Célian Ramis

Kiffe ta race, un podcast pour déconstruire « le mythe d’une France aveugle aux couleurs »

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Grace Ly et Rokhaya Diallo nous invitent à la réflexion et à la déconstruction des préjugés racistes intégrés à un système oppressif dans lequel nous grandissons et évoluons tou-te-s.
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L’Histoire de France a été écrite par les hommes blancs, pour les hommes blancs. Dans la société actuelle, le modèle dominant arbore encore les traits des personnes blanches, cisgenres, hétérosexuelles, valides, bourgeoises, minces, etc. Il y a la norme et il y a les autres. La fameuse « diversité » sur laquelle on s’appuie pour saupoudrer les beaux discours sur la bienveillance et le vivre ensemble mais que l’on veut invisible et silencieuse. Dans Kiffe ta race, diffusé une fois toutes les deux semaines sur Binge Audio, pas question de se taire, pas question de s’excuser. Grace Ly et Rokhaya Diallo nous invitent à la réflexion et à la déconstruction des préjugés et réflexes racistes intégrés à un système oppressif dans lequel nous grandissons et évoluons tou-te-s. 

Dans ce podcast qui « saute à pieds joints dans les questions raciales », elles parlent des arabes, des asiatiques, des noir-e-s, des juif-ve-s, des blanc-he-s, des roms… sans complexe. Elles ne parlent pas de la race biologique, « tous les êtres humains font partie de la même race » mais bien de la race en tant que construction sociale qui « traverse le quotidien des personnes non blanches ».

Rokhaya Diallo, journaliste et autrice, et Grace Ly, autrice et blogueuse, ne sont pas là pour nous « servir le mythe de la France qui est aveugle aux couleurs », comme elles le soulignent d’entrée de jeu dans le pilote de l’émission. Le format n’est pas tel qu’il existe aujourd’hui. Elles sont filmées et sont accompagnées autour de la table de Samira Ibrahim, journaliste et animatrice, et Fatima Aït-Bounoua, professeure de français, autrice et chroniqueuse radio. Ensemble, elles confrontent ici leurs vécus personnels d’individus renvoyés à leurs origines réelles ou supposées, avant même que l’on s’intéresse à elles en tant que personnes. 

« TU VIENS D’OÙ ? »

« Au départ, on a enregistré un pilote vidéo, sous la forme d’une conversation autour de la sous représentation des minorités visibles. On est quatre : deux femmes perçues comme arabes, une femme noire et une femme perçue comme asiatique. », nous explique Grace Ly.

Nous sommes en 2018 et les télés refusent le projet. La plateforme Binge Audio, elle, ne laisse pas passer sa chance de diffuser un podcast qui parle «librement de tous ces concepts qui sonnent barbares et qui font peur à tout le monde. La fameuse race, la race sociologique. » 

Cette phrase, on l’entend dès le premier épisode - intitulé « Tu viens d’où ? », en référence à cette interrogation basée sur le physique - qui intervient dans les premiers contacts et qui stigmatise la personne à qui elle est posée puisqu’il apparaît rapidement que la réponse n’est satisfaisante que si elle confirme que l’interpelé-e vient d’un autre pays que la France - dans un ping pong verbal aussi amusant que saisissant puisque le duo Rokhaya Diallo – Grace Ly expliquent le nom de l’émission.

Kiffer sa race, c’est une expression populaire du côté de la génération Y et des milléniaux qui souligne le plaisir immense qu’on a pris ou qu’on est en train de prendre.

- Rokhaya Diallo :« Alors je suis sure que plusieurs d’entre vous ont failli avoir un AVC à l’évocation de notre titre. »
(…)
Grace Ly :« C’est un complément d’intensité. Si on dit « on a kiffé notre race hier soir », ça veut juste dire qu’on a passé une excellente soirée. »
Rokhaya Diallo :« Ça veut pas dire que t’as kiffé les gens d’un certain groupe ethnique en particulier. On a choisi cette expression parce qu’on trouvait ça drôle dans un pays où on parle si peu de race de cette manière-là d’avoir une expression qui signifie « aimer au maximum ». C’est assez paradoxal. On va parler de race et là, les gens qui étaient pas bien à l’évocation du titre sont à nouveau très très mal. Parce que comme on le sait, la race n’existe pas. »
- Grace Ly :« On va parler librement de tous ces concepts qui sonnent barbares et qui font peur à tout le monde. La fameuse race, la race sociologique. »
Rokhaya Diallo :« Exactement, comme une construction sociale. On est d’accord, il n’y a pas de race biologique. Toi et moi, malgré les apparences, nous appartenons à la même race qu’est la race humaine mais notre expérience quotidienne, du fait qu’on appartient à des groupes ethniques différents, fait qu’on est confrontées à des questions raciales au quotidien. »

LE RACISME, TOUT UN SYSTÈME

Elles mettent les pieds dans le plat et abordent au fil des saisons une multitude de sujets qu’elles décryptent au travers de leurs expériences personnelles et de leurs ressentis mais également au travers des actualités et de l’expertise de leurs invité-e-s, qui bien souvent résonnent avec leurs vécus.

