Célian Ramis

Mixité choisie : des espaces libérés !

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Là où la non mixité subie ne perturbe nullement l’ordre établi, la mixité choisie, elle, dérange. Pourtant, elle constitue un outil indispensable à l’avancée des mentalités. Décryptage.
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Là où la non mixité subie ne perturbe nullement l’ordre établi, la mixité choisie, elle, dérange. Elle titille les esprits et cisaille l’hypocrisie d’une société qui se revendique égalitaire, sur le papier, depuis de nombreuses années. Dans les faits, les discriminations sont multiples et omniprésentes et il apparaît précisément que la mixité choisie constitue un outil indispensable à l’avancée des mentalités. Décryptage. 

« Si l’ambiance dans la salle est généralement bienveillante, on reste bien conscient-es que les salles d’escalade, comme le milieu du sport, peuvent véhiculer des comportements discriminants. Cela peut se traduire par des regards ou commentaires déplacés, des conseils non demandés, une monopolisation de l’espace, voire des actes plus graves. On souhaite donc proposer à tous-tes un accès à la salle qui soit sécurisant et bienveillant et, le temps d’une soirée, laisser les salles d’escalade aux personnes qui sont le moins représentées dans ces espaces. » Lors des soirées en mixité choisie, une affichette est placardée à l’entrée de The Roof, la maison d’escalade de Rennes, installée sur le site réaménagé de l’Hôtel Dieu. De 18h à 23h, l’accès aux salles de blocs et au coffee shop est réservé aux femmes, aux personnes transgenres, intersexes et personnes non binaires. Le service et l’encadrement sont assurés également par des femmes.

« La non mixité est selon nous un moyen, pas une finalité. C’est un format qui permet à beaucoup de personnes qui se sentent exclues le reste du temps de trouver un espace qui leur garantira un cadre de pratique rassurant. »

L’équipe poursuit l’explication : « C’est aussi l’occasion pour tous les hommes qui ne sont pas conviés de se questionner sur la manière dont ils peuvent être un soutien et une écoute, ou de ré-interroger leur posture au sein de la salle d’escalade. » Une fois par trimestre environ, l’expérimentation d’un espace en mixité choisie est portée ici depuis 2022. L’objectif étant de rendre la salle d’escalade plus accessible à tou-te-s à n’importe quel moment de l’année. Pourtant, il apparaît dans l’actualité que son aspect inclusif ne soit pas toujours bien compris ou perçu.

SCANDALES EN HAUT LIEU

Régulièrement, l’annonce d’un atelier ou d’un espace en non mixité sème le trouble et la confusion. On s’indigne de cette exclusion temporaire visant les groupes identifiés comme dominants, potentiellement oppresseurs. Selon les situations, ces moments sont dédiés aux femmes, aux personnes racisées, aux minorités de genre, aux personnes en situation de handicap, etc. On crie au communautarisme, à la division, à la ségrégation. Les mots sont forts, les mots sont lourds et souvent, vidés de leur substance et signification historique. En 2021, c’est l’amendement Unef qui secoue le pays. Mélanie Luce, alors présidente du syndicat étudiant, déclare l’existence de réunions non mixtes permettant de lutter contre les discriminations. Elles regroupent les femmes, les personnes LGBTQI+ et les personnes racisées, elles sont internes à l’organisation et invitent les concerné-e-s à venir prendre la parole et échanger entre elles-eux. Scandale en haut lieu. Le gouvernement s’en saisit dans le cadre de la loi contre le séparatisme et le Sénat vote « l’amendement Unef », permettant de dissoudre une association ou un groupement « interdisant à une personne ou un groupe de personnes à raison de leur couleur, leur origine ou leur appartenance ou non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée de participer à une réunion. »

