut qu’au moins 30% du groupe soit constitué par des femmes (la conférence tourne autour de la mixité entre les deux sexes et n’aborde pas un autre type de mixité).

Juridiquement, elle rappelle que tout est ouvert et mixte. Ça, c’est dans la théorie, puisque dans la pratique, les loisirs et les métiers, par exemple, sont genrés. Pour certains, comme professeur-e-s des écoles, le mélange s’effectue très peu. On compte 90% d’institutrices en maternelle et 80% en élémentaire.

« Les textes sont là pour garantir la mixité mais elle n’est pas réelle. Par exemple, la langue française est extrêmement genrée. Il y a aussi une confusion : la mixité n’est pas l’égalité. On peut poser la question de l’occupation des cafés par exemple : est-ce que ce sont des lieux de mixité ou de pseudo mixité ? À certains endroits, les femmes ne se sentent pas ou plus autorisées à les fréquenter. On peut poser la question aussi de la rue : est-ce que les femmes et les hommes se comportent de la même manière dans l’espace public ? Prenons l’école maintenant, la cour de récréation est-elle un endroit mixte ? Filles et garçons peuvent fréquenter les écoles mixtes depuis 1975 mais l’occupation de nos espaces est fortement différente et inégale dans nos cours de récréation… Enfin si on veut prendre encore un exemple, il y a celui de la prise de parole. Il peut y avoir 80% de femmes dans la salle, c’est souvent un homme qui pose la première question après une conférence.»

La mixité ne signifie ni la parité, ni l’égalité. Et Geneviève Guilpain l’affirme : on ne peut pas aller trop loin dans l’égalité. « Les féministes ne sont pas trop égalitaires. Ça n’a pas de sens de dire qu’elles sont trop égalitaires. Tout comme ça ne veut rien dire de parler des sexes opposés. Hommes et femmes ne s’opposent pas. Ça vient de l’idée récurrente que la différence entre les deux sexes relève d’une complémentarité naturelle… », souligne-t-elle. 

Cette approche philosophique date du 18esiècle et de Jean-Jacques Rousseau et son traité sur l’éducation, Emile ou de l’éducation. Les hommes et les femmes ne seraient pas comparables. Ainsi, comme ils sont différents, leur destinée sociale ne peut pas être identique. Jean-Jacques Rousseau en conclut qu’il faut les éduquer de manière différente. 

« Quand on forme à l’égalité, c’est déterminant de montrer que les stéréotypes s’enracinent dans une Histoire et dans des systèmes. Il faut agir avec tact et ne pas stigmatiser les individus. C’est une organisation générale qui est en cause, et non pas un individu seul. »

commente-t-elle, en présentant quelques dates clés :

19esiècle : division sexuée des savoirs et séparation des corps. 1850 : la loi Falloux ordonne l’ouverture des écoles aux filles. 1924 : unification des programmes. 1971 : 50% des étudiants sont des femmes. 1975 : la loi Haby rend la formation scolaire obligatoire entre 6 et 16 ans.

En somme, ce qu’elle préconise dans un premier temps, c’est de bien définir les termes et de les mettre en perspective dans leur contexte historique et patriarcal. Ensuite, concrètement, l’observation par chaque enseignant-e de ses propres pratiques, de ce qui se passe dans ses cours, dans la répartition de la parole en classe mais aussi dans la répartition des espaces en maternelle, comme en élémentaire.

« Les enseignants laissent faire car ils ne s’en rendent pas compte. Ils sont persuadés de mettre en place une pédagogie égalitaire. »
souligne-t-elle.

Pour autant, elle ne juge pas outre mesure le personnel enseignant qui n’est pas exempt de l’absorption des stéréotypes genrés inculqués depuis la petite enfance. On reste dans le général et dans le politiquement correct, soit. Pour Geneviève Guilpain, il est donc important de travailler sur la formation des enseignant-e-s mais aussi sur les outils d’accompagnement et d’éducation, comme les manuels scolaires par exemple, « encore aujourd’hui assez archaïques ».

Elle conseille en conclusion d’enrôler les élèves dans ces démarches, comme le propose Edith Maruejouls, spécialiste de la géographie du genre. Les élèves peuvent être initiés aux recherches sociologiques pour apporter les preuves menant ensuite à la déconstruction. L’enseignante-chercheuse donne l’exemple d’un plan de la cour de récréation, réalisé par un collégien.

C’est le même principe qu’avait utilisé la réalisatrice Eléonor Gilbert dans son court-métrage Espace, dans lequel une fille nous explique la répartition genrée et très inégalitaire de sa cour de récréation. Le documentaire a été diffusé à Rennes à plusieurs reprises aux Champs Libres, dans le cadre des Docs au féminin, organisés par Comptoir du doc. 

IMPLIQUER LES ÉLÈVES

C’est justement pour pourfendre les stéréotypes en tous genres avec les personnes concernées qu’est née l’association Egalité Par Education, aussi appelée ÉPÉ. La mission : éduquer à l’égalité en créant des outils pédagogiques à mettre à disposition des jeunes.

Dans cet axe, la BD Égaux sans égo a été créé à la suite des réponses reçues à un questionnaire ainsi que d’un débat autour d’un film. Leurs paroles ont été recueillies et adaptées en cinq histoires regroupées autour des thématiques Image vestimentaire, Sport, Ordis et jeux vidéos, Mixité des filières et Relations amoureuses et sexualité.

« On ne comptait pas en rester là, relate Jeanine de Nascimento. Sur le temps scolaire et sur le temps périscolaire, des jeunes ont mis en scène nos histoires. Leurs histoires. Et ils ont présenté ça à la biennale de l’égalité à Lorient en 2014. Il y a eu aussi plusieurs forums lycéens organisés. »

En 2016, elle s’exporte au Maroc à l’occasion du premier festival de la BD ado. En 2017, le 8 mars précisément, une version numérique – travaillée en collaboration avec le réseau Canopé – est mise en ligne. La course d’orientation, qui a été présentée à la biennale, est même interactive.  

En 2018, ÉPÉ propose un concours à la manière des Lettres persanes, en Belgique, en France, en Tunisie et au Maroc. Cette matière donne lieu à un roman graphique, Au carrefour des mondes, élaboré par l’autrice Gwénola Morizur et la dessinatrice Laëtitia Rouxel, toutes deux artistes rennaises. 

