Célian Ramis

Podcast : Sur les ondes féministes

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Prendre la parole. Exprimer sa pensée. Faire entendre sa voix. Investir les espaces du dire. Pour se raconter, témoigner des vécus et partager les savoirs et expériences. Le podcast semble ouvrir la voie aux paroles silenciées.
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Femme qui écoute et parle« La femme a le droit de monter à l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune », écrit Olympe de Gouges en 1791. Prendre la parole. Exprimer sa pensée. Faire entendre sa voix. Parce que « nos silences ne nous protègeront pas », comme le rappelait Audre Lorde, il est urgent pour les personnes sexisées comme pour toutes les personnes stigmatisées, marginalisées, décrédibilisées et invisibilisées (personnes handicapées, LGBTIQ+, racisées, exilées…) d’investir les espaces du dire. Pour se raconter, témoigner des vécus et partager les savoirs et expériences. Le podcast semble, ces dernières années, ouvrir la voie aux paroles silenciées jusqu’alors.

Le mouvement #MeToo a mis en exergue non pas la libération de la parole des femmes mais la question de la diffusion de celle-ci. Enjeu majeur des féminismes, il est essentiel et urgent de déconfiner les récits massifs des personnes sexisées pour comprendre et combattre l’oppression patriarcale qui sévit encore dans nos sociétés actuelles. Alors que les réseaux sociaux jouent un rôle prépondérant dans la propagation des messages militants, les podcasts féministes se multiplient eux aussi en parallèle, marquant les esprits de par la multitude de voix qui s’élèvent et occupent l’espace audio, le temps nécessaire pour raconter un bout d’intimité d’une vie minorée par le poids du stigmate et de la norme. Pour se raconter sans entrave. 

Femme allongée sur son balcon qui écoute un podcast en sirotant un latteSi dès la petite enfance, on se concentre davantage sur le développement du langage du côté des filles, en grandissant la parole leur est pourtant très rapidement confisquée. L’attention que l’on portera à leurs propos sera moindre que celle que l’on accordera aux garçons tout d’abord, puis aux hommes qui occuperont avec aisance les lieux de pouvoir et de décision. « La privation de la parole commence très tôt. Filles et garçons ne sont pas sollicité-e-s pour les mêmes choses. Chez les filles, on va mobiliser les savoirs et les connaissances, alors que les garçons, on va les inviter à comprendre et à produire. Et on va plus leur donner la parole. Il y a vraiment une symbolique autour de la voix. », signale Suzanne Jolys, formatrice égalité filles-garçons et co-fondatrice du podcast Les envolées contées.

Les filles, on les dit « pipelettes », « bavardes », « commères », on leur coupe davantage la parole dès l’école maternelle, comme le soulignait Manuela Spinelli, co-fondatrice de l’association Parents & Féministes et co-autrice avec Amandine Hancewicz du livre Éduquer sans préjugés. Dès la naissance, on différencie les tonalités des voix, comme le montre une étude sur les pleurs des bébés : « Des adultes écoutent des pleurs et attribuent déjà une tonalité différente : les voix les plus graves aux garçons et les plus aigues aux filles. Comme on a le stéréotype des garçons qui ne pleurent pas et des filles qui sont capricieuses, on tend à surestimer les pleurs des garçons et moins ceux des filles. » Celles-ci seront assignées à la discrétion et l’espace privé là où ceux-ci seront encouragés dans leurs ambitions (et ça fait du bruit l’ambition !) et l’espace public.

MANQUE DE LÉGITIMITÉ ?

71% des femmes déclarent s’autocensurer régulièrement en réunion, par peur de dire une bêtise. Ce chiffre, c’est l’enquête des Nouvelles Oratrices, réalisée en 2020 auprès de 702 répondantes, qui nous le révèle. Fanny Dufour, à la tête de la structure dédiée à la prise de paroles des femmes en milieu professionnel, y voit là le fruit d’une construction sociale genrée visant à faire croire aux femmes qu’elles ne sont pas légitimes à s’exprimer et qu’elles n’ont rien d’intéressant à raconter. Et c’est bien ce que l’on perçoit dans de nombreux films. En 2016, le site Polygraph réalise une étude sur le sexisme dans le 7e art et passe 4 000 films au crible du test de Bechdel-Wallace. Pour le réussir, il faut que l’œuvre réunisse les critères suivants : qu’il y ait au moins deux personnages féminins (et que ceux-ci portent un nom), que ces deux personnages aient au moins une discussion et que cette discussion concerne un autre sujet qu’un homme. Résultat : 40% des films ont échoué !

En parallèle, les autres disciplines artistiques n’excellent pas non plus dans la parité et la représentation des femmes. Quand les artistes prennent la parole sur scène, au théâtre ou en musique par exemple, ce sont là encore majoritairement des hommes (blancs, valides, hétéros, cisgenres…). Ce qui laisse présager une certaine vision du monde, dont l’autre moitié de l’humanité se trouve écartée. Autre scène principalement foulée par la gent masculine : celle des Tedx, qui dans de nombreuses villes du monde entier accueille des conférences au format court sur des sujets de société. Fanny Dufour a présidé durant 3 ans l’événement rennais et constate que les femmes peinent à accepter leurs invitations :

« Deux fois sur trois, c’est un refus ou une prise de décision assez longue. » Ou alors « elle nous renvoie vers un homme à poste équivalent », précise Emma Callus, directrice de projet au sein de l’agence Brightness - qui organise les TedxParis – lors d’une interview à Cosmopolitan. De leur côté, les hommes saisissent quasiment tous l’opportunité offerte, allant même jusqu’à solliciter la structure (rennaise) « pour dire qu’ils peuvent venir parler d’un sujet, sans même avoir de sujet précis. » 

Gros plans sur micro, bouche et enregistreurOBTENIR LA PAROLE ET LA GARDER…

Manque de confiance et sentiment d’illégitimité accompagnent au quotidien la plupart des femmes dans leur prise de parole, dont elles remettent en doute leur capacité à y parvenir. Parce que partout les exemples d’expression coupée en plein vol ou moquée sont légion. « Des études américaines montrent qu’on coupe la parole aux femmes en moyenne 2,6 fois par tranche de 3 minutes, alors qu’on ne coupe la parole aux hommes qu’une fois par tranche de 3 minutes. », ajoute la fondatrice des Nouvelles Oratrices. Le fait d’être interrompue par un homme porte un nom : le manterrupting. Cette coupure brutale de la parole des femmes, on s’y confronte fréquemment dans le milieu professionnel, la politique et les médias.

