Célian Ramis

Écrire les luttes féministes algériennes au pluriel

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Le 13 mars, Amel Hadjadj, militante féministe et co-fondatrice du Journal Féministe Algérien, est revenue sur l'histoire des luttes des femmes, d'hier et d'aujourd'hui, en Algérie, à la Maison Internationale de Rennes.
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Le 13 mars, l’association de Jumelage Rennes-Sétif invitait Amel Hadjadj, co-fondatrice du Journal Féministe Algérien, à la Maison Internationale de Rennes pour une conférence sur les luttes féministes, d’hier et d’aujourd’hui, en Algérie. 

« L’Histoire a été écrite par les hommes, pour les hommes. », rappellent la militante féministe Amel Hadjadj. « On manque de ressources et d’archives. On retrouve toujours les mêmes figures féminines dans l’Histoire. Il y en a 6 ou 7 qui reviennent régulièrement. », précise-t-elle. Le matrimoine algérien est minimisé. Ainsi, dans le récit féministe que les militantes entreprennent de raconter, un grand travail est effectué à ce niveau-là. « Les femmes sont la moitié de la société. 44 millions de personnes en Algérie. 22 millions de femmes donc… », souligne-t-elle. Une moitié d’humanité qui a besoin de connaitre son héritage sans que celui-ci soit amputé d’une partie de son histoire et sans que celui-ci soit dénaturé par les stéréotypes de genre. « On décrit les femmes pendant la guerre comme infirmières. C’est très bien, il en fallait mais on minimise leur rôle. Pendant la guerre de libération, les femmes poseuses de bombes ont pris des risques énormes ! Certaines sont mortes, SDF, dans l’anonymat… Pour transporter les armes, il fallait des femmes car les hommes se faisaient fouiller. Si elles se faisaient prendre, elles étaient violées, emprisonnées, etc. », scande Amel Hadjadj. Aux détracteurs qui estiment que la réhabilitation des femmes à travers l’Histoire est un argument biaisé pour simplement se donner une légitimité, elle répond :

« Je veux qu’on rende justice à ces femmes ! » 

SCOLARISATION ET TRAVAIL 

C’est en 1947 qu’est créée la première association de femmes en Algérie - l’Association des femmes musulmanes algériennes – venant préciser ici la spécificité de la condition des femmes. Quelques années plus tard, l’indépendance est déclarée et l’Algérie organise sa première assemblée constituante. Les femmes y sont quasiment absentes. « Elles sont 5 ou 6 sur plus d’une centaine de personnes ! Même les progressistes disaient que les femmes devaient retourner en cuisine… », signale Amel Hadjadj. L’Union des femmes organise la première manifestation le 8 mars 1965. Les pancartes prônent le soutien à toutes les femmes dans le monde vivant encore sous l’oppression du colonialisme mais ce jour-là est aussi l’occasion de revendiquer leur droit de travailler. 

« Seulement 3% des algériennes travaillaient après l’indépendance. Le patriarcat et la mentalité algérienne acceptaient les enseignantes et les infirmières… » Elles se battent également pour la scolarisation des filles et des ainés, de manière générale, souvent envoyés tôt au travail pour aider le patriarche. À Alger, elles marchent du centre de la ville jusqu’à la baie où elles jettent leurs voiles : « C’est un acte éminemment politique mais cela n’a rien à voir avec le débat sur le port du voile. Il s’agit là d’un symbole : elles jettent le voile que portent les femmes au foyer. Les travailleuses, elles, ont une autre tenue. Elles luttent ici pour le travail. »

INSTAURATION DU CODE DE LA FAMILLE

Vont se multiplier les projets de loi concernant un code de la famille. Les codes français (civil, pénal, etc.) seront traduits. « Cela ne s’inscrivait pas du tout dans le reste des progressions du pays. Cela amenait la société vers quelque chose qu’elle n’avait jamais vécue ! », explique la militante. Après deux versions avortées – que les femmes des parlementaires ont faites fuiter auprès des étudiantes pour qu’elles les dénoncent – le code de la famille est promulgué en 1984. Dedans figure, entre autres, « le devoir d’obéissance à son mari et à la famille de son mari et tout un tralala… ». Amel Hadjadj réagit :

« C’est toute une idéologie qui opprimait les femmes des autres pays qu’on a importé ici. Aux luttes pour la scolarisation et le travail, s’ajoute l’abrogation du code de la famille. »

À cette époque, c’est un parti unique qui gouverne le pays. D’autres mouvances s’organisent en souterrain, dans la clandestinité, et font naitre à la fin des années 80 – à la création du multipartisme - des associations luttant contre cette répression politique à l’encontre des femmes. « Mais les années 90 arrivent et avec elles, le terrorisme. » Les féminicides se multiplient. Elles meurent parce qu’elles refusent de porter le voile. Elles meurent parce qu’elles s’assument féministes. Le mouvement est meurtri et entame les années 2000 fatigué. Les associations historiques des années 80/90 disparaissent quasiment toutes. 

UNE NOUVELLE DYNAMIQUE

La société algérienne n’est plus la même, signale Amel Hadjadj : « Il y a eu une rupture. On n’est plus dans l’organisation. Certains traumas de l’Histoire du pays n’arrivent pas à être dépassés. Beaucoup de féministes de ces années sont d’ailleurs venues vivre en France. Ma génération arrive et finalement, on revient inconsciemment à la clandestinité. Des associations naissent, les sujets ne sont plus les mêmes… » On y parle harcèlement, communauté LGBT, violences, etc. mais le contexte ne les rend ni visibles ni audibles. Un tournant s’opère en 2015 et, comme elle le dit, la force des réseaux sociaux met en lien des féministes d’hier et d’aujourd’hui et fait la lumière sur l’ampleur des féminicides. « On organise des rencontres intergénérationnelles féministes algériennes. Ce n’est pas simple de se comprendre et de comprendre les traumatismes des anciennes. », poursuit-elle.

En 2016, à Constantine, sa ville natale, un nouveau féminicide pousse les militantes à organiser un sit-in : « L’assassin était en cavale, il fallait qu’on diffuse partout sa photo. Des sit-in ont été organisés à Constantine, à Alger, à Oran et ailleurs. Le bruit incroyable que ça a suscité a permis d’arrêter l’assassin. Et ça nous a obligé à sortir du cocon des réseaux sociaux ! » En 2019, elles réalisent qu’un mouvement d’ampleur s’organise : « J’ai déménagé à Alger pour avoir plus de liberté et pour pouvoir lutter. Un mouvement grandiose se passe. Le collectif féministe d’Alger se cache toujours mais il y a une vraie volonté de rencontrer les autres. » Un besoin immense de reprendre en main l’histoire effacée de toutes les femmes dont le rôle a été minimisé, bafoué, méprisé, écarté, etc. Des carrés féministes s’instaurent dans la capitale mais aussi à Oran et en Kabylie. « Les survivantes des années 90 reprennent les associations qui avaient disparu. Ce qui n’a pas plu à tout le monde. Mais tant pis, le principal, c’est de s’organiser. », se réjouit la militante féministe. 

DES FÉMINISMES, AU PLURIEL !

Né ainsi le renouveau des dynamiques féministes. Elles sont de plus en plus dans l’espace public mais aussi dans les sports et d’autres secteurs de la société. Elles s’imposent. Mais cela n’est pas suffisant. De nombreuses revendications perdurent et les militantes sont sans cesse attaquées et décrédibilisées. « On a essayé de mettre les féministes dans les cases de tous les traumas, y compris ceux qui n’ont pas été traités. Pour moi, il y a une urgence à décoloniser les luttes. La peur des autres, de son passé et la violence sont encore présentes. En plus du patriarcat… La révolution, c’est pas les bisounours. Il faut continuer de sortir et de s’organiser malgré les divergences et les rejets. », commente Amel Hadjadj. Les médias et partis politiques adaptent leurs discours, intégrant de plus en plus les problématiques et revendications féministes. En parallèle, est créée l’association du Journal Féministe Algérien. « En 2015, on a ouvert une page sur les réseaux sociaux pour annoncer le sitting. On a eu de l’impact. On couvre tout ce qui se fait, les mouvements féministes, les lettres ouvertes, etc. Il faut continuer à s’organiser. », insiste-t-elle. Elle poursuit :

« Le vécu nous a poussé à réaliser qu’il n’y a pas un seul féminisme, mais plusieurs. C’est pour ça qu’on a fondé l’association. On veut rassembler toutes les femmes, qu’elles soient toutes représentées, qu’elles puissent toutes s’exprimer. »

L’idée : aller à la rencontre des groupes locaux, à travers tout le pays, afin de les accompagner dans leurs luttes. « On travaille à un manifeste des mouvements féministes algériens, pour créer le rapport de force. », signate-t-elle. Intrinsèquement liées aux territoires, les revendications diffèrent selon les zones : manque de gynéco, taux minime de travailleuses, absence de maternité… « Il y a des luttes qui sont plus visibles que d’autres. Notre association lutte pour qu’on ait toutes le même niveau d’informations. », insiste Amel Hadjadj. Visibiliser tous les combats sans les hiérarchiser et les prioriser. Valoriser les militantes, leur courage, leur diversité, leur pluralité, singularité et résilience. « En 2019, proche d’une des frontières Sud de l’Algérie, a lieu un viol collectif d’enseignantes dans leur logement de fonction. En mai 2021, une manifestation est organisée contre le viol. Des femmes sont venues de partout ! Elles n’ont pas simplement dénoncé les viols, les violences et l’insécurité, elles ont aussi réaffirmé leur volonté de travailler. Malgré le drame, elles ont dit : « On n’arrêtera pas de travailler ! » Il n’y a pas une seule région dans le pays où il n’y a pas de femmes en mouvement. », poursuit-elle avec hargne.

De nouvelles générations de militantes féministes émergent en Algérie et Amel Hadjadj témoigne de l’ampleur grandissant de l’engouement. Les revendications se multiplient. Les mouvements prônent la liberté d’être et d’agir, la pluralité des voix et des voies de l’émancipation, la diversité des identités et l’importance de la reconnaissance et de la prise en considération de toutes les personnes concernées, leurs spécificités, leurs trajectoires, traumatismes, souffrances et moyens d’organisation. 

Célian Ramis

Pour un nouveau modèle de musée

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Que disent nos musées de notre Histoire ? Que nous inspirent les œuvres exposées ? Qui créent les tableaux et les toiles exposé-e-s et étudié-e-s ? Qui réalisent les expos, inventaires, médiations, etc. ? Pourquoi n’avons-nous pas en France un musée de l’histoire féministe ?
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Que disent nos musées de notre Histoire ? Que nous inspirent les œuvres exposées ? Qui créent les tableaux et les toiles que l’on s’empresse d’aller voir ou d’étudier ? Qui réalisent les expositions, inventaires des collections, médiations, etc. ? Pourquoi n’avons-nous pas en France un musée de l’histoire féministe ? L’association musé.e.s s’empare de ces questions et les décortique à l’aune du sexe et du genre, posant la question des représentations dans la sphère muséale.

Elles se sont rencontrées au musée de Bretagne, à Rennes. En tant que contractuelles ou stagiaires sur différents postes. Documentaliste, médiatrice, chargée de coopération culturelle, chargée d’inventaire des collections, chargée de projets et de la communication, constructrice  ou encore organisatrice d’expositions… Elles partagent des fonctions et des compétences complémentaires dans le domaine muséal mais pas que.

« Nous sommes devenues plus que des collègues et les questions de féminisme sont apparues. En mars 2021, j’ai cherché si un livre existait sur la place des femmes dans les musées en France. Rien… Il y a des articles qui en parlent ou des initiatives de structures qui abordent ces questions-là. J’ai proposé aux filles qu’on le fasse, ce livre. Toutes étaient partantes. On s’est lancées ! », sourit Eloïse Jolly.

Accompagnée de Lucie Doillon, Maryne Fournier, Marie-Lucile Grillot, Bonnie Heinry, Juliette Lagny et Sarah Lemiale, l’aventure commence officiellement en mai 2021 à travers la création de l’association musé.e.s, destinée à sensibiliser les publics aux problématiques féministes et valoriser les initiatives existantes dans la sphère muséale. 

LES CHIFFRES PARLENT…

À l’instar de tous les secteurs des arts et de la culture – et de la société – les chiffres sont consternants. L’association a même conçu un jeu de cartes, permettant de relier les éléments chiffrés avec leur signification.

Ainsi, on peut accoler le nombre 1 à la seule femme, Laurence des Cars, ayant travaillé à la tête du musée du Louvre en 228 ans d’histoire, accoler l’année 2022 à la première nomination d’une femme, Alexia Fabre, à la tête de l’école des Beaux-Arts de Paris ou encore - grâce au diagnostic réalisé par HF Bretagne sur la place des femmes dans l’art contemporain et le spectacle vivant en Bretagne - accoler les pourcentages de 21% à la part de femmes dans les acquisitions de collections de structures d’art contemporain en Bretagne et de 30% à la part d’expositions monographiques dédiées à une artiste femme dans 47 structures d’art contemporain en Bretagne en 2019.

Pourtant, les femmes sont majoritaires dans les écoles supérieures d’art… « On ne pose pas simplement la question des représentations au sein des collections mais aussi dans les équipes. Et quand on regarde dans les postes de direction, le nombre de femmes diminue. », regrette Eloïse Jolly, constatant par là les mêmes mécanismes d’effacement des personnes sexisées au fil des carrières et des hiérarchies que dans les autres branches culturelles et artistiques. 

UNE REMISE EN QUESTION NÉCESSAIRE

L’évolution est lente. Les membres de musé.e.s le disent : au vu des chiffres, la situation s’améliore très faiblement. « J’ai travaillé au musée des Beaux-Arts à Rennes et on ne se questionnait pas vraiment sur ces sujets-là. Hormis une exposition du type de Créatrices (en 2019, le musée a présenté 80 œuvres autour de l’émancipation des femmes par l’art, ndlr), on ne creuse pas tellement les sujets en profondeur. Dans les inventaires que l’on fait, on utilise numériquement des mots-clés. Ils sont au masculin… Pour conservateur par exemple, il faut ajouter le mot « femme »… Au musée de Bretagne, on commence à voir une féminisation des termes. », explique Bonnie Heinry.

Une volonté de changement existe mais une remise en question est nécessaire. Et elle doit se faire par le prisme des représentations de sexe, de genre, de races, de classes, d’orientation sexuelle et affective, de handicaps, etc.

« Il y a des endroits où les équipes sont engagées. C’est par exemple le cas avec le FRAC Bretagne qui a lancé Société Mouvante pour interroger des points comme ceux-là. Ce que l’on veut faire, c’est donner des clés, parler des méthodes pour y parvenir en s’adaptant aux publics. Certains articles vont être plus percutants que d’autres et cela va peut-être créer des prises de conscience. Parce que oui, c’est bien de faire une expo sur les femmes et les artistes femmes. Mais l’impact est limité si on en fait une et puis plus rien. Ou si on ne prend pas en compte dans cette expo les travaux des chercheuses, etc. sur le sujet. Pareil, ce travail doit être intégré aussi dans les expos permanentes… », commente Eloïse Jolly.

UN LIVRE POUR SECOUER LES CONSCIENCES

Leur ambition est aussi forte que leur détermination. Depuis plusieurs mois, l’association musé.e.s travaille à un livre de grande envergure auto-édité – soumis en partie au financement participatif sur la plateforme Kiss Kiss Bank Bank – imprimé en Bretagne et intitulé Guide pour un musée féministe – Quelle place pour le féminisme dans les musées français ?. 

La sortie et la diffusion, elles l’espèrent courant juin 2022. Elles se sont entourées d’une illustratrice, Louise Laurent, à la réalisation de la couverture et des visuels, ainsi que d’une vingtaine de contributeur-ice-s rédigeant les deux premières parties articulées autour du constat de départ, du panorama des recherches sur le sujet et de la parole de celles et de ceux qui œuvrent à la mise en place d’initiatives inspirantes.

« On a défini les parties de manière à ce que le livre soit très complet. Et balaye l’ensemble de la France avec différents types de structures, de musées, d’étudiantes, de doctorantes, etc. », signale Bonnie Heinry, rejointe par Eloïse Jolly : « On s’est adressé à des chercheuses mais aussi des étudiantes ayant écrit des mémoires à ce propos. Car ce n’est pas parce qu’on n’a pas fini ou fait de thèse qu’on n’a pas fourni un travail de qualité ! Et puis, ça donne une plus grande prise de liberté et de format. Il y a parfois des articles, parfois des interviews. Certaines parties sont co-écrites à plusieurs… »

Elles ont également récolté, pour la troisième et dernière partie, les témoignages de militant-e-s et de visiteur-euse-s de musées afin de restituer leurs ressentis, vécus, points de vue et analyses mais aussi de nous faire voyager en utopie féministe. 

POUR DES MUSÉES FÉMINISTES ! 

« Il y a des personnes qui ne se rendent pas compte que des femmes ont créé. Ou qu’elles n’ont pas été que des muses… », souligne Bonnie, pointant là l’impact de l’absence de représentation des femmes dans l’espace muséal, dans les collections présentées comme dans les équipements mis en place.

Parce qu’elles rappellent aussi qu’en 2020, une femme s’est vue refuser l’entrée du musée d’Orsay sous prétexte de sa tenue, impliquant par là qu’il y aurait un code vestimentaire à respecter… C’est plutôt de formation que les équipes en place ou sous-traitantes auraient besoin...

« L’art est sacralisé en France. C’est encore un milieu fermé et conservateur. », confie la chargée d’inventaires. « On est là face à l’universalisme à la française… Le citoyen est un homme, blanc, hétéro… Si on visite la Maison Poincaré (lieu d’exposition autour des mathématiques qui ouvrira ses portes en janvier 2023 à Paris, ndlr), en tant que filles et que femmes, ça a un impact sur nous si on voit des mathématiciennes. », ajoute la chargée de projets et de communication.

Sinon, le discours, seulement vu, relaté, interprété et imagé au masculin seulement, est erroné. À l’étranger, aux Etats-Unis, en Allemagne ou au Vietnam par exemple, existent des musées dédiés à l’histoire des femmes. Alors, les membres de l’association ont décidé à travers leur livre de s’intéresser à ce que serait un « monde idéal féministe dans un musée » en posant la questions aux concerné-e-s.

Visibilité des femmes dans les parcours, visites guidées féministes, médiations autour de la dominance cisgenre mais aussi plus largement de l’imprégnation patriarcale dans les œuvres présentées, augmentation des salaires, respect du personnel et du code du travail, valorisation des postes occupés par les personnes sexisées… Les idées, inspirations et créativités ne manquent pas, il y a matière à (re)penser le système muséal en direction de l’égalité des genres et des représentations :

« Les musées sont issus de l’argent public. L’accès pour tou-te-s doit être une question primordiale ! »

 

 

  • Engagements artistiques et militants

Ce ne sont pas des musées mais des galeries d’exposition, des espaces dédiés ou hybrides qui croisent les disciplines artistiques et culturelles et portent fièrement les couleurs de l’engagement, dans son sens le plus global et nous imprègnent d’une multiplicité de représentations, souvent – malheureusement – absentes des structures institutionnelles.

À Rennes, l’Hôtel Pasteur accueillait notamment en février dernier la première exposition de peinture d’Emma Real Molina, Bleu onirique, autour de la représentation corps féminin et de sa diversité. En remontant de quelques centaines de mètres en direction de la place Sainte Anne, c’est à la Chambrée que l’on peut se délester d’un lieu – lancé en 2021 par Louise Quignon, Clémence Lesné et Laurence Perron - valorisant la photographie contemporaine, les personnes sexisées et les créativités queer.

Fin février, c’est du côté de l’ancienne brasserie Saint-Hélier que la galerie drama a ouvert ses portes et inauguré son arrivée avec l’exposition écoféministe de Caroline Ruffault, J’aurais pu être une plante verte mais je suis un arbre, explorant le lien entre le vivant et le corps des femmes. Benjamin Massé, artiste rennais à l’initiative de la galerie, et Kora, de la maison d’artistes Ulysse, dirigent le lieu qu’iels entrevoient comme un relai de propositions artistiques, alternatives, voire militantes, avec une attention particulière en direction des artistes du coin.

Photographies, peintures, sculpture… drama n’a pas vocation à afficher un seul style mais entend bien naviguer entre des esthétiques variées « que l’on peut croiser dans des événements, comme des mini showcase par exemple, avec du théâtre, des arts plastiques, de la musique… », souligne Kora.

Pour Benjamin Massé, c’est « l’exigence dans la manière d’exposer, le rapport populaire et l’ouverture sur l’espace public » qui prime. Lancer la galerie avec une exposition écoféministe réalisée par une artiste malouine leur apparaît comme une évidence : « On la connaît depuis un certain temps. C’est sa première exposition photo solo. On l’a accompagnée pour produire, accrocher, oser et investir dans son travail. C’est super intéressant d’ouvrir sur une exposition poétique et militante ! Et puis, c’est important de réfléchir à la parité hommes-femmes en terme de choix des artistes. Là, ça parle de la place des femmes, de leurs corps, du lien avec le vivant… Ça propose de renouer avec le vivant, de s’interroger sur la société de consommation… »

Benjamin Massé s’enthousiasme de l’enchainement qui se fera ensuite avec le travail de l’artiste Mardi Noir, connu pour ses détournements d’affiches et de marques symbolisant le capitalisme. « Ça offre une réflexion sur les messages et l’espace public au sens large ! », se réjouit-il.

