Célian Ramis

Agricultrices : à part entière

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Quelle est la place des femmes dans le secteur de l'agriculture ? Et cette place a-t-elle évolué ? Comment ? Enquête.
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En 2010, un quart des exploitations agricoles françaises étaient dirigées par des femmes. En 1970, elles étaient 8%. L’augmentation du nombre de femmes accédant à des statuts équivalents à ceux des hommes est réjouissante. Oui mais reste encore à faire évoluer les mentalités quant à leur réelle place. Celle d’agricultrices à part entière.

C’est dans cette optique qu’œuvre le groupe non mixte Les Elles de l’Adage 35. Ensemble, elles échangent autour de leurs ressentis et expériences, partagent leurs doutes et leurs questionnements et organisent des actions visant à tordre le cou aux clichés patriarcaux. Elles nous ouvrent les portes de leurs exploitations et de leurs vécus.

Tout le monde s’accorde à dire que les femmes ont toujours participé au travail de la terre. C’est un fait. C’est historique. Mais dans l’imaginaire collectif, elles ne sont pas agricultrices à part entière. Elles sont femmes d’agriculteurs et donnent un coup de main. À la traite, à l’alimentation, aux soins des animaux, aux récoltes, à la comptabilité… Un petit coup de pouce, en somme, sur leur temps de loisir, en plus de l’éducation des enfants, de la préparation des repas, des tâches ménagères, etc.

N’en déplaisent aux idées reçues, elles sont de plus en plus nombreuses à choisir la paysannerie, à s’installer avec leurs conjoints, bâtissant ainsi leurs projets de vie et professionnels ensemble, à se former et à obtenir le statut de cheffes d’exploitation. Pourtant, les préjugés persistent et perdurent. Quelles sont les difficultés rencontrées par les agricultrices aujourd’hui et comment s’organisent-elles pour prendre leur place au sein d’un secteur d’activités qui reste, dans les mentalités, un bastion masculin ?

Les 27 et 28 février 2019, la compagnie On t’a vu sur la pointe mêlait témoignages d’agricultrices et récit familial fictionnel dans un théâtre documentaire saisissant et impactant. Les premières représentations, en milieu urbain, de Héroïnes ont eu lieu au théâtre de la Paillette à Rennes (la rédaction y était et avait réalisé un article à la suite du spectacle, publié dans le numéro 78 – mars 2019). 

HÉROÏNES SILENCIEUSES

Elles sont des héroïnes qui s’ignorent. Longtemps invisibilisées, ces filles ou femmes d’agriculteurs ont pourtant toujours participé au quotidien des fermes. Le terme féminisé n’entre dans le Petit Larousse qu’en 1961 alors qu’en 1914 la France les a appelées à la terre pour soutenir l’effort de guerre.

« La France t’appelle et puis t’oublie. », murmure Cécile, poursuivant sa chronologie : en 1999, elles deviennent conjointes collaboratrices et en 2006, elles peuvent enfin s’émanciper de leurs maris pour devenir des agricultrices à part entière. Cécile, elle, veut comprendre l’histoire de ces femmes. Elle veut « faire entrer les voix de toutes celles qui peuplent l’arbre de (s)a généalogie ».

De la paysanne à la cheffe d’exploitation, de son arrière-grand-mère à sa sœur, les femmes de sa lignée ont toujours été agricultrices. Avec Héroïnes, la compagnie On t’a vu sur la pointe leur rend hommage et interroge leur place dans le milieu agricole au fil d’un siècle de labeur qui a non seulement vu les engins se moderniser – pour répondre à une demande plus importante de production - mais aussi les campagnes se vider.

Pour les femmes, « les difficultés ne sont plus exactement les mêmes mais elles se sont simplement déplacées. Mais on voit qu’il y a parfois une incompréhension des anciennes face aux difficultés des nouvelles. », souligne Anne-Cécile Richard, autrice, metteuse en scène et comédienne, qui a effectué une résidence au long cours, accompagnée d’Antoine Malfettes, auteur, metteur en scène et comédien, à la maison de retraite de Guémené-Penfao :

« En écoutant les histoires des résidentes, leurs conditions de vie, on a eu envie d’en parler. On a alors interviewé des agricultrices à la retraite et des agricultrices en activité. C’est intéressant de rencontrer des femmes qui ont fait ce choix de vie aujourd’hui, car il y a beaucoup de conversion professionnelle vers ce secteur. Et c’est très intéressant aussi d’avoir le témoignage des anciennes car les femmes des années 50 parlent difficilement. Elles n’ont pas l’habitude de parler d’elles, de leur vie. »

Dans ce seule-en-scène, le public suit la conférence de Cécile qui ne cesse de poser des questions sur ces héroïnes oubliées, ces héroïnes qui jamais ne se plaignent et qui pourtant souffrent en silence. Si elle nous donne à entendre concrètement les voix des interviewées, la protagoniste nous délivre également l’histoire intime des femmes de sa famille, liées par leur métier mais aussi par une nappe blanche qui se transmet de génération en génération, jusqu’à ce qu’elle en devienne la propriétaire, après le suicide de sa sœur.

Un spectacle intense et sensible dans lequel la fiction vient donner un coup de fouet à une actualité dramatique à laquelle chacun-e assiste dans le silence : « Ce sujet concerne tout le monde.»

L’EFFORT DE GUERRE…

En août 1914, le président du Conseil, René Viviani, en appelle ainsi aux femmes : « Debout, femmes française, jeunes enfants, fils et filles de la patrie ! Remplacez sur le champ de travail ceux qui sont sur le champ de bataille. Préparez-vous à leur montrer, demain, la terre cultivée, les récoltes rentrées, les champs ensemencés ! Il n’y a pas dans ces heures graves de labeur infime. Tout est grand qui sert le pays. Debout ! À l’action ! À l’œuvre ! Il y aura demain de la gloire pour tout le monde ! »

Et pourtant, malgré le travail fourni par les centaines de milliers de femmes sur les exploitations, au lendemain de la guerre, on les a déjà oubliées les paysannes. Elles œuvrent toujours au travail de la terre, des cultures, des récoltes, à la traite, aux soins des animaux, etc. Aux côtés de leurs conjoints. L’agriculture est considérée comme une affaire d’hommes. Parce qu’elle est physique. Parce qu’elle est éprouvante. Les épouses ne travaillent pas, elles aident. Nuance…

Pendant très longtemps, le seul statut (informel) qu’elles auront sera celui de l’aide familiale. Pour un début de changement, il faut attendre les années 60 comme l’indique le site gouvernemental de l’agriculture :

« Ce sont les importantes transformations de l’activité agricole, ainsi que le développement des mouvements féministes des années 60, qui ont rendu légitime une revendication des femmes pour la reconnaissance de leur travail. L’obtention d’un statut professionnel distinct de leur situation matrimoniale semblait alors primordiale. Une première réponse juridique a vu le jour en 1962 avec la création des GAEC (groupements agricoles d’exploitation en commun), permettant à des agriculteurs de s’associer. Toutefois, cette loi, qui empêche deux époux d’être seuls associés, a principalement profité aux fils d’agriculteurs s’apprêtant à reprendre l’exploitation, maintenant ainsi l’épouse comme aide familiale. En 1973, le statut « associé d’exploitation » a eu des conséquences similaires. » 

L’ÉVOLUTION DES STATUTS

L’histoire se poursuit dans les années 80 avec l’arrivée du statut de « co-exploitante » : les femmes peuvent désormais, officiellement, accomplir les actes administratifs nécessaires à la bonne gestion de la ferme. Et en 1985, apparaît l’EARL (exploitation agricole à responsabilité limitée) qui permet aux conjoints de s’associer tout en individualisant leurs tâches et leurs responsabilités.

« Toutefois, il s’agit d’une identité professionnelle à partager avec le mari, et non d’un droit personnel attribué aux femmes. », précise le site. Ce sont là les prémices d’avancées nouvelles qui se profilent. En 1999, la loi d’orientation agricole instaure le statut de « conjoint collaborateur », en 2006 la couverture sociale est étendue aux conjointes d’exploitants, en 2011 est autorisé le GAEC entre époux et en 2019, le congé maternité des agricultrices s’aligne sur celui des salariées et indépendantes, soit 8 semaines (2 semaines avant l’accouchement et 6 semaines après l’accouchement), le décret prévoyant également une indemnité journalière pour celles qui ne pourraient pas être remplacées (sachant qu’en juin, un communiqué signé par les ministres de la Santé, de l’Agriculture et la secrétaire d’Etat chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes signalait que 60% des agricultrices arrivaient à être remplacées… On ne sait rien en revanche de celles qui n’y parviennent pas…).

Lentement. On progresse. Sans que ce soit la panacée, on progresse. L’agriculture ne se féminise pas, les femmes ont toujours travaillé dans les exploitations. Les tâches accomplies par les paysannes et conjointes de paysans sont désormais rendues légèrement plus visibles et les statuts, quand elles en ont, leur apportent un peu plus de reconnaissance, sans oublier la protection sociale.

Depuis les mouvements féministes et la création de statuts permettant de déclarer la partie réalisée par les agricultrices, les chiffres ont triplé. En 1970, elles sont 8% à être cheffes d’exploitation ou coexploitantes. En 2010, elles sont 27%. Cependant, on constate également qu’elles restent majoritairement plus nombreuses à être conjointes actives non exploitantes (62% encore en 2010). Comme le souligne Anaïs Fourest, « Le secteur de l’agriculture, c’est un microcosme de ce qu’on peut voir dans la société. »

INTERROGER LES IDÉES REÇUES

Elle est animatrice au sein de l’Adage 35 et observe précisément ce microcosme à travers le groupe non mixte Les Elles, dont elle est la coordinatrice. L’Adage, c’est un Civam (centre d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) fondé par des éleveurs et des éleveuses pour l’Agriculture Durable par l’Autonomie, la Gestion et l’Environnement. Bâti dans les années 90 sur les principes de l’éducation populaire, il est composé aujourd’hui, à l’échelle départementale, d’une centaine d’adhérent-e-s, réuni-e-s par leur volonté de se former à la pratique des systèmes herbagers pâturants autonomes.

« L’idée, c’est vraiment que les groupes – constitués par thématique – soient force d’échanges et de formations avec ses pairs pour partager leurs questionnements et leurs expériences. »
explique Anaïs Fourest.

Dans l’association, on compte majoritairement des éleveuses et éleveurs de vaches laitières mais la réflexion d’intégrer d’autres ruminants comme les chèvres et les moutons suit son cours et on ouvre à l’agriculture biologique comme à l’agriculture conventionnelle : « L’objectif est toujours la recherche d’autonomie. »

Pas étonnant dans cette dynamique que l’on trouve au sein de la structure un groupe non mixte, bien décidé à bouleverser les idées reçues et à interroger les stéréotypes.

« Depuis plusieurs années, la réflexion autour de la place des femmes dans ce secteur se développe. Cette réflexion a plus ou moins d’écho selon les périodes. En Ille-et-Vilaine, en 2016/2017, le CA, qui est majoritairement masculin, a constaté une proportion inégale entre les femmes et les hommes lors des réunions et des formations. Le groupe vise alors à se questionner sur les freins à la participation des femmes mais aussi à chercher comment répondre au mieux à leurs besoins. », précise la coordinatrice, qui mentionne, au départ, la réticence de certaines adhérentes, notamment les plus engagées dans le Civam, à constituer un groupe non mixte, comme le déclare d’entrée de jeu Marie Edith Macé, agricultrice à Melesse et vice-présidente de l’Adage :

« Quand on m’a dit que c’était un groupe ouvert uniquement aux femmes, avec aussi les conjointes de paysans, je disais « au secours », et puis je suis allée voir… » 

Elle en fait toujours partie. Avant la création, elles se sont renseignées sur les apports de la non mixité et ont pris conseil auprès du Civam 44, déjà expérimenté dans ce domaine. Aujourd’hui, elles s’accordent sur les bienfaits d’un espace dédié aux paysannes et aux conjointes de paysannes - quel que soit les statuts des unes et des autres - dans lequel se libèrent les paroles, s’échangent les parcours, les vécus et les ressentis et se crée au fur et à mesure un lien de confiance et devient une source d’émancipation. 

ELLES MÈNENT L’ENQUÊTE

Au printemps 2019, Les Elles décident de réaliser une enquête pour mieux connaître les freins et les leviers quant à la progression de l’égalité femmes-hommes au sein de l’Adage : « L’enquête est partie de l’envie de mieux connaître les femmes qui sont là. De mieux connaître leurs profils, leurs envies et leurs besoins. »

Qui sont-elles et que font-elles ? Ce sont dans un premier temps les deux axes d’interrogation de cette première approche. Parmi les 130 fermes – environ – de l’Adage (qui estime à une soixantaine les exploitations comptant des femmes ayant un statut), 49 femmes ont répondu : 36 paysannes, avec ou sans statut, et 13 conjointes de paysans.

« Il y a encore des femmes qui toute leur vie durant travaillent sur la ferme, sans statut, sans rémunération. C’est extrêmement précaire. Il y a quelques générations, c’était le lot de quasiment toutes les femmes sur les fermes. La grande majorité a un statut désormais et souvent, elles sont associées. Certaines s’installent seules, d’autres en couple, ou sont salariées, ou sont conjointes collaboratrices. Les profils sont différents. », commente Anaïs Fourest.

Elles ont entre 25 et 70 ans et sont principalement issues du milieu agricole en ce qui concerne les agricultrices, et principalement non issues du milieu agricole pour les conjointes d’agriculteurs. Sur les 36 paysannes, 24 sont cheffes d’exploitation et 2 retraitées étaient anciennement cheffes d’exploitation. Sur ces 26 femmes, 15 indiquent que leur statut a évolué dans le temps avant de devenir cheffes d’exploitation.

L’enquête pose ainsi la question : « En est-il de même pour les hommes ou est-ce le statut des femmes qui est le plus souvent la variable ajustable ? » Page suivante, une autre interrogation est mise en évidence : « Y a-t-il un lien entre le type de formation initiale et le sentiment de légitimité sur la ferme ? » Sachant que la plupart d’entre elles n’ont pas de formation initiale agricole et ont exercé une autre profession avant de s’installer, souvent pour rejoindre le conjoint ou pour reprendre la ferme familiale.

Concernant les conjointes d’agriculteurs, qu’elles aient une activité à temps plein ou à temps partiel en dehors de la ferme, dans le milieu agricole ou non, elles consacrent tout de même entre 0 et 5h par semaine en moyenne au travail sur l’exploitation (principalement pour aider/faire (à) la traite, le soin aux veaux, l’alimentation et l’entretien des espaces). Trois des répondantes passent plus de 10h dans la semaine aux tâches de la ferme. Toutes aident à la comptabilité et à la gestion. 

IL EST OÙ LE PATRON ?

« Partout, tout le temps, il y a toujours eu une grande implication des femmes dans la vie des fermes. Dans l’enquête, on s’est intéressées également à la répartition des tâches. Il n’y a aucune découverte, juste une confirmation d’une répartition « classique » et genrée : les femmes sont plus souvent chargées de la traite, des soins, de la compta, de la gestion, etc. Ce n’est pas toujours heureusement ! Certains couples répartissent les astreintes, partagent les infos et les décisions et la gestion se fait de manière équitable mais ça reste minoritaire. », précise la coordinatrice des Elles.