Souvent des domaines dans lesquels les personnes sexisées sont sous-représentées. En 2019, l’INA (Institut National de l’Audiovisuel) a d’ailleurs analysé 700 000 heures de programmes radio et télé, donnant lieu à une conclusion édifiante, mais malheureusement peu surprenante : les femmes parlent deux fois moins longtemps que les hommes. À la télévision, les prises de paroles des femmes représentent moins d’un tiers du temps de parole total (32,7%) et leurs voix portent encore moins à la radio où celui-ci n’est que de 31,2%, nous informe un article du Point, précisant que ce sont sur Téva et Chérie 25 – chaines destinées aux femmes – qu’elles ont le plus la parole.

Globalement, les dirigeants sont des hommes, les experts sont des hommes, les orateurs sont des hommes, les réalisateurs sont des hommes, les historiens sont des hommes, les artistes sont des hommes… Ce sont donc les hommes qui partagent leurs visions du monde et leurs réflexions concernant tous les pans de la société. Et même quand on parle de féminisme, ce sont des hommes qui sont invités à débattre. Idem quand on parle de la PMA, ce sont des hommes, hétéros et cisgenres, qui participent à la prise de décision sur l’ouverture ou non de cette assistance médicale aux femmes célibataires, couples lesbiens et personnes trans. Un scandale.

PRENDRE LA PAROLE

Le podcast, de par son accessibilité en matière de technique et de diffusion et de par son format libre, s’avère être un outil incontournable des luttes féministes, et plus largement militantes. Et c’est Grace Ly, co-fondatrice et co-animatrice avec Rokhaya Diallo du podcast Kiffe ta race, diffusé sur Binge Audio toutes les deux semaines, qui nous oriente dans cette piste de réflexion inspirante : « Le podcast permet l’expression des personnes qui n’avaient avant ça pas accès aux médias. Dans un podcast, on peut s’exprimer librement, de manière ininterrompue. Avec respect et dans le respect des autres. Dans la liberté d’expression, la question du respect est fondamentale. Rendre leur dignité aux personnes minorées est au cœur des projets de lutte. »

Leur concept : déconstruire à travers leurs témoignages personnels et les entretiens qu’elles mènent avec leurs invité-e-s les stéréotypes liés à la race sociologique – c’est-à-dire la race découlant d’une construction sociale liée à un système raciste et colonialiste – décryptés et analysés à l’intersection du sexe, du genre, du handicap, du milieu social, de l’orientation sexuelle et affective, de l’âge, de l’origine réelle ou supposée, etc. Au départ, le duo l’avait proposé à des chaines de télévision. Toutes ont décliné la proposition. Trop peu d’intérêt, visiblement… Et pourtant, 4 saisons plus tard, le podcast trouve encore et toujours son audience, renouvelant ses sujets et expert-e-s avec justesse, humour et impact. 

« Rétrospectivement, on s’est dit que c’était pas plus mal qu’on soit en audio. Faire entendre la voix des personnes minorées est un autre moyen de prendre l’espace. Et je pense finalement que le fait qu’on ne voit pas nos visages empêche les gens de projeter leurs visions stéréotypées sur nous et sur nos invité-e-s. », souligne Grace Ly. 

BRISER LE SILENCE

« On choisit un art de la parole mais ce qu’on apprend, c’est à se taire. » Coline Lepage a 21 ans. Ancienne élève du cours Florent, elle témoigne dans le journal Le Monde des violences sexistes et sexuelles subies dans le milieu du théâtre, qui depuis quelques mois a son #MeTooThéâtre. Il ne fait pas exception. Comme dans tous les domaines, des femmes y sont victimes d’harcèlement moral et sexuel, d’agressions sexuelles et de viols. Et en la matière, elles sont contraintes au silence. Par peur de ne pas être crues. Par peur d’être (encore plus) humiliées. Par peur des représailles. Alors qu’elle est seule en vacances, Florence Dell’Aiera, familiarisée avec le podcast pour avoir failli en animer un pour les éditions Albin Michel où elle travaillait à l’époque, réfléchit à un sujet dont elle pourrait parler :

« Sur quoi je peux prendre la voix et la porter ? Forcément, sur un sujet que je maitrise : ma résilience, face aux violences sexuelles en l’occurrence. Raconter comment je m’en suis sortie. Pour donner de l’espoir aux femmes et aux hommes qui vivent elles et eux aussi l’inceste. » Pas de tabou pour elle qui livre son histoire personnelle au fil des épisodes de Restez dans le flow et réalise des entretiens intimes et combattants dans Avec Flow, à écouter sur son site et/ou sur Apple Podcasts. « Vers 20-25 ans, j’étais dans la haine de mon grand-père et je me suis laissée aller à cette haine. Ça fait parti du processus de reconstruction. Et puis un jour, j’ai constaté que je ne ressentais plus cette émotion. Mon silence n’a pas duré tant que ça car vers 17-18 ans, j’avais prévenu la famille. En société, j’abordais de temps en temps le sujet mais c’était, pour certaines personnes, inentendable. J’avais peur de banaliser ce qui s’était passé et pour les gens, c’était trop dur à entendre. Ce silence se rajoute aux millions d’autres silences. », explique-t-elle.

Florence le dit : son combat contre le silence a d’abord commencé vis-à-vis d’elle-même. Aujourd’hui, elle n’est plus dans la survie et espère que son témoignage et les expériences réalisées au cours des 20 dernières années pourront aider d’autres personnes en situation post-traumatique et éclairer les personnes non concernées directement sur ce sujet.

Portraits d'une femme casque sur la tête avec les mains devant la bouche, devant les yeux et sur les oreillesLA TRANSMISSION DES CONCERNÉES

Dans la création et l’animation d’un podcast, il y a la volonté de transmettre, d’informer, de partager. C’est ce que l’on ressent avec Alice Dupuis, Camille Pineau et Sophie Baconin. La première parle de l’endométriose, la seconde des stéréotypes de genre et la troisième de la période post accouchement. Toutes les trois abordent la solitude vécue face au manque d’information. Le sentiment d’être seule à vivre telle ou telle situation. Le sentiment finalement de ne pas être normale. En réaction, et pour pallier à ce défaut de communication autour des sujets impactant (négativement) principalement les femmes, elles ont décidé d’agir. Via la prise de parole. Face à leurs micros, dans l’intimité de leur salon ou de leur chambre, et/ou à la rencontre – en présentiel ou en visio – d’expertes professionnelles et du quotidien, leurs voix résonnent dans l’objectif de déconstruire les idées reçues et échanger autour de leurs savoirs, aussi bien théoriques qu’empiriques.

