Célian Ramis

Féminismes : Allier les luttes

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La femme ne peut être pensée au singulier, à l’instar des luttes menées pour l’égalité des genres. Elles sont multiples et plurielles, ces luttes. Et concordent toutes à revendiquer pour toutes les concernées le droit de choisir, la liberté d’exister et d’être soi.
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La femme n’existe pas. Elle ne peut être pensée au singulier, à l’instar des luttes menées pour l’égalité des genres. Elles sont multiples et plurielles, ces luttes. Et concordent toutes à revendiquer pour toutes les personnes concernées le droit de choisir, la liberté d’exister et d’être soi, de s’exprimer en son propre nom et d’accéder au respect. Sans être discriminé-e-s en raison de son sexe, son genre, sa couleur de peau, son origine réelle ou supposée, sa classe sociale, son handicap, sa profession, son statut conjugal, son orientation sexuelle et/ou affective, etc. Alors, au-delà des dissensions existantes au sein du mouvement, comment penser et organiser une lutte féministe inclusive ? 

À l’occasion des deux journées internationales de mobilisations et de luttes contre les violences sexistes et sexuelles et pour les droits des personnes sexisées – 8 mars et 25 novembre – les militant-e-s féministes sont de plus en plus nombreuses à battre le pavé et à faire entendre leurs voix dans l’espace public. Des voix plurielles qui portent des revendications communes, visant à combattre le sexisme d’une société encore largement imprégnée et dirigée par la culture patriarcale. Au-delà du sexe, des spécificités viennent s’accoler et amplifier les vécus de nombreuses femmes, en raison de leur couleur de peau, genre, classe sociale, orientation sexuelle et affective, handicap-s, âge, origine-s réelle-s ou supposée-s… Comment leurs parcours sont-ils pris en compte au sein du renouveau militant ? Comment s’organiser ensemble ? Et comment ne pas reproduire les schémas patriarcaux et capitalistes dénoncés par les mouvements féministes ?

Mardi 8 mars, 11h. À la sortie du métro Villejean, flottent pancartes militantes et drapeaux syndicaux. « On s’arrête, le monde aussi ! » L’appel à la grève féministe retentit et des centaines de personnes sont réunies à la jonction du quartier Kennedy et de l’université Rennes 2, mobilisées en cette journée mondiale de lutte pour les droits des femmes. En attendant le départ vers République, la foule scande : « Et qu’est-ce qu’on veut ? Des papiers ! Pour qui ? Pour tou-te-s ! » Et chante l’hymne qui résonne désormais dans les événements militants : « Nous sommes fortes, nous sommes fières, et féministes et radicales et en colère ! » et se réjouit d’un accompagnement au yukulélé pour entamer joyeusement : 

« Adieu, patri…, adieu patri… adieu le patriarcat ! Tu t’en vas et nous on reste, adieu le patriarcat ! Et tchic et tchic et tchic et tchic et la rue elle est à qui ? Et tchic et tchic et tchic et tchic et la rue elle est à nous ! Elle est à qui ? Elle est à nous ! Elle est à qui ? Elle est à nous ! Adieu patri… Adieu patri… adieu le patriarcat ! Tu t’en vas et nous on reste, adieu le patriarcat ! » À la place de la camionnette vrombissante guidant les cortèges aux détours des rues et avenues empruntées par les manifestant-e-s, un tracteur siège sur le rond-point et sur lequel trône une immense bannière : « Écologie radicale, féminisme décolonial, révoltes paysannes ». 

DANS LES QUARTIERS

L’an dernier, à la même occasion, la manifestation du 8 mars partait également du campus Villejean, initiative impulsée par la collaboration entre Nous Toutes 35, association féministe organisatrice des marches et actions en lien avec les 8 mars et 25 novembre à Rennes, et Kune, collectif de femmes du quartier croisant féminisme et écologie populaire. L’idée : décentraliser le féminisme du centre ville et l’étendre à son entité plurielle. « La voix des femmes des quartiers populaires est rarement entendue. J’aime autant vous dire qu’on va en parler longtemps de notre passage et j’espère qu’il y en aura d’autres. », avait alors déclaré Régine Komokoli, co-fondatrice et porte-parole de l’association.

Avant d’ajouter, qu’ensemble, elles œuvrent « pour continuer de gagner pas à pas (leur) place dans la société en tant que femmes, en tant que travailleuses, en tant qu’immigrées, en tant que femmes travailleuses immigrées. » Le cortège avait traversé le site du CHU Pontchaillou, en femmage à toutes les professionnelles de la santé, ces premières de cordée souvent négligées et dévalorisées comme le rappelle cette année encore l’Inter-syndicale professionnelle – composée de Solidaires, la CGT, la FSU et FO – partageant le constat, 50 ans après la première loi concernant l’égalité salariale, que 19% d’écart de salaire persistent entre les femmes et les hommes (à égalité temps plein) :

« 41% des femmes travaillent dans les secteurs les plus touchés par la pandémie. Nous sommes toujours en première ligne. Majoritaires dans les métiers essentiels comme le soin, la santé, l’éducation, le nettoyage, les services publics. Notre travail est déconsidéré et invisibilisé. Nous travaillons sans relâche et trop souvent en négligeant notre santé. Nous sommes aides à domicile, assistantes d’élèves en situation de handicap, animatrices, travailleuses sociales, enseignantes, aides soignantes… Les femmes immigrées ou sans papiers, en plus de subir les discriminations citées, sont sur-exploitées, peu reconnues socialement et peu susceptibles d’évoluer dans leurs emplois. Nous voulons qu’elles soient régularisées. »

ENTENDRE LE MILIEU RURAL

Depuis un an, un cortège part de Villejean/Kennedy. Le 25 novembre dernier, d’autres rassemblements ont débuté aux métros Henri Fréville et Joliot Curie afin de rejoindre Charles de Gaulle ou République. Parce qu’il n’est pas évident pour tout le monde de se rendre en manifestation, seul-e-s, au centre ville. Cette nouveauté s’affiche comme un symbole. Désormais, le féminisme devra être pluriel et inclusif. On prône la solidarité avec les femmes du monde entier, on fait entendre la colère des féministes de l’université comme de celles des quartiers populaires, on dénonce les violences sexistes et sexuelles en appelant à une riposte féministe, on parle d’hétérorisme, on danse sur l’hymne des féministes chiliennes de Las Tesis « Un violador en tu camino », on réclame des moyens pour les travailleuses, « du fric pour la santé, pas pour les flics ni l’armée », on exige le respect de nos droits et de nos libertés. On écoute les personnes concernées s’exprimer sur leurs vécus et revendiquer leurs spécificités.

Ce 8 mars 2022, ce sont « les femmes rurales et les paysannes » qui interpellent l’assemblée pour la première fois : « Nous vivons en campagne, nous bossons en campagne et cela marque nos vécus et nos corps. Nous sommes 11 millions de femmes rurales. 30% de la population française vit en campagne. 30% de la population et 47% des féminicides. » Elles dénoncent une image tronquée de leurs réalités, « centrée sur les hommes, l’agriculture et la chasse qui est racontée. » Ce n’est pas celle qu’elles vivent au quotidien, soulignent-elles : « Les femmes du monde rural sont oubliées, invisibilisées. En tant que meufs en ruralité, c’est encore plus compliqué qu’ailleurs de se déplacer, de tafer ou de ne pas tafer, d’avorter, d’accoucher, de vivre des sexualités non hétéronormatives. Sans compter ce que peuvent expérimenter les personnes racisées essayant de vivre dans la campagne française blanche, qu’elles l’aient choisi ou non. »

L’isolement, les problématiques de mobilité, la précarité qui en découlent avec souvent des emplois à temps partiels, la dépendance financière aux conjoints, l’accès réduit aux études mais aussi aux services de santé (et ainsi de gynécologie, d’accouchement et d’avortement), la prévalence des violences intrafamiliales… « Pour les victimes, c’est la double peine : elles sont plus isolées, moins protégées et avec moins encore qu’ailleurs de réseaux d’aide à proximité. Les politiques, qu’elles concernent l’aménagement du territoire ou l’agriculture, ont toujours été pensées à partir des lieux de pouvoir et donc du milieu urbain, de la ville. Les mouvements féministes ont malheureusement souvent reproduit ce biais. Nous sommes ici pour amorcer ce changement.Nous avons une responsabilité collective à changer cette perspective. Les vécus, les besoins, les idées des meufs rurales, doivent être inclus dans les mouvements féministes. Nous sommes prêtes et vous, l’êtes vous ? », partagent-elles avec hargne.

Leurs parcours doivent être pris en compte et leurs droits, reconnus. Elles terminent par une tirade à trois voix : « Alors bienvenu-e-s à tou-te-s, bienvenu-e-s à toutes les femmes et meufs dans nos campagnes, bienvenu-e-s à tou-te-s les membres de la communauté LGBTIQ+, bienvenu-e-s à toutes les personnes racisées, les handis et toutes celleux qui ont envie de faire bouger les normes en milieu rural. Dégenrons le monde agricole et rural, ensemble, dégenrons et dérangeons ! » Le message est percutant et réjouissant et invite à la mobilisation et la réflexion autour d’un sujet laissé en marge des luttes féministes. Ça secoue et c’est tant mieux ! 

VALORISER LES IMPENSÉS…

Les prises de paroles se poursuivent, toujours traduites en langue des signes française. Parmi elles, l’Inter-organisation étudiante – composée de l’Union Pirate de Rennes 1 et 2, Solidaires Etudiant-e-s, la FSE et Nouvelles Rênes – dénonce l’absence de courage politique du gouvernement actuel dont les discours nous abreuvent de belles promesses mais manquent toujours d’actions concrètes : « Ainsi, Darmanin, ministre de l’Intérieur accusé de viol, se réjouit de son bilan du fait de la baisse des cambriolages. Et quel bilan ? 125 féminicides survenus en 2021. Mais n’en déplaise aux proches des 113 victimes de féminicides par leur conjoint ou ex conjoint, aux proches des 7 femmes trans et des 4 travailleuses du sexe victimes de féminicides, les bijoux et ordinateurs ont plus de valeur que nos vies. »

Les chiffres pleuvent. Dans l’enseignement supérieur, une étudiante sur 10 est victime d’agression sexuelle et une étudiante sur 20 est victime d’un viol. En 2016, 5% des étudiantes jonglaient entre études et parentalité et un tiers d’entre elles étaient contraintes de manquer les cours. « Et rien n’est proposé par les établissements : pas de congé maternité ou d’aménagement des cours, des systèmes de garde trop peu développés… La maternité et la parentalité en général sont un frein dans les études. » Et un impensé là encore dans les luttes féministes. 

Tout comme la parole des retraitées : « Femme retraitée, j’agis. Femme retraitée, je manifeste. En 2021, 40% des femmes ont en moyenne une retraite inférieure de 40% à celle des hommes. Au XXIe siècle, seulement 60% des femmes touchent une retraite à taux plein. Cette inégalité est la résultante des inégalités salariales, en activité, dues à des parcours hachés de la vie professionnelle des femmes. » La précarité est au cœur de tous les discours. Et les intervenantes n’oublient pas de mettre le sujet en perspective, à l’aune de leurs conditions spécifiques et au croisement des violences sexistes et sexuelles :

« J’interviens pour les droits des personnes exilées, en tant que concernée. Vingt personnes sont logées dans le bâtiment F, ici, dont des enfants de quelques mois… À la Poterie, plus de 90 personnes logées (dans un gymnase, ndlr)vivent des agressions. Parce que nous sommes entourées des hommes violents et lorsque les plaintes sont déposées dans des commissariats, cela n’est pas vraiment pris en considération. Il y a un refus que des personnes des associations, qui connaissent le droit, nous accompagnent. Nous voulons un logement digne pour les personnes en situation irrégulière. Nous avons été victimes, dont moi-même, d’agressions morales et aussi une autre femme des agressions physiques. Et cela n’a pas été pris en considération lorsque nous nous sommes rendues au commissariat. Les droits humains sont bafoués. Nous réclamons la régularisation de toutes les personnes dont les droits sont bafoués. »

DÉCENTRER LE REGARD

Les points de vue sont situés. Et selon l’identité de genre, la couleur de peau, le territoire, la classe sociale, le handicap, l’orientation sexuelle et affective… les vécus et expériences diffèrent d’une femme à l’autre, d’une personne à l’autre. La pluralité et la multiplicité des trajectoires, l’accès à des privilèges selon sa situation et condition de vie, les difficultés et discriminations rencontrées par certain-e-s au croisement du sexisme, du racisme, de la grossophobie, du validisme, des LGBTIphobie, etc. sont à prendre en compte, sans hiérarchisation des priorités et comme une entité entière qui ne peut scinder son identité, pour faire avancer les luttes concernant les droits humains.

« Nous sommes représentatives de la diversité de la France d’aujourd’hui. Certaines d’entre nous sont bretonnes, normandes, d’Afrique du nord, de l’ouest et du centre. Certaines sont retraitées, d’autres sont salariées, en intérim, étudiantes en attente d’un premier emploi. Certaines sont des mamans solos, d’autres sont en couple. Pourtant nous nous sommes mises ensemble. Parce qu’au-delà de nos différences d’âge, de travail, d’origines, nous partageons l’immense bonheur d’être femmes entre nous. Nous nous sommes mises ensemble parce que nous avons du respect et de la considération pour les parcours de vie. Respect et considération, c’est ce qui nous manque le plus, à nous les femmes des quartiers populaires dans cette société encore fortement marquée par le patriarcat. », exprimait Régine Komokoli l’année précédente, dans un discours toujours d’actualité.

Les militantes se saisissent de la tribune pour appeler le collectif à soutenir les luttes voisines, traversées elles-aussi par des problématiques et revendications communes aux combats féministes. À plusieurs reprises lors des Journées internationales contre les violences sexistes et sexuelles précédentes, Rachida du Collectif Sans papiers de Rennes a souligné qu’avoir une place sur l’estrade militante ne suffisait pas : « Nous, féministes prolétaires que notre courage de survivre a amené ici pour trouver refuge, nous nous sommes échappées des guerres produites par le patriarcat et le capitalisme de nos pays. Tant que l’imbrication de la violence patriarcale et raciste ne sera pas vaincue, nous ne pourrons pas triompher ensemble. Tant que la liberté des migrantes n’est pas prise de partout comme un combat général, nous ne pourrons pas être ensemble sur la place mais resterons divisées dans les maisons, les villes, les lieux de travail. Soutenez-nous, nous avons besoin de vous. » 

Le message passe ce 8 mars également par l’Inter-organisation de soutien aux personnes exilées : « On est là en tant que féministes, parce que c’est une lutte de droits, que ce sont des droits fondamentaux qui sont bafoués. Nous avons besoin de votre soutien. Et pas juste un soutien de façade. Nous avons besoin de votre mobilisation. Parce que ce sont là des luttes actuelles et que les femmes dans leur vie affective, dans leur vie sexuelle, sont complètement à la merci de tous les sévices, de toutes les servitudes… » 

BATIR DES ALLIANCES

Parce que la lutte féministe ne peut pas se bâtir uniquement à travers le prisme du sexisme. Étendre l’analyse, le champ d’exploration, observer, écouter, prendre part, s’encourager, se soutenir. Donner la parole. Forger des alliances pour faire naitre et nourrir des réflexions qui n’ont rien d’annexes. Au contraire. Le 25 novembre dernier, les militant-e-s de Nous Toutes 35 appelaient à une marche aux flambeaux, en femmage aux victimes de féminicides, avant de se réunir au 4 Bis pour assister à la projection, co-organisée avec le Planning Familial 35, du film-documentaire Empower, de Marianne Chargois, dressant le portrait de 3 travailleur-euse-s du sexe, Mylène Juste, Giovanna Rinçon et Aying.

Accès à la santé pour les TDS, transidentité, migration, violences policières, violences institutionnelles, lutte contre le projet de loi de pénalisation des clients, les sujets portés à l’écran sont essentiels à intégrer à la révolution féministe. Et pourtant, ils sont souvent l’objet de divisions et de dissensions concernant le rapport au corps et sa marchandisation, entrainant – y compris dans certains milieux féministes - la stigmatisation régulière et des violences envers des travailleur-euse-s du sexe que l’on enferme dans un discours victimaire, plutôt que de s’intéresser à leurs conditions de travail et d’interroger directement les concerné-e-s. Doris, trésorière du STRASS, co-fondatrice des Pétrolettes à Rennes – association de développement communautaire pour lutter contre les violences faites aux femmes et aux autres minorités avec et pour les travailleur-eu-s du sexe – et TDS depuis 5 ans en parle ce soir-là :

« La loi est hypocrite et permet le nettoyage de l’espace public. Elle cible clairement les TDS de rue. Les clients ne vont plus les voir, ce qui pousse à une précarisation extrême. Et ce qui les pousse à davantage accepter le retrait de préservatif et à subir des violences… On nous invisibilise et on nous silencie. On nous dit ce qui est bon pour nous. La loi est votée par des personnes blanches, aisées, pas précaires ! Y compris des femmes. »

Elle aborde l’importance de l’auto-organisation. Ne nous libérez pas, on s’en charge. Le slogan résonne. Et cela n’empêche pas de tisser des alliances avec des d’autres organisations. L’association rennaise se présente d’ailleurs ainsi sur son site :

« Notre pari est de croire en la convergence des luttes entre personnes concernées par la violence, notamment la violence systémique. Nous luttons contre toutes les formes de carcans qui enferment trop souvent les personnes dans des cases sans prendre en compte les contextes de chacun-e, et qui entravent le pouvoir d’agir. Non à la stigmatisation et oui à l’inclusion ! »

Elles l’affirment, les Pétrolettes sont féministes et leurs actions participent également à un changement de la société vers plus de justice sociale. Elles « sont expertes de leurs sujets et détentrices de solutions », accompagnent les personnes selon leurs réalités et sans jugement, créent des espaces de développement communautaire avec des alliances locales – Planning Familial, CRIDEV… -, proposent des permanences individuelles axées autour de l’accès aux soins et aux droits et favorisent l’émancipation de ses membres par la valorisation des savoirs et compétences.