Finalement, leur point commun est là. Au-delà de leur métier d’agricultrice, elles sont femmes, et composent avec les assignations imposées à leur genre. Alors la fameuse apostrophe de « Il est où le patron ? », en règle générale, elles la connaissent malheureusement bien.

« Un jour, un technicien arrive et fixe un RDV avec Pascal (Renaudin, ndlr),c’est lui qui était là ce jour-là. C’est moi qui suis allée au RDV parce que c’était plus dans mon domaine. Donc pour nous, c’était naturel de faire comme ça et on ne s’est pas posés de questions. Ah bah le technicien il était surpris en me voyant, je dois pas avoir le look agricole. »
rigole Lynda Renaudin.

Elle poursuit : « Je peux vous dire que l’entretien ne s’est pas très bien passé… Faut toujours ramer, c’est assez incroyable ! » Quand on arrive sur l’exploitation de Vert-Lait-Près, installée à Bréal-sous-Monfort, Lynda gère la traite des vaches et Pascal s’en va amener leur plus jeune fille, âgée de 9 ans, à l’école. 

« Au niveau de l’organisation et des décisions, on fonctionne à 2. On prend les décisions ensemble. Après, on essaye d’équilibrer selon nos envies et nos compétences. On a forcément des domaines dans lesquels on est plus à l’aise. », nous dit-elle.

Elle a de la gouaille, un grand sourire et du répondant. Et il en faut visiblement pour affronter les remarques, les regards et les éléments qui peuvent sembler anodins mais ne le sont pas du tout :

« En 2006, on a créé l’EARL, on est associé-e-s à 50-50. A ce moment-là, on a changé de banque. Bon alors, c’est moi qui suis rattachée à quelque chose d’existant du fait de mon installation mais la conseillère a quand même entièrement mis le compte au nom de Pascal. La femme n’est pas forcément reconnue dans son statut d’agricultrice. »

Face aux techniciens extérieurs, elle le dit, il ne faut surtout pas être en position de recul. Et ne pas accepter le moindre manque de respect quand ceux-ci ne veulent pas comprendre qu’ici, il y a une patronne, au même titre qu’un patron.

« Pourquoi c’est l’homme qui dirige l’exploitation ? Pourquoi c’est l’homme qui prend les décisions ? On a le devoir de dire « On est là ! », c’est important. Si dans la vie de tous les jours, on relève tous et toutes des inégalités du quotidien, on va avancer. »
dit-elle. 

CHEMINS DIVERS

Elles ont des parcours différents et des motivations différentes. Lynda Renaudin, elle, a fait des études de médecine et de droit. En rencontrant son mari, dont l’exploitation appartient à sa famille depuis de nombreuses générations (peut-être depuis la Révolution, nous confie-t-il), elle décide, il y a 20 ans, de se convertir à l’agriculture d’abord en tant que conjointe collaboratrice puis en tant qu’associée, après avoir obtenu un BTS agricole en un an, dans une formation pour adultes.

« C’est une super expérience parce que ça donne vraiment une vision d’ensemble de l’exploitation, on aborde plein de points techniques, etc. », s’enthousiasme l’agricultrice de 43 ans, toujours désireuse d’apprendre et curieuse de tout ce qui attrait à son troupeau, constitué d’une quarantaine de vaches laitières élevées, en agriculture bio :

« Ce qui me plait, c’est le contact avec les animaux et avec la nature, c’est le côté très apaisant. C’est un peu la base ! Et puis j’aime mes vaches, c’est important pour moi, elles ont toutes un caractère différent, elles sont toutes différentes, j’aime ça. Et puis, ça me plait aussi de produire un lait bio pour les gens, de produire quelque chose de qualité qui est en phase avec nos convictions. »

Stéphanie Guilloteau est installée sur une ferme de Pancé, avec un troupeau d’une quarantaine de vaches laitières également en agriculture bio, depuis bientôt 10 ans. Travailler sur une exploitation, elle a « toujours fait ça ». Ses parents à elle avaient une ferme, les parents de son conjoint, Cyril Guilloteau, aussi.

Tous les deux ont un BTS agricole en poche et une année supplémentaire de spécialisation en animation nature pour elle, en production vaches laitières pour lui. Le projet a été conçu à deux. D’abord en EARL puis en GAEC. Toujours associé-e-s.

« M’installer, c’était pour le cadre de vie, la liberté d’organisation, d’espace et de temps, malgré les contraintes. Pour faire une famille aussi, c’est le cadre idéal. Après, au niveau de l’activité, qu’on ait un troupeau de chèvres, d’éléphants ou de vaches, pour moi, c’était pareil. », nous dévoile-t-elle, en descendant du tracteur pour récupérer les piquets qui balisent le chemin et encourager les vaches retardataires à rejoindre la salle de traite.

Elle est franche et réservée et le dit d’emblée, elle est en pleine réflexion professionnelle : « Dix ans après, mon choix m’est revenue à la tronche. Je sors d’un bilan professionnel parce que je me posais des questions. Un métier en salariat, ça ne me motive pas du tout. Moi, ce que je voudrais, c’est ouvrir la ferme en fait. Ne pas être coincée qu’avec des vaches. Je veux conserver le cadre de vie et la liberté d’organisation, et développer un projet d’accueil social et pédagogique sur la ferme à terme. Ensuite, je devrais enchainer avec une labellisation pour accueillir les structures qui accompagnent les publics comme les personnes handicapées par exemple. Ce n’est pas un loisir, je veux que mon projet soit rémunérateur. »

De son côté, Marie Edith Macé se souvient, les yeux pétillants, de la phrase qu’elle prononçait lors de son enfance : « Plus tard, c’est moi que je trairais les vaches ! » Et ça n’a pas manqué puisqu’en 2008, elle reprend la ferme familiale, située en bordure quasiment de Rennes, à Melesse. Entre temps, elle a effectué des études de comptabilité et a exercé le métier pendant 15 ans.

« Mon père disait qu’agriculteur, c’était le plus beau métier du monde mais que c’était un métier de con. Il ne nous a jamais inclus dans les travaux de la ferme quand on était petits avec mes frères. Finalement, j’ai repris et j’ai fait une formation pour adulte, un BPREA (Brevet professionnel responsable d’exploitation agricole, ndlr). », souligne-t-elle. 

AFFRONTER LE SEXISME, QUASIMENT AU QUOTIDIEN

Des embuches, elle en a connu depuis son installation. Le sexisme, elle l’a affronté à plusieurs reprises. : « Mon père était associé sur la ferme avec son frère. Quand il est parti à la retraite, ma mère l’a remplacé. Elle a continué avec un salarié et moi j’ai repris avec ce même salarié. Je me suis mise en GAEC mais ça a tourné en eau de boudin. Je me suis alors installée avec un père et son fils en 2012. On a fait grossir le troupeau et on a multiplié les activités : viande bovine, cidre, jus de pomme, marché à la ferme, etc. Tout en vente directe. C’était très chronophage. »

Elle s’occupe alors de la vente, du troupeau et de l’administratif. Jusqu’au jour, où le père et son fils - associés à 25% chacun à Marie Edith qui elle, détient 50% à elle seule – viennent lui dire que comme elle ne fait pas de tracteur ni de béton, elle sera désormais payée 70%...

« Ils me disent ça en novembre, vous savez quand France Inter (parce que c’est France Inter dans la salle de traite) annonce qu’à partir de ce jour-là, les femmes ne sont plus payées par rapport aux inégalités salariales !!! En gros, ils m’ont dit que sans eux, la ferme ne tournait pas… J’ai pris mes clics et mes clacs (façon de parler parce que je suis restée là) et j’ai recommencé toute seule. Je suis née là moi, j’ai un attachement viscéral à ce lieu. », scande l’agricultrice qui a conservé son troupeau de vaches laitières en agriculture bio et son marché à la ferme, où elle vend divers produits du coin.

Depuis, elle a embauché un salarié et s’implique dans la vie locale en tant qu’élue adjointe mais aussi à l’Adage en tant que vide-présidente ou à la Cuma (Coopérative d’Utilisation du Matériel Agricole), entre autre. La fameuse question, « Est-ce que je peux voir le patron ? », tout comme Lynda Renaudin, elle l’a déjà entendue : « C’est moi, dégage ! Non mais plus sérieusement, y a que mon nom sur l’exploitation… » La preuve que les inégalités et les stéréotypes sont bien ancrés. Elle poursuit :

« Quand je vais aux réunions à la Cuma, pour la gestion du matériel et des plannings, je prends toujours soin d’arriver 10 minutes en retard. Sinon, je dois taper la bise et les mecs en veulent toujours 4… Et puis, quand j’y vais, c’est jean et baskets. Je fais attention à m’habiller de la manière la plus neutre possible. C’est délirant qu’on puisse faire attention à ce genre de calculs ! » 

PRISE DE CONSCIENCE, VIGILANCE ET PIQURE DE RAPPEL

Ses connaissances lui ont, en partie, étaient transmises par sa mère. Une vraie éleveuse, comme elle dit. Qui lui a tout appris sur les vaches, sur les gestes à avoir avec elles, sur la gestion de la ferme. Intervenants extérieurs et techniciens lui ont souvent dit que cette exploitation, c’était une affaire de femmes. Parce que depuis 5 générations, ce sont elles qui transmettent les informations concernant l’élevage et le rapport aux animaux.

« C’est la société qui fait que les femmes s’occupent des animaux. Ma mère a commencé à avoir un statut très tard. Elle a été cheffe parce qu’elle a repris la suite de mon père. Ma grand-mère, mon arrière grand-mère, etc. n’avaient pas de statut, elles. Elles n’étaient que des femmes de. Comme les boulangères. Ce sont les femmes des boulangers. Alors qu’elles passent leurs journées entières dans la boutique. Il y a plein de métiers comme ça. Quand je travaillais en compta, on conseillait justement à nos clients de déclarer les femmes. C’était une vraie révolution à l’époque ! Aujourd’hui, l’égalité femmes – hommes est d’actualité et tant mieux ! », s’anime l’agricultrice.

Les choses avancent. Les mentalités progressent. Doucement. Lentement. Entre les générations, un fossé se creuse. Sans parler d’incompréhension – parce qu’on n’a pas mené l’enquête sur ce terrain-là – Stéphanie Guilloteau décèle tout de même une sorte de rejet vis-à-vis du modèle de ses parents :

« Je ne voulais surtout pas être comme eux. Pas dans leur métier mais dans leur couple. Et puis, des fois, je me suis aperçue que ce que je ne voulais absolument pas reproduire de ma mère, je l’ai fait quand même. Ça ne me va pas. Il y a vachement de choses à changer dans la société et dans les mentalités. Moi, je commence par l’éducation de mes enfants. C’est super important. Je veux donner toutes les clés à nos enfants. On a 2 garçons et une fille et je veux qu’ils aient tous les trois les mêmes clés. »

Lynda et Stéphanie parlent toutes les deux de « piqure de rappel », d’attention et de vigilance à avoir au quotidien. Si pour la ferme, les décisions se prennent et se répartissent à deux, il doit en être de même à la maison.

« En fait, faut toujours la ramener. Et c’est jamais évident parce qu’on passe vite pour des rabats joie. Faut réussir à être fines… Par exemple, moi j’entends « Si tu veux que je fasse plus de vaisselle, tu vas donner à bouffer aux vaches », je suis pas contente d’entendre ça. Ça ne me va pas. Les tâches de la maison ne sont pas que pour moi. C’est particulier dans une ferme, le fonctionnement de la maison, de l’organisation, entre les enfants, les repas, les tâches ménagères, etc. est très lié au travail sur l’exploitation. Tout est intrinsèquement lié pour moi. Quand je fais la bouffe le midi, je me dis que ça fait parti du boulot. C’est pas très valorisant. Alors oui, Cyril est plus motivé que moi par les vaches mais bon… C’est pour ça que j’espère qu’avoir mon activité en parallèle aidera à résoudre quelques problèmes. On verra. », pointe Stéphanie.

Elles ont conscience que la problématique est sociétale. « Ces inégalités sont historiques. Les tâches ménagères, les enfants, les repas… Avec Pascal, on essaye de se partager au max les tâches. Mais oui, il faut encore une petite piqure de rappel. Quand je vois que ça se déséquilibre, je lui dis et puis ça se rééquilibre. Mais c’est tout le temps comme ça. », précise Lynda Renaudin.

C’est aux femmes qu’incombent la responsabilité de la vigilance permanente et la responsabilité de pointer les inégalités, afin de rééquilibrer la balance.

L’ENRICHISSEMENT PAR L’AUTO-FORMATION, ENTRE AGRICULTRICES

Ce que note Anaïs Fourest à partir des premiers résultats de l’enquête et une analyse plus large des problématiques concernant l’égalité entre les femmes et les hommes, c’est que les tâches principalement réalisées par les femmes sont souvent des « tâches entrecoupées, entrecoupables » :

« En gros, qui peuvent être interrompues, si par exemple, elles font la compta, elles peuvent fermer l’ordinateur pour aller faire à manger ou aller chercher les enfants à l’école. »

Ainsi, la charge mentale du foyer est plus souvent attribuée aux femmes « et ça se retrouve ensuite dans la gestion des fermes. » À travers le groupe non mixte, les participantes témoignent de leur volonté de travailler sur les causes de la dévalorisation des missions des femmes et sur comment il est possible de les revaloriser.

Dans leurs discours et anecdotes, on entend la difficulté de la répartition des tâches domestiques dont le bon fonctionnement et l’équilibre leur incombe encore à elles, les femmes. Et subsistent encore également les représentations genrées faisant persister et perdurer les préjugés, accompagnant ainsi le sentiment d’illégitimité que de nombreuses agricultrices ressentent. Et quand on aborde le sujet, un même exemple revient toujours sur le tapis : le tracteur.

« Pascal utilise plus le tracteur que moi, c’est vrai. Mais je sais le faire. J’ai appris sur le tas parce que ça m’a intéressée d’apprendre. Je suis une femme et je ne vois pas pourquoi je ne conduirais pas un tracteur. Une fois, Pascal a été arrêté 3 mois, j’ai tout fait toute seule, je suis capable de faire tous les postes. Si je dois labourer, je laboure. Je ne peux pas vous donner une journée type parce que ça dépend des saisons, des besoins, etc.

Mais déjà le minimum syndical, c’est la traite – qu’on fait souvent à 2 – l’alimentation des animaux et l’administratif. Après, il y a les coups de fil, la vente, on peut être amené à devoir refaire les clôtures, à raboter l’espace, on soigne les animaux, puis il faut aller chercher ma fille à l’école et repartir à la traite, etc. Quand j’ai repris mes études, mes enfants étaient petits (bon maintenant ils ont 20, 17 et 9 ans) mais je ne pouvais pas travailler sur la ferme en même temps. Pascal gérait.C’est un vrai travail d’équipe. », souligne Lynda Renaudin.