« Quand j’ai commencé, j’étais en colère parce que les professionnel-le-s de la santé n’ont pas les mêmes infos et c’est toujours à nous de chercher. C’est notre santé qui est en jeu ! Il faut en parler. Je voulais créer une communauté autour de l’endométriose mais pas sur Instagram ou sur Twitter. En plus du podcast, j’ai créé un compte Outlook pour que les femmes envoient leurs messages et leurs témoignages. Pour que ce soit encore plus intime. », déclare Alice Dupuis, créatrice du podcast Nos douleurs, endométriose, diffusé sur Podcast Addict.

Diagnostiquée il y a 2 ans d’une endométriose profonde et douloureuse, elle a cherché à s’entourer de plusieurs praticien-ne-s, a farfouillé pour trouver son réseau, a déniché des conseils et des structures compétentes dans le suivi et l’accompagnement de cette maladie qui touche actuellement 1 femme sur 10 et met en moyenne 7 ans à être diagnostiquée, en raison de la faible information des concernées et des professionnel-le-s de la santé.

Illustration« Tout le monde n’a pas les mêmes ressources, financières, morales et autres. Le monde médical, je le connaissais déjà et je le connais plutôt bien. Peut-être qu’une fille tombera dessus en Bretagne ou à l’autre bout de la France ! Elle pourra alors se dire qu’il y a des choses à faire ! », espère-t-elle, toujours animée par la colère face au silence général :

« On n’en parle pas ! C’est un prisme qui reflète ce que vit la femme malade, la personne qui a un utérus, des règles, etc. J’ai une amie qui est malheureuse à cause de ses règles et personne ne l’écoute ! Plein de femmes me parlent de leurs règles. Les douleurs, les hormones, etc. on n’en parle pas ! Pas même à l’école. On a affreusement besoin d’infos à ce sujet ! »

ROMPRE L’ISOLEMENT

Même ressenti du côté de Sophie Baconin, anciennement journaliste pour la presse écrite, qui a lancé le podcast Le quatrième trimestre, dont les épisodes sont à écouter sur son site éponyme et/ou sur Soundcloud. « En 2016-2017, j’ai commencé à m’intéresser aux podcasts. Notamment avec La Poudre (Nouvelles Ecoutes, Lauren Bastide, ndlr). Je n’avais pas conscience qu’il y avait si peu de femmes interviewées dans les médias. Les membres du collectif Prenons la Une sont très actives sur ces questions, puis ensuite est né Paye ton journal. J’ai témoigné plusieurs fois sur le sexisme dans les médias. J’en avais marre de tout ce système, j’avais envie de lancer un podcast. », resitue-t-elle. Comme pour Florence Dell’Aiera et pour Alice Dupuis, elle puise l’inspiration dans un sujet qu’elle connaît bien, pour l’avoir expérimenté et s’être confrontée au mur du silence : la grossesse, l’accouchement et ce qui le suit, ce fameux quatrième trimestre dont on ne parle jamais.

« J’étais hyper renseignée sur mon bébé pendant la grossesse mais pas du tout sur moi. Pour moi, l’accouchement était l’étape ultime. Mon corps en a pris un sacré coup. J’avais des questions mais pas de réponses. Il fallait que j’aille les chercher moi-même. Lors du post partum, je me suis sentie très seule. J’ai fait des rencontres et j’ai réalisé que plein de sujets étaient passés sous silence. La santé mentale, on n’en parle pas en France. Mais alors quand en plus il s’agit des femmes et qu’en plus il s’agit des mères… On a toutes une histoire à raconter ! », s’exclame-t-elle. La sexualité par exemple figure parmi les sujets non évoqués au regard de la grossesse et du post accouchement :

« Il peut y avoir plein d’enjeux à ce niveau-là. On n’ose pas forcément en parler mais on a toutes des choses à dire. La sexualité est centrale dans nos vies. Mais ça peut être super difficile d’en parler, à cause de la gêne et de la honte. Comme on est toujours dans la performance dans ce domaine… Alors que ce n’est pas grave si on n’a pas de libido ou si on a peur. Il n’y a pas de normes car chaque personne est différente. Et c’est ça qui est chouette avec le concept du podcast : la possibilité d’avoir des points de vue illimités. Personne ne vit la même chose mais les vécus peuvent faire écho à d’autres dans la manière de se raconter. » Rompre le silence pour briser l’isolement et le sentiment de solitude. Faire émerger la multitude des parcours, des problématiques, des discours et des alternatives pour faire prendre conscience que le nœud du problème ne vient pas de la personne – qui souvent culpabilise et angoisse de honte – mais bien d’un système patriarcal sexiste (raciste, handiphobe, LGBTIphobe, classiste, grossophobe, etc.).

Aminata Sangaré Bléas stylisée, en route pour la réalisation d'un podcastDÉCRYPTER LES STÉRÉOTYPES

Et ça, Camille Pineau entend bien avec son podcast Célestor, diffusé sur Anchor (by Spotify), « détricoter les stéréotypes de genre, interroger leur histoire, leur impact et ce qu’on pourrait y changer » en interviewant « les gens qui agissent au quotidien. » Parce qu’elle et son compagnon ont été frappé-e-s durant la grossesse des attentes qui pesaient déjà sur leur futur enfant et se sont senti-e-s isolé-e-s de leurs proches « qui avaient l’impression qu’on faisait front contre les petites robes, etc. », le couple a souhaité proposer une alternative aux clichés genrés. « On s’est positionnés comme apprenant-e-s en recevant des personnes impliquées de manière professionnelle ou non dans la lutte des clichés, dans la lutte pour l’égalité. », souligne-t-elle. En cette rentrée, elle reprend le projet en solo, « en tant que mère et belle-mère féministe en apprentissage ».

Pour Camille Pineau, l’important, c’est de faire du lien, de discuter et de partager les échanges « car tout le monde n’a pas forcément toujours accès à des ressources ni aux mêmes ressources. » Au culot, comme elle le dit, elle contacte des personnes qu’elle aimerait inviter dans son podcast et ça fonctionne : « Peu de personnes refusent de raconter leur histoire. » Elle pointe toutefois le manque de diversité proposée dans la première saison et souhaite élargir son champ d’action. « Je suis une femme cisgenre hétéro et pour l’instant, je suis restée sur la femme blanche qui va interroger une autre femme blanche. Je veux sortir de ce que je connais pour donner la parole à toutes. De manière générale, on n’offre pas beaucoup la parole aux femmes, encore moins aux femmes racisées. Le podcast propose l’ouverture d’un espace de parole hyper grand et vaste ! », s’enthousiasme-t-elle. D’autant plus quand elle aborde la question du partage :

« Avoir à transmettre, c’est chouette ! Savoir qu’on est actrice du changement et qu’on aide des personnes, c’est super ! Faire un podcast, c’est devenir passeuse d’histoires ! »