Quelques années plus tôt, en 2017, c’est le collectif Mwasi qui était visé par les critiques. Les membres organisent cette année-là le festival Nyansapo à Paris, un festival afroféministe au sein duquel se tiendront 4 espaces dont 3 en non mixité. Certains ateliers sont réservés aux femmes, d’autres aux femmes noires et d’autres encore aux personnes racisées. Catastrophe dans les hautes sphères politiques. On hurle au racisme en particulier, au même titre qu’on hurle au sexisme lorsque les structures proposent des ateliers dédiés aux femmes. Fin octobre 2022, le journal Nord Littoral relate la polémique née de l’organisation d’un atelier d’autoréparation de vélo, dans les locaux de l’association Opale Vélo Services, à Calais, destiné exclusivement aux femmes afin de leur donner les bases de la mécanique et leur permettre de se faire la main, sans craindre d’être épiées ou jugées par les hommes, largement plus à l’aise dans ce domaine, que l’on considère encore comme un bastion masculin. Les réactions sont édifiantes. On s’interroge sur « à quand la fin des clivages ? », on dénonce « une vengeance sur le patriarcat » et « un désir de remplacement vers une société matriarcale qui n’a rien à envier au machisme », on témoigne d’un ressenti d’exclusion, on se sent « victime d’une horrible injustice »…

Marlène Hagnéré, mécanicienne cycles, réagit : « Pour moi, le clivage est dans le fait de ne pas comprendre que certaines femmes ont besoin de se retrouver entre elles pour être à l’aise. L’égalité n’est qu’une illusion, même en 2022, elle n’existe vraiment pas partout (je dirais même quasiment nulle part), et l’idée de ces ateliers est justement de rééquilibrer la part des femmes dans certains domaines. (…) C’est quand même marrant, mais toutes les critiques que je reçois sur ces ateliers proviennent toujours du même profil de personne : homme blanc, hétéro, passé 50 ans (voire certains quadragénaires). Ça pose très peu de problèmes aux autres personnes… » 

LE MÉCANISME DU SABOTAGE

Pouvoir dire. Pouvoir parler. Pouvoir échanger avec d’autres personnes ayant vécu les mêmes types de discriminations, violences, micro-agressions, humiliations, etc. Sans être interrompues. Sans être jugées. Sans être qualifiées d’hystériques, d’extrémistes féministes, de racistes anti-blanc-he-s, etc. Partager ses expériences, prendre conscience qu’elles ne sont pas individuelles mais bien collectives et dues à un problème systémique, se (re)donner de la confiance et de l’énergie pour survivre en mixité subie, pour lutter ensuite ensemble, pour se sentir capable, pour oser et s’autoriser. Les enjeux de la mixité choisie sont majeurs. Aujourd’hui, les voix se multiplient et s’élèvent pour en expliquer les tenants et aboutissants et surtout préciser les contextes dans lesquels naissent les groupes non mixtes, préconisés pour souffler et se redynamiser face aux énergies déployées en mixité subie. Dans la bande dessinée Il est où le patron ?, réalisée par Les paysannes en polaire et Maud Bénézit, au sein des Elles de l’Adage 35, composé d’agricultrices engagées contre les inégalités femmes-hommes ou lors des stages Girls Rock Camp, proposés pendant les vacances de février par le Jardin Moderne pour familiariser les filles de 14 à 18 ans aux instruments de musique, les discours sont les mêmes.

L’invisibilité et l’invisibilisation des filles et des femmes renforcent le sentiment d’illégitimité des personnes concernées qui intériorisent qu’elles n’ont pas leur place dans tel ou tel domaine. Ainsi, lorsqu’elles y accèdent malgré les obstacles, elles vont subir, majoritairement, le syndrome de l’imposteur-ice, qui entraine selon les situations de l’auto-censure voire du sabotage. L’exemple de la conduite est parlant. Les agricultrices en témoignent dans les bulles de leur BD : bien souvent, on ne leur a pas appris, elles ont organisé des ateliers entre elles pour s’auto-former. Manœuvrer le tracteur, elles savent le faire. Mais soumises au regard de leurs homologues masculins, elles perdent leurs moyens et foirent leur trajectoire. Pareil en situation de créneau au volant d’une voiture classique ! Le mécanisme s’observe dans de très nombreuses situations. La peur de mal faire ou de rater, d’être jugée, moquée, stigmatisée, entraine souvent l’échec et l’auto-censure. 