Alors oui, la galerie se dit engagée. Pour la mise en valeur des discours et visions des artistes. Pour la diversité des points de vue défendus. Pour le goût de la radicalité, du tranché, de l’art brut et de l’étrange. Kora et Benjamin Massé souhaitent « éviter les convenances », « ne pas cloisonner le lieu » et surtout « interroger ».

Célian Ramis

Solidarité avec les personnes LGBTI+ de Pologne

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Le 17 mai, journée mondiale contre l’homophobie, la biphobie et la transphobie, l'association Iskis - Centre LGBTI+ de Rennes organisait une action symbolique en soutien aux personnes LGBTI+ de Pologne.
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Il y a seulement 31 ans que l’OMS – Organisation Mondiale de la Santé – a retiré l’homosexualité de la liste des maladies mentales. C’est le 17 mai 1990 que la décision a été prise et aujourd’hui, la date symbolise la Journée mondiale contre l’homophobie, la biphobie et la transphobie.

Une action symbolique a eu lieu dans la matinée du 17 mai 2021, dans le quartier du Blosne, à l’initiative de l’association Iskis – Centre LGBTI+ de Rennes. « Chaque année, ce jour-là, nous faisons particulièrement attention à visibiliser, soit des questions générales concernant les droits et les luttes des personnes LGBTI soit un point précis, dans l’espace public. », nous explique les militant-e-s.

Iels sont peu nombreux-ses. Trois seulement. Au croisement de l’avenue de Pologne et du boulevard de Yougoslavie, les membres d’Iskis ont pour autant à cœur de soutenir les personnes LGBTI+ de Pologne, dénonçant les politiques virulentes exercées par les partis conservateurs et d’extrême droite, actuellement au pouvoir.

Depuis 2019, plus de 100 zones « sans idéologie LGBT » ont été recensées. Concrètement, des collectivités polonaises autorisent les commerçant-e-s à interdire l’accès à leurs boutiques à des personnes LGBTIQ+ et s’octroient le droit de couper les subventions à des initiatives pro-LGBTIQ+. 

Et quand on ne prône pas leur exclusion totale, on en appelle « au moins » à la discrétion. Traduction : on veut voir uniquement des personnes hétéros et cisgenres, pour le reste, on ne veut pas le savoir. Mais vivre caché-e-s en permanence quand la population renie votre existence, ça ne s’appelle pas vivre…

« ON N’EN PEUT PLUS DE CE SILENCE ! »

En réponse, l’Union Européenne a coupé les subventions à seulement 6 de ces zones en 2020 et en mars 2021 s’est proclamée « zone de liberté » pour les personnes LGBTIQ+. Des « mesures » largement insuffisantes face aux violences d’une politique drastiquement stigmatisante et discriminatoire.

« On avait déjà organisé une mobilisation il y a trois ans par rapport à la situation en Pologne. On constate que rien n’a bougé. Ça s’enlise même. », déclare les militant-e-s d’Iskis qui ont organisé cette action à l’appel de Solidarités LGBTI+ Pologne, dont l’association a rejoint le mouvement. « On n’en peut plus de ce silence ! », poursuivent-iels.

Iels dénoncent l’utilisation du sujet et des droits des personnes LGBTI+ pour plaire à un certain électorat. En effet, le parti au pouvoir, parmi lequel figure PiS (Droit et justice), vise par des campagnes de haine les personnes LGBTI+ au nom des valeurs traditionnelles familiales. Un papa, une maman, un enfant…

« Ça crée un climat de fond propice aux attaques contre les droits de la population LGBT. Et c’est une attaque envers tous les individus. Car cela concerne aussi les personnes qui viennent sur le territoire. En Erasmus ou autre. Ce qu’on pose aujourd’hui, c’est la question des droits humains. Faut-il agir ou se taire ? », signale Iskis.

L’association, ainsi que Solidarités LGBTI+ Pologne, somment les gouvernant-e-s français-es au même titre que l’Union Européenne de réagir, sans plus tarder, par des mesures concrètes et fortes. Sans « fausse pudeur ». « La Pologne n’est pas éloignée de nous. Nous partageons un socle commun de lois européennes. Si on laisse faire en Pologne, qu’est-ce qui empêche cette haine de se répandre dans les autres pays ? », s’inquiètent les militant-e-s.

« ON CRAINT UNE SITUATION SIMILAIRE »

Iels le disent : « En Pologne, la restriction des droits LGBTI est promue par des partis fascisants. En France, des partis fascisants prennent aussi place dans les médias. On craint une situation similaire. »

Pinkwashing en période électorale, discours LGBTIphobes décomplexés, lâcheté politique face, entre autre, à l’extension de la PMA pour tou-te-s… les violences sont quotidiennes également en France. L’action de ce 17 mai est symbolique mais lance un message clair : l’Union Européenne, ainsi que nos dirigeant-e-s, doivent assumer une position claire et ne plus cautionner les actes haineux et discriminants envers une partie de la population.

De l’injure aux meurtres, en passant par les humiliations, agressions physiques et/ou sexuelles et les discriminations (à l’emploi, au logement, etc.), les LGBTIphobies ne sont pas anecdotiques. Elles sont nombreuses et plurielles, relevant du sexisme, du racisme, du validisme, etc.

Dans son rapport 2020, SOS Homophobie – qui a enregistré une augmentation de 26% des témoignages - signale : « Le nombre d’agressions physiques rapportées par les personnes trans a plus que doublé, avec une augmentation de 130%. Les violences physiques dont sont victimes les personnes LGBTI sont une réalité indéniable qui reste ancrée dans notre société. »

Sans oublier que la crise sanitaire mondiale a exacerbé les violences à l’encontre des personnes sexisées, des personnes LGBTIQ+ ainsi que des personnes racisées et des personnes handicapées.

La situation est alarmante. La réaction doit être à la hauteur. Que ce soit dans les politiques européennes et nationales, avec des positionnements clairs et forts comme l’extension de la PMA pour tou-te-s, l’adoption pour les familles LGBTI, l’auto-détermination des personnes trans, l’obtention du titre de séjour pour les personnes exilées menacées par les LGBTIphobies, etc. comme dans les médias, les films et les séries, le sport, la littérature, etc.

Les représentations non stéréotypées et stigmatisantes sont essentielles et indispensables à la déconstruction d’une société patriarcale qui sanctionne faiblement des agissements de marginalisation, d’exclusion et de violences.

Célian Ramis

Ce sont les féminicides qu'il faut stopper et non les militantes !

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Jeudi 1er avril, des militantes féministes ont appelé au rassemblement place de la Mairie à Rennes, pour dire stop aux féminicides. Les prises de parole ont été interrompues par les forces de l’ordre, contraignant les organisatrices à dissoudre la mobilisation.
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Ce jeudi 1er avril, plusieurs militantes féministes ont appelé au rassemblement place de la Mairie à Rennes, sur fond d'occupation de l'Opéra, pour dire stop aux féminicides et plus largement aux violences à l’encontre des personnes sexisées. Le message est partiellement passé puisque les prises de parole ont été interrompues par les forces de l’ordre, contraignant les organisatrices à dissoudre la mobilisation.

Jennifer, 35 ans, tuée au couteau par son conjoint. Deux enfants ont également été tués (11 et 16 ans). Avril 2020.

Anonyme, 52 ans, retrouvée inanimée après avoir été battue à mort par son conjoint. Mai 2020.

Virginie, 45 ans, tuée par arme à feu par son conjoint gendarme. Juillet 2020.

Anonyme, 37 ans, poignardée puis égorgée par son ex-mari en attente d’un jugement pour violence conjugale. Juillet 2020.

Laetitia, 38 ans, abattue au fusil de chasse par son mari qui a ensuite dissimulé le corps. Octobre 2020.

Anonyme, 76 ans, étranglée par son mari « parce qu’il était à bout de nerfs ». Octobre 2020.

Ces crimes sont inscrits sur les pavés ce midi du premier avril, place de la Mairie, à Rennes. Les passant-e-s s’arrêtent, lisent, repartent ou s’arrêtent quelques minutes, interpelé-e-s par les affiches qui jonchent le sol aux côtés de messages tout aussi forts : « Y’a pas mort d’homme ! y’a juste mort de femme », « Le sexisme tue tous les jours », « Police, justice, classement sans suite : vous êtes complices » ou encore « Dans 2 féminicides, c’est Pâques ».

Le décompte est glaçant : « Déjà 475 féminicides que Macron a nommé les violences faites aux femmes comme grande cause du quinquennat ». Plus d’une centaine de femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint en 2020. Depuis le 1er janvier 2021, ce sont déjà 27 femmes assassinées par leur compagnon ou ex compagnon, selon le recensement du compte Féminicides par compagnons ou ex.

Récemment, près de Rennes, c’est le meurtre de Magali Blandin qui secoue. Assassinée en février 2021 par son mari, à coups de batte de base-ball. « Comme la grande majorité des femmes tuées par leurs conjoints ou ex, elle avait porté plainte pour violences conjugales (la plainte avait été classée sans suite). Comme la grande majorité des femmes tuées par leurs conjoints ou ex, elle avait demandé de l’aide, mais n’a pas été prise au sérieux. », signale le tract distribué et lu au micro à l’occasion du rassemblement.

LES MOTS ONT UN SENS

La question du langage est centrale. La société n’assiste pas à une libération de la parole de la part des personnes sexisées. MeToo ainsi que tous les mouvements permettant les témoignages massifs dénonçant les violences sexistes et sexuelles ont amené le grand public à les écouter davantage.

Les militantes féministes insistent depuis plusieurs années pour faire évoluer les mentalités à ce sujet : on ne tue jamais par amour. Pourtant, dans les médias ou dans les procédures d’accueil des victimes, dans les enquêtes et les procès, on entend encore parler de « crime passionnel », de « drame familial ». Le tract le mentionne, ajoutant : « Dans la bouche de l’avocat du meurtrier de Magali Blandin, il l’a tuée « parce qu’il tient énormément à la famille ». »

Sans oublier le processus d’inversion de la culpabilité que l’on brandit sans vergogne dans de nombreux cas de féminicides, à l’instar de l’affaire Alexia Daval, tuée par son conjoint Jonathann Daval dont les avocats avaient dressé un portrait de femme castratrice. De quoi légitimer son crime : si elle a ôté la virilité de son époux, celui-ci peut lui ôter la vie.

Durant les prises de parole, les militantes rappellent :

« Ce sont des crimes de possession. Un homme s’octroie le droit de vie et de mort sur sa compagne qui n’a pas le droit selon lui d’exister sans lui. On voulait juste rappeler qu’avec l’épidémie du covid, il y a une explosion des violences masculines faites aux femmes. Selon les données de l’ONU en septembre, le confinement du printemps a fait augmenter ces agressions, ces viols, ces meurtres de 30% en France. »

Et puis, il y a ces phrases que les victimes entendent dans les commissariats ou les tribunaux, visant à les décourager de porter plainte ou d’aller au bout de la procédure : « Ça pourrait changer la vie de Monsieur à tout jamais, c’est pas rien ! » C’est ce dont témoigne cette militante ce midi-là :

« J’interviens aujourd’hui en tant que militante au sein du NPA, en tant que femme, en tant que femme lesbienne, en tant que mère d’une jeune femme, et j’ai aussi été cette enfant qui a grandit au milieu de la violence conjugale. Je repense à ma mère qui quand elle avait tenté de porter plainte contre cet homme violent, le père, elle s’était entendue dire « Vous êtes sure Madame que ce serait pas un gros préjudice pour votre mari ? Il risque la prison quand même. » Alors elle est repartie. C’était il y a plus de 40 ans. Ça n’a pas tellement changé. »

EXIGER DES MOYENS À LA HAUTEUR DU PROBLÈME

Le rassemblement vise encore une fois à réclamer des moyens satisfaisants. Pas des effets de communication ou de « beaux » discours sur l’importance de lutter contre les violences patriarcales. Non, des moyens, des vrais. À la hauteur de l’ampleur et de l’étendue des violences sexistes et sexuelles qui cautionnent qu’une femme meurt tous les 3 jours environ des coups de son conjoint, dont on essaye d’amoindrir le geste.

Les militantes féministes exigent non seulement la mise à disposition de structures d’hébergement pouvant accueillir les femmes victimes de violences conjugales, la formation des agent-e-s de toute la chaine juridico-policière, mais surtout la lutte profonde contre la culture du viol, contre la culture patriarcale visant à réduire les femmes au statut d’objet appartenant aux hommes.

La liste des revendications est longue et non exhaustive : « Dire notre colère ne suffit pas. En tant que femme, comme en tant que personne subissant les oppressions et les violences patriarcales, nous devons nous organiser pour faire entendre notre colère. Et pour obtenir des victoires contre ce système. Nous devons exiger des mesures immédiates, la mise sous protection effective de la victime dès la première alerte, la simplification des démarches pour porter plainte, pour quitter le domicile conjugal, éloigner l’agresseur, l’accès facilité aux services de santé spécialisés, des personnels spécialisés formés en nombre suffisant dans tous les services concernés : police, justice, éducation et bien d’autres, l’application de la loi afin que l’agresseur soit tenu éloigné, des places d’hébergement sécurisés et en nombre suffisant pour les femmes et leurs enfants, un accès au droit d’asile immédiat pour les femmes et personnes LGBTQI étrangères, plus de moyens aux associations féministes et LGBTQI qui assurent les missions de service public d’accompagnement et de soutien, des campagnes régulières d’information et d’éducation populaire, des moyens encore pour la mise en place effective pour l’éducation à la vie sexuelle et affective à l’Education nationale…»

« JE SUIS UNE FEMME ET JE VEUX POUVOIR ME SENTIR LIBRE »

Et puis, il y a ce témoignage de Louise. Exceptionnellement, nous le retranscrivons ici dans son intégralité :

« Je suis une femme, j’ai 17 ans et je fais partie des 97%. Alors que je croyais être invincible, que j’étais sûre de ne jamais subir de violences, il y a deux ans je suis tombée dans le filet d’un violeur. J’en ai parlé avec mes sœurs, chacune d’entre elles m’ont alors confié qu’elles aussi avaient subi des violences. 

La violence, elle a de multiples facettes. C’est difficile de savoir où est-ce qu’elle commence et quand elle s’arrête. Il y a les violences physiques, qui passent par les coups, les gestes qui nous font mal au corps. 

Les violences sexuelles : viols, attouchements, refus d’une contraception, harcèlement de rue, non respect du consentement. En France, 30% des femmes subiront des violences de la part de leur actuel ou ancien compagnon et 97% d’entre elles seront victimes de viol-s ou harcèlement sexuel. 

Il y a les violences psychologiques, qui ne laissent pas de traces visibles mais alimentent un mal être constant. L’agresseur utilise les mots pour détruire sa proie. Il dévalorise son comportement, son apparence, son caractère, sa personnalité. La torture psychologique se fait aussi par des actes qu’on pourrait percevoir comme de la jalousie excessive mais qui sont en réalité néfastes et dangereux. Contrôler la totalité des faits et gestes de quelqu’un, l’empêcher de travailler, d’avoir une vie sociale, d’avoir une indépendance, faire en sorte d’être essentiel pour ne jamais être remplacé, tel est le mode opératoire d’un pervers narcissique. 

Les violences peuvent être économiques lorsque l’agresseur ne paye pas la pension alimentaire, contrôle l’argent de sa victime ou l’empêche d’utiliser son salaire. 

Les mariages précoces et fermés, les mutilations génitales et les exploitations sexuelles sont aussi des violences que les femmes subissent. Dans le monde, environ 650 millions de femmes ont été mariées de force et 200 000 autres sont victimes de mutilation génitale. 

Les violences peuvent avoir lieu n’importe où et n’importe quand. Au travail comme dans la rue, au sein d’un couple comme dans la famille, à l’école comme dans les transports ou même les milieux hospitaliers. Peu importe leur durée, les violences sont anormales et pourtant si banalisées. 

Comment expliquer que 80% des plaintes sont classées sans suite, que les féminicides ont lieu tous les 3 jours ? Comment expliquer qu’au moment où je lis ces mots quelqu’un quelque part en France subit un viol ? Comment expliquer qu’une femme ne puisse pas se sentir en sécurité dans la rue ? Qu’elle ne se sente pas légitime à porter les vêtements qu’elle aime ? Qu’elle soit insultée selon ses pratiques sexuelles ? 

Je suis une femme, j’ai 17 ans et j’ai peur. Il y a tout un tas de choses effrayantes dans la vie d’une adolescente mais les violences que les femmes subissent sont effroyables et m’inquiétent car on n’est jamais à l’abri d’un sifflement ou d’un regard… 

Je suis une femme et je veux pouvoir me sentir libre et en sécurité. Partout et tout le temps. Sensibilisons les plus jeunes pour nous assurer un avenir, éduquons-les loin du patriarcat. Agresseurs, changez de camp ! Battez la société dans laquelle nous sommes enfermé-e-s plutôt que de vous défouler sur nos corps ! »

La mobilisation est interrompue par les forces de l’ordre qui exigent la dissolution de l’assemblée. Les organisatrices ont repoussé ce moment par respect envers la femme qui s’exprime. Le symbole est fort, et il est lourd, pesant. Interrompre la parole des femmes dans l’espace public en usant de son autorité… C’est choquant. Et cela renforce la colère entendue dans chaque prise de parole, y compris dans celles qui n’ont pas pu prendre le micro.

« Si la police était aussi efficace dans les violences faites aux femmes, ce serait vraiment le top ! », sera le mot de la fin et sera accompagnée par une levée des voix en chœur : « Nous sommes fortes, nous sommes fières, et féministes et radicales et en colère ! ». Espérons que la chanson reste dans la tête des flics…

 

Célian Ramis

De Gisèle Halimi à aujourd'hui : de l'intime au collectif

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Dans le cadre du 8 mars, l'association Déclic femmes organisait une conférence intitulée « Générations féministes, de Gisèle Halimi à la vague #MeToo », animée par l’autrice engagée, Jessie Magana, mardi 16 mars.
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« Chaque pas du féminisme est un pas pour les femmes migrantes ». C’est le postulat de départ de Fatima Zédira, fondatrice – en 1995 – et directrice de l’association rennaise Déclic Femmes qui en 26 ans a accueilli et accompagné entre 400 et 500 femmes exilées. Dans le cadre du 8 mars, la structure organisait une conférence intitulée « Générations féministes, de Gisèle Halimi à la vague #MeToo », animée par l’autrice engagée, Jessie Magana, mardi 16 mars. 

Gisèle Halimi, dans ses discours, ses écrits et ses actes en tant qu’avocate, autrice et députée, a toujours accompagné Fatima Zédira. Elle a d’abord défendu les indépendantistes tunisiens avant de venir en France et de s’inscrire au barreau de Paris. « Elle a découvert une justice instrumentalisée, au service de la domination coloniale. », précise la directrice de Déclic Femmes.

Elle s’est rapidement engagée dans le féminisme, créant avec Simone de Beauvoir entre autre, l’association Choisir la cause des femmes. Le procès de Bobigny, dans lequel elle défend une jeune femme ayant avorté à la suite d’un viol (en 1972, l’IVG est illégal) mais aussi sa mère, désignée complice, et trois autres femmes, ainsi que le « procès du viol », à la suite duquel l’avocate va brillamment réussir à faire changer la loi, figurent parmi les procès historiques du siècle dernier.

« Gisèle Halimi porte la cause des femmes jusqu’à ce qu’elles soient prises en compte. »
déclare Fatima Zédira en introduction de la conférence.

Au quotidien, elle œuvre avec les bénévoles pour l’insertion socio-professionnelle et l’apprentissage de la langue française des personnes exilées mais aussi et surtout pour « l’intégration réelle, celle qui prend en compte la dignité et l’histoire de la personne. »

Elle le rappelle, un migrant sur deux est une femme : « Une femme souvent diplômée, compétente ! Les femmes migrantes doivent être incluses dans le féminisme. Ce sont des richesses et non des poids. L’association fait l’interface entre les femmes et le pays d’accueil. Cette année encore, on a des femmes qui se sont inscrites en M2, en doctorat, etc. De par leur statut de femmes et de migrantes, elles subissent : discriminations, barrière de la langue, non équivalence des diplômes, manque de connaissances des dispositifs dans le pays d’accueil, manque de réseau (et donc isolement), manque de mobilité… Ces freins font qu’elles sont exposées à de nombreuses violences. »

Pendant le confinement, Fatima Zédira le dit clairement, la question des violences à l’encontre des femmes exilées s’est posée « encore plus fort que d’habitude. » L’association a rencontré Jessie Magana, autrice engagée dans les combats féministes mais aussi anti-racistes. 

Elle a notamment écrit Les mots pour combattre le sexisme, Des mots pour combattre le racisme, avec Alexandre Messager aux éditions Syros, Riposte – comment répondre à la bêtise ordinaire aux éditions Actes sud junior, Des cailloux à ma fenêtre aux éditions Talents Hauts ou encore Rue des Quatre-Vents – au fil des migrations, aux éditions des Eléphants.

Récemment, elle a signé le nouvel album de la collection Petites et grandes questions, chez Fleurus, Tous différents mais tous égaux ? et toutes les questions que tu te poses sur le sexisme, le racisme et bien d’autres discriminations et début mars est paru son roman Nos elles déployées, aux éditions Thierry Magnier. Sans oublier qu’en mai son livre Gisèle Halimi : non au viol, publié chez Actes sud junior en 2013, sera réédité. 