Au sein du groupe Les Elles, une formation informelle a été organisée pour celles qui souhaitaient apprendre à conduire un tracteur. Les volontaires se sont retrouvées à la ferme de Stéphanie et Cyril. Fille d’agriculteurs, elle a appris dès son adolescence à diriger l’engin, tout comme ses frères.

« C’était chouette cette formation tracteur. C’était très intéressant d’être toutes sur la même position et non pas dans la relation de dominants et de dominées. En général, c’est ton père qui t’apprend ça ou ton mari. À un certain âge, c’est bon t’as plus envie de ça. Entre pairs, c’était rassurant et enrichissant. »
commente Stéphanie Guilloteau, tout aussi convaincue que ses consœurs de l’évolution progressive des mentalités.

Qui vient notamment des femmes et des filles elles-mêmes. « Je vois ma nièce l’autre jour, je la mets sur le tracteur, elle a 11 ans, et elle me dit « Mais je peux pas en faire, je suis trop petite. » On a discuté et pour elle, en tant que fille, elle peut tout à fait conduire un tracteur, elle voit même pas pourquoi elle ne pourrait pas. Elle disait juste qu’elle était encore trop jeune. C’est bien, on gagne des batailles ! », se réjouit Marie Edith Macé. 

LIBÉRER LA PAROLE DANS UN ESPACE BIENVEILLANT

Elles s’accordent toutes les trois sur de nombreux points, en particulier sur l’intérêt à participer au groupe Les Elles. Il a suffi d’une seule réunion à Marie Edith, la moins convaincue au départ :

« On ne se sent pas légitimes à parler quand des hommes sont à côté. On le deviendra mais faut qu’on s’entraine. Les femmes, on se met une pression pour prouver qu’on peut y arriver. Et souvent, on échoue parce qu’on y va en force ou avec la trouille au ventre. Je ne dis pas que c’est la faute des mecs, eux aussi ont des injonctions qui sont difficiles, mais je dis que c’est la faute de la société. Entre nous, on a une grande liberté de paroles. »

Même son de cloches du côté de Lynda qui apprécie le fait de pouvoir discuter de leurs vécus et d’avancer ensemble. « On s’encourage et on se soutient. Il n’y a pas de jugement et il y a une parole libre. Chacune raconte son vécu, ses craintes, ses doutes, etc. Collectivement, y a moyen de dépasser les difficultés. À cause du regard des autres, certaines agricultrices se mettent dans des situations où elles ne sont pas reconnues parce qu’elles n’osent pas. Et c’est incroyable de se dire qu’il y a des organismes para agricoles qui portent ce regard stéréotypé, même s’il est inconscient. Il faut qu’on arrive à dépasser ça, ce regard des autres, et ça ne va pas se faire en un claquement de doigts mais ça avance. C’est pour ça que le groupe me plait. Si on sent le jugement, forcément on se rétracte et on ne veut plus avancer. Là, on est dans l’écoute et la bienveillance. C’est très enrichissant d’entendre et de découvrir les expériences de chacune car on a toutes des parcours différents. », précise-t-elle.

La liberté de paroles revient de concert entre les trois, tout comme le fait de pouvoir exprimer des questionnements, des réflexions, des ressentis et de se rendre compte qu’ils sont communs au groupe, et plus largement au genre féminin.

« J’aime bien le partage de vécus entre nous. On partage les mêmes soucis sur nos fermes et avec les mecs, les nôtres mais aussi les voisins, etc. On est contentes de partager. Je me posais des questions et je me suis aperçue que je n’étais pas la seule à me les poser. C’est intéressant de pouvoir échanger. Ça permet aussi de prendre du recul. Sur certaines choses par exemple, seule, je serais allée à la confrontation mais ça ne fait pas avancer le schmilblick. En parler avec les autres agricultrices et réfléchir ensemble, ça permet d’aborder ça plus calmement et de rééquilibrer ce qui ne va pas. Ça m’a beaucoup aidée à me rendre compte de certaines difficultés et ça m’a aidée à les exprimer. Ça me titillait intérieurement et on en a parlé. Puis, chez soi, on re-négocie. Ça nous a déjà permis de changer l’organisation à la maison. Maintenant, c’est Cyril qui emmène les enfants à l’école le matin. On partage mieux et ça soulage. », analyse Stéphanie, précisant ensuite en rigolant :

« Bon, c’est moins facile quand on est enceintes et qu’on allaite… Mais bon, c’est de l’organisation de couple ! »

FORMATION ET TRANSMISSION

La formation apparaît également comme un élément essentiel à la construction de leur légitimité et de leur émancipation. Lynda Renaudin ne s’en cache pas, elle a beaucoup appris sur le tas mais cela n’était pas suffisant. Sa formation lui a permis d’appréhender de manière globale une exploitation et de faire des stages dans une autre ferme, afin d’avoir un regard extérieur.

« La formation, c’est très important. Et j’ai vraiment envie de conseiller aux femmes qui voudraient se former mais n’osent pas, de se renseigner sur ce qui existe, les aides, etc. et de ne pas s’arrêter aux difficultés de la garde d’enfants, de la répartition des tâches durant cette période-là, etc. Je crois que ce qui est important, c’est de communiquer, de parler, ne pas se retrouver seules dans ce qu’on fait. Parce qu’on peut vite être isolées. », explique-t-elle, en concluant :

« Quand on montre qu’on a des connaissances et des compétences, le genre s’efface et on se fait reconnaître en tant qu’agricultrice dans sa globalité. Dépasser le premier regard, c’est important. »

Tout comme Stéphanie Guilloteau met un point d’honneur à éduquer ses enfants dans le respect des autres et de soi, et de l’égalité, Marie Edith Macé insiste sur la transmission au travers de deux exemples. Le premier, lors d’une journée des Elles ouverte aux filles en études pour devenir cheffes d’exploitation :

« On leur a parlé de la formation tracteur faite entre nous et elles ont dit qu’elles voulaient faire ça ! Le fait qu’on suppose que les filles ne savent pas et/ou ne peuvent pas faire du tracteur, c’est un vrai frein. Là, elles étaient très enthousiastes et demandeuses. »

Le deuxième, lors d’une intervention au lycée agricole du Rheu auprès des premières années de BTS avec qui le groupe a fondé un partenariat (l’établissement scolaire a déjà dans le passé mené des travaux sur l’égalité entre les femmes et les hommes) :

« On leur a demandé de se positionner Hommes ou Femmes selon les questions. On a demandé « Qui fait du tracteur ? », bon tout le monde mais du coup pour la société, ce sont les hommes qui font du tracteur. On a demandé « Qui fait les clôtures ? » et un garçon est allé se placer du côté « Hommes » et a dit sous forme de blague « Si on veut qu’elles soient droites ». Là, je lui ai dit que c’est par rapport à ces blagues que la société n’avance pas. Il a écouté, il a compris et il a dit « Ok, vous avez raison, j’avais pas pris conscience de ça. » Parce que la société nous a appris que le rose et les poupées sont pour les filles et que le foot et le bleu sont pour les garçons. Ça crée des inégalités entre les femmes et les hommes. Comme dit une expression d’une copine espagnole, il faut chausser les lunettes violettes. On est alors plus à l’écoute des choses. »

Ainsi, les échanges ont permis d’aborder la question des représentations sur les rôles et les assignations des hommes et des femmes dans les fermes et de pouvoir mettre à plat les idées reçues qui perdurent encore dans la société. 

LANCÉES DANS UNE DYNAMIQUE D’EMPUISSANCEMENT ET DE PARTAGE

Les premiers résultats de l’enquête donnent une idée des profils des paysannes, adhérentes de l’Adage 35 et fondent la matière pour les entretiens en cours de réalisation. Tous les échanges et partages d’expériences, les interventions, les données quantitatives et qualitatives constituent désormais une base solide sur laquelle s’appuie les agricultrices des Elles pour impulser la suite de leur belle dynamique.

« Elles veulent travailler à travers deux axes : la communication, les moyens et les supports pour partager en dehors du groupe avec les femmes et les hommes au sein et en dehors de l’association. Que ce soit à travers du théâtre, des illustrations… Elles veulent que ce soit palpable par et pour tout le monde. Elles veulent aussi explorer l’axe des interrogations et des recherches : souvent, on constate que ce sont des femmes qui sont à l’initiative de cercles vertueux, à l’origine des changements, etc.

Elles veulent interroger ça : est-ce vrai ? Comment s’appuyer là-dessus ? Est-ce transférable à tou-te-s ? Cette année, nous avons été soutenues par le Département. Puis on a fait une demande pour les groupe les Elles pour avoir un financement de la part du ministère de l’agriculture sur les trois prochaines années (GIEE, disposition national d’obtention d’aides financières, ndlr) et ça a été accepté cet été. C’est tout frais. C’est une bonne nouvelle et une bonne reconnaissance. », se réjouit Anaïs Fourest. 

Elles entendent bien déplacer des montagnes. Et ce, avec humilité. Ensemble, elles œuvrent à la visibilisation de leur présence et de leur travail sur les fermes et leur valorisation, en rééquilibrant au mieux la répartition des tâches. Pour que la répartition des tâches ne mène pas à la dévalorisation de la personne qui les entreprend.

Parce que la partie invisible du travail – les tâches domestiques, l’éducation des enfants, la charge mentale, etc. – reste portée par les femmes, peu importe les générations, comme le souligne à juste titre la coordinatrice du groupe. Petit à petit, elles mettent sur la scène publique les notions de capacité de prises de décisions, de réalisation des envies et des besoins, de l’importance des formations.

Pour les connaissances, pour soi et pour la confiance et le sentiment de légitimité. Pour s’émanciper du regard de la société qui doit se déplacer et déconstruire les préjugés. 

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Agricultrices : cultiver l'égalité entre les femmes et les hommes
Dans le champ de l'émancipation
Objectif paysannes

Célian Ramis

Transition écologique : Se projeter dans l'avenir

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Le festival éco-responsable Fermes d'Avenir Tour faisait escale à Rennes fin août. L'occasion de découvrir une palette d'initiatives et d'alternatives locales, agricoles, citoyennes et scientifiques et de participer à la transition écologique.
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Trois mois, environ 30 étapes de Metz à Tours, des centaines de fermes ouvertes aux visites, des conférences, des concerts, des ateliers et formations, des projections de documentaires et de la nourriture bio et locale… C’est la proposition faite par Fermes d’Avenir Tour (FAT) depuis le 15 juin dernier.

Les 29 et 30 août, le festival éco-responsable plantait ses chapiteaux au cœur de la Prévalaye à Rennes et invitait les habitant-e-s à rencontrer les agricultrices-teurs du territoire, leurs exploitations, savoirs et philosophie, et à réfléchir également au rôle des citoyen-ne-s dans la transition écologique, essentielle à la sauvegarde de la planète mais aussi au bien-être des individu-e-s.

Deux jours durant, la rédaction a exploré les initiatives et alternatives présentées par des paysan-ne-s, scientifiques et actrices-teurs de la permaculture et de l’agroécologie.

Aujourd’hui, la transition écologique et agricole s’est accélérée. C’est ce que déclarait la sociologue et enseignante-chercheuse à l’Agrocampus de Rennes, Catherine Darrot, le 29 août dernier lors de sa conférence « Rennes, ville vivrière », lors de l’événement Fermes d’Avenir Tour, installé deux jours durant à la Prévalaye.

Si l’autonomie n’est pas encore effective, la réflexion autour des modes de production et de consommation – bio, locale, circuits courts… - est bien engagée, à l’instar des projets alimentaires territoriaux « qui n’auraient jamais été sur la table il y a quelques années. » Ainsi, « les idées progressent et les politiques commencent à les valider mais on manque encore de certaines choses. »

À la croisée des questionnements, des recherches, des initiatives et des dynamiques collectives, l’étape rennaise du festival éco-responsable offrait la possibilité de découvrir des alternatives éthiques et citoyennes, à deux pas de chez nous. Forcément.

Le FAT, on le doit entre autres à Maxime de Rostolan – dont la microferme, installée à Montlouis-sur-Loire, à quelques kilomètres de Tours, constituera un des points de clôture de l’édition 2017, du 14 au 17 septembre – et son association Fermes d’avenir.

« C’est un réseau qui milite pour que la planète continue de pouvoir abriter les êtres humains et vivants, et pour cela, l’agriculture et l’alimentation sont des points très importants. », explique Mikaël Hardy, dont la ferme Perma G’Rennes est située à la Prévalaye (lire notre focus « Permaculture : Enfin, on respire ! », YEGG#58 – Mai 2017). Il a été le coordinateur local de l’étape rennaise et a participé, tout comme les plusieurs dizaines de membres du staff qui ont assuré trois mois de tournée, au succès de la manifestation qui a attiré près de 1000 personnes en deux jours sur le site et dans les fermes.

« C’est très honorable vu la météo du mercredi, le fait que ce soit en semaine, etc. Et surtout, il n’y avait pas que des gens écolos ou des gens des réseaux écolos. Certaines personnes découvraient totalement l’agriculture bio, la permaculture, l’agroécologie, etc. Et c’était l’objectif, de pouvoir aller chercher les « non militants ». », souligne-t-il.

IMPULSER LE MOUVEMENT

Le paysan est du genre convaincant parce que convaincu, passionné et très investi. Parce qu’il parle avec sincérité et authenticité. Et ça fait du bien ! Il est emballé, nous aussi :

« C’était un rendez-vous très important, dans le tour, il n’y a eu que deux grandes villes, Marseille et Rennes, c’était un grand moment et c’était compliqué à organiser. Mais on a mis le paquet, les moyens humains, pour y arriver. Personnellement, j’ai perdu de l’argent parce qu’avec certaines réunions, je ne pouvais pas aller vendre (confitures, miel, légumes, plantes aromatiques,…) au marché mais c’est comme ça, on fait des choix. On est prêts à donner de nous-mêmes pour que les choses changent. Il faut savoir qu’on est la dernière génération à pouvoir faire changer les choses pour la biodiversité, le climat, etc. Rendons-nous compte cet été, il a fait très chaud, très sec puis mauvais, cela a un impact fort sur l’agriculture. C’est à nous agriculteurs-trices, paysan-ne-s, d’impulser le mouvement. Je vois ça comme un devoir citoyen, au même titre qu’aller voter. Là, il s’agit de faire un petit geste tous les jours, que ce soit en se tournant vers le bio, le local, ou en osant être paysan ! »

Et ce n’est pas en tapant à coup de gros discours moralisateurs contre l’agriculture conventionnelle, ses longs circuits et ses consommateurs-trices que le message pourra être correctement compris.

Au contraire, le FAT a privilégié valoriser les initiatives et témoignages de celles et de ceux qui au quotidien s’engagent à l’heure où les aides à la bio sont réduites et les difficultés s’accumulent lorsque l’on veut s’installer sur une petite exploitation. À travers des conférences, des visites, des concerts, des ateliers, des formations, des projections, des propositions d’itinéraires utilisant les modes doux de déplacement, la mise en place d’une monnaie propre au festival (les FATcoins) ou encore un service de restauration cohérent à l’esprit 100% bio et 100% local, c’est finalement l’expérimentation et le partage des savoirs et savoir-faire qui priment.