Dans celui-ci, se croisent mondes terrestre, intergalactique et mondes intérieurs des adolescent-e-s. Et surtout engendre une réflexion sur les questions de sexisme qui traverse nos sociétés. « Le roman graphique est présent dans les collèges et les lycées. Il est mis à la disposition des élèves. L’éducation, c’est notre grande affaire. », termine Jeanine de Nascimento. 

Multiplier les actions en direction des personnels éducatifs et en direction des élèves. Les amener conjointement à une réflexion autour l’éducation à l’égalité, en les faisant participer à cette évolution et construction. Un travail de longue haleine qui a le mérite de chercher des solutions et des outils ludiques pour nous faire avancer ensemble, vers plus de mixité et vers l’égalité.

 

Célian Ramis

En mathématiques, comment résoudre l’équation de l’égalité ?

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Les mathématiciennes étaient mises à l'honneur à la MIR le 11 mars, dans le cadre de l'exposition "Remember Maryam Mirzakhani" et de la conférence sur la place des femmes dans les mathématiques.
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Les filles, elles sont nulles en math. Elles n’ont pas l’esprit scientifique. C’est plutôt un truc de garçon. Evidemment, ce sont des idées reçues et des stéréotypes issus d’une construction sociale agissant à travers l’éducation genrée dès le plus jeune âge, qui influe ensuite sur l’orientation scolaire, les choix universitaires et enfin sur les carrières professionnelles.

À la Maison Internationale de Rennes, 18 tableaux ornent la galerie du 10 au 17 mars dans l’exposition Remember Maryam Mirzakhani, orchestrée par le Committee for Women in Mathematics (Comité pour les Femmes en Mathématiques) en 2018 autour de celle qui reste aujourd’hui encore la seule femme à avoir obtenu la médaille Fields en 2014, lors du Congrès International des Mathématiciens.

Actuellement, dans le monde, circule 20 copies de cette exposition dont les droits sont donnés gratuitement par le CWM en fonction de la cohérence du projet examiné. Le 15 octobre 2019, l’université Rennes 1 la dévoilait pour la première fois à Rennes à l’occasion de l’inauguration de son amphithéâtre Maryam Mirzakhani.

À chaque fois, il est exigé de bien respecter le format et l’ordre des affiches, établies selon le parcours de cette femme, née en Iran en 1977 et qui grandit à Téhéran. Au lycée, elle étudie dans un établissement dédié aux filles exceptionnellement douées et très vite, elle remporte la médaille d’or lors des Olympiades Mathématiques Internationales, en 1994 et en 1995.

Tous les posters renvoient à une thématique de sa vie. Que ce soit à travers des photos de famille, des photos de sa fille Anahitah qui pensait, voyant sa mère faire des dessins sur des feuilles, que celle-ci était une artiste peintre, d’elle en train de travailler. Mais aussi à travers des mots, de concepts et de citations. Jusqu’à la compilation d’articles de journaux abordant sa mort en 2017, à la suite d’un cancer du sein.

Elle est un formidable exemple de réussite, dépassant les frontières des assignations genrées. Mais aussi une exception. Malgré elle. Elle est la première et unique mathématicienne à avoir obtenu la médaille Fields à ce jour. Une médaille remise tous les 4 ans, à 4 lauréat-e-s âgé-e-s de moins de 40 ans.

« Sur 55 ou 56 titulaires, il n’y a eu qu’une seule femme depuis que la médaille a été créée, en 1936 je crois. Maryam a eu un destin tragique puisqu’elle est décédée à 40 ans. Elle n’a pas pu donner son exposé dans ce cadre-là car elle était déjà atteinte du cancer du sein. Mais elle voulait dédier sa distinction à toutes les femmes qui viendraient après elle. »
précise Marie-François Roy, présidente du CWM.

UN MONDE DE MECS…

Le 11 mars, après le vernissage de l’exposition, le laboratoire de mathématiques de Rennes 1 proposait de poursuivre les réflexions autour d’une conférence sur la place des femmes dans les mathématiques, animée par Nicoletta Tchou, chargée de mission Parité et lutte contre les discriminations et maitresse de conférences en mathématiques.

Le monde des mathématiques est reconnu comme majoritairement masculin. Les femmes représentent 30%, dans le monde, à la base des mathématiques, c’est-à-dire dans les écoles de formation. Dans les revues et dans les lauréat-e-s des prix, elles ne sont plus que 10% et ce pourcentage n’a pas évolué depuis 50 ans, ce qui n’est pas le cas dans d’autres disciplines scientifiques, comme la chimie par exemple.

« Depuis 1996, jusqu’à 2016, la part des filles en série S est passée de 42% à 47%. La pente est faible mais quand même, on voit une augmentation du nombre de filles en S. On voit en revanche, dans le suivi post bac, que les études médicales sont plus choisies par les filles qui avaient des profils scientifiques au lycée que les sciences dures ou l’ingénierie. En fait, dès qu’il y a de l’humain dans l’intitulé, il y a globalement plus de filles. », souligne Nicole Guenneuguès, chargée de mission égalité filles-garçons au sein du rectorat.

De son côté, Christophe Ritzenthaler, responsable de la commission Parité de l’Institut de recherche mathématique de Rennes, fournit des chiffres nationaux et locaux. En France, on comptabilise 21% de femmes dans le secteur des mathématiques dans les universités. Un chiffre stable depuis 1996. Elles sont 27% à être maitresses de conférences et autour de 10% au niveau supérieur. Dans les mathématiques dites « pures », on compte 31 femmes pour 467 hommes.

« Et ce n’est pas plus réjouissant à Rennes. En fait, on perd à chaque étage. Plus on progresse dans les échelons, plus on perd les femmes. Parmi les doctorant-e-s et post-doctorant-e-s, il y a environ 30% de femmes et 10% au niveau supérieur. », précise-t-il. 