Elles prennent part à la lutte pour les droits, notamment au respect et à la dignité personnelle et professionnelle, des TDS et plus largement les mouvements féministes. Parce qu’elles ne veulent pas être stigmatisées et violentées par la société mais bel et bien actrices du changement. Elles se battent pour obtenir les mêmes droits que les travailleur-euse-s, pour être reconnu-e-s en tant que tel-le-s et s’organiser selon leurs termes et conditions. « Pour moi, être un-e allié-e de choc, c’est se renseigner sur nos conditions. Dans le Manifeste féministe pro-droits des travailleuses et travailleurs du sexe, il y a toutes nos revendications. Sur le site de l’AATDS (Association Allié(e)s de Travailleurs et Travailleuses du Sexe, ndlr) également. », conclut Doris.

CRÉER DES LIENS

Croiser les alliances. Un terme que Priscilla Zamord, co-secrétaire nationale de Front de Mères, privilégie davantage à celui de convergences. Elle est membre de l’organisation syndicale, fondée à Bagnolet, et depuis quelques mois, implantée à Rennes, sur le quartier de Maurepas. Rencontres, écoutes, réseaux, accompagnement, mise en liens, en mouvements et en actions sont concrètement le cœur du syndicat de parents luttant contre les discriminations et les violences à l’encontre des enfants et des parents (Lire le 3 questions à – Front de Mères, p. ??). Racisme, sexisme, LGBTIphobies, violences inter-quartiers, violences policières… les habitant-e-s des quartiers prioritaires sont généralement stigmatisé-e-s et leurs parcours, actions, initiatives, réflexions, besoins et conditions, sont invisibilisé-e-s et méprisé-e-s.

« Aujourd’hui, notre question, c’est comment on arrive à mobiliser, à rendre notre démarche accessible et fédératrice et surtout hyper simple. Et quand je dis simple, ça veut dire ambitieuse dans les objectifs mais simple dans la façon de faire. Il y a du génie politique dans les quartiers populaires mais ce n’est pas toujours évident de rendre visible et de faire de l’aller vers. Donc c’est aussi à nous de faire différemment, de se mettre dans l’action et d’organiser des choses. », précise Priscilla Zamord. Elle poursuit : « Il y a des actions qu’on essaye de faire en alliance avec d’autres organisations. Ça crée du lien avec d’autres collectifs. » Elle se réfère notamment à la Marche pour la Vérité et la Justice pour Babacar Gueye, à laquelle Front de Mères a participé, à Rennes. Aurélie Macé, membre de l’organisation, était présente ce jour-là et témoigne :

« On était là pour montrer notre solidarité à Awa, la sœur de Babacar (présente dans les manifestations féministes rennaises, ndlr), dans sa démarche mais aussi pour faire le lien avec les autres collectifs Vérité et Justice, de Paris et de la région parisienne, qui étaient présents à Rennes. Et puis aussi pour échanger sur les situations qu’on peut avoir, faire le lien entre des mamans qu’on accompagne et se rendre compte des réalités. Un des moments forts, c’était avec Assa Traoré, qui était présente, qui est d’origine malienne, et Lala, elle-même d’origine malienne et membre de Front de Mères. C’était une rencontre forte parce qu’elles sont toutes les deux confrontées à la question des violences policières, à des degrés différents mais on est bien sur une échelle et un parcours similaires malheureusement. »

Leur dénominateur commun, comme le mentionne Priscilla Zamord, c’est l’écologie sociale et populaire. Une écologie « qui répond à des choses pratico-pratiques mais qui met aussi en lumière des luttes qui ont été menées dans les quartiers populaires ou par des personnes racisées, invisibilisées. » Ainsi, en mars, Front de Mères organisait au Pôle associatif de la Marbaudais, avec Keur Eskemm et Extinction Rebellion, une projection sur l’écologie décoloniale, à travers la problématique scandaleuse du chlordécone aux Antilles (on recommande chaudement la lecture de la BD Tropiques Toxiques de la brillante Jessica Oublié, ndlr).

« Keur Eskemm, ils sont à Maurepas, ils font un travail magnifique avec les jeunes. Ça promet des rencontres humaines assez enthousiasmantes. Et puis Exctinction Rebellion qu’on connaît aussi pour sa lutte écologique. Autant Front de Mères et Keur Eskemm, ça aurait peut-être été évident parce que c’est un peu le même territoire. Autant rencontrer Exctinction Rebellion, ce n’était pas une évidence en soi donc c’est vraiment chouette, cette alliance-là. On commence avec beaucoup d’humilité dans les façons de faire mais avec une volonté très forte. On fait des actions simples, on y va, on s’y met, on voit ce que ça produit… », souligne-t-elle. Sans oublier leur participation aux luttes féministes, dans les manifestations comme dans l’animation d’ateliers que ce soit à l’occasion des Rencontres nationales féministes, ayant eu lieu à Rennes en janvier dernier, ou du week-end culturel, militant et festif, féministe et anti-raciste Big Up, organisé les 12 et 13 mars sur les quartiers de Villejean et de Maurepas :

« Dans la diversité des luttes, par exemple, Fatima Ouassak (militante écologiste, féministe et anti-raciste, fondatrice de Front de Mères à Bagnolet et autrice de La puissance des mères, ndlr) évoque souvent l’importance du combat (anti-nucléaire, ndlr) des femmes à Plogoff et je trouve ça génial. Voilà, Bagnolet-Finistère, même combat ! Les alliances sont possibles à partir du moment où on est dans le respect et la non instrumentalisation des luttes. C’est pour ça que je ne parle pas de convergence des luttes. Je préfère alliances. Chacun est soi-même mais on travaille ensemble sur des projets qui nous réunissent de temps en temps, pour faire force. »

ÉVITER LA RÉCUPÉRATION

Elle résume parfaitement l’esprit d’une lutte inclusive. Qui fédère sur des temps donnés sans occulter la spécificité de chaque groupe. Car si les voix se multiplient et sont de plus en plus nombreuses à se faire entendre, créant de nombreux changements notamment dans les représentations médiatiques, artistiques, sportives, scientifiques, politiques, etc., le constat, malheureusement, apparaît que les figures majoritairement mises en lumière restent blanches, hétérosexuelles, cisgenres, minces, plutôt aisées, valides… Personnes racisées, LGBTIQ+, exilées, handicapées, grosses, TDS sont, au fil de l’Histoire des féminismes, des forces opérantes et pensantes de ces luttes, qui les laissent pourtant de côté dès lors qu’elles abordent les spécificités de leurs groupes et les croisements et amoncellements existants entre les différents fragments de leurs identités.

« La question de comment faire alliance pour ne pas être invisibilisées après, c’est une très bonne question. Qui résonne à plusieurs titres. Je pense que Front de Mères a été tellement observatrice ou en connaissance de phénomènes comme ça de récupération – qui sont une forme de violences – qu’on repère assez vite les groupes mal intentionnés. », répond Priscilla Zamord. Elle précise : « On ne rigole pas du tout, je ne sais pas comment le dire autrement. Donc oui à l’alliance mais pas à n’importe quel prix. Pour moi, il y a un vrai contrat de réciprocité qu’il faut établir avec les autres organisations. Être dans quelque chose de coopératif mais pas dans quelque chose de l’ordre de la récupération. On est hyper au taquet là dessus. » Elle poursuit : 

« On a une expertise et des héritages où il y a eu tellement d’extorsion qu’on fait attention. Sur la lutte féministe, c’est pareil. On a une telle expertise d’usage au quotidien dans les quartiers populaires qu’on ne peut plus nous la faire à l’envers. Ce n’est plus possible. » 

NOUS AUSSI, LES VOIX INVISIBILISÉES

Une remise en question du mouvement féministe dit mainstream (dominant) est essentielle. Non pas pour le décrédibiliser mais pour le faire avancer. Encore plus loin. Lui permettre de décentrer le regard de l’unique bannière (universaliste) « Femmes » qui réduit et exclut toute une partie des militant-e-s et participe à les invisibiliser. Outre les dissensions qui peuvent sévir au sein de cette lutte plurielle, critique est faite autour d’une politique trop généraliste et trop lisse de certaines organisations. C’est le cas en 2018 quand le groupe national Nous Toutes appelle à la mobilisation le 24 novembre contre les violences à l’encontre des femmes. Plusieurs collectifs se réunissent en réponse sous l’intitulé Nous Aussi. Pour appuyer le fait que les violences sexistes et sexuelles s’expriment au-delà du sexe et du genre et d’intensité différente selon les trajectoires et les situations.

« En disant « Nous aussi », nous voulons faire entendre les voix de celles pour qui les violences sexistes et sexuelles sont une expérience inséparable du racisme, du validisme, de la précarité, qui définissent nos quotidiens : les violences sexuelles que nous subissons sont souvent pour nous l’aboutissement de notre domination matérielle, économique et sociale dans chacun des aspects de nos vies, que ce soit au travail, à la fac, dans la rue, à la maison ou face à des policiers. », expriment les associations et collectifs activistes tel-le-s que Acceptess T, le Collectif Afro-Fem, Gras Politique, Handi-Queer, Lallab ou encore le Strass dans l’appel publié sur le site de Mediapart.

Cette même année, Céline Extenso remarque la faible présence, voire l’absence, de femmes handicapées ou de pancartes s’y référant au sein du cortège. Les rangs des manifestations grossissent drastiquement depuis 2017, année de l’affaire Weinstein et l’essort des mouvements #MeToo – qui représentent une accélération dans le mouvement féministe qui avait déjà entamé depuis plusieurs années un renouveau – mais les mêmes erreurs semblent se répéter. Avec d’autres femmes handicapées, elle crée les Dévalideuses, un collectif handi-féministe luttant contre l’invisibilisation des femmes handicapées dans la société et au sein du mouvement, et plus largement contre le validisme, défini comme une oppression, une discrimination qui s’applique aux personnes handicapées. Dans l’émission Penser les luttes, diffusée en janvier dernier sur Radio Parleur, Céline Extenso explique :

« On s’est dit que si on voulait exister publiquement et politiquement, il fallait qu’on s’organise. Première mission : exister dans les milieux militants, les faire nous intégrer à leurs luttes, leurs événements, autant qu’à leurs théories. On essaye d’être là régulièrement pour faire pression et se rappeler à leur bon souvenir quand la pandémie et les conditions d’accessibilité le permettent. »

Les Dévalideuses constatent les bonnes volontés mais aussi et surtout les faibles moyens entrepris « quand il faut remettre en cause ses pratiques militantes ». La co-fondatrice développe : « On voit qu’il y a encore énormément de boulot. Quand on nous invite, il faut que l’événement soit accessible. En général, les gens pensent aux ascenseurs, aux marches, mais le handicap, ce n’est pas seulement les fauteuils roulants. Il y a des handicaps psychiques, visuels, etc. Des personnes vont avoir besoin d’un lieu calme, de lire sur les lèvres… Il y a plein de choses à prendre en charge. Le covid a été un énorme révélateur de validisme. Les personnes handis sont souvent plus à risque. Ça a l’air d’être un poids insupportable pour les validistes de prendre ça en compte. Alors que c’est un acte militant de protéger la collectivité ! »

Les femmes handicapées demeurent un sujet en marge des espaces de luttes féministes. Non considérées comme femmes à part entière, elles ne sont pas imaginées ni comme objets de désirs, ni comme figures maternelles et maternantes et encore moins comme des victimes de violences sexistes et sexuelles. « Elles en subissent pourtant plus que les femmes valides. On parle de maltraitance quand ça arrive. Comme on parle d’un animal… Et sur ce sujet-là, on est énormément déçues des féministes qui ont du mal à nous intégrer dans les données. », déclare Céline Extenso.

Des alliances se nouent avec des collectifs comme Gras Politique, engagé contre la grossophobie, ou encore Act up, dans l’accès à la santé des personnes LGBTIQ+ et des personnes séropositives. « Petit à petit, on sent que les allié-e-s se multiplient et qu’on va pouvoir les atteindre de plus en plus. Ouvrir le champ, ça veut dire se décentrer un petit peu de sa propre lutte. C’est clairement y gagner car avoir une vision plus large, c’est avoir une vision plus intelligente ou plus complète du problème. Mais ça, c’est souvent dur… », poursuit-elle.

SE POSITIONNER, RÉELLEMENT

En septembre dernier, l’association trans et intersexes de Grenoble, Rita, interpelait l’organisation Nous Toutes quant à la date choisie pour la manifestation contre les violences sexistes et sexuelles, le 20 novembre. Date emblématique pour la communauté LGBTIQ+ qui se rassemble ce jour-là pour la journée internationale du Souvenir Trans (TDoR). Dans un communiqué, les militant-e-s expliquent : « Chaque année, depuis 24 ans, on se rassemble et on rassemble nos forces pour honorer nos mort-e-s, assassiné-e-s et suicidé-e-s. Or il semble que pour le mouvement féministe mainstream NousToutes, nous personnes trans sommes quantité négligeable. Nous avons bien compris à quel point leur soutien à la communauté trans est performatif, que nombre d’entre nous continuent de se faire ostraciser par votre organisation, que votre hypocrisie vous conduit à nous brosser dans le sens du poil en réunion mais que vous continuez à organiser et promouvoir des événements où on est maltraité-e-s, et à discréditer toute critique en vous appuyant sur notre colère. »

Ce à quoi l’organisation visée répondra qu’elle échange avec des structures trans et des structures de protection à l’enfance (le 20 novembre étant également la Journée internationale des droits de l’enfant) « pour trouver un moyen que la manifestation NousToutes permette de donner de la visibilité à toutes les luttes, celle contre la transphobie et celle contre la pédocriminalité. » La date sera maintenue à Paris. Nous Toutes 38 et Nous Toutes 35, entre autres, prendront la décision de s’affranchir de l’appel national, comme le précisent les militant-e-s féministes grenobloises :

« Est-ce possible de construire une convergence des luttes autrement que dans une dynamique de co-construction ? Non. Est-ce que la convergence des luttes peut être un concept qu’on instrumentalise pour imposer son propre calendrier aux autres luttes et masquer la perspective cis-sexistes de son organisation ? Nous ne le pensons pas non plus. Nous pensons qu’il est impossible de lutter contre les violences patriarcales en les reproduisant. La solidarité est une arme politique et matérielle, pas juste un exercice déclaratif. » Les marches auront lieu le samedi suivant. 

UN TRAVAIL DE RÉSEAU

« Le Service d’Autoprotection Pailletté – le SAP – et l’ensemble de son équipage repérable par des pancartes violettes portées en sandwich sont heureux de vous accueillir pour cette manifestation « En route vers la fin du patriarcat » Nous sommes le 8 mars (2021, ndlr), à Rennes, à République et la température actuelle est… chaud bouillante nan ? Nous vous proposons d’assurer votre confort durant cette marche en encadrant un cortège de tête en mixité choisie. Pour cela, nous vous rappelons que le principe de ce cortège est de laisser les personnes concernées prendre la tête. 

Les consignes pour ce cortège vont vous être présentées. Accordez-nous quelques instants d’attention merci. Vous êtes une femme, une personne non binaire, intersexe, un homme trans, vous êtes les bienvenu-e-s devant. Vous êtes un homme cisgenre, c’est-à-dire que votre genre ressenti homme est celui qu’on vous a assigné à la naissance. Alors votre place, en tant qu’allié de nos luttes, est derrière le cortège de tête. Vous pensez que le patriarcat c’est du pipi de chat et vous êtes arrivé-e-s ici par hasard, alors nous vous demanderons d’évacuer la manifestation. Car le patriarcat ne tombera pas tout seul, organisons-nous pour lui péter la gueule !!! »

Depuis plusieurs années, ce sont les militant-e-s de Nous Toutes 35 qui organisent les manifestations du 8 mars et du 25 novembre. Mélissa et Louise en font partie, depuis respectivement 2 ans et demi et 1 an et demi, et établissent clairement qu’il s’agit d’un travail de longue haleine, qui ne peut se faire seul-e : « On marche avec un réseau de collectifs et d’associations. On s’en fiche de porter la voix de Nous Toutes 35, l’important c’est de se mélanger et de laisser les différentes structures s’exprimer. On lance un appel aux prises de paroles. Parle qui veut. Alors oui, ça demande du temps à organiser. C’est un travail sur le long terme et l’idée, c’est de faire mieux que les années précédentes. »

Cela implique de bien connaître le tissu associatif, militant, syndical et politique. De bien connaître et comprendre les enjeux de chaque groupe, en interagissant avec chacun, pour mieux en saisir les tenants et les aboutissants. « Quand on construit le trajet, on a en tête qu’il faut le rendre accessible. On le fait donc avant la manifestation. Pour repérer s’il y aura des toilettes par exemple sur le parcours. Et ça, ce n’est pas toujours évident ou possible. Il faut penser aussi que des personnes voudront peut-être s’asseoir, prévoir des chaises. Construire le trajet de manière à ce que les personnes qui ne peuvent pas suivre toute la manifestation puissent nous rejoindre à un moment grâce au métro… », explique Louise. Mélissa précise :

« On a travaillé avec le collectif Les Dévalideuses et maintenant, avec Crip Crew (collectif rennais créé par et pour des personnes handicapées, ndlr), on suit ça. Il y a d’autres éléments à prendre en compte en amont et qui demandent d’être pensées bien avant les manifs, comme par exemple de ne pas isoler les personnes sans papiers dans le cortège ou d’expliquer, si on entend parler d’une action radicale qui pourrait ramener la police, que vis-à-vis de certaines personnes présentes ce jour-là, il vaut mieux éviter. »

Pas de secrets ni de miracles pour les militant-e-s. Pour organiser une lutte inclusive, l’essentiel est de s’armer d’informations, de rencontres, de discussions autour des situations spécifiques. « Ça se réfléchit toute l’année, pas uniquement pour les manifestations ! Il faut nous éduquer nous-mêmes. Aller voir les collectifs, les associations, se renseigner, écouter. Il existe beaucoup d’outils facilement trouvables… », disent-elles, insistant bien sur le fait qu’iels ne sont pas parfait-e-s. Expérimenter, tester, avancer ensemble. En local, au quotidien. Car comme le signale Nous Toutes 38, « il est important de prendre conscience que les luttes féministes se construisent aussi au local, et font face à des problématiques spécifiques. Nous interrogeons la centralisation des mots d’ordres depuis Paris. Nous ne croyons pas en cette structuration pour la construction d’une mobilisation pérenne et politiquement ancrée. La lutte féministe doit se penser dans une perspective matérielle et révolutionnaire, pas idéaliste et réformiste. »

DÉCENTRALISER LES QUESTIONS FÉMINISTES

Rennes morcelle les départs de cortège en divers lieux de la ville. « Pour montrer qu’il y a autre chose, en dehors du centre ville. Créer des lieux différés, c’est aussi une manière de ne pas se sentir seul-e quand on se rend en manif. C’est laisser place aux vies de quartier aussi. », souligne Louise. Même topo au niveau national. Les 22 et 23 janvier ont eu lieu les Rencontres nationales féministes, dans la capitale bretonne. Plus d’une centaine d’organisations, associations et collectifs militants ont répondu ce week-end là à l’appel de la Coordination féministe dont la naissance remonte au premier confinement. « À l’automne 2019, les militantes de Toulouse, Toutes en grève 31, ont appelé à une rencontre féministe qui a réuni plus de 250 personnes qui ont échangé autour d’expériences différentes et ont fait lien avec les militantes d’Espagne, d’Amérique latine et d’Algérie. Quelques organisations de la Coordination ont eu contact à ce moment-là. », explique Lisa, militante parisienne, membre de la Coordination féministe.