« Certains nous traitent de « bricoleurs », de « paysans du dimanche », moi, ça me va, ça ne me dérange pas. On cherche à se réinventer, on ne se dit pas être des modèles parce qu’on part de l’existant, de l’ancien. Le changement est entre les mains des citoyen-ne-s et des porteur-e-s de projet. Personnellement, je suis parti de 0 pour ma ferme et j’ai réussi à produire quelque chose. J’ai eu besoin de 12 000 euros d’investissement. Aujourd’hui – la ferme Perma G’Rennes a 1 an – c’est un exemple qui montre que la biodiversité produit des richesses. Je n’ai rien utilisé contre les limaces parce qu’en ramenant la biodiversité sur le terrain, les oiseaux, les musaraignes, etc. ont fait le boulot. Quand on retrouve l’équilibre naturel, on constate qu’il n’y a aucun impact négatif de l’humain sur l’environnement. C’est important de montrer que l’agroécologie, la permaculture, l’agriculture bio, c’est du sérieux ! Il faut réinventer les modes de consommation, penser au bien-être, à la qualité alimentaire, etc. Nous ne sommes pas dans une démarche de Produit Intérieur Brut mais de Produit de Bonheur Brut. On est très heureux sur nos fermes et on produit du bien-être ! », s’exclame-t-il.

C’est d’ailleurs ce que laisse transparaitre Libération dans son article « À la ferme bio, Hulot met les formes » daté du 30 août dernier, autour de la visite de la ferme bio des Petits Chapelais à Chavagne, à laquelle le ministre de la Transition écologique et solidaire a assisté la veille.

UNE FERME « LE BON COIN »

C’est en foulant les allées et installations des exploitations proposées – programmées à l’aide du partenariat avec le groupement des agriculteurs biologiques d’Ille-et-Vilaine, Agrobio 35 – que l’on pouvait palper l’esprit dans lequel les producteurs-trices travaillent et agissent. Sophie Persehais, du Champ de l’air, à Baulon (lire notre focus « Environnement : Voir la vie en bio », YEGG#51 – Octobre 2016) est la première à accueillir les festivalier-e-s sur son terrain, où elle cultive plus de 60 espèces de plantes aromatiques et médicinales (PAM).

Elle a un franc parler très appréciable. De celui qui évite de prendre des détours et de pratiquer la langue de bois. D’ailleurs, elle en rigole : « Notre installation, c’est une « installation à l’arrache », comme on disait à l’époque, quand on s’est lancés avec Ben, mon compagnon, il y a 8 ans. Aujourd’hui, on dit « installation progressive »… » Pour autant, à l’arrache ne signifie pas sans réflexion mais bel et bien avec les moyens du bord.

En conservant leurs boulots respectifs en parallèle, dans un premier temps, et en faisant tout à la main, avant de mécaniser le tri et le séchage, tout d’abord. « C’est un modèle idéologique de se dire que l’on va tout faire nous-mêmes, sans machine. Mais 2000 m2 à 3, c’est dur et ça mène à l’épuisement total. Le projet est devenu viable quand on a mécanisé. », souligne Sophie.

Le matériel est ancien de plusieurs dizaines d’années, souvent d’occasion, « acheté sur Le bon coin » ou fabriqué selon leurs besoins « parce que j’ai la chance d’imaginer précisément ce que je veux et que j’ai un papa qui les conçoit ». Elle n’hésite pas à le dire, niveau bricolage, ça a été une galère.

Mais des aides sont possibles, comme avec l’Atelier Paysan qui accompagne à la création de nouveaux outils, dès lors que plusieurs agriculteurs en manifestent l’intérêt. Au Champ de l’air, ils ont pris le temps d’observer les techniques de maraichage et ont fait des stages en Afrique du Nord, pour s’imprégner des techniques artisanales et les combiner avec une mécanisation utile, facilitatrice de leur travail, sans toutefois dénaturer le métier et abimer les sols :

« Avec des petits outils, on peut faciliter le travail de l’agriculteur et être rentable. Parfois, par idéologie, certains refusent les machines mais il faut faire attention à l’épuisement. »

DES CHOIX HUMAINS

Le neuf, c’est envisageable aussi mais selon la productrice, c’est une question de philosophie. Qui définit ensuite bon nombre de leurs choix. Comme celui d’écouler les 60 000 sachets de tisane annuels en majorité dans le département. Ainsi, 80% de la production est vendue en Ille-et-Vilaine – sur les 70 clients de la ferme, 90% sont des locaux – et le reste, dans les salons. Un peu à Paris aussi, mais cela représente une part très infime :

« On écoule tout au détail, sauf dans notre système « pas de perte ». On a un an environ pour vendre nos plantes et quand il en reste, pour ne pas perdre nos récoltes, on fait au kilo. On va vendre moins cher par exemple aussi aux tisaneries et herboristeries, selon leurs besoins. » Ou comme celui de ne plus s’agrandir depuis qu’ils sont 4 salariés. À force d’expériences et d’optimisation des taches dans le respect de leur éthique, l’équipe a trouvé son rythme et son organisation.

Quarante heures par semaine, en saison. Trois jours de boulot par semaine, entre novembre et février. « On peut toujours bosser plus, grossir encore plus mais nous on a choisi de faire ça. Avec Ben, on se dégage un Smic. On n’embauche plus mais par contre on forme. Et on incite à l’installation. », explique-t-elle. Sophie Persehais l’avoue sans problème, son installation à elle a été aidée par la transmission de terrains et un prêt de ses parents, agriculteurs en lait.

Bien évidemment, ce n’est pas suffisant, elle mentionne alors également l’importance des aides accordées par le département et la région au lancement, même dans une démarche d’autofinancement. Et insiste aussi sur un point :

« Le banquier et le comptable doivent être des alliés. C’est-à-dire qu’il faut bien comprendre le fonctionnement des choses pour pouvoir arriver à faire ce que l’on veut. Mais le truc que je peux vous dire et qui est super important, c’est que dans tous les cas, il faut avoir l’air sûr de soi ! »

LE BIEN-ÊTRE DES BÊTES

Le lendemain matin, c’est à Vezin-le-Coquet que l’on se rend. À La ferme en cavale, créée et tenue par Lucie et Pierrick Rigal, qui produisent sur 22 hectares des œufs bio et des céréales pour les animaux. Et dès l’entrée sur l’exploitation, on est accueilli-e-s par deux cochons et trois chèvres.

À cause du cahier des charges règlementant la nourriture en bio des poules, « on ne leur donne pas nos déchets alimentaires. Mais on avait vraiment envie de pouvoir aller faire ça avec les enfants, d’où les cochons. Et les chèvres, pour notre lait et nos fromages. » Les volailles, quant à elles, s’agitent dans leur poulailler, où elles vivent entre un an et un an et demi. Ici, leur bien-être est constamment dans l’esprit des deux producteurs, qui les incitent à aller dehors où elles ont un espace aménagé, entouré d’une clôture électrique, les protégeant du goupil.

« On leur donne l’habitude de sortir, on ouvre grand les portes et puis en général, là où on va, elles viennent. Elles sortent souvent le matin et le soir mais la nuit on les rentre à cause du renard. On plante des arbres, dehors et puis on voudrait leur installer, dans un coin par là-bas, des vignes pour qu’elles se puissent se cacher des rapaces, parce qu’elles en ont peur. », explique Lucie.

Leur durée de séjour fait également l’objet d’une attention particulière pour l’animal, fatigué de pondre tous les jours. La productrice rigole : « Sauvons leurs croupions ! Nan, sérieusement, il y a des paramètres à prendre en compte, au niveau de la nourriture par exemple, par rapport à la taille de l’œuf. Au début, moi je me disais qu’il fallait leur faire faire des gros œufs parce que j’adore ça pour les œufs à la coque. Mais en fait, ça leur fait mal de pondre un trop gros truc. Quand tu comprends ça, bah, je t’assure que tu arrêtes de consommer des gros œufs. Aussi, quand on a des poules qui ne pondent pas tous les jours, on ne les pousse pas. Certains leur font des cures de lumière/obscurité pour les remettre dans le rythme. Nous, on ne veut pas de ça. »

Ainsi, une fois l’année écoulée, les poules, généralement, sont vendues à des particuliers. Une manière de les valoriser par une seconde vie, « histoire qu’elles ne finissent pas broyées pour en faire de la viande à chien… ». Certaines sont réservées à la vente pour les clients du magasin Brin d’herbe. Situé au pied de leur exploitation, ce commerce propose la vente directe des produits des paysan-ne-s locaux-les.

« On est juste à côté, c’est quand même une sacrée chance. Le client vient, va au magasin et il peut s’il veut voir l’endroit où on travaille et comment on travaille. C’est ouvert ! C’est dans cet esprit là aussi qu’on a monté à côté une ferme équestre pédagogique », souligne Lucie.

Le duo insiste tout au long de la visite sur les échanges entre les consommateurs-trices, les curieux-ses et les producteurs-trices du coin :

« On parle beaucoup entre nous, on se réunit, on réfléchit ensemble à l’avenir, à l’évolution des fermes, de la profession, etc. et on s’entraide, c’est important. »

On y trouve des fromages, de la viande, des œufs, des fruits et légumes, des pains et gâteaux, des volailles, de la charcuterie ou encore de la crème fraiche, des céréales et des boissons. Une manière pour les client-e-s de connaître précisément l’origine des produits, cultivés et récoltés selon les principes de la paysannerie et de l’agriculture respectueuse de l’environnement et de l’humain. Et une manière donc de consommer en toute sécurité une alimentation de qualité, provenant du territoire.

RENNES, VILLE VIVRIÈRE

Cette question, celle de la production locale, est abordée par la sociologue et enseignante-chercheuse à l’Agrocampus de Rennes, Catherine Darrot, lors de sa conférence sur « Rennes, ville vivrière ». Un sujet sur lequel plusieurs promotions d’étudiant-e-s en Agriculture Durable et développement Territorial se sont plongées, à partir de 2010, en définissant des scénarios possibles pour l’ensemble des habitant-e-s de Rennes Métropole. «

 On a mis au point une méthode de calcul mais évidemment, il fallait prendre en compte la question de ce que l’on mange, du régime que l’on adopte. Est-ce qu’il fallait être utopique ou prendre le régime quotidien moyen ? Les étudiants ont choisi les deux scénarios, en se basant sur la réduction des protéines animales, des déchets, du gaspillage, etc. », introduit-elle, avant de poursuivre :

« Le résultat a été inattendu pour nous : il faut aller chercher à 15-20 kilomètres de Rennes pour nourrir tout le bassin de la métropole. Attention, bien sûr, ça, c’est applicable à Rennes mais le résultat ne sera pas partout le même. Ici, nous sommes sur un territoire qui a préservé les terres agricoles aux abords de la ville, pas comme Nantes par exemple, qui a un climat assez bon, etc. On a fait l’étude pour Aubagne et ça ne fonctionne pas. »

Pour elle, la capitale bretonne est potentiellement une ville vivrière. Mais il est essentiel de réorienter les productions vers une plus grande variété.

« On est en excédent ici de productions animales – porcines notamment – et on produit 30-40% des céréales que l’on consomme mais seulement 3% des fruits consommés. On est nul en fruits alors qu’il y a un fort potentiel ! On est en déficit. Autre chiffre intéressant : il suffirait de 0,35 ha par habitant pour être en autosuffisance. », souligne-t-elle. C’est l’occasion de réaliser que les ressources ne se réduisent pas aux exploitant-e-s mais que chacun-e peut participer, à travers l’agriculture urbaine ou encore les jardins partagés, pour n’en citer que quelques uns.

Pour Catherine Darrot, qui a travaillé sur l’accompagnement de la zone de la Prévalaye, qui devrait voir fleurir une série de projets agricoles et permacoles, il est tout à fait envisageable d’en faire un territoire pourvoyeur d’arbres fruitiers, « avec des formes de bocage, l’utilisation des parkings qui peuvent être entrecoupés d’arbres et le maillage de la zone avec des vergers. Il faut maximiser les volumes produits mais aussi la participation citoyenne avec des systèmes coopératifs et bien d’autres choses encore. »

La conférence est courte – 20 minutes - parce qu’en un petit peu plus de deux heures, 7 intervenant-e-s vont se succéder. C’est le pari qu’a souhaité faire Mikaël Hardy et c’est réussi puisque l’audience est captivée, attentive et intéressée par l’ensemble des exposés, qui présentent ainsi de manière large et efficace le panorama des possibilités, alternatives, travaux et recherches. Démontrant ainsi que l’action est collective, même si elle peut se faire de manière individuelle. La lutte passe par les scientifiques, les paysan-ne-s et les citoyen-ne-s. Ensemble, ils/elles font avancer la réflexion.

FAIRE AVANCER LA RECHERCHE

C’est dans cet esprit-là que Muriel Guernion, ingénieure d’études à l’ECOBIO de l’université Rennes 1, intervenait au FAT. Pour présenter l’action de l’Observatoire Participatif des Vers de Terre (OPTV), qui se propose « de mettre un outil d’auto-évaluation de la biodiversité à disposition de tou-te-s, de vulgariser les connaissances en écologie des sols à travers un site Internet et de former les volontaires pour la participation à la recherche et/ou à la restitution des résultats. » Pourquoi ? Parce que les vers de terre, créateurs de matière organique, jouent un rôle essentiel dans les sols, « rendant des services éco-systémiques ».

En deux protocoles accessibles, elle démontre que chacun-e peut apporter sa pierre à l’édifice, de manière très simple : « Le premier consiste à mettre de la moutarde dans de l’eau et d’arroser cela sur le sol pour que les vers remontent à la surface. Le deuxième, appelé test bêche, consiste en un tri manuel des sols, permettant ainsi une meilleure appréhension du nombre de vers de terre mais qui nécessite plus de temps que le premier. On peut ensuite saisir les données participatives sur le site ou encore on peut envoyer des échantillons au laboratoire pour analyses, ce sont les données collaboratives. »

Ainsi, en 2011, l’OPTV avait multiplié par 10 ses données. Parce que les réseaux se sont activés et ont diffusé les procédés. Ce qui a permis d’avancer dans la recherche mais aussi d’obtenir une meilleure distribution sur le territoire des observations. « Grâce à la participation citoyenne, on a pu explorer de nouveaux territoires, auxquels on aurait pas pensé juste entre scientifiques, comme les aéroports, les terrains de sport, le milieu urbain. Depuis 6 ans, il y a plus d’observations, plus d’habitats, de mobilisation sociale et de communication sur cette thématique et on note que l’évolution est très importante. »

MIXER LES SAVOIRS ET EXPÉRIENCES

Le maraichage sur sol vivant, l’expérimentation des techniques artisanales conciliées à la mécanisation, l’utilisation des savoirs anciens remis au goût du jour, la richesse de la biodiversité – en milieu urbain comme en milieu rural -, le choix d’une petite exploitation et d’une production raisonnable et suffisante pour un autofinancement, celui de la vente directe et/ou à des partenaires cohérents de sa propre éthique, la participation citoyenne, la collaboration à la recherche…

Tout cela participe à une réflexion dont l’enjeu est majeur puisqu’il en va de la sauvegarde de l’environnement, du vivre ensemble et du bien-être, à l’heure où l’on s’inquiète de ce que l’on mange, de la provenance des aliments – et pas que - et des politiques en place. L’agriculture conventionnelle, la consommation de masse, l’industrialisation, l’agrochimie, etc. ne peuvent plus être les modèles prédominants de notre société.

