Célian Ramis

Face à la virilité, l'expression des masculinités plurielles

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Ici, on déboulonne les fondations de la masculinité hégémonique afin de rompre avec ce qui isole les hommes des femmes : l’injonction à se construire en opposition à la féminité et l’obligation à correspondre conformément aux critères de virilité.
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Créer un podcast féministe sur la construction de la masculinité et les conséquences du patriarcat sur les hommes, c’est le projet qu’ont porté Elisabeth Seuzaret et Odoneila Tovolahy lors de leur service civique au sein d’Unis-Cité Bretagne. La série radiophonique Sincère life mêle témoignages des concernés, apports théoriques militants et déconstruction des stéréotypes de genre, pour qu’hommes et femmes s’allient contre le sexisme et ensemble, imaginent et bâtissent un autre possible. 

« Apprendre à porter un masque est la première leçon de masculinité patriarcale qu’un garçon apprenne ». Citation de bell hooks, intellectuelle, universitaire et militante américaine, théoricienne du black feminism et autrice de La volonté de changer : les hommes, la masculinité, l’amour (paru en 2021, quelques mois avant son décès), elle introduit le récent documentaire Make me a man, de Mai Hua et Jerry Hide.

Elle est réalisatrice, il est thérapeute et propose des groupes de parole pour les hommes souhaitant explorer leur vulnérabilité. Le documentaire propose une réflexion autour de la domination patriarcale et de la culture masculine. Les deux œuvres constituent la base de réflexion et le fil rouge de Sincère life, qui s’attache dans son prologue et ses trois épisodes à déboulonner les fondations de la masculinité hégémonique afin de rompre avec ce qui isole les hommes des femmes : l’injonction à se construire en opposition à la féminité et l’obligation à correspondre conformément aux critères de virilité.

ENTENDRE LES VOIX

Elisabeth Seuzaret et Odoneila Tovohaly ont postulé au même service civique à la suite de leur licence de sociologie et ont intégré ensemble l’équipe d’Unis-Cité Bretagne, structure qui organise et promeut les services volontaires des jeunes. La mission : créer son propre projet solidaire. « On était toutes les deux sur la thématique du féminisme. Moi, à travers un podcast et Elisabeth, à travers l’éducation. », signale Odoneila.

Résultat : elles mettent leurs connaissances et envies en commun au service de la création et réalisation de la série Sincère life qui cherche à ouvrir la voie aux questions qu’elles se posent concernant la place des hommes dans le féminisme. « On ne trouvait pas d’issues qui conciliaient le féminisme et le fait d’intégrer les hommes. On a trouvé ça dans le livre de bell hooks. Au départ, on pensait ne faire qu’un seul épisode sur le patriarcat et la masculinité et au final, on a commencé à écrire que sur le sujet. », précise Elisabeth.

C’est Morgane Soularue, chargée de l’éducation aux médias à canal b, radio associative rennaise, qui leur fait tester leurs voix et leur conseille de se rapprocher de l’Edulab de l’Hôtel Pasteur, un lieu d’expérimentation et d’apprentissage dédié aux usages et aux cultures numériques, leur permettant d’accéder à du matériel technique d’enregistrement : « Elle nous a encouragées en nous disant que nos voix se mariaient bien et qu’elles étaient accrocheuses. »

Très rapidement, elles doivent écrire leur trame narrative, s’exercer au micro, apprivoiser leurs voix, se faire aider pour le montage… « Entendre sa voix, la faire écouter. C’est intime… Ça donne confiance en nous, ça a un côté empouvoirant. », confie Odoneila. Elisabeth ajoute : « Souvent, on déteste sa voix. Pouvoir se familiariser autant avec, c’est top ! »

Consommatrices de podcast, elles voient dans cet outil une manière intime de parler de soi et des autres, de mettre des mots sur les problématiques et sur les vécus et d’ouvrir le dialogue sur les sujets traités. Parce que les hommes, disent-elles, n’ont pas conscience du patriarcat et du poids qu’il pèse sur leurs trajectoires, elles proposent là un espace de réflexions et de témoignages introspectifs pour libérer la parole de ceux qui, eux aussi, sont victimes du patriarcat alors qu’ils sont censés en être les gagnants. Et pourtant…