La crise sanitaire frappe et la pandémie révèle l’ampleur des inégalités de genre, et par conséquent la précarité des personnes sexisées. Le confinement est alors l’occasion de faire un recensement de toutes les structures militantes appelant à la mobilisation lors des 8 mars et 25 novembre. Un travail de titan-e-s, jamais réalisé auparavant. De ce travail minutieux, nait la Coordination féministe qui signe un premier texte visant à appeler à la mobilisation pour un déconfinement féministe. C’était le 8 juin 2020 et les rassemblements mettaient en lien les questions féministes, la précarité, le système de santé actuel, le capitalisme et les mécanismes de domination opérants dans les groupes oppressés. « Depuis, on a signé des appels, écrits ensemble, pour les manifestations, fait un webinaire féministe contre l’islamophobie et participé au cortège de Nice en juin 2021 contre la politique d’immigration de Macron, « Toutes aux frontières ». », précise Lisa. 

Se retrouver à Rennes en janvier dernier résulte d’un véritable choix à décentraliser les féminismes de Paris. Les Rencontres ont vocation à tourner au sein des différentes villes de France. « Il y a eu plusieurs temps durant le week-end. Pour expliquer les objectifs autour de la grève féministe du 8 mars et de la lutte contre l’extrême droite. Il y a eu aussi des ateliers en non mixité avec des personnes racisées, des personnes handicapées, puis des moments en mixité pour avoir des retours autour des différentes pratiques. », commente Phil, militante lyonnaise, elle aussi membre de la Coordination féministe. Porter un projet commun. S’allier pour créer sur le long terme. Pour les deux militantes, penser la lutte de manière inclusive n’appartient pas à une dynamique nouvelle. « La nouveauté, c’est que l’on se retrouve pour le faire. », signale Phil. Lisa précise :

« Ça a existé dans les années 70. Après, ce que l’on observe, c’est la 4e vague comme on dit dans mon collectif. Depuis 2010, on assiste à un renouveau des luttes féministes, amplifié par les mouvements MeToo. Le mouvement féministe est divisé sur certains sujets et manières de faire. Une partie a été intégrée dans l’Etat et nous, on veut un féminisme autonome. Imposer nos revendications, notre agenda politique, dépendre de nous-mêmes. » Elles le disent, l’objectif des Rencontres n’est pas de résoudre les dissensions. Mais bien d’échanger, s’écouter, se transmettre des savoirs et connaissances, et inclure. « Nos discriminations en fonction de nos situations, c’est la base du féminisme ! On ne veut surtout pas invisibiliser les personnes déjà invisibilisées. », intervient Phil. 

DE LA RAGE ET DES PAILLETTES

La réalité est complexe. « Créer un espace pour la défense de toutes les personnes opprimées, c’est très bien sur le papier. Aujourd’hui, la composition de la Coordination est moins diverse que ce que l’on voudrait. Ce n’est pas un échec d’admettre ça. Il y a des réalités. Des personnes pour qui c’est plus compliqué de militer. La Coordination, c’est un mouvement vivant, en évolution constante. L’idée, c’est d’avoir une démarche volontariste et que les différents collectifs puissent s’y investir. Tout ça est vivant et c’est à nous tou-te-s ensemble de créer les conditions pour que le plus de personnes puissent s’en saisir. », analyse Lisa. D’accord ou pas d’accord sur tous les sujets, là n’est pas la question. La difficulté consiste plutôt à trouver des terrains d’entente pour co-construire une vision commune sur le long terme.

« Sur place, on n’est pas là pour des débats d’idées mais pour avancer ensemble. On peut avoir des opinions diverses et écouter quand même les concernées, sans faire part de notre avis. L’idée de la Coordination et des Rencontres, c’était aussi et surtout pour organiser la grève du 8 mars. Pas forcément pour celui de 2022 mais surtout pour 2023 et les années suivantes. La question, c’est donc comment on organise une grève féministe inclusive ? Quand on n’a pas de travail, quand on a une famille à gérer, quand on habite loin des grandes villes, quand on est mère célibataire, etc. comment on fait pour rejoindre la grève sans la faire porter à d’autres femmes, vivant dans des situations autres ? », interroge Phil. S’inspirer de ce qui existe à l’étranger, en Espagne par exemple ou en Suisse. Ainsi que des mouvements antérieurs, notamment celles des ouvrières du XXe siècle.

Cantines de rue, garderies collectives, caisses de grève… Il est essentiel de puiser les idées et outils dans les réussites du passé et les expériences des concernées, des militantes, des travailleuses, de toutes celles qui participent à la lutte, du quotidien, du terrain. Repenser l’organisation de la société. Là encore un travail minutieux s’impose. Pour une grève massive et inclusive, l’organisation en amont est primordiale si elle ne veut pas exclure une partie des personnes minorées et oppressées. Les militantes le disent : une journée de grève, c’est une année de préparation minimum. « Alors oui, ça rajoute des nouvelles choses à penser. Mais c’est aussi plus gratifiant de réfléchir et organiser un mouvement général. C’est plus valorisant ! On ne fait pas les choses dans le vent, on n’est pas seules, on va réussir à faire ensemble et ça, c’est motivant ! », s’enthousiasme Phil. Leur force émane du collectif, du fait de se retrouver, de s’encourager, se valoriser dans les expériences et compétentes des un-e-s et des autres.

« On est pour un militantisme qui ne soit pas du sacrifice. Ça ne veut pas dire que c’est simple à organiser un événement comme on a fait à Rennes, ça veut simplement dire que la balance de force et de bien que ça nous apporte pèse plus que la difficulté. Ça nous donne de la force pour la suite. Des fois, on se sent seul-e-s. Echanger avec des personnes qui ont les mêmes difficultés, ça fait du bien. On s’envoie des messages de cœurs, d’étoiles, on discute dans la joie et la bonne humeur. C’est un mélange de rage et de paillettes ! », ajoute Lisa, en souriant. 

NE PAS OUBLIER LE CÔTÉ FESTIF

Que ce soit à l’occasion des Rencontres nationales féministes ou des manifestations des journées internationales de mobilisations contre les violences patriarcales, les militantes n’oublient pas d’entremêler revendications et festivités. Tout est politique et c’est bien cela que l’on doit faire primer comme le rappelaient les membres de la Pride radicale, organisée à Rennes le 16 octobre dernier : « Nous, ce sont des personnes Trans Pédé Gouines + (TPG+), queers, précaires, racisé.es, handi.es et allié.s. Nous souhaitons reprendre le contrôle de nos vies et de nos luttes en nous emparant de l’espace public et invitons les concerné.es et allié.es à participer à cette convergence pour rassembler nos combats et repolitiser nos identités. En effet, les marches des fiertés se succèdent et se dépolitisent d’année en année. Si elles ramènent du monde et de la visibilité, elles ne deviennent qu’un grand défilé festif à ciel ouvert, une vitrine d’une journée. Nous ne nous opposons pas à la fête, au contraire, mais nous croyons aussi en l’importance de porter des actions plus directes, de perturber l’ordre établi et ne pas se cantonner à la tranquille journée de visibilité que l’on nous accorde chaque printemps. »

Ateliers, concerts, conférences, assemblées, entre quatre murs s’allient alors aux prises de paroles, marches, collages, slogans et pancartes délivrant des messages forts dans l’espace public. Là où le nouvel aménagement de l’Hôtel Dieu avait vu expositions, stands militants et bibliothèques féministes s’installer après une manifestation, c’est la place de la République cette année qui s’est transformée en espace d’informations et de kermesses – où l’on pouvait chanter à la gloire de sardinières ou encore éclater les têtes de Darmanin, Zemmour, Macron, Castex, etc. – avant de laisser place à Big Up, le week-end suivant, à la maison de quartier Villejean et au pôle associatif de la Marbaudais, à Maurepas. 

« C’est important de créer un espace joyeux, de fête et d’inclusion, avec les collectifs des quartiers. », souligne Mélissa à propos de cet événement culturel et artistique, aux valeurs et revendications militants, féministes et antiracistes, composé de temps d’échanges, d’auto-formation, de transmissions des savoirs et des vécus, de parties de foot, de scènes ouvertes et de concerts vibrants. « L’idée, c’est d’ouvrir l’espace sous différents formats, différentes modalités de lutte. Le festival est une modalité de lutte ! Ça permet de multiplier les moyens de partager nos luttes et nos fêtes et de faire venir, rencontrer et participer des personnes qui ne trouvent peut-être leur place, ou leur légitimité, en manif ! », conclut Louise.

QUESTIONNER LE LANGAGE

La lutte inclusive ne peut se mener sans la prise de paroles des concernées. Les voix se multiplient, c’est indéniable, et la question du langage apparaît comme un enjeu important. Une base nécessaire puisque les mots peuvent blesser, les mots peuvent exclure, les mots peuvent violenter, les mots peuvent porter à confusion. Priscilla Zamord, de Front de Mères, en prend un exemple flagrant :

« Parfois je vois des glissements. Comme sur l’intersectionnalité. Y a moyen à un moment de juste revenir sur la genèse ? Kimberlé Crenshaw, juriste afroaméricaine, a défini l’intersectionnalité par l’origine ethnique et les discriminations qui venaient autour se compléter. Et aujourd’hui, je vois parfois des féministes qui ont complètement évacué la question de la discrimination raciale et qui se disent « tiens on va y mettre un peu de LGBT, de handicap, etc. ». Non, ça ne marche pas comme ça. Un peu de respect pour celles qui ont conçu, conscientisé, lutté… MeToo, c’est pareil. On dit que c’est Alyssa Milano qui l’a lancé aux Etats-Unis alors que non c’est une afroaméricaine, Tarana Burke, qui a lancé le hashtag. Elle a été complètement invisibilisée. »

Nommer celles qui ont pensé, agi, œuvré, créé, théorisé, revendiqué. Nommer les théories, les actions, les violences, les vécus et les besoins. Et respecter. « Le langage est un instrument de pouvoir. C’est bien expliqué dans le film documentaire Empower : se réapproprier le langage permet de contrer les logiques de domination. Dire travail du sexe renvoie à la notion de travail. La société et les institutions ont du mal à penser que ce que font les femmes constituent un travail. », analyse Emilie, professeure de sociologie, aux côtés de Doris, co-fondatrice des Pétrolettes, le 25 novembre. Cette dernière souligne d’ailleurs :

« Je conseille aux personnes qui ne sont pas des travailleuses du sexe de dire travailleuses du sexe ou TDS. Ça nous inclut dans la lutte pour tou-te-s les travailleur-euse-s du sexe. Pute, je le réserve pour moi et mes collègues. Je ne conseille donc pas aux allié-e-s d’utiliser le mot pute, qui est plutôt un terme réservé aux concerné-e-s qui se réapproprient l’insulte. » Au même titre que certaines personnes LGBTIQ+ vont se réapproprier les insultes PD et gouines. Sans oublier queer. 

SE DÉCONSTRUIRE À TRAVERS LE LANGAGE

« Le langage et la grammaire sont des lieux pétris par l’idéologie. », commente Julie Abbou, post doctorante en sciences du langage à Paris 7, le 18 janvier dernier à l’occasion de sa conférence « Comment dire l’émancipation ? Les pratiques féministes du langage », organisée à Rennes 2 dans le cadre des Mardis de l’égalité. Pour les militant-e-s féministes, l’enjeu est grand. Puisqu’il permet de bousculer la grammaire et ainsi devenir sujet, être enfin représenté-e. Faire entendre une critique du monde. Pouvoir porter une parole féministe depuis une position de femmes. Puis plus largement de déconstruire la binarité du genre. Féminiser le langage, rappeler la présence des hommes et des femmes dans les différents groupes nommés, visibiliser la moitié de l’humanité considérée comme une minorité, trouver un genre commun, voire éviter le genre… Julie Abbou revient sur l’histoire du langage depuis les années 60, où elle apparaît comme un enjeu central dans les mouvements de lesbiennes et de libération des femmes.

Vingt ans plus tard, on commence à féminiser les noms de métiers « et tout le monde s’y fait, à part l’Académie française qui va mettre 35 ans de plus… ». Dans les années 90/2000, Arlette Laguiller parle des travailleuses et des travailleurs, EDF écrit à ses cher(e)s client(e)s, les universités mentionnent les étudiant-e-s et les papiers d’identités indiquent « né(e) ». En 98, une circulaire est déposée sur la féminisation du langage. Elle passe comme une lettre à La Poste, à une époque « où le féminisme a quasi disparu de la scène politique et où on commence à parler de la parité. » La post doctorante en arrive au début des années 2000 : « Dans les sous sols de la contre culture, les espaces féministes et anarchistes entendent bousculer la grammaire. Défaire la catégorisation du genre pour déjouer les assignations. »

 Elle parle alors « d’une remise en question des rapports sociaux à travers le langage, faisant de la langue un lieu de lutte et d’émancipation. » Dix ans plus tard, de nouveaux pronoms arrivent et en 2015, le Haut Conseil à l’Egalité publie un Guide pour une communication publique sans stéréotype de sexe. En 2019, Netflix utilise le point médian dans une publicité. Et tout ça ne choque pas grand monde. Dès lors que l’on ne parle pas d’écriture inclusive… En 2016, « une agence de comm’ met le feu aux poudres ».

Elle publie un Manuel d’écriture inclusive, dépose l’expression comme une marque et en fait des formations. En 2017, gros tollé concernant un manuel scolaire utilisant des formes masculines et féminines dans ses contenus… Marlène Schiappa, alors secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations, s’insurge : « Je ne suis pas pour l’obligation d’enseigner l’écriture inclusive à l’école » et le premier ministre à l’époque, Edouard Philippe, dépose une circulaire obligeant les textes officiels à utiliser « le masculin générique ».

En 2021, une proposition de loi va même jusqu’à demander l’interdiction de l’écriture inclusive pour les missions de service public. Julie Abbou explique : « Tous les procédés de féminisation du langage et d’écriture inclusive ne sont pas juste là pour désigner la présence des femmes et la présence des hommes mais aussi indexer un sens social. C’est-à-dire comment l’interlocuteur-ice se positionne : féministe, conservateur, etc. C’est une pratique politique de la grammaire. Et l’inclusion prend place dans un champ sémantique plus large : lutte contre les discriminations, diversité, égalité des chances, parité, intégration, etc. » 

La représentation passe aussi par le langage. À l’oral comme à l’écrit, il visibilise, donne à voir, à entendre, permet de faire exister. Nous rend plus entier-e. Et affirme une partie de qui nous sommes et de nos revendications communes. Mais il ne suffit pas d’utiliser l’écriture inclusive sur un tract ou une brochure pour rendre la lutte inclusive. Si le langage y participe, cette dernière ressort de la mise en valeur par des actions et des spécificités des un-e-s et des autres, par le respect, l’écoute, la création d’espace mixtes et non mixtes mais aussi la liberté de faire par soi-même et de s’afficher en soutien.

Ne pas parler à la place de, ne pas faire à la place de. Organiser ensemble. Penser ensemble, même si différemment. Expérimenter. Trouver un terrain d’entente. Dans la reconnaissance des parcours, vécus, expériences, trajectoires, situations, conditions. Faire front commun sans aliéner les identités propres à chacun-e. 

 

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Inclusion : croiser les forces
Déconstruire les dominations au sein des espaces de lutte
Lutter ensemble
Allié-e-s, plus qu'une notion

Célian Ramis

Égalité femmes-hommes : les sciences résistent ?

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Garance Gourdel, doctorante en bio informatique, investie pour l'accès des filles et des femmes aux sciences
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Les sciences, bastion du masculin, c’est encore un constat et un enjeu actuels. Les représentations genrées sont difficiles à déconstruire et le sexisme, persistant. En témoigne Garance Gourdel, doctorante en bio-informatique.
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Garance Gourdel, doctorante en bio informatique, investie pour l'accès des filles et des femmes aux sciencesÀ peine 10%. C’est le pourcentage indiquant le nombre de femmes en informatique, encore aujourd’hui en France. Les sciences, bastion du masculin, c’est encore un constat et un enjeu actuels. Les représentations genrées sont difficiles à déconstruire et le sexisme, persistant, à l’instar de l’ensemble de la société. L’évolution des mentalités est en route mais elle est aussi très lente. En témoigne Garance Gourdel, doctorante en bio-informatique, lauréate l’an dernier du prix L’Oréal-Unesco pour les femmes et les sciences. 

Son père est chercheur en mathématiques. Sa mère est ingénieure en biologie. Celle-ci a même reçu le prix Bettencourt pour les jeunes chercheurs, en 1996, alors qu’elle était enceinte de Garance. Presque 27 ans plus tard, c’est à son tour d’obtenir une récompense pour ses travaux de thèse en bio-informatique avec le Prix L’Oréal-Unesco pour les femmes et les sciences, décerné en octobre dernier. « Enfant, j’ai vu mes parents passionnés et épanouis par leur métier. Forcément, ça influence ! », se réjouit Garance Gourdel. À cela, s’ajoutent des professeurs de maths amateurs d’énigmes et la découverte de l’informatique, ses aspects constructifs et créatifs et la magie de la fabrication d’un programme.