Fermes d’Avenir Tour multiplie les preuves qu’il existe, et que se développe concrètement, un tas de solutions et d’alternatives. Les potentialités sont nombreuses et les acteurs-trices engagé-e-s et militant-e-s, aussi.

Du côté de Guipel, Thomas Pathenotte, Elise Bonati Gilquin, Didier Oudart, Anais Bouilly et Alexandre Gilquin – lors de la visite, le 30 août, seuls les trois derniers mentionnés sont présents - ont fondé, en juillet 2016, la ferme Les p’tits Brégeons. Hormis Didier, en pleine installation de son activité de maraichage, les autres ne peuvent se verser de salaire et tous ont conservé leurs boulots respectifs. C’est un choix, un engagement.

À la croisée d’un projet professionnel et d’une action citoyenne. Parce que pour eux, être à plusieurs représentent une force et un atout considérable pour le partage des savoirs et savoir-faire, les échanges et l’entraide, mais qu’ils souhaitent tout de même développer leurs projets personnels, se dégager du temps et gérer leur temporalité comme ils l’entendent. Les 7 hectares de terrain sont répartis équitablement entre eux/elles, ce qui permet ainsi à chacun-e de développer sa mission et ses envies. Pour Anais, par exemple, l’espace sert à la culture de plantes aromatiques et médicinales.

« Au printemps, j’ai planté 9 variétés de plantes, qui toutes ont des vertus pour la peau, cicatrisantes, hydratantes, régénérantes, etc. Je vais ensuite récolter, utiliser un séchoir solaire et faire macérer dans de l’huile végétale, principalement du chanvre. Cela me servira de base pour la fabrication de cosmétiques pour corps et visage. Je souhaite me lancer dans la production d’une gamme bio avec le moins de composants possibles. », explique-t-elle.

Elle réalisera ensuite les produits chez elle, dans une pièce qu’elle aménagera à cet effet, avant d’effectuer les tests pharmaceutiques nécessaires à la validation et à la commercialisation.

Pour Alex, le jardin en mandala, et plus largement l’aménagement des P’tits Brégeons – qui répond aux principes et valeurs de la permaculture – est l’occasion de proposer des ateliers pédagogiques, avec des écoles maternelles par exemple pour l’éveil et la sensibilisation à l’environnement et à la biodiversité, ou encore des structures accueillant des jeunes en difficultés d’insertion ou en situation de handicap.

Et pour Didier, la surface est dédiée au maraichage. Sous la serre ou en extérieur, il travaille sur sol vivant, irrigué grâce à une pompe placée dans l’étang de l’exploitation, avec des buttes recouvertes de paille et expérimente les associations de culture pour l’optimisation de l’espace.

« J’aime bien rechercher des choses et avoir une production diversifiée faite pour nourrir une zone locale. Ici, au printemps, il n’y avait quasiment plus aucune biodiversité. Aujourd’hui, il y a de nouveau des fleurs comme les soucis ou les capucines pour attirer les pollinisateurs, je laisse repousser les mauvaises herbes, etc. Et on a retrouvé de la biodiversité ! »
s’enthousiasme-t-il.

Sur la berge de l’étang, il cultive ses pommes de terre, à quelques mètres des ruches, qui devraient bientôt être rejointes par des arbres fruitiers qu’ils s’apprêtent à planter à l’automne, grâce aux 5 000 euros reçus l’an dernier en remportant le prix Fermes d’avenir.

Y A PLUS QU’À !

On voit alors éclore et se consolider des dynamiques vertueuses et fondamentales à la transition écologique. Le terrain rennais est fertile et grouillant d’initiatives porteuses de projets et d’espoir, on le sait. Preuve en est avec l’officialisation de Rennes, capitale française de la biodiversité l’an dernier, ainsi qu’avec l’existence et la vitalité des réseaux et d’associations comme La forêt nourricière, Les incroyables comestibles ou encore Jardins (Ou)Verts, et les formations et informations autour de la permaculture (Perma G’Rennes à la Prévalaye, face à l’éco-centre de la Taupinais, documentaire L’éveil de la permaculture, court-métrage La Prévalaye : la culture de la biodiversité, émission Anthroposcène sur Canal b, etc.).

Mais on ne peut nier l’évidence : il y a urgence. Chacun-e est concerné-e et tout le monde peut s’engager.

« Il est important de modifier les comportements, comme acheter sur le marché plutôt que chez les industriels. Nous, on regarde nos clients droit dans les yeux. On a une démarche sincère et importante. »
conclut Mikaël Hardy, ravi et soulagé du succès de l’étape rennaise de cette édition du FAT.

Une édition qui a réussi à aborder ces thématiques cruciales et néanmoins complexes et qui a su faire prendre conscience de l’urgence et des enjeux, sans toutefois inculquer un discours moralisateur et jugeant. On retient l’engagement et l’apaisement des agricultrices-teurs, l’engouement collectif et la symbiose entre scientifiques et citoyen-ne-s, l’enthousiasme des festivalier-e-s et de l’équipe et la phrase finale de Mikaël : « Y a plus qu’à ! Ce n’est que le début ! »

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Célian Ramis

Permaculture : enfin, on respire !

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La permaculture s'attache à être au plus proche de la Nature, dans un esprit de respect et de soin envers l'environnement et l'être humain. Rencontre avec celles qui investissent la "culture de la permanence".
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S’intéresser à la permaculture, c’est mettre le doigt dans l’engrenage. Un engrenage positif et responsable reposant sur le respect de la Nature, le respect de l’Humain et la répartition équitable des richesses. Et surtout qui questionne notre manière de produire, consommer et penser notre société.

Si elle ne se réduit pas à la culture de la Terre, la « culture de la permanence » est très vaste puisqu’elle n’est pas simplement une technique mais nous invite plus largement à l’envisager comme une philosophie qui impacte une multitude d’aspects de la vie, allant de l’habitat, à l’environnement, en passant également par les modes de gouvernance et d’éducation. Ce mois-ci, la rédaction a couru à la recherche des femmes investies en permaculture.

Officiellement née dans les années 70, la permaculture est actuellement aux prémices de ce qu’elle sera, espérons le, dans les dizaines d’années à venir. Dans un esprit écolo et humain, elle encourage à renouer avec les savoirs ancestraux de la Terre, l’accessibilité pour tou-te-s à un mode de vie sain et durable ainsi que l’entraide et la solidarité. Alors, qu’est-ce qu’on attend pour s’y mettre ?

À une trentaine de kilomètres au Nord-Ouest de Rennes, non loin du centre bourg d’Irodouër, la maison d’Anne Guillet est entourée de plusieurs étables à l’abandon et de terrains laissés à l’état naturel. Elle habite Varsovie mais bâtit son projet d’avenir dans la campagne brétillienne.

« La première chose : je suis une femme, j’ai 50 ans, je vis seule et j’ai 4 enfants. J’avais envie de trouver un endroit où je me sente bien. Dans lequel je puisse être autonome au niveau alimentaire mais aussi énergétique, avec la possibilité de développer une activité économique pour avoir des revenus ou un complément de revenus. La deuxième chose : je suis très engagée, militante et citoyenne avec la conscience qu’il faut faire très attention à l’environnement. Et je suis pessimiste sur la tendance politique en Europe et la crise économique. Je cherchais donc un lieu pour être bien et en autarcie si ça va mal. La troisième chose : je suis très active et entourée de gens issus du milieu du théâtre, du spectacle vivant, de la musique, des arts, de l’écriture… Et j’aime particulièrement les ateliers scientifiques avec les enfants. », explique Anne Guillet.

De son étendue boisée et de verdure, elle envisage d’entreprendre la réhabilitation des lieux vivables en gites ou chambres d’hôte, également en capacité de recevoir des résidences d’artistes, et l’aménagement des zones naturelles, en partage avec des agriculteurs/trices du coin, des animations et des habitats suspendus dans les arbres. Elle fourmille d’idées encore en friche, tout comme ses terrains grouillent de potentialités.

« C’est la première fois que j’ai autant d’espace et là je m’entoure de professionnel-le-s pour m’aider à hiérarchiser l’ordre des choses à faire parce que j’ai plein d’envies. Je privilégie particulièrement les femmes qui se lancent, ça fait vraiment partie de mes critères pour des collaborations. », souligne-t-elle. Ainsi, un après-midi du mois d’avril, Akasha effectue une deuxième visite des lieux, la première ayant eu lieu à l’automne.

Elle avance doucement, observe les bordures d’arbustes autant que les herbes qui se plient sous nos pas. Elle constate la présence massive de plantain, souvent définie comme de la mauvaise herbe, et de joncs. Des bio-indicateurs signalant la typologie des sols : « Le plantain indique souvent un sol assez compacté et les joncs se trouvent généralement dans les prairies humides ou avec des problèmes d’infiltration. »

Avec attention, elle poursuit son chemin entre les ronces, orties, brins de menthe sauvage, vergers abandonnés, violettes lactées, chèvrefeuille, etc. De la prairie au sous-bois, tout est passé au peigne fin de son observation et de ses dégustations multiples de plantes comestibles qu’elle nous fait partager.

 S’IDENTIFIER À L’ESPRIT PERMACULTURE

« 80% d’un projet en permaculture est de l’observation. Il ne faut jamais se précipiter. Quand je viens observer des terrains, si la personne n’est pas sur les lieux depuis longtemps et n’a pas trop de connaissances de tous les éléments naturels, je vais attendre un an avant de valider les aménagements. Pendant cette année, je viens une fois par saison, voir comment réagit la nature selon le rythme des saisons, sentir les expositions au soleil, au vent, observer la présence des insectes, des animaux, des herbes, des plantes, etc. », commente Akasha.

Originaire de la région parisienne, elle s’installe à Rennes il y a 7 ans, avant de trouver une maison en colocation du côté de Bruz. Attirée par la nature, elle a été ouvrière paysagiste, a entretenu les espaces naturels et a passé un brevet professionnel aménagement paysager avec une spécialisation en écojardinage. Mais elle ne trouve pas la pleine satisfaction :

« Ça a ses limites. Même dans ces domaines, on reste dans le contrôle avec des idées de « il faut couper les arbres comme çi, comme ça, il faut désherber »… Alors qu’on pourrait manger certaines herbes ! »

Akasha cherche d’autres formes d’accomplissement. À travers les livres, la documentation, les vidéos et surtout les expériences qu’elle fait dans son jardin, elle acquière des connaissances et se rapproche de la permaculture auprès de Steve Read, dans les Côtes d’Armor.

« J’ai suivi les Cours Certifiés de Permaculture et j’ai eu une mini-révélation. J’ai su que j’étais dans la bonne voie et que je voulais en faire mon métier. J’ai ensuite passé 10 jours en immersion totale, on fait des cours, des ateliers, on vit ensemble, le soir, on débat, c’est vraiment le côté très humain de la permaculture. », souligne-t-elle, actuellement en préparation du diplôme de permaculture appliquée, à l’université populaire de permaculture. Elle poursuit :

« J’avais depuis un moment fait le constat que nous sommes déraciné-e-s de cette Nature qui nous apprend tout mais fallait que ça s’emboite dans mon cerveau ! »

SE CONNECTER À SES ENVIES ET BESOINS

À 30 ans, Marie Ménard formule ce même constat : « Je regrette vraiment qu’on nous élève loin de la Nature. C’est tellement bien de connaître tout ça ! » Plus jeune, elle a été assistante manager et attaque aujourd’hui sa reconversion au sein du Centre de formation professionnel et de promotion agricole (CFPPA) du Rheu pour obtenir son Brevet professionnel de responsable d’exploitation agricole.

« Je suis une femme, jeune et noire, le chemin n’est pas simple pour le maraichage. Regardez sur le marché, déjà, il y a rarement des personnes issues de la diversité… », sourit Marie, qui ne se démonte pas pour autant. Au fil des 9 mois de formation, elle a affiné son projet futur, initialement basé sur la volonté de produire de la courge éponge – luffa cylindrica – utilisée comme éponge exfoliante, notamment dans les hammams et spas « mais on m’a expliqué que je ne pourrais pas en vivre donc j’ai eu l’idée du maraichage. »

En effectuant plusieurs stages, d’abord dans un jardin d’insertion du Breuil, puis chez un couple de maraichers et enfin à Perma G’Rennes, situé en face de l’éco-centre de la Taupinais (à la Prévalaye), elle a adhéré, comme Akasha, à la permaculture.

« C’est ce que j’ai envie de construire. Dans ma promo, on est une trentaine, la moitié veut faire du salariat et l’autre moitié veut s’installer. Je suis dans la deuxième catégorie. C’est en passant par la Ville de Rennes en tant que porteur de projet que je suis entrée dans le réseau des Amis de la Prévalaye – qui développe un projet d’installation dans le coin – et que j’ai rencontré Mika (Mikaël Hardy, permaculteur fondateur de Perma G’Rennes, ndlr) et ça m’est monté à la tête ! Dans le bon sens du terme ! », rigole Marie.

Elle regrette que la formation qu’elle suit insiste sur l’investissement dans le matériel et la volonté de rapidement s’engager sur une rémunération équivalente à 1500 euros par mois, « des contraintes auxquelles je n’ai pas envie de m’aliéner car ce que j’aime, c’est ce qui fait la permaculture : être naturelle, authentique, s’inscrire dans le rythme des saisons. On veut tou-te-s un salaire, certes, mais je crois que c’est important de comprendre ce que la nature nous offre et ce qui nous environne. On s’inscrit à la suite de mère Nature. Avec la permaculture, je suis beaucoup moins stressée aujourd’hui, je procède étape par étape. Ce n’est pas une histoire de carburer absolument, on peut aussi prendre le temps de présenter des produits qui nous ressemblent, faits avec les valeurs de la nature. »

REPENSER NOTRE MODE DE VIE

Quelques heures passées aux côtés d’Akasha et de Marie et Mikaël suffisent à ressentir cet apaisement. Il y a quelque chose qui relève de l’ordre de la simplicité et de la bouffée d’air frais. L’Homme remis à sa place. Tout petit par rapport à cette puissante Nature. Pourtant, il ne faut pas s’y tromper, les aménagements et les principes, appelés design, ne sont pas le fruit du hasard, mais bel et bien celui des connaissances, des partages de savoir-faire, d’expériences et d’expérimentations et de labeur.

Ce sont les australiens Bill Mollison et David Holmgren qui ont théorisé officiellement la permaculture dans le sens de « culture de la permanence » dans leur ouvrage, paru en 1978. « Ils se sont inspirés de choses fondamentales pour comprendre l’écosystème, du biomimétisme, des méthodes primitives et de l’écologie moderne. Ils ont réussi à créer une éthique forte, avec des outils performants. », explique Akasha.