PROPOSER D’AUTRES RÉCITS

Aminata Sangaré Bléas en enregistrement de son podcast, grand sourirePasseuse d’histoires différentes (de la norme prônée dans les médias, les publicités, les arts et la culture, etc.). Ou du moins, singulières. Pour changer les modèles. Faire évoluer les mentalités en donnant à entendre d’autres parcours, d’autres profils, d’autres voix. Plus réalistes. Plus représentatives. En écoute chaque lundi matin sur de nombreuses plateformes (Apple podcasts, Spotify, Deezer, Anchor, Youtube et Google podcast) Les Envolées Contées ont été imaginées et créées sous la forme de séries audios en plusieurs épisodes, à destination des enfants. Suzanne Jolys, formatrice égalité filles-garçons, fait partie du trio fondateur – avec Héloïse Pierre et Lucile Petit - de ce podcast « un brin féministe et écolo », dans le sens « où on est vigilantes à ne pas alimenter les stéréotypes de genre, en proposant un panel de caractères et d’intelligences au fil de nos histoires. »

Ainsi, les noms de métier sont féminisés et les aventurières sont mises à l’honneur, au même titre que les aventuriers : « On propose des héroïnes, ce qui participe à la diversité des personnages. Car encore aujourd’hui, les héros sont très masculins. » Le féminisme s’intègre en filigrane des récits et des protagonistes. Tout comme l’écologie. Les deux valeurs agissent en guise de fil rouge. « Le podcast est né pendant le premier confinement. On a été marquées par la situation et on a voulu sensibiliser le jeune public à l’environnement. D’où le fait que les paysages soient beaucoup décrits. Pour les inciter à observer leur environnement, à en voir la beauté. Et puis, on les sensibilise également aux catastrophes naturelles, à l’appauvrissement des ressources ou encore à la disparition des espèces. On leur fait entendre différents types de voix et nos personnages sont des filles, des garçons, toujours des enfants ! C’est important qu’ils et elles puissent s’identifier. », précise Suzanne Jolys.

Elle regrette que de manière générale, on manque de récits variés. Voilà pourquoi leur podcast s’attache à diversifier les décors et les lieux, tout autant que les protagonistes, leurs caractères et leurs ambitions. Pour se défaire des clichés et représenter une population plus réaliste. Plus inspirante également, puisque plus accessible en tant que modèle. Désacralisée.

ÉCOUTER L’HUMANITÉ

Et ça, Aminata Bléas Sangaré s’en empare à chaque épisode de Tout le monde passe sur le trône, diffusé sur Ausha. De quoi empêcher l’effet impressionnant des personnes interviewées dès lors qu’on les imagine sur les toilettes, que l’on se dit que tout le monde va aux toilettes. À chaque rencontre, la podcasteuse nous embarque dans les coulisses des personnes présentées. Son credo : tout le monde a la même valeur. Elle dépasse le cadre du genre et dialogue avec des hommes et des femmes. Mais sa démarche rejoint celle des podcasts militants puisqu’elle donne la parole aux personnes du quotidien et fait entendre des parcours divers et variés, « dans une ambiance coin du feu ». « On ne donne pas tellement la parole aux gens « mainstream ». Et même quand les personnes sont connues, elles n’ont pas le micro assez longtemps pour parler d’elles comme elles peuvent le faire dans des podcasts. L’humanité a besoin de communication et moi, c’est ça que j’aime libérer. », se passionne Aminata Bléas Sangaré.

Suzanne Jolys, en montage des Envolées contéesSes premier-e-s invité-e-s ont été des individus croisés dans son quotidien. Parce qu’il y a de très nombreuses histoires à faire surgir autour de nous, elle a osé se lancer, à la suite d’une conversation inspirante avec une amie qui lui a procuré l’envie de fonder son podcast. Elle poursuit : « On est singuliers mais nos singularités peuvent se croiser. Je vais à l’instinct vers les gens et dans ce qu’ils livrent, je prends toutes les couches. C’est ce qui fait qu’on est en lien, au-delà de la couleur de peau et du genre. Ce que j’ai envie de proposer, c’est un espace dédié aux humains et au respect. Alors, voilà, j’invite les gens à parler. On fait une bulle autour de nous et on oublie vite le micro. Ce moment-là, il est pour la personne que je reçois. C’est un cadeau d’écoute que l’on peut faire. Et je peux vous dire que peu de personnes n’ont rien à dire ! »

La parole, elle le dit, est puissante ! Les mots sont puissants ! Et ça, elle veut qu’on en comprenne le poids et la dimension pour s’en servir à bon escient. C’est ce qu’elle défend dans ses valeurs éducatives, auprès de ses trois fils, mais aussi dans les épisodes qu’elle diffuse toutes les semaines.

« N’importe quel homme et n’importe quelle femme a des choses à dire. J’aime l’idée qu’on puisse tou-te-s se sentir concerné-e-s par les autres. Je veux vraiment un podcast dans lequel tout le monde peut se retrouver et se reconnaître. Qu’on ressente la personne qui se fait envelopper. », ajoute Aminata Bléas Sangaré, qui termine autour de son intention et de sa motivation : « Je ne cherche pas à opposer les personnes. Loin de là. Ce qui m’intéresse, ce sont les personnes qui ont envie de dire des choses. De parler du point de vue qui les concerne. Pour ma part, je me sens comme une femme avant d’être une femme perçue comme africaine. C’est par la voix des concerné-e-s que l’on va faire changer les choses, en matière de sexisme, de racisme, etc. Pour qu’on n’ait plus peur de l’autre. »

(P)RENDRE LA PAROLE, DE MANIÈRE ACCESSIBLE

Interrogée par 50-50 magazine sur les raisons de l’essor des podcasts féministes en France, la journaliste, créatrice de Nouvelles écoutes et animatrice du podcast La poudre Lauren Bastide répond : « Le podcast est un super outil militant. Je ne suis pas du tout surprise qu’autant de femmes se revendiquant féministes s’en soient emparées. Quand on est féministes, faire émerger la parole est une urgence. Et le podcast, c’est facile en fait. C’est pas cher. » A contrario de la création d’un magazine, d’une radio ou d’une émission TV, qui demandera un investissement énergétique et financier bien plus important.

Suzanne Jolys en enregistrement voix« Pour faire un podcast, il suffit d’avoir un micro et un ordinateur avec une connexion wifi. L’essor des podcasts féministes ne me surprend donc pas. Les militantes féministes ne sont pas les seules d’ailleurs à se servir de cet outil, il y a aussi les militant-es LGBTQIA, les militant-es écolos, etc. Le podcast  est, de fait, un média extraordinaire. Il est facile, ne demande pas de compétences technologiques, c’est à la portée de tou-te-s. Il me semble que l’explication est tout simplement là. », poursuit-elle.