Avec la commission, il s’est replongé dans des études concernant le recrutement. Il en partage une avec la salle. 127 CV, en biologie, sont fournis à un comité de recrutement composé de manière paritaire. Parmi les CV, certains sont identiques, sauf qu’un exemplaire est au nom d’une femme et qu’un autre exemplaire est au nom d’un homme. Résultat : plus de postes sont proposés aux hommes, « avec des meilleurs salaires ! »

DES LEVIERS À ACTIONNER

Les discriminations ne s’effectuent pas toujours de manière consciente. Le sexisme commence dès le plus jeune âge à travers l’éducation genrée. On ne parle pas de la même manière aux filles qu’aux garçons, on n’attend pas d’elles et d’eux les mêmes comportements et compétences, on privilégie les qualités d’écoute et d’empathie pour les filles et des qualités d’actions pour les garçons.

« Un des premiers leviers, c’est celui de la formation des personnels. Au-delà des mathématiques. Femmes et hommes enseignant-e-s ont aussi des représentations stéréotypées. Ça se voit avec les mêmes copies, le regard, les encouragements et les commentaires ne sont pas les mêmes. Quand on attend quelque chose de nous, on a tendance à aller vers cet attendu. Pour les garçons, c’est plus de savoir compter. Pour les filles, de savoir parler. »
explique Nicole Guenneuguès.

Au sein de l’académie, différentes actions sont mises en place, comme par exemple une journée de formation à destination des professeur-e-s de mathématiques pour lutter contre la menace du stéréotype, une journée Filles et Maths composée de conférences animées par des mathématiciennes, de speed meetings et d’un théâtre forum sur les stéréotypes, ou encore un partenariat avec Orange sur la base de marrainages, afin de travailler sur la confiance en soi et le poids du modèle.

Un projet interdisciplinaire, dont nous fait part Marie-Françoise Roy, a permis d’interroger 32 000 scientifiques (50% de femmes et 50% d’hommes) sur leurs conditions, vécus et ressentis afin d’établir un diagnostic assez précis et représentatif de la situation et de construire une base de données des initiatives à travers le monde.

Sur le site du projet (gender-gap-in-sciences.org), on retrouve donc l’enquête globale qui témoigne qu’environ un quart des femmes ont eu une expérience personnelle de harcèlement sexuel durant leurs études ou au travail, et que les écarts de salaire sont significatifs entre les hommes et les femmes, la parentalité ayant un impact très différent sur les vies des hommes et des femmes.

On trouve également l’étude des modes de publication qui analyse des millions de publication, de 1970 à aujourd’hui dans les domaines de l’astronomie, les mathématiques, la chimie ou encore la physique théorique. Résultat : moins de 10% d’autrices dans les revues renommées en 1970 / 20% d’autrices dans les revues renommées en 2020. Sauf en mathématiques, où elles restent à moins de 10%.

Enfin, l’enquête délivre des recommandations aux parent-e-s et enseignant-e-s, aux organisations locales (départements scientifiques des universités, centres de rencontres, groupes de recherche dans l’industrie) ainsi qu’aux unions scientifiques.

A titre d’exemple, parent-e-s et enseignant-e-s peuvent encourager à des activités non mixtes adaptées pour stimuler la confiance des filles en elles-mêmes et leurs capacités à s’exprimer, ou encore utiliser des livres et des médias promouvant l’égalité femmes-hommes et mettant en évidence les contributions des femmes dans les sciences.

Les organisations locales peuvent créer une atmosphère de travail respectueuse et de qualité, définir des bonnes pratiques pour prévenir, signaler et résoudre les cas de harcèlement sexuel et de discrimination au travail, ou encore prendre en compte l’impact de la parentalité sur les carrières des femmes.

Les unions scientifiques peuvent travailler collectivement au changement de culture et de normes pour réduire les différents aspects des inégalités entre femmes et hommes, et peuvent encourager la diversification des prix scientifiques mais aussi encourager la présence de femmes dans les comités éditoriaux, etc.

« Il y a beaucoup d’initiatives pour que la situation évolue. Mais c’est extrêmement lent. Car c’est le reflet d’autres problèmes dans la société. Le problème ne va pas être facile à résoudre car on rencontre des blocages profonds. Il y a des actions à faire à tous les niveaux, à tous les étages. »
commente la présidente du Committee for Women in Mathematics.

DES AVANCÉES ET DES RÉSISTANCES…

En effet, on sait que le sexisme est systémique, comme le racisme, les LGBTIphobies, le validisme, etc. On doit donc travailler sur la déconstruction des stéréotypes auprès des adultes et sur la construction d’un modèle et de valeurs égalitaires. Dès le plus jeune âge, une nouvelle pédagogie doit être pensée et appliquée. Et le travail est en cours. Malheureusement, on sait que toutes les villes, tous les territoires, ne s’accordent pas sur les mêmes enjeux, à la même vitesse, ce qui creuse également les inégalités dans le sujet de l’égalité.

Toutefois, il est évident que les initiatives sont à encourager. Christophe Ritzenthaler intervenait le 11 mars sur quelques exemples d’axes mis en place : « La commission a été créée en 2018 et nous avons donné 3 axes. Un par année. Le premier, c’est de regarder le recrutement. Le deuxième, le vivre ensemble. Et le troisième concerne les questions d’enseignement. »

En France, il est interdit de créer des postes spécifiques, pour les femmes. « Mais on peut sensibiliser nos collègues, transmettre les statistiques, échanger. Dans le comité de recrutement, on a mis en place un couple de veilleurs chargé de vérifier que l’on n’a pas fait d’oubli dans le recrutement. », signale-t-il. 

Même chose du côté des séminaires où il a fallu également discuter de la faible présence des femmes. En un an, leur présence a quasi doublé dans les événements organisés :

« Il suffit que les collègues se rendent un peu compte. Et c’est pareil pour les financements de colloques et de séminaires. On met maintenant des conditions. »

Il y a donc un travail à réaliser pour permettre la prise de conscience de tout ce qui se joue au niveau des inconscients, des impensés. Il y a aussi un travail de sensibilisation et d’échanges. Le comité a donc également fait appel au théâtre forum, outil ludique et interactif qui met en scène les situations de discrimination et demande la participation des volontaires, dans le public, pour proposer des manières de dénouer le problème.

Et puis, il y a les résistances. Dans les couloirs du labo, un affichage permanent valorise les mathématiciennes en Europe. « Par deux fois, les panneaux ont été vandalisés. », conclut-il. C’est souvent là que ça coince. Dans la phase de valorisation. Parce que nombreuses sont les personnes à ne pas comprendre pourquoi on met l’accent sur les femmes et non sur les femmes et les hommes. 

