Célian Ramis

Rompre le silence patriarcal et validiste

Posts section: 
List image: 
Un homme et une femme dansent à l'occasion de l'exposition Féminisme et handicap psychique : la double discrimination
Summary: 
Elles encourent un risque plus élevé de subir des violences sexistes et sexuelles au cours de leurs vies mais dans la société patriarcale et validiste, on ne parle que trop peu d’elles : les femmes en situation de handicap sont silenciées et invisibilisées.
Text: 

Elles encourent un risque plus élevé de subir des violences sexistes et sexuelles au cours de leurs vies mais dans la société patriarcale et validiste, on ne parle que trop peu d’elles : les femmes en situation de handicap sont silenciées et invisibilisées. À travers l’exposition « Féminisme et handicap psychique : la double discrimination », les personnes concernées mettent leurs existences et difficultés en lumière pour une prise en considération globale de leurs individualités.

Le chant des Penn Sardine résonne dans la salle du Jeu de Paume qui ce jeudi 14 mars accueille l’atelier théâtre, proposé par le SAJ (Service d’Accueil de Jour) de l’association L’autre regard. C’est Fantine Cariou, animatrice sociale au sein de la structure, qui l’interprète lors d’un temps court de représentation du travail élaboré pendant l’année. L’hymne résonne avec le 8 mars, à Rennes, qui a mis à l’honneur les luttes victorieuses de ces ouvrières de conserverie (grève à Douarnenez, en 1924) dont on célèbre le centenaire en 2024. 

Dans le cadre du projet « Féminisme et handicap psychique : une double discrimination », une dizaine de femmes en situation de handicap psychique ont pris part à la manifestation militante cette année et l’année précédente. Entre temps, Fantine Cariou et Manon Rozelier, étudiante en alternance au sein de L’autre regard également, leur ont proposé des ateliers mensuels autour de l’imbrication des discriminations liées au genre et au handicap, des interventions du Planning Familial 35 et la présentation de la pièce Elles, l’autre mémoire de la compagnie Les combats ordinaires. Sans oublier la création et la présentation d’une exposition à découvrir jusqu’au 21 mars au Jeu de Paume.

LE JEU DU MIROIR

Onze personnes participent à cet atelier ludique qui opère à travers des exercices basés sur l’écoute et l’observation de soi et des autres. Déambuler, accélérer, se croiser, se regarder, marquer un temps d’arrêt et repartir. Agir en miroir de l’autre, être à l’écoute et en réaction de l’autre. « On commence à faire connaissance, on connait nos prénoms, on se regarde, on se rencontre », souligne Yann, animateur de l’atelier théâtre. C’est la première fois que Danielle, 66 ans, prend part à l’activité. Avec Sylviane, elles sont toutes les deux bénéficiaires de l’accueil de jour et ont participé à ce projet indispensable pour briser les tabous : « J’ai été prise en photo, ça fait drôle… Mais je me suis trouvée bien ! »

Dans le couloir du Jeu de Paume, elles posent aux côtés de Léa, Mélissa ou encore de Marie-Charlotte. Sous l’œil averti de Tony Jean, un habitué de L’autre regard, et d’Elodie Potel, animatrice sociale, ces femmes se sont prêtées à l’exercice de la photographie, le temps d’un après-midi, et se sont confrontées au rapport à l’image qu’elles ont d’elles-mêmes. « Ça m’a fait du bien, je me suis sentie plus féminine » / « La photo dévoile comme on est. Du coup c’est dur de se voir, et de s’accepter comme on est. » / « Au début, j’étais pas à l’aise, je ne savais pas que j’étais aussi belle que ça. », peut-on lire dans un système de bulles, ou encore : « Je vois que malgré les rondeurs et le handicap on peut être belle. Sur la photo, on oublie le fauteuil roulant. »