La permaculture se formalise en réponse à l’industrialisation de l’agriculture, détériorant non seulement les sols et les eaux mais aussi toute la biodiversité qui découle des cultures et des éléments naturels. Aujourd’hui, à cela, on ajoute les pesticides, insecticides, injonction à la sur-production, pression de la rentabilité, gaspillage alimentaire mais également gaspillage des énergies fossiles… La liste des choses néfastes à l’environnement et à la santé est longue. Très longue. Trop longue.

Si l’agriculture biologique contribue à améliorer les conditions de vie des un-e-s et des autres, la bataille financière finit toujours par l’emporter ou au moins à en gâcher le fruit et l’espoir, laissant toujours de côté les éternels perdants : l’état de santé de la planète et l’être humain.

La permaculture invite alors à repenser notre mode de vie et de consommation, pas uniquement dans son aspect alimentaire ou sanitaire, mais dans une dimension bien plus globale, passant aussi par la question de l’habitat autonome et durable, l’utilisation des énergies, l’éducation des enfants, la manière de consommer, la monnaie, les modes de gouvernances, etc.

En résumé, il s’agit de prendre nos responsabilités pour nous, pour les autres et pour les générations futures. En prenant soin de la Nature et des êtres humains, en créant l’abondance et en la partageant.

S’INSPIRER DE LA NATURE

« On crée des lieux d’exploration qui reproduisent des écosystèmes les plus naturels possibles. On prend le temps d’observer, de ressentir l’environnement et on s’inspire de la Nature. », explique Marie Ménard. Les exploitations ou jardins permacoles ne ressemblent pas les uns aux autres, même s’ils peuvent présenter des similitudes, et ne sont pas présenté-e-s dans l’esthétique traditionnelle.

Au contraire, ils peuvent paraître bordéliques, parce que les herbes seront hautes à certains endroits, que des cultures pousseront autour d’un arbre à un autre, ou encore qu’on cherchera en vain à trouver les lignes bien droites de légumes à perte de vue. Bordélique. C’est bien la remarque que fera un samedi en fin de matinée, un passant s’attardant sur son chemin dans les jardins partagés du parc du Landry.

Dans le cadre du mouvement des villes en transition, initié en Grande-Bretagne, l’association Jardins (Ou) Verts, présidée par Laurent Petremant, œuvre depuis plusieurs années à l’aménagement d’une partie du terrain en permaculture dans laquelle se mêle des habitant-e-s du quartier mais aussi des forces vives désireuses de s’impliquer dans le projet, de jardiner et d’apprendre de la Nature. Pour Cathy, il est important de préciser :

« C’est un espace expérimental, il ne faut pas attendre de la productivité. Mais avec cet exemple, on montre qu’il existe un autre moyen de faire, sans polluer. On est à Rennes, dans une grande ville relativement végétale. Je trouve qu’il est important d’avoir des savoirs et de l’expérience, de combiner la notre et celle des autres. »

Suzanne la rejoint parfaitement sur ce point. Le jardin est ouvert à tout le monde, y compris ceux qui n’y travaillent pas sur le créneau du samedi matin. « Je ne fais pas ça pour manger, mais je fais ça pour le plaisir. Et les choses prennent forme. Il faut du temps, il faut accepter que ça prenne du temps. On a fait un travail de dingue, c’est très physique et manuel. Je ne sais pas si ça, il faut le dire… », sourit-elle.

Les adhérent-e-s ont suivi des formations pour se lancer et peuvent participer à des sessions s’ils/elles en éprouvent le besoin ou l’envie. Mathilde se plait à penser qu’ils/elles sont des petits thérapeutes du sol, comme le dit Pierre Rabhi, fondateur du mouvement Colibris, souvent cité par les permaculteurs/trices.

« Nos sols sont gravement malades. Avec la permaculture, il n’y a pas de déchet. Le déchet est une ressource alors ici on invite vivement les gens à composter. Le compost est un levain qui redonne à la terre une vie microbienne. Ça commence par les bactéries, les champignons, puis on étend aux plantes en comprenant qu’il s’agit d’un organisme vivant qui a tout un tas de capacité, qui sécrète des produits qui nourrissent des bactéries spécifiques qui elles renvoient des minéraux spécifiques. Tout est vivant et c’est magique ! Mais il faut impérativement que le sol soit vivant ! », souligne-t-elle. Il y a dans sa manière de faire visiter le jardin un mélange d’enthousiasme et d’alarmisme.

DÉCOUVRIR LES MULTIPLES POTENTIALITÉS

La permaculture semble pour elle une évidence. Une évidence pour panser les blessures trop longtemps infligées à l’environnement et peut-être espérer guérir la folie qui nous entoure, pour trouver un apaisement collectif, une sérénité pérenne et respectueuse.

Mais en attendant de pouvoir atteindre cet état de grâce, on en revient toujours au même : l’association manque d’argent pour aller encore plus loin et lance un appel aux dons via un crowdfunding et aux bonnes volontés lors de la réunion publique du 12 mai prochain. Si elle nous glisse les infos entre les pissenlits et les topinambours, le besoin financier n’entache pas son enthousiasme et sa motivation.

Elle parle de jardin en trou de serrure, d’espace de multiplication, de baissière ou encore de modèle spirale aromatique et de plate-bande en fer à cheval. Tout est pensé dans le détail et tout a fonction particulière. Les poules mangent la vermine et pondent des œufs. Le compost crée de l’humidité. Les zones en creux récupèrent l’eau, qui nourrie de broussailles, se met à composter. Les espaces semblant en friche offrent en réalité un tas de plantes nourricières.

La spirale en pierre qui abrite différentes sortes de matériaux, du plus drainant en bas au moins drainant, s’offre la chance de composer avec toutes les expositions, toutes les orientations et tous les régimes hydriques. Le faux plat bordé d’une petite butte permet de multiplier les climats. Tout peut servir, donc.

Il s’agit alors d’un véritable apprentissage, partant des potentialités de la Terre, composée de sa faune et de sa flore, pour aménager des écosystèmes des plus naturels et des plus respectueux de l’environnement. Comprenant les interactions entre les sols et les végétaux mais aussi les insectes, les climats, les énergies, etc. sans tenter de dompter la Nature mais en composant avec elle.

Pour Akasha, « l’idée est de pouvoir aménager le lieu avec un minimum de contraintes. Et de pouvoir le faire quoi qu’il arrive. Par exemple, quand on est proche d’une zone pas terrible parce qu’il y a beaucoup de voitures qui passent ou qu’il y a un risque d’exposition à certains produits toxiques, on trouve des systèmes dépolluants naturels, on trouve des parades sans aller contre la Nature. »

C’est pour cela que les savoirs sont utiles mais que les expérimentations sont également essentielles. Pour mélanger les cultures, établir des rotations de culture, sauver et faire perdurer des cultures que l’on croyait perdues, créer des protections naturelles, par exemple avec des haies pour le vent, des herbes hautes pours les auxiliaires ou des parades naturelles contre les polluants. Mikaël Hardy en sait quelque chose. Il aménage sa micro-ferme en permaculture depuis l’été 2016 :

« On a fait beaucoup de promenade pour s’inspirer et pour comprendre. Il a fallu remettre la prairie en état. J’étais naturaliste avant, donc je sais bien comment ça fonctionne, les plantes utiles, les insectes utiles, les animaux utiles. Et la permaculture, ça fait 15 ans que je m’y intéresse. J’expérimente sur le tas. »

Tout est utile a priori. Les soucis plantés autour du mandala qui accueille la pousse des pommes de terre, la paille qui maintient la fraicheur et l’humidité du sol qui commence à manquer de pluie, comme le seigle qui pourra servir à fabriquer des chapeaux et des paniers. Impossible après ça de parler de bordel. Ni même de bordel organisé.

Au contraire, on respire et la biodiversité, la vie qui fourmille dans tous les recoins des terrains, donnent un côté, comme le dit Mathilde, magique. « Il y a un côté créatif, poétique et sensible là-dedans, c’est une part très agréable, c’est la part de plaisir. L’esthétisme, c’est le produit du bien-être. », confie Mikaël.

BASE DU LIEN SOCIAL

Si la permaculture part d’un point individuel pour évoluer en spirale et s’étendre à la communauté, son ciment de respect de son environnement pose les fondations d’un lien social essentiel à la dynamique quotidienne.

Au Landry, Suzanne confirme : « Ici, le jardin est partagé d’une part et ouvert d’autre part. Donc entre nous, on discute, on échange, alors qu’on ne l’aurait pas forcément fait, même si on habite le quartier. Chacun-e est dans sa maison, dans sa vie, on se salue poliment mais c’est tout. Là, on peut partager autre chose et faire connaissance autour d’un projet commun. Et c’est pareil pour les passant-e-s qui nous voient bosser dans le jardin, ils posent des questions, on parle des plantes, de la permaculture. Autrement, on n’aurait jamais discuté avec ces gens-là. »

La notion de partage et de transmission se veut omniprésente. Marie Ménard en a bénéficié à Perm G’Rennes. Elle qui apprécie la discussion, le fait de faire circuler l’information et de sensibiliser à cette éthique mais aussi plus largement à la diversité en général se nourrit beaucoup de la pratique de son maitre de stage.

« Je ne fais que démarrer moi mais c’est très enrichissant d’écouter Mika et d’échanger avec lui. Il y a beaucoup de monde qui passe sur l’exploitation, à chaque fois il passe du temps à faire visiter, à expliquer les principes, les valeurs, etc. de la permaculture. Et quand j’aurais mon terrain, il viendra avec moi comprendre il est composé pour pouvoir créer les écosystèmes. Tout comme lui a fait intervenir d’autres expert-e-s. Cette démarche me parle, ces énergies qui circulent et le fait que tu produis quelque chose qui te ressemble ! », explique-t-elle.

S’installer en permaculture, Marie semble sûre de son choix. Et avec cette perspective, mise en relief avec son histoire personnelle, elle s’interroge sur la manière de rendre accessible ses productions, de ne pas reproduire un schéma injuste, discriminant et stigmatisant selon les classes sociales ou autres critères écrasants d’injonctions arbitraires et sociétaux. Et la question est légitime.

Alors que la culture commence son expansion auprès du grand public, on pourrait imaginer une pratique tarifaire déraisonnable, à l’instar de la plupart des produits naturels et encore non démocratisés. Ce qui irait à l’encontre de ses valeurs. Mikaël Hardy compte sur l’entraide, en mettant une partie de son terrain à disposition à un petit groupe de personnes désireuses de se lancer et d’apprendre, et a fixé l’adhésion à sa structure à 1 euro l’année pour bénéficier de ses cours en permaculture.

TRANSMISSION DES SAVOIRS

Akasha, de son côté, s’envisage formatrice avant tout et se positionne dans le domaine de la conception – à travers les observations et les design qu’elle effectue pour le moment à titre bénévole au sein de sa structure, Permabiose – et de la pédagogie.

Régulièrement, elle anime des ateliers – à prix libre - et des chantiers participatifs, autour des plantes sauvages comestibles, de la culture de champignons, des mares naturelles, du zéro déchet, du compost, des toilettes sèches, de la fabrication de mangeoires pour oiseaux ou d’hôtels à insectes.

« Souvent, les participant-e-s viennent pour l’aspect et la sensibilisation permaculture et écolo. Beaucoup de gens font de la permaculture sans le savoir. Oui, il faut avoir des bonnes connaissances en écologie, en écosystèmes, en botanique, en eau, en interaction naturelle. Mais on apprend beaucoup sur le terrain, en observant. En observant les types de sol, les vents dominants, la flore spontanée, les expositions selon les saisons, la faune, les bordures, etc. Et quand on sait pas, ça arrive parfois quand je suis en observation, on prend des bouquins pour faire des recherches, sinon on prend des photos et puis on cherchera ensuite. », détaille-t-elle.

Une fois son diplôme obtenu, elle souhaite à 37 ans poursuivre dans le sillon de la transmission et pourquoi pas se spécialiser dans les systèmes de culture avec les arbres et les forêts comestibles, à l’instar de l’association brétillienne de Franck Nathié, La forêt nourricière. « Je ne vis pas de ça pour le moment, comme beaucoup, mais c’est un milieu vachement ouvert. », positive-t-elle.

PETIT BÉMOL ?

Seule ombre au tableau : l’absence des femmes… Enfin, pas totalement. Une membre de l’association Les incroyables comestibles, ayant travaillé cette année sur un projet d’études imaginant une application permettant de développer numériquement les designs permacoles, nous le confie :

« Dans l’association, comme dans le mouvement Colibris, il y a une majorité de femmes. Je fais partie également d’une ONG qui organise des cafés-débats autour de ces sujets et c’est pareil, il y a beaucoup de femmes qui sont intéressées. Pour le projet, nous avons rencontré beaucoup de permaculteurs et en effet, il y a très peu de femmes. Quand il s’agit d’un loisir, elles sont nombreuses, mais quand ça se professionnalise, elles disparaissent. »

Comme quasiment dans tous les domaines. Elle poursuit : « Dans l’agriculture, il y a moins de femmes en règle générale. La permaculture n’étant pas encore très connue, ça explique peut-être qu’elles ne soient pas très présentes ?! » Beaucoup avanceront le même début d’explication. Pour Marie Ménard, pas question de se laisser décourager par les injonctions de sexe et de genre, aboutissant à des discours alambiqués sous-entendant que les femmes ne seraient pas capables de prendre une exploitation en charge.

« Dans ma promo, il y a 15 filles et 15 gars, ça va de 22 à 40 ans. Et je remarque que quand les filles évoquent la possibilité de s’installer, elles raisonnent en terme de couple. Elles ne se lanceraient pas seules mais forcément en couple. Ça questionne vraiment le couple. »
exprime-t-elle.

Mère d’une jeune fille de 13 ans, elle sait que le travail qu’elle va devoir entreprendre sera colossal et sait que le chemin sera semé d’embuches « mais c’est mon projet et je ferais en sorte de le lancer ». Cette force de caractère, elle en est consciente. On pense alors à son contact à l’écoféminisme, ce mouvement né aux Etats-Unis dans les années 70, à la période et dans la même veine que la permaculture.

Dans une interview accordée au média Reporterre, en octobre 2016, Emilie hache, maitresse de conférences, spécialiste en philosophie pragmatique et en écologie pragmatique, développe une réflexion aussi captivante qu’importante :

« L’articulation de la destruction de la nature et de l’oppression des femmes ressemble à un ruban de Möbius : les femmes sont inférieures parce qu’elles font partie de la nature, et on peut maltraiter la nature parce qu’elle est féminine. Les écoféministes ont donc une réflexion critique à l’égard de l’idée de nature telle qu’elle a été élaborée dans la modernité ainsi que sur la façon de concevoir la féminité à cette même période. Mais, pour ces femmes, il ne s’agissait que d’une étape. Elles ont proposé ensuite de se réapproprier aussi bien l’idée de nature que ce qui relève de la féminité. Ce geste de réappropriation/réhabilitation/réinvention peut se traduire par reclaim, qui est le concept majeur des écoféministes. Comment ? Par exemple, en renouant avec une nature vivant, que certaines considèrent comme sacrée. Si l’on cherchait le type de pensée qui hérite le plus de l’écoféminisme, c’est la permaculture. Une grande partie des écoféministes sont engagées dans la permaculture, réarticulant les humaines à leur milieu, sortant du dualisme nature/culture, en s’appuyant sur l’intelligence du vivant. Starhawk, par exemple, une grande figure de l’écoféminisme des années 1980, anime aujourd’hui des ateliers de permaculture sociale. » Une idée à faire germer et à récolter (vite !).