LA CONSCIENCE DES INJONCTIONS VIRILISTES

« C’est possible d’étudier autre chose que son propre vécu. Certes, c’est aux hommes de prendre cette initiative mais si les féministes ne lancent pas cette invitation, ça n’arrivera jamais et on ne règlera jamais le problème qui réside dans l’éducation patriarcale des hommes. », revendique Elisabeth Seuzaret qui poursuit :

« On ne met pas de côté la souffrance des femmes. On essaye de voir comment des mecs peuvent s’intégrer au féminisme. Et ce serait se mentir que de dire qu’ils ne souffrent pas eux aussi du patriarcat. On se met dans l’action, sinon ils resteront des alliés silencieux. »

L’idée n’est pas d’excuser les comportements virilistes et violents mais d’en comprendre les tenants et aboutissants pour les déconstruire. Comment les garçons apprennent-ils à devenir des hommes virils puis des dominants ? Comment intègrent-ils la norme sexiste et finissent par l’incarner ? Ce sont des questions que le duo pose dans les trois épisodes.

Les éléments de réponses, elles les puisent et les mettent en perspective à travers l’usage de la pensée féministe intersectionnelle, développée par bell hooks notamment, la construction de la virilité, décryptée par Olivia Gazalé dans Le mythe de la virilité, ainsi que des témoignages intimes d’hommes de leurs entourages relatant les normes inculquées dans leur enfance par l’éducation parentale et l’école mais aussi inculquées par le groupe social « Hommes ».

Masturbation collective devant des magazines pornos, cohabitation paradoxale entre le rejet de l’homosexualité et la fascination pour des hommes virils en mini shorts et sueur, atrophie des émotions dès le plus jeune âge avec l’injonction « Sois un homme mon fils », honte intégrée de jouer avec des poupées… La masculinité hégémonique se fabrique en opposition à la féminité et dans le mépris de tout ce qui s’en approche.

Ainsi, les femmes seront passives, dociles et aimantes, et les hommes seront actifs, entreprenants et violents. Pourtant, rien de tout cela n’est inné. Les podcasteuses démontrent bien à quel point les traits de caractère associés au féminin et au masculin, dans une binarité réductrice et oppressive, appartiennent à une construction sociale patriarcale.

À l’instar de la sexualité virile qui oblige les hommes à clamer leur domination sur leur partenaire ou encore la rupture intérieure à laquelle on contraint les garçons qui pour devenir des hommes, des vrais, doivent rompre avec leurs émotions et scinder leur personnalité en deux : « le moi acceptable et public et le moi honteux et intime ». 

POUR UNE DÉCONSTRUCTION DES NORMES

D’autres modèles sont possibles et Elisabeth et Odoneila ont à cœur de faire place aux modalités d’actions alternatives pour qu’enfin hommes et femmes entrent dans un dialogue profond et apaisé afin de détruire les fondements de la domination patriarcale qui entrave tous les êtres humains et la nature également. Ce qu’elles veulent, c’est « offrir une autre grille de lecture ».

Dans son ouvrage, « bell hooks ne veut pas détruire la masculinité mais changer le sens de la masculinité. La masculinité est patriarcale aujourd’hui mais elle peut être autre chose. Dans l’empathie, le soin de soi et des autres. Changer le sens de la masculinité, c’est une des clés de l’évolution. » Parce que la rupture intérieure dont elles parlent dans le troisième épisode « Et Dieu créa Adam », n’est pas sans conséquence et mène souvent à des violences que l’on veut croire innées et naturelles.

« Maintenant, comment on réinvente un autre système qui s’inscrit en dehors du système de domination ? Pour nous, La volonté de changer est un livre à mettre dans les mains de tout le monde. Il faut rendre accessible cette pensée. »
souligne Elisabeth.