INÉGALE RÉPARTITION DE L’ESPACE

Les inégalités commencent dès la petite enfance et l’exemple le plus frappant de répartition genrée des espaces réside encore dans les cours de récréation. Si certaines, notamment à Rennes, mais pas que, sont repensées et réaménagées à partir du végétal pour y intégrer la notion d’inclusivité, elles sont majoritairement investies au centre par les garçons pratiquant (principalement) le football, délaissant la périphérie et les coins aux filles. C’est le récit du film Espace dans lequel Eléonor Gilbert filme une enfant qui, par le croquis de sa cour d’école, explique les délimitations genrées de ce terrain de jeu particulier. Pourtant, il n’est pas si particulier que ça, comme le constate Edith Maruéjouls, géographe du genre, qui établit le lien inconscient qui s’y fait dès lors, se répercutant ensuite sur la manière dont femmes et hommes investissent l’espace public. Yves Raibaud, également géographe du genre, l’atteste aussi de son côté : la ville est faite par les hommes, pour les hommes. L’urbanisme n’échappe pas aux stéréotypes sexistes et les espaces soi-disant pensés et conçus pour l’ensemble de la population ne résistent pas à la répartition genrée instaurée dès le plus jeune âge. Conditionné-e-s à une non mixité implicite, dans l’espace public, les loisirs, le sport, etc., filles et garçons intègrent les codes normatifs d’une sociabilité binaire qui distingue et impose les prétendues compétences « innées » ou « naturelles » des deux sexes. 

City stades, skate parks, terrains de tennis ou de baskets, studios d’enregistrement et autres équipements censés être accessibles à tou-te-s au sein de la ville figurent parmi les exemples les plus marquants de cette séparation, les hommes y étant majoritairement présents. L’absence des femmes s’expliquant par la peur du rejet et/ou du jugement. Dans un entretien accordé à l’Observatoire du design urbain, Edith Maruéjouls précise : « Sur l’exemple du sport, ce n’est pas l’équipement qui est problématique en soi mais le message qu’il produit et véhicule. On institutionnalise la présence masculine en construisant massivement des équipements à symbolique masculine et à forte fréquentation des garçons et des hommes. Or ce faisant, on instaure une inégale valeur (équipement masculin plus présent), une inégale redistribution (argent public en direction majoritaire de la pratique masculine) et un inégal accès (les filles et les femmes, de fait, ont moins de lieux de pratiques). L’enjeu est de savoir comment s’approprier l’espace public à égalité, peut-être en neutralisant les équipements et en qualifiant peu l’espace extérieur sous l’angle des pratiques sexuées stéréotypées. Lorsqu’on construit des terrains de boules, parcs de jeux pour enfants, skate parc, city stades, etc. on contribue à sexuer les espaces. » 

Elle poursuit sa pensée : « La priorité, c’est que les femmes puissent s’exprimer à égalité avec les hommes. Le système du genre repose sur la construction de deux groupes sociaux de sexe qui s’uniformisent autour de stéréotypes et organise la hiérarchisation. Il faut selon moi repenser ce système, sous la forme d’une gouvernance égalitaire s’appuyant sur des projets de société. Travailler sur un réel projet politique, en couplant mixité et égalité pour déconstruire le système du genre. »

SE SENTIR À L’AISE

À la maison de l’escalade de Rennes, Typhaine est employée à temps partiel le week-end à l’accueil du coffee shop et des salles de blocs. À titre personnel, elle apprécie grandement l’initiative de The Roof qui organise à fréquence trimestrielle les soirées en mixité choisie. « C’est super chouette, je trouve, qu’un espace dédié au sport, et surtout un endroit aussi fréquenté, fasse ça. Peu ose le faire. Le sport est un des domaines, de manière générale, où les disparités de genre sont marquantes et handicapantes. Je suis vraiment heureuse de participer à ces événements. », s’enthousiasme-t-elle. Au bord des tapis, certain-e-s participant-e-s observent les prises avant de se lancer sur les voies plus ou moins faciles, selon leurs niveaux. Camille a 30 ans et vient pour la première fois à la salle, accompagnée de Nora, 29 ans, qui vient ici régulièrement. « Je viens essayer l’escalade parce que ma copine m’en a parlé et que le fait que ce soit ce soir en non mixité m’a tenté pour débuter. Ça me permet d’être plus à l’aise pour essayer la pratique. », signale la première, rejointe par son amie :

« Quand je viens, il y a souvent beaucoup de mecs. Ils sont gentils mais ils prennent beaucoup de place. Ça peut être intimidant. Surtout que l’escalade est un sport où on se montre, physiquement. » 