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Permaculture : au plus proche de la nature
Un accomplissement naturel et humain
La permaculture, rentable ?

Célian Ramis

Environnement : Voir la vie en bio

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Ile-et-Vilaine
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La filière bio est actuellement en plein développement. La prise de conscience est lente, les modes de consommation difficiles à modifier et pourtant, 2016 est une année record. Pourquoi un soudain essor ? Rencontre avec celles qui ont décidé d'en faire leur mode de vie.
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À l’heure où Bayer rachète Monsanto, à l’heure où 3 millions de décès par an sont dus à la pollution atmosphérique, à l’heure où les articles, reportages et enquêtes se multiplient sur la mauvaise qualité d’une grande quantité d’aliments que l’on ingère quasi quotidiennement, à l’heure où les scandales autour des cosmétiques, bourrés de perturbateurs endocriniens, pleuvent, que faire ?

Tirer la sonnette d’alarme pour annoncer une catastrophe écologique ? Pour prévenir des problèmes de santé publique ? C’est fait. C’est en train de se faire. La prise de conscience est lente, les mentalités difficiles à changer, les modes de consommation complexes à modifier.

Sans se revendiquer militantes ou activistes du bio, les femmes rencontrées ce mois-ci ne baissent pas les bras et s’engagent dans une filière correspondant à leur mode de pensées et d’actions. Vers un environnement respectueux de la nature, du territoire et de soi.

La filière du bio s’apprête à battre son record de croissance d’ici la fin de l’année 2016. Selon les estimations de l’Agence BIO, le marché devrait rapporter 6,9 milliards d’euros en France. Une augmentation significative (1 milliard supplémentaire par rapport à 2015) qui confirme l’envol du secteur qui ne cesse d’attirer et de fidéliser un grand nombre de consommatrices et de consommateurs. Dans l’Hexagone, seul 11% de la population ne consommerait pas encore - d’aucune façon – des produits issus de l’agriculture biologique. 

Le dernier Baromètre Agence BIO / CSA, réalisé en 2015, montre que 9 français-es sur 10 consomment bio. Occasionnellement, en tout cas. Contre environ 5 français-es sur 10 en 2003. L’étude révèle également que 65% en consomment régulièrement – au moins une fois par mois – soit 28% de plus qu’il y a 13 ans.

Les magasins spécialisés se multiplient, la grande distribution s’embarque dans l’aventure en y dédiant plusieurs rayons plus par peur de perdre ses client-e-s que par éthique et les producteurs-trices s’engagent de plus en plus vers la filière bio. Ainsi, en juin 2016, la France comptait 31 880 producteurs-trices (plus de 2 000 sont en Bretagne, plaçant la région en 6e position sur 14) avec l’installation de 21 nouvelles fermes bio par jour au cours des six premiers mois de l’année. Et recensait au total 46 218 entreprises bio sur le territoire.

Le phénomène n’est pas récent, les premières boutiques bio datant du milieu du XXe siècle. Mais les comportements sont lents et difficiles à changer. Qu’est-ce qui précipite soudainement ces bouleversements ? Les raisons pour douter des produits vendus dans le commerce ne manquent pas.

Les produits laitiers ne sont pas nos amis pour la vie, la règlementation en terme d’abattage des animaux ne sont quasiment respectées, les conditions d’élevage des volailles font froid dans le dos, manger 5 fruits et légumes gorgés de pesticides et d’engrais n’atteint pas vraiment l’objectif d’une alimentation saine, les composants des cosmétiques plein de perturbateurs endocriniens sont pour certains nocifs pour la santé, les produits d’entretien remplis d’éléments chimiques…

LA PRISE DE CONSCIENCE

À la télé, à la radio, dans les journaux, articles, enquêtes, reportages et documentaires sont accablants et unanimes : il y a urgence. Urgence en matière de santé publique mais aussi en matière d’environnement. Ce sont là les deux motivations principales des consommatrices-teurs bio, qui sont pour la plupart des femmes. Pourquoi ?Certainement parce que ce sont encore les femmes majoritairement qui sont chargées des courses, de l’alimentation du foyer et des tâches ménagères. Certainement parce que ce sont les femmes qui consomment le plus de cosmétiques.

Ou encore parce que ce sont les femmes qui font l’objet d’un marketing ardu et disposent – puisqu’elles sont identifiées comme responsables des achats, mais les hommes commencent aussi à être de plus en plus visés et assiégés par la consommation à outrance - d’un large choix de produits, plus toxiques les uns que les autres (dissolvant, couleurs de cheveux, vernis, déodorant, gels douche, shampooings…).

Si les étiquettes pleuvent aujourd’hui pour signaler l’absence de paraben, d’aluminium, de parfum de synthèse, d’OGM ou garantir l’élevage en plein air, etc., la confiance est brisée. Ras-le-bol de ne pas savoir précisément d’où vient le produit que l’on achète et ingère. Le respect des client-e-s doit primer, tout comme le respect de la planète et les valeurs portées par les producteurs-trices de l’agriculture biologique.

Tout en maintenant une forme de vigilance vis-à-vis de la mention bio, que les grandes marques souhaitent coller partout sans véritable gage ni caution d’une véritable origine naturelle. Les modes de consommation évoluent et glissent doucement vers un « mieux consommé ». Les questions ont besoin d’être posées quant à la composition d’un produit et le rapport de proximité devient vite une nécessité. On s’intéresse alors aux circuits courts, on prête attention à l’origine du produit, à la saison d’un fruit ou d’un légume, du territoire et de ses richesses végétales, animales, etc. Comme avant.

Si ce n’est qu’avant, il en allait d’une évidence. Le capitalisme et le consumérisme n’étant pas encore passés par là. Aujourd’hui, « y a plus de saison ! » Une phrase qui résume bien les attentes et les réflexes. On doit pouvoir trouver de tout, tout le temps, partout. Sur les étals des marchés et des hypermarchés, les mêmes fruits et légumes viennent de partout, à l’année. Les saisons évoluent - à qui la faute ?! - mais notre capacité d’adaptation, elle, semble figée.

Les chiffres croissants de la filière bio démontrent que la dernière partie de cette affirmation est erronée. L’adaptation est lente, mais pas figée. C’est le discours que tou-te-s les acteurs-trices du secteur assènent au cours des interviews ou des événements, de plus en plus nombreux, autour du bio.

En septembre, le réseau Scarabée Biocoop organisait la 2e édition du Scarabio Festival à Rennes, en octobre (les 8 et 9), c’est au tour du salon Ille & Bio de s’installer à Guichen pour fêter ses 25 ans et en novembre, démarrent à Paris les 9e Assises nationales de la Bio pour réunir les membres du secteur, les nouveaux-velles porteurs-teuses de projets ainsi que les financeurs, et on en passe.

Des marchés bio fleurissent, comme tel est le cas le mercredi après-midi dans la capitale bretonne, au début du mail François Mitterand, les restaurateurs-trices optent désormais pour la démocratisation du bio dans les assiettes et les parents d’élèves réclament que cela en soi ainsi dans les cantines scolaires.

Là encore, la machine est difficile à huiler mais elle est en marche. Les enfants devenant un public important à sensibiliser.

UN ENGAGEMENT PERSO ET PRO

C’est en partie parce qu’elles sont devenues mamans qu’elles se sont intéressées aux plantes, aux huiles essentielles et à leurs vertus. Depuis octobre 2010, Delphine Ferrari commercialise ses savons, qu’elle fabrique de manière artisanale dans son atelier à Laillé. Cinq ans plus tard, le même mois, Emilie Briot lance son entreprise, Cosmétiques en cuisine, devenant animatrice en cosmétiques et produits d’entretien bio et proposant des ateliers à domicile ou à son local, à Gévezé.

Toutes les deux partagent un point commun. Avant de lancer la savonnerie La Dryade, cela faisait plus de 4 ans que Delphine avait commencé à créer ses propres produits. « J’avais une peau particulière et c’était dur de trouver un savon efficace dans le commerce. J’ai fait alors mes cosmétiques avec des produits naturels, pas forcément en bio. C’était d’abord un loisir créatif. », explique-t-elle.

À ce moment-là, elle est juriste, responsable formation en ressources humaines. Elle tombe dans « la savonite aigue », comme elle le dit en plaisantant. Elle aime assembler les composants, découvrir leurs effets et apprécier leurs qualités hygiéniques, réparatrices et protectrices. La jeune femme, alors âgée d’une trentaine d’années à peine, met en place une procédure rigoureuse pour limiter les dangers liés à la manipulation de la soude caustique (le produit liant qui permet aux huiles de se transformer en savon).

« On a déménagé en Bretagne, mon fils était déjà né et en arrivant ici, je ne voulais pas poursuivre mon métier. Je me posais des questions quant à la nourriture et aux soins pour un enfant et je voulais vivre responsable. Puis je me suis intéressée à la question du « consommer local » et sain. »
poursuit-elle.

Emilie Briot est venue elle aussi au bio par l’entrée personnelle, tout d’abord. Pour ses enfants, puis pour sa famille plus largement. Après avoir utilisé des huiles essentielles pendant plusieurs années, elle se forme aromathérapie familiale, commence à tester et fabriquer ses propres produits cosmétiques et ménagers. Assistante commerciale à l’époque, elle entame une reconversion professionnelle et repart en formation pour cette fois pouvoir animer des ateliers.

« Aujourd’hui, les gens s’alarment davantage et s’inquiètent de ce qu’ils mangent et de ce qu’ils se mettent sur la peau, de ce qu’ils mettent sur la peau de leurs enfants. Ils viennent dans les ateliers pour le côté « C’est sympa de fabriquer son produit ». Et c’est vrai, mais le but est aussi de parler des produits naturels. J’en parle beaucoup avec les enfants car j’interviens 3 jours par semaine dans les écoles, sur le temps périscolaire. », précise Emilie, 36 ans.

D’un métier prenant à un autre, les deux professionnelles affichent pourtant un soulagement et une autre manière d’envisager le travail. Une manière de penser qui relève de l’ordre de la passion et de l’engagement et moins du labeur contraignant. Comme si elles avaient été replacées au centre de leur vie professionnelle.

LE BIO, UNE ÉVIDENCE

C’est ce qu’évoque Sophie Persehais, agricultrice en plantes aromatiques et médicinales, implantée à Baulon. Cheffe de l’exploitation Le champ de l’air depuis 2009, elle a adhéré à l’agriculture biodynamique il y a 3 ans.

« C’est un courant agricole que l’on ne peut pas résumer en 3 phrases dans un article mais en gros il place l’agriculteur au cœur d’un système agricole vu comme un organisme vivant. On travaille avec tous les éléments, comme la lune par exemple. Je ne vais pas entrer dans les détails mais ce qui est important, c’est que c’est une agriculture qui repose beaucoup sur l’observation. On prend le temps de faire, on prend le temps de se poser et de regarder nos plantes. Et ça définit le boulot qu’on a car on voit des choses que l’on n’aurait pas vu dans l’urgence. », analyse Sophie.

Pour elle, le bio était une évidence lors de son lancement. Ses parents travaillent en agriculture conventionnelle et possèdent les valeurs agricoles, les valeurs de la terre et du respect de l’environnement. Elles sont trois sœurs mais elle est la seule à vouloir reprendre des parcelles agricoles. « Une volonté politique de conserver les petites exploitations. », surenchérit-elle.

Pourtant, elle exercera dans un premier temps la profession de professeure en communication avant de se former dans le domaine de l’agriculture et d’enseigner la biologie végétale er l’agronomie :

« J’adore la biologie ! J’ai vite pu constater les effets de synthèse, des éléments chimiques et autres. Je voulais revenir sur les terres familiales, travailler en micro-ferme, être tout le temps dehors dans mon champ. C’était logique pour moi d’aller vers le bio, je ne me suis pas posée la question. »

Même discours du côté de la créatrice de jardins biologiques et écologiques Pauline Beunaiche. Elle étudie les Arts appliqués au lycée, en Mayenne, et le design aux Beaux-Arts de Rennes. Son intérêt pour la conception de l’espace l’oriente vers les jardins et vers son premier coup de cœur pour le Domaine de Chaumont-sur-Loire, qui organise chaque année le Festival international des jardins auquel elle participe avec d’autres étudiant-e-s des Beaux-Arts.

« Nous n’avons pas gagné mais j’ai découvert quelque chose de très riche. Le jardin est un espace de liberté et de création, je ne l’avais jamais pensé comme ça. Pourtant, je suis issue de la campagne, mes parents et mes grands-parents jardinent… », se souvient-elle.

Pauline se lance alors dans un BTS en aménagement paysager, effectue plusieurs stages auprès de différents paysagistes et part 6 mois vivre à Berlin et travailler dans un bureau d’études dont la démarche artistique influencera particulièrement la jeune créatrice, de retour en France il y a 6 ans, qui s’établit à son compte en fondant La Racinais.

« Je ne me suis jamais dit que j’allais faire du bio, j’ai juste fait comme ça, naturellement. La plupart des paysagistes agissent de cette façon. »
souligne-t-elle.  

UNE SENSIBILITÉ AU SAVOIR-FAIRE ARTISANAL

Toutes les quatre agissent à leur échelle, selon leurs savoir-faire. Des savoir-faire qui s’acquièrent au fil du temps, sur le terrain. La fabrication des cosmétiques répond évidemment à une réglementation quant au procédé, à la recette et aux ingrédients pour l’obtention d’une certification bio.

La saponification à froid demande un respect minutieux des consignes, du dosage et des températures. Le séchage des plantes aromatiques requiert l’absence de lumière. Et la création des jardins exige des compétences en terme de conception de plans, par exemple. Mais chacune se forme essentiellement dans la pratique. Une pratique artisanale et manuelle. Sans oublier, par conséquent, très physique.

Par les tests qu’elles effectuent, les ratés qu’elles ont déjà essuyé de nombreuses fois, le soin qu’elles mettent dans le quotidien et par la curiosité qu’elles accordent à leurs domaines. C’est en échangeant avec les collègues, en se documentant, en posant des questions aux herboristes, aux pharmacien-ne-s, en lisant et en prêtant attention aux retours des client-e-s qu’elles apprennent, se renouvellent, se perfectionnent. Et qu’elles se différencient, avec une signature propre.

Aujourd’hui, nombreuses sont les personnes qui se lancent dans la filière. Il n’y a qu’à voir les chiffres. La conversion des éleveurs de vaches laitières est fluctuante et un développement de l’ordre de 30% est attendu d’ici 2018 dans le secteur du lait bio.

Plusieurs centaines de domaines viticoles s’engagent également depuis le début de l’année et les ventes de vin bio enregistrent une hausse de 10% sur le premier semestre, du côté des grandes surfaces.