DES TÉMOIGNAGES PUISSANTS

Déconstruire les préjugés sur les personnes handicapées mais aussi rompre avec le silence et l’invisibilisation dans lesquels le système patriarcal et validiste les enferme constituent les objectifs de cette exposition, consécration d’un an de travail, comme le souligne Fantine Cariou, accompagnée de Manon Rozelier : « Dans le cadre de l’accueil de jour, nous avons des temps d’atelier, ce qui permet d’établir une relation de confiance. Les participantes ont quasiment toutes témoigné de violences sexistes et sexuelles. Le projet est parti de là. »

Les récits s’accumulent et s’entrecroisent, la colère monte, des temps sont organisés pour échanger autour de leurs conditions et de leurs vécus. Des espaces bienveillants saisis par les personnes concernées. Le studio photo, aménagé dans les locaux de l’association, se veut un cocon et le temps, conçu en mixité choisie plus tard, pour que les femmes choisissent leurs photos, est un lieu safe pour déposer expériences et ressentis : « C’est ce qui a servi de matière pour les témoignages dans les bulles. Tout a été anonymisé. On a souhaité mettre les mots et les visages à côté mais sans pouvoir savoir de qui ça vient. »

Les propos sont poignants et percutants. « Je me bats contre tous les hommes qui nous font du mal, nous battent, nous violent, nous maltraitent, nous prennent pour des objets… », écrit l’une, tandis que d’autres dévoilent : « J’aimerais être comme les autres. Je n’aurais pas été violée, je n’aurais pas été comme ça. » / « Je vais vous dire la vérité, je suis désolée, mais j’aurais bien voulu être un homme (…). On m’a fait trop de mal. J’ai eu trop de soucis avec les hommes, j’ai eu des rapports, j’ai été violée, j’ai dû porter plainte… je préfère pas en parler. »

VIOLENCES SEXISTES ET SEXUELLES : DES CHIFFRES ALARMANTS

À la marge, mises au ban de la société, les femmes en situation de handicap sont majoritairement silenciées et invisibilisées. Reniées dans leurs identités et existences. Au sein du mouvement féministe, elles sont souvent reléguées au second plan. « Le mouvement #MeToo a mis en lumière les injustices auxquelles sont confrontées les femmes et les minorités de genre au quotidien. Mais beaucoup d’entre elles ne sont pas représentées malgré les tentatives de ne pas les oublier. Les personnes que nous accompagnons sont en situation de fragilité psychique et elles font partie de cette catégorie de femmes invisibilisées dans les mouvements de lutte. », relatent Fantine Cariou et Manon Rozelier en introduction de l’exposition, attirant l’attention sur un fléau de grande ampleur : « Pourtant, paradoxalement, elles courent un risque plus élevé d’être victimes de violences sexistes et sexuelles, tant physiques que psychologiques. Dans notre société validiste, ces femmes sont victimes d’une double discrimination : celle liée au genre et celle liée au handicap. » 

Les chiffres sont édifiants : en Europe, 4 femmes en situation de handicap sur 5 subissent des violences et/ou des maltraitances, tous types confondus, 35% des femmes en situation de handicap subissent des violences physiques ou sexuelles de la part de leur partenaire (contre 19% des femmes valides), près de 90% des femmes avec un trouble du spectre de l’autisme déclarent avoir subi des violences sexuelles, dont 47% avant 14 ans et 27% des femmes sourdes et malentendantes déclarent avoir subi des violences au cours de leur vie.