Le podcast Sincère life pose des questions fondamentales à la compréhension des inégalités, de la manière dont elles se construisent et la façon dont elles se transmettent. Et ouvre la porte à l’expression de masculinités et de féminités plurielles. Elles proposent « une réflexion autant pour les hommes que pour les femmes. »

Parce que comme elles le martèlent : « La masculinité, ce n’est pas que pour les mecs ! » Il est bien temps qu’ils prennent conscience de leur pouvoir d’agir pour une société plus égalitaire et de ce qu’ils ont à y gagner, à savoir une véritable liberté à être qui ils sont, à être qui ils souhaitent être, en dehors des injonctions patriarcales et virilistes. 

 

Célian Ramis

Prendre la parole, ça s'apprend !

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Après avoir constaté la difficulté à atteindre la parité entre les femmes et les hommes dans l’événementiel, Fanny Dufour a eu envie de creuser cette problématique et a fondé Les Nouvelles Oratrices, structure dédiée à la prise de parole des femmes en milieu professionnel.
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Après avoir constaté durant des années la difficulté à atteindre la parité entre les femmes et les hommes dans l’événementiel, Fanny Dufour a eu envie de creuser cette problématique et a fondé Les Nouvelles Oratrices, structure dédiée à la prise de parole des femmes en milieu professionnel.

En tant qu’expertes et journaliste confondues, les prises de paroles des femmes représentent moins d’un tiers du temps de parole total à la télévision (32,7%) et encore moins à la radio (31,2%), selon l’INA qui en 2019 a publié une étude sur le sujet, en analysant pas moins de 700 000 heures de programme.

Fanny Dufour a réalisé sa propre enquête pour avoir des chiffres clés orientés spécifiquement dans le domaine professionnel. Entre juillet et début septembre 2020, 702 femmes ont répondu au questionnaire.

Elles sont étudiantes, salariées, indépendantes, cadres, dirigeantes, stagiaires, en recherche d’emploi... et la moyenne d’âge est de 38 ans environ. 26% d’entre elles prennent la parole tous les jours, 49% plusieurs fois par mois et 24%, occasionnellement.

L’enquête révèle une prise de parole assumée : 72% des répondantes pensent exprimer clairement et brièvement leurs idées, 60% osent intervenir et prendre la parole en cas de conflit et 59% n’ont pas peur d’exprimer leur désaccord. Pourtant, elles sont 71% à dire qu’elles s’auto-censurent régulièrement. Par peur de dire une bêtise. Et 80% pensent après leur intervention qu’elles auraient pu mieux faire.

LA PARITÉ, SOURCE DE LÉGITIMITÉ

Travaillant dans l’événementiel, Fanny Dufour constate la difficulté à atteindre la parité. Par exemple, lorsqu’une invitation à s’exprimer dans un séminaire ou une conférence – elle a présidé TedxRennes pendant 3 ans - est lancée auprès d’une femme « deux fois sur trois, c’est un refus ou une prise de décision assez longue. »

Ces dernières essayent parfois de réorienter l’invitation vers leurs collègues masculins ou demandent à pouvoir intervenir à plusieurs. « Alors que les hommes, c’est quasiment tout le temps qu’ils sont ok ou même - j’ai vu ça avec TedxRennes - qu’ils nous sollicitent pour dire qu’ils peuvent venir parler d’un sujet, sans même avoir de sujet précis ! », souligne-t-elle. 

En entreprise, elle remarque également que les femmes cèdent rapidement la parole aux hommes.

« Des études américaines montrent qu’on coupe la parole aux femmes en moyenne 2,6 fois par tranche de 3 minutes, alors qu’on ne coupe la parole aux hommes qu’une fois par tranche de 3 minutes. »
souligne-t-elle.

Lors du débat présidentiel opposant Donald Trump à Hilary Clinton, celui-ci avait interrompu la candidate démocrate 26 fois en 25 minutes, rappelle Manuela Spinelli, co-fondatrice de l’association Parents & Féministes, à l’occasion de sa conférence sur l’éducation non sexiste, animée en octobre dernier, à l’université Rennes 2.

LA QUESTION DE LA LÉGITIMITÉ

Fanny Dufour décide de creuser cette thématique et fonde Les Nouvelles Oratrices, le 8 mars 2020, en référence à la journée internationale des droits des femmes car, faut-il le rappeler, « la parole est un droit ». 