À la rentrée 2020, Rokhaya Diallo et Grace Ly ont entamé leur troisième saison, poursuivant leur ligne éditoriale initiale et continuant d’explorer avec toujours autant de sérieux et d’humour la race comme construction sociale, le racisme comme système et les tabous comme garants de ce système.

Elles interrogent les privilèges liés à la norme dominante d’une population majoritairement blanche qui brandit trop souvent l’argument de l’universalisme, tout en répétant à longueur de discours que la diversité est source de richesse. Pointer les inégalités dans les grandes lignes, c’est accepté. Ou plutôt toléré. Mais les analyser en profondeur, là, non, c’est pousser le bouchon, inciter à la haine et prôner le communautarisme, jusque dans les rayons des supermarchés… C’est intolérable.

Face à cet obscurantisme, elles prennent la parole, en leurs propres noms tout d’abord. En tant que personnalités publiques aussi. Et puis, elles reçoivent des expert-e-s en plateau pour apporter des éclairages sur des zones impensées, des zones que l’on refuse de mettre en lumière, tout ce qui s’accumule à force de mettre ça sous le tapis et qui en déborde.

« On est dans un système fondé sur une histoire qui a profité du racisme. C’est très poignant quand on étudie l’histoire à travers les questions raciales. S’il y a des personnes défavorisées, c’est qu’il y a des personnes favorisées. Comme pour le sexisme, le racisme doit s’étudier du point de vue des personnes qui le vivent mais aussi à la lumière de la résistance à l’émancipation. C’est indissociable. La question des privilèges est très difficile à évoquer en France. Parce que l’abolition des privilèges renvoie à la Révolution et on pense à la question de la classe sociale. Mais la blanchité existe. C’est le fait d’avoir le bénéfice de ne pas se soucier de la couleur de peau. De ne pas voir les couleurs. Comme l’a dit le sociologue, Eric Fassin de l’université Paris 8 que nous avons reçues dans Kiffe ta race (épisode 27 « Check tes privilèges blancs », ndlr),être blanc, c’est de ne pas y penser, justement au fait d’être blanc. », analyse Grace Ly lors de notre interview. 

DANS TOUTES LES SPHÈRES DE LA SOCIÉTÉ

Elles croisent les thématiques du quotidien avec les questions raciales et leur intersection avec le genre, la classe social, le handicap... L’éducation, les médias, les arts, le travail, les féminismes, les masculinités, la littérature, la pornographie, les corps, les sports, la musique, les forces de l’ordre, l’adoption, le poids des images, la charge mentale, la question des représentations, les religions…

À Rennes, le 27 septembre, Rokhaya Diallo et Grace Ly enregistraient le podcast Kiffe ta race #53 « Cuisine et préjugés : on continue de déguster » aux Ateliers du Vent, à l’occasion du festival de littérature féministe Dangereuses lectrices, en partenariat avec HF Bretagne, s’emparant ainsi du thème de cette deuxième édition : Manger !.

Elles analysaient alors l’intersection entre le manger et les questions raciales. « Les préjugés (sexistes, ndlr)associent les femmes à la sphère domestique. Les femmes noires sont soit hypersexualisées, soit des mamas, des mères nourricières. Pour la garde d’enfants, le ménage… les femmes noires sont hyper compétentes. Dans le soin aux autres... », commente Rokhaya Diallo, qui ajoute en rigolant :

« Avant d’avoir des enfants, vous êtes Rihanna et après, vous êtes la femme dans Autant en emporte le vent. La femme noire, on imagine qu’elle sait cuisiner parce qu’on pense que soit elle est mère d’une famille nombreuse, soit elle va l’être. »

Le continent asiatique est aussi associé dans l’imaginaire collectif à la nourriture. Grace Ly intervient : « Il y a un racisme basé sur notre nourriture. On mange du chien, du rat, et maintenant du pangolin et de la chauve souris… Alors qu’en France, des gens mangent des escargots !!! Le racisme anti asiatique est très présent dans cette sphère-là, notamment avec l’image du non respect des normes sanitaires. »

Les clichés sont nombreux, les attaques multiples. Les personnes sont réduites à un continent, à une couleur de peau, associées à une religion, jugées sur des généralités grotesques, constamment infériorisées, moquées, insultées, voire harcelées, menacées, violées, tuées, du fait d’être non blanches.