Face aux blocs, nombreuses sont les personnes qui échangent des conseils et s’encouragent. La concentration est palpable et visible. Néanmoins, l’ambiance y est décontractée. Un maitre mot règne dans l’assemblée éparpillée dans les deux salles d’escalade : oser se lancer, oser expérimenter. « Je me sens plus libre d’être créative et moins soumise à un regard sexisant ou critique. », confie Cyrielle. Elle a 35 ans et pratique cette activité 2 à 3 fois par semaine, selon ses disponibilités. Elle exprime un sentiment, ce soir-là, de repos qui se ressent de par l’absence des hommes qui, bien souvent, « occupent l’espace physique et l’espace sonore… » Sa binôme, Cypriane, 26 ans, développe : « Ils ont un peu l’habitude d’accaparer les voies et de les enchainer. Là, on le voit bien, quand quelqu’un a terminé, elle s’arrête et laisse les autres y aller. Avec les hommes, on a moins d’espace. » Toutes les deux précisent qu’elles font référence aux hommes cisgenres, principalement. « Et puis, j’ai l’impression de les souler parce que je suis moins forte, ajoute Cyrielle. Ça arrive que j’ai le sentiment comme quand je fais du bricolage, vous savez, le côté intrusif… Tu ne demandes rien mais ils (certains, pas tous) viennent t’expliquer les choses sans que tu aies sollicité leur aide. Il y a un petit côté mansplaining parfois. » 

Elles se réjouissent de la proposition temporaire d’un espace dédié aux femmes et minorités de genre. « Pour avoir un meilleur niveau et la confiance en soi ! », commente Cypriane qui fréquente également les soirées non mixtes mis en place par La Petite Rennes (atelier participatif et solidaire d’autoréparation de vélos). Il y a la question de l’empouvoirement qui leur apparaît comme essentielle. Pouvoir pratiquer, expérimenter, apprendre, chuter, faire des erreurs, persévérer, évoluer. La base. Mais ce qui les anime particulièrement, c’est de pouvoir respirer. Arrêter d’être angoissées à chaque fois qu’elles tournent le dos aux personnes masculines qui fréquentent elles aussi la salle. « J’ai peur ici d’être matée, parce qu’on est en legging, etc. Dans cette salle encore, je ne le ressens pas tellement. Mais par exemple, la piscine, c’est une catastrophe pour moi. Je prends sur moi à chaque fois que j’y vais. Être une femme en maillot de bain donne la sensation qu’on autorise les hommes à nous regarder et à nous juger. Mais non ! », scande Cyrielle. Elle aimerait que l’offre soit plus variée et régulière. Pas uniquement à The Roof mais plus globalement dans les lieux fréquentés par un public massivement masculin, principalement là où les corps sont dévoilés et en mouvement. 

LEVER LES BARRIÈRES

Sidonie – le prénom a été modifié – est encadrante à la maison de l’escalade de Rennes et approuve l’organisation de temps en mixité choisie dans le cadre d’une politique d’accessibilité et d’inclusivité. « Surtout que dans une salle de blocs, l’idée, c’est l’autonomie. Il y a toujours une majorité d’hommes dans la salle. Parfois, c’est très flagrant. Ça peut constituer une première barrière. », commente-t-elle. Malheureusement, rien de bien étonnant comme le signale de manière globale la géographe du genre, Edith Maruéjouls : « La fréquentation de ces équipements affiche 2/3 d’hommes pour 1/3 de femmes. Ce déséquilibre à lui seul suffit à interroger l’inégale redistribution puisque l’équipement public s’adresse, de fait, à deux fois plus d’hommes que de femmes. » Agir dans un cadre bienveillant et sécurisant, c’est pour Sidonie « un plus pour la confiance », surtout quand on ne connaît pas l’activité, « d’autant plus quand le risque de chute est élevé ! » Lever les barrières est une question de volonté, de décisions à prendre en conséquence, pour rendre l’endroit accessible à tou-te-s, peu importe le sexe, l’orientation sexuelle, l’identité de genre mais aussi la morphologie, le handicap, la couleur de peau, l’origine réelle ou supposée et autres critères de discriminations.