RENCONTRE AVEC GISÈLE HALIMI

En 2009, Jessie Magana écrit son premier livre édité, Général de Bollardière : non à la torture (dans la même collection chez Actes sud junior). La guerre d’Algérie fait partie de son histoire familiale, à travers son père, et c’est en effectuant des recherches sur le sujet qu’elle tombe sur Gisèle Halimi.

« Elle est féministe dans toutes les dimensions du terme ! Elle lutte pour les droits des femmes mais aussi pour elle-même. Et je trouve que c’est un modèle intéressant à montrer aux jeunes. Je n’aime pas tellement le terme « modèle », je trouve qu’il renvoie l’idée de se conformer… Je dirais plutôt source d’inspiration ! », explique l’autrice. 

Peu de temps après éclate l’affaire DSK. C’est un déferlement médiatique qui montre que le combat que Gisèle Halimi a porté pour faire reconnaître le viol en crime est toujours d’actualité :

« La notion de consentement, l’inversion de la charge sur la victime… Elle a fait changer la loi en 1978 mais en 2011, on en était toujours à avoir les mêmes comportements et remarques dans les médias… »

Pendant la conférence, elle raconte comment Gisèle Halimi, dans cette décennie qui va marquer l’histoire des féminismes, se saisit d’un cas particulier et l’érige en procès de société. Avec l’avortement tout d’abord lors du fameux procès de Bobigny où elle défend Marie-Claire et sa mère, entre autres.

« En 72, elle fait venir à la barre experts, politiques, journalistes, médecins, etc. et fait le procès de l’avortement. Elle a ensuite été menacée, comme elle l’avait été en défendant les indépendantistes algériens. C’était une remise en question de ce qu’elles étaient en tant que femmes qui prennent la parole, comme pour Simone Veil. En 78, elle reproduit ça avec le procès de deux jeunes femmes violées, Anne Tonglet et Araceli Castellano. Au départ, l’affaire est envoyée en correctionnelle pour coups et blessures. Mais les deux femmes obtiennent la requalification du procès. Gisèle Halimi prend leur défense et là encore, elle gagne. Non seulement elle gagne le procès mais elle gagne une nouvelle loi qui précise le viol et empêche sa correctionnalisation (dans le texte, car dans les faits, nombreuses sont les victimes à voir leur affaire requalifiée en agression sexuelle plutôt qu’en viol, ndlr). », précise Jessie Magana. 

Et le 16 mars 2021, quelques heures avant l’échange organisé par Déclic Femmes, les député-e-s fixaient à l’Assemblée nationale l’âge du consentement à 15 ans. Malgré le « procès du viol », l’affaire DSK, l’affaire Weinstein, et de nombreuses autres, les violences sexistes et sexuelles sont toujours terriblement prégnantes. Pourtant, l’arsenal judiciaire ne manque pas.

PARLER, PRENDRE LA PAROLE, DÉNONCER… ET ÊTRE ÉCOUTÉ-E-S ET ENTENDU-E-S…

Nous subissons toujours la lenteur de l’évolution des mentalités, précise Jessie Magana. Les mentalités évoluent plus lentement que la loi. Toutefois, les militantes féministes ne lâchent rien et c’est parce qu’elles œuvrent au combat et à la reconnaissance des droits et des choix et qu’elles prennent la parole et dénoncent les violences sexistes et sexuelles que l’autrice réédite Gisèle Halimi : non au viol, actualisant le propos dans un contexte nouveau, en pleine effervescence féministe.

« Avec les réseaux sociaux, les #, des actrices, chanteuses, femmes comme vous et moi sans audience médiatique ont pu s’exprimer. Grâce à ces mouvements, la parole d’une femme devient mondiale. », s’enthousiasme-t-elle.

Au départ, Jessie Magana est éditrice. Elle publie les récits et les imaginaires d’auteurs et autrices. Un jour, elle ressent le besoin de parler en son propre nom : « J’ai mis du temps à trouver ma voix et ma voie. Et j’ai choisi de m’adresser en priorité aux jeunes mais mes livres peuvent aussi être lus par les vieux… Quand on écrit pour la jeunesse, on est considéré-e-s un peu en marge. Et puis on a tendance à considérer qu’il faut avoir un ton neutre. J’essaye, dans tous mes livres, d’avoir un point de vue engagé pour transmettre mes combats et inciter à l’action. La littérature peut changer le monde ! »

Elle va réveiller l’adolescente qu’elle était. Une adolescente qu’elle décrit comme un peu seule dans sa révolte. « Je ne viens pas d’une famille de militants mais le sentiment d’injustice me suit depuis mon enfance. Ma conscience politique s’est construite au collège, par les rencontres et les livres. », souligne-t-elle, précisant qu’elle est née en 1974, « l’apogée du féminisme », mais lorsqu’elle grandit, dans les années 80 et 90, elle est « dans le creux de la vague… ».

Dans ces décennies de fin de siècle, les militantes sont traitées d’hystériques de service. Elles luttent pour du vent, se dit-on dans l’imaginaire collectif, puisque la contraception, c’est ok, l’avortement, c’est ok, l’accès à l’emploi, aussi… Alors quoi encore ? « À cette époque, seule la réussite individuelle comptait. Si on n’était pas une femme épanouie, si on était une femme victime de violences par exemple, bah, c’était de notre faute… », se remémore-t-elle.

Jessie Magana se souvient encore de la solitude en manif. Elles n’étaient pas très nombreuses à prendre la rue et occuper l’espace public pour défendre les droits déjà conquis et ceux à conquérir. Elle n’est pas amère vis-à-vis de cette période, elle dit même que finalement ça l’a forgée et lui a permis d’avoir du recul :

« Je considère que j’ai un rôle de trait d’union entre les générations. Et ça, ça m’intéresse beaucoup dans mon travail de transmission. »

LA QUESTION DE LA TRANSMISSION

Son nouveau roman, Nos elles déployées, répond parfaitement à ce pont entre les générations. Elle a écrit une première version il y a 15 ans. Sans réponse favorable de la part des maisons d’édition, elle l’a enfermé dans un tiroir mais la jeune fille, son héroïne, a lutté pour ressurgir, parler et trouver sa place.

Jessie Magana a retravaillé son histoire. Ou plutôt l’histoire de Solange, lycéenne dans les années 70 qu’elle traverse aux côtés de sa mère, Coco, et ses ami-e-s militantes féministes. En 2018, Solange est devenue mère à son tour et sa fille est héritière de deux générations différentes de femmes.

L’autrice explore ici les cheminements de ses personnages pour trouver leurs propres voix/voies et s’inscrire chacune dans leur propre contexte de lutte collective et d’épanouissement personnel. On aime son écriture, poétique et réaliste, son sens du détail et sa manière de nous intégrer à des événements historiques que nous n’avons pas vécu. Dans Nos elles déployées, on sent l’ambiance et on la vit. C’est un roman cinématographique qui met nos sens en éveil et nous plonge dans la vie de Solange, sur fond, très présent, de révolution féministe. 

Des réflexions sur le corps, les choix, la liberté, la parentalité, le sexe, les normes sociales, les conventions patriarcales mais aussi les complexes, les paradoxes, les oppositions… « L’intime est politique, c’est ce que je voulais faire avec ce roman. Créer une alternance entre l’intime et le collectif. Et je voulais parler du rapport au féminisme mais aussi du rapport à l’autre. Entre femmes mais aussi entre deux pays, Solange va aller en Algérie. C’est important de ne pas rester dans le contexte franco-français. Ce qui nous rassemble, c’est d’être ou de nous considérer femmes. On se retrouve dans la sororité. », souligne-t-elle.

UN RÉCIT INTIME ET COLLECTIF

Elle ne gomme pas les différences. Elle fait simplement en sorte que cela ne divise pas les femmes : « On utilise souvent les différences des femmes pour les diviser. On le voit à travers les questions d’identité de genre, de race, de religion, etc. Même au sein du mouvement féministe, avec les pro prostitution ou pas, la reconnaissance et l’inclusion de la transidentité dans les débats féministes… Il y a toujours un espace de dialogue d’opinions différentes mais l’expérience intime de la féminité nous rassemble. Il y a toujours eu des conflits, même dans les années 70 entre les gouines rouges et les mouvements plus axés féminisme d’État. Ça fait partie du plaisir de brasser les idées, de débattre ensemble, etc. »

Jessie Magana insiste, ce n’est pas seulement un roman de lutte, c’est aussi un récit qui questionne notre rapport à l’intime, nos manières et possibilités de nous construire à travers des désirs contradictoires, de s’affranchir des injonctions, en l’occurrence ici celle de la mère de Solange qui lui assène d’être libre, notre rapport à l’amour et à comment écrire l’amour. C’est un récit intense et enthousiasmant, profondément humain et vibrant.

Un récit qui résonne jusqu’en Afrique subsaharienne puisque ce soir-là, depuis Dakar, Odome Angone suit la conférence, elle est universitaire, ses travaux sont orientés sur l’afroféminisme et elle témoigne :

« Ici, être féministe est toujours un gros mot. Des femmes font entendre leurs voix au-delà des assignations. On nous reproche d’être contaminées par le discours occidental. Mais ce n’est pas un concept exogène, c’est une réalité que l’on vit au quotidien. »

Elle à Dakar, nous à Rennes. Toutes derrière nos écrans, en train de partager un instant suspendu de luttes féministes qui dépassent largement les frontières. Y compris celles de la définition pure du sexisme pour nous faire rejoindre celle de l’intersectionnalité.

Pour Jessie Magana, c’est d’ailleurs cela chez Gisèle Halimi qui inspire aujourd’hui les jeunes générations. Avocate engagée pour la cause des femmes, elle devient une figure intersectionnelle et rebelle, dans une société où les féminismes évoluent au pluriel, vers une prise en compte comme l’a formulé Fatima Zédira de la dignité et de l’histoire de la personne.

 

 

Célian Ramis

Kiffe ta race, un podcast pour déconstruire « le mythe d’une France aveugle aux couleurs »

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Grace Ly et Rokhaya Diallo nous invitent à la réflexion et à la déconstruction des préjugés racistes intégrés à un système oppressif dans lequel nous grandissons et évoluons tou-te-s.
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L’Histoire de France a été écrite par les hommes blancs, pour les hommes blancs. Dans la société actuelle, le modèle dominant arbore encore les traits des personnes blanches, cisgenres, hétérosexuelles, valides, bourgeoises, minces, etc. Il y a la norme et il y a les autres. La fameuse « diversité » sur laquelle on s’appuie pour saupoudrer les beaux discours sur la bienveillance et le vivre ensemble mais que l’on veut invisible et silencieuse. Dans Kiffe ta race, diffusé une fois toutes les deux semaines sur Binge Audio, pas question de se taire, pas question de s’excuser. Grace Ly et Rokhaya Diallo nous invitent à la réflexion et à la déconstruction des préjugés et réflexes racistes intégrés à un système oppressif dans lequel nous grandissons et évoluons tou-te-s. 

Dans ce podcast qui « saute à pieds joints dans les questions raciales », elles parlent des arabes, des asiatiques, des noir-e-s, des juif-ve-s, des blanc-he-s, des roms… sans complexe. Elles ne parlent pas de la race biologique, « tous les êtres humains font partie de la même race » mais bien de la race en tant que construction sociale qui « traverse le quotidien des personnes non blanches ».

Rokhaya Diallo, journaliste et autrice, et Grace Ly, autrice et blogueuse, ne sont pas là pour nous « servir le mythe de la France qui est aveugle aux couleurs », comme elles le soulignent d’entrée de jeu dans le pilote de l’émission. Le format n’est pas tel qu’il existe aujourd’hui. Elles sont filmées et sont accompagnées autour de la table de Samira Ibrahim, journaliste et animatrice, et Fatima Aït-Bounoua, professeure de français, autrice et chroniqueuse radio. Ensemble, elles confrontent ici leurs vécus personnels d’individus renvoyés à leurs origines réelles ou supposées, avant même que l’on s’intéresse à elles en tant que personnes. 

« TU VIENS D’OÙ ? »

« Au départ, on a enregistré un pilote vidéo, sous la forme d’une conversation autour de la sous représentation des minorités visibles. On est quatre : deux femmes perçues comme arabes, une femme noire et une femme perçue comme asiatique. », nous explique Grace Ly.

Nous sommes en 2018 et les télés refusent le projet. La plateforme Binge Audio, elle, ne laisse pas passer sa chance de diffuser un podcast qui parle «librement de tous ces concepts qui sonnent barbares et qui font peur à tout le monde. La fameuse race, la race sociologique. » 

Cette phrase, on l’entend dès le premier épisode - intitulé « Tu viens d’où ? », en référence à cette interrogation basée sur le physique - qui intervient dans les premiers contacts et qui stigmatise la personne à qui elle est posée puisqu’il apparaît rapidement que la réponse n’est satisfaisante que si elle confirme que l’interpelé-e vient d’un autre pays que la France - dans un ping pong verbal aussi amusant que saisissant puisque le duo Rokhaya Diallo – Grace Ly expliquent le nom de l’émission.

Kiffer sa race, c’est une expression populaire du côté de la génération Y et des milléniaux qui souligne le plaisir immense qu’on a pris ou qu’on est en train de prendre.

- Rokhaya Diallo :« Alors je suis sure que plusieurs d’entre vous ont failli avoir un AVC à l’évocation de notre titre. »
(…)
Grace Ly :« C’est un complément d’intensité. Si on dit « on a kiffé notre race hier soir », ça veut juste dire qu’on a passé une excellente soirée. »
Rokhaya Diallo :« Ça veut pas dire que t’as kiffé les gens d’un certain groupe ethnique en particulier. On a choisi cette expression parce qu’on trouvait ça drôle dans un pays où on parle si peu de race de cette manière-là d’avoir une expression qui signifie « aimer au maximum ». C’est assez paradoxal. On va parler de race et là, les gens qui étaient pas bien à l’évocation du titre sont à nouveau très très mal. Parce que comme on le sait, la race n’existe pas. »
- Grace Ly :« On va parler librement de tous ces concepts qui sonnent barbares et qui font peur à tout le monde. La fameuse race, la race sociologique. »
Rokhaya Diallo :« Exactement, comme une construction sociale. On est d’accord, il n’y a pas de race biologique. Toi et moi, malgré les apparences, nous appartenons à la même race qu’est la race humaine mais notre expérience quotidienne, du fait qu’on appartient à des groupes ethniques différents, fait qu’on est confrontées à des questions raciales au quotidien. »

LE RACISME, TOUT UN SYSTÈME

Elles mettent les pieds dans le plat et abordent au fil des saisons une multitude de sujets qu’elles décryptent au travers de leurs expériences personnelles et de leurs ressentis mais également au travers des actualités et de l’expertise de leurs invité-e-s, qui bien souvent résonnent avec leurs vécus.

À la rentrée 2020, Rokhaya Diallo et Grace Ly ont entamé leur troisième saison, poursuivant leur ligne éditoriale initiale et continuant d’explorer avec toujours autant de sérieux et d’humour la race comme construction sociale, le racisme comme système et les tabous comme garants de ce système.

Elles interrogent les privilèges liés à la norme dominante d’une population majoritairement blanche qui brandit trop souvent l’argument de l’universalisme, tout en répétant à longueur de discours que la diversité est source de richesse. Pointer les inégalités dans les grandes lignes, c’est accepté. Ou plutôt toléré. Mais les analyser en profondeur, là, non, c’est pousser le bouchon, inciter à la haine et prôner le communautarisme, jusque dans les rayons des supermarchés… C’est intolérable.

Face à cet obscurantisme, elles prennent la parole, en leurs propres noms tout d’abord. En tant que personnalités publiques aussi. Et puis, elles reçoivent des expert-e-s en plateau pour apporter des éclairages sur des zones impensées, des zones que l’on refuse de mettre en lumière, tout ce qui s’accumule à force de mettre ça sous le tapis et qui en déborde.

« On est dans un système fondé sur une histoire qui a profité du racisme. C’est très poignant quand on étudie l’histoire à travers les questions raciales. S’il y a des personnes défavorisées, c’est qu’il y a des personnes favorisées. Comme pour le sexisme, le racisme doit s’étudier du point de vue des personnes qui le vivent mais aussi à la lumière de la résistance à l’émancipation. C’est indissociable. La question des privilèges est très difficile à évoquer en France. Parce que l’abolition des privilèges renvoie à la Révolution et on pense à la question de la classe sociale. Mais la blanchité existe. C’est le fait d’avoir le bénéfice de ne pas se soucier de la couleur de peau. De ne pas voir les couleurs. Comme l’a dit le sociologue, Eric Fassin de l’université Paris 8 que nous avons reçues dans Kiffe ta race (épisode 27 « Check tes privilèges blancs », ndlr),être blanc, c’est de ne pas y penser, justement au fait d’être blanc. », analyse Grace Ly lors de notre interview. 

DANS TOUTES LES SPHÈRES DE LA SOCIÉTÉ

Elles croisent les thématiques du quotidien avec les questions raciales et leur intersection avec le genre, la classe social, le handicap... L’éducation, les médias, les arts, le travail, les féminismes, les masculinités, la littérature, la pornographie, les corps, les sports, la musique, les forces de l’ordre, l’adoption, le poids des images, la charge mentale, la question des représentations, les religions…

À Rennes, le 27 septembre, Rokhaya Diallo et Grace Ly enregistraient le podcast Kiffe ta race #53 « Cuisine et préjugés : on continue de déguster » aux Ateliers du Vent, à l’occasion du festival de littérature féministe Dangereuses lectrices, en partenariat avec HF Bretagne, s’emparant ainsi du thème de cette deuxième édition : Manger !.

Elles analysaient alors l’intersection entre le manger et les questions raciales. « Les préjugés (sexistes, ndlr)associent les femmes à la sphère domestique. Les femmes noires sont soit hypersexualisées, soit des mamas, des mères nourricières. Pour la garde d’enfants, le ménage… les femmes noires sont hyper compétentes. Dans le soin aux autres... », commente Rokhaya Diallo, qui ajoute en rigolant :

« Avant d’avoir des enfants, vous êtes Rihanna et après, vous êtes la femme dans Autant en emporte le vent. La femme noire, on imagine qu’elle sait cuisiner parce qu’on pense que soit elle est mère d’une famille nombreuse, soit elle va l’être. »

Le continent asiatique est aussi associé dans l’imaginaire collectif à la nourriture. Grace Ly intervient : « Il y a un racisme basé sur notre nourriture. On mange du chien, du rat, et maintenant du pangolin et de la chauve souris… Alors qu’en France, des gens mangent des escargots !!! Le racisme anti asiatique est très présent dans cette sphère-là, notamment avec l’image du non respect des normes sanitaires. »

Les clichés sont nombreux, les attaques multiples. Les personnes sont réduites à un continent, à une couleur de peau, associées à une religion, jugées sur des généralités grotesques, constamment infériorisées, moquées, insultées, voire harcelées, menacées, violées, tuées, du fait d’être non blanches.

« Il y a une injonction très forte en France : être reconnaissant-e-s de cette patrie. Les minorités se sont longtemps excusées d’être là. Je trouve que ça minimise vraiment notre citoyenneté. Dans l’émission, on parle de ces sujets sans s’excuser ! »
s’insurge-t-elle.

PAS TOU-TE-S LES MÊMES INJONCTIONS

Dans Kiffe ta race, il y a un rituel : se situer pour comprendre qui parle et de quel point de vue. Un processus qui dérange quand il est nommé et argumenté, tandis que l’inverse ne choque pas la majorité de la population là où la plupart des médias continue de faire débattre des hommes blancs cisgenres à propos du sexisme, du racisme, des LGBTIphobies, du validisme, etc.

« On est toutes singulièrement situées. On a toutes une histoire, un parcours. C’est pas juste blanc ou noir, il y a plein de teintes de racisme. Une femme asiatique comme moi ne vit pas les mêmes injonctions qu’une femme noire comme Rokhaya. », commente Grace Ly.

Pour exemple, elle se saisit de ce qui inonde l’actualité depuis près d’un an, le Covid 19 : « Il est associé à la Chine. Et je sais qu’en tant que personne perçue comme asiatique, on va me projeter des angoisses vis-à-vis de ça. C’est très grave ce qui se passe en ce moment. Il y a des appels à la haine, des menaces vis-à-vis des personnes asiatiques. Rien que dans le fait d’être une personne d’origine asiatique vivant en France, je sais qu’il y a un danger pour moi lorsque je sors dans la rue. »

Ainsi, les récits de vie se croisent, les voix se mêlent et décortiquent ce qui fait que d’un témoignage individuel on constate un ou plusieurs vécus communs : « En nous situant, en partant du vécu, ça nous rend légitime à raconter. Nous ne faisons pas une compétition de l’oppression. Nous vivons toutes des conjugaisons des oppressions. Ce qui est intéressant, c’est comment faire pour que ça s’améliore. » Rendre visibles ce que l’on ne veut ni voir ni entendre est une étape fondamentale dans la déconstruction des inégalités. C’est ce qu’elles font à chaque émission en partageant avec les auditrices et auditeurs des conversations spontanées, argumentées et fouillées :

« En fait, ces conversations, on les avait dans l’espace privé avec Rokhaya. Parler avec elle m’éclairait beaucoup. On a décidé de les amener dans l’espace public. On part de nos vécus, on en discute, on reçoit des invité-e-s qui viennent avec leurs expertises pour former un tout qui alimente les réflexions. »

OCCUPER L’ESPACE

Elles prennent la parole et font entendre des discours et des voix de personnes à qui on tend rarement le micro. Ici, les propos sont puissants. S’en dégagent des émotions fortes. Il y a de quoi s’énerver, il y a de quoi pleurer, il y a de quoi rire, il y a de quoi frémir, il y a de quoi réfléchir.