L’exposition confirme : « Les femmes en situation de handicap sont au moins deux à trois fois plus susceptibles que les autres femmes de subir des violences, notamment par la famille, les partenaires intimes, les soignants et les établissements institutionnels. » Malgré les statistiques et les témoignages, dans la société, face à ces situations de violences, le silence règne, l’impunité également. Les vécus traumatiques sont intériorisés par les personnes concernées, comme le signale Manon Rozelier : « Elles nous en parlent à nous, en tant que professionnel-les parce que je pense que ça leur permet de prendre du recul que quelqu’un-e leur dise que non, ce n’est pas normal ce qu’elles vivent ou ont vécu ! »

DÉCONSTRUIRE LA DOUBLE DISCRIMINATION

Stéréotypes de genre, idées reçues sur la vulnérabilité, la non désirabilité et l’objetisation des femmes en situation de handicap, remarques grossophobes et quotidiens de violences… L’exposition, sans prétention d’exhaustivité ou d’exemplarité concernant la représentativité, aborde de nombreux sujets pointant les discriminations et (micro et macro) agressions vécues par les participantes. Et c’est aussi l’occasion pour elles de faire entendre leurs voix et de rendre l’invisible visible : « Ce projet, c’est une bonne idée pour montrer aux autres qu’il y a des femmes en situation de handicap, qu’on existe. » / « On n’imagine pas que j’ai un handicap physique, psychique et intellectuel. » ou encore « Même si on a le handicap psychique, ça ne nous empêche pas de vivre. Le plus dur, c’est le regard des autres. »

Par là, elles mettent en lumière leurs difficultés, leurs espoirs, leurs sourires et leurs forces. Et agissent comme un miroir sur les spectateur-ices, obligé-es d’interroger leurs perceptions, jugements et privilèges dans une société régie par les dominations (sexisme, racisme, validisme, LGBTIphobies, grossophobie, classisme…). Face au manque latent d’information autour de la vie affective et sexuelle, autour du consentement, face aux interrogations diverses en matière de respect de l’intimité et en matière d’égalité entre les femmes et les hommes mais aussi face à la masse de témoignages de violences sexistes et sexuelles subies par les femmes en situation de handicap, le projet « Féminisme et handicap psychique » affirme une réalité effrayante et un besoin urgent de formation des professionnel-les et de diffusion de l’information concernant tout le volet de lutte contre les discriminations. 

Pour promouvoir une culture de l’égalité entre les femmes et les hommes et penser l’imbrication des multiples discriminations auxquelles sont confrontées les identités plurielles. Pour ne pas les réduire à un handicap, un genre, une orientation sexuelle, une identité de genre, une origine ou une couleur de peau. Pour les prendre en considération dans leur entièreté tout autant que dans leur individualité. 

 

  • L'exposition Féminisme et handicap psychique a été présentée au Jeu de Paume du 8 au 21 mars - dans le cadre du 8 mars à Rennes - et a été réalisée par les bénéficiaires de l'accueil de jour de l'association L'autre regard.

Célian Ramis

Visibiliser les silencié-e-s

Posts section: 
List image: 
Sookie, femme noire qui danse sur la scène à l'occasion de l'événement Visibles
Summary: 
Elles prennent la parole, tendent le micro, montent sur scène, écrivent, transmettent et partagent. Pour rendre les femmes visibles et briser le schéma oppressif imposé par leur absence.
Text: 

Réduire la moitié de l’humanité au silence porte à conséquence. Effacer une partie de la société à travers les siècles porte à conséquence. Celle de croire en la légitimité de son invisibilité. Celle de penser que les personnes concernées n’ont ni histoires passées, ni récits à relater. Alors, elles prennent la parole, tendent le micro, montent sur scène, écrivent, transmettent et partagent. Pour rendre les femmes visibles et briser le schéma oppressif imposé par leur absence.

« Ce qu’il y a de plus redoutable dans l’invisibilisation des femmes, c’est qu’elle est invisible. », écrit la journaliste Lauren Bastide dans Présentes. Quelques pages et de nombreux chiffres plus loin, elle récapitule : « Les femmes sont invisibilisées partout où l’on produit de la connaissance, partout où l’on contribue à modeler l’inconscient collectif de la société. Et il ne peut pas y avoir de société juste si les représentations collectives se construisent en oubliant la moitié de l’humanité. » Ainsi, fin 2016, elle crée le célèbre podcast La Poudre pour faire entendre les voix, les discours, les réflexions, les engagements, les expertises, les revendications, les vécus, les analyses et les parcours des femmes. 