« Le milieu du sport se déconstruit petit à petit. On peut agir par exemple sur la manière dont on installe les blocs et prévoit les voies. Ce sont des décisions des directions des salles… », souligne-t-elle, ajoutant que l’on peut aussi interdire le fait d’enlever son tee-shirt pendant les séances afin de ne pas établir de différences entre les sexes et de ne pas stigmatiser les corps ne correspondant pas à la norme dominante. « En escalade, il y a des tractions à faire, des mouvements dynamiques… Cela peut être une barrière pour certaines personnes car certains mouvements demandent de se défocaliser de ce que l’on ressent de son corps. Ça peut être gênant pour certain-e-s. », poursuit Sidonie. Un argument de plus pour prévoir des temps et des espaces permettant « d’inclure des personnes qui ne seraient jamais venues autrement ou de se sentir à l’aise pour faire les mouvements et essayer de nouvelles choses. » Elle est convaincue de l’intérêt que cela a également auprès du public exclu temporairement :

« Ça étonne, ça questionne. Faire des soirées comme ça, ça permet une réflexion, même pour quelqu’un qui ne vient pas. Moi, c’est la première fois que je vois ça, la non mixité dans le sport et dans une salle d’escalade et je trouve ça bien. Ça amène à comprendre. »

Typhaine acquiesce. Postée à l’accueil du coffee shop, elle est en première ligne face aux refoulés. « Ça donne lieu à des débats intéressants et à des moments de pédagogie. C’est rare pour les hommes d’être confrontés au rejet. Ça peut créer une empreinte émotionnelle forte. En règle générale, ils sont assez compréhensifs. En tout cas, ça permet la confrontation à ce que les femmes peuvent ressentir dans les différents espaces qui ne sont pas en non mixité mais desquels elles sont exclues souvent implicitement. », analyse-t-elle. 

PASSER OUTRE LES CRITIQUES

« Dans ce contexte du sport, je trouve ça vraiment chouette de proposer un espace non mixte mais il ne faudrait pas que ce soit partout et tout le temps. », répond Nora lorsqu’on l’interroge sur le regard qu’elle porte sur la mixité choisie. Bien qu’il ne soit pas une nouveauté, le sujet reste controversé. Vivement critiquée dans les années 50/60/70, dans les périodes et les groupes engagé-e-s pour les droits civiques des personnes noires aux Etats-Unis ou encore les réunions du Mouvement de Libération des Femmes en France, la non mixité est pourtant essentielle dans les luttes pour l’égalité. Sans hommes cisgenres imprégnés de toute construction sociale privilégiée et dominante, sans personnes blanches « dépositaires d’un pouvoir hégémonique », comme le signale la sociologue Nacira Guénif-Souilamas dans Le Monde en défendant le collectif Mwasi lors du festival afroféministe. Elle précise : « Ces jeunes femmes veulent simplement créer un espace d’échanges sûr et rassurant. »

Un espace dans lequel elles puissent dire et relater leurs expériences de discrimination et d’humiliation. Sans être jugées, moquées, insultées, agressées. L’exclusion des groupes déterminés comme dominants n’est pas permanente et ne reproduit pas la ou les discrimination-s dénoncées. Au service de l’égalité, elle soutient les concernées dans leurs démarches d’empouvoirement et de reconnaissance de leurs conditions, leurs personnes et le caractère systémique qui se joue là. Elle intervient en tant qu’outil et ressource. Pour dire, oser parler, comprendre, remettre en question, se parer d’arguments, se gonfler de confiance, apprendre des bases que l’on n’a pas reçu en raison de son genre, sa couleur de peau, son handicap, sa classe sociale, etc. Pour ensuite prendre l’espace et faire entendre sa voix.

Célian Ramis

Solidarité avec les femmes du quartier

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Combien de féminicides faudra-t-il encore pour que les politiques publiques prennent les mesures adéquates ? C’est la question que pose Kuné, le collectif de femmes de Villejean.
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Villejean, Rennes – Le 12 avril, c’est le choc. Marie, 45 ans, a été tuée, étranglée par son mari à son domicile sous les yeux de leurs deux filles. Le 23 avril, une Marche blanche réunissait plusieurs centaines de personnes dans le quartier. Combien de féminicides faudra-t-il encore pour que les politiques publiques prennent les mesures adéquates ? C’est la question que pose Kuné, le collectif de femmes de Villejean.

Déjà 64 femmes tuées par leur conjoint ou ex conjoint depuis le début de l’année. Et toujours la même rengaine : dans la plupart des cas, elles avaient déjà porté plainte pour des faits de violences conjugales ou intrafamiliales. « La police nous a dit que depuis la mort de Marie et la Marche, 236 femmes avaient porté plainte. Son décès a fait peur aux femmes du quartier. », déclare Régine Komokoli, co-fondatrice du collectif Kuné. 