Le sexisme est systémique. Il se niche dans le quotidien et dans ce qui semble être du détail. En mathématiques, comme en littérature, on retient les noms des hommes qui ont marqué l’histoire. Parce qu’on étudie uniquement les auteurs et les mathématiciens et quasiment jamais les autrices et les mathématiciennes. Pourtant, nombreuses sont leurs contributions à l’histoire, et par conséquent à ce qui donne la société dans laquelle nous évoluons actuellement.

Célian Ramis

Les femmes et les LGBTIQ+, toujours sur la touche du football

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Sa conférence-performée se présente comme un match de football dont elle est l’organisatrice, la joueuse, la commentatrice et l’arbitre en même temps. Mais le jeu se déroule ici sur le terrain des inégalités.
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C’est au sous-sol du TNB que résonnent, ce dimanche 9 février, les airs de coupes du monde de football. « Magic in the air », de Magic System, ou encore « Waka Waka », de Shakira, Hortense Belhôte les ralentit, en les accompagnant au ukulélé. Cet après-midi-là, la comédienne, metteuse en scène et historienne de l’art présentait sa conférence-performée Une histoire du football féminin, dans le cadre des Menaces d’éclaircie (festival Waterproof / Les Tombées de la Nuit).

Sa conférence-performée se présente comme un match de football dont elle est l’organisatrice, la joueuse, la commentatrice et l’arbitre en même temps. Mais le jeu se déroule ici sur le terrain des inégalités. Lors de la première mi-temps, Hortense Belhôte se concentre sur la première partie du XXe siècle, époque durant laquelle les femmes commencent à s’émanciper.

PREMIÈRE MI-TEMPS

Au sortir de la Première guerre mondiale, non seulement les femmes investissent les terrains de football mais elles créent également des organisations pour les femmes. Dans les années 1920, le peintre mexicain Angel Zarraga peint d’ailleurs une série sur les Footballeuses.

Dans l’Hexagone, elles jouent en coupe de France et intriguent les journalistes. Jeunes, pas mariées, ouvrières, dactylos… certaines sont là pour l’effort musculaire, d’autres pour la compétition et l’envie de gagner, et d’autres encore viennent de familles sportives.

Mais en parallèle, les critiques pleuvent et s’abattent sur la gent féminine. Fortement impliqué dans l’essor et le développement des sports, et connu pour être le rénovateur des Jeux Olympiques, Pierre de Coubertin ne s’illustre pas dans l’accompagnement des femmes dans le milieu sportif. Si celles-ci veulent exercer une activité, qu’elles le fassent mais en toute discrétion et sans public…

Les arguments sexistes se multiplient : pour (soi-disant) des raisons esthétiques, médicales, financières et morales, les femmes feraient mieux de ne pas se mettre au sport. Ou au moins, de ne pas trop en faire.

« Violette Morris est une sportive, footballeuse, lanceuse de poids, lanceuse de disque, aviatrice, qui fait aussi du waterpolo… Et qui s’affiche bisexuelle. Elle est exclue pour atteinte aux bonnes mœurs. »
explique Hortense Belhôte. 

En 1929, gros krach boursier. Montée du chômage. Les femmes rentrent à la maison, « Marie Claire et Vogue prennent en charge la culture féminine. » En 1941, le gouvernement de Vichy interdit vigoureusement la pratique du football féminin. L’arbitre Belhôte siffle : « Fin de la première mi-temps. Autant vous dire qu’on ne mène pas. »

DEUXIÈME MI-TEMPS

La deuxième mi-temps est dédiée à la seconde partie du XXe siècle, époque qui connaît l’essor de la télévision et voit le football devenir une histoire de gros sous. Après 30 ans d’absence, les footballeuses sont de retour.

Nous sommes dans les années 70 et les femmes luttent pour l’accès légal à la contraception, à l’avortement, le partage de l’autorité parentale ou encore pour le droit à disposer librement de leurs salaires.

C’est aussi l’âge d’or des filles du stade de Reims, et certaines font le tour du monde pour la reconnaissance du football féminin. Mais elles ne sont toujours pas considérées comme professionnelles. Pour cela, il faudra attendre encore plusieurs dizaines années.

« Après ses années rebelles, le football féminin va être mis sous la tutelle de la Fifa. On réécrit alors l’Histoire et on dit qu’ont lieu les premiers championnats officiels dans les années 80/90. »
souligne l’historienne de l’art.

La deuxième mi-temps touche à sa fin : « Et le match est toujours un peu nul. » Mais l’issue n’est pas encore déterminée. Sonne alors l’heure des « tirs au (dé)but du XXIe siècle ». Heureusement, depuis une dizaine d’années, le vent tourne et on retransmet à la télévision française les matchs des footballeuses. 

TIRS AU BUT

Panini édite son premier album à l’effigie des joueuses. En parallèle, la coupe du monde de football masculin, en 2010, est une catastrophe. Brigitte Henriques, ancienne footballeuse française et internationale, devient vice-présidente de la Fédération Française de Football. Sa mission : féminiser le football.

Les femmes sont plus que jamais sous les feux des projecteurs. Mais à quel prix ? Là où avant, on leur filait des maillots trop grands, on les faisait jouer sur des terrains pourris le dimanche après-midi, désormais on les expose face aux médias et au public, avec des maillots cintrés et des shorts courts.

« Elles passent à la télé et doivent changer de visage. Le slogan, l’an dernier, pour la coupe du monde de football féminin, c’était quand même « Le moment de briller »… Et la mascotte apparaissait avec les cheveux longs, du maquillage et faisait des cœurs avec ses doigts… »
commente la comédienne. 

Elle dénonce le sexisme et la lesbophobie qui règne dans le milieu du football. Si à l’OL, on encourage les femmes à parler de leurs maris et de leurs enfants, on laisse encore une fois sur la touche les lesbiennes.

Côté mecs, même combat, l’homosexualité n’est pas mieux traitée, rappelle-t-elle, indiquant qu’a lieu le premier coming-out en 1990. L’auteur de celui-ci se suicide en 1998.

Pour Hortense Belhôte, l’instant est au débrief. Malgré les embuches, les femmes résistent et percent à la fois les stratégies d’attaque et les stratégies de défense du patriarcat. Pour autant, peut-on penser qu’elles ont gagné le match ?