« Je les ai interviewées, détail important, sans les interrompre, ni leur expliquer la vie, ce qui est reposant dans un espace médiatique où tout être féminin doit composer, en permanence, avec les aléas du manterrupting (dû à ces hommes qui interrompent systématiquement les femmes) et du mansplaining (dû à ces hommes qui expliquent la vie aux femmes). Ces femmes à qui j’ai donné la parole, je les ai choisies extraordinaires, guerrières, créatrices, inspirées. Je voulais graver dans le marbre leurs accomplissements actuels pour que personne ne puisse les effacer ensuite. » 

MANQUE DE (RE)CONNAISSANCE

La question de la visibilité des femmes, à l’instar de la visibilité de toutes les personnes oppressées et marginalisées, constitue un enjeu majeur dans la lutte pour l’égalité entre les genres. L’Histoire est écrite par des hommes blancs hétéros cisgenres bourgeois valides, pour des hommes blancs hétéros cisgenres bourgeois valides. Elle exclut plus de la moitié de la population, la réduisant au silence, aux rôles secondaires, voire à la figuration. Les récits, qu’ils soient littéraires, cinématographiques ou encore médiatiques, sont articulés autour des hommes qui sont également experts sur les plateaux télévisés, dirigeants des grandes et moyennes entreprises, élus dans les lieux de décisions et de pouvoir… 

L’incidence entre l’apprentissage d’une Histoire à laquelle les femmes ne participent pas ou peu, le manque de représentations féminines dans les instances politiques, la presse, les arts et la culture ou encore le sport et l’absence de parité dans les événements publics, les comités de direction, les scènes conventionnées, les médias ou encore dans l’hémicycle, n’est ni anecdotique ni pure coïncidence. Loin de là.

« Les femmes ne sont pas suffisamment visibles et ne se sentent pas suffisamment légitimes. Elles manquent parfois de rôles modèles. »
souligne Fanny Dufour, fondatrice des Nouvelles Oratrices, entreprise de formations dédiées à la prise de parole des femmes. 

Et elles manquent souvent de reconnaissance. Si de nombreux films ne passent pas le test de Bechdel-Wallace (qui requiert d’avoir au moins 2 personnages féminins, nommés de la même manière que les personnages masculins, qui parlent entre elles d’un sujet autre que des hommes…), les articles de journaux sont des champions de cette invisibilisation. La spécialité : mentionner « Une femme », dans les titres, sans la nommer. L’outil de veille Meltwater révèle ainsi qu’en un mois – juin 2020 - 39 titres d’articles y ont eu recours. On lit par exemple que « Une femme (est) nommée à la Direction des missions d’exploration et d’opérations humaines à la Nasa », qu’il y a désormais « Une femme à la tête de l’École de l’air » et que « Pour la première fois de l’Histoire, le PDG le mieux payé du monde est une femme ». 

Kathryn Lueders, Dominique Arbiol et Lisa Su ne sont pas des cas isolés du processus de minimisation et d’effacement. Une page Wikipédia parodique a été créée en l’honneur d’Une femme, décrite comme « journaliste, dirigeante d’entreprise, chimiste, diplomate, économiste, évêque, rabbin, imam, physicienne, sportive de haut niveau, directrice sportive, pilote de chasse, brasseuse, ouvrière, autrice de bande dessinée, footballeuse, handballeuse, cheffe d’orchestre, DJ, directrice de musée, astronaute et femme politique possédant au moins une vingtaine de nationalités. » 

OÙ SONT LES FEMMES ?