Elle s’engage d’abord dans une prépa maths puis, grâce au concours des ENS (École Normale Supérieure), intègre l’école de Paris Saclay, « un établissement accessible post bac qui forme à l’enseignement et à la recherche ». Au cours d’un stage, elle rencontre sa directrice de thèse, qu’elle effectue entre la capitale et Rennes, à l’IRISA (Institut de recherche en informatique et systèmes aléatoires) autour de la lecture de l’ADN. Son rôle : créer et analyser de nouveaux algorithmes permettant de traiter et de stocker un grand volume de données, comme celles issues du séquençage. « Plus on a de gros volumes, plus l’ordinateur prend du temps pour exécuter la recherche. Il s’agit donc d’avoir l’algorithme le plus efficace possible. L’objectif étant de développer des outils performants pour les biologistes », explique-t-elle, soulignant qu’il s’agit là « d’un long processus de collaboration. » 

Garance Gourdel, c’est une personnalité enthousiaste. Sa motivation et son énergie sont communicatives. Sa détermination aussi. On sent sa volonté de partager et de transmettre. De rendre son activité accessible à tou-tes et inspirante pour tou-tes. La question de l’éducation à l’égalité et de l’inclusion n’évoque pas en elle des souvenirs anecdotiques de ce que l’on voudrait être « l’ancien monde ». Elle s’y investit à bras le corps pour donner aux filles les mêmes chances que les garçons de parvenir aux métiers scientifiques. Depuis 2017, Garance est engagée dans l’association Girls can code, proposant aux collégiennes et aux lycéennes des stages d’informatique.

« À travers la non mixité, on obtient un univers très rassurant de ne pas être la seule fille. C’est une pression de dingue quand on est la seule fille. Là, ça donne l’occasion de découvrir l’informatique dans un cadre bienveillant. »

LA PROGRESSIVE, ET VIOLENTE, DÉCOUVERTE DU SEXISME

Elle sait ce que ça signifie d’être en minorité dans un groupe majoritairement composé d’hommes. Au lycée, elle trouve l’équilibre entre les filles et les garçons « encore raisonnable » mais après le bac, la bascule s’opère : « En prépa, on était 10 filles sur 40 la première année, 5 la deuxième année. À l’ENS, on n’était plus que 2 sur 30. En informatique, les femmes représentent 10% des effectifs… » Elle se souvient d’une conférence avec quasiment un tiers de femmes dans l’assemblée : « On s’est dit ‘waouh, y a plein de femmes !’ » Au lycée, elle ne réalise pas vraiment le sexisme ambiant. Elle entend dire que les filles ne sont pas douées en géométrie car elles ne voient pas en 3D mais la réflexion, isolée, en est ridicule. « On se rend compte du sexisme quand ça s’accumule et là, on prend du recul. En prépa, j’ai fini par réaliser qu’en tant que fille, on était moins entrainée à la compétition. On est également habituée à être bonne élève. Quand on ne l’est plus ou qu’on l’est moins, on éprouve des difficultés qu’on ne connaissait pas », analyse-t-elle.

Garance Gourdel, doctorante en bio informatique, investie pour l'accès des filles et des femmes aux sciencesDe plus, appartenir à la minorité, c’est aussi davantage s’exposer, dit-elle : « On ne peut plus se cacher et quand on est deux et qu’une est absente, on entend ‘elle est où l’autre fille ?’ » Tout à coup, l’anodin ne l’est plus. Le sexisme est une évidence, quasiment un quotidien. Sous-estimées et pensées comme illégitimes, leur parole est souvent interrompue et la majorité masculine peut devenir oppressante. « On ne se sent pas safe en fait », ajoute Garance. Elle le dit, en informatique, les inégalités sont très visibles. Là où l’on voudrait penser que la nouvelle génération, née avec les ordinateurs, n’a pas essuyé les mêmes mécanismes de domination patriarcale, on s’aperçoit qu’opère encore le conditionnement de l’éducation genrée. « En tant qu’utilisateur-ice, c’est mixte mais la création informatique et le code sont encore réservés à une petite sphère plus genrée », observe-t-elle. Elle raconte comment les garçons s’initient entre eux, résonnant avec les constats établis dans le milieu des arts et de la culture avec l’accès privilégié à l’expérimentation des instruments et des groupes par les adolescents.

« Dans les stages Girls can code, on fait découvrir le code python, qui est un langage accessible de programmation. Et des filles en stage s’orientent ensuite vers l’informatique, c’est super chouette ! Et même pour celles qui ne continuent pas dans cette voie-là, ça les familiarise avec le secteur, elles ont moins peur. C’est aussi et surtout un espace de sororité ! », scande Garance Gourdel avec allégresse, citant également le dispositif L codent, L créent, lancé à Rennes par des chercheuses de l’IRISA dans une même volonté de casser les normes de genre et permettre l’accès aux sciences et à l’informatique pour les filles et les femmes, dès le collège. Elle n’oublie pas non plus Femmes@numeriques, plateforme d’information autour de la place des femmes dans le secteur. Elle insiste : « Vraiment, ça vaut le coup de se lancer dans ces carrières. C’est très intéressant, c’est collaboratif ! Ce n’est pas juste que les femmes y aient moins accès ! »

MULTIPLIER LES REPRÉSENTATIONS POUR CASSER LES CARCANS DU GENRE

Le stéréotype des filles nulles en maths, elle n’en a pas pâti, son père étant vigilant à ce que la discipline s’adresse à tout le monde. Mais Garance Gourdel a conscience désormais du poids des représentations et de la pression d’une société binaire et genrée. Un sujet qu’elle a abordé avec sa mère : « Elle a fait de longues études, en ayant ses enfants pendant sa thèse et son post-doctorat. Puis elle s’est orientée vers une carrière d’ingénieure. Si elle n’avait pas été mère, peut-être aurait-elle continué dans le domaine purement scientifique. Je sais qu’elle se sentait mal d’avoir manqué des moments avec nous alors que de notre côté, on garde le souvenir d’une mère très active et épanouie ! »

Réaliser la réalité du monde patriarcal peut être douloureux. Mais la chercheuse en informatique est du genre optimiste et combattive. Elle constate l’effet post MeToo. Lent mais mouvant. La parole se libère, l’écoute aussi, « des formations autour du harcèlement moral et sexuel se mettent en place. » On manque encore de rôles modèles. L’impact du matrimoine, elle en a bien conscience. Sa grand-mère était la nièce de Jeanne Malivel et a œuvré pour valoriser le travail de cette artiste pionnière en matière d’artisanat. « En voyant une expo sur elle, j’ai compris pourquoi on avait des femmes fortes dans la famille ! », rigole-t-elle. « Elle est super impressionnante dans ces travaux, impliquée dans l’artisanat local, engagée contre l’exode des bretonnes, principalement, à Paris. Son parcours résonne avec des choses qui ont beaucoup de sens. J’ai beaucoup de respect pour ce qu’elle a entrepris à son époque et pour l’ampleur de son travail. »

Et tous les jours durant sa thèse, elle s’est rendue au travail en passant par la rue Jeanne Malivel, à Rennes. « C’est agréable de participer à l’effort pour valoriser ses figures ! » À 27 ans, Garance Gourdel embrasse l’héritage de celles qui avant elles ont brisé les carcans du genre. Dans la capitale de l’hexagone, elle se réjouit de découvrir le monde de l’entreprise, au sein d’une start-up et des questions de cybersécurité sur le développement du code.

Célian Ramis

Compositrices oubliées, on connait la musique… (hélas)

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Héloïse Luzzati, violoncelliste engagée pour réhabiliter les compositrices au fil de l'histoire des musiques classiques. Photo de Célian Ramis.
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Pourquoi ne connaissons-nous pas, ou peu, les noms des compositrices et de leurs œuvres ? Héloïze Luzzati, violoncelliste engagée pour le matrimoine musical décortique l’invisibilisation et les mécanismes d’effacement de ces musiciennes.
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Pourquoi ne connaissons-nous pas, ou peu, les noms des compositrices et de leurs œuvres ? Leur absence dans les programmations serait-elle synonyme de leur faible présence à travers l’histoire de la musique classique ? Certainement pas, explique Héloïze Luzzati, violoncelliste engagée pour le matrimoine musical qui décortique, dans sa conférence Histoire de compositrices, l’invisibilisation et les mécanismes d’effacement de ces musiciennes.

Héloïse Luzzati, engagée pour le matrimoine dans les musiques classiques, lors du concert dessiné sur Charlotte Sohy à l'université Rennes 2. Photo de Célian Ramis.Elle nait à Paris, le 7 juillet 1887, au moment où la Tour Eiffel se construit, et grandit dans une capitale en pleine urbanisation, symbole du prestige de la France à la Belle époque. Fille de Camille Durey, ingénieur ayant repris l’entreprise familiale de matériel de voirie et de pompes à incendie, et de Louise Sohy, cantatrice amateure passionnée de musique, elle est envoyée très tôt en école de solfège, avec Nadia Boulanger, née la même année. Elle se passionne pour l’orgue, s’exerce à son domicile avant de débuter son apprentissage de la composition auprès de Mel Bonis, sa professeure jusqu’à son entrée à la Schola Cantorum, où elle rencontre son compagnon. Enceinte de sa première fille, elle compose et signe sous le nom de son grand-père, Charles Sohy, une habile manière de contourner les préjugés sur les femmes dans la musique.

VALORISER LE MATRIMOINE MUSICAL

La vie de Charlotte Sohy, rythmée par ses compositions, l’écriture de son opéra (plus tard couronné), la naissance de ses 7 enfants, les guerres et la mobilisation de son époux, puis sa mort en 1955 des suites d’une hémorragie cérébrale, c’est la violoncelliste Héloïse Luzzati qui le raconte sur sa chaine vidéo, La Boite à Pépites. Elle trône aux côtés de Emilie Mayer, Louise Farrenc, Mel Bonis, Rita Strohl, Fanny Mendelssohn, Augusta Holmès ou encore Lili Boulanger, Dora Pejacevic et Alice Mary Smith. Des noms qui, au mieux, nous parlent vaguement et, au pire, n’évoquent rien.

Des femmes et des œuvres tombées dans l’oubli. Une injustice que la musicienne pallie en réhabilitant leurs mémoires, en cherchant méticuleusement les partitions disparues ou non éditées et en proposant de les diffuser via des récits-concerts animés par les illustrations de la dessinatrice Lorène Gaydon qui nous plongent non seulement dans la vie d’une compositrice invisibilisée mais aussi dans une époque et un contexte social. L’objectif : valoriser le matrimoine musical tout en décryptant la mécanique sexiste à l’œuvre dans le processus d’effacement des compositrices.

« Quand on demande à un mélomane de citer au moins 5 compositeurs, il en est toujours capable mais quand il s’agit de compositrices, c’est tout de suite et souvent beaucoup plus difficile », explique Héloïze Luzzati, fondatrice en 2020 de Elles Women Composers, une association dont la mission est de pallier l’absence des femmes dans les programmations musicales actuelles. Elle aime citer cette anecdote sur la compositrice française Louise Farrenc, née au tout début du 19e siècle : « En 1872, elle est alors âgée de 68 ans et le dictionnaire universel lui promet une place des plus honorables dans l’Histoire de la musique française. Huit ans après sa mort, il ne subsiste que cette mention : professeur du conservatoire. » C’est une opération qui se répète : une compositrice décède, son travail s’efface. L’absence d’édition des partitions, la non disponibilité des œuvres éditées, l’absence de descendant-e-s, l’absence de fonds enregistrés en bibliothèque sont, entre autres, des raisons expliquant cette disparition des mémoires. 

LE POUVOIR DES MOTS

À l’instar des autrices, les compositrices affrontent la problématique du langage et de la double féminisation d’un terme dont l’emploi est encore compliqué aujourd’hui. « Ce qu’on ne dit pas n’existe pas », souligne Héloïse Luzzati : « Et quand on emploie le mot, on parle des femmes compositrices ou des femmes compositeurs. On ne dit pas que Mozart est un homme compositeur… » Louise Farrenc, déjà en 1847, était décrite sous ces termes par la presse, dénotant le caractère exceptionnel de leurs existences pour le grand public.

« On pense à tort qu’elles étaient peu nombreuses. Elles ont toujours existé ! Au 19e, elles étaient extrêmement nombreuses, reconnues, jouées. L’Histoire les a effacées »

Un phénomène qui reste d’actualité près de 180 ans plus tard avec des programmateurs qu’elle définit « frileux à l’idée de programmer des œuvres que le public ne connait pas » et des journalistes musicaux encore susceptibles de penser que s’ils ne connaissent pas l’artiste, cela équivaut à préjuger de sa qualité médiocre. Elles brillent de par leur absence et pourtant, la presse estime qu’elles sont surmédiatisées. Contactée par un journaliste réalisant un article sur les femmes compositrices, la violoncelliste se souvient avoir échangé longuement avec celui-ci autour des mécanismes d’effacement et se rappelle de sa déception lors la parution du papier « Les compositrices, de l’oubli à la surexposition ». 

SUREXPOSÉES, VRAIMENT ?

Pour comprendre l’aberration d’une telle affirmation, Héloïse Luzzati puise dans les données scientifiques : les chiffres. D’abord dans différents champs culturels en France. En 2021, l’Observatoire de l’égalité entre les femmes et les hommes du ministère de la Culture comptabilise 46% de femmes chorégraphes, 38% de femmes exposées dans les centres d’art, 32% des photographes exposées dans les festivals, 26% de femmes programmées par les théâtres nationaux… « Et en ce qui concerne la musique classique, elle comptabilise à elle seule les pires chiffres culturels », alerte-t-elle avant de les citer :

Chanteuse d'opéra lors de la lecture concert sur la vie de Charlotte Sohy, à Rennes 2.« Les opéras programment 10% de directrices musicales, 21% de metteuses en scène, 5% d’autrices de livret. Côté interprètes : 15% des artistes programmées dans les scènes de jazz sont des femmes, 5% des percussionnistes des orchestres sont des femmes, 9% des albums primés aux Victoires de la Musique en 2020 sont interprétés par des femmes. Ce n’est pas fameux… »

Elle pointe également le manque de données complètes : « En 2019, le centre national de la musique, dans son document portant sur la visibilité des femmes dans les festivals de musique, comptabilisait seulement 10 festivals de musique classique (soit 649 représentations) : il y avait 547 compositeurs au total, dont 43 seulement étaient des femmes, soit 8%. Mais 10 festivals, ce n’est pas représentatif de toutes les programmations en France. » Les chiffres sont édifiants et permettent une prise de conscience, une mise en mouvement et en action. Une étude a été lancée pour comptabiliser la part des compositrices dans les festivals et les structures de diffusion.

La mission de comptage permettant d’observer l’intégralité des programmations : 57 lieux, 37 orchestres, 27 opéras et 134 festivals, soit « 3000 programmes de concert ! » Tout est épluché, analysé. Le nombre d’œuvres, le nombre de compositeur-ices, le temps précis de programmation… « Nous aurons accès à plein de petits chiffres et ce sont souvent eux qui sont intéressants ! Nous aurons le pourcentage des compositrices programmées nées avant et après 1950, le pourcentage par genre de musique (chambre ou symphonique) et le nom des compositrices les plus programmées aujourd’hui en France en musique ! », s’enthousiasme la musicienne.

DISPARUES DES MÉMOIRES

En parallèle, interrogation est faite sur les difficultés pour les structures et festivals, à les programmer. À l’instar de toutes celles qui ont participé et marqué l’histoire, les arts et la culture, elles n’apparaissent nulle part dans les manuels scolaires, ne figurent pas dans les musées, ne sont pas jouées par les orchestres, ne sont pas placardées au début des rues pour les nommer, ne donnent pas leur nom à des équipements publics… Les compositrices ont disparu des mémoires et il est parfois difficile de trouver traces de leurs œuvres, n’ayant pas été éditées ou enregistrées.

« On pourrait être tenté-es de penser que c’est parce que la musique ne le mérite pas mais ce n’est pas le cas… »
signale la créatrice du label La boite à pépites, du même nom que la chaine vidéo.

Charlotte Sohy, Rita Strohl ou encore Jeanne Leleu ont désormais leur monographie : « Pour aucune de ses œuvres, on ne trouve les partitions dans une boutique spécialisée ou sur internet, pour des raisons différentes. » Pour la première, par exemple, les manuscrits sont conservés chez son petit-fils, bien décidé à mettre en lumière et en gravure les œuvres de sa grand-mère. Pour la troisième, l’histoire est plus complexe, prévient la violoncelliste.

Née en 1898, elle a principalement été éditée de son vivant mais les œuvres ne sont plus disponibles, « les éditeurs ayant été rachetés par d’autres maisons d’édition ou n’ayant pas rééditées les premières gravures ». Morte en 1979, elle n’est pas encore dans le domaine public, il n’est donc pas envisageable de rééditer une partition : « Il faut envoyer des courriers, retrouver les ayant droits (elle n’a pas eu d’enfant), tout un processus qui rend le travail très compliqué. Ce chemin de croix que représente la recherche des partitions explique en partie cette invisibilisation des compositrices. » 

LE GENRE, UN FREIN À LA RECONNAISSANCE

Les mécanismes se répètent, tant et si bien que chaque génération de compositrices ignore la précédente. « Leur absence dans l’histoire de la musique ne date pas d’hier et le manque de modèles pour toutes les générations a toujours été un problème ! », scande Héloïse Luzzati. Elle cite Ethel Smyth, compositrice (la première à composer un opéra à New York en 1903, ce qui ne se reproduira pas avant 2016), cheffe d’orchestre et militante féministe britannique : « Elle-même n’avait pas connaissance de ses prédécesseuses ! » Pourtant, elles ont bel et bien existé, notamment au 19e siècle, où leur présence « est favorisée par l’accès des jeunes filles aux études musicales, y compris à la composition ».