Sans oublier que le système bidouille et la culture Do It Yourself font partie intégrante des luttes militantes qui ont l’habitude de se débrouiller avec les moyens du bord. Le podcast est donc un outil accessible au départ, comme le souligne Suzanne Jolys : « Les logiciels peuvent être gratuits, les hébergements aussi. Déjà, ça lève un énorme frein. Et puis, c’est tellement pratique ! On peut écouter un podcast en se baladant, en conduisant, en cuisinant, en se brossant les dents. Bien plus simple qu’une vidéo ! » Accessibilité financière et géographique, ok. Indépendance également dans la fréquence des épisodes pas aussi contraints par une deadline qu’une émission programmée dans une grille radio, note Alice Dupuis qui regrette de ne pas toujours pouvoir produire autant qu’elle le voudrait :

« Avec l’endométriose, il y a des moments où je suis très mal et où j’ai besoin de beaucoup de repos. Je fais donc quand je peux. » Toutefois, elle pointe, à l’instar de Florence Dell’Aiera et de Camille Pineau, la difficulté à s’intégrer aux algorithmes des réseaux sociaux et des moteurs de recherche, qui bien souvent priorisent les contenus supportés par des hébergements payants. 

DÉCOUVRIR SA VOIX

Peu contraignant, facile à manier, simple à comprendre et à maitriser, peu coûteux, même si cela entraine certains bémols, notamment en terme de référencement et donc de champ de diffusion (qui reste, rappelons-le, un enjeu majeur des féminismes), l’outil podcast s’impose comme une ressource adéquate et privilégiée pour agir sur les modèles normatifs. Pour faire entendre des paroles infusant sur les mentalités, autant en terme de discours que d’empouvoirement des femmes. L’impact se mesure tout d’abord sur les podcasteuses directement. Dans son interview, Lauren Bastide le dit : le podcast a modifié sa manière de se comporter.

« Le fait qu’on ne me voit pas a fait que je sens un confort et une facilité à parler et à exprimer mes idées. C’est aussi une façon supplémentaire de se libérer des stéréotypes et des préjugés. Pour une fois, nous ne sommes pas jugées sur notre apparence, notre maquillage, notre poids, nos habits ou notre taille, mais vraiment sur notre pensée et sur nos mots. En tant que journaliste, je goûte énormément à ce confort et je sais que mes invitées aussi. C’est évident que les femmes que j’interviewe n’auraient pas la même aisance à se confier à moi si elles avaient une caméra braquée sur elles. » La créatrice de Restez dans le Flow acquiesce :

« Prendre la parole ne me fait pas peur. Le micro ne me fait pas peur. Qu’on m’entende une fois par mois, c’est une chose. Qu’on me voit en est une autre. Ça, la vidéo, je n’y arrive pas. »

Chacune ses limites et ses moyens de les contourner pour passer son message. Pour certaines, la voix était au départ un frein, qu’elles ont progressivement levé. « J’ai été élevée en tant que fille, sage, qui ne doit pas faire trop de bruit et doit sourire dans la rue. Il fallait être à « sa place ». La parole est peu valorisée chez les filles. Et dans les médias, on voit principalement des hommes blancs cisgenres vieux. La femme a peu de place dans ce monde et personne ne se retrouve avec l’image proposée de la femme mince avec une belle poitrine, qui est une mère géniale, etc. etc. », commente Camille Pineau qui découvre en partie sa voix dans Célestor. Un exercice difficile pour elle. Et pourtant…

« J’ai pas l’impression de poser ma voix et je ne suis jamais tout à fait satisfaite de ma façon de conduire le podcast. Mais je passe outre. Bon, pas quand je réécoute l’épisode et que j’entends ma voix… mais c’est quand même très thérapeutique. Je me suis toujours considérée comme une personne peu intéressante. Pour faire ce podcast, j’ai dû me forcer un peu et ça m’a donné confiance. C’est plus facile désormais pour moi de prendre la parole. Je vois que je suis capable de suivre une conversation, de poser des questions, j’ose plus, j’ai plus de culot, je m’excuse moins et je suis plus assurée ! », affirme-t-elle. Quasi de même pour Aminata Bléas Sangaré qui a appris à aimer sa voix en réalisant Tout le monde passe sur le trône. L’ombre de son père plane au dessus d’elle et l’accompagne d’une certaine manière dans cette étape :

« Il avait travaillé à Radio Mali. Il aimait parler. A tout le monde ! J’aime l’idée de prendre la parole et qu’il y ait plusieurs voies et voix possibles dans une vie. Moi, j’avais l’impression avant d’imposer une voix horrible ! Le podcast m’a sauvée des confinements. Ça m’a permis de comprendre ce qui se passait dans ma gorge. J’ai posé ma voix, je l’ai écoutée et je l’ai aimée ! J’ai compris la puissance du son. De donner la parole à celles et ceux qui veulent. Ça donne du pouvoir. Il faut oser. Il faut s’autoriser à briller pour soi. Et contre personne. On va tellement plus loin quand on lève le syndrome de l’imposteur. Que l’on se sent suffisamment intéressante. Même si tu as 500 écoutes au total dans l’année, c’est déjà ça. Il faut pouvoir s’exonérer : est-ce que je le fais pour être écoutée ou pour me libérer d’une parole jamais prononcée ? »

illustrationAimer sa voix, que l’on perçoit à l’oreille très différemment de ce qu’elle est en réalité, c’est en partie s’aimer soi, se rencontrer et s’accepter. Un premier pas vers le sentiment personnel de fierté. La co-fondatrice des Envolées contées, Suzanne Jolys, parle de la symbolique de la voix. « Prendre la parole, c’est une prise de pouvoir, clairement. Le faire dans un podcast, ça s’est démocratisé avec le temps et ça a permis, et permet encore, d’aborder plein de sujets. De creuser des sujets pas abordés dans les médias. », analyse-t-elle.

OCCUPER L’ESPACE

S’autoriser à être visible. Ici, par la parole et non par l’image ou la présence physique dans l’espace public par exemple. S’autoriser à être visible, rendre d’autres personnes visibles et ensemble, créer une prise de conscience individuelle et collective autour des vécus des personnes sexisées. À travers leurs intimités, les récits singuliers résonnent et trouvent écho au sein d’autres expériences et cheminements. Ils s’entremêlent ou se découvrent, émergent et surgissent tel un déclic. Parce qu’on se concentre sur les propos, sur les témoignages qui prennent le temps de se livrer et qui dénouent les langues. « La parole féministe, elle est importante pour parler de ce que vivent les femmes. Elle permet d’arriver au « Crois moi quand je parle », petit à petit. La fatigue émotionnelle que l’on ressent en tant que militante, le podcast permet de s’en débarrasser. Le podcast permet de contourner la censure. », confie Aminata Bléas Sangaré.