Les hommes laissent leurs empreintes. Dans les exploits de guerre, la gouvernance des pays, la musique, la peinture, la littérature, les découvertes scientifiques, le cinéma. En couverture des médias, ils sont le monde d’après le Covid 19 (tout comme ils étaient le monde d’avant le Covid 19) et ils sont l’espoir de la Reconquête du cinéma français (tout comme ils étaient l’espoir de la Conquête du cinéma français). Ils représentent et symbolisent toute notre culture et nos références collectives. Ils sont le liant de toutes les civilisations passées et sociétés actuelles. 

« Où sont les femmes ? », interroge la comédienne Catherine Bossard, en projetant les photos de classe post conseil des ministres, post G20, post comité de direction d’une entreprise du CAC40… Réponse : « Derrière, sur les côtés ou absentes ! » Dans la Halle de la Brasserie, sur le mail Louise Bourgeois à Rennes, elle donne le ton à la première édition de Visibles, l’événement organisé en 2022 par Les Nouvelles Oratrices qui en avril 2023 a renouvelé l’expérience et reviendra en avril 2024, à l’Antipode. Ici, elles ont des prénoms, des noms, des visages, des corps, des émotions, des choses à dire, à raconter, à partager. Ici, elles montent sur scène et prennent la parole. 

Pour parler d’elles, pour parler d’autres femmes. Pour créer la rencontre, provoquer les discussions et les échanges, favoriser la prise de conscience. « Avoir un plateau composé exclusivement de femmes, c’est possible. La non mixité, ça interroge les gens alors que quand il s’agit de plateaux composés uniquement d’hommes, on ne se pose pas la question… À un moment, il faut faire des efforts pour tendre vers une parité systématique dans les événements et ça passe par des événements comme Visibles. », analyse Fanny Dufour, faisant référence, entre autres, aux conférences TedX, qu’elle a présidé à Rennes pendant plusieurs années. Prendre la licence TedX Women, elle y a pensé. 

« C’est une marque puissante mais enfermante. Je voulais qu’on puisse bouger les formats. Qu’il y ait des prises de paroles en solo, des interviews, des duos, etc. Parce que l’idée, c’est qu’elles se sentent à l’aise sur scène, c’est ça qui servira au mieux leurs propos. On veut faire notre événement. Avec des femmes invisibilisées dans la société et des femmes qui œuvrent pour visibiliser les femmes. », souligne la directrice des Nouvelles Oratrices. Elle part de ses intérêts personnels et élargit ensuite le champ d’action : 

« Pour montrer que les femmes sont partout. Ça concerne le monde de l’entreprise mais aussi de l’éducation, la politique, les médias, les réseaux sociaux, etc. Ce que j’espère, c’est que les gens repartent en ayant saisi ce qui a déclenché chez les unes et les autres l’envie de se rendre visible. Ou de rendre d’autres femmes visibles. C’est cette émulation-là que je veux. Et que l’on prenne conscience de la diversité des déclencheurs. Qu’est-ce qui fait franchir le pas à un moment donné ? Comment se sentir une femme forte et oser se lancer ? »

ÉNERGIE ET DÉTERMINATION

Dix femmes montent sur scène pour se raconter. La première, c’est Clothilde Penet, 34 ans, elle vit à Marseille et, depuis 2 ans, elle fait du krump, une danse qu’elle a choisie et pour laquelle elle a passé des mois et des mois à observer les danseurs. Elle relate son parcours, son obstination, sa persévérance. Le rituel de la cage, le regard des danseurs, la colère qui monte, le lâcher prise, la transcendance. Elle ressent l’énergie. Elle ne baissera jamais les bras. Elle intègre sa famille de krump. Les questions qu’elle pose résonnent en chacun-e : 

« Comment tu es toi-même dans une discipline qui a déjà plein de codes ? Comment tu deviens visible alors que tu as peur jusqu’au bout des doigts ? » 

Elle tape du pied, plie les genoux, fixe un point d’horizon, elle recommence, elle tape du pied, de l’autre pied, elle envoie un uppercut, elle percute nos viscères de sa volonté et détermination, elle répète les pas de bases. Sans cesse. Elle ajoute des mouvements de bras, elle active son corps avec maitrise. Elle teste, expérimente. Elle n’abandonne jamais. « Dans le krump, je peux être moche, monstrueuse, faire des grimaces. Ça change des endroits où il fallait être sage et fermer sa gueule. J’ai peur de ne pas être à la hauteur, j’ai peur de vos regards sur moi. J’ai peur de ma vulnérabilité comme de ma puissance, j’ai peur d’être essoufflée quand j’ai des choses à dire. » Silence. 