La prise de parole des femmes dans le milieu professionnel est au cœur de sa structure. La problématique de la légitimité doit être abordée. Et autour de ce sujet-là, elle réalise qu’on manque de connaissance :

« Si on ne s’intéresse pas au féminisme, on ne connaît pas finalement ce sujet, on n’en a pas forcément conscience. En creusant, on comprend : il n’y a pas ou très peu de rôles modèles féminins, dans les manuels scolaires, on ne voit quasiment que des hommes et on a une éducation assez genrée. On a besoin de montrer le côté sociologique de cette difficulté à prendre la parole. »

Sans oublier que les femmes n’ont eu voix au chapitre en matière de citoyenneté qu’à partir de 1944, lorsque le droit de vote a été conquis par de longues luttes féministes et qu’il faudra se battre ensuite pour obtenir un arsenal législatif débarrassant les femmes de la tutelle de leurs maris ou de leurs pères.

Et que malgré l’inscription de l’égalité dans la loi, elle n’est pas réellement effective dans les mentalités et les pratiques.

« J’avais l’idée des Nouvelles Oratrices en tête depuis 6 mois / un an et les choses se sont précipitées dans le cadre de tedx quand j’entendais en commission que ce n’était pas si grave que ça de ne pas avoir la parité. Pour moi, la parité génère un sentiment de légitimité. C’est donc important. Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose, entre femmes. Pour aborder cette question de la légitimité. », explique Fanny Dufour. 

L’ENTRAIDE DES CERCLES

La structure propose des formations professionnelles intitulées Cercles de femmes, sous la forme de 8 rencontres de 2h. Concrètement, des groupes de 6 à 10 personnes par Cercles sont constitués et vont au fil des rendez-vous aborder différentes thématiques inhérentes à la prise de parole.

Des comédiennes prennent en charge la partie autour du corps, des gestes parasites, de la voix, des complexes, etc. Des coachs en prise de parole interviennent sur les arts oratoires, l’éloquence, le débat, etc. Une experte en égalité Femmes-Hommes axe davantage sur la légitimité, les manières de prendre sa place, lors de réunions, d’entretiens d’embauche, etc.

« On a aussi un groupe privé sur Facebook pour poursuivre les échanges, fournir des compléments d’information, etc. Et sur la base du volontariat, celles qui ont déjà participé aux formations peuvent sur des créneaux d’1h30 continuer d’entretenir cette prise de paroles. Parce que parfois, elles sont venues aux Cercles pour préparer un entretien d’embauche ou pour évoluer professionnellement dans leur entreprise.

Elles ont donc un objectif et c’est pour ça qu’elles sont là, c’est ce qu’elles préparent. Mais après, si elles obtiennent le poste par exemple, elles peuvent être amenées à animer des réunions, par exemple. C’est toujours bon d’entretenir sa prise de parole. Et puis le groupe permet aussi de jouer le collectif, l’empowerment. On se met des rituels, des défis, on s’encourage, on s’applaudit. », précise la fondatrice. 

Il existe aussi des Cercles de femmes pour les particuliers. Toujours en lien avec la prise de parole dans le milieu professionnel :

« Parfois, elles viennent à titre personnel parce qu’elles n’ont pas envie d’en parler à leur employeur ou parfois parce que leur employeur ne veut pas prendre la formation en charge. On axe sur le côté professionnel mais ça ressurgit sur le côté privé. J’ai plusieurs femmes qui m’ont déjà dit justement qu’elles avaient réussi à parler à leur mari ou une autre personne de tel ou tel sujet, chose qu’elles n’arrivaient pas à faire jusqu’ici. »

CONSÉQUENCES D’UNE ÉDUCATION GENRÉE…

Si Les Nouvelles Oratrices ciblent principalement le milieu professionnel, la structure n’oublie pas que les freins liés à la prise de parole en public ne naissent pas à l’entrée de la vie active.

Ils découlent d’une construction sociale qui assigne des caractéristiques spécifiques au féminin et au masculin, le premier étant souvent dévalorisé et le second, brandi comme étant la norme à atteindre (sans toutefois pouvoir se le permettre).