« Rétrospectivement, on s’est dit que c’était pas plus mal en fait qu’on soit en audio. Faire entendre la voix des personnes minorées est un autre moyen de prendre l’espace. Et je pense finalement que le fait qu’on ne voit pas nos visages empêche les gens de projeter leurs visions stéréotypées sur nous et nos invité-e-s. », souligne Grace Ly.

Cette visibilité auditive, elle la met dans une perspective globale des luttes féministes et anti-racistes. Les militant-e-s se sont saisi-e-s de l’outils podcast pour diffuser leurs messages, leurs analyses, leurs réflexions, leurs revendications : « Le podcast permet l’expression des personnes qui n’avaient avant ça pas accès aux médias. Dans un podcast, on peut s’exprimer librement de manière ininterrompue. Avec respect et dans le respect des autres. Dans la liberté d’expression, la question du respect est fondamentale. Rendre leur dignité aux personnes minorées est au cœur des projets de lutte. » 

En quelques mots, elle donne le ton de Kiffe ta race, même si le mieux pour en comprendre l’essence et l’engagement est d’écouter l’émission régulièrement. 55 épisodes et 3 hors-série, en diffusion sur Binge Audio. Sur des sujets qui concernent tout le monde et qui font réellement du bien quand ils sont traités par les personnes qui vivent les situations abordées, sans être coupées et maltraitées par des hommes blancs cisgenres hétéros bourgeois qui pensent que leur légitimité vient de leur pseudo qualification de « polémistes » tandis qu’en réalité elle leur ait accordé à tort simplement parce qu’ils représentent le modèle dominant d’un monde à révolutionner.

Rokhaya Diallo et Grace Ly sautent à pieds joints dans les questions raciales, sans complexe, sans s’excuser mais pas sans respect et surtout pas sans humour. Elles tordent le cou aux clichés et vont encore bien plus loin. Elles partagent leurs vécus, prennent le temps et le micro, occupent l’espace et nos esprits des réflexions et interrogations qu’elles sèment au travers de leurs émissions. Militant et puissant.  

 

Célian Ramis

Que sea ley, pour que comptent les voix et les corps des femmes en Argentine (et pas que)

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28 septembre. Journée internationale pour le droit à l’avortement. Un droit toujours refusé aux Argentines. Retour sur leur combat historique et puissant en 2018 à travers le film "Que sea ley", diffusé au cinéma L'Arvor, à Rennes.
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28 septembre. Journée internationale pour le droit à l’avortement. Un droit toujours refusé aux Argentines. On se souvient de leur combat historique et puissant en 2018 alors que le 7projet de loi visant la légalisation de l’IVG était étudié par les parlementaires. Le réalisateur Juan Solanas rend compte de la marée verte dans son film Que sea ley – traduit en français par Femmes d’Argentine – présenté le 28 septembre 2020 au cinéma L’Arvor, à Rennes. 

En juin 2018, le monde braque ses yeux sur l’Argentine qui s’embrase dans les mobilisations féministes pour le droit de disposer de son propre corps - et donc de choisir de mener une grossesse à terme ou non - et retient son souffle lorsque le 8 août, le Sénat est amené à voter le projet de loi concernant la légalisation de l’avortement présenté pour la septième fois.

Pas de suspens, évidemment, nous connaissons depuis deux ans l’issue du vote. Le projet de loi est rejeté à 38 voix contre 31 voix en faveur de la légalisation. Une actualité en chasse une autre et petit à petit, le monde médiatique délaisse l’Argentine et son combat.

La soirée organisée au cinéma L’Arvor, en partenariat avec le Planning Familial 35 et Amnesty International, à l’occasion de la Journée internationale pour le droit à l’avortement, agit non seulement comme une piqure de rappel mais également comme une sonnette d’alarme.

Parce que plus de 3000 argentines sont décédées des suites d’un avortement clandestin. Parce qu’elles sont toujours plus nombreuses à être rendues coupables d’agir contre une grossesse non désirée. Parce qu’elles sont sévèrement punies de ne pas vouloir mener cette grossesse à terme. Parfois – souvent - au prix de leur vie.

Aussi parce que la loi permettant l’avortement en cas de viol et/ou de danger pour la vie de la femme concernée n’est pas appliquée. Parce qu’en Argentine, les femmes qui ont de l’argent réussissent à avorter dans des « conditions plus acceptables », tandis que les plus pauvres – 36% de la population vit sous le seuil de pauvreté et 48% des mineur-e-s – risquent leur vie parce que l’Etat ne prend sa responsabilité face à l’Eglise.

On se rappelle donc ce mouvement argentin mais sans le connaître réellement. De loin. Ce lundi soir, on se le prend en pleine gueule. L’engouement, la révolte, la détermination. Les témoignages de femmes qui ont avorté clandestinement. Les parcours de combattantes rendues coupables par avance.

Les familles qui ont vécu et vivent encore le drame de leur-s fille-s décédée-s à la suite d’un avortement clandestin et d’une mauvaise prise en charge ensuite à l’hôpital dans le but de les punir. Les enfants, rendus orphelins de leurs mères.

Toutes ces paroles s’entremêlent aux sons et aux rythmes des batucadas qui rythment les manifestations et les mobilisations de milliers de femmes réunies dans l’espace public. Elles le disent, elles le savent, le combat se gagnera dans la rue. Alors, elles la prennent cette rue. Elles l’envahissent, crient leur colère, leur désarroi, chantent leur rage et prônent leur droit. Leur droit à disposer de leur propre corps. Leur droit à choisir si oui ou non, elles veulent mener la grossesse à terme et garder l’enfant.

Mais le poids du discours catholique et des évangélistes est encore trop lourd dans cette Argentine qui doit mener de front la lutte pour les droits des femmes et la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Le couperet tombe, les larmes coulent. En août 2018, le projet de loi visant à légaliser l’avortement est rejeté. Mais le mouvement n’est pas figé, pas stoppé, pas affaibli.

LES ARGENTINES MÈNENT PLUSIEURS COMBATS DE FRONT

Après la projection, un temps d’échange est organisé. La présence de Marie Audran est une aubaine. Elle a vécu en Argentine pendant trois ans et notamment durant cette période. Son expérience et ses connaissances permettent ainsi de situer ce combat dans un contexte politique plus global.

Elle explique la symbolique du foulard vert qui s’inscrit dans « une tradition de luttes ». Elles rendent hommage (femmage, devrait-on dire) aux foulards blancs « des mères et des grands-mères qui se réunissaient pendant la dictature en Argentine, place de mai à Buenos Aires, et qui réclamaient la vérité et la justice pour leurs enfants disparus. »

« Elles ont repris le symbole du foulard blanc sur le foulard vert et établissent un lien entre le corps des femmes et l’État. Elles dénoncent la souveraineté de l’Etat sur le corps. Il y a aussi un foulard orange pour la lutte pour l’état laïc. Beaucoup de combats sont menés de front. Elles croient en l’importance de déconstruire le lien avec l’église.»
souligne Marie Audran.

Elle était sur place avant ce mois de juin 2018. Elle raconte : « Les anti avortements se sont mis à occuper la place à partir du moment où le congrès a voté le projet de loi. Avant, devant le congrès et partout ailleurs, c’était le vert qui était présent. »

Tous les mardis, les militantes au foulard vert se rassemblaient dans l’espace public, le lieu changeait en fonction des dates, et organisaient un débat. Marie Audran se souvient de « ce gros bouillonnement de mobilisation », impressionnée justement par la capacité de mobilisation et d’organisation des Argentines. 

En 2015 déjà, elles se soulevaient contre les féminicides et les violences machistes avec la naissance du mouvement Ni una menos. Le film le rappelle : en Argentine, une femme meurt toutes les 26h. Parce qu’elle est femme.

« À cette époque, arrive un président de droite libérale, après plusieurs mandats de centre gauche. Les femmes poussent un cri de rage avec Ni una menos. Et ce mouvement a essaimé dans différents pays d’Amérique du Sud. Dans un contexte d’explosion sociale, les militantes féministes luttent contre le néo-libéralisme. Elles vont prendre un grand protagonisme contre le néo-libéralisme. Ici, on assiste à une vraie révolution des consciences. Comme une des femmes le dit dans le film, une fois qu’on commence à regarder les choses sous l’angle féministe, on ne peut plus revenir en arrière. », commente Marie Audran. 

UNE LUTTE INSPIRANTE ET PUISSANTE

Marie-Françoise Barboux, membre de l’antenne rennaise d’Amnesty International ajoute : « C’est la 7fois que le projet était présenté mais c’était la 1èrefois qu’il prenait cette ampleur. Première fois que les femmes ont convaincu autant de député-e-s de tout bord politique. Espérons que le 8eprojet soit présenté en 2020. »

L’ampleur est colossale. Non seulement pour l’Argentine mais également pour l’Amérique du Sud. Dans le public, une spectatrice intervient à ce propos :

« Grâce aux Argentines, nous au Chili, on a pu lutter. La couleur verte, on l’utilise nous aussi maintenant. On a eu notre mai féministe. On a fait la grève contre le harcèlement des professeurs. Pour une éducation non sexiste. On veut toutes être vivantes ! Au Brésil ou au Mexique par exemple, le patriarcat est très très fort. Mais les femmes sont organisées. Elles utilisent des performances, grâce aux Argentines et à Las Tesis. Les luttes sont les mêmes. C’est très important et ça a commencé par l’Argentine. Que sea ley ! »

Que ce soit loi ! Que le droit de disposer de son propre corps soit le même pour tou-te-s, partout, peu importe le genre, le sexe, le milieu social, la province ou le pays dans laquelle / lequel on vit, son orientation sexuelle, son identité de genre, sa couleur de peau, etc. Que ce droit à l’avortement soit libre et gratuit. Sans condition. Que les femmes disposent de leur corps et accèdent à la santé. Que ce soit loi !

« L’avortement est légal lorsqu’il y a danger pour la vie de la femme. Mais en réalité, les recours en justice sont plutôt faits contre les médecins qui pratiquent des avortements clandestins. Il y a un poids très lourd qui pèse sur les médecins et les gynécos. La Cour Suprême a pourtant redit en 2012 qu’une femme n’a pas besoin de prouver le viol subi ou la mise en danger sur sa santé pour avorter. Mais dans les faits, les autorités n’appliquent pas la loi. », poursuit Marie-Françoise Barboux.

Marie Audran précise : « En 2019, deux filles de 11 et 12 ans ont été obligées d’accoucher à la suite des viols qu’elles ont subis. La loi n’est pas appliquée. »

Il faut se battre et il ne faut rien lâcher. Et surtout, s’informer. Si on le peut. Car on le sait, l’absence d’information, la problématique de l’accès à l’information et la mauvaise information constituent souvent la base des inégalités.

INFORMATIONS ET SOLIDARITÉ AVEC LES FEMMES DU MONDE ENTIER

Entre le discours prôné par les conservateurs qui utilisent l’argument de « la vie » (pro-life), l’absence d’éducation à la vie sexuelle et affective, l’accumulation des tabous autour de la sexualité et de la contraception (dont l’information ne circule pas toujours correctement) et les idées reçues sur la contraception et l’avortement, le débat est loin d’être apaisé.

Sans oublier le traitement médiatique réservé à ces thématiques qui véhicule bien souvent des clichés. Depuis quelques jours en France, la presse s’affole avec des titres chocs concernant le taux de recours à l’IVG qui en 2019 a atteint son chiffre le plus élevé. Depuis 2001, entre 215 000 et 230 000 avortements étaient pratiqués. L’an dernier, le chiffre était de 232 000.

Evidemment, la plupart des articles établissent ensuite un lien entre le recours à l’IVG et l’évolution des modes de vie de la société. Mais on crée un mouvement de panique, une gêne - par rapport à ce chiffre qui a légèrement augmenté – incitant au malaise, au pointage du doigt de ces jeunes filles qui auraient recours à l’IVG comme un moyen de contraception et à toutes ces femmes qui prendraient cette interruption volontaire de grossesse à la légère (oui, nous sommes dans une société où si une femme n’est pas traumatisée par un avortement, c’est qu’elle est certainement un être monstrueux).

Lundi soir, Lydie Porée du Planning Familial 35 le rappelle : « 72% des personnes qui ont recours à l’IVG avaient une contraception. » Voilà qui casse d’emblée un stéréotype visant à toujours rendre irresponsables les femmes et à justifier qu’on les infantilise, par conséquent.

En 2020, il faut le rabâcher encore et encore : les femmes ont le droit de disposer de leur propre corps. Ce droit, elles l’ont conquis. Ce droit, elles se battent pour le conserver. Face à la double clause de conscience des professionnel-le-s de la santé, face aux fermetures des centres d’IVG, face à une période de crise sanitaire (et économique par la même occasion) qui comme toujours retombe de plein fouet sur les femmes.

En France, l’avortement a été légalisé en 1975 mais la loi n’a pas toujours été ce qu’elle est aujourd’hui. Au départ, elle était votée pour 5 ans. Avec certaines conditions. Les militantes se sont battues, ardemment, pour faire progresser la loi et les mentalités. Elles se battent toujours et revendiquent aujourd’hui son accès libre et gratuit, pour tou-te-s, et l’allongement du délai légal à 14 semaines au lieu de 12 actuellement.

En Équateur, le président refuse aujourd’hui encore la dépénalisation de l’avortement, même en cas d’urgence médicale, alors que les Parlementaires avaient voté le projet de loi le 25 septembre dernier.

En Irlande, les Irlandaises peuvent choisir d’interrompre volontairement et légalement leur grossesse depuis le 1erjanvier 2019. En décembre dernier, seulement 10% des médecins acceptaient de pratiquer l’avortement là-bas. 

En Italie, l’accès à l’IVG se dégrade et les polémiques se multiplient quant à l’avortement médicamenteux, notamment.

Le droit à l’IVG, qui implique le droit à disposer de son propre corps, le droit à choisir d’avoir un enfant quand on veut, si on veut, est un combat du quotidien. Il souligne des inégalités profondes entre les hommes et les femmes d’un côté et entre les femmes du monde entier d’un autre.

Lundi 28 septembre, au cinéma L’Arvor, les trois intervenantes, Marie Audran, Marie-Françoise Barboux et Lydie Porée, prônent la solidarité et la circulation de l’information. Qu’uni-e-s, nous fassions bloc. Parce que nos voix comptent. Parce que nos corps comptent. Que sea ley.

Célian Ramis

"Nous revendiquons un déconfinement militant et féministe"

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"Partout, depuis quelques mois, se créent des réseaux spontanés de solidarité et d'entraide, qui sont autant de preuves que l’auto-organisation constitue un fer de lance essentiel de la société à laquelle nous aspirons."
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Mardi 19 mai, la coordination féministe nationale a réuni plusieurs personnes de Grenoble, Marseille, Toulouse, Rennes, Rouen et Paris. La tribune a été publiée sur le site de Mediapart le 22 mai dernier. À notre tour, nous relayons ce texte essentiel, signé par de nombreux-ses collectifs et associations, dont Nous Toutes 35 et le Groupe féministe de Fougères. Ensemble, iels appellent à une mobilisation nationale le 8 juin. Parce qu’il y a urgence.

FACE À LA CRISE SANITAIRE, ÉCONOMIQUE ET SOCIALE, UN PLAN D'URGENCE FÉMINISTE 

Nous ne nous habituerons jamais au decompte de nos mort·e·s. Le déconfinement tel qu’il est organisé montre que pour nos dirigeant·e·s, limiter les mort·e·s n’est plus la priorité, « l’économie » passe d’abord. 

Ce décompte devrait devenir aussi insignifiant que celui des femmes assassinées par leur conjoint, des enfants tués par leur père, des migrant·e·s noyé·e·s dans la Méditerranée, des victimes d’accidents et maladies du travail ou des victimes de violences policières. 

Ces mort·e·s paraissent tolérables car les profits passent avant tout, justifiant l’exploitation capitaliste, sexiste, raciste, extractiviste et écocide au mépris de notre santé. 

La crise renforce et souligne les inégalités de race, de genre et de classe. Les femmes sont en première ligne. Les travailleur·se·s les plus précaires et les plus pauvres sont les plus exposé·e·s à la maladie : salarié·e·s de l’hôpital et de la grande distribution, aides à domicile, travailleur·se·s sociaux·ales et ouvriè·re·s de l’industrie agro-alimentaire. 

Les métiers les plus méprisés sont les plus féminisés et les plus mal payés, or ils sont aujourd'hui déclarés essentiels. Dans l’éducation nationale aussi, les femmes sont en première ligne. Agentes d’entretien, ATSEM, AESH, enseignantes : toutes doivent faire face à des conditions de travail ubuesques. 

Enfin, au sein des foyers, ce sont là encore les femmes qui assurent principalement les tâches éducatives et ménagères. Confinement et déconfinement ne font que renforcer cette assignation des femmes à la sphère familiale et domestique : rien n’a changé, tout s’est exacerbé. 

La crise sanitaire actuelle, combinée à une crise économique mondiale, se traduit déjà par une précarisation généralisée et des vagues de licenciements. Les chômeur·se·s, les saisonnier·e·s, les intermittent·e·s, les prostitué·e·s et personnes qui se revendiquent comme travailleur.se.s du sexe voient leurs revenus disparaître. 

Ces dernièr·e·s sont également souvent exposé·e·s, sans protection au virus, car tou·te·s ne peuvent pas se permettre de cesser leur activité et la pratiquent dans des conditions extrêmement dangereuses. 

La menace du chômage de masse sert de chantage pour relancer l’activité des entreprises. Cette dernière augmente la potentialitéde transmission du virus, et se fait au mépris des vies des personnes dont la santéest fragile : celles qui subissent des maladies chroniques, les personnes en situation de handicap, les personnes âgées. Pour celleux placé·e·s en établissements médico-sociaux (EHPAD, ESAT, foyers, MAS, FAM), et dont les situations reposent sur les choix des personnes en charge de leur établissement, cela aura souvent pour conséquence d’aggraver leur isolement et leur enfermement. 

La casse des services publics et la destruction des dispositifs de solidarité comme l’assurance maladie, les retraites ou l’assurance chômage, visent àdiminuer le coût du travail salariéet sont responsables de notre incapacitéàrépondre à la crise sanitaire et àla crise économique qui s’annonce. 

Dans un tel contexte, une tendance au repli sur la famille risque d’accroître la marginalisation des plus vulnérables et les plus isolé·e·s : les personnes handicapées, les personnes LGBTQI, les personnes migrantes, les mères séparées, les personnes âgées isolées, les travailleur·se·s les plus pauvres. 

Mais l’Etat poursuit la répression qui frappe les hospitalièr·e·s et les personnels des maternités et continue d’expulser les réfugié·e·s sans-papiers, de mater les révoltes en prison, en CRA et dans les quartiers populaires. 

Cela est d'autant plus visible quand les gouvernements, partout dans le monde, décident de répondre à cette crise par des mesures liberticides, répressives, et par l’austérité. 

L’état d’urgence sanitaire permet à l’État de casser le code du travail et à sa police de réprimer les contestations et multiplier les violences racistes. 

Face à cette nouvelle crise mondiale, sanitaire, économique et écologique, l'ensemble du mouvement féministe se mobilise et s’inspire des grèves féministes internationales et des luttes des territoires en résistance. 

NOS REVENDICATIONS FÉMINISTES, ANTICAPITALISTES, SOLIDAIRES

Nous ne nous laisserons pas dicter en silence les mesures de « l’après », celles-là mêmes qui auront pour seul objectif de sauver à tout prix le modèle capitaliste. Nous revendiquons un déconfinement militant et féministe. 

Nous exigeons que les métiers essentiels, très souvent occupés par des femmes, soient reconnus à leur juste utilité, reconsidérés socialement et mieux rémunérés. 

Nous revendiquons la reconnaissance des conséquences du travail sur notre santé, et l'augmentation des salaires, notamment dans les emplois féminisés : l'égalité salariale entre les femmes et les hommes et la réduction du temps de travail. 

Nous revendiquons la fin des politiques de casse des services publics et du code du travail. Nous nous battons pour des services publics gratuits et de qualité, prenant en charge la petite enfance, la prise en compte de la dépendance, la restauration, le nettoyage et pour qu'il y ait un partage des tâches au sein de chaque foyer. 

Nous exigeons l'augmentation des budgets publics pour la recherche, l'embauche, la titularisation massive de personnels hospitaliers et de travailleur·se·s sociaux·ales 

ainsi que la réouverture des hôpitaux, des services et des lits supprimés. Nous demandons un accès gratuit et rapide à tous les soins de santé, nous défendons le droit à l’IVG et exigeons un allongement du délai d'avortement sous toutes ses formes. 