Les portes du conservatoire de Paris s’ouvrent à la mixité et « une floraison de compositions féminines » éclot, élargissant l’horizon musical. Et laissant s’exprimer librement le sexisme ambiant, dans une société patriarcale des plus répressives. « Quand la réception des œuvres étaient positives, on soulignait leur côté viril, exceptionnel… Les compositrices avaient une place forte dans les journaux de l’époque. Alors, oui, parfois de manière dédaigneuse, genrée et misogyne, mais elles avaient une grande place et étaient bien plus identifiées qu’aujourd’hui », commente la musicienne. Un atout essentiel à la question de la transmission et de l’enseignement : le soutien de leurs homologues masculins dont certains, comme César Franck, Camille Saint-Saëns ou encore Frédéric Chopin, ne genrent pas le talent et, en dirigeant leurs œuvres, les aident à accéder à une notoriété majoritairement réservée aux hommes. « Même si ça ne veut pas dire qu’ils ont toujours été tendres avec elles, elles n’ont pas toujours été reléguées à un rang subalterne », ajoute Héloïse Luzzati. Elle le formule néanmoins :

« La question du genre apparait régulièrement comme un frein à la reconnaissance des compositrices dans une histoire durable de la musique classique. »

Reconnue pour sa technique implacable, son style profond et réfléchi, diffusée à la radio, répondant à des commandes d’Etat, jouée par les orchestres et les interprètes les plus prestigieux de son époque, Jeanne Leleu va essuyer de nombreuses critiques sexistes. Ses œuvres étant dépeintes comme viriles d’un côté et imprégnées de charme et de délicatesse d’un autre. 

LES JOUER, LES ÉCOUTER, LES (RE)DÉCOUVRIR

« Elle est un exemple brillant d’une compositrice qui a eu une carrière exceptionnelle, qui est morte il y a très peu de temps et, quand on cherche, on voit bien qu’il y a des traces de son parcours artistique partout mais il n’y a plus rien, elle n’existe plus, elle n’est programmée nulle part… Il y a juste une absence totale de son parcours. Elle a souffert d’être une femme et elle symbolise tous les mécanismes qui font que les compositrices disparaissent », regrette la fondatrice d’Elles Women Composers qui agit concrètement pour la réhabilitation de ce matrimoine musical. Identifier les répertoires est une première et grande étape pour réhabiliter leurs existences et travaux :

« Retrouver et échanger avec les descendants des compositrices (quand il y en a car elles sont nombreuses à ne pas avoir eu d’enfants), consulter les catalogues internationaux, faire la demande de numérisation dans les bibliothèques de France ou à l’étranger… »

A gauche, Lorène gardon, illustratrice, et à droite, Héloïse Luzzati, violoncelliste, à Rennes 2.Elle cite Donne – women in music en Angleterre ou la base de données Clara, en référence à la pianiste et compositrice allemande Clara Schumann. Réhabiliter les pièces qui méritent une place dans la musique constitue une seconde étape, pour laquelle elle a créé la structure Elles Women Composers, un collectif de musicien-nes à géométrie variable qui se réunit pour des séances de lecture. « On a tou-tes nos instruments et on met des partitions sur nos pupitres, on déchiffre et ça nous permet de nous faire un avis. On ne lit pas toujours des chefs d’œuvre mais il y a des moments de rencontre assez fous avec certaines œuvres et ça, ça me porte en tant que musicienne », souligne-t-elle.

Valoriser les partitions retenues figure également dans les étapes essentielles de ce travail de fond. D’où la création de la chaine vidéo La boite à pépites, permettant de faire découvrir et de rendre accessible, à travers des documentaires animés et un calendrier de l’avent original, la vie et la musique des nombreuses compositrices : « C’est une manière immédiate de rendre visible le travail de recherche et de toucher un public large mais ça ne remplace pas le spectacle vivant ! » De là, né le festival Un temps pour elles qu’Héloïse Luzzati perçoit comme « une zone d’expérimentation », un espace pour tester sur scène les œuvres non enregistrées auprès du public. 

Sa passion au service de la transmission, Héloïse Luzzati nous invite à découvrir des extraits d’opéra de Charlotte Sohy mais aussi des berceuses et sonates, tout en nous transportant grâce à l’univers illustré et animé de Lorène Gaydon dans la vie et l’époque de la compositrice. De fil en aiguille, c’est un ensemble de récits pluriels et d’œuvres variées dans lesquels on se plonge, au gré des émotions et des résonnances avec les parcours d’autre artistes, elles aussi effacées et ignorées.

« Les mécanismes d’invisibilisation des œuvres des compositrices sont nombreux et reposent sur de nombreux facteurs historiques, sociologiques, etc. Même s’il est parfois nécessaire de faire des généralités, chacune de leur histoire est unique et mériterait d’être fouillée, étudiée, cherchée. On manque cruellement d’ouvrages musicologiques et biographiques poussés sur les compositrices », conclue la musicienne, dans un espoir et dans un appel à la nouvelle génération à s’intéresser à cette histoire si riche et inspirante, pour ne plus reproduire les schémas patriarcaux dénoncés et faire naitre des vocations et des œuvres.

Célian ramis

Le coût de la virilité : toute une éducation à repenser

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La virilité a un coût. Exorbitant. Chaque année, la France dépense 95,2 milliards d’euros pour colmater les trous béants d’une société patriarcale bercée aux idéaux virilistes. Une estimation calculée par l’historienne et essayiste Lucile Peytavin.
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La virilité a un coût. Exorbitant. Chaque année, la France dépense 95,2 milliards d’euros pour colmater les trous béants d’une société patriarcale bercée aux idéaux virilistes. Une estimation calculée par l’historienne et essayiste Lucile Peytavin.

« Nous en sommes tous et toutes victimes. Les chiffres ne secouent pas la société : ça en dit long sur celle-ci ! » Il y a quelques années de ça, Lucile Peytavin rédigeait – dans le cadre de ses études en histoire – une thèse sur le travail des femmes et des hommes dans l’artisanat et le commerce aux XIXe et XXe siècles. Au fil de ses recherches, elle tombe sur une statistique à l’origine de son essai Le coût de la virilité – Ce que la France économiserait si les hommes se comportaient comme les femmes : la population carcérale française est composée de 96,3% d’hommes. Pour elle, c’est un choc. « Les prisons sont remplies d’hommes et ce n’est même pas un sujet. À partir de ce moment-là, je n’ai plus du tout vu la société de la même manière », signale-t-elle. Sa prise de conscience se poursuit et le déclic se produit le jour où passent devant elle, dans la rue, des véhicules de police, sirènes hurlantes : « Je me dis alors qu’ils vont intervenir pour un délit probablement commis par un homme. Et à ça, il faudra ajouter l’intervention des pompiers puis de la Justice, des services pénitentiaires, des services de santé, des services d’insertion, etc. Je me suis demandée combien nous dépensions chaque année pour ça ? Et je me suis lancée dans le calcul de ce que j’ai appelé le coût de la virilité ! »

UNE ESTIMATION ALARMANTE ET POURTANT EN DEÇA DE LA RÉALITÉ

Les chiffres sont effarants. Et cerise sur le gâteau, l’essayiste précise que son estimation est en deçà de la réalité. Elle parle « d’un gouffre statistique ». Les hommes représentent 83% des 2 millions d’auteurs d’infractions pénales traitées annuellement par les parquets, 90% des personnes condamnées par la Justice, 86% des mis en cause pour meurtre, 99% des auteurs de viols, 84% des auteurs présumés d’accidents routiers mortels, 95% des auteurs de vols avec violences, 97% des auteurs d’agressions sexuelles… « Tous les hommes ne sont pas des délinquants et des criminels mais majoritairement les délinquants et les criminels sont des hommes ! Et il y a là un point d’aveuglement car quand on étudie la violence, on ne prend pas ça en compte », souligne Lucile Peytavin qui prend l’exemple d’un soir de match de foot : jamais dans les médias, par exemple, on ne mettra en exergue le fait que dans 98% des affaires de violence sont commises par des hommes.

« Il a donc fallu chercher les chiffres au-delà du point d’aveuglement. Le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Justice fonctionnent majoritairement pour des hommes, en fait ! J’ai donc calculé les coûts directs et les coûts indirects. Le coût de la virilité correspond à la différence entre les sommes dépensées pour faire face aux comportements asociaux des hommes et les sommes dépensées pour faire face aux comportements asociaux des femmes », explique-t-elle. Et ce coût s’élève à 95,2 milliards par an, en France. Dans son livre, elle détaille tous les éléments, toutes les formules mathématiques et toutes les dépenses, qu’elle récapitule dans un tableau aux résultats vertigineux. Il y a tout d’abord les dépenses de l’État : 9 milliards d’euros pour la défense et la sécurité (dont les forces de l’ordre avec 8,6 milliards d’euros), 7 milliards d’euros pour la justice (incluant l’administration pénitentiaire) et 2,3 milliards d’euros pour la santé.

Et puis il y a les coûts humains et matériels selon la méthode qu’elle détaille dans les pages précédentes : 18 milliards d’euros pour les coups et violences volontaires, 17,8 milliards d’euros pour les crimes et délits sexuels (hors famille), 13,3 milliards d’euros pour l’insécurité routière, 7,5 milliards d’euros pour le trafic de stupéfiants, 8,4 milliards d’euros pour la maltraitance des enfants ou encore 3,3 milliards d’euros pour les violences conjugales. D’autres lignes viennent noircir le tableau : les homicides et tentatives d’homicide, les vols, la traite humaine ou encore les atteintes à la sureté de l’État (attentats du 13 novembre 2015).

« Le surcoût de 95,2 milliards d’euros par an est colossal ! C’est une somme largement sous-estimée puisqu’il est très difficile d’avoir accès aux données par sexe et qu’un grand nombre de délits et crimes ne font pas l’objet d’une procédure pénale… »
déplore Lucile Peytavin.

LA VIRILITÉ : MYTHES ET IDÉES REÇUES

Mais l’idée de la co-fondatrice de l’association Genre et statistiques est d’aller encore au-delà des chiffres. Ou plutôt de les faire parler, ces chiffres explosifs. De les mettre sur la table et de les analyser. Décrypter ce qu’ils nous disent des comportements des hommes et surtout des injonctions sociales à la virilité. Car c’est là que réside tout l’intérêt du travail titanesque effectué par Lucile Peytavin : déconstruire les mythes et idées reçues qui fondent l’éducation patriarcale et genrée, obligeant les garçons dès le plus jeune âge à se construire dans la violence et le mépris d’autrui, en particulier des femmes. « Il y a des hommes pacifiques et des femmes violentes. Nous ne sommes pas prédéterminé-e-s. Des idées reçues circulent pour expliquer et légitimer les violences des hommes », explique l’historienne.

Dans sa ligne de mire : le temps des cavernes confrontant les chasseurs et les cueilleuses, l’impact de la testostérone dans le processus de violence et le cerveau soi-disant différent entre les femmes et les hommes. Au fil des pages comme de sa conférence, elle détricote tous les stéréotypes et préjugés essentialistes visant à établir une nature de la femme et une nature de l’homme. Exit la douceur et l’instinct maternel qui caractérisent le genre féminin et la bravoure et l’agressivité qui caractérisent le genre masculin. « Le paléolithique est la période la plus étendue de notre histoire. Les femmes aussi chassaient et avaient du pouvoir. Et surtout, attention à l’importance qu’on accorde à la chasse ! A cette époque, les populations se nourrissent principalement d’une alimentation végétale », rappelle-t-elle, non sans lien avec l’essai de Marylène Patou-Mathis, L’homme préhistorique est aussi une femme.

Autre notion à manier avec précaution : la testostérone et son influence viriliste. « Des études récentes ont montré que chez un individu, l’hormone peut être attribuée aussi bien à un comportement violent qu’à un comportement altruiste. On le voit chez différentes espèces de singes. La fluctuation du taux de testostérone se fait en fonction du rôle social ! », insiste-t-elle, avant de déboulonner un dernier élément crucial : le cerveau n’a pas de sexe. « On a longtemps pensé que les hommes et les femmes avaient des cerveaux différents. Là encore, le XIXe siècle est passé par là… Aujourd’hui, on sait que ce n’est pas vrai. A la naissance, nous n’avons que 10% de nos capacités neuronales. Ensuite, la plasticité cérébrale s’effectue en fonction de nos expériences, de nos environnements, etc. » Il s’agit donc bien d’une construction sociale, fruit d’une éducation différenciée dès le plus jeune âge entre les filles et les garçons, qui induit des différences de comportements chez les individus en fonction de leur genre. 

LE FLÉAU DE LA VIRILITÉ

Les injonctions pèsent, dès la petite enfance. Partout, la virilité est brandie du côté masculin. Un idéal normatif, défini selon les termes d’Olivia Gazalé, philosophe et autrice de l’essai Le mythe de la virilité. Une norme à atteindre et à travers laquelle on éduque les garçons, les poussant à des rapports de domination, intégrant les violences, les discriminations, la haine des autres, etc. Dès les premiers jours de vie du bébé, on attribuera davantage d’importance à la tonicité d’un garçon, on prendra ses pleurs pour de la colère – là où on verra de la tristesse pour une fille – on sera plus permissif, on communiquera moins avec l’enfant et on misera, grâce à des vêtements confortables et adaptés, sur sa motricité – là où les filles seront plus restreintes à cause des robes et des collants – on les sanctionnera moins et on les mettra moins en garde face aux potentiels dangers.

« On se dit que c’est innocent tout ça, que ce n’est pas très grave ! », ponctue Lucile Peytavin. Pourtant, les jeux de bagarre et les armes factices qu’on fournit aux garçons délivrent des messages de violence, imprimés dans leurs esprits dès qu’ils sont petits. « La violence s’exprime très tôt ! La majorité des héros sont des hommes qui s’adonnent à une violence légitime : ils sauvent le monde donc c’est normal », poursuit l’historienne. Par la suite, à l’adolescence, la virilité se joue dans le regard des pairs. Se donner des coups, s’insulter, résister aux douleurs physiques et psychologiques ressemblent à des rites initiatiques. Le passage dans le monde adulte. Dans le monde de l’homme. Invectiver les femmes, les mépriser, rejeter tout ce qui est attribué au féminin. Apprendre que ce dernier est méprisable : « C’est encore tabou d’offrir du rose à un garçon. Quand on compare avec une fille, c’est pour humilier. Quand on dit ‘Tu cours comme une fille’, c’est rabaissant. On intègre ça et ça crée des comportements sexistes. »

Si les femmes subissent majoritairement les conséquences des violences sexistes et sexuelles, les hommes aussi payent le prix de la virilité, à une échelle différente et non comparable. Mais le risque sur la santé - et sur la vie - est élevé. « À l’âge de 14 ans, les garçons ont 70% de risque supplémentaire d’avoir un accident que les filles. 80% des cancers (dus à l’alcool, au tabac, etc.) atteignent les hommes », souligne-t-elle. Dès les premières lignes de son livre, elle écrit : « Le taux de mortalité évitable est 3,3 fois plus élevé que celui des femmes. »

Face à ses conséquences dramatiques figure l’absence de prévention. L’absence de remise en question. L’absence de prise de conscience. L’absence d’évolution et de changements nécessaires et indispensables au bon déroulement de la vie des filles et des garçons. « Les filles sont éduquées à l’empathie, au respect d’autrui et à la gestion des émotions. Ce qui favorise le capital humain et une meilleure cohésion sociale. Nous avons donc la solution : pourquoi ne pas éduquer les garçons comme les filles ? Ça revient simplement à donner une éducation plus humaniste. Nous vivrions dans une société plus riche et plus apaisée ! », questionne Lucile Peytavin.

COUPER LES ROBINETS DE LA VIOLENCE

Sa réflexion dérange, bouscule, remet les choses en perspective. Pourquoi pousser les filles à recevoir une éducation plus « masculine » alors que celle-ci est synonyme d’exposition à la violence et mise en danger de sa vie et de celle des autres ? L’historienne, convaincue et convaincante, vient interroger nos représentations, nos modes d’éducation et de pensées et les conséquences de toutes les injonctions sexistes et virilistes que nous transmettons aux enfants de génération en génération.

« Ces chiffres sont un excellent outil de sensibilisation. Je fais beaucoup de plaidoyer pour agir sur les politiques publiques et maintenant je veux intervenir à l’échelle européenne »

Son livre, Le coût de la virilité – Ce que la France économiserait si les hommes se comportaient comme les femmes, vient d’être traduit en Italie et adapté à la réalité du pays voisin, tout comme le travail est en cours de réalisation du côté de la Suisse. « Le problème est d’avoir accès aux ressources chiffrées. Il y a encore beaucoup d’études à mener pour qu’on précise les coûts de la virilité. Notamment pour le coût des violences conjugales qui a été estimé il y a 10 ans… », poursuit Lucile Peytavin. Pour elle, le problème majeur et le drame principal de l’immensité de ces dépenses réside dans le fait qu’elles sont réalisées pour colmater les conséquences de la virilité mais non pour les endiguer.

« On augmente les budgets de l’Intérieur et de la Justice mais on ne réfléchit pas aux sources du problème. On ne dépense pas pour prévenir ces comportements. On ne coupe pas les robinets des violences ! On peut se douter que si le surcoût venait des femmes, ce serait beaucoup moins dans l’impunité totale… », déplore-t-elle, sourire froissé. Si on peut se réjouir d’une légère évolution – notamment dans la campagne de la sécurité routière prenant en considération les chiffres – il faut poursuivre les luttes féministes, compter encore et toujours, ne rien lâcher et « jouer sur tous les tableaux ! »

 

  • Lucile Peytavin était en conférence à l'hôtel de Rennes Métropole le 21 novembre dans le cadre de la journée d'études autour des violences sexistes et sexuelles : "Violences de genre : s'en sortir "

Célian Ramis

La résilience, entre rage, rap et paillette

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Un cri. Un hurlement. Une fête. Une pente glissante. Un tourbillon. Un spectacle coup de poing. Un spectacle qui fait du bien. Une histoire noire aux couleurs de l’arc-en-ciel. Trou témoigne du parcours d’une femme victime de viol en chemin vers la résilience.
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Un cri. Un hurlement. Une fête. Une pente glissante. Un tourbillon. Un spectacle coup de poing. Un spectacle qui fait du bien. Une histoire noire aux couleurs de l’arc-en-ciel. On pourrait s’y perdre mais pas du tout. Mathilde Paillette et Lauren Sobler nous ont guidé, le 15 mars dernier, à la MJC Bréquigny, avec agilité dans Trou, témoignant du parcours d’une femme victime de viol en chemin vers la résilience. 