Elle nous coupe le souffle, elle nous bouleverse. Son vécu, on le transpose. Son vécu, il résonne. Il diffère de celui d’Aicha et pourtant, il le croise. Algérienne âgée de 55 ans, elle se dit traversée par 3 choix essentiels dans sa vie : être autonome financièrement, divorcer, quitter son pays pour s’installer en France. Son bac S en poche, elle se marie à 18 ans pour satisfaire ses parents. Son époux refuse sa poursuite d’études, elle devient mère l’année suivante. Elle apprend la couture et en cachette, gagne de l’argent grâce à ça. Deux accouchements plus tard, elle ouvre son atelier et embauche des ouvrières. Elle divorce. Tant pis si c’est mal vu ! 

En 2017, elle rencontre son mari et l’année d’après, quitte l’Algérie. Aicha s’installe à son compte en 2020, juste avant le confinement. « J’ai un handicap, je marche avec une canne. En mars 2022, j’ai dû trouver un travail après une formation. J’ai choisi d’accompagner les personnes en situation de handicap dans la recherche d’un emploi. Ce qui m’a aidée, c’est mon ambition et le soutien de mes proches. Sans oublier les stages pratiques que j’ai fait en insertion. » Elle le dit, elle n’avait pas confiance en elle au départ mais avec le temps, la motivation et la formation, elle a développé et acquis les compétences nécessaires. « Je me suis reconvertie. Je me suis ouverte et intéressée aux autres. On a toutes des capacités à quitter, recommencer à zéro et choisir sa vie. »

RENDRE VISIBLE L’INVISIBLE

Sur la scène, les intervenantes brisent le silence et les tabous. Brisent l’absence de pluralité des modèles et des trajectoires. C’est ainsi qu’Hélène Pouille, facilitatrice graphique depuis 9 ans, et Anne-Cécile Estève, photographe depuis 15 ans, partagent l’espace. La première a lancé un blog féministe. La seconde, une association nommée Diapositive, autour de la photographie thérapeutique. Elle réalise à travers l’exposition Mue – pour laquelle elle a photographié les corps de femmes atteintes du cancer du sein – que cela participe à leur réparation et contribue à changer leur regard sur leur propre corps. 

Hélène Pouille aussi s’intéresse à une maladie qui touche principalement les femmes : le cancer du col de l’utérus. Son projet s’intitule Frottis chéri à la suite du diagnostic posé, en sortant d’un banal rendez-vous gynéco, du papillomavirus. « C’est un nom limite mignon. », rigole-t-elle. De l’humour et du dessin mais surtout beaucoup d’informations composent le fascicule illustré qu’elle a créé : « Parce que ce n’est pas naturel encore aujourd’hui de parler de ça et de rendre visible le fait qu’on a une IST… Et d’ailleurs, le prochain sujet que je veux traiter de cette manière-là, c’est la vie sexuelle et affective des personnes âgées. » Chacune trouve sa place au croisement de ses qualités professionnelles et de ses engagements. Et ça fait du bien. Beaucoup de bien. 

« La légitimité, ça a été le problème de toute ma vie. J’ai mis beaucoup de temps à me sentir légitime. Déjà j’ai mis 20 ans à me sentir photographe. Je m’approprie enfin le terme d’artiste. Je suis tellement à ma place aujourd’hui ! », scande, soulagée, Anne-Cécile Estève. Fière et puissante. 