Le podcast permet une parole non entravée, non minimisée, non jugée. Il permet de visibiliser les vécus, à la différence des médias, comme le signale Sophie Baconin, créatrice du Quatrième trimestre : « Il n’y a pas de limite dans la parole de la personne, il y a une plus grande place pour le témoignage. C’est important d’entendre que d’autres vivent la même chose que nous. Ou nous font découvrir leurs réalités. Cela permet d’être plus en soutien des personnes et de déculpabiliser par rapport à nos situations. Attention, par contre, à ne pas favoriser l’entre soi ! Sinon, ça perd de son intérêt. L’intérêt pour moi, c’est de montrer des histoires réalistes, qui contrebalancent avec les publicités ou les magazines féminins qui donnent à voir une image des femmes pas du tout réaliste ! » Faire circuler la parole des personnes minorées, stigmatisées. Démocratiser tout ce qui attrait aux femmes et aux violences sexistes et sexuelles, ce sont les propos de Florence Dell’Aiera :

« Le podcast permet de s’identifier, de se retrouver, se reconnaître, de découvrir des histoires d’intimité. Moi, je cherche l’intimité, le côté intime. Et je note dans les retours que j’ai des gens qui écoutent ce que je fais que la plupart des personnes concernées par le sujet aiment Restez dans le Flow, ce côté témoignage de l’intime, et les autres, apprécient davantage Dans le Flow, qui se veut plus général avec des interviews d’expert-e-s. »

Tout le monde peut y trouver son compte. D’autant plus que les propositions sont foisonnantes en matière de podcast. Selon les intérêts, les envies du moment, les préoccupations, les curiosités et les recommandations, il y a de quoi se faire plaisir et accompagner nos réflexions quotidiennes. « En fonction de nos étapes, on choisit ce qui nous apporte quelque chose et on l’investit ! », se réjouit Suzanne Jolys. Elle y voit là une opportunité « très pratico-pratique ». Elle développe : « On écoute des récits et on peut en tirer des leçons pour sa vie privée et/ou sa vie professionnelle. Quand on écoute un récit à distance, on n’a pas son jugement à apporter. On a juste à écouter, à prendre en compte et à considérer les réalités qui personnes qui parlent. Pour moi, ça joue dans la réception de la parole. Ça montre l’éventail des réalités, la richesse des témoignages. » Selon la podcasteuse, cela favorise l’écoute et fédère. 

« Ça compense une parole pas du tout écoutée. On est au début de l’ère audio. Tout s’imbrique : MeToo diffuse la parole des femmes et les podcasts continuent sur cette lancée. Il y a un avant et après MeToo et la voix des femmes fait désormais partie du maintenant. »

APPRÉHENDER D’AUTRES RÉALITÉS

Elle parle de sororité 2.0 et on aime son raisonnement : « Les témoignages de femmes font qu’on se retrouve dans les histoires. Ça crée de l’horizontalité entre nous et diminue la distance entre les personnes qui vivent ces situations. Ça suscite de l’empathie et de la bienveillance. Entendre parler de la maternité, du post partum, des difficultés professionnelles, des actions contre les violences sexistes et sexuelles… tout ça donne matière à réflexion et rassure. C’est la sororité 2.0 ! Qui nous sort de l’isolement. » Nous sort non seulement de l’isolement mais aussi nous amène à comprendre et envisager les situations et les réalités des autres. Parler des vécus, expériences et ressentis, c’est une manière de distribuer des clés, des pistes de réflexions et d’actions possibles à entreprendre dans les quotidiens, à l’échelle de chacun-e.

Cable autour des pieds« Ça crée une chaine d’amour. On se sent moins seule. », assure Sophie Baconin, rejointe par Camille Pineau : « Ce qui est important et intéressant, c’est de parler autour de nous de 1 ou 2 podcasts. Y en a plein ! Seule face à mon ordi, je ne saurais pas trop où et quoi chercher. Mais j’ai besoin de sortir de mes privilèges. Chercher des podcasts qui permettent ça, c’est une démarche. Je demande conseils autour de moi et je transmets à mon tour. Parce qu’écouter des podcasts m’a fait découvrir que je n’étais pas seule. Quand j’écoute des épisodes sur la parentalité queer, avec Matergouinité par exemple, je ne m’identifie pas mais je me reconnais à des endroits. Ça m’a déboussolée mais ça m’a ouvert un monde et donné de l’espoir. »

Elle poursuit : C’est très politique de prendre la parole. En tant que femme, c’est un risque que l’on prend. Une fois posée sur Internet, cette parole ne nous appartient plus. Des podcasteuses subissent des vagues de cyberharcèlement. Je n’ai aucune envie de recevoir menaces de viols et incitations à la haine mais c’est nécessaire de prendre la parole et de la diffuser. Plus on prend la parole, plus on gagne de l’espace. » Et plus on gagne en visibilité et en légitimité. 

Le chemin est long mais les femmes s’approprient, en parallèle de tout un panel d’autres leviers, cet espace du dire et des récits sans entrave. Pour se donner de la confiance, pour gagner en légitimité, pour aider d’autres femmes, pour faire comprendre les réalités vécues et subies, pour ouvrir le champ des possibles, pour prendre de la force, pour partager la puissance des femmes… Il y a urgence. Urgence à déconfiner la parole des personnes sexisées, racisées, handicapées, LGBTQI+, etc. Un besoin, un désir, une détermination. Et ça fonctionne ! 

Encadré Richesse auditive

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Podcast : paroles, libres et puissantes !
Témoignage de l’intime, force du collectif
Richesse auditive
En bonus...

Célian Ramis

Kiffe ta race, un podcast pour déconstruire « le mythe d’une France aveugle aux couleurs »

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Grace Ly et Rokhaya Diallo nous invitent à la réflexion et à la déconstruction des préjugés racistes intégrés à un système oppressif dans lequel nous grandissons et évoluons tou-te-s.
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L’Histoire de France a été écrite par les hommes blancs, pour les hommes blancs. Dans la société actuelle, le modèle dominant arbore encore les traits des personnes blanches, cisgenres, hétérosexuelles, valides, bourgeoises, minces, etc. Il y a la norme et il y a les autres. La fameuse « diversité » sur laquelle on s’appuie pour saupoudrer les beaux discours sur la bienveillance et le vivre ensemble mais que l’on veut invisible et silencieuse. Dans Kiffe ta race, diffusé une fois toutes les deux semaines sur Binge Audio, pas question de se taire, pas question de s’excuser. Grace Ly et Rokhaya Diallo nous invitent à la réflexion et à la déconstruction des préjugés et réflexes racistes intégrés à un système oppressif dans lequel nous grandissons et évoluons tou-te-s. 