« Je ne ferme pas ma gueule ! Je suis une enfant tombée du nid… Je ne ferme pas ma gueule ! » Elle chante de plus en plus fort. Avec ses samples, les voix et rythmiques prennent l’espace. Elles amplifient l’effet et donnent le ton : Paillette est une jeune femme libre, qui conduit des poids lourds, n’est pas biodégradable et est « méga giga indestructible. » Elle brille à l’infini et scintille, partout. Liberté, grain de folie, jovialité, légèreté… Paillette cultive tout ça en elle. Elle ne ferme pas sa gueule et elle a bien raison. Il y a chez elle cette insouciance et cette candeur de l’enfance. Et puis il y a aussi cette pression et ces injonctions de l’âge adulte, en particulier quand on est une femme. Elle passe beaucoup de temps sur les chantiers avec sa chatte, Cindy, qui adore regarder les grues et flirter avec. Mais ce jour-là, aux abords des travaux près de la gare, une grue écrabouille sa chatte et se barre, laissant Cindy meurtrie…

UNE QUÊTE COMPLEXE

Point de départ de l’histoire, le viol n’est pas directement au centre du spectacle qui s’attache, avec rage et panache, à valoriser la quête de Paillette vers la résilience. Pour cela, elle sera accompagnée de la resplendissante sirène, aux gros jambons, à l’allure décapante et aux airs de diva. Dans l’océan de larmes, le trou, le chemin qui pue, le pays magique… Paillette le dit : « Il ne faut pas mourir, je ne courberais pas l’échine. » Annihiler la souffrance. La faire disparaitre. La nier pour ne plus y penser. La colère, contre la culture du viol. L’ivresse, pour s’en échapper et ne plus étouffer. Mais même dans un pays enchanté, sans grues et sans mort-e-s, Paillette est hantée par les questions incessantes et culpabilisantes. Se justifier. Sans arrêt. Elle, la femme qui jouit sans honte et sans détour, la femme qui prend le mic’ face à un gang de mecs qui rappent, la femme qui n’a pas peur de se lancer à l’aventure, d’assouvir ses désirs et de l’ouvrir… Elle se perd. Ne sait plus ce qu’elle veut. Assaillie par la dureté des jugements, elle manque de souffle dans un univers qu’elle croyait bon mais qu’elle découvre nauséabond. Dès lors, une seule obsession : retrouver Cindy.

DE L’AUTRE CÔTÉ DU MIROIR

Cabossée, apathique… Sa chatte est abîmée. Comme les bras de Paillette et son cœur paillasson. Alors, face à la grue, elle se confronte et affronte sa colère, qu’elle libère dans un flot de paroles assassines. Elle renverse le stigmate et lui jette à la figure. Le propos est cinglant et cathartique. Empouvoirant. La sirène peut s’en aller désormais : « Tu sais la défendre maintenant et elle, elle te guide partout ». Cindy et Paillette ne font plus qu’une et avancent, conjointement, sur le chemin de la résilience. Puisqu’il est là le sujet principal de l’histoire de Trou qui déploie humour, poésie, rap et rage dans une pièce musicale contée qui nous happe et nous saisit avec force et finesse. Au fil de ses concerts, spectacles et travaux d’écriture, Mathilde Paillette a fini par réunir tous les morceaux en un seul, Trou en est l’aboutissement. Avec Lauren Sobler, dans le rôle de la sirène, la comédienne et musicienne nous propose une exploration d’émotions diverses et contradictoires qui mènent tout droit à l’explosion et l’apaisement. C’est riche, intense et éblouissant. Parce que le duo s’autorise à puiser dans l’imaginaire enfantin, à tirer les fils de l’insouciance et de l’innocence, à dire, hurler, mimer, danser, rapper… à entremêler le rire et l’horreur, à affirmer que non c’est non et à assumer de continuer à dire oui. Parce que le duo touche au cœur, sans user la corde sensible ni les cordes vocales. Là où le bât blesse, elles trouvent les mots pour renforcer le propos. Dans des situations pourtant si difficiles à décrire, elles parviennent à doser le témoignage tout en poésie, réalisme et en ressenti. 

PLONGER SANS FILET AVEC UN DUO DE TALENT

Paillette, protagoniste et artiste créatrice, s’affranchit des codes et des étiquettes. Elle convoque les émotions, les paroles, les styles, les notions et les concepts, les secoue et se les approprie. Ne pas déranger. Ne pas faire de bruit. Ne pas bouleverser l’ordre établi. Ne pas baigner dans la vulgarité. Ne pas déborder. Paillette et Sirène envoient tout péter. Elles prennent leur place et leur espace, elles vont trop loin, elles sombrent dans la caricature, elles crient, elles tapent des pieds, elles éclatent les carcans de leur condition de femmes, elles ne revendiquent pas un engagement en particulier. Elles disent, elles font, elles cherchent, elles questionnent, elles avancent, elles s’aident, elles expérimentent et ressentent, elles s’accompagnent, elles nous embarquent avec elles, dans leurs peurs, angoisses, combats, forces, singularités, univers artistiques, succès, etc. Et on plonge. On plonge avec elles dans le trou. On tombe dans le désarroi et la solitude et on comble le vide et le trauma. On remonte à la surface, avec la puissance de l’espoir et la force de la sororité. On se délecte de cette proposition sensible qui explore les recoins d’une âme en souffrance sur le chemin de la résilience. Avec son lot de doutes, de contradictions, de faiblesses, de déni mais aussi de forces, de capacités à rebondir, à s’adapter et à sublimer et à nuancer la noirceur de la réalité. Sans la renier. Ne pas juste survivre. Remonter à la surface, respirer et vivre.

Célian Ramis

Écrire les luttes féministes algériennes au pluriel

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Le 13 mars, Amel Hadjadj, militante féministe et co-fondatrice du Journal Féministe Algérien, est revenue sur l'histoire des luttes des femmes, d'hier et d'aujourd'hui, en Algérie, à la Maison Internationale de Rennes.
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Le 13 mars, l’association de Jumelage Rennes-Sétif invitait Amel Hadjadj, co-fondatrice du Journal Féministe Algérien, à la Maison Internationale de Rennes pour une conférence sur les luttes féministes, d’hier et d’aujourd’hui, en Algérie. 

« L’Histoire a été écrite par les hommes, pour les hommes. », rappellent la militante féministe Amel Hadjadj. « On manque de ressources et d’archives. On retrouve toujours les mêmes figures féminines dans l’Histoire. Il y en a 6 ou 7 qui reviennent régulièrement. », précise-t-elle. Le matrimoine algérien est minimisé. Ainsi, dans le récit féministe que les militantes entreprennent de raconter, un grand travail est effectué à ce niveau-là. « Les femmes sont la moitié de la société. 44 millions de personnes en Algérie. 22 millions de femmes donc… », souligne-t-elle. Une moitié d’humanité qui a besoin de connaitre son héritage sans que celui-ci soit amputé d’une partie de son histoire et sans que celui-ci soit dénaturé par les stéréotypes de genre. « On décrit les femmes pendant la guerre comme infirmières. C’est très bien, il en fallait mais on minimise leur rôle. Pendant la guerre de libération, les femmes poseuses de bombes ont pris des risques énormes ! Certaines sont mortes, SDF, dans l’anonymat… Pour transporter les armes, il fallait des femmes car les hommes se faisaient fouiller. Si elles se faisaient prendre, elles étaient violées, emprisonnées, etc. », scande Amel Hadjadj. Aux détracteurs qui estiment que la réhabilitation des femmes à travers l’Histoire est un argument biaisé pour simplement se donner une légitimité, elle répond :

« Je veux qu’on rende justice à ces femmes ! » 

SCOLARISATION ET TRAVAIL 

C’est en 1947 qu’est créée la première association de femmes en Algérie - l’Association des femmes musulmanes algériennes – venant préciser ici la spécificité de la condition des femmes. Quelques années plus tard, l’indépendance est déclarée et l’Algérie organise sa première assemblée constituante. Les femmes y sont quasiment absentes. « Elles sont 5 ou 6 sur plus d’une centaine de personnes ! Même les progressistes disaient que les femmes devaient retourner en cuisine… », signale Amel Hadjadj. L’Union des femmes organise la première manifestation le 8 mars 1965. Les pancartes prônent le soutien à toutes les femmes dans le monde vivant encore sous l’oppression du colonialisme mais ce jour-là est aussi l’occasion de revendiquer leur droit de travailler. 

« Seulement 3% des algériennes travaillaient après l’indépendance. Le patriarcat et la mentalité algérienne acceptaient les enseignantes et les infirmières… » Elles se battent également pour la scolarisation des filles et des ainés, de manière générale, souvent envoyés tôt au travail pour aider le patriarche. À Alger, elles marchent du centre de la ville jusqu’à la baie où elles jettent leurs voiles : « C’est un acte éminemment politique mais cela n’a rien à voir avec le débat sur le port du voile. Il s’agit là d’un symbole : elles jettent le voile que portent les femmes au foyer. Les travailleuses, elles, ont une autre tenue. Elles luttent ici pour le travail. »

INSTAURATION DU CODE DE LA FAMILLE

Vont se multiplier les projets de loi concernant un code de la famille. Les codes français (civil, pénal, etc.) seront traduits. « Cela ne s’inscrivait pas du tout dans le reste des progressions du pays. Cela amenait la société vers quelque chose qu’elle n’avait jamais vécue ! », explique la militante. Après deux versions avortées – que les femmes des parlementaires ont faites fuiter auprès des étudiantes pour qu’elles les dénoncent – le code de la famille est promulgué en 1984. Dedans figure, entre autres, « le devoir d’obéissance à son mari et à la famille de son mari et tout un tralala… ». Amel Hadjadj réagit :

« C’est toute une idéologie qui opprimait les femmes des autres pays qu’on a importé ici. Aux luttes pour la scolarisation et le travail, s’ajoute l’abrogation du code de la famille. »

À cette époque, c’est un parti unique qui gouverne le pays. D’autres mouvances s’organisent en souterrain, dans la clandestinité, et font naitre à la fin des années 80 – à la création du multipartisme - des associations luttant contre cette répression politique à l’encontre des femmes. « Mais les années 90 arrivent et avec elles, le terrorisme. » Les féminicides se multiplient. Elles meurent parce qu’elles refusent de porter le voile. Elles meurent parce qu’elles s’assument féministes. Le mouvement est meurtri et entame les années 2000 fatigué. Les associations historiques des années 80/90 disparaissent quasiment toutes. 

UNE NOUVELLE DYNAMIQUE

La société algérienne n’est plus la même, signale Amel Hadjadj : « Il y a eu une rupture. On n’est plus dans l’organisation. Certains traumas de l’Histoire du pays n’arrivent pas à être dépassés. Beaucoup de féministes de ces années sont d’ailleurs venues vivre en France. Ma génération arrive et finalement, on revient inconsciemment à la clandestinité. Des associations naissent, les sujets ne sont plus les mêmes… » On y parle harcèlement, communauté LGBT, violences, etc. mais le contexte ne les rend ni visibles ni audibles. Un tournant s’opère en 2015 et, comme elle le dit, la force des réseaux sociaux met en lien des féministes d’hier et d’aujourd’hui et fait la lumière sur l’ampleur des féminicides. « On organise des rencontres intergénérationnelles féministes algériennes. Ce n’est pas simple de se comprendre et de comprendre les traumatismes des anciennes. », poursuit-elle.

En 2016, à Constantine, sa ville natale, un nouveau féminicide pousse les militantes à organiser un sit-in : « L’assassin était en cavale, il fallait qu’on diffuse partout sa photo. Des sit-in ont été organisés à Constantine, à Alger, à Oran et ailleurs. Le bruit incroyable que ça a suscité a permis d’arrêter l’assassin. Et ça nous a obligé à sortir du cocon des réseaux sociaux ! » En 2019, elles réalisent qu’un mouvement d’ampleur s’organise : « J’ai déménagé à Alger pour avoir plus de liberté et pour pouvoir lutter. Un mouvement grandiose se passe. Le collectif féministe d’Alger se cache toujours mais il y a une vraie volonté de rencontrer les autres. » Un besoin immense de reprendre en main l’histoire effacée de toutes les femmes dont le rôle a été minimisé, bafoué, méprisé, écarté, etc. Des carrés féministes s’instaurent dans la capitale mais aussi à Oran et en Kabylie. « Les survivantes des années 90 reprennent les associations qui avaient disparu. Ce qui n’a pas plu à tout le monde. Mais tant pis, le principal, c’est de s’organiser. », se réjouit la militante féministe. 

DES FÉMINISMES, AU PLURIEL !

Né ainsi le renouveau des dynamiques féministes. Elles sont de plus en plus dans l’espace public mais aussi dans les sports et d’autres secteurs de la société. Elles s’imposent. Mais cela n’est pas suffisant. De nombreuses revendications perdurent et les militantes sont sans cesse attaquées et décrédibilisées. « On a essayé de mettre les féministes dans les cases de tous les traumas, y compris ceux qui n’ont pas été traités. Pour moi, il y a une urgence à décoloniser les luttes. La peur des autres, de son passé et la violence sont encore présentes. En plus du patriarcat… La révolution, c’est pas les bisounours. Il faut continuer de sortir et de s’organiser malgré les divergences et les rejets. », commente Amel Hadjadj. Les médias et partis politiques adaptent leurs discours, intégrant de plus en plus les problématiques et revendications féministes. En parallèle, est créée l’association du Journal Féministe Algérien. « En 2015, on a ouvert une page sur les réseaux sociaux pour annoncer le sitting. On a eu de l’impact. On couvre tout ce qui se fait, les mouvements féministes, les lettres ouvertes, etc. Il faut continuer à s’organiser. », insiste-t-elle. Elle poursuit :

« Le vécu nous a poussé à réaliser qu’il n’y a pas un seul féminisme, mais plusieurs. C’est pour ça qu’on a fondé l’association. On veut rassembler toutes les femmes, qu’elles soient toutes représentées, qu’elles puissent toutes s’exprimer. »

L’idée : aller à la rencontre des groupes locaux, à travers tout le pays, afin de les accompagner dans leurs luttes. « On travaille à un manifeste des mouvements féministes algériens, pour créer le rapport de force. », signate-t-elle. Intrinsèquement liées aux territoires, les revendications diffèrent selon les zones : manque de gynéco, taux minime de travailleuses, absence de maternité… « Il y a des luttes qui sont plus visibles que d’autres. Notre association lutte pour qu’on ait toutes le même niveau d’informations. », insiste Amel Hadjadj. Visibiliser tous les combats sans les hiérarchiser et les prioriser. Valoriser les militantes, leur courage, leur diversité, leur pluralité, singularité et résilience. « En 2019, proche d’une des frontières Sud de l’Algérie, a lieu un viol collectif d’enseignantes dans leur logement de fonction. En mai 2021, une manifestation est organisée contre le viol. Des femmes sont venues de partout ! Elles n’ont pas simplement dénoncé les viols, les violences et l’insécurité, elles ont aussi réaffirmé leur volonté de travailler. Malgré le drame, elles ont dit : « On n’arrêtera pas de travailler ! » Il n’y a pas une seule région dans le pays où il n’y a pas de femmes en mouvement. », poursuit-elle avec hargne.

De nouvelles générations de militantes féministes émergent en Algérie et Amel Hadjadj témoigne de l’ampleur grandissant de l’engouement. Les revendications se multiplient. Les mouvements prônent la liberté d’être et d’agir, la pluralité des voix et des voies de l’émancipation, la diversité des identités et l’importance de la reconnaissance et de la prise en considération de toutes les personnes concernées, leurs spécificités, leurs trajectoires, traumatismes, souffrances et moyens d’organisation. 

Célian Ramis

Femme, Vie, Liberté : la gronde du peuple iranien

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La sociologue et politologue Hanieh Ziaei décrypte les mouvements de contestation en Iran, au prisme du genre et du caractère indivisible des luttes réunissant femmes et hommes autour des valeurs de liberté et de démocratie.
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Invitée par l’Association franco-Iranienne de Bretagne, la sociologue et politologue Hanieh Ziaei a décrypté, le 8 mars à la Maison Internationale de Rennes, les mouvements de contestation en Iran, au prisme du genre et du caractère indivisible des luttes réunissant femmes et hommes autour des valeurs de liberté et de démocratie.

« Femme, Vie, Liberté ». Le slogan résonne. À travers l’Iran mais aussi bien au-delà des frontières érigées par l’État Islamique qui gouverne le pays depuis 44 ans. À Paris, le musée d’art moderne, le palais de Tokyo, l’école des Beaux-Arts et le palais de la Porte Dorée ont paré leurs façades d’affiches revendiquant le slogan, en soutien aux manifestations et au peuple iranien. À travers le symbole des cheveux, les visuels de Marjane Satrapi, Innejatz ou encore Roya Ghassemi dénoncent le contrôle policier et l’emprise omniprésente d’un état autoritaire. « L’esprit créatif émerge de ces mouvements. La quête de liberté et la lutte pour la liberté en sont au cœur. », souligne Hanieh Ziaei.

DE LA MORT D’UNE JEUNE FILLE À LA NAISSANCE D’UN MOUVEMENT

Septembre 2022. Mahsa Amini, étudiante iranienne de 22 ans, est arrêtée par la police des mœurs, aussi appelée police de la moralité. Elle décède quelques jours plus tard, le 16 septembre, suscitant la colère et l’indignation de tout un peuple.

« Elle a perdu la vie pour deux mèches de cheveux. La police a jugé qu’elle était « mal voilée ». Les manifestations éclatent partout en Iran. »
précise la sociologue.