DEBRIEF

On est ravi-e-s de retrouver Hortense Belhôte, dont on avait déjà fortement apprécié la conférence-performée « Les arts du sexe », au Diapason (Rennes 1) en décembre 2017. Toujours aussi percutante, pertinente et militante.

Avec ses diapos, son humour, sa voix, son esprit et son corps, elle nous plonge sans difficulté aucune dans l’histoire du football féminin, grâce aux recherches effectuées dans les ouvrages de Laurence Prudhomme-Poncet, profe d’EPS et autrice, et de Béatrice Barbusse, handballeuse et sociologue du sport.

Mais avant cela, ce qui motive sa démarche, c’est sa participation au spectacle de danse contemporaine de Mickaël Phelippeau, Footballeuse,et son expérience personnelle avec le ballon rond, au sein du collectif Les dégommeuses, qu’elle ne nomme pas dans la conférence mais dans une interview à Libération : 

« J’ai aussi fait l’expérience d’un autre football, dans le club des Dégommeuses, qui au-delà du sport est aussi un club militant, luttant pour le droit des femmes, des personnes LGBT et des migrants. J’ai pu donc, grâce au football, voyager, jouer des matchs dans des compétitions internationales, me permettant de me rendre compte des nombreuses questions sociales que l’on peut déceler à travers le football, notamment auprès des populations vulnérables que sont les réfugiés ou encore les populations LGBT de certains pays du monde. De fait, tout l’enjeu a été de restituer ces deux choses : d’une part mon histoire personnelle, avec ma passion pour le foot et mon engagement militant, et d’autre part l’histoire des femmes dans ce sport, afin de gagner en vérité et en profondeur. »

C’est une réussite. Elle distille avec agilité et habileté des analyses géopolitiques, de l’Afrique du Sud à l’Afghanistan, entre deux dates, deux citations ou encore deux photos de Wiltord et de Cissé, pour mettre en perspective le contexte et les conditions dans lesquelles s’intègre l’histoire de ce football, qui à l’image des injonctions paradoxales est toujours trop ou pas assez.

Ainsi, dans la conférence-performée d’Hortense Belhôte, il y a du contenu scientifique, de l’expérience personnelle, du sens critique, de la légèreté, de l’engagement et plus encore. Elle se saisit d’un sujet encore sous-exploité qui pourtant nous apparaît depuis l’an dernier, et la médiatisation autour de la coupe du monde, comme étant largement traité.

C’est là toute la puissance et la subtilité du travail et de la création de la comédienne. Produire du divertissement au sens noble du terme, en nous ouvrant les yeux sur les angles morts du patriarcat et du capitalisme. On la suit avec plaisir et on en redemande.

Célian Ramis

Rokhaya Diallo : « Ne pas voir les couleurs, c’est un luxe »

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Le 21 janvier, la journaliste, autrice, militante antiraciste Rokhaya Diallo était à l’université Rennes 2, au Tambour précisément, pour échanger, dans le cadre des Mardis de l’égalité, autour de la thématique du corps.
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Le 21 janvier, la journaliste, autrice, militante antiraciste Rokhaya Diallo était à l’université Rennes 2, au Tambour précisément, pour échanger, dans le cadre des Mardis de l’égalité, autour de la thématique du corps, et particulièrement quand celui-ci sort du cadre normatif. Un cadre normatif imposé par les personnes dominantes, blanches, occidentales, cisgenres, hétérosexuelles, valides…

« Ne pas voir les couleurs, c’est un luxe. », explique Rokhaya Diallo qui souligne que pour les personnes racisées, voir les couleurs est justement une acuité qu’il leur faut développer pour survivre au quotidien. 

D’où l’introduction des podcasts de Kiffe ta racedans lesquels Grace Ly et elle, toutes deux animatrices de l’émission, demandent à leurs invité-e-s si ielles se situent sur le plan racial et si oui, comment : « C’est important de dire que quelque soit le groupe social auquel on appartient, on a un rapport situé à la race. Ensuite, on essaye de voir comment la question raciale est entrée dans leur vie. »

Comme de nombreuses personnes racisées, Rokhaya Diallo a découvert, en France, qu’elle était une femme noire à travers le regard des autres. Dans l’Hexagone, pays qui est le sien, elle le dit, elle a toujours été traitée comme une femme noire.

Penser que se situer, s’affirmer en tant que personne blanche ou en tant que personne racisée, n’a pas d’impact au quotidien pour soi et pour les autres, c’est nier le rapport de domination qui existe. Elle parle de processus :

« Noir-e, c’est une construction socio-historique liée à la domination. Noir ou blanc, c’est une altérité radicale qui permettait de justifier qu’on asservisse la population. Noir-e est un processus et non une description parce que les noir-e-s ne sont pas noir-e-s réellement, il y a une carnation très variée de la peau noire. Et les blanc-he-s ne sont pas blanc-he-s, on se rapproche plus du beige… »

Et souvent la valeur d’une personne croit et décroit en fonction de la clarté de sa peau. Plus la peau est claire, plus la personne est valorisée. Plus la peau est foncée, plus la personne est dévalorisée. Et l’Histoire a montré avec la théorie de la goutte de sang que les humains dominants pouvaient aller très loin : aux Etats-Unis, cette règle affirmait que quiconque avait ne serait-ce qu’un ancêtre d’ascendance africaine était considéré comme noir et pouvait donc être potentiellement réduit en esclavage.

LES AUTRES, LES NON-BLANC-HE-S

Rokhaya Diallo note également que l’on désigne les personnes racisées par des couleurs mais que l’on ne nomme jamais les blanc-he-s. « C’est la question de Qui a le droit de nommer ? Qui a le droit de réagir ? », interroge-t-elle. La couleur de peau sert à souligner que la personne n’est pas blanche. Soit pas dans la norme établie par un rapport de domination, qui subsiste encore profondément aujourd’hui. 

De même, « on ne décrit jamais la forme des yeux sauf pour désigner les personnes asiatiques. Et quand une minorité nomme la majorité et dit donc « blanc-he-s », on dit que les membres de cette minorité sont racistes. Il n’y a qu’à voir les réactions extrêmement hostiles qu’il y a eu lorsque Lilian Thuram a parlé des blancs. »

Elle le dit, le démontre et insiste : ne pas voir les couleurs est un luxe de privilégié-e-s. Un luxe qui dénote également une touche d’hypocrisie. D’un côté, on ne voit pas les couleurs. D’un autre, on interroge sans cesse les personnes non blanches sur leurs origines (réelles ou supposées). 