Dans ce podcast qui « saute à pieds joints dans les questions raciales », elles parlent des arabes, des asiatiques, des noir-e-s, des juif-ve-s, des blanc-he-s, des roms… sans complexe. Elles ne parlent pas de la race biologique, « tous les êtres humains font partie de la même race » mais bien de la race en tant que construction sociale qui « traverse le quotidien des personnes non blanches ».

Rokhaya Diallo, journaliste et autrice, et Grace Ly, autrice et blogueuse, ne sont pas là pour nous « servir le mythe de la France qui est aveugle aux couleurs », comme elles le soulignent d’entrée de jeu dans le pilote de l’émission. Le format n’est pas tel qu’il existe aujourd’hui. Elles sont filmées et sont accompagnées autour de la table de Samira Ibrahim, journaliste et animatrice, et Fatima Aït-Bounoua, professeure de français, autrice et chroniqueuse radio. Ensemble, elles confrontent ici leurs vécus personnels d’individus renvoyés à leurs origines réelles ou supposées, avant même que l’on s’intéresse à elles en tant que personnes. 

« TU VIENS D’OÙ ? »

« Au départ, on a enregistré un pilote vidéo, sous la forme d’une conversation autour de la sous représentation des minorités visibles. On est quatre : deux femmes perçues comme arabes, une femme noire et une femme perçue comme asiatique. », nous explique Grace Ly.

Nous sommes en 2018 et les télés refusent le projet. La plateforme Binge Audio, elle, ne laisse pas passer sa chance de diffuser un podcast qui parle «librement de tous ces concepts qui sonnent barbares et qui font peur à tout le monde. La fameuse race, la race sociologique. » 

Cette phrase, on l’entend dès le premier épisode - intitulé « Tu viens d’où ? », en référence à cette interrogation basée sur le physique - qui intervient dans les premiers contacts et qui stigmatise la personne à qui elle est posée puisqu’il apparaît rapidement que la réponse n’est satisfaisante que si elle confirme que l’interpelé-e vient d’un autre pays que la France - dans un ping pong verbal aussi amusant que saisissant puisque le duo Rokhaya Diallo – Grace Ly expliquent le nom de l’émission.

Kiffer sa race, c’est une expression populaire du côté de la génération Y et des milléniaux qui souligne le plaisir immense qu’on a pris ou qu’on est en train de prendre.

- Rokhaya Diallo :« Alors je suis sure que plusieurs d’entre vous ont failli avoir un AVC à l’évocation de notre titre. »
(…)
Grace Ly :« C’est un complément d’intensité. Si on dit « on a kiffé notre race hier soir », ça veut juste dire qu’on a passé une excellente soirée. »
Rokhaya Diallo :« Ça veut pas dire que t’as kiffé les gens d’un certain groupe ethnique en particulier. On a choisi cette expression parce qu’on trouvait ça drôle dans un pays où on parle si peu de race de cette manière-là d’avoir une expression qui signifie « aimer au maximum ». C’est assez paradoxal. On va parler de race et là, les gens qui étaient pas bien à l’évocation du titre sont à nouveau très très mal. Parce que comme on le sait, la race n’existe pas. »
- Grace Ly :« On va parler librement de tous ces concepts qui sonnent barbares et qui font peur à tout le monde. La fameuse race, la race sociologique. »
Rokhaya Diallo :« Exactement, comme une construction sociale. On est d’accord, il n’y a pas de race biologique. Toi et moi, malgré les apparences, nous appartenons à la même race qu’est la race humaine mais notre expérience quotidienne, du fait qu’on appartient à des groupes ethniques différents, fait qu’on est confrontées à des questions raciales au quotidien. »

LE RACISME, TOUT UN SYSTÈME

Elles mettent les pieds dans le plat et abordent au fil des saisons une multitude de sujets qu’elles décryptent au travers de leurs expériences personnelles et de leurs ressentis mais également au travers des actualités et de l’expertise de leurs invité-e-s, qui bien souvent résonnent avec leurs vécus.

À la rentrée 2020, Rokhaya Diallo et Grace Ly ont entamé leur troisième saison, poursuivant leur ligne éditoriale initiale et continuant d’explorer avec toujours autant de sérieux et d’humour la race comme construction sociale, le racisme comme système et les tabous comme garants de ce système.

Elles interrogent les privilèges liés à la norme dominante d’une population majoritairement blanche qui brandit trop souvent l’argument de l’universalisme, tout en répétant à longueur de discours que la diversité est source de richesse. Pointer les inégalités dans les grandes lignes, c’est accepté. Ou plutôt toléré. Mais les analyser en profondeur, là, non, c’est pousser le bouchon, inciter à la haine et prôner le communautarisme, jusque dans les rayons des supermarchés… C’est intolérable.

Face à cet obscurantisme, elles prennent la parole, en leurs propres noms tout d’abord. En tant que personnalités publiques aussi. Et puis, elles reçoivent des expert-e-s en plateau pour apporter des éclairages sur des zones impensées, des zones que l’on refuse de mettre en lumière, tout ce qui s’accumule à force de mettre ça sous le tapis et qui en déborde.

« On est dans un système fondé sur une histoire qui a profité du racisme. C’est très poignant quand on étudie l’histoire à travers les questions raciales. S’il y a des personnes défavorisées, c’est qu’il y a des personnes favorisées. Comme pour le sexisme, le racisme doit s’étudier du point de vue des personnes qui le vivent mais aussi à la lumière de la résistance à l’émancipation. C’est indissociable. La question des privilèges est très difficile à évoquer en France. Parce que l’abolition des privilèges renvoie à la Révolution et on pense à la question de la classe sociale. Mais la blanchité existe. C’est le fait d’avoir le bénéfice de ne pas se soucier de la couleur de peau. De ne pas voir les couleurs. Comme l’a dit le sociologue, Eric Fassin de l’université Paris 8 que nous avons reçues dans Kiffe ta race (épisode 27 « Check tes privilèges blancs », ndlr),être blanc, c’est de ne pas y penser, justement au fait d’être blanc. », analyse Grace Ly lors de notre interview. 