MAIN DANS LA MAIN

« En esperanto, ça veut dire Faire ensemble. Nous sommes des femmes de Villejean, migrantes de Normandie et d’un peu plus bas aussi. », rigole-t-elle. Le collectif prend vie en 2020. Alors qu’elle anime un atelier de couture avec les femmes voilées, la crise sanitaire et le confinement secouent la planète. Elles répondent par un élan de solidarité en créant des masques.

« On sert à quelque chose, on participe à l’effort national ! », signale-t-elle, en poursuivant : « On a fixé ça à Villejean : on se mêle de nos affaires dans nos quartiers ! » Elles envoient une énergie colossale au service de la vie du quartier et de la création de lien social. Elles organisent des événements fédérateurs, à l’instar des repas solidaires, qui mobilisent les acteur-ice-s de la dalle Kennedy et tissent des partenariats avec les structures et associations des environs, dans une démarche solidaire et écologique, basée sur le respect et la valorisation des savoirs et compétences : « Selon les affinités, les envies, on organise des événements. La participation est libre. »

Rencontrer les habitant-e-s, les prendre en considération et revendiquer la richesse des forces créatives et ingénieuses des quartiers populaires. Faire entendre leurs voix. « On n’est pas des assisté-e-s, on veut rendre la dignité à chacun-e. Il y a 52 nationalités qui se côtoient, c’est chouette, on valorise tout le monde ! », s’enthousiasme Régine Komokoli.

Son dynamisme et son aplomb sont représentatifs de la détermination et de l’engagement de Kuné qui comptabilise déjà 31 actions visant à visibiliser les bonnes initiatives de Villejean afin d’en redorer l’image souvent stigmatisée dans le cliché du territoire populaire.

« On est une vingtaine de femmes dans le collectif et on est toutes co-présidentes. L’idée, c’est de s’émanciper, sortir, réaliser son rêve. Je suis élue au Département parce que les femmes de Kuné m’ont portées. On veut améliorer la vie du quartier. »
affirme-t-elle.

Son sourire s’estompe : « On ne pensait pas enterrer une amie. »

FRUIT DU SYSTÈME PATRIARCAL

Le drame de la mort de Marie n’est pas un fait isolé. En France, chaque année, une femme meurt tous les trois jours, assassinée par un homme de sa famille. À Villejean, en avril, c’est le coup de massue, l’électrochoc. Ça n’arrive pas qu’aux autres. « Elles touchent toutes les femmes et encore plus particulièrement les femmes issues de la diversité », clame la co-fondatrice de Kuné. Sans oublier les personnes LGBTIQ+, les femmes handicapées, etc.

Dans une société patriarcale, les mécanismes de domination s’intègrent dès la petite enfance et se transmettent dans l’éducation (maison, école, loisirs), les arts et la culture, les médias, la publicité, etc. Les violences sexistes et sexuelles s’exercent à tous les niveaux et dans tous les domaines et l’espace privé reste un des espaces les plus dangereux pour les personnes sexisées souvent soumises à l’emprise psychologique, physique et/ou économique du compagnon, frère ou père.

« Je suis restée dedans pendant 20 ans. En venant d’un autre pays, il y a souvent de la dépendance administrative, du chantage des familles au pays et une banalisation des violences. Moi, je me suis retrouvée dans la rue puis à l’hôtel et aujourd’hui encore, je suis en hébergement d’urgence. C’est une réalité que souvent les gens ne voient pas. Je suis partie en 2019 et je subis encore les conséquences. J’ai des marques de coups de couteaux dans le dos. », confie Régine Komokoli. 

UNE MAISON DES FEMMES À RENNES ?

Le sentiment de culpabilité s’empare de son quotidien. Parce que Marie avait signalé les violences infligées et qu’elle était sur le point de partir :

« On a organisé la Marche et on a emmené beaucoup de monde avec nous. Il faut que les victimes puissent sortir du silence et les témoins aussi. On essaye de se rattraper… »

Mobilisé à chaque manifestation féministe – les 8 mars, 25 novembre et autres dates selon les actualités – le collectif investit l’espace public aux côtés des militantes, prend la parole et instaure, en partenariat avec Nous Toutes 35, un départ de cortège depuis Villejean, sans oublier le soutien et la collaboration à Big Up, organisé à la Maison de quartier en mars dernier.