Nous réclamons des logements de toute urgence pour les personnes qui subissent lourdement des violences sociales et économiques : les femmes victimes de violences conjugales, les réfugié·e·s, femmes sans domicile, les prostitué·e·s et les personnes qui se revendiquent comme travailleur·se·s du sexe, les femmes migrantes avec ou sans papiers, les personnes LGBTQI marginalisées ; ces personnes qui ne sont pas prises en compte dans les dispositifs mis en place par les institutions. 

Contre les violences faites aux femmes et aux enfants, nous revendiquons un budget et des mesures conséquentes, réclamées haut et fort depuis de nombreuses années par les associations féministes.
Nous exigeons des politiques d’éducation au genre et à la sexualité, essentielles à la construction d’une société égalitaire pour déconstruire les rapports de domination. 

Nous inscrivons notre combat féministe dans le sillon du mouvement international et de toutes les luttes qui, de l'Italie au Rojava, de l'Etat Espagnol àla Corée du Sud et au Chili, de la Pologne au Mexique ou à l'Argentine, démontrent la force et la vitalité du combat féministe. 

Dans un climat mondial de récession, de replis nationalistes, de montée des mouvements racistes, sexistes, LGBTQIphobes et misogynes, nous sommes nécessairement internationalistes ! 

Il est impératif que nous nous organisions collectivement, tant localement qu’à travers les frontières. 

Le féminisme a un fort pouvoir d'action politique et un rôle important à jouer pour la société que nous voulons : nos luttes féministes sont essentielles et doivent s’inscrire dans les transformations écologiques, sociales, économiques d'une société débarrassée de tous rapports d'exploitation, de domination, d'oppression. 

La grève féministe déjà utilisée lors des mobilisations du 8 mars doit devenir un moyen d’action puissant et reste encore à construire. Partout, depuis quelques mois, se créent des réseaux spontanés de solidarité et d'entraide, qui sont autant de preuves que l’auto-organisation constitue un fer de lance essentiel de la société à laquelle nous aspirons. 

 

Nos mouvements féministes s’unissent et appellent à une coordination nationale féministe. 

Nous appelons àune journée d’actions féministes le 8 juin partout sur le territoire ! 

 

Signataires : Assemblée Féministe Toutes en Grève 31, Collages féminicides Rouen, Collages féministes Toulouse, Collectif Bavardes, Collectif Droit des Femmes 14, Collectif Émancipation, Colleurses Grenoble, Droit des femmes Rouen, FASTI, Féministes Révolutionnaires Nantes, Femmes kurdes de Toulouse, GAMS Haute Normandie, Groupe féministe Fougères, GRAF, Marseille 8 mars, Marseille Féministe, Nous Toutes 35, Nous Toutes 38, Nous Toutes 54, Nous Toutes 76, Planning Familial, Planning familial 06, Transat. 

 

Célian Ramis

Féminismes : Ne rien lâcher !

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Les mobilisations féministes s'intensifient. Mais les mentalités progressent lentement. Trop lentement. Quelles sont les résistances qui perdurent ?
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Des centaines de milliers de femmes, et d’hommes, dans les rues le 23 novembre, en France, pour protester contre les inégalités entre les sexes… Du jamais vu au cours de cette dernière décennie ! Ce jour-là, les femmes ont montré qu’il n’était désormais plus possible de penser la société sans se préoccuper de l’égalité.

Pour autant, nous ne sommes qu’aux prémices qu’une très lente révolution. Si les projecteurs sont davantage braqués sur cette moitié de la population - longtemps oubliée, méprisée et discriminée – leurs paroles et leurs témoignages sont sans cesse remis en question. D’où vient ce « Oui, mais… » ? Et comment le combattre ? 

Ça gronde. De partout, ça gronde. Les raisons de cette colère, elles sont nombreuses. Trop nombreuses. Depuis très longtemps. Les inégalités ne sont pas apparues avec l’affaire Weinstein, en octobre 2017, et le combat n’a pas commencé avec le mouvement #Metoo. Il ne faut pas s’y tromper, ces événements constituent des étapes (essentielles) dans la prise de conscience et non des acquis.

On ne va pas retracer ici l’histoire des luttes féministes et on ne va pas non plus pouvoir dresser un bilan simplement sur une année. Parce que, là, fin 2019, nous ne sommes qu’au début du chemin. Comme le signale l’autrice afrobrésilienne Joice Berth :

« Nous avons connu de grandes avancées, mais les problèmes sont si importants que les avancées semblent petites ! Et ces avancées ne vont pas faire marche arrière, malgré la vague conservatrice. Il existe un intérêt et une conscientisation plus grande des individus blancs envers les questions raciales, un intérêt et une conscientisation plus grande des groupes masculins envers les questions féministes. »

On progresse. Lentement. Très lentement. Trop lentement. Quelles sont ces résistances auxquelles on se bute encore trop souvent ?

« Une de touchée, toutes concernées, c’est toutes ensemble qu’il faut lutter, c’est toutes ensemble qu’on va gagner ! » Il y a des femmes exilées, avec ou sans papiers, des femmes kurdes, d’anciennes détenues, des femmes handicapées, d’anciennes victimes de violences, des femmes racisées, des militantes féministes de longue date et des femmes qui manifestent pour la première fois, des étudiantes, des femmes engagées dans le mouvement des gilets jaunes, des membres d’associations, des femmes trans, des artistes, des personnes queer, des lesbiennes, des hétéros, des bis, et il y a des alliés.

À Rennes, le 23 novembre, elles sont plus de 4000 à battre le pavé à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination des violences faites aux femmes (dont la date est fixée au 25 novembre, en hommage aux trois sœurs Mirabal, militantes dominicaines assassinées sur les ordres du dictateur Trujillo, le 25 novembre 1960).

Plus de 4000 personnes qui scandent haut et fort que la rue, elle est à aussi elles, « de jour comme de nuit, avec ou sans voile, à pied ou en fauteuil, avec ou sans poussette, avec ou sans maquillage… » Elles veulent des droits, elles veulent avoir le choix. De s’approprier leur corps, de décider de leur vie, de ne plus avoir peur, d’être respectées, de donner leur consentement, de prendre la parole. De ne plus mourir sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint.

« Vous n’aurez plus jamais le confort de nos silences ». C’est écrit en lettres majuscules sur une grande banderole. Tout comme « Abuse de l’amour, pas des femmes » est écrit sur une pancarte. Et tout comme les prénoms des victimes de féminicides sont inscrits sur des tee-shirts, portés par des manifestantes situées en début de cortège.

Il y a Babeth, 43 ans, battue à mort par son conjoint. Stéphanie, 39 ans, égorgée par son compagnon. Céline, 41 ans, poignardée par son ex. Evidemment, elles ne sont pas que trois : du 1erjanvier au 31 décembre 2019, 149 femmes ont été tuées pour la mauvaise raison qu’elles étaient femmes.

Alors, les militantes chantent avec force et hargne : « Le patriarcat ne tombera pas tout seul, organisons-nous pour lui piétiner la gueule ! »

#NOUS TOUTES

À Rennes, plus de 4000 personnes ont répondu à l’appel du collectif Nous Toutes 35, né en septembre 2018 pour s’ériger contre les violences patriarcales, organiser les manifestations du 25 novembre, protester devant les cinémas contre la projection de J’accuse de Polanski, sensibiliser les un-e-s et les autres aux diverses problématiques concernant les droits des femmes, rappeler dans les cortèges que les femmes sont encore une fois les grandes perdantes de la réforme des retraites (lire encadré), etc.

À Paris, 49 000 personnes ont défilé contre les violences faites aux femmes, à l’appel de sa grande sœur, à l’échelle nationale, Nous Toutes. Une marée violette s’est abattue sur la France, faisant de ce 23/25 novembre 2019 une date historique. Les organisatrices comptabilisent 150 000 manifestant-e-s contre les violences sexistes et sexuelles.

Du jamais vu depuis le début du siècle. Il faut dire que cette année, niveau égalité des sexes, c’était plutôt les montagnes russes. Dans un article publié le 28 décembre sur le site de Libération, le quotidien national titre « Un an dans la vie des femmes – Dans les rues, sur les terrains de foot, dans l’espace : 2019, l’onde féministe ». Ça claque ! Et pourtant, on n’arrive pas à se réjouir.

Oui, on a avancé. Légèrement. Mais en lisant le papier de Libé,on croit avoir gagné toutes les batailles et ce, sans même se fatiguer. Oublier (ou ignorer) la complexité et la difficulté de chaque avancée, c’est renier le travail minutieux et courageux de toutes les militantes et c’est prétendre que les résistances n’ont pas été nombreuses et scandaleuses.

Oui, les femmes ont revendiqué à plusieurs reprises leur droit au respect, en tant que sujet et non en tant qu’objet. Pendant le tour de France, elles ont affirmé en avoir ras-le-bol d’être traitées comme des potiches (lancement du #PasTaPotiche), comme le sont en général toutes les hôtesses d’accueil, métier réservé à la gent féminine, évidemment.

Côté sport, on a pu découvrir de nombreuses footballeuses venues en France disputer la coupe du monde de foot et mettre en lumière le manque de femmes dans l’arbitrage, dans les institutions ou encore en tête de sélection. Début novembre, l’actrice Adèle Haenel secouait le cinéma français, et plus largement la société, en dénonçant publiquement les attouchements et le harcèlement sexuel subis dans son adolescence à cause du cinéaste Christophe Ruggia.

Quelques semaines avant son interview, les astronautes américaines Jessica Meir et Christina Koch ont effectué ensemble une mission en extérieur de la station spatiale internationale, une grande première depuis la création de cette dernière en 1998.

L’article mentionne également les avancées obtenues, en France, contre la précarité menstruelle, l’arrivée du clitoris dans, désormais, 5 manuels scolaires sur 7, l’émergence de plusieurs personnalités militantes comme Greta Thunberg, Carola Rackete ou encore des femmes gilets jaunes, le retour de l’écoféminisme, la chorégraphie des chiliennes contre le viol, et termine sur une liste d’événements positifs comme la féminisation des noms de métiers, l’égalité salariale pour les footballeuses australiennes, le droit de voyager sans la permission d’un homme pour les saoudiennes, la création d’un musée entièrement dédié au vagin à Londres, etc. 

OUI, MAIS…

C’est impressionnant, inspirant et exaltant. Mais ce que Libérationoublie, c’est de rappeler à quel point toutes ces avancées, ces victoires, ces droits conquis – qui jamais ne sont acquis – sont imprégné-e-s de souffrances et de persévérance. Rien de ce qui est accordé aux femmes ne l’est par bonté d’âme.

Tout est obtenu à la sueur du front des militantes qui se battent sans relâche pour une égalité réelle entre les femmes et les hommes. Rappelons-nous que Greta Thunberg fait régulièrement l’objet d’attaques, d’insultes, de menaces, que la motivation de Carola Rackete a aussi été remise en question dans certains journaux (et pas que d’extrême droite), que les footballeuses sont encore largement moins payées que les hommes et sont encore jugées en comparaison avec les footballeurs et non sur leurs performances à elles.

Que l’astronaute Anne McClain aurait dû partir en mission avec Christina Koch mais faute de combinaison adaptée à sa taille, le binôme a été mixte (et quand quelques mois plus tard, une nouvelle mission a réuni deux femmes, un journal – Le Dauphiné, pour ne pas le citer - a titré « Deux femmes sortent seules dans l’espace, une première », on appréciera (pas) la mention de « seules » alors qu’elles sont en duo), que les Argentines n’ont toujours pas le droit d’avorter, que des femmes d’Amérique latine se retrouvent en prison pour fausse couche.

Que l’Assemblée nationale a fini par adopter l’extension de la PMA aux lesbiennes et aux femmes célibataires fin septembre après un nombre incalculable de reports (le projet de loi date de 2013…) mais a rejeté l’ouverture de la PMA aux personnes transgenres, que les personnes les plus précaires sont toujours les femmes, particulièrement si elles sont racisées, que fin 2019 une femme transgenre a été jetée dans le vide (et elle n’a pas été la seule, cette année et les années précédentes, à subir des atrocités).

Que les femmes sont toujours minoritaires dans les programmations culturelles et artistiques, qu’elles ne sont pas partout libres d’agir sans l’autorisation des hommes, ou encore que chaque année, en France, plus d’une centaine de femmes meurent sous les coups de son conjoint ou ex-conjoint, et que plusieurs centaines de milliers de femmes sont victimes de violences sexuelles, et quasiment toutes les femmes subiront au cours de leur vie des violences sexistes. Entre autre.

LE PARCOURS DE LA COMBATTANTE

Le 23 novembre, sur l’esplanade Charles de Gaulle, à Rennes, la manifestation marque un temps d’arrêt, c’est l’heure des discours. L’heure de rappeler qu’une femme qui subit des violences sexuelles porte rarement plainte et quand elle le fait, c’est là que commence le parcours de la combattante. Au commissariat, peu de professionnel-le-s la prendront au sérieux :

« Nous sommes reçues par de l’indifférence alors que nous aurions besoin d’être soutenues ! »

L’association rennaise Prendre le droit – Féministes pour un monde sans viol(s) insiste notamment sur ce parcours de la combattante :

« Le refus de prendre la plainte est une pratique courante à Rennes. Aux yeux de la justice et de la société, une femme pas consentante est censée résister mais les marges de manœuvre pour résister sont réduites par l’éducation reçue, la dépendance matérielle au conjoint, la précarité de son travail, etc. Sans oublier le mutisme lié à la peur. À toutes les étapes qui suivent le dépôt de plainte, il faudra répéter ce qui a déjà été dit, se justifier, et attendre. Rares sont les femmes victimes qui arrivent jusque-là, les affaires étant souvent classées sans suite. »

Les militantes dénoncent l’absence de volonté politique face à une société construite sur et autour de la culture du viol, ainsi que les injonctions paradoxales qui assaillent les femmes.

« On attend des femmes qu’elles soient passives en général et on attend d’elles qu’elles résistent farouchement aux agresseurs. Là, tout à coup, elles devraient être très actives. Stop à l’impunité des violences sexuelles, il faut remettre le monde à l’endroit ! »
concluent-elles.

Culture du viol, impunité, violences sexuelles… Les mots sont lâchés et ils viennent claquer dans nos esprits et dans nos tripes. C’est cette culture du viol qui permet aux agresseurs de faire subir des violences sexuelles et sexistes, en toute impunité. Il faut donc la débusquer, la traquer, la décrypter, pour l’analyser et la comprendre. Cette culture du viol, elle est une arme du patriarcat.

CHAUSSER LES LUNETTES DE L’ÉGALITÉ

Le patriarcat, il ne faut ni le sous-estimer, ni le surestimer. Sans dire qu’il faut l’estimer tout court… il nous faut regarder la réalité bien en face pour comprendre de quoi il s’agit, pour pouvoir y faire face. On est toujours un peu gêné-e-s avec l’expression « Chausser les lunettes de l’égalité ».

On l’entend de la bouche des politiques, des communicant-e-s, des expert-e-s des questions d’égalité et on se dit que cette expression entre parfaitement bien dans le moule de la langue de bois et finit donc par être galvaudée. On comprend l’image qui s’en dégage.

Forcément, c’est très simple. Les lunettes nous aident à obtenir de la clarté. Il y a donc une notion de correction de la vision du monde à laquelle on a pourtant été élevé-e-s toute notre vie durant. En cas de souci d’optique, on règle notre focale à partir d’un élément brouillé qui se lisse au fur et à mesure de la netteté donnée.

Mais dans le cas des inégalités, on part d’un paysage lissé pour arriver à percevoir enfin l’hypocrisie, la noirceur et la crasse du monde dans lequel on vit. Ça n’a pas de sens ! Et pourtant, si. Et cette démarche est même indispensable pour déblayer le chemin et l’accès à des relations horizontales et respectueuses.

Sinon, on continue de penser qu’Alain Finkielkraut fait vraiment de l’humour quand il déclare à la télévision : « Je viole ma femme tous les soirs ». Sinon, on continue de minimiser la portée des propos de types comme le chirurgien belge Jeff Hoeyberghs qui balance lors d’une conférence organisée par l’association des étudiants catholiques flamands que « Les femmes veulent des privilèges mais n’écartent plus les jambes ».

Souvent, on leur trouve des excuses. « Ce sont des gros cons de conservateurs », « Ce sont des gros cons d’extrême droite », « Ouais mais faut pas réagir à ça, c’est de la provoc’ ». En gros, une certaine catégorie - un peu à la marge de la société – a le droit à ce genre de sorties fumeuses parce qu’elle est identifiée comme ayant des pensées nauséabondes.

Finalement, tout le monde le sait donc personne n’y prête attention. Un peu comme pour les agissements de Dominique Strauss Kahn ou de Denis Baupin, de Harvey Weinstein ou de Luc Besson... pour n’en citer que quelques uns. 

LA CULTURE DU VIOL, À LA FRANÇAISE

Ce processus, visant à minimiser, n’est pas issu de la naïveté humaine mais de la culture du viol. La remettre en question, c’est perdre le confort d’être excusé à son tour pour un comportement qui sera peut-être jugé comme un peu déviant par la société (qui fermera les yeux selon la fonction et le pouvoir de l’accusé) alors qu’il est en réalité un délit ou crime.

En février 2019, la militante Valérie Rey Robert, créatrice du blog Crêpe Georgette, publie, aux éditions Libertalia, un essai intitulé Une culture du viol à la française, sous-titré « Du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner » », dans lequel elle commence par définir ce qu’est le patriarcat.

Ainsi, on peut lire : « Le patriarcat est défini par les féministes comme un système politique où les hommes tirent bénéfice de l’oppression féminine. » Elle poursuit en synthétisant la démonstration de l’autrice du Mythe de la virilité :

« La philosophe Olivia Gazalé détermine six axes qui définissent la domination masculine : la confiscation de la parenté, l’appropriation des femmes, la diabolisation du sexe féminin, la justification de la violence par la culpabilité féminine, la légitimation de l’exclusion par l’infériorité féminine, et le partage de l’espace et la division sexuelle du travail. »

Le 26 novembre, Valérie Rey Robert animait une conférence au Tambour, à l’université Rennes 2, dans le cadre des Mardis de l’égalité. En guise d’introduction, elle justifie le titre de son bouquin. Si on parle de culture du viol, c’est bien parce qu’il y a un ensemble d’idées reçues à propos de violeurs et des victimes de viol(s).

Des idées reçues qui se transmettent de génération en génération « et qui imprègnent tout, de la législation au langage, en passant par la perception des victimes. » Elle va encore plus loin puisqu’elle accole à la culture du viol l’idée qu’elle pourrait avoir une identité territoriale. Elle est vue ici à travers son angle « à la française ».

La militante explique : « La culture du viol dépend du pays dans lequel on est. Si on prend les affaires DSK de 2011 et de 2015, on s’aperçoit que des éditorialistes français défendent l’idée que les américains n’ont rien compris aux relations à la française. En gros, l’hétérosexualité française est fondée sur la domination et ils défendent une sorte d’identité française du gentleman qui a une sexualité un peu dure. Si on compare, Trump est dans le même genre mais personne n’aurait idée de le qualifier de gentleman ! »

Partout, on minimise les violences sexuelles. En France, on parlera alors de gauloiseries, de gaudrioles, on dira que c’est flatteur et que ça fait parti de notre patrimoine.

« Dès qu’on dénonce des violences sexuelles, on passe pour des traitresses à la nation, on trahit la manière dont on a envisagé l’hétérosexualité… Deux événements ont été marquants dans ma vie de féministe : le meurtre de Marie Trintignant et les affaires DSK. Dans le premier cas, on a excusé Bertrand Cantat et dans le deuxième, beaucoup de gens étaient prêts à excuser DSK. C’est pour ça que c’est important de bien définir les termes car ce qui n’est pas nommé n’existe pas. Il faut donc bien parler de sexisme, de patriarcat et de culture du viol. », souligne-t-elle. 

DE VICTIMES À ACCUSÉES

Dans les années 70, les féministes américaines constatent un grand nombre de témoignages autour des violences sexuelles et réalisent qu’il y en a trop pour qu’ils soient analysés comme des faits séparés et isolés. Il faut les rassembler pour comprendre que le viol est systémique dans la société.

C’est là qu’apparaît l’usage du concept de la « culture du viol ». Un concept qui va pourtant disparaître du langage pendant 30 ans, jusqu’à la connexion entre quatre événements. Deux viols collectifs secouent l’actualité étatsunienne. Dans chacune des affaires, soit les violeurs appartiennent à des familles de pouvoir, soit ils sont joueurs de football (lycéens, étudiants).

Dans chacune des affaires rendues publiques, les victimes vont être harcelées et insultées et les violeurs, soutenus et impunis pour le crime en question. Journalistes et membres de la population acculent les jeunes filles d’avoir bu et adulent les jeunes garçons qui sont la fierté de la ville de par leurs prouesses sportives.

Troisième événement : une femme en Inde décède des suites d’une hémorragie due au viol qu’elle a subi. Le message politique lancé à ce moment-là : les gentilles filles qui restent à la maison ne rencontrent pas ces problèmes-là. Alors que des ponts, entre les différentes affaires, se créent mettant en lumière un continuum de violences aux ressorts identiques, survient un quatrième élément, dans un autre registre. Il vient du chanteur Robin Thicke et de sa chanson « Blurred lines », sortie en 2013.