« Ça n’a aucun sens de ne pas voir les couleurs. C’est absurde. Peut-on être maquilleuse sans voir les couleurs ? Peut-on être coiffeur sans voir les couleurs ? Non. Nous, on ne peut pas se permettre de ne pas voir ce que ça implique dans le quotidien. »
déclare-t-elle. 

La militante en vient à aborder la question raciale d’un point de vue publicitaire, commercial. Pour elle, pas question de penser que les entreprises sont militantes, quand elles proposent des poupées Barbie racisées ou quand elles sortent un hijab de running, mais :

« Il y a des femmes musulmanes aussi veulent aller courir ou veulent à la piscine. Les entreprises ont des raisons commerciales, marketing. Comme Barbie. Je ne pense pas que ce soit la révolution féministe chez Mattel mais c’est important pour les petites filles, et les petits garçons, de voir des poupées handicapées par exemple. Ça n’empêche pas d’avoir un regard critique. Mais ça répond à des besoins. Tout le monde n’a pas le luxe de pouvoir boycotter une entreprise capitaliste qui traite mal ses employé-e-s. Encore une fois, c’est une question de privilèges. »

Elle rappelle la réalité par exemple des personnes noires qui ne trouvent pas en supermarché de shampooing adapté à leurs cheveux. Ou de produits cosmétiques adaptés à leurs teints. Il faut alors se tourner vers une boutique spécialisée, penser à s’y rendre puis s’y rendre. La charge mentale des personnes racisées est une question négligée, voire même méprisée.

SYMBOLES DE L’IMPENSÉ

Les inégalités sont profondes et restent encore largement impensées quand il s’agit de les regarder et de les analyser à travers la question raciale. Et des écarts se creusent quand certaines personnes médiatisées à outrance, à l’instar des Kardashian, s’approprient un héritage.

« La silhouette associée aux femmes noires était considérée comme vulgaire. La Vénus Hottentote a été étudiée même après sa mort, comme un corps anormal, comme un corps de cirque. Un corps qu’aujourd’hui les Kardashian essayent de reproduire. Et ça, ça leur rapporte de l’argent ! Elles en tirent des bénéfices alors que les femmes noires qui sont naturellement comme ça sont considérées comme vulgaires ! »

À la question « Est-ce là de l’appropriation culturelle ? », Rokhaya Diallo répond du tac au tac que « l’appropriation culturelle, c’est quand Kim Kardashian essaye de déposer le mot « kimono » comme original. Alors que tout le monde sait que « kimono » existe déjà et ce que ça désigne. »

L’exemple fait rire et sourire dans la salle. Mais finalement, elle pointe là une réalité qui existe et agit dans le quotidien, sans que l’on envisage sa violence, en tant que personne située dans la norme blanche occidentale. Tout comme elle avait souligné dans une émission la problématique du sparadrap, qu’elle évoque comme symbole de l’impensé.

« Les personnes non dominantes doivent sans cesse s’adapter. On prend la couleur du sparadrap comme acquise. Alors, on m’a dit « Oui, mais le sparadrap, il est pas vraiment blanc, c’est plus beige, plus foncé. » Oui, enfin le sparadrap il a quand même une teinte plus proche de la peau des blanc-he-s que de la mienne. Il y a le sparadrap mais il y a l’oreillette à la télévision, les collants, on dit « couleur chair »… ou même les chaussons de danse ! Les danseuses noires, elles teignent leurs chaussons en noir. Vous imaginez là encore le temps qu’elles y passent ? C’est du temps où elles ne dansent pas. Il faut sans cesse s’adapter, passer du temps à se renseigner, aller chercher le produit, colorer les trucs… Au CAP coiffure, ne pas savoir coiffer les cheveux crépus n’est pas un critère pour le diplôme. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que si tu as des cheveux crépus, peut-être que dans ton salon de coiffure, on ne va pas savoir s’occuper de toi. Qu’il va falloir te renseigner sur l’endroit où te faire coiffer, que ça va coûter cher, peut-être même finalement que tu vas pas être coiffé-e. Il faut habiter les grandes villes et mettre une logistique en place.», précise-t-elle. 

Pour son exemple du sparadrap, elle sera cyberharcelée pendant 15 jours. Parce que comme elle le dit, elle a fait exister sur la sphère publique un sujet qui n’avait jamais été traité. « Cette agressivité est liée par le fait qu’ils aient contraints de se positionner par rapport à ça. », précise l’autrice de La France tu l’aimes ou tu la fermes ?.

JUSQU’OÙ VA LA STIGMATISATION, LE MÉPRIS, LA MOQUERIE ?

Le corps non blanc est pensé et vu comme un corps hors norme. Pire, il est pensé et vu comme un corps qu’on peut habiter. Dont on peut se parer pour se déguiser. C’est bien là l’enjeu du blackface que Rokhaya Diallo tient à traduire en français par le terme barbouillage, soulignant ici l’ancrage de cette pratique - visant à se grimer pour ressembler aux personnes noires – en France (mais aussi en Europe, dans les pays esclavagistes).

« Quand on se déguise, on met un costume qui représente une profession ou une personnalité connue. On ne se déguise pas en autre humain. C’est là la manière la plus brutale de déshumaniser l’autre. On imite pour se moquer. On animalise, on décrédibilise une partie de la population. Et souvent dans des espaces où ces personnes sont minorisées. »
scande Rokhaya Diallo. 

Elle fait référence notamment au sketch « Le chinois » de Gad Elmaleh et Kev Adams : « Ils font un sketch en se déguisant et en se moquant alors que les personnes asiatiques sont complètement invisibilisées. Y a quasi 0 asiatique à la télévision française. C’est une dépossession de l’humanité des gens concernés et une dévalorisation de leur culture. »

Elle conclut son intervention dans le cadre des Mardis de l’égalité sur le titre de son dernier ouvrage Ne reste pas à ta place ! (sous-titré : Comment s’accomplir en ne faisant rien de ce qui était prévu). Un titre qui a pu déranger certaines personnes concernées, craignant qu’une injonction en remplace une autre.