Delphine Ferrari et Sophie Persehais le confirment, toutes deux installées dans des domaines peu développés jusqu’il y a peu. « Quand j’ai fait mon premier marché en 2010 à Cesson-Sévigné, les gens découvraient la saponification à froid. Je devais expliquer à chaque fois le procédé. J’étais quasiment la seule savonnière sur le territoire. Peut-être que La Cancalaise existait déjà… Mais on a dû faire beaucoup de pédagogie, et ça fait aussi partie de notre objectif d’expliquer l’intérêt de ce procédé (qui conserve la glycérine, permettant de protéger la peau, partie souvent retirée des savons industriels, ndlr). Maintenant c’est le boom ! Tout le monde s’installe. Sept savonneries se sont créées à Rennes et aux environs. Il faut beaucoup de temps et de pratique pour établir une formule qui fonctionne. Moi je me suis laissée le temps. », signale Delphine.

Pour Sophie, même son de cloches : « Quand je me suis installée, j’étais une des premières fermes en plantes médicinales. Il y avait peu de producteurs en Bretagne. Maintenant on est une cinquantaine en France, dont 5 en Ille-et-Vilaine. Depuis 10 ans, ça intéresse plein de gens ! »

LES CIRCUITS COURTS ET LOCAUX

Une obligation, désormais ? Presque. C’est en tout cas une nouvelle attente, un nouveau besoin réclamé par les consommateurs-trices. Pour le bien-être personnel, pour l’environnement. Mais aussi pour la production territoriale. Savoir ce que l’on mange, savoir ce que l’on consomme dans l’assiette, dans les crèmes, dans les verres ou dans les produits ménagers, c’est aussi savoir à qui on les achète.

Comme les AMAP permettent d’assurer un revenu plus juste à la personne qui produit ce qu’elle met dans les paniers, on tend aujourd’hui à se tourner vers les regroupements de producteurs-trices, pour plus de visibilité et de proximité. Delphine Ferrari tient particulièrement à ce que ces matières premières soient issues de l’agriculture biologique et tant que possible proviennent du coin pour fabriquer ces savons sans huile de palme, sans conservateur, sans colorant, ni parfum de synthèse, sans huile minérale ou animale.

« Je tiens vraiment à travailler cette solidarité en impliquant les acteurs locaux dans ma démarche. En arrivant ici, j’ai vu tout le tissu bio qui existait et il est vraiment très riche. Ce qui est intéressant, c’est que je me servais par exemple de l’huile de colza, de l’huile de chanvre, du miel, que j’achète dans un périmètre proche de chez moi, pour l’alimentaire. Et je m’en sers pour les savons. C’est aussi une manière de faire découvrir des produits du quotidien utilisés différemment et qui sont faits ici, chez nous. Pour les matières premières qui viennent de loin, j’essaye de limiter et de faire en sorte qu’au moins, elles soient issues du commerce équitable. Je sous-traite également l’emballage des savons, une fois qu’ils ont séché (une pièce est dédiée au séchage après la coupe, ndlr). Toutes les semaines, je les amène à l’ESAT de Bruz qui rassemblent des travailleurs handicapés. », s’enthousiasme-t-elle.

Et fan de légendes celtiques, elle marque son attachement au territoire dans les 13 formules qu’elle a développées (ainsi que dans les 2 inédites de Noël) mais aussi dans les noms qu’elle donne à ses savons : Avalon, Lancelot, Beltane, Fée Morgane ou encore Brocéliande…

Cette manière de travailler se retrouve chez Pauline Beunaiche, qui entreprend des jardins pour des particuliers, des coopératives – comme tel est le cas actuellement avec le potager installé devant le magasin Biocoop de Bruz dont elle entretien le suivi – ou par exemple d’une maison de retraite. Des missions stimulantes puisqu’il lui faut répondre à une commande, des exigences mais aussi des adaptations selon les profils.

« Parfois, j’ai des demandes pour simplement dessiner et élaborer un plan de jardin. Mais quand je réalise, je travaille en local. Avec un créateur de rosiers ou une productrice de graines et plantes sauvages. Ce que j’aime bien faire aussi, c’est de travailler avec les semis. Les gens ont envie de mettre la main à la patte, on garde donc des coins pour les récupérer les graines et les replanter. Les gens demandent des jardins vivants avec un éco-système qui va intégrer les insectes, etc. », déclare-t-elle. Le geste écologique est donc important et se développe petit à petit, à des échelles différentes.

« Ça peut être des échanges de pieds de plante par exemple, je leur propose quand ils sont dans un rayon de 30 kms autour de Rennes. Ou alors ils sont en quête de solution pour limiter l’arrosage, le désherbage. Ça demande moins d’entretien et ça répond à une démarche écologique en même temps. », poursuit Pauline qui a à cœur également de développer des animations autour du potager de la Biocoop de Bruz.

Voilà peut-être les raisons d’un engouement lent mais solide et créateur de liens sociaux et solidaires. L’essor du bio prend un tournant, délaissant quelque peu les réticences d’un prix trop élevé des produits. D’où l’importance d’un changement des modes de comportement, vers une consommation plus raisonnable, certes plus chère mais peut-être aussi plus juste dans la rémunération du producteur ou de la productrice.

« Pour en vivre, ça prend du temps. Moi, je travaille en manuel, avec une seule cuve et je suis toute seule. Faut pas compter ses heures ! J’ai choisi de ne pas pratiquer des prix trop élevés, 5 euros pour un savon, ça va. Il faut trouver le juste prix en fonction du juste travail. », livre Delphine Ferrari, rejointe par Emilie Briot : « Il faut relativiser, moi mes ateliers ne sont pas très chers (19 euros pour un atelier dans lequel on réalisera un produit cosmétique type crème de jour, huile sèche pailletée, stick à lèvres, lait pour le corps, ndlr) mais ce qu’il faut voir, c’est surtout que l’on paye très cher les cosmétiques bio et non bio dans le commerce. Il faut donc trouver un équilibre pour être rentable mais pas hors de prix par rapport à ce que coûtent les matières premières. »

ET LES FEMMES DANS LE SECTEUR DU BIO ?

Sans se laisser porter par l’utopie d’un système alternatif qui romprait totalement avec le capitalisme et le patriarcat, la filière bio serait-elle plus égalitaire ? Pas de chiffres probants sur le nombre de femmes et d’hommes dans le secteur. Soit la marque d’un avenir qui cesse de réfléchir en terme de sexe et de genre. Soit un désintérêt total pour la répartition au sein de la production.

Quoi qu’il en soit, Sophie Persehais conclut sur une note positive et optimiste : « Je ne sais pas ce qu’il en est en règle générale mais je vois qu’on est pas mal de femmes dans le secteur. En tout cas, je pense que les petites exploitations et micro-fermes en bio facilitent l’intégration des femmes. Alors certes, en réunion, je vois bien qu’on est parfois 2 femmes pour 10 hommes mais je n’ai jamais ressenti que je n’avais pas ma place ici. Je dirais plutôt que l’on ressent qui fait du bio, qui fait du conventionnel. Qui fait du lait, qui n’en fait pas. Car dans le coin, y a pas de mal de productions laitières. C’est donc plus en terme de techniques que ça se joue qu’en terme femmes/hommes. Et autour de moi, je vois que nombreuses sont les femmes qui sont cheffes d’exploitation. À côté, j’ai une copine boulangère en bio, c’est elle qui fait le pain, c’est son mari qui vend. Ici, je suis cheffe d’exploitation, je suis tout le temps dans le champ ou à bosser la production, mon compagnon est salarié, c’est lui qui fait les livraisons et j’ai deux autres salariés. On est tous d’origines différentes et tout se passe bien. Parce qu’on communique. J’ai fait une formation sur la communication non violente. », dit-elle en rigolant. Voilà qui donne à réfléchir.

Depuis décembre 2015, Priscilla Zamord et Julie Orhant ont créé La Belle Déchette, projet de ressourcerie intégré au réseau national des ressourceries. La structure répond aux 4 fonctions du label : la collecte et le tri, la valorisation des objets de seconde main, la vente à moindre coût et la sensibilisation à l’environnement. Du 2 septembre au 29 octobre, ateliers, causeries et étude-action ont été menés à l’occasion d’une résidence à l’Hôtel Pasteur, à Rennes. En parallèle, pour alimenter la matériothèque et se procurer un camion, La Belle Déchette cherche à lever des fonds sur la plateforme de crowdfunding, helloasso.com.

YEGG : Comment est venue l’idée de ce projet ?

Julie : J’ai une formation Gestion de l’environnement et je travaille dans la gestion des déchets. Après un an passé à Madagascar pour une ONG, à travailler sur la sensibilisation à l’environnement et la gestion des déchets, ce projet a muri dans ma tête et j’ai écrit un projet très synthétique. J’en ai parlé à mon entourage. Une personne que nous avons en commun avec Priscilla nous a mis en relation.

Priscilla : Je viens plutôt du milieu culturel et j’ai glissé vers le secteur de l’insertion sociale par la culture puis l’insertion professionnelle. J’ai été responsable de l’ancienne friperie solidaire à Rennes Chez Rita Love. Après un Master en politique sociale et insertion, j’ai été embauchée à Bruxelles, dans une ressourcerie, sous forme de boutique.

Je suis revenue ici et j’ai travaillé à Rennes Métropole au service insertion et emploi et j’ai rencontré une personne qui m’a mise en lien avec Julie. Moi, j’avais l’idée de créer une structure mais je ne savais pas trop sous quelle forme, sachant que j’étais très très inspirée par le modèle belge et qu’on est à Rennes…

Qu’est-ce qui change ?

Priscilla : Ce n’est pas le même territoire, ce n’est pas la même culture du réemploi. Les pays nordiques sont très en avance, ça fait partie des pratiques quotidiennes. Avec Julie, on a un intérêt fort pour ce genre d’activité et en même temps une envie de faire quelque chose de local. Sans oublier la volonté de décloisonner les pratiques, c’est-à-dire qu’on est aussi dans un système très franco-français.

Tout le monde est mis dans une case. Ici on est dans un projet d’économie sociale et solidaire qui a des ambitions à la fois économiques, culturelles, environnementales et sociales. Il nous faut donc mettre tous ces acteurs là autour de la table et leur dire « on peut créer des éco-systèmes ensemble ».

Julie : Se faire rencontrer des élu-e-s de différents domaines et leur dire que ce serait bien de concilier les atouts des uns et des autres pour créer un projet, ce n’est pas si évident que ça ici. Ça bouscule.

Qu’est-ce qui n’est pas si évident ?

Julie : Je pense qu’il n’y a pas d’interrogations. Dans les mentalités, les déchets, l’environnement et la culture, ce n’est pas évident de les lier.

Priscilla : C’est culturel. Je pense que c’est aux porteurs de projet de secouer un peu les choses. C’est une mentalité liée à un système bureaucratique, pas simple, qui a des injonctions fortes. Mais globalement, on arrive tout de même à avoir des soutiens des collectivités territoriales sur chacun des volets et ça c’est une entrée positive.

Maintenant notre enjeu c’est de mettre les gens autour de la table pour créer des passerelles. C’est ce qu’on essaye de faire avec La Belle Déchette et notamment l’étude-action que l’on a lancé début septembre. Au premier comité de pilotage, il y avait autour de la table les partenaires et les financeurs de tous les domaines. C’était très innovant. C’est de la co-construction.

Qu’est-ce qui ressort des ateliers de la résidence ?

Priscilla : C’est intéressant de voir comment les ateliers de réemploi sont une entrée possible pour travailler la sensibilisation à l’environnement, l’artisanat, le bricolage. De manière valorisante. Pas dans la contrainte de la réparation mais la joie de la création. Et ça, sans distinction de genre. C’est une entrée hyper chouette d’un point de vue social pour travailler sur les modes de consommation.

On a commencé à réfléchir à un partenariat avec le CCAS. Pour proposer des ateliers aux bénéficiaires du RSA, montrer comment sans avoir beaucoup de sous on peut vivre en toute dignité, en ayant accès à des objets moins chers mais aussi en redonnant une seconde vie à leurs objets et en étant sur des modes de consommation plus économiques. Et puis les gens se rencontrent, c’est du lien social. Toujours dans la bienveillance et la générosité.

Vous avez étudié, Priscilla, la place des femmes dans l’ESS, qu’en est-il ?

Julie : Les entrepreneurs sont majoritairement des hommes. Dans le monde du déchet, ce sont des hommes. Ça détonne un peu que l’on soit 2 femmes à l’origine de ce projet.

Priscilla : Les gros postes, c’est toujours les mecs. Y a plein de nanas mais elles ne sont pas à des postes à responsabilité. Dans l’ESS, c’est pareil, les décisionnaires sont des hommes. L’ESS, il y a beaucoup de branche. Le care, services à la personne, oui c’est très genré. L’insertion par le recyclage, c’est plus masculin.

L’insertion sur de la vente textile, ça va être plus féminin. On est toujours dans les mêmes lectures. De temps en temps on peut nous prendre un peu de haut, il y a parfois une certaine forme de paternalisme.

Julie : Après, à nous de faire nos preuves.

Priscilla : Je pense qu’on doit faire encore plus nos preuves parce qu’on est des nanas.

Julie : Je suis d’accord avec toi.  

Priscilla : Je trouve ça assez scandaleux dans le secteur de l’ESS. C’est mon point de vue. L’économie sociale et solidaire est fondée sur des principes d’égalité et c’est un modèle opposable à l’économie capitaliste classique où il y a une forme d’accès aux droits à l’entreprenariat, l’égalité des salaires, etc.

Il faut toujours avoir une forme de vigilance pour qu’on ne reproduise pas les mêmes schémas que dans l’économie classique. Après c’est quand même un mouvement qui aujourd’hui prend beaucoup d’ampleur…

Il y a de quoi être optimistes alors !?

Priscilla : Oui, Rennes, ça bouge ! Plein de choses émergent, dans l’économie sociale ou  classique. Ça met du temps pour faire bouger les mentalités décisionnaires. Mais c’est une posture politique aussi que la Ville de Rennes doit prendre. On est très soutenues par l’ADEME et Rennes Métropole. La Ville est un peu plus timide. Ce n’est pas financier mais dans les échanges…

La plus value d’un projet comme ça, ça a un impact économique en terme de création d’emplois, ça a un impact en terme de marketing territorial, Nantes l’a compris il y a 10 ans, et ça a un impact social parce que Rennes est une ville forte qui a développé la carte Sortir, qui a permis à des gens qui n’ont pas de sous d’avoir un accès équitable à pas mal de choses. On peut être utiles socialement dans la ville. Ça a aussi un impact environnemental et politique.

Aujourd’hui, certes la Ville nous aide indirectement parce qu’on est à Pasteur. Mais on demande une prise de position, une écoute. C’est ce qu’on attend de la Ville.

Julie : Après, on va vite aussi. Et on sait que pour les politiques ça prend du temps. À nous de leur insuffler ce potentiel. Pas uniquement pour La Belle Déchette.

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Le respect, notion phare du bio
Reconversion des modes de consommation et d'actions
Vous prendrez bien une p'tite coupe ?
La belle déchette, le nouveau visage de l'ESS rennais