La phrase « You’re a good girl I know you want it » cristallise à elle seule la culture du viol, présumant qu’un homme sait qu’une femme veut du sexe, même si celle-ci semble dire le contraire. « C’est une phrase que beaucoup de filles et de femmes entendent au moment du viol. », signale Valérie Rey Robert.

Dans son livre, elle écrit que « Dans Against our will : men, women and rape, Susan Brownmiller démontre que les violences sexuelles ont été vues comme un moyen de contrôle des femmes en s’assurant par le viol ou la menace de viol de les garder sous le contrôle des hommes : le viol est« un processus conscient d’intimidation par lequel tous les hommes maintiennent toutes les femmes dans la peur ». Le livre fut très mal accueilli tant la thèse semblait scandaleuse à une époque où on pensait le viol comme extrêmement rare. » 

Aujourd’hui, on sait que c’est un demi-million de femmes majeures qui chaque année sont victimes de violences sexuelles, de toute nature, en France métropolitaine. Les chiffres sont accablants : un viol toutes les 8 minutes et moins de 10% des victimes qui portent plainte. Pourquoi ?

Les raisons sont multiples entre le(s) traumatisme(s), la peur des représailles, la peur de ne pas être crues, la peur d’être mal reçues par les forces de l’ordre et/ou les professionnel-le-s de la santé et même par l’entourage mais aussi l’image que la société renvoie aux victimes, les faisant passer pour les coupables. La cause : le sexisme. 

FOURBES, MENTEUSES ET HYSTÉRIQUES…

« On éduque les hommes en pensant que les femmes sont fourbes avec la représentation d’Eve, de Pandore ou encore des femmes fatales des films des années 30. Le personnage de la femme manipulatrice est très ancré et il est très difficile de s’en défaire y compris quand on est une femme. Les femmes ont peur d’être violées et les hommes ont peur qu’on les accuse faussement de viol. Le président Macron s’est fendu d’une déclaration appelant à faire attention aux fausses accusations. Mais peu d’accusations sont fausses. 4% selon le FBI. Alors oui, elles existent notamment de la part des ados, des personnes atteintes d’une maladie mentale ou des personnes qui ont une addiction. Et pourtant, ce sont les publics les plus susceptibles de subir des violences sexuelles. », développe Valérie Rey Robert qui embraye sur le mythe des hystériques :

« On dit que les femmes exagèrent. Les victimes exagèrent très rarement. Elles sont souvent dans le doute permanent, surtout que souvent, elles connaissent le violeur. »

Près de 90% des violences sexuelles sont commises par des personnes de l’entourage. Mais le mythe du prédateur est profondément imprégné dans nos sociétés patriarcales. On a l’image de l’homme qui rode, qui traque sa proie et qui l’attaque de nuit, dans une ruelle sombre, une impasse ou un parking. 

Quand une victime ne décrit pas une agression dans le sillage de cette vision erronée, on la questionne sur sa tenue vestimentaire, sur son comportement, sur son mode de vie. Etait-elle seule au moment des faits ? Portait-elle une jupe ou une robe ? Un décolleté ? N’a-t-elle pas envoyé des signaux à son agresseur ? Avait-elle bu ? Etait-elle droguée ? A-t-elle l’habitude de rentrer seule le soir ? N’a-t-elle pas aguiché son agresseur ? On présume qu’elle a consenti à l’acte sexuel mais qu’elle ne l’a finalement pas assumé :

« Ça fait parti des idées reçues, l’idée que les femmes chercheraient à être violées… On ne peut pas chercher un viol. Si on est dans une situation de fantasme, et que l’on demande au partenaire de simuler une agression sexuelle ou un viol, on est dans le consentement, on n’est pas dans un viol. On crée un scénario avec l’autre, on sait ce qui va se passer, ce n’est pas la même chose ! »

ELLES DISENT NON MAIS PENSENT OUI… MAIS BIEN SÛR !

Autre problématique que la militante décrit dans son ouvrage et dans sa conférence : la pulsion masculine comme signe de virilité. Un homme doit être hétérosexuel et cisgenre et doit avoir envie de sexe en permanence, doit coucher avec de nombreuses femmes et, évidemment, s’en vanter auprès des autres.

« La vérité, c’est que DSK et Baupin, ce sont juste des pauvres types qui insistaient auprès des femmes et les violaient. Ça ne va pas plus loin. », s’indigne Valérie Rey Robert. Selon l’enquête Virage, réalisée par l’Ined depuis 2005, ce sont environ 89 000 viols et tentatives de viols sur des femmes comptabilisés chaque année en France. À 90% par des hommes connus. Et pourtant, subsiste l’idée commune que le viol est commis par un inconnu.

« En tant que femme, on doit se méfier de l’extérieur. La responsabilité du viol repose donc sur les femmes. Elles ne disparaissent pas la nuit à ce que je sache ! Elles ont la trouille. Dans la journée, il y a 50% d’hommes et 50% de femmes dans les transports parisiens. La nuit, 70% d’hommes et 30% de femmes…

Les filles et les femmes sont éduquées par la société entière pour faire attention. L’impact, c’est qu’elles développent tout un tas de stratégies pour éviter de rentrer seules, de rentrer tard, etc. Elles subiront l’opprobre de leurs proches si elles veulent rentrer seules. Vous passez une bonne fin de soirée quand on vous dit ‘Tu ne t’étonneras pas si tu te fais violer’… », développe l’autrice.

Dans les films, les publicités, la littérature ou encore les médias, la culture du viol est omniprésente. Les situations dans lesquelles les femmes disent non mais pensent oui se multiplient. L’idée que les hommes ne peuvent pas résister aussi. Tout comme l’idée qu’il suffit d’insister auprès d’une femme pour qu’elle cède (puisque celle-ci en réalité en a fortement envie mais n’ose pas se l’avouer… évidemment).

Et quand la fille se défend et dénonce les agissements, rebelote : défense du violeur qui ne voulait pas faire du mal mais avait tout simplement mal interprété les signaux, et humiliation et culpabilisation de la victime qui l’a sans doute « bien cherché ». 

CULTURE DU VIOL ET DU RACISME ! 

Sauf dans des cas spécifiques. Si l’homme est atteint de maladie mentale, si l’homme est déjà connu des services de police, si l’homme est très laid ou si l’homme est étranger. Particulièrement s’il est noir ou arabe.

« Au moment de l’abolition de l’esclavage se répandait l’idée que les afroaméricains, s’ils étaient en liberté, allaient violer les femmes. Il y a eu beaucoup d’allégations à ce moment-là et de lynchages. L’idée de l’arabe violeur va perdurer longtemps après l’indépendance de l’Algérie. On sépare donc la gaudriole à la française et le viol barbare (on vise les tournantes dans les cités puisque perdure l’idée depuis le début des années 2000 que les jeunes noirs et arabes de banlieue n’ont rien de mieux à faire que de violer des femmes) des arabes et des africains vus comme des sauvages. », souligne la fondatrice de Crêpe Georgette, qui insiste :

« Il n’y a pas de portrait type du violeur. Il y en a dans toutes les classes sociales, ils n’ont pas de caractéristiques particulières, ce ne sont pas des hommes qui vivent en dehors de la société. Dans toutes les foules, les femmes ne sont pas en sécurité. A la Fête de la bière en Allemagne, les serveuses et les femmes présentes se plaignent d’agressions sexuelles et de viols. Dans tous les lieux réunissant plein de mecs, il y en a ! Lors de la Coupe du monde de football masculin, c’était pareil. »

Et pourtant, ce sont les hommes d’origine – réelle ou supposée - étrangère ou les hommes musulmans qui déclenchent la compassion (envers la victime) de l’opinion publique. Valérie Rey Robert prend l’exemple des agressions de la nuit de la Saint Sylvestre, du 31 décembre 2015 au 1erjanvier 2016, à Cologne en Allemagne, et de Tariq Ramadan en France :

« Des gens qui n’ont jamais donné leur avis sur les violences sexuelles se mettent à faire des éditos très rapidement sur les viols et très longuement sur l’Islam. Pour Tariq Ramadan, il n’y a rien de différent par rapport à d’autres hommes de pouvoir, d’autres hommes politiques qui ont abusé de leur fonction. C’est le cas de Polanski, de DSK, etc. Il n’y a rien de spécifique aux arabes. »

Dans son livre, elle écrit : « Encore aujourd’hui, ce stéréotype raciste perdure et les viols de femmes blanches par des hommes noirs sont davantage décrits dans les journaux américains. Le 17 juin 2015, le suprématiste blanc Dylann Roof entre dans une église de Charleston aux Etats-Unis et tue neuf Africains-Américains. Avant qu’il ne commence à tirer, l’une des futures victimes, Tywanza Sanders, lui demande pourquoi il agit ainsi.

Dylann Roof déclare alors : « Je dois le faire. Vous violez nos femmes et vous prenez le contrôle du pays. » Ces préjugés, particulièrement assassins pour les Africains-Américains dans leur ensemble mais plus spécialement pour les hommes, ont également des conséquences dramatiques pour les femmes africaines-américaines victimes de violences sexuelles. Le ministère de la Justice américain souligne que pour une femme blanche qui porte plainte, cinq ne le font pas. Et pour une femme noire qui porte plainte, il y en a 15 qui s’y refusent. »

Alors, oui, on le répète, on avance parce que les femmes dénoncent davantage publiquement leurs agressions, viols, leurs agresseurs et violeurs. Mais il reste un long chemin à parcourir avant que la prise de conscience, qui commence à peine à titiller les matières grises des un-e-s et des autres, ne s’applique à tout le monde, au quotidien. 

LES RÉSISTANCES AVANT LA PRISE DE CONSCIENCE

Quand Adèle Haenel parle, on l’écoute, on la croit et on la soutient (en majorité, car, forcément, il y a toujours des sceptiques, des défenseurs de la cause mâle, des anti féministes…). Tant mieux, c’est important. Mais quand c’est Madame Toutlemonde qui décrit ce qu’elle a subi de la part de son conjoint, là, on est moins convaincu-e-s.

Pareil, on grince des dents si c’est Madame Jefaiscequejeveux qui veut porter plainte contre son agresseur dont elle n’a pas l’identité complète mais chez qui elle est allée après avoir bu plusieurs verres. C’est capital que des personnes notoires brisent le silence. On a besoin, malheureusement, d’entendre des témoignages pour comprendre les mécanismes des violences sexuelles, surtout quand elles sont orchestrées par des hommes qui usent et abusent de leur fonction et/ou de leur image.

Qu’ils soient le mari, le professeur, le metteur en scène, le député ou l’entraineur. Ils sont le mâle dominant et ils le font savoir. Et savent surtout que, dans la société, règne l’impunité. Combien de David Hamilton, Guillaume Dujardin, Roman Polanski, Harvey Weinstein, Denis Baupin, Bill Cosby et autres se pavanent en toute liberté, détruisant massivement les vies de filles et de femmes ?

En quoi sont-ils différents des soldats qui punissent par le viol les habitantes du pays mis à feu et à sang ? Pourquoi n’arrive-t-on pas à les regarder de la même manière ? Pourquoi les excuse-t-on ? Qu’est-ce qui fait qu’on minimise pour certains et pas pour d’autres ?

« L’injonction à porter plainte est très forte lorsqu’on dit avoir été victime d’un certain type de violences sexuelles ; a contrario nous serons plutôt découragés si les violences vécues ne sont pas considérées comme telles ou minimisées. Toutes les victimes savent qu’elles auront affaire à un entourage dubitatif lorsqu’elles parleront. Il en sera sans doute de même avec la police et le système judiciaire. Les premières réactions d’Emmanuel Macron et d’Edouard Philippe aux hashtags #balancetonporc et #metoo, hashtags et témoignages sur les violences sexuelles subies, furent qu’il fallait faire attention aux possibles mensonges, aux exagérations probables et à ne pas empêcher toute possibilité de séduction entre hommes et femmes ; ces opinions très communément partagées et faisant partie des idées reçues sur le viol contribuent à éviter que les victimes parlent et portent plainte.

Depuis, le réalisateur Luc Besson a été accusé par plusieurs femmes de viols et agressions sexuelles et cela a eu très peu de retentissement en France, y compris dans les médias, à tel point que le New York Timess’est interrogé sur « le silence du cinéma français ». Les acteurs Gérard Depardieu et Philippe Caubère ont également été accusés sans qu’à aucun moment il y ait une couverture médiatique comparable à celle de Weinstein aux Etats-Unis.

En revanche, lorsque l’actrice Asia Argento, fer de lance de #metoo, fut à son tour soupçonnée, le Tout-Paris médiatique et réactionnaire fit des gorges chaudes de l’accusation. Encore une fois, on constatait avec ces réactions le mépris pour les victimes de violences sexuelles. », écrit la militante féministe dans son essai Une Culture du viol à la française

L’AMNÉSIE SÉLECTIVE

On remarquera également qu’en novembre, on l’a déjà mentionné, le cinéma français était bouleversé par le témoignage d’Adèle Haenel qui lançait une véritable dynamique pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles. Quelques semaines plus tard, arrive à l’affiche J’accuse de Roman Polanski.

Et là, on oublie tout. Parce que Polanski bénéficie de l’aura du génie mâle qui offre au monde sa vision extraordinaire à travers ses chefs d’œuvre. Tout ce qu’on a à lui reprocher c’est d’aimer un peu trop les jeunes femmes. Oui, parce qu’un homme qui agresse les femmes, les viole, profite de sa notoriété pour exercer une emprise et les contraindre à des actes sexuels, c’est juste un homme « qui aime trop les femmes ».

Encore cette idée de l’homme viril qui assume sa mission de butiner toutes les jeunes filles en fleur, par pure bonté d’âme et sens du sacrifice. Le débat est lancé : doit-on et peut-on séparer l’homme de l’artiste ? Une nouveauté ? Non, la question est souvent posée, laissant supposer que le problème est réglé. Mais qui invite-t-on à débattre du sujet ? Qui s’exprime ? Les réactions sont effarantes.

De la part d’Arthur Nauzyciel, directeur du TNB qui justifie le maintient des séances au ciné-TNB, de la part de la Ligue des droits de l’Homme qui défend la position d’Arthur Nauzyciel ou encore de la part de Paris Matchqui titre en Une une citation de Polanski, qui accorde une interview exclusive : « On essaie de faire de moi un monstre ».

Du côté d’Harvey Weinstein, même topo. Fin décembre, il voit le début de son procès arriver à grande vitesse (pas comme lui, qui arrive au tribunal en déambulateur). Récemment opéré du dos, il « accepte » une interview dans le New York Post, dans laquelle il dévoile son sentiment « d’avoir été oublié ».

Pauvre de lui ! Lui qui a été « pionnier », comme il le dit, en matière de droits des femmes à Hollywood. Pas étonnant que leur stratégie de défense ou de communication joue sur la victimisation de leur propre personne…

« Il faut cesser la solidarité avec ces hommes. Ce n’est pas facile de renoncer à cette virilité mais c’est la seule chose à faire si on veut être un allié des féministes. Le viol ne concerne pas uniquement les filles. »

Elles sont plus nombreuses à subir des agressions sexuelles et des viols, c’est certain. Mais ce n’est pas « un problème de filles ». C’est un problème de société, infusée dans la culture du viol. Cette même culture du viol qui vise à penser que les hommes ne sont pas violés. Le viol est une arme punitive. Un acte de sanction. D’humiliation. De destruction

. Parce qu’il est homosexuel, transgenre, non binaire, étranger, pas dans la norme, un homme peut être victime d’agressions sexuelles et/ou de viols. Et on peut même en rire, paraît-il !

Au cours de sa conférence, donnée dans le cadre des Mardis de l’égalité, Valérie Rey Robert diffuse un extrait du film Gangsterdam, de Romain Levy, avec Kev Adams. Dans la scène, un homme menace deux autres avec une arme, pendant que ses copains se retournent pour ne pas voir ça.

Un des amis, visiblement très préoccupé par le sort des deux méchants à deux doigts de se faire buter, propose alors une alternative plus soft : qu’un des gangsters suce l’autre gangster. Ces derniers n’ont pas du tout envie mais sont quand même bien soulagés de ne pas crever. Tout est bien qui finit bien...

Dans la joie et la bonne humeur, on est censé-e-s assister à cette scène de fellation forcée, donc de viol, dans un climat très homophobe ? Le film, diffusé en mars 2017, qui parle de « viol cool » a heureusement fait un flop. Mais peut-on se réjouir que seulement 370 000 personnes (principalement des ados) aient vu cette scène (sans parler de toutes les autres répliques qui seraient apparemment de même acabit concernant les arabes, les juifs, les prostitués, etc.) ?

Quand arrêtera-t-on de produire et de diffuser des films qui contiennent des signes forts de la culture du viol, mais aussi de racisme et de LGBTIphobie ?

On ne peut pas cautionner que ce soit la confusion entre violences et sexualité, le soi-disant flou autour du consentement (la fameuse zone grise), ce pseudo humour qui en fait reflète exactement ce que pensent les personnes qui écrivent le scénario, réalisent le film et jouent les rôles des personnages… Il nous faut regarder les œuvres artistiques avec un autre regard. 

ÉCOUTER LES FEMMES

Et écouter celles qui à un moment donné ont été victimes. Et surtout ne pas s’arrêter aux idées reçues que l’on a autour du viol, comme l’explique Valérie Rey Robert dans son ouvrage :

« Entretenir la culture du viol ne signifie évidemment pas qu’on est soi-même un violeur. Lorsque la créatrice de mode Donna Karan dit, en défense d’Harvey Weinstein, que « les femmes cherchent les ennuis en s’habillant de cette manière », elle entretient la culture du viol en alimentant une des plus vieilles idées reçues en la matière. Mais, bien sûr, elle ne viole personne par cette parole. Il convient donc bien de dissocier les deux. Entretenir la culture du viol signifie que par ses mots ou ses actes on entretient un climat où la victime est culpabilisée et le violeur excusé, pas qu’on viole. »

Par des mots, par des actes ou par de l’indifférence. Quand on parle d’un viol, notre esprit se réfère à un schéma construit sur des idées reçues. La femme est blanche, porte une jupe ou une robe, rentre seule chez elle la nuit, l’homme est racisé, issu de la classe populaire, en situation de précarité, et a surement un physique « atypique » ou banal.

La femme est entièrement dans la norme de beauté : hétéro, cis, mince, sans handicap physique ou mental. Sur le site de Nous Toutes 35, le jour de la manifestation, on peut lire l’intervention des Dévalideuses, un collectif féministe qui lutte contre les idées reçues sur le handicap :

« Aujourd’hui nous défilons pour protester contre toutes les violences que nous subissons. Nous toutes. Enfin, sauf les femmes handicapées. C’est comme les vieilles, on va éviter d’y regarder de trop près, et on va aussi éviter de les imaginer avec des relations sexuelles, c’est trop dérangeant. Et puis de toute façon, personne n’oserait leur faire du mal, n’est-ce pas ? Vous y croyez vraiment ? Qu’une population fragilisée comme celle-ci constituée de personnes dépendantes aux soins, soit épargnée des violences physiques et sexuelles perpétrées par les hommes ? Avec le handicap, le catalogue des violences s’agrémente de mille possibilités. »

Elles listent rapidement, mais efficacement, les difficultés que vont rencontrer les femmes handicapées qui dénoncent les violences sexuelles subies :

« Peu importe votre handicap, votre déposition ne sera pas entendue par la police. Vous serez infantilisée et poussée vers la porte dès la première manifestation de votre différence. (…) Le milieu médical ne sera pas en reste. Racisée, votre douleur ne sera pas prise au sérieux. Queer, transgenre, ces sujets là seront balayés d’un revers de la main. Vous êtes handicapée, c’est déjà bien assez. »

Les militantes poursuivent leur discours : « Et puis bon, violer une femme handicapée, c’est presque lui faire une fleur, personne ne voudrait d’elle sans ça. Les hommes consentant à être en couple avec des femmes handicapées sont un peu des héros à leur manière non ? »

Les Dévalideuses appellent à la réflexion, à l’écoute et à la sororité. « Malgré ce climat délétère, nous vivons des romances, des histoires de cul et des histoires d’amour. Mais l’inquiétude est là, omniprésente, et le prix de la confiance donnée tellement élevé. Si vous décidez d’officialiser votre couple, votre AAH sera réduite à peau de chagrin, et votre subsistance totalement dépendante de votre conjoint. Vous connaissez les difficultés à quitter un mari maltraitant.

Ajoutez-y le ou les handicaps de votre choix, et vous aurez une vague idée de ce qu’une trop grande partie des femmes handi vivent. C’est pourquoi nous faisons entendre notre parole en cette journée dédiée à la lutte contre les violences faites aux femmes, et appelons à plus d’inclusion et de sororité dans les milieux féministes, et à terme dans la société dans son ensemble. Merci de nous écouter et de faire porter nos mots. »

TOLÉRANCE SOCIALE ET SEXISME AMBIVALENT

En janvier 2019, le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes publiait pour la première fois un état des lieux du sexisme en France. L’occasion, s’il y a encore à le prouver, que le sexisme persiste et surtout qu’une « tolérance sociale » face à ce sexisme perdure.

Cette tolérance sociale s’applique dans ce que l’on voudrait considérer comme des détails du quotidien – et qui sont en fait très révélateurs de la puissance et de l’impact du sexisme – mais aussi dans les affaires de violences physiques et sexuelles. En pensant que ce n’est pas si grave, qu’il y a des sujets plus préoccupants et prioritaires, qu’on n’est pas concerné-e parce qu’on est un homme ou parce qu’on est une femme, blanche, mince, hétéro, cisgenre, etc.