DANS TOUTES LES SPHÈRES DE LA SOCIÉTÉ

Elles croisent les thématiques du quotidien avec les questions raciales et leur intersection avec le genre, la classe social, le handicap... L’éducation, les médias, les arts, le travail, les féminismes, les masculinités, la littérature, la pornographie, les corps, les sports, la musique, les forces de l’ordre, l’adoption, le poids des images, la charge mentale, la question des représentations, les religions…

À Rennes, le 27 septembre, Rokhaya Diallo et Grace Ly enregistraient le podcast Kiffe ta race #53 « Cuisine et préjugés : on continue de déguster » aux Ateliers du Vent, à l’occasion du festival de littérature féministe Dangereuses lectrices, en partenariat avec HF Bretagne, s’emparant ainsi du thème de cette deuxième édition : Manger !.

Elles analysaient alors l’intersection entre le manger et les questions raciales. « Les préjugés (sexistes, ndlr)associent les femmes à la sphère domestique. Les femmes noires sont soit hypersexualisées, soit des mamas, des mères nourricières. Pour la garde d’enfants, le ménage… les femmes noires sont hyper compétentes. Dans le soin aux autres... », commente Rokhaya Diallo, qui ajoute en rigolant :

« Avant d’avoir des enfants, vous êtes Rihanna et après, vous êtes la femme dans Autant en emporte le vent. La femme noire, on imagine qu’elle sait cuisiner parce qu’on pense que soit elle est mère d’une famille nombreuse, soit elle va l’être. »

Le continent asiatique est aussi associé dans l’imaginaire collectif à la nourriture. Grace Ly intervient : « Il y a un racisme basé sur notre nourriture. On mange du chien, du rat, et maintenant du pangolin et de la chauve souris… Alors qu’en France, des gens mangent des escargots !!! Le racisme anti asiatique est très présent dans cette sphère-là, notamment avec l’image du non respect des normes sanitaires. »

Les clichés sont nombreux, les attaques multiples. Les personnes sont réduites à un continent, à une couleur de peau, associées à une religion, jugées sur des généralités grotesques, constamment infériorisées, moquées, insultées, voire harcelées, menacées, violées, tuées, du fait d’être non blanches.

« Il y a une injonction très forte en France : être reconnaissant-e-s de cette patrie. Les minorités se sont longtemps excusées d’être là. Je trouve que ça minimise vraiment notre citoyenneté. Dans l’émission, on parle de ces sujets sans s’excuser ! »
s’insurge-t-elle.

PAS TOU-TE-S LES MÊMES INJONCTIONS

Dans Kiffe ta race, il y a un rituel : se situer pour comprendre qui parle et de quel point de vue. Un processus qui dérange quand il est nommé et argumenté, tandis que l’inverse ne choque pas la majorité de la population là où la plupart des médias continue de faire débattre des hommes blancs cisgenres à propos du sexisme, du racisme, des LGBTIphobies, du validisme, etc.

« On est toutes singulièrement situées. On a toutes une histoire, un parcours. C’est pas juste blanc ou noir, il y a plein de teintes de racisme. Une femme asiatique comme moi ne vit pas les mêmes injonctions qu’une femme noire comme Rokhaya. », commente Grace Ly.

Pour exemple, elle se saisit de ce qui inonde l’actualité depuis près d’un an, le Covid 19 : « Il est associé à la Chine. Et je sais qu’en tant que personne perçue comme asiatique, on va me projeter des angoisses vis-à-vis de ça. C’est très grave ce qui se passe en ce moment. Il y a des appels à la haine, des menaces vis-à-vis des personnes asiatiques. Rien que dans le fait d’être une personne d’origine asiatique vivant en France, je sais qu’il y a un danger pour moi lorsque je sors dans la rue. »

Ainsi, les récits de vie se croisent, les voix se mêlent et décortiquent ce qui fait que d’un témoignage individuel on constate un ou plusieurs vécus communs : « En nous situant, en partant du vécu, ça nous rend légitime à raconter. Nous ne faisons pas une compétition de l’oppression. Nous vivons toutes des conjugaisons des oppressions. Ce qui est intéressant, c’est comment faire pour que ça s’améliore. » Rendre visibles ce que l’on ne veut ni voir ni entendre est une étape fondamentale dans la déconstruction des inégalités. C’est ce qu’elles font à chaque émission en partageant avec les auditrices et auditeurs des conversations spontanées, argumentées et fouillées :

« En fait, ces conversations, on les avait dans l’espace privé avec Rokhaya. Parler avec elle m’éclairait beaucoup. On a décidé de les amener dans l’espace public. On part de nos vécus, on en discute, on reçoit des invité-e-s qui viennent avec leurs expertises pour former un tout qui alimente les réflexions. »

OCCUPER L’ESPACE

Elles prennent la parole et font entendre des discours et des voix de personnes à qui on tend rarement le micro. Ici, les propos sont puissants. S’en dégagent des émotions fortes. Il y a de quoi s’énerver, il y a de quoi pleurer, il y a de quoi rire, il y a de quoi frémir, il y a de quoi réfléchir.

« Rétrospectivement, on s’est dit que c’était pas plus mal en fait qu’on soit en audio. Faire entendre la voix des personnes minorées est un autre moyen de prendre l’espace. Et je pense finalement que le fait qu’on ne voit pas nos visages empêche les gens de projeter leurs visions stéréotypées sur nous et nos invité-e-s. », souligne Grace Ly.

Cette visibilité auditive, elle la met dans une perspective globale des luttes féministes et anti-racistes. Les militant-e-s se sont saisi-e-s de l’outils podcast pour diffuser leurs messages, leurs analyses, leurs réflexions, leurs revendications : « Le podcast permet l’expression des personnes qui n’avaient avant ça pas accès aux médias. Dans un podcast, on peut s’exprimer librement de manière ininterrompue. Avec respect et dans le respect des autres. Dans la liberté d’expression, la question du respect est fondamentale. Rendre leur dignité aux personnes minorées est au cœur des projets de lutte. » 

En quelques mots, elle donne le ton de Kiffe ta race, même si le mieux pour en comprendre l’essence et l’engagement est d’écouter l’émission régulièrement. 55 épisodes et 3 hors-série, en diffusion sur Binge Audio. Sur des sujets qui concernent tout le monde et qui font réellement du bien quand ils sont traités par les personnes qui vivent les situations abordées, sans être coupées et maltraitées par des hommes blancs cisgenres hétéros bourgeois qui pensent que leur légitimité vient de leur pseudo qualification de « polémistes » tandis qu’en réalité elle leur ait accordé à tort simplement parce qu’ils représentent le modèle dominant d’un monde à révolutionner.

Rokhaya Diallo et Grace Ly sautent à pieds joints dans les questions raciales, sans complexe, sans s’excuser mais pas sans respect et surtout pas sans humour. Elles tordent le cou aux clichés et vont encore bien plus loin. Elles partagent leurs vécus, prennent le temps et le micro, occupent l’espace et nos esprits des réflexions et interrogations qu’elles sèment au travers de leurs émissions. Militant et puissant.