Ainsi, leurs actions sont également orientées à destination des jeunes filles de 13 à 18 ans et des femmes en situation de précarité :

« On a toutes besoin de se former. D’apprivoiser notre corps, notre organe vocal. On voit la souffrance du manque de légitimité. On n’est pas du tout armées pour les entretiens, les réunions, les rendez-vous qui peuvent être plein de stéréotypes et d’attaques sexistes. Plus on peut former dès le plus jeune âge, mieux c’est. » 

Elle le dit, à 35 – 45 ans, les femmes sont abimées par ces attaques sexistes et ce manque de légitimité ressenti. Pour la fondatrice des Nouvelles Oratrices, la prise de parole, ça se travaille, ça se pratique :

« En France, on est nul-le là-dessus. On ne travaille pas ça à l’école. On est avec notre « thèse, antithèse, synthèse… ». On n’ose pas parce qu’on n’a pas appris. Et à cela s’ajoute le fait qu’on n’interroge pas les filles et les garçons de la même manière à l’école. On donne plus de crédibilité aux voix plus graves. » 

L’éducation et les stéréotypes genrés pénalisent les femmes, les induisant à la discrétion. Autant dans l’espace occupé par leur corps que par leur organe vocal, considéré péjorativement pour transmettre des commérages.

« Une professeure de collège à Saint-Malo me racontait qu’après le premier confinement, les classes étaient en demi groupe et à ce moment-là, les filles intervenaient beaucoup. En septembre, de retour en classe entière, elles le faisaient beaucoup moins. », souligne la fondatrice des Nouvelles Oratrices, qui insiste sur la notion de pratique : 

« Plus on s’entraine, plus on gagne en aisance. On a besoin de s’outiller et de s’armer. Il faut encourager les filles et les femmes. » 

Fanny Dufour mise sur le partage d’expériences, l’apport de savoir concernant notre histoire et la construction de stéréotypes genrés et sexistes à travers les sociétés, la gestion du stress, l’écoute des émotions, et encore une fois, la pratique.

Et bien sûr, la sororité : « C’est déjà une partie de la solution. En réunion, on peut faire attention à la répartition de la parole, à la manière dont on facilite la prise de parole pour chacun-e et ainsi on peut déjà éviter le mansplaining et la monopolisation de la parole ! ». 

 

Célian Ramis

Kiffe ta race, un podcast pour déconstruire « le mythe d’une France aveugle aux couleurs »

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Grace Ly et Rokhaya Diallo nous invitent à la réflexion et à la déconstruction des préjugés racistes intégrés à un système oppressif dans lequel nous grandissons et évoluons tou-te-s.
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L’Histoire de France a été écrite par les hommes blancs, pour les hommes blancs. Dans la société actuelle, le modèle dominant arbore encore les traits des personnes blanches, cisgenres, hétérosexuelles, valides, bourgeoises, minces, etc. Il y a la norme et il y a les autres. La fameuse « diversité » sur laquelle on s’appuie pour saupoudrer les beaux discours sur la bienveillance et le vivre ensemble mais que l’on veut invisible et silencieuse. Dans Kiffe ta race, diffusé une fois toutes les deux semaines sur Binge Audio, pas question de se taire, pas question de s’excuser. Grace Ly et Rokhaya Diallo nous invitent à la réflexion et à la déconstruction des préjugés et réflexes racistes intégrés à un système oppressif dans lequel nous grandissons et évoluons tou-te-s. 

Dans ce podcast qui « saute à pieds joints dans les questions raciales », elles parlent des arabes, des asiatiques, des noir-e-s, des juif-ve-s, des blanc-he-s, des roms… sans complexe. Elles ne parlent pas de la race biologique, « tous les êtres humains font partie de la même race » mais bien de la race en tant que construction sociale qui « traverse le quotidien des personnes non blanches ».

Rokhaya Diallo, journaliste et autrice, et Grace Ly, autrice et blogueuse, ne sont pas là pour nous « servir le mythe de la France qui est aveugle aux couleurs », comme elles le soulignent d’entrée de jeu dans le pilote de l’émission. Le format n’est pas tel qu’il existe aujourd’hui. Elles sont filmées et sont accompagnées autour de la table de Samira Ibrahim, journaliste et animatrice, et Fatima Aït-Bounoua, professeure de français, autrice et chroniqueuse radio. Ensemble, elles confrontent ici leurs vécus personnels d’individus renvoyés à leurs origines réelles ou supposées, avant même que l’on s’intéresse à elles en tant que personnes. 