Parce qu’aucun domaine, aucun secteur d’activités, n’est épargné par le sexisme, la lutte contre ce fléau est essentielle. Déconstruire les idées reçues et leur degré d’imprégnation dans les mentalités est un travail minutieux, qui demande rigueur, engagement et patience. Ça demande aussi de se répéter sans cesse.

Répéter que le sexisme, comme le dit Danielle Bousquet, présidente du HCE f/h, « n’est pas une fatalité et n’a rien de naturel », c’est une construction sociale inculquée depuis la petite enfance. Parce que fin 2019, on parle toujours différemment aux petites filles et aux petits garçons qui n’ont toujours pas accès à une répartition équitable des espaces tels que les cours de récréation. On pense encore qu’elles sont plus douces et maternelles et qu’ils sont plus bruyants et forts.

On pense encore que ce qu’on leur dit à cet âge-là et que les jouets qu’on leur donne, en fonction de leur sexe et de leur genre, n’ont pas d’incidence sur la manière dont ils et elles vont se percevoir et évoluer avec cette vision. L’éducation est genrée. La société est genrée. Dans Une culture du viol à la française, Valérie Rey Robert reprend une citation de Marie Sarlet et Benoit Dardenne pour exprimer l’idée d’un sexisme ambivalent :

« La coexistence du sexisme bienveillant et du sexisme hostile crée le sexisme ambivalent : ‘Être à la fois hostile et bienveillant est d’une efficacité redoutable pour maintenir son groupe dans son état de subordination.’ »

Ce sexisme ambivalent se retrouve à chaque période durant laquelle on note des avancées capitales pour les droits des femmes. Des périodes troubles, voire chaotiques, mais néanmoins clés dans les luttes et les progrès opérés. 

L’IMPORTANCE DE NOMMER

Multiplier les voix de celles qui ne sont pas entendues, rendre visible ce que l’on ne veut pas voir. Le 23 novembre, sur l’esplanade Charles de Gaulle, Olga monte sur le camion de l’organisation et prend le micro : « Je suis citoyenne, je suis française, je suis victime de violences conjugales. Le 11 septembre 2019, je suis partie de la maison. »

Elle a été étranglée dans la salle de bain par son compagnon. Elle a demandé de l’aide, on lui a dit de porter plainte et d’aller à l’hôpital. Elle a posé plusieurs mains courantes, appelé le 3919, obtenu des certificats médicaux, sans que « rien ne se passe », si ce n’est dans la sphère intime, où elle est violentée physiquement, psychologiquement, sexuellement et économiquement. Pendant 3 ans.

« Je suis allée voir des assos, voir le psy, j’ai un avocat, rien ne se passe. Mes plaintes sont là-bas depuis 1 an et demi. Monsieur manipule tout le monde. Il faut se battre, il faut déposer plainte tout de suite. Parler autour de vous sur ce que vous fait Monsieur à la maison, le dire à ses ami-e-s, le dire à ses collègues. »
conclut-elle, fortement applaudie par la foule.

Il en faut du courage pour prendre la parole et livrer le récit des violences subies, que ce soit une fois ou à plusieurs reprises. Car comme le souligne la pièce de théâtre Concerto pour salopes en viol mineur– présentée par la compagnie brestoise La divine bouchère au Tambour de Rennes 2 le 26 novembre, à la suite de la conférence de Valérie Rey Robert – celles qui osent s’exposent au regard apitoyé de la société, d’abord en tant que victime, ou plutôt en tant que pauvre chose, puis rapidement elles entendront ce que répète la voix off :

« Salopes de putain d’allumeuses en string léopard qui te disent non mais pensent oui, qui te provoquent du regard et qui pleurent quand tu leur rentres dedans. »

Les comédiennes le disent : « C’est un jeu sans règles dans lequel tu n’as pas la moindre chance de gagner. » Mais rappelons-nous, ce n’est pas une fatalité et la pièce s’achève sur la notion de résilience :

« Je suis une guerrière parce que j’ai dit alors qu’on voulait que je me taise. Parce que je refuse d’être la petite chose meurtrie que la société voudrait. J’ai trouvé moi-même la rédemption. J’ai mon casque et mon armure. C’est pas poli mais j’ai gueulé comme un animal mutilé par sa blessure. J’ai dit les mots qu’on veut taire. J’ai dit « viol » et j’ai dit « je » ! »

Evidemment, on peut transposer, il n’y a pas que le viol dont la loi du silence vient à être brisée. Les menstruations, les inégalités salariales, la charge mentale, les assignations genrées, les injonctions paradoxales, l’endométriose, la ménopause, la domination masculine, la précarité, la sexualité, la vulve, le clitoris, l’orgasme et on en passe. Les sujets sont variés mais leur point commun est qu’ils ont été rendus tabous.

Parce que comme disait Simone de Beauvoir, « nommer, c’est dévoiler et dévoiler, c’est agir ». L’animatrice de France Inter Giulia Foïs, le 19 septembre dernier, tape à juste titre un coup de gueule intitulé « Le viol n’est pas une sexualité », dans lequel elle rappelle justement cette citation et y ajoute celle d’Albert Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter du malheur au monde ».

Les mots ont un sens et le langage est révélateur de la société. Encore une fois, oui, on avance. On reconnaît désormais le terme « autrice » qu’Aurore Evain révèle dans ses conférences comme n’étant pas récent, et on féminise les noms de métiers. C’est un début.

Un début de prise de conscience que les femmes ont leur place dans tous les secteurs de la société. Elles sont la moitié de l’humanité, il est impossible de conserver cette règle patriarcale prétendant que le masculin l’emporte sur le féminin. Sinon, on invisibilise les femmes et non, ce n’est pas un combat secondaire.

Le langage est utilisé au quotidien et fait passer dans l’inconscient collectif des messages forts. Si la gent féminine est évincée de la langue française, elle est amputée par conséquent de son droit à la parole. Ainsi, dans sa chronique, la journaliste a raison d’insister à propos des termes employés dans une étude américaine sur le consentement dévoilant qu’aux Etats-Unis « plus de 6,5% des femmes ont connu un premier rapport non consenti. » Elle s’indigne :

« Ça s’appelle un viol. Pas un rapport non consenti. Même si c’est plus doux. Même si c’est plus joli. »

Et note que le silence protège toujours les agresseurs. 

LES MOTS ONT UN SENS

Tuer une femme parce qu’elle est femme est un féminicide et non un drame passionnel. Depuis septembre, dans plusieurs villes en France, des militantes placardent des mots pleins de sens sur les murs et les trottoirs, sous forme de collages et de pochoirs. À Rennes, on ne peut pas passer à côté :

« On ne veut plus compter nos mortes », « Lucette, 80 ans, tuée par son mari, 84eféminicide », « Papa, il a tué maman », « Honorons nos mortes, luttons pour les vivantes, le 23/11 sortons dans la rue », « On ne tue jamais par amour », « Espérance de vie des femmes transgenres noires : 35 ans », « Elle le quitte, il la tue », « Féminicides : police complice », « Vanessa 36 ans tuée par balle par un client 2018 », « 109 hommes ont tué leur (ex) femme », « Voilée ou pas, c’est mon choix », « Dans 40 féminicides, c’est Noël » ou encore « On ne nait pas femme on en meurt », « Le sexisme est partout nous aussi »,« Violeur à ton tour d’avoir peur ».

Ces mots, ces phrases, ces vérités, il faut les lire, les entendre, les comprendre. Ce ne sont pas des « slogans chocs » comme l’écrit Le parisien, c’est une sombre réalité. Pour ces affichages, effectués sans autorisation, plusieurs militantes des Collages Féminicides, notamment à Paris et à Lyon, ont été interpellées par les forces de l’ordre. Les membres des collectifs s’interrogent :

« Nous mettons trois minutes à coller nos affiches et les forces de l’ordre réussissent à intervenir dans ce temps record. Pourquoi ne se déplacent-elles pas si vite quand des femmes en danger les appellent à l’aide ? »

Mettre des mots sur les difficultés, sur les situations spécifiques, sur les paradoxes, sur les freins, les empêchements, les tabous. Sur nos vécus. Le 28 novembre 2019, à la Maison des Associations, le groupe d’entraide Le poids des maux, en lien et avec la Société bretonne de psycho criminologie et psycho victimologie, organisait le 2ecolloque inversé, dans le cadre du 25 novembre à Rennes.

Cette journée se nomme : « Ça s’appelle violences conjugales… et après ? » Oui, les mots ont un sens. « Violences conjugales, ce sont des mots faciles à prononcer mais ce n’est pas si simple de les entendre et c’est plus compliqué encore de les comprendre. Pour les personnes qui vont témoigner, je préfère parler d’anciennes victimes car on n’est pas des victimes ad vitam aeternam. », signale la créatrice du groupe d’entraide en guise d’introduction.

Elle laisse ensuite la parole à la présidente d’honneur du colloque inversé. Muriel Salmona est psychiatre et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie. Personnalité engagée, elle est reconnue par la presse en tant qu’experte. Pour elle, il faut « échanger, parler ».

Elle partage le constat que beaucoup de choses se sont passées en cette année 2019 et rend hommage aux 138 femmes (décompte au 28 novembre) tuées depuis le début de l’année par leur conjoint ou ex-conjoint :

« Pourquoi, pourquoi, pourquoi le terme féminicide s’est vraiment imposé en 2019 ? C’est grâce aux professionnel-le-s et aux médias qui ont fait l’effort de mieux nommer. Surtout, ce sont toutes les personnes qui ont été victimes qui font avancer les choses, qui se battent, qui se mobilisent. Toutes les lois qui ont changé la donne ont été votées grâce aux victimes. Ce colloque est dans cette lignée, dans l’importance de ce qui a à être révélé, changé, reconnu. »

BRISER LA LOI DU SILENCE

Oui, on voit poindre à l’horizon une prise de conscience de la société, un réveil des politiques (nous, on dirait plutôt de la récupération…) qui ont ainsi organisé plusieurs mois durant le Grenelle des violences conjugales et une mobilisation plutôt solide et solidaire. Muriel Salmona en appelle tout de même à la prudence :

« Souvent, les faits sont connus des forces de l’ordre mais les femmes et les enfants ne sont pas protégé-e-s. Il y a une absence de prise en compte de la gravité de ce qu’elles vivent. »

Des mesures, à la suite du Grenelle, ont été annoncées. Mais le travail est immense et la psychiatre en rappelle les grandes lignes : prendre en compte, dans le décompte, les tentatives de meurtres, ne pas reconnaître les agresseurs comme des bons pères, prendre en compte les conséquences psychotraumatiques dans la nécessité de soins – « Ça ne viendrait à l’idée de personne de ne pas soigner quelqu’un qui a une fracture ! Là ce sont des atteintes neurologiques mais c’est pareil. » - ne jamais abandonner aucune victime de violences, passer par le soin, passer par l’information (et la solidarité sur les réseaux sociaux)…

« La mobilisation se met en place mais on est encore loin du compte. » Assises à ses côtés, plusieurs femmes sont présentes sur la scène pour témoigner de leurs vécus. « Il y a 15 ans, j’ai rencontré le prince charmant. C’est pas marqué sur leur front qu’ils vont vous détruire entièrement. Je viens d’arriver à Bordeaux, je suis déjà isolée. J’ai un bon terrain car j’étais victime de viol déjà. Dès le début, je commence à beaucoup attendre, attendre, attendre et à m’en vouloir. La première soirée a été en fait un viol, je m’en suis rendue compte 14 ans après. », déclare Julie qui ouvre la première table ronde « Comment en arrive-t-on à pouvoir se dire victime de violences conjugales ? ».

Elle tombe amoureuse. La première insulte arrive au bout de 6 mois, un soir en boite. « Là, je me dis que je suis nulle, que je ne vaux rien, que je ne suis qu’une pute. J’intègre ces paroles-là à mon manque de confiance en moi. Malheureusement, je tombe enceinte. Heureusement, la nature est bien faite et j’avorte. Je change d’appartement, il veut les clés. Il vient juste pour me violer. Il m’insulte, me détruit psychologiquement et sexuellement. Je suis capable d’avoir des réactions envers les autres mais je suis incapable de conscientiser sur le mec avec qui je suis. », poursuit-elle.

Le déclic survient après un nouvel an. Il arrive à 23h55, l’insulte, la déshabille, la viole avec un couteau, la met devant le miroir en lui disant qu’elle est moche et il la douche :

« Et puis, j’oublie. C’est là où je me suis dit qu’il y avait un problème. Mettre les mots dessus, ça a mis 14 ans. »

Une deuxième Julie enchaine avec le récit de son expérience. Elle a une fille de 7 ans et est partie depuis 3 ans et demi. Elle se dit de nature optimiste, très positive, « la petite nana d’1m50 qui ne lâche jamais. » Ce jour-là, à la Maison des Associations, elle s’exprime :

« J’ai envie de pouvoir parler librement, sans avoir peur. Je ne sais pas depuis 2 ans où est le père de ma fille, il m’a menacée de mort 30 ou 40 fois, j’ai été battue, je suis terrifiée. J’ai tout à apprendre encore. Je m’autorise à avoir rien compris, j’accepte de partir de 1. Je suis fière d’avoir réussi à protéger ma fille. Une partie de moi est morte là-bas. Une autre est là et veut vivre et non plus survivre. »

Elle raconte qu’elle entend encore ses pas traverser l’appartement alors qu’elle vient de lui écrire une lettre lui expliquant ce qu’elle ressentait. A peine le temps de mettre sa fille de quelques mois dans son lit et il l’attrape et lui fait manger sa lettre. Aurore, elle, confie à l’assemblée - constituée de professionnel-le-s sociaux, de psychologie mais aussi des forces de l’ordre, de la justice, de la santé, de victimes de violences conjugales et d’emprise et de personnes se sentant concernées par le sujet - qu’elle n’a pas réussi à protéger sa fille.

Enfant, elle a rencontré des problèmes de santé, a grossi et a vécu du harcèlement scolaire. « Quand cet homme est tombé amoureux de moi, la faille était là et je me suis laissée avoir. Il m’a mis une claque la première fois parce que je n’étais pas d’accord avec lui. Il s’est excusé. Je suis tombée enceinte. Il était adorable au début. Ils le sont tous au début. On habitait chez mes parents, on a pris notre propre appartement et c’est là que ça a vraiment commencé. », dit-elle.

Il la bouscule, elle lui trouve des excuses. Elle cherche du travail, ses amis à lui disent que sa place à elle est à la maison. Il lui tire les cheveux, lui crache à la figure :

«Puis les coups sur la tête. C’était de pire en pire, je me retrouvais régulièrement au sol. Il y a des moments où on attend juste que ça passe. On n’est plus là moralement. On ne ressent rien, ça vient après. » Il crache au visage de sa fille lorsque celle-ci a 3 ans. Elle décide de partir pour de bon. « J’ai tout fait pour que ce mari et ce père ne puisse pas m’approcher. Personne n’a voulu m’écouter dans les institutions. Il s’en est pris à ma fille sexuellement parlant, elle avait 6 ans. Il s’en est sorti tranquillement, je dirais. », conclut-elle. 

LES HOMMES, TOUJOURS LES HOMMES

Au tour de Rachel de relater son histoire. Pas le temps, elle est interrompue par une autre intervenante qui tient à préciser que là, les témoignages viennent de femmes mais que cela arrive également aux hommes. Et tient à préciser aussi qu’elle était signataire de la tribune sur la liberté d’importuner.

C’était en janvier 2018. Dans Le Monde paraissait une tribune signée par un collectif de 100 femmes qui dénonçaient – à travers les hashtags Metoo et Balancetonporc – « une justice expéditive (qui) a déjà ses victimes, des hommes sanctionnés dans l’exercice de leur métier, contraints à la démission, etc., alors qu’ils n’ont eu pour seul tort que d’avoir touché un genoux, tenté de voler un baiser, parlé de choses « intimes » lors d’un diner professionnel ou d’avoir envoyé des messages à connotation sexuelle à une femme chez qui l’attirance n’était pas réciproque. »

Culture du viol, quand tu nous tiens ! À la française, ajouterait Valérie Rey Robert, la tribune commençant ainsi : 

« Le viol est un crime. Mais la drague insistante ou maladroite n’est pas un délit, ni la galanterie une agression machiste. »

Encore une fois, les mots ont du sens. L’article parle de « drague insistante ou maladroite », au même titre que l’étude américaine parle de « rapport non consenti ». On ne nomme pas exactement le problème. Dans le premier cas, il s’agit de harcèlement de rue (ainsi que de harcèlement moral et/ou sexuel au travail, dans les transports en commun, etc.), dans le second, de viol. 

On peut même ajouter qu’on entend encore parler de « femmes battues ». Il s’agit là de violences conjugales, un terme qui marque non seulement que les violences surviennent au sein du couple et sont effectuées par le partenaire mais aussi que les coups ne sont pas uniquement physiques, ils peuvent être psychologiques, sexuels, économiques, etc., et même tout ça à la fois. À chaque fois, le phénomène se produit majoritairement des hommes envers les femmes.

Rappeler fréquemment que certains hommes en sont victimes eux aussi, c’est nier l’effet de masse, la culture du viol, et c’est nier que la domination masculine est un système. On montre là à quel point hommes et femmes ont intégré la culture patriarcale, avec ses assignations, ses injonctions, ses paradoxes, ses violences et ses conséquences, mais aussi à quel point on craint - si en parlant des vécus spécifiques aux femmes on ne souligne pas que TOUS les hommes ne sont pas des connards – d’être étiquetée féministes anti-hommes.

Ce sont pourtant ces deux points-là, qui sèment souvent le trouble dans les esprits, qu’il faut combattre. Non, être féministe, revendiquer son droit à se balader tranquillement dans la rue sans être harcelées, son droit à s’approprier son corps, son droit à faire ses propres choix concernant sa carrière, sa vie sociale, sa vie familiale, son droit d’être reconnue en tant qu’individu (et pas en tant qu’objet, qu’elle n’est pas), son droit à la parole, son droit d’être valorisée pour son expertise, son droit d’être qui elle est (et non qui elle doit être) avec sa personnalité à elle, sa couleur de peau, sa tenue vestimentaire, sa religion ou non, ses comportements, son orientation sexuelle, son origine sociale, son groupe social, sa profession, etc. ne veut pas dire être contre les hommes. Les féminismes amènent à déplacer le regard, depuis trop longtemps androcentré, ethnocentré et hétéronormé. 

NON, LES FÉMINISTES NE SONT PAS DES RABAT-JOIES

On dit que désormais, les femmes parlent. Elles ont toujours parlé mais n’ont pas été écoutées. N’ont pas été médiatisées. Voilà, ce qui change. L’écoute, l’intérêt et le relais que l’on apporte maintenant aux témoignages. Il faut écouter, il faut entendre. Que ce soit le premier réflexe.

Celui qui remplace la remise en cause, les questions accusatrices, la curiosité malsaine. Il faut être critique, c’est certain. Pas envers les femmes qui relatent les violences sexistes et sexuelles subies mais plutôt envers un système vicieux qui se dédouane sans arrêt de ses responsabilités et se répètent de génération en génération. Soyons attentives et attentifs à ce qui se joue autour de nous.

Entre effet de communication, marketing (et pinkwashing), récupération et procédés bien ficelés depuis des lustres, il y a de quoi se faire avoir vite fait et en beauté. La lutte pour l’égalité entre les individus se doit d’être exigeante. Non, les féministes ne sont pas des rabat-joies. Elles réclament le droit à l’égalité, au respect et à la dignité. Et pour cela, elles pointent et interrogent ce qui tend et sous-tend les relations entre les hommes et les femmes.

Elles revendiquent leur liberté et brisent au fur et à mesure les tabous et les silences qui figent chaque idée reçue dans le marbre du patriarcat et du capitalisme. Elles témoignent, démontrent, expliquent, enquêtent, relatent, analysent, dénoncent, expérimentent, et concluent : rien ne différencie l’homme de la femme, si ce n’est son sexe (et encore est-ce un critère finalement ?).

Elles décryptent alors les freins et les mécanismes, communs à toutes les oppressions, et les étalent sur la place publique. En réaction, méprise, humiliation et condamnation. Elles disent non, elles disent stop. Le 23 novembre 2019, la marée violette a battu le pavé. C’était beau, exaltant, grisant.

Parce que ce jour-là, la mobilisation symbolisait ce nouveau tournant dans les combats féministes, qui s’installe depuis plusieurs années déjà. Un nouveau souffle, peut-être. Le 24 novembre, le journal Sud Ouesttitre en Une : « Ils crient ‘Assez’ ». L’enthousiasme retombe comme un soufflé. Pas parce qu’une publication a le pouvoir de nous ruiner le moral mais parce que, comme d’habitude, « le masculin l’emporte sur le féminin ».

Quelques jours plus tôt, en ouvrant l’édition du dimanche du Télégramme, on s’attarde sur la Une du journal des sports. Que des mecs. Non, une femme apparaît également. On compare les titres. Concernant les hommes : « Brest tombe sur deux as », « Nicolas Benezet : C’est l’Amérique », « Cycle cross : championnat d’Europe Van der Poel attendu », « Guingamp : merci Nolan Roux ! » et « Voile : Brest Atlantique : de la casse sur « Macif » ».