« Il y a une injonction très forte en France : être reconnaissant-e-s de cette patrie. Les minorités se sont longtemps excusées d’être là. Je trouve que ça minimise vraiment notre citoyenneté. Dans l’émission, on parle de ces sujets sans s’excuser ! »
s’insurge-t-elle.

PAS TOU-TE-S LES MÊMES INJONCTIONS

Dans Kiffe ta race, il y a un rituel : se situer pour comprendre qui parle et de quel point de vue. Un processus qui dérange quand il est nommé et argumenté, tandis que l’inverse ne choque pas la majorité de la population là où la plupart des médias continue de faire débattre des hommes blancs cisgenres à propos du sexisme, du racisme, des LGBTIphobies, du validisme, etc.

« On est toutes singulièrement situées. On a toutes une histoire, un parcours. C’est pas juste blanc ou noir, il y a plein de teintes de racisme. Une femme asiatique comme moi ne vit pas les mêmes injonctions qu’une femme noire comme Rokhaya. », commente Grace Ly.

Pour exemple, elle se saisit de ce qui inonde l’actualité depuis près d’un an, le Covid 19 : « Il est associé à la Chine. Et je sais qu’en tant que personne perçue comme asiatique, on va me projeter des angoisses vis-à-vis de ça. C’est très grave ce qui se passe en ce moment. Il y a des appels à la haine, des menaces vis-à-vis des personnes asiatiques. Rien que dans le fait d’être une personne d’origine asiatique vivant en France, je sais qu’il y a un danger pour moi lorsque je sors dans la rue. »

Ainsi, les récits de vie se croisent, les voix se mêlent et décortiquent ce qui fait que d’un témoignage individuel on constate un ou plusieurs vécus communs : « En nous situant, en partant du vécu, ça nous rend légitime à raconter. Nous ne faisons pas une compétition de l’oppression. Nous vivons toutes des conjugaisons des oppressions. Ce qui est intéressant, c’est comment faire pour que ça s’améliore. » Rendre visibles ce que l’on ne veut ni voir ni entendre est une étape fondamentale dans la déconstruction des inégalités. C’est ce qu’elles font à chaque émission en partageant avec les auditrices et auditeurs des conversations spontanées, argumentées et fouillées :

« En fait, ces conversations, on les avait dans l’espace privé avec Rokhaya. Parler avec elle m’éclairait beaucoup. On a décidé de les amener dans l’espace public. On part de nos vécus, on en discute, on reçoit des invité-e-s qui viennent avec leurs expertises pour former un tout qui alimente les réflexions. »

OCCUPER L’ESPACE

Elles prennent la parole et font entendre des discours et des voix de personnes à qui on tend rarement le micro. Ici, les propos sont puissants. S’en dégagent des émotions fortes. Il y a de quoi s’énerver, il y a de quoi pleurer, il y a de quoi rire, il y a de quoi frémir, il y a de quoi réfléchir.

« Rétrospectivement, on s’est dit que c’était pas plus mal en fait qu’on soit en audio. Faire entendre la voix des personnes minorées est un autre moyen de prendre l’espace. Et je pense finalement que le fait qu’on ne voit pas nos visages empêche les gens de projeter leurs visions stéréotypées sur nous et nos invité-e-s. », souligne Grace Ly.

Cette visibilité auditive, elle la met dans une perspective globale des luttes féministes et anti-racistes. Les militant-e-s se sont saisi-e-s de l’outils podcast pour diffuser leurs messages, leurs analyses, leurs réflexions, leurs revendications : « Le podcast permet l’expression des personnes qui n’avaient avant ça pas accès aux médias. Dans un podcast, on peut s’exprimer librement de manière ininterrompue. Avec respect et dans le respect des autres. Dans la liberté d’expression, la question du respect est fondamentale. Rendre leur dignité aux personnes minorées est au cœur des projets de lutte. » 

En quelques mots, elle donne le ton de Kiffe ta race, même si le mieux pour en comprendre l’essence et l’engagement est d’écouter l’émission régulièrement. 55 épisodes et 3 hors-série, en diffusion sur Binge Audio. Sur des sujets qui concernent tout le monde et qui font réellement du bien quand ils sont traités par les personnes qui vivent les situations abordées, sans être coupées et maltraitées par des hommes blancs cisgenres hétéros bourgeois qui pensent que leur légitimité vient de leur pseudo qualification de « polémistes » tandis qu’en réalité elle leur ait accordé à tort simplement parce qu’ils représentent le modèle dominant d’un monde à révolutionner.

Rokhaya Diallo et Grace Ly sautent à pieds joints dans les questions raciales, sans complexe, sans s’excuser mais pas sans respect et surtout pas sans humour. Elles tordent le cou aux clichés et vont encore bien plus loin. Elles partagent leurs vécus, prennent le temps et le micro, occupent l’espace et nos esprits des réflexions et interrogations qu’elles sèment au travers de leurs émissions. Militant et puissant.