« TU VIENS D’OÙ ? »

« Au départ, on a enregistré un pilote vidéo, sous la forme d’une conversation autour de la sous représentation des minorités visibles. On est quatre : deux femmes perçues comme arabes, une femme noire et une femme perçue comme asiatique. », nous explique Grace Ly.

Nous sommes en 2018 et les télés refusent le projet. La plateforme Binge Audio, elle, ne laisse pas passer sa chance de diffuser un podcast qui parle «librement de tous ces concepts qui sonnent barbares et qui font peur à tout le monde. La fameuse race, la race sociologique. » 

Cette phrase, on l’entend dès le premier épisode - intitulé « Tu viens d’où ? », en référence à cette interrogation basée sur le physique - qui intervient dans les premiers contacts et qui stigmatise la personne à qui elle est posée puisqu’il apparaît rapidement que la réponse n’est satisfaisante que si elle confirme que l’interpelé-e vient d’un autre pays que la France - dans un ping pong verbal aussi amusant que saisissant puisque le duo Rokhaya Diallo – Grace Ly expliquent le nom de l’émission.

Kiffer sa race, c’est une expression populaire du côté de la génération Y et des milléniaux qui souligne le plaisir immense qu’on a pris ou qu’on est en train de prendre.

- Rokhaya Diallo :« Alors je suis sure que plusieurs d’entre vous ont failli avoir un AVC à l’évocation de notre titre. »
(…)
Grace Ly :« C’est un complément d’intensité. Si on dit « on a kiffé notre race hier soir », ça veut juste dire qu’on a passé une excellente soirée. »
Rokhaya Diallo :« Ça veut pas dire que t’as kiffé les gens d’un certain groupe ethnique en particulier. On a choisi cette expression parce qu’on trouvait ça drôle dans un pays où on parle si peu de race de cette manière-là d’avoir une expression qui signifie « aimer au maximum ». C’est assez paradoxal. On va parler de race et là, les gens qui étaient pas bien à l’évocation du titre sont à nouveau très très mal. Parce que comme on le sait, la race n’existe pas. »
- Grace Ly :« On va parler librement de tous ces concepts qui sonnent barbares et qui font peur à tout le monde. La fameuse race, la race sociologique. »
Rokhaya Diallo :« Exactement, comme une construction sociale. On est d’accord, il n’y a pas de race biologique. Toi et moi, malgré les apparences, nous appartenons à la même race qu’est la race humaine mais notre expérience quotidienne, du fait qu’on appartient à des groupes ethniques différents, fait qu’on est confrontées à des questions raciales au quotidien. »

LE RACISME, TOUT UN SYSTÈME

Elles mettent les pieds dans le plat et abordent au fil des saisons une multitude de sujets qu’elles décryptent au travers de leurs expériences personnelles et de leurs ressentis mais également au travers des actualités et de l’expertise de leurs invité-e-s, qui bien souvent résonnent avec leurs vécus.

À la rentrée 2020, Rokhaya Diallo et Grace Ly ont entamé leur troisième saison, poursuivant leur ligne éditoriale initiale et continuant d’explorer avec toujours autant de sérieux et d’humour la race comme construction sociale, le racisme comme système et les tabous comme garants de ce système.

Elles interrogent les privilèges liés à la norme dominante d’une population majoritairement blanche qui brandit trop souvent l’argument de l’universalisme, tout en répétant à longueur de discours que la diversité est source de richesse. Pointer les inégalités dans les grandes lignes, c’est accepté. Ou plutôt toléré. Mais les analyser en profondeur, là, non, c’est pousser le bouchon, inciter à la haine et prôner le communautarisme, jusque dans les rayons des supermarchés… C’est intolérable.

Face à cet obscurantisme, elles prennent la parole, en leurs propres noms tout d’abord. En tant que personnalités publiques aussi. Et puis, elles reçoivent des expert-e-s en plateau pour apporter des éclairages sur des zones impensées, des zones que l’on refuse de mettre en lumière, tout ce qui s’accumule à force de mettre ça sous le tapis et qui en déborde.