Concernant la seule femme : « Handball : Isabelle Gullden : maman est de retour ». Grosse claque. On lit le résumé :

« Alors que le Brest Bretagne Handball affronte Buducnost (Monténégro) ce dimanche en Ligue des champions, l’internationale suédoise Isabelle Gullden retrouve peu à peu ses marques, après avoir donné naissance à son fils en juillet dernier. »

S’INTÉRESSER À LA MOITIÉ, OUBLIÉE, DE L’HUMANITÉ

Ce ne sont pas des exemples isolés. Combien de médias se contentent de faire les gros titres avec le décompte des féminicides pour se donner bonne conscience ? Combien de médias réfléchissent au nombre d’expertes interrogées ? À l’image qu’ils renvoient en ne prenant pas soin de penser que les mots ont un sens ?

Combien de radios ou de chaines de télévision diffusent des émissions bourrées de clichés sexistes, racistes, LGBTIphobes, grossophobes, handiphobes, etc. ? De spectacles ou de sketches d’humoristes qui trouvent drôles de rabaisser et d’humilier les femmes, les étrangers, les homosexuels, les handicapés, etc. ?

La culture du viol repose sur le sexisme latent et la tolérance sociale envers les inégalités et les discriminations. Alors, oui, on avance. Parce que les femmes se sont battues et se battent toujours pour un meilleur accès à l’information, à une information de qualité, et pour la diffusion de cette information.

Parler de sexualité, de règles, d’endométriose, de viols, d’agressions sexuelles, d’épilation, de masturbation, de transidentité, d’intersexuation, de féminicides, de violences conjugales, de charge mentale, d’inégalité salariale, d’emprise, d’abus de pouvoir, de complexes, de normes, de transgression des normes, d’homosexualité, de parentalité, de religion, de la déconstruction de la féminité, d’homoparentalité, de PMA pour tou-te-s, de harcèlement, de féminisation de la langue, d’écriture inclusive, de racisme, de liberté, de droits, de choix, de minceur, d’obésité, de corps en tout genre, de prostitution, de l’allongement du congé paternité, d’avortement, de stratégies d’évitement, de précarité menstruelle, de manspreading, de vulve, de clitoris, de vagin, de contraception, du voile, etc. ça fait partie de la vie de 50% de la population mondiale.

C’est important d’en parler. Sans juger. Juste écouter, se renseigner, s’interroger sur ce qui constitue le quotidien de la moitié de l’humanité. Laisser s’exprimer pleinement les personnes concernées (parce qu’on peut aussi écouter un débat sur les féminismes entre Eric Zemmour, Christophe Barbier, Eugénie Bastié et Catherine Millet, mais là, ça n’apporte rien à part des souffrances et une furieuse envie d’en finir avec la vie).

Ne rien lâcher. C’est compliqué, surtout quand la justice nous met des bâtons dans les roues en ordonnant le réaffichage de la campagne anti-IVG dans les gares parisiennes. Derrière les panneaux « La société progressera à condition de respecter la maternité », « La société progressera à condition de respecter la paternité » et « La société progressera à condition de respecter la vie » se trouve Alliance Vita, « association pour la dignité humaine qui vient en aide aux personnes fragilisées par les épreuves de la vie ».

« On ne nait pas femme, on en meurt », signale un message du collectif Collages Féminicides Rennes. Elles haussent le ton, les féministes. Et elles ont bien raison. De faire retentir leur voix à l’unisson dans le Roazhon Park en chantant L’Hymne des femmes avant un match de coupe du monde, en instaurant un nouvel hymne mondial grâce à la chorégraphie Un violador en tu camino (Un violeur sur ton chemin) du collectif féministe chilien Las Tesis.

Bien raison de faire des chroniques sur les sexualités, d’exposer la multiplicité des corps, de manifester, d’enquêter sur les violences sexuelles et sexistes dans tous les domaines d’activités, de compter et de comptabiliser en pourcentage le nombre de femmes et le nombre d’hommes dans chaque secteur, de dénoncer les inégalités, de parler de leurs vécus, de dire non, de résister, de s’opposer, d’exiger de meilleures conditions de vie pour elles mais aussi pour eux et les générations à venir, de protéger la planète, de faire ce qui leur plait. Nous ne sommes qu’aux prémices d’une (lente) révolution sociétale. Ne soyons pas dupes, ne lâchons rien.

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Féministes : la lutte s'intensifie
Les voix de la colère
Priorité du quinquennat...

Célian Ramis

Affaire Dreyfus : "S'il n'y a pas des femmes pour parler des femmes, il ne se passe rien !"

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À l’occasion des 120 ans de la révision du procès Dreyfus, l’association Histoire du Féminisme à Rennes organise le 30 novembre une visite guidée sur la thématique « Femmes et procès Dreyfus à Rennes en 1899 ».
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À l’occasion des 120 ans de la révision du procès Dreyfus, l’association Histoire du Féminisme à Rennes organisait le 21 septembre dernier, une visite guidée sur la thématique « Femmes et procès Dreyfus à Rennes en 1899 ». Françoise Bagnaud et Françoise Tyrant, co-présidentes d’Histoire du féminisme à Rennes, nous racontent les rôles qu’ont joué les femmes dans ce contexte.

(Une autre visite est prévue le samedi 30 novembre à 14h30 / Inscription gratuite par mail à histoire.feminisme.rennes@gmail.com, en précisant votre numéro de téléphone). 

YEGG : Qu’est-ce qui a incité à développer cette thématique dans les visites guidées de l’association Histoire du féminisme à Rennes ? 

HFR : Histoire du féminisme à Rennes est une association qui cherche à promouvoir les femmes qui sont souvent invisibilisées, et qui d’une manière ou d’une autre ont été importantes pour la ville de Rennes. Ce qui nous a amené à cette thématique, soyons claires, c’est une idée de André Helard, historien et adhérent de l’association avec lequel on a déjà travaillé sur l’hommage à Colette Cosnier, qui était sa compagne, et qui nous avait aussi aidé pour une visite guidée autour de Louise Bodin.

Lucie Dreyfus n’est pas une femme féministe dans le sens où on l’entend aujourd’hui, même si l’histoire l’a amenée à subvertir sa posture de mère et de femme qui subissait car elle a été très active dans le soutien à son mari, soutien épistolaire et puis soutien parce qu’elle était tutrice de ses enfants.

Aussi, grâce aux recherches de Colette Cosnier et d’André Helard, ont été mises en lumière les femmes qui ont accueilli la famille Dreyfus et les Dreyfusards, y compris la section des Droits de l’Homme avec Victor Basch et Hélène Basch. Et puis surtout aussi, ce qui nous a beaucoup intéressé mais qui paradoxalement ne sont pas des femmes rennaises, ce sont les journalistes de La Fronde, premier journal féminin féministe, créé et dirigé par des femmes. 

Au moment du procès, ça a été la première fois que les reporteresses de La Frondes ont venues sur le site et ont été reconnues comme telles. Il y avait Marguerite Durand, Séverine et Jeanne Brémontier. Tout ça, ça nous amené à faire des recherches. 

Par ailleurs, il se trouve qu’à Rennes, il y a le fonds Dreyfus, et les Amis du musée de Bretagne nous ont aidé à retrouver des correspondances et des documents. On s’est rendu-e-s compte qu’on avait largement matière à faire une visite guidée. Et parallèlement, on a été sollicité-e-s par la Ligue de l’enseignement pour intervenir sur le même thème au centre pénitentiaire des hommes et au centre pénitentiaire des femmes, ce que nous avons accepté.

Quand auront lieu les interventions dans les prisons ? 

Il y en a une au mois de novembre et une au mois de décembre. Je vérifie dans mon agenda : c’est le 29 novembre au centre pénitentiaire des femmes et le 18 décembre au centre pénitentiaire des hommes.

Pour la visite guidée, nous avons composé un groupe de travail avec 4 personnes, les deux co-présidentes d’Histoire du féminisme à Rennes, Françoise Tyrant et moi-même, André Helard et une adhérente, Mireille.

Pour entrer dans le vif du sujet, quel était le rôle de Lucie Dreyfus ?

Le rôle de Lucie Dreyfus était assez clair : c’était d’abord l’épouse du capitaine Dreyfus et la mère de leurs deux enfants. Ça a d’abord été son rôle principal. Lucie Dreyfus n’était pas une femme féministe, elle a d’ailleurs eu du mal avec les journalistes de La Fronde qui elles étaient féministes. 

Elle s’est comporté pour les uns comme une épouse ou une mère modèle, elle a été une femme qu’il fallait soutenir parce qu’elle était malheureuse, d’autres l’admiraient parce qu’elle restait digne, qu’elle continuait à défendre son mari. En même temps, c’est aussi une femme qui a largement soutenu les démarches qui étaient faites et qui a autorisé un certain nombre de démarches et de soutiens à son mari.

Mais elle n’était pas féministe. C’est l’histoire qui a fait qu’elle a eu ce rôle, de femme de capitaine Dreyfus à qui elle a écrit tous les jours. Alfred Dreyfus a dit que s’il n’avait pas eu ça, il se serait suicidé. Il n’aurait jamais été jusqu’au deuxième procès.

On sait que Lucie Dreyfus a énormément œuvré dans les démarches pour libérer son mari. L’histoire a été réécrite et ces démarches, on les attribue aujourd’hui au frère du capitaine Dreyfus. 

C’est vrai. Quand on lit le livre d’Elisabeth Weissman (Lucie Dreyfus, la femme du capitaine), on a l’impression qu’elle est très autonome dans les démarches. On sent que c’est une femme qui a été très éduquée, comme l’étaient les filles de la bourgeoisie. Elle écrit très bien, elle comprend très bien je pense ce qu’il se passe. 

C’est difficile de savoir ce qui appartient à Mathieu Dreyfus et ce qui appartient à Lucie Dreyfus. Car c’était toujours des stratégies par derrière, par en dessous, il n’y a pas de traces sauf quand elle rencontrait la haute hiérarchie. Sinon, il n’y a pas de signe de ce qui lui appartient à elle.

Mais comme dans tous les duos je dirais d’intellectuels, de chercheurs, etc. Là, le couple c’est la femme et le frère de Dreyfus. Difficile de dire ce qu’elle faisait et ce qu’elle ne faisait pas. Je pense qu’elle a été dans toutes les stratégies de toutes les étapes. Au début, elle a été sous la pression du silence parce qu’Alfred Deyfus le voulait comme ça. À Rennes, on a un autre exemple de couple comme ça avec Victor et Hélène Basch.

Après, les autres femmes dont on parle dans la visite sont autonomes de fait car elles sont veuves : Mme Godard, qui a laissé sa maison à la famille Dreyfus, Mme Caillot, qui dirigeait le journal de la ville de Rennes, et Mme Jarlet, qui tenait l’auberge des 3 marches qui en fait est devenue le quartier général de Victor Basch et de tous les dreyfusards et de la Ligue des droits de l’Homme.

Elles ont en commun ce rôle modeste et en même temps, c’était des gens engagés. Etre pro Dreyfus, c’était se préparer à des retours de bâtons. Et toutes ont eu des calomnies. Mme Godard a récupéré des insanités dans les journaux locaux. Il faut se rappeler que c’est une époque où il y avait des annonces qui paraissaient dans les journaux « Chambre à louer, sauf pour les dreyfusards ». Et puis, il y avait un sentiment antisémite extrêmement violent. Alors qu’il n’y avait même pas 10 familles juives à Rennes…

Pour revenir à Lucie Dreyfus, il faut aussi se rappeler que quand tout ça lui arrive, elle a 23 ans, 2 enfants en bas âge. Au départ, ça lui tombe dessus, c’est une catastrophe. Quand il y a la perquisition, elle se retrouve avec son mari dégradé publiquement. Son monde s’écroule. Il n’y a plus de revenus puisque le monde militaire éjecte Alfred Dreyfus. Des deux côtés, sa famille à elle et sa famille à lui, elle est entourée et soutenue.  

Ce dont on s’est rendu compte avec les recherches qu’on a faites, c’est que Lucie Dreyfus, elle a servi de surface de projection à des femmes notamment qui voyaient en elle une héroïne, une mère courage, une épouse parfaite. Elle représentait ce que chacune voulait y mettre.

En France mais aussi à l’étranger, grâce à la presse qui était très vivante à cette époque. Il y avait des femmes en Angleterre, des femmes en Uruguay, qui se manifestaient pour témoigner de leur sympathie. Elle est martyre en écho au martyre de son mari. C’est une période où les gens sont très croyants et dans les courriers, ça se ressent beaucoup. Il y a beaucoup de références à Dieu, à la foi, etc.

Qu’est-ce qui fait qu’on oublie Lucie Dreyfus ?

C’est comme pour d’autres femmes. À Paris, il y a une plaque où il y a écrit « Ici, vécut Alfred Dreyfus » alors que c’est là où ils ont vécu tous les deux ans pendant des années. Ça fait parti du système patriarcal et de la domination masculine. On met les hommes au premier rang. Ce sont les hommes qui font l’Histoire et quand ils font l’Histoire, ils ne parlent pas forcément des femmes.

Et puis, ce qui est compliqué aussi c’est par exemple Victor Basch, c’est quelqu’un qui était aussi compliqué dans son rapport à la place des femmes. Il participe un peu aux propos négatifs qu’on trouve sur Mme Godard. C’est une femme singulière et aussitôt on dit que c’est une femme de mauvaise vie. Et Victor Basch y participe. Ça traverse tous les partis politiques cette position.

Ce sont des femmes qui ont retrouvé une visibilité parce qu’il y a des gens comme Colette Cosnier et André Helard qui ont fait des recherches et ont mis ça en évidence. Aujourd’hui, on commence à voir émerger des recherches sur le fait que ce sont des femmes qui ont fait certaines découvertes scientifiques majeures. Mais pendant des années et des années, on a attribué cela à des hommes.

Les frondeuses vont faire écho des choix singuliers de ces trois femmes, sur des registres différents. Notamment leur envoyée spéciale Jeanne Brémontier, elle va faire des interviews de Mme Godard, va mettre sur la place publique les stratégies de harcèlement à l’égard de Mme Godard pour la dénigrer, elles vont mettre à l’honneur Mme Caillot, elles vont parler de Mme Jarlet et du banquet qu’elle organise le 14 juillet pour tous les dreyfusards. Mais s’il n’y a pas des femmes pour parler des femmes, il ne se passe rien.

Il y a une forme d’invisibilité et de silence qu’il faut tout le temps combattre. C’est partout ! Je suis allée voir une exposition sur Berthe Morisot (artiste peintre du 19esiècle). On dit partout qu’elle est morte en soignant sa fille de la grippe alors qu’elle est morte des suites de la syphilis que son mari lui a filée. C’est comme ça tout le temps. Il faut avoir une grille de lecture féministe, au sens large du terme, pour se demander quelle est la place de la femme là-dedans, sinon ce n’est jamais donné. C’est une recherche à faire à chaque fois. 

Dans les gens qui sont venus à la visite : était-ce des gens plutôt sensibilisés, habitués à suivre les visites d’Histoire du Féminisme à Rennes, ou y avait-il des gens dont la curiosité quant à l’absence des femmes dans l’affaire des Dreyfus les a mené à vous ?

Il y avait 25 personnes inscrites, 22 qui sont venues. Sur les 22, 8 avaient déjà participé à des visites et les autres sont venus par différents canaux. C’était un public assez mélangé en âge. Dans la visite guidée, il y avait des personnes qui n’avaient jamais entendu parler du journal La Fronde

Elles connaissaient Marguerite Durand à cause de la bibliothèque à Paris mais elles n’avaient jamais su qu’elle avait fondé ce journal, que c’était des femmes qui y travaillaient et qu’elle-même avait ensuite joué un rôle dans la création de syndicats, etc. Jeanne Brémontier non plus n’était pas connue des gens qui sont venus.

Séverine un petit peu plus. Il y a eu pas mal de bouquins sur sa vie. Toutes les trois ont vécu de leurs travaux d’écriture. Séverine, c’est un petit peu comme Colette, pas dans le même registre car elle n’a jamais écrit de roman, mais elle était assez connue.

Ce qui m’a frappée chez ces trois journalistes, c’est qu’elles ont toutes les trois marqué leur autonomie en tant que femmes. Elles se sont séparées de leurs compagnons, elles ont fait leur propre chemin, elles étaient toutes les trois assez cultivées, etc.

Est-ce qu’il y a des lieux emblématiques dans Rennes (hors lycée Zola) ? Il y a donc l’auberge qui était le QG…

L’auberge est devenue le Coq Gabdy. Pour la visite, on a fait un parcours. On a choisi la gare aussi, la rue Duhamel pour la maison de Mme Godard, après on est allé-e-s à l’arrière de la prison, devant le lycée Zola, et puis après on a fait un choix car on ne pouvait pas aller à l’Avenir de Rennes, c’était loin, mais on a fait une station symbolique devant Ouest France. Puis on a fini aux Champs Libres, on a partagé un pot avec les gens qui ont fait la visite et on a lu un ou deux témoignages qui avaient été envoyés à Lucie Dreyfus. Et voilà. 

Aux Champs Libres se trouve le musée de Bretagne qui a une exposition permanente sur l’affaire Dreyfus et qui manque évidemment de femmes. Est-ce qu’en travaillant avec les Amis du musée de Bretagne et peut-être même le musée de Bretagne, qui essaye de renouveler cette exposition, on fait avancer les choses ?

Ils nous ont permis de récupérer pas mal de lettres qu’on a lu à la fin. On n’est pas allé-e-s dans l’espace Dreyfus parce qu’il est sombre. Mais dans le fonds Dreyfus il y a toute une matière ! On ne le trouve pas très bien fait l’espace…

Eux non plus, je crois… 

Justement. C’est vrai qu’ils ont beaucoup de contraintes sur leur espace, avec les lumières, etc. Mais aussi l’affaire est compliquée. Elle est sur 5 ans mais elle est complexe à comprendre. Ils ont beaucoup d’objets mais ça manque un peu de synthèse au démarrage.

Ça évoluera peut-être un jour. Ils n’ont effectivement pas l’aspect des femmes non plus mais par contre dans les courriers, il y a vraiment beaucoup de pétitions et de lettres de femmes. Elles sont très étonnantes. Pour l’époque, c’est vraiment un sujet dont elles se sont emparées sur des modes collectifs, avec des pétitions ou par le biais de syndicats en Angleterre par exemple.

C’est ça qui nous a vraiment beaucoup intéressé-e-s. La répercussion chez les femmes, alors que ce n’est pas une femme qui vit cette injustice. Et puis, à cette époque, elles n’ont pas le droit de vote, c’est pour ça qu’on a trouvé ça surprenant qu’elles s’engagent sur des signatures de pétitions. En janvier 1898, 1958 norvégiennes ont envoyé un télégramme à Lucie Dreyfus. Le 30 août 1899, 110 uruguayennes. C’est pas franco-français, c’est international !

Est-ce qu’aujourd’hui, avec des visites guidées, en travaillant avec le musée, etc. on peut petit à petit réhabiliter la mémoire de toutes ces femmes qui ont participé à l’affaire Dreyfus. Par exemple, pour ne plus avoir une plaque qui dit « Ici, vécut Alfred Dreyfus » mais « Ici, vécurent Alfred et Lucie Dreyfus » ? 

Alors, à Paris, on y peut rien. Mais ici par exemple, la ville de Rennes a inauguré une plaque le samedi matin de la première visite sur Antoinette Caillot. Ce n’est pas lié à notre visite précisément mais on est dans une ville où à force que les forces féministes appuient sur la question de la visibilité des femmes, il y a de plus en plus de rues portant des noms de femmes.

Après je pense que c’est un travail avec des allers-retours. Il y a des avancées. A chaque fois, dans les visites guidées, je vois des gens plus jeunes que nous et je me dis que ça avance. La question de la place des femmes, elle est et demeurera encore très longtemps je pense. Mais je pense que chaque petite avancée est une avancée.

L’intérêt aussi de la visite guidée c’est que ça montre que des gens qui ne sont pas des leaders, des superwomen, des dirigeantes, peuvent prendre une place aussi : la leur, dans une forme d’engagement qui peut être parcellaire. Mais 120 ans après, on en parle. Il suffit parfois de pas grand chose pour faire avancer les choses.

Est-ce que vous avez des choses à rajouter ? 

Oui, comme je vous le disais au début on va donc intervenir dans les centres pénitentiaires. C’est un peu paradoxal parce qu’on va intervenir sur des femmes qui ont d’une manière ou d’une autre contribué à faire libérer, à leur modeste mesure, quelqu’un qui était en erreur judiciaire volontaire. A la fin du procès, il a encore été condamné. Il a été gracié puis réhabilité. Mais aujourd’hui, il n’a toujours pas son grade de général. Donc vous voyez, ce n’est toujours pas très satisfaisant cette histoire.

On n’est pas à l’abri d’autres nauséabondes histoires un jour ou l’autre. C’est en ça que c’est une histoire exemplaire.

C’est aussi une des premières fois où les intellectuels se sont engagés et la première fois que des journalistes femmes sont reconnues comme des journalistes. Et puis ce sont effectivement de vraies journalistes, qui font des enquêtes, des vraies reporteresses. Elles ont appris à écrire, elles ont appris vite. C’est dans une époque où les femmes se battent pour accéder aux métiers et surtout aux formations.

 

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