L’autrice se justifie : l’intitulé n’a pas été voulu comme une injonction. « C’est un privilège que j’ai eu dans mon parcours. Et j’ai bien conscience que quand on appartient à un groupe opprimé, on n’a pas forcément la possibilité individuellement de s’extraire des injonctions et des oppressions. », poursuit-elle.

Le message, c’est de ne pas stigmatiser les personnes qui subissent une oppression, tout comme il est également très important, l’a-t-elle souligné précédemment dans son discours, d’arrêter de juger les femmes voilées en France et de leur ordonner d’ôter leurs voiles. Pour Rokhaya Diallo, il est important de célébrer « les victoires individuelles » et de « s’encourager les un-e-s les autres pour nos petite victoires. »

Sans se fixer des objectifs irréalisables, il est bon « de savoir que l’on peut avoir un impact chacun-e à son échelle. » Reconnaître ses privilèges en fait parti. Ainsi, une des premiers leviers que l’on peut actionner à titre individuel, c’est une remise en question autour de nos pratiques.

« Quand on est de gauche souvent on refuse de se poser des questions sur nous même, sur nos erreurs, sur nos fautes. La faculté à se remettre en question doit être intégrée. La gauche a besoin de revoir son histoire, c’est la gauche initialement qui était coloniale. », souligne-t-elle.

Il nous faut abandonner la rhétorique post-colonialiste et raciste. Celle qui consiste à vouloir penser « que la colonisation n’a pas eu que des mauvaise côtés… ». « On nous parle des routes mais qui a construit les routes dans le pays colonisés ? Pas ceux qui ont colonisé, je pense pas ! Les habitants n’en avaient pas les besoins, il ne faut pas inverser les choses. », resitue-t-elle dans le contexte.

Il y a aussi celle qui consiste à dire « Je suis pas raciste, je suis marié à une personne noire. » Rokhaya Diallo dégage cette absurdité avec une répartie bien sentie :

« Mais dans ce cas-là, ça veut dire qu’aucun homme hétérosexuel n’est macho ! Personne ne dit « Je suis pas sexiste, je suis marié à une femme ». Et quand l’exemple ne passe pas avec une femme, ça ne passe nulle part ! » 

Ecouter les personnes concernées. Ne pas stigmatiser. Réfléchir à nos pratiques et à nos privilèges. Se situer clairement. Cela constitue la base, la première marche. On peut aussi écouter les podcast de Kiffe ta race, suivre les événements organisés par des structures telles que déCONSTRUIRE à Rennes et même se rendre dans la bibliothèque de l’association. À nous de nous renseigner. À nous de faire le chemin. Pour être des allié-e-s et non des passeurs-euses de rapports de domination.

Célian Ramis

Quand les militantes féministes bricolent le cinéma, quelle libération !

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Les Mardis de l'égalité ont fait leur rentrée le 1er octobre avec une passionnante conférence d'Hélène Fleckinger sur les cinémas féministes des années 70. En partenariat avec HF Bretagne.
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Les Mardis de l’égalité faisaient leur rentrée le 1eroctobre dernier et lançaient leur 4eédition au Tambour, à l’université Rennes 2, avec une conférence sur le cinéma féministe des années 70, animée par Hélène Fleckinger. En partenariat avec HF Bretagne. 

Quelle est la relation entre le cinéma, la vidéo et le féminisme ? C’est la question à laquelle Hélène Fleckinger, maitresse de conférences à Paris 8, était invitée à répondre ce mardi 1eroctobre, devant une salle blindée. Pour la conférencière, une plongée dans l’histoire s’impose pour comprendre une époque en pleine ébullition militante et créative. 

Elle s’amuse d’ailleurs de la coïncidence : « L’année prochaine, on fêtera les 50 ans du Mouvement de Libération des Femmes. Ce sera aussi les 50 ans de votre université. De mon université aussi. » C’est là dans cette période post 68 que militantisme et créativité vont se lier. Au printemps 70, nait le Mouvement de Libération des Femmes (MLF).

REVENDIQUER AVEC CRÉATIVITÉ

« Gardez votre gauche », « Le muguet a encore augmenté », « Ni faux cils ni marteaux piqueurs », « Quand les femmes s’aiment, les hommes ne récoltent pas » ou encore « Les sorcières peuvent aussi guérir les mots d’ordre »… 

Les slogans, que l’on retrouve dans le film Où est-ce qu’on se mai ?de Delphine Seyrig et Ioana Wieder, « témoignent d’une grande créativité, qui va avec la créativité du MLF. Une femme qui a fait une vidéo a aussi souvent fait une chanson, a participé à des publications, etc. Il n’y a pas que le cinéma dans cette période, c’est un ensemble d’expressions : des chansons, des photos, des tracts, des affiches… »

Le Mouvement de Libération des Femmes affirme son autonomie à l’égard des politiques et des syndicats et dénonce le sexisme qui régit également le militantisme. Le mouvement est informel, sans carte ni adhésion. Et en non mixité. Ce qui ne sera pas le cas ensuite du Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception, créé en 1973.

Les militantes féministes s’approprient alors, entre autre, la caméra, comme outil de contre pouvoir, d’intervention et de créativité. « Si je parle dans cette conférence du cinéma féministe, il faut quand même préciser qu’il revêt des formes et des orientations politiques différentes. Il faudrait en parler au pluriel. Des cinémas féministes. », souligne Hélène Fleckinger. 

Des cinémas souvent expérimentaux où les femmes explorent non seulement la question de la libération des femmes mais aussi la réappropriation des images. Pour cela, elles s’éloignent du cinéma « classique », celui investit par les hommes, dont elles sont exclues. Car si elles peuvent accéder aux formations, elles en sont souvent découragées avant même d’y entrer.

LE CINÉMA MILITANT POST 68

En 1968, naissent les Etats généraux du cinéma. Au sein de cet événement, les caméras circulent, la volonté est claire : investir le cinéma comme arme de lutte politique et d’échanges politiques.

« Mais dans les pratiques militantes post 68, la question simplement des femmes est à peine relayée. C’est une affaire d’hommes qui rejoue les mêmes répartitions genrées : les hommes à la réalisation et, les fois où il y a des femmes, elles sont au montage. »
précise la maitresse de conférences. 