« On est dans un système fondé sur une histoire qui a profité du racisme. C’est très poignant quand on étudie l’histoire à travers les questions raciales. S’il y a des personnes défavorisées, c’est qu’il y a des personnes favorisées. Comme pour le sexisme, le racisme doit s’étudier du point de vue des personnes qui le vivent mais aussi à la lumière de la résistance à l’émancipation. C’est indissociable. La question des privilèges est très difficile à évoquer en France. Parce que l’abolition des privilèges renvoie à la Révolution et on pense à la question de la classe sociale. Mais la blanchité existe. C’est le fait d’avoir le bénéfice de ne pas se soucier de la couleur de peau. De ne pas voir les couleurs. Comme l’a dit le sociologue, Eric Fassin de l’université Paris 8 que nous avons reçues dans Kiffe ta race (épisode 27 « Check tes privilèges blancs », ndlr),être blanc, c’est de ne pas y penser, justement au fait d’être blanc. », analyse Grace Ly lors de notre interview. 

DANS TOUTES LES SPHÈRES DE LA SOCIÉTÉ

Elles croisent les thématiques du quotidien avec les questions raciales et leur intersection avec le genre, la classe social, le handicap... L’éducation, les médias, les arts, le travail, les féminismes, les masculinités, la littérature, la pornographie, les corps, les sports, la musique, les forces de l’ordre, l’adoption, le poids des images, la charge mentale, la question des représentations, les religions…

À Rennes, le 27 septembre, Rokhaya Diallo et Grace Ly enregistraient le podcast Kiffe ta race #53 « Cuisine et préjugés : on continue de déguster » aux Ateliers du Vent, à l’occasion du festival de littérature féministe Dangereuses lectrices, en partenariat avec HF Bretagne, s’emparant ainsi du thème de cette deuxième édition : Manger !.

Elles analysaient alors l’intersection entre le manger et les questions raciales. « Les préjugés (sexistes, ndlr)associent les femmes à la sphère domestique. Les femmes noires sont soit hypersexualisées, soit des mamas, des mères nourricières. Pour la garde d’enfants, le ménage… les femmes noires sont hyper compétentes. Dans le soin aux autres... », commente Rokhaya Diallo, qui ajoute en rigolant :

« Avant d’avoir des enfants, vous êtes Rihanna et après, vous êtes la femme dans Autant en emporte le vent. La femme noire, on imagine qu’elle sait cuisiner parce qu’on pense que soit elle est mère d’une famille nombreuse, soit elle va l’être. »

Le continent asiatique est aussi associé dans l’imaginaire collectif à la nourriture. Grace Ly intervient : « Il y a un racisme basé sur notre nourriture. On mange du chien, du rat, et maintenant du pangolin et de la chauve souris… Alors qu’en France, des gens mangent des escargots !!! Le racisme anti asiatique est très présent dans cette sphère-là, notamment avec l’image du non respect des normes sanitaires. »

Les clichés sont nombreux, les attaques multiples. Les personnes sont réduites à un continent, à une couleur de peau, associées à une religion, jugées sur des généralités grotesques, constamment infériorisées, moquées, insultées, voire harcelées, menacées, violées, tuées, du fait d’être non blanches.

« Il y a une injonction très forte en France : être reconnaissant-e-s de cette patrie. Les minorités se sont longtemps excusées d’être là. Je trouve que ça minimise vraiment notre citoyenneté. Dans l’émission, on parle de ces sujets sans s’excuser ! »
s’insurge-t-elle.

PAS TOU-TE-S LES MÊMES INJONCTIONS

Dans Kiffe ta race, il y a un rituel : se situer pour comprendre qui parle et de quel point de vue. Un processus qui dérange quand il est nommé et argumenté, tandis que l’inverse ne choque pas la majorité de la population là où la plupart des médias continue de faire débattre des hommes blancs cisgenres à propos du sexisme, du racisme, des LGBTIphobies, du validisme, etc.