Face au micro, Régine Komokoli défend les droits des femmes, rappelle les rouages de la domination masculine et n’oublie pas d’insister sur les ponts à créer et à consolider entre toutes les femmes et les minorités auxquelles elles appartiennent. Les mots sont puissants et les actions concrètes. Mais les moyens manquent.

Pourtant, la création d’un lieu dédié à l’accueil et l’accompagnement des femmes victimes de violences à Rennes est lancée officiellement depuis mars 2022 par le CHU, l’Asfad – centre d’accueil des victimes de violences familiales – et la municipalité, et devrait ouvrir ses portes à l’été 2023 à l’Hôpital sud. Sur le papier, ce lieu pluridisciplinaire s’inspire de la Maison des femmes de Saint-Denis, prévoyant un cadre d’accueil et d’écoute bienveillant-e-s, un accès aux soins et un accompagnement social, administratif et juridique, sans oublier un espace multimédia, des ateliers de reconstruction d’estime de soi, l’hébergement de la ligne téléphonique départementale de la plateforme de lutte contre les violences conjugales (02 99 54 44 88), etc.

« L’équipement est également pensé comme un lieu thérapeutique, avec des espaces de vie et de repos et, par exemple, la possibilité d’y déposer des affaires, d’y laver son linge et de se faire à manger. », indique le communiqué à ce sujet.

UNE PERMANENCE D’ÉCOUTE ET DE SOUTIEN

Pour le collectif de femmes de Villejean, le projet ne répond pas à l’urgence et aux attentes. « À l’hôpital ?! Qu’est-ce que ça veut dire ? Les femmes victimes ne sont pas malades. Et puis, le mec qui veut retrouver sa victime, il n’a qu’à prendre le métro ! Sans oublier que c’est un accueil de jour… La victime doit rentrer chez elle le soir. Ça change complètement le projet… », regrette Régine Komokoli.

Elle poursuit : « On a travaillé sur moi. En tant que personne test, je me suis confiée, j’ai tout dit. Et je n’ai même pas été associée à la suite. On m’a éloignée du projet à cause de mon histoire. Je ne peux pas me détacher de ce qui m’est arrivé, je suis un témoin vivant. Et il y en a plein d’autres… » Le temps manque pour se laisser envahir par la colère et le désarroi. D’ici là, que fait-on ? Kuné réfléchit aux actions possibles pour répondre à la réalité.

« C’est un problème de société qui devrait être traité en société, à travers les politiques de l’Etat. C’est un vrai mépris des femmes et des enfants. On est tout le temps sollicitées pour des questions de violences. On écoute les gens, on les reçoit mais ça ne suffit pas, on n’est pas formées. », réagit la co-présidente.

En juin, elles convoquent la presse sous l’arbre à palabres du square du Docteur Zamenhof. L’occasion de rappeler le constat que les femmes ouvrières, précaires, issues de la diversité, sans papiers ou sans statut sont souvent laissées sans moyens et sans écoute, d’exiger une réponse politique digne de l’ampleur du problème et surtout d’annoncer la mise en place dès septembre d’une permanence d’écoute bénévole et associative, menée de front par Kuné, les structures féministes et de quartier.

« Certaines d’entre nous guérissent de leurs souffrances. Mais ça ne résout pas le problème. Ça fait du bien de pouvoir pleurer et d’être écoutées. Mais comme je le disais, on n’est pas toutes formées. Alors, on va se lancer en mode financement participatif pour aider les femmes de Villejean à se former. »
souligne Régine Komokoli.

Elles demandent l’obtention d’un local fixe et confidentiel pour instaurer une relation de confiance avec toutes les bénéficiaires. En attendant, elles investissent les espaces tels que l’arbre à palabres et le hall de la Maison de quartier de Villejean. 

Kuné lance un appel fort et puissant : « Il faut agir pour que toutes les victimes de violences puissent sortir de la culture du silence. Que tout le monde puisse s’approprier le sujet ! » Dire stop au système patriarcal, sa diffusion et sa transmission. Rompre l’isolement et briser les rouages de la domination masculine. Solidarité et sororité.