La mobilisation populaire est forte, les affrontements, violents. À Paris, Montréal, Bruxelles ou encore Berlin, les témoignages de soutien affluent, démontrant selon Hanieh Ziaei l’intérêt et l’implication de certains pays pour la situation iranienne mais aussi le travail de sensibilisation et de diffusion de l’information de la diaspora. Face à la défense des valeurs démocratiques, l’Etat Islamique répond par une répression « sans limite dans le non respect des droits humains. » Elle salue le courage, principalement des femmes mais aussi des hommes : « La population, de divers âges, se mobilise au péril de sa vie pour défendre sa liberté. Parce qu’aller manifester dans l’espace public en Iran, c’est mettre sa vie en danger. Cette jeune génération ne veut plus accepter l’inacceptable. On voit qu’elle n’a plus rien à perdre. Elle est très connectée aux réseaux sociaux mais aussi aux réalités sociales. Et cela va au-delà parfois de la désobéissance civile. Il s’agit de refuser les diktats, la dictature. »

La mort de Mahsa Amini touche d’autres enjeux. Si la question du code vestimentaire est centrale, le décès d’une femme, jeune, issue d’une minorité ethnique (née à Saqqez, province iranienne du Kurdistan) ravive les tensions autour de toutes ces dimensions. « Sa mort donne naissance à un mouvement. », déclare la politologue. Elle poursuit : « C’est certain que le mouvement n’a pas la même intensité tout le temps, c’est normal. Sept mois après, il change de forme. La résistance s’organise différemment. » Par l’art, par exemple. Ainsi, les fontaines de Téhéran rougissent, symbolisant le sang versé, puisque ce sont, approximativement 520 morts comptabilisés en 2023 dans ces mobilisations. « En Iran, il n’y a pas de statistiques officielles, c’est très difficile d’avoir le chiffre exact. On a une estimation pour avoir une vision globale. », précise-t-elle. Elle parle de féminicides et d’infanticides comme pratiques usuelles de l’Etat Islamique, « et même de génocide avec les cas des empoisonnements, qui sont un exemple parmi d’autres… » Fondamental selon elle, c’est que désormais la communauté internationale ne fera plus la confusion entre le peuple iranien et le régime, en place depuis 44 ans : « On a bien une société à 2 vitesses. Deux mondes qui se confrontent. »

LA RÉPRESSION PAR LES EMPOISONNEMENTS

Depuis mars 2023, ce sont environ 300 attaques et 5000 personnes affectées que compte le pays. Les intoxications au gaz chimique visent majoritairement les écolières, collégiennes et lycéennes. Ces intimidations ne sont pas nouvelles. À l’automne déjà, rappelle Hanieh Ziaei, avait éclaté le scandale de l’eau contaminée à l’université. « On s’attaque aux établissements universitaires et scolaires car ils sont porteurs des mouvements de contestation. C’est pour ça qu’on vient les cibler. 25 des 31 provinces d’Iran ont été attaquées. », commente-t-elle. Elle raconte l’onde de choc, les crises de panique des élèves qui présentent toutes les mêmes symptômes (suffocation, vomissement,…) et crient « On ne veut pas mourir ». L’horreur. La responsabilité de l’Etat est très rapidement mise en cause : « L’Etat exerce un hypercontrôle et une surveillance omniprésente. Comment peut-il dire qu’il ne comprend pas ce qu’il se passe ? C’est là qu’apparait la contradiction, la faille dans le discours. »

Les médias visibilisent, de manière importante, ces crimes contre l’humanité – « c’est dans la juridiction du droit international ! » - qui pourtant sont loin d’être une nouveauté en Iran. Depuis l’avènement de l’Etat Islamique au pouvoir, le pays connait des séries de contestations et de protestations, remettant en question l’architecture institutionnelle.

DANS LA CONTINUITÉ

Les femmes, depuis longtemps, contestent contre le port du voile obligatoire. En 1980, elles revendiquent déjà par les slogans « Liberté, Egalité, c’est notre droit » et « Nous ne voulons pas du voile obligatoire » leur liberté de s’habiller comme elles le souhaitent. Et au fur et à mesure, la manière de porter le voile évolue. En 2017, elles protestent toujours à travers les Mercredis blancs. Par opposition, elles portent un voile blanc. En soutien, les hommes se parent également de blanc. « C’est là que l’on voit le caractère indivisible du peuple iranien. C’est un des rares pays où quand les femmes se mobilisent, les hommes aussi. En Afghanistan, pays voisin, quand on a attaqué les femmes, les hommes n’ont pas bougé. », analyse la sociologue :

« Ça dépasse l’identité de genre. Femmes et hommes combattent pour des valeurs communes. »

Elle souligne et insiste sur l’inscription de ce mouvement, de 2022, dans la continuité de plusieurs vagues de protestation, toujours accompagnées de la triple domination subie par les femmes : patriarcat, poids de l’idéologie et pratiques autoritaires. Dans les villes urbaines et périphériques, le mécontentement général gronde « et le visage de la contestation change en fonction des restrictions imposées par l’Etat. » Les espaces et les moyens varient, au même titre que les formes d’expression protestataire. Les mouvements se distinguent à chaque fois par leur côté pacifique, l’émergence de la créativité artistique, les hommages aux victimes pour ne pas les oublier. Campagne « Un million de signatures » en 2006, mort de Neda lors d’une manifestation contestant l’élection présidentielle en 2009, mouvement vert la même année… Seule la force de la répression déployée en face ne change pas. « Les différents mouvements s’inscrivent dans une continuité. À chaque fois, il y a un déclencheur et ensuite ça va plus loin : le peuple exprime son rejet du système. Et on est encore dans les mêmes revendications : la démocratie, la liberté, etc. Et les femmes sont toujours présentes dans les mouvements de contestations. », signale Hanieh Ziaei. 

Utilisation des réseaux sociaux pour diffuser l’information et donner une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, d’une part, inscriptions de message sur le corps des femmes, voile porté au niveau des épaules ou pas du tout, détournement des billets de banque, d’autre part lorsque le gouvernement coupe Internet dans le pays. « Les pancartes et slogans sont interdits. On attaque aussi le mobilier urbain parce que l’idéologie visuelle est très présente dans l’espace public. On tâche de rouge les visages des martyrs, comme on a coloré les fontaines de Téhéran. », rappelle la politologue. Tout comme on fait circuler des photos et des dessins, en soutien à des icônes de la contestation comme le leader étudiant Majid Tavakoli arrêté par les autorités qu’il tentait de fuir en portant le tchador traditionnel ou l’illustration « Share me » d’Homa Arkani.

LA RUPTURE ENTRE L’ÉTAT ET LE PEUPLE

Répressions, arrestations arbitraires, disparitions d’opposants politiques, contrôle total, surveillance omniprésente (« avec beaucoup de bavures »), lacunes organisationnelles se multiplient et s’amplifient, suscitant la méfiance sociale et le sentiment d’insécurité du peuple iranien qui remet en question la légitimité politique du gouvernement. Dans son travail, Hanieh Ziaei observe depuis 2005 un effritement graduel de la confiance de la population face à un Etat qui pratique aisément mensonges, corruptions et non-dits. Sans oublier la lenteur et l’inefficacité, voire l’inexistance, des réponses et actions face aux catastrophes naturelles et à la crise sanitaire. «

 Le bilan est lourd après 44 ans de gouvernance. Et cela explique pourquoi le peuple iranien est prêt à mettre sa vie en péril pour la liberté. Les pressions sont idéologiques, morales, sociales, économiques, l’ingérence de l’Etat dans la vie privée de ses citoyens est quotidienne et l’Etat ne garantit pas la sécurité et le bien-être de la population. »
conclut-elle.

Face à ce déploiement inouï de violentes répressions, le peuple iranien se soulève, scande sa colère et son indignation et brave les interdits pour revendiquer sa liberté et ses aspirations démocratiques pour leur pays.

 

 

 

Célian Ramis

Face à la virilité, l'expression des masculinités plurielles

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Ici, on déboulonne les fondations de la masculinité hégémonique afin de rompre avec ce qui isole les hommes des femmes : l’injonction à se construire en opposition à la féminité et l’obligation à correspondre conformément aux critères de virilité.
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Créer un podcast féministe sur la construction de la masculinité et les conséquences du patriarcat sur les hommes, c’est le projet qu’ont porté Elisabeth Seuzaret et Odoneila Tovolahy lors de leur service civique au sein d’Unis-Cité Bretagne. La série radiophonique Sincère life mêle témoignages des concernés, apports théoriques militants et déconstruction des stéréotypes de genre, pour qu’hommes et femmes s’allient contre le sexisme et ensemble, imaginent et bâtissent un autre possible. 

« Apprendre à porter un masque est la première leçon de masculinité patriarcale qu’un garçon apprenne ». Citation de bell hooks, intellectuelle, universitaire et militante américaine, théoricienne du black feminism et autrice de La volonté de changer : les hommes, la masculinité, l’amour (paru en 2021, quelques mois avant son décès), elle introduit le récent documentaire Make me a man, de Mai Hua et Jerry Hide.

Elle est réalisatrice, il est thérapeute et propose des groupes de parole pour les hommes souhaitant explorer leur vulnérabilité. Le documentaire propose une réflexion autour de la domination patriarcale et de la culture masculine. Les deux œuvres constituent la base de réflexion et le fil rouge de Sincère life, qui s’attache dans son prologue et ses trois épisodes à déboulonner les fondations de la masculinité hégémonique afin de rompre avec ce qui isole les hommes des femmes : l’injonction à se construire en opposition à la féminité et l’obligation à correspondre conformément aux critères de virilité.

ENTENDRE LES VOIX

Elisabeth Seuzaret et Odoneila Tovohaly ont postulé au même service civique à la suite de leur licence de sociologie et ont intégré ensemble l’équipe d’Unis-Cité Bretagne, structure qui organise et promeut les services volontaires des jeunes. La mission : créer son propre projet solidaire. « On était toutes les deux sur la thématique du féminisme. Moi, à travers un podcast et Elisabeth, à travers l’éducation. », signale Odoneila.

Résultat : elles mettent leurs connaissances et envies en commun au service de la création et réalisation de la série Sincère life qui cherche à ouvrir la voie aux questions qu’elles se posent concernant la place des hommes dans le féminisme. « On ne trouvait pas d’issues qui conciliaient le féminisme et le fait d’intégrer les hommes. On a trouvé ça dans le livre de bell hooks. Au départ, on pensait ne faire qu’un seul épisode sur le patriarcat et la masculinité et au final, on a commencé à écrire que sur le sujet. », précise Elisabeth.

C’est Morgane Soularue, chargée de l’éducation aux médias à canal b, radio associative rennaise, qui leur fait tester leurs voix et leur conseille de se rapprocher de l’Edulab de l’Hôtel Pasteur, un lieu d’expérimentation et d’apprentissage dédié aux usages et aux cultures numériques, leur permettant d’accéder à du matériel technique d’enregistrement : « Elle nous a encouragées en nous disant que nos voix se mariaient bien et qu’elles étaient accrocheuses. »

Très rapidement, elles doivent écrire leur trame narrative, s’exercer au micro, apprivoiser leurs voix, se faire aider pour le montage… « Entendre sa voix, la faire écouter. C’est intime… Ça donne confiance en nous, ça a un côté empouvoirant. », confie Odoneila. Elisabeth ajoute : « Souvent, on déteste sa voix. Pouvoir se familiariser autant avec, c’est top ! »

Consommatrices de podcast, elles voient dans cet outil une manière intime de parler de soi et des autres, de mettre des mots sur les problématiques et sur les vécus et d’ouvrir le dialogue sur les sujets traités. Parce que les hommes, disent-elles, n’ont pas conscience du patriarcat et du poids qu’il pèse sur leurs trajectoires, elles proposent là un espace de réflexions et de témoignages introspectifs pour libérer la parole de ceux qui, eux aussi, sont victimes du patriarcat alors qu’ils sont censés en être les gagnants. Et pourtant…

LA CONSCIENCE DES INJONCTIONS VIRILISTES

« C’est possible d’étudier autre chose que son propre vécu. Certes, c’est aux hommes de prendre cette initiative mais si les féministes ne lancent pas cette invitation, ça n’arrivera jamais et on ne règlera jamais le problème qui réside dans l’éducation patriarcale des hommes. », revendique Elisabeth Seuzaret qui poursuit :

« On ne met pas de côté la souffrance des femmes. On essaye de voir comment des mecs peuvent s’intégrer au féminisme. Et ce serait se mentir que de dire qu’ils ne souffrent pas eux aussi du patriarcat. On se met dans l’action, sinon ils resteront des alliés silencieux. »

L’idée n’est pas d’excuser les comportements virilistes et violents mais d’en comprendre les tenants et aboutissants pour les déconstruire. Comment les garçons apprennent-ils à devenir des hommes virils puis des dominants ? Comment intègrent-ils la norme sexiste et finissent par l’incarner ? Ce sont des questions que le duo pose dans les trois épisodes.

Les éléments de réponses, elles les puisent et les mettent en perspective à travers l’usage de la pensée féministe intersectionnelle, développée par bell hooks notamment, la construction de la virilité, décryptée par Olivia Gazalé dans Le mythe de la virilité, ainsi que des témoignages intimes d’hommes de leurs entourages relatant les normes inculquées dans leur enfance par l’éducation parentale et l’école mais aussi inculquées par le groupe social « Hommes ».

Masturbation collective devant des magazines pornos, cohabitation paradoxale entre le rejet de l’homosexualité et la fascination pour des hommes virils en mini shorts et sueur, atrophie des émotions dès le plus jeune âge avec l’injonction « Sois un homme mon fils », honte intégrée de jouer avec des poupées… La masculinité hégémonique se fabrique en opposition à la féminité et dans le mépris de tout ce qui s’en approche.

Ainsi, les femmes seront passives, dociles et aimantes, et les hommes seront actifs, entreprenants et violents. Pourtant, rien de tout cela n’est inné. Les podcasteuses démontrent bien à quel point les traits de caractère associés au féminin et au masculin, dans une binarité réductrice et oppressive, appartiennent à une construction sociale patriarcale.

À l’instar de la sexualité virile qui oblige les hommes à clamer leur domination sur leur partenaire ou encore la rupture intérieure à laquelle on contraint les garçons qui pour devenir des hommes, des vrais, doivent rompre avec leurs émotions et scinder leur personnalité en deux : « le moi acceptable et public et le moi honteux et intime ». 

POUR UNE DÉCONSTRUCTION DES NORMES

D’autres modèles sont possibles et Elisabeth et Odoneila ont à cœur de faire place aux modalités d’actions alternatives pour qu’enfin hommes et femmes entrent dans un dialogue profond et apaisé afin de détruire les fondements de la domination patriarcale qui entrave tous les êtres humains et la nature également. Ce qu’elles veulent, c’est « offrir une autre grille de lecture ».

Dans son ouvrage, « bell hooks ne veut pas détruire la masculinité mais changer le sens de la masculinité. La masculinité est patriarcale aujourd’hui mais elle peut être autre chose. Dans l’empathie, le soin de soi et des autres. Changer le sens de la masculinité, c’est une des clés de l’évolution. » Parce que la rupture intérieure dont elles parlent dans le troisième épisode « Et Dieu créa Adam », n’est pas sans conséquence et mène souvent à des violences que l’on veut croire innées et naturelles.

« Maintenant, comment on réinvente un autre système qui s’inscrit en dehors du système de domination ? Pour nous, La volonté de changer est un livre à mettre dans les mains de tout le monde. Il faut rendre accessible cette pensée. »
souligne Elisabeth.

Le podcast Sincère life pose des questions fondamentales à la compréhension des inégalités, de la manière dont elles se construisent et la façon dont elles se transmettent. Et ouvre la porte à l’expression de masculinités et de féminités plurielles. Elles proposent « une réflexion autant pour les hommes que pour les femmes. »

Parce que comme elles le martèlent : « La masculinité, ce n’est pas que pour les mecs ! » Il est bien temps qu’ils prennent conscience de leur pouvoir d’agir pour une société plus égalitaire et de ce qu’ils ont à y gagner, à savoir une véritable liberté à être qui ils sont, à être qui ils souhaitent être, en dehors des injonctions patriarcales et virilistes. 

 

Célian Ramis

Women in Copernicus : quelle place pour les femmes dans l'aérospatiale ?

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À l’occasion des Mardis de l’égalité, l’ingénieure d’études « Applications spatiales » Marie Jagaille intervenait au Tambour, à l’université Rennes 2, le mardi 8 mars, afin de présenter le collectif Women in Copernicus, ainsi que le podcast éponyme.
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À l’occasion des Mardis de l’égalité, l’ingénieure d’études « Applications spatiales » Marie Jagaille intervenait au Tambour, à l’université Rennes 2, le mardi 8 mars, afin de présenter le collectif Women in Copernicus, ainsi que le podcast éponyme. 

« La participation des femmes est un réel enjeu. », dit-elle. Et pour comprendre cet enjeu, il faut comprendre le cadre dans lequel elles opèrent. Ainsi, elle redéfinit les trois domaines de l’aérospatial qui s’appliquent sur la terre : le positionnement (GPS), les télécommunications et l’observation de la Terre. C’est dans ce dernier domaine que porte son intervention. 

Programme européen d’observation de la Terre, il fournit des satellites, appelés Sentinelles, qui tous les jours collectent des données qui une fois analysées permettent d’établir un état des lieux global de la santé de notre planète, captant par exemple les courants en mer d’Iroise pour mieux envisager les routes maritimes et ainsi consommer moins de carburants, les phytoplanctons dans la Manche pour mieux aider les scientifiques concernant la prolifération des micro-algues ou encore les infrarouges en ville qui pourraient nuire à la végétalisation urbaine, pourtant capitale dans leur rôle de régularisation des températures.

Toutes ces données sont gratuites et accessibles aux entreprises. Copernicus participe donc à l’amélioration des connaissances en terme d’environnement mais également au dévelppement économique, notamment en Bretagne, région très active dans le domaine spatial. C’est un programme important, résultant de nombreuses compétences et de nombreux domaines (traitement des images, algorithmes, intelligence artificielle, océanographie, climatologie, urbanisme…).

PAS POSSIBLE DE TROUVER DES FEMMES... VRAIMENT ?

« Des disciplines où les femmes sont moins nombreuses. », signale Marie Jagaille, qui en arrive donc au point de départ du lancement de Women in Copernicus, collectif réunissant une dizaine de femmes travaillant dans les domaines transversaux de l’observation de la Terre en Europe, fondé en 2020.