« On est toutes singulièrement situées. On a toutes une histoire, un parcours. C’est pas juste blanc ou noir, il y a plein de teintes de racisme. Une femme asiatique comme moi ne vit pas les mêmes injonctions qu’une femme noire comme Rokhaya. », commente Grace Ly.

Pour exemple, elle se saisit de ce qui inonde l’actualité depuis près d’un an, le Covid 19 : « Il est associé à la Chine. Et je sais qu’en tant que personne perçue comme asiatique, on va me projeter des angoisses vis-à-vis de ça. C’est très grave ce qui se passe en ce moment. Il y a des appels à la haine, des menaces vis-à-vis des personnes asiatiques. Rien que dans le fait d’être une personne d’origine asiatique vivant en France, je sais qu’il y a un danger pour moi lorsque je sors dans la rue. »

Ainsi, les récits de vie se croisent, les voix se mêlent et décortiquent ce qui fait que d’un témoignage individuel on constate un ou plusieurs vécus communs : « En nous situant, en partant du vécu, ça nous rend légitime à raconter. Nous ne faisons pas une compétition de l’oppression. Nous vivons toutes des conjugaisons des oppressions. Ce qui est intéressant, c’est comment faire pour que ça s’améliore. » Rendre visibles ce que l’on ne veut ni voir ni entendre est une étape fondamentale dans la déconstruction des inégalités. C’est ce qu’elles font à chaque émission en partageant avec les auditrices et auditeurs des conversations spontanées, argumentées et fouillées :

« En fait, ces conversations, on les avait dans l’espace privé avec Rokhaya. Parler avec elle m’éclairait beaucoup. On a décidé de les amener dans l’espace public. On part de nos vécus, on en discute, on reçoit des invité-e-s qui viennent avec leurs expertises pour former un tout qui alimente les réflexions. »

OCCUPER L’ESPACE

Elles prennent la parole et font entendre des discours et des voix de personnes à qui on tend rarement le micro. Ici, les propos sont puissants. S’en dégagent des émotions fortes. Il y a de quoi s’énerver, il y a de quoi pleurer, il y a de quoi rire, il y a de quoi frémir, il y a de quoi réfléchir.

« Rétrospectivement, on s’est dit que c’était pas plus mal en fait qu’on soit en audio. Faire entendre la voix des personnes minorées est un autre moyen de prendre l’espace. Et je pense finalement que le fait qu’on ne voit pas nos visages empêche les gens de projeter leurs visions stéréotypées sur nous et nos invité-e-s. », souligne Grace Ly.

Cette visibilité auditive, elle la met dans une perspective globale des luttes féministes et anti-racistes. Les militant-e-s se sont saisi-e-s de l’outils podcast pour diffuser leurs messages, leurs analyses, leurs réflexions, leurs revendications : « Le podcast permet l’expression des personnes qui n’avaient avant ça pas accès aux médias. Dans un podcast, on peut s’exprimer librement de manière ininterrompue. Avec respect et dans le respect des autres. Dans la liberté d’expression, la question du respect est fondamentale. Rendre leur dignité aux personnes minorées est au cœur des projets de lutte. » 

En quelques mots, elle donne le ton de Kiffe ta race, même si le mieux pour en comprendre l’essence et l’engagement est d’écouter l’émission régulièrement. 55 épisodes et 3 hors-série, en diffusion sur Binge Audio. Sur des sujets qui concernent tout le monde et qui font réellement du bien quand ils sont traités par les personnes qui vivent les situations abordées, sans être coupées et maltraitées par des hommes blancs cisgenres hétéros bourgeois qui pensent que leur légitimité vient de leur pseudo qualification de « polémistes » tandis qu’en réalité elle leur ait accordé à tort simplement parce qu’ils représentent le modèle dominant d’un monde à révolutionner.

Rokhaya Diallo et Grace Ly sautent à pieds joints dans les questions raciales, sans complexe, sans s’excuser mais pas sans respect et surtout pas sans humour. Elles tordent le cou aux clichés et vont encore bien plus loin. Elles partagent leurs vécus, prennent le temps et le micro, occupent l’espace et nos esprits des réflexions et interrogations qu’elles sèment au travers de leurs émissions. Militant et puissant.