Avec son film Sorcières camarades, Danielle Jaeggi, une des rares à l’époque à ressortir de sa formation avec la mention « Réalisatrice », signe une œuvre manifeste, en 1971, qui annonce une libération. Elle produit ici un « Film sur les femmes, un film par les femmes, un film pour les femmes, Avec une caméra d’homme. » Pour la libération, « celle des femmes ».

À l’exception d’un des films majeurs en terme de cinéma militant féministe – Histoire d’A, de Charles Brémont et Marielle Issartel, en faveur de l’avortement, avant sa légalisation – les femmes ne vont pas investir les techniques argentiques, mais vont plutôt s’orienter vers des techniques plus amateures, comme avec la Super 8.

INVENTION ET CRÉATION DE LEURS CINÉMAS

« Elles vont investir la Super 8 pour le coût mais aussi pour l’adéquation avec leur libération en tant que femmes et la libération des images. »
souligne Hélène Fleckinger.

De nombreux collectifs féministes non mixtes vont se constituer, toujours dans la lignée des 3 missions : contre pouvoir, intervention, libération des images. 

Arrive alors sur le marché la vidéo, permettant à l’aide d’une caméra et d’un magnétoscope, d’enregistrer les paroles dans la longueur, le son étant relié de manière synchrone. Dans les publicités, ce sont d’ailleurs les femmes qui sont mises en avant. Mais la raison n’est pas féministe. Bien au contraire, on utilise leur image parce que le public visé est celui de la famille.

Qu’importe, elles vont en faire autre chose. La vidéo va véritablement servir à recueillir les paroles occultées des femmes, accompagnant les mobilisations pour le droit à l’IVG, les manifestations contre le viol, l’action des prostituées à Lyon revendiquant droits et dignité ainsi que les grèves d’ouvrières.

Mais la vidéo s’insère aussi dans les intimités bafouées, voire interdites, des femmes. Elles parlent de sexualité, de lesbianisme, d’accouchement, ou encore du travail domestique.

TRANSMISSION ET DIFFUSION D’UN MOYEN DE LUTTE IDÉOLOGIQUE

Avec la vidéo, les militantes se forment sur le tas et donnent des stages aux autres femmes. Puisque les femmes ne sont pas encouragées à suivre les formations dans les écoles, elles seront leurs propres professeures et tutrices.

C’est ce qu’a fait Carole Roussopoulos, « pionnière de la vidéo militante et de la libération des femmes. » Elles expérimentent sur le terrain directement, ont la possibilité d’effacer les images en direct et peuvent ainsi créer un climat de confiance avec les interviewées. 

« C’est un moyen de lutte idéologique ! », déclare la conférencière qui démontre alors que les collectifs de vidéos féministes sont à cette époque déterminés à dénoncer l’image et le rôle stéréotypés des femmes véhiculées par les médias. Parce que rien ne relève du détail en matière d’inégalités et de discrimination, elles signent les productions uniquement de leurs prénoms, affirmant ainsi le refus de l’identité transmise par le père. 

Les images, documentaires, films expérimentaux, etc. sont ensuite projetés sur des moniteurs ressemblant à des écrans de télévision, avec la possibilité d’obtenir un son très fort. Dans les événements, sur les marchés, partout où elles veulent, elles peuvent installer les moniteurs et diffuser leurs productions qui ne sont pas uniquement des « moyens d’agitation et outils de contre pouvoir, mais aussi des outils d’expression et de réponses à la télévision. » Elles sont « investies dans la création. »

UNE INFLUENCE CERTAINE MAIS LENTE

Le Mouvement de Libération des Femmes qui s’illustre par son autonomie, son militantisme et sa créativité, influence alors le milieu cinématographique, y compris dans la fiction. En 1969, seulement 3% des cinéastes sont des femmes. Dix ans plus tard, elles sont 10%.

« Ce n’est pas la panacée mais bon… On assiste à des nouvelles histoires, de nouveaux récits, des points de vue différents… La notion de films de femmes devient stratégique pour les féministes. Aujourd’hui, on ne l’entend plus comme ça mais à l’époque, c’était stratégique. »
s’enthousiasme Hélène Fleckinger.

En 2020, le Festival International de Films de Femmes de Créteil et du Val de Marne célèbrera sa 49eédition. 

La prise de conscience militante féministe, soulevée par le MLF mais aussi par tout un contexte de nombreuses luttes à venir et de luttes passées, s’est donc effectuée par petits groupes, utilisant la vidéo parce qu’il était alors un « média vierge, sans école, sans passé et sans usage accaparé par les hommes. »

Mais aussi parce qu’elle a permis « une organisation souple du travail et de participer à tous les postes de la réalisation au montage, elles ont cassé la division genrée du travail et il faut savoir que les modes de diffusion à ce moment-là étaient fastidieux, elles devaient tout faire elles-mêmes. »

Et lorsqu’elles organisaient une projection, celle-ci était toujours suivie d’une discussion. D’une certaine manière, la vidéo a permis de recueillir la parole occultée et individuelle des femmes pour la libérer ensuite en assemblée. Un cycle qui continue aujourd’hui encore et permet à de nombreuses femmes d’exprimer et de partager leurs vécus et ressentis et à de nombreuses femmes également de ne plus se sentir seules.

 

 

QUELQUES FILMS ÉVOQUÉS PAR HÉLÈNE FLECKINGER

• Où est-ce qu’on se mai ?, de Delphine Seyrig et Ioana Wieder

• Sorcières camarades, de Danielle Jaeggi

• Histoires d’A, de Charles Bremont et Marielle Issartel

• Mais qu’est-ce qu’elles veulent ?, de Coline Serreau

• Quand les femmes ont pris la colère, de René Vautier et Soizic Chappedelaine

• Double labyrinthe, de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki

• L’une chante, l’autre pas, d’Agnès Varda

• L’amour violé, de Yannick Bellon

 

 

POUR ALLER PLUS LOIN :

Très prochainement, sera mise en ligne la plateforme fondée par Hélène Fleckinger, Bobines Féministes. « Cet automne j’espère, au plus tard en janvier. », souligne la maitresse de conférences, expliquant que l’on y trouvera des archives audios, iconographiques, photographiques, graphiques, des films, des extraits vidéos, etc. « Ce sera une grosse base de données éditorialisée sur laquelle on peut parcourir et rebondir sur les ressources. », conclut-elle.