C’est Nathalie Stéphenne qui en est à l’initiative. En suivant un mook sur Copernicus, elle constate qu’il n’y a pas de femme et s’en étonne. Ce à quoi on lui répond que cette absence n’est pas expressément voulue mais aucune femme n’a été trouvée en tant qu’intervenante…

« Pour nous, cette réponse n’est pas satisfaisante car chacune d’entre nous connaissons des femmes expertes, légitimes à intervenir. », souligne l’ingénieure. C’est alors que Nathalie Stéphenne leur propose de participer à un appel à projet, permettant de récolter 5 000 euros.

« On a proposé un projet dont l’objectif vise à donner de la visibilité à ces femmes que l’on connaît déjà et aussi à celles que l’on ne connaissait pas encore. »

ALLER CHERCHER LES INFOS

S’il existe de nombreuses études sur les femmes issues des STEM (Sciences, Technologies, Ingénierie & Mathématiques), les données sont rares, voire inexistantes concernant un domaine aussi transversal que l’observation de la Terre. Les membres de Women in Copernicus entament alors une démarche significative : dresser un état des lieux.

Un questionnaire, traduit en 8 langues, est diffusé dans tous leurs réseaux respectifs, en lien avec Copernicus, et sur les réseaux sociaux. Résultat : 450 femmes ont répondu. Sachant « que quand on lance une étude sur un sujet lié au programme Copernicus, en général, on a plutôt 200 réponses. » C’est un succès qu’elle explique notamment par la période « puisque les secteurs s’emparent plutôt du sujet » et l’outil facilitant du questionnaire en ligne.

Les répondantes ont majoritairement entre 30 ans et plus, viennent principalement du secteur académique mais aussi – moins nombreuses – du privé. Elles ont étudié pour 75% d’entre elles les STEM et les autres démontrent des parcours variés, issus des sciences sociales, du journalisme, de l’administration, des arts et de l’éducation.

« Elles ont un rôle stratégique dans Copernicus car elles aident à s’approprier les données. », précise Marie Jagaille. Car pour les ¾ d’entre elles, elles travaillent en lien avec les utilisateurs finaux du programme, « c’est-à-dire toutes les personnes qui vont pouvoir bénéficier dans leurs métiers de ces données sans en être des expertes de l’observation de la Terre. »

Leur rôle est déterminant. D’ailleurs, les répondantes se disent satisfaites de leurs métiers et portent donc un message important puisqu’elles valorisent un secteur porteur, épanouissant professionnellement. Elles sont fières de contribuer à une meilleure connaissance et compréhension de notre planète afin de mieux l’habiter. C’est réjouissant.

LES DIFFICULTÉS PERSISTENT ET PERDURENT

Pour autant, cela ne signifie pas qu’elles ne font pas face à des difficultés au quotidien dans leurs carrières. Et quand la question leur est posée, elles signalent, « sans surprise », souffrir du fait d’être minoritaires dans leurs services. Ce qui était déjà le cas dans leurs études, en général.

La première barrière est identifiée : elles parlent de boy’s clubs, d’événements quasi exclusivement masculins, font part de l’inconfort à être la seule femme au travail. Ainsi, elles subissent les stéréotypes de genre sur leur lieu de travail, se sentent moins écoutées et ressentent qu’elles ont besoin de prouver plus que les hommes leurs compétences et leur légitimité.

Marie Jagaille évoque le plafond de verre qui se traduit par un écart entre le niveau d’expertise, plutôt élevé, et le niveau hiérarchique, moins élevé, de ces femmes. Un écart qu’elle signale d’autant plus flagrant dans le secteur académique que privé.

« C’est le phénomène du tuyau percé. Le pourcentage de femmes dans une carrière académique classique, toutes matières confondues, va diminuer au fil du temps. », explique-t-elle, chiffres à l’appui : 42% assistante, 34% professeure associée, 24% professeure.

L’autre barrière identifiée, c’est celle du manque de confiance. Une réponse qui « revient toujours ». Elles estiment que cela est un frein bloquant dans leurs carrières, et parlent, sans surprise là encore, du syndrome de l’imposteur et du manque de légitimité. Pour Marie Jagaille, il apparaît que l’absence de rôles modèles féminins dans les secteurs questionnés ait un rôle à jouer. C’est un des enjeux principaux : donner de la visibilité à toutes les femmes dans les sciences. 

CONTRIBUER À LA PRISE DE CONSCIENCE

Leur enquête a été présentée au niveau européen et diffusé dans de nombreux événements. Les missions sont multiples :

« Inspirer davantage les filles et femmes à aller vers ces secteurs, encourager les filles à aller vers des parcours scientifiques, montrer que toutes les compétences sont nécessaires, contribuer à la prise de conscience des inégalités de genre dans notre secteur et déconstruire les stéréotypes de genre en impliquant les hommes dans les discussions. »

Elle ne s’en cache pas, le dernier point constitue une véritable difficulté et une grande frustration pour les membres de Women in Copernicus puisque les événements estampillés du nom du collectif sont souvent suivis exclusivement par des femmes.

« A titre personnelle, la frustration pour moi par rapport au format visio des événements était aussi le manque de proximité et de liens avec les collègues. », ajoute-t-elle. Un appel à idées est lancé : survient l’envie et la volonté de lancer un podcast, réalisé et animé par Gwenael Morin, Roberta Rigo, Guglielmo Fernandez Garcia et Marie Jagaille. 

La ligne éditoriale : réaliser des entretiens avec des femmes actives de ce secteur en Bretagne, leur donner la parole, montrer ce qu’est leur métier avec l’objectif de démystifier le côté impressionnant de l’aérospatial et aborder les sujets d’égalité de genres à travers leurs parcours et des études.

À LA RECHERCHE DE SOLUTIONS COLLECTIVES

« On n’est pas des expert-e-s des questions de genre mais on sent bien que ce sont des enjeux. Le manque de confiance revient dans tous les entretiens, imprègne tous les discours. Et on constate que c’est systémique et non une expérience anecdotique. Quand on creuse, il y a un lien avec l’éducation, au sens large du terme, reçue et l’image que l’on attend des femmes. Ne pas prendre trop de place… alors que dans nos métiers, on a besoin d’entrer en discussions, de prendre de la place dans les débats, etc. Et on ne sent pas toujours légitime à la prendre cette place, dans nos laboratoires de recherches. », témoigne Roberta Rigo. 

Ainsi, elle pose la question : si le problème est systémique, les solutions ne devraient-elles pas être collectives ? Questions des quotas, et ce dès l’école et notamment dans les sélections des cursus d’études supérieures, mais aussi prix décernés aux femmes, tables rondes autour de ces sujets, partages des vécus, réflexions collectives (incluant les hommes et les comités scientifiques)… les pistes sont ouvertes et nombreuses pour que les un-e-s et les autres cheminent vers une déconstruction des stéréotypes de genre.

« Le podcast est notre façon à nous d’ouvrir la discussion et de contribuer à ces questions-là. », conclut Marie Jagaille, précisant que 5 épisodes de Women in Copernicus sont en libre écoute !

Célian Ramis

Ce sont les féminicides qu'il faut stopper et non les militantes !

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Jeudi 1er avril, des militantes féministes ont appelé au rassemblement place de la Mairie à Rennes, pour dire stop aux féminicides. Les prises de parole ont été interrompues par les forces de l’ordre, contraignant les organisatrices à dissoudre la mobilisation.
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Ce jeudi 1er avril, plusieurs militantes féministes ont appelé au rassemblement place de la Mairie à Rennes, sur fond d'occupation de l'Opéra, pour dire stop aux féminicides et plus largement aux violences à l’encontre des personnes sexisées. Le message est partiellement passé puisque les prises de parole ont été interrompues par les forces de l’ordre, contraignant les organisatrices à dissoudre la mobilisation.

Jennifer, 35 ans, tuée au couteau par son conjoint. Deux enfants ont également été tués (11 et 16 ans). Avril 2020.

Anonyme, 52 ans, retrouvée inanimée après avoir été battue à mort par son conjoint. Mai 2020.

Virginie, 45 ans, tuée par arme à feu par son conjoint gendarme. Juillet 2020.

Anonyme, 37 ans, poignardée puis égorgée par son ex-mari en attente d’un jugement pour violence conjugale. Juillet 2020.

Laetitia, 38 ans, abattue au fusil de chasse par son mari qui a ensuite dissimulé le corps. Octobre 2020.

Anonyme, 76 ans, étranglée par son mari « parce qu’il était à bout de nerfs ». Octobre 2020.

Ces crimes sont inscrits sur les pavés ce midi du premier avril, place de la Mairie, à Rennes. Les passant-e-s s’arrêtent, lisent, repartent ou s’arrêtent quelques minutes, interpelé-e-s par les affiches qui jonchent le sol aux côtés de messages tout aussi forts : « Y’a pas mort d’homme ! y’a juste mort de femme », « Le sexisme tue tous les jours », « Police, justice, classement sans suite : vous êtes complices » ou encore « Dans 2 féminicides, c’est Pâques ».

Le décompte est glaçant : « Déjà 475 féminicides que Macron a nommé les violences faites aux femmes comme grande cause du quinquennat ». Plus d’une centaine de femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint en 2020. Depuis le 1er janvier 2021, ce sont déjà 27 femmes assassinées par leur compagnon ou ex compagnon, selon le recensement du compte Féminicides par compagnons ou ex.

Récemment, près de Rennes, c’est le meurtre de Magali Blandin qui secoue. Assassinée en février 2021 par son mari, à coups de batte de base-ball. « Comme la grande majorité des femmes tuées par leurs conjoints ou ex, elle avait porté plainte pour violences conjugales (la plainte avait été classée sans suite). Comme la grande majorité des femmes tuées par leurs conjoints ou ex, elle avait demandé de l’aide, mais n’a pas été prise au sérieux. », signale le tract distribué et lu au micro à l’occasion du rassemblement.

LES MOTS ONT UN SENS

La question du langage est centrale. La société n’assiste pas à une libération de la parole de la part des personnes sexisées. MeToo ainsi que tous les mouvements permettant les témoignages massifs dénonçant les violences sexistes et sexuelles ont amené le grand public à les écouter davantage.

Les militantes féministes insistent depuis plusieurs années pour faire évoluer les mentalités à ce sujet : on ne tue jamais par amour. Pourtant, dans les médias ou dans les procédures d’accueil des victimes, dans les enquêtes et les procès, on entend encore parler de « crime passionnel », de « drame familial ». Le tract le mentionne, ajoutant : « Dans la bouche de l’avocat du meurtrier de Magali Blandin, il l’a tuée « parce qu’il tient énormément à la famille ». »

Sans oublier le processus d’inversion de la culpabilité que l’on brandit sans vergogne dans de nombreux cas de féminicides, à l’instar de l’affaire Alexia Daval, tuée par son conjoint Jonathann Daval dont les avocats avaient dressé un portrait de femme castratrice. De quoi légitimer son crime : si elle a ôté la virilité de son époux, celui-ci peut lui ôter la vie.

Durant les prises de parole, les militantes rappellent :

« Ce sont des crimes de possession. Un homme s’octroie le droit de vie et de mort sur sa compagne qui n’a pas le droit selon lui d’exister sans lui. On voulait juste rappeler qu’avec l’épidémie du covid, il y a une explosion des violences masculines faites aux femmes. Selon les données de l’ONU en septembre, le confinement du printemps a fait augmenter ces agressions, ces viols, ces meurtres de 30% en France. »

Et puis, il y a ces phrases que les victimes entendent dans les commissariats ou les tribunaux, visant à les décourager de porter plainte ou d’aller au bout de la procédure : « Ça pourrait changer la vie de Monsieur à tout jamais, c’est pas rien ! » C’est ce dont témoigne cette militante ce midi-là :

« J’interviens aujourd’hui en tant que militante au sein du NPA, en tant que femme, en tant que femme lesbienne, en tant que mère d’une jeune femme, et j’ai aussi été cette enfant qui a grandit au milieu de la violence conjugale. Je repense à ma mère qui quand elle avait tenté de porter plainte contre cet homme violent, le père, elle s’était entendue dire « Vous êtes sure Madame que ce serait pas un gros préjudice pour votre mari ? Il risque la prison quand même. » Alors elle est repartie. C’était il y a plus de 40 ans. Ça n’a pas tellement changé. »

EXIGER DES MOYENS À LA HAUTEUR DU PROBLÈME

Le rassemblement vise encore une fois à réclamer des moyens satisfaisants. Pas des effets de communication ou de « beaux » discours sur l’importance de lutter contre les violences patriarcales. Non, des moyens, des vrais. À la hauteur de l’ampleur et de l’étendue des violences sexistes et sexuelles qui cautionnent qu’une femme meurt tous les 3 jours environ des coups de son conjoint, dont on essaye d’amoindrir le geste.

Les militantes féministes exigent non seulement la mise à disposition de structures d’hébergement pouvant accueillir les femmes victimes de violences conjugales, la formation des agent-e-s de toute la chaine juridico-policière, mais surtout la lutte profonde contre la culture du viol, contre la culture patriarcale visant à réduire les femmes au statut d’objet appartenant aux hommes.

La liste des revendications est longue et non exhaustive : « Dire notre colère ne suffit pas. En tant que femme, comme en tant que personne subissant les oppressions et les violences patriarcales, nous devons nous organiser pour faire entendre notre colère. Et pour obtenir des victoires contre ce système. Nous devons exiger des mesures immédiates, la mise sous protection effective de la victime dès la première alerte, la simplification des démarches pour porter plainte, pour quitter le domicile conjugal, éloigner l’agresseur, l’accès facilité aux services de santé spécialisés, des personnels spécialisés formés en nombre suffisant dans tous les services concernés : police, justice, éducation et bien d’autres, l’application de la loi afin que l’agresseur soit tenu éloigné, des places d’hébergement sécurisés et en nombre suffisant pour les femmes et leurs enfants, un accès au droit d’asile immédiat pour les femmes et personnes LGBTQI étrangères, plus de moyens aux associations féministes et LGBTQI qui assurent les missions de service public d’accompagnement et de soutien, des campagnes régulières d’information et d’éducation populaire, des moyens encore pour la mise en place effective pour l’éducation à la vie sexuelle et affective à l’Education nationale…»

« JE SUIS UNE FEMME ET JE VEUX POUVOIR ME SENTIR LIBRE »

Et puis, il y a ce témoignage de Louise. Exceptionnellement, nous le retranscrivons ici dans son intégralité :

« Je suis une femme, j’ai 17 ans et je fais partie des 97%. Alors que je croyais être invincible, que j’étais sûre de ne jamais subir de violences, il y a deux ans je suis tombée dans le filet d’un violeur. J’en ai parlé avec mes sœurs, chacune d’entre elles m’ont alors confié qu’elles aussi avaient subi des violences. 

La violence, elle a de multiples facettes. C’est difficile de savoir où est-ce qu’elle commence et quand elle s’arrête. Il y a les violences physiques, qui passent par les coups, les gestes qui nous font mal au corps. 

Les violences sexuelles : viols, attouchements, refus d’une contraception, harcèlement de rue, non respect du consentement. En France, 30% des femmes subiront des violences de la part de leur actuel ou ancien compagnon et 97% d’entre elles seront victimes de viol-s ou harcèlement sexuel. 

Il y a les violences psychologiques, qui ne laissent pas de traces visibles mais alimentent un mal être constant. L’agresseur utilise les mots pour détruire sa proie. Il dévalorise son comportement, son apparence, son caractère, sa personnalité. La torture psychologique se fait aussi par des actes qu’on pourrait percevoir comme de la jalousie excessive mais qui sont en réalité néfastes et dangereux. Contrôler la totalité des faits et gestes de quelqu’un, l’empêcher de travailler, d’avoir une vie sociale, d’avoir une indépendance, faire en sorte d’être essentiel pour ne jamais être remplacé, tel est le mode opératoire d’un pervers narcissique. 

Les violences peuvent être économiques lorsque l’agresseur ne paye pas la pension alimentaire, contrôle l’argent de sa victime ou l’empêche d’utiliser son salaire. 

Les mariages précoces et fermés, les mutilations génitales et les exploitations sexuelles sont aussi des violences que les femmes subissent. Dans le monde, environ 650 millions de femmes ont été mariées de force et 200 000 autres sont victimes de mutilation génitale. 

Les violences peuvent avoir lieu n’importe où et n’importe quand. Au travail comme dans la rue, au sein d’un couple comme dans la famille, à l’école comme dans les transports ou même les milieux hospitaliers. Peu importe leur durée, les violences sont anormales et pourtant si banalisées. 

Comment expliquer que 80% des plaintes sont classées sans suite, que les féminicides ont lieu tous les 3 jours ? Comment expliquer qu’au moment où je lis ces mots quelqu’un quelque part en France subit un viol ? Comment expliquer qu’une femme ne puisse pas se sentir en sécurité dans la rue ? Qu’elle ne se sente pas légitime à porter les vêtements qu’elle aime ? Qu’elle soit insultée selon ses pratiques sexuelles ? 

Je suis une femme, j’ai 17 ans et j’ai peur. Il y a tout un tas de choses effrayantes dans la vie d’une adolescente mais les violences que les femmes subissent sont effroyables et m’inquiétent car on n’est jamais à l’abri d’un sifflement ou d’un regard… 

Je suis une femme et je veux pouvoir me sentir libre et en sécurité. Partout et tout le temps. Sensibilisons les plus jeunes pour nous assurer un avenir, éduquons-les loin du patriarcat. Agresseurs, changez de camp ! Battez la société dans laquelle nous sommes enfermé-e-s plutôt que de vous défouler sur nos corps ! »

La mobilisation est interrompue par les forces de l’ordre qui exigent la dissolution de l’assemblée. Les organisatrices ont repoussé ce moment par respect envers la femme qui s’exprime. Le symbole est fort, et il est lourd, pesant. Interrompre la parole des femmes dans l’espace public en usant de son autorité… C’est choquant. Et cela renforce la colère entendue dans chaque prise de parole, y compris dans celles qui n’ont pas pu prendre le micro.

« Si la police était aussi efficace dans les violences faites aux femmes, ce serait vraiment le top ! », sera le mot de la fin et sera accompagnée par une levée des voix en chœur : « Nous sommes fortes, nous sommes fières, et féministes et radicales et en colère ! ». Espérons que la chanson reste dans la tête des flics…

 

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