ALTÉRITÉ ET RENCONTRE

Sans se connaître, des ponts se construisent. Quitterie et Myriam, elles, se côtoient depuis plusieurs années déjà et partagent ici leur rencontre. Celle de deux femmes qui n’ont a priori rien en commun. Myriam est de nationalité indéterminée, très probablement palestinienne. Elle vit dans un orphelinat jusqu’à ses 3 ans environ et a « la chance d’être adoptée par ses parents de cœur ». Quitterie est née en France « avec une cuillère en argent dans la bouche » et est adoptée elle aussi par des familles de cœur, au pluriel, car au total, elle compte 6 parents autour d’elle. Myriam subit le racisme à l’école puis les violences conjugales. Elle est une « femme violée et battue » mais surtout « pas abattue ». Quitterie n’a pas vécu ou subi les mêmes violences. 

Être femmes les réunit. Chacune poursuit le récit de ce qui l’a amenée en résistance. « Je suis devenue une guerrière grâce aux paroles de Jacques Prévert et aux récits de ma mère. », signale Myriam. « Aimer une femme m’a sorti de la tyrannie de la norme. », poursuit Quitterie. Résist-tente est le nom de la pièce que joue Myriam, dans laquelle elle raconte sa vie dans la rue. Quitterie assiste à la représentation : « En la rencontrant, les préjugés que j’avais sont tombés. Les SDF sont soudain devenu-e-s visibles à mon regard. » Elles sont toutes les deux engagées dans l’action pour la dignité et le respect de tous les êtres humains. Elles sont toutes les deux engagées dans la lutte contre le patriarcat. 

« Notre rencontre nous a transformées. L’altérité et la rencontre enrichissent la vie. », concluent-elles, avant que Sookie ne vienne secouer les corps légèrement ensuqués au contact des chaises. L’idée qu’elle met en pratique dans ses stages : danser comme dans les clips. Celui de Britney Spears, en l’occurrence. De quoi se sentir reine du dancefloor et des fantasmes.

Autant que Judith Duportail qui rêve d’une vie de glamour et de cocktails et qui télécharge Tinder, réfléchissant à sa phrase de présentation : « 5 étoiles sur Blablacar ». Elle annonce la couleur : « Je ne m’étais jamais sentie aussi désirable. Ça n’a pas duré. » Elle est journaliste et va mener une enquête très approfondie sur l’algorithme de l’application : « Nous avons tous une note secrète de désirabilité sur Tinder. J’ai décidé de partir en quête de ma note. » Elle accède ainsi à toutes les informations collectées à son sujet par le site de rencontre : 804 pages précisément. Ses données personnelles, toutes les conversations, les matchs, la manière de s’exprimer, les sujets évoqués… Tout contribue à ce que Tinder catégorise les participant-e-s, bien évidemment, en fonction du sexe et du genre. 

« La communication de Tinder se base sur une prétendue libération des femmes alors que leurs algorithmes créent des couples où l’homme est toujours supérieur à la femme soit en matière d’âge, soit en matière de catégorie socio-professionnelle et donc supérieur financièrement… Exactement pareil que dans la société hétérosexuelle… », lâche Judith Duportail, hypnotisante de vitalité. 

FAVORISER L’EXPRESSION DES FILLES ET DES FEMMES

Elle aussi citoyenne engagée, Marie Blandin plante le décor de son plaidoyer : « Imaginons un diner chez des amis, l’ambiance est excellente. Vous avez envie de partager une expérience personnelle… sur un cambriolage dont vous avez été victime. Tout le monde vous comprend. Imaginons le même diner mais vous avez envie de partager une expérience personnelle… sur un inceste dont vous avez été victime. Cela crée un malaise. » En tant qu’avocate, quand elle parle à son entourage d’une affaire de divorce, on raffole des détails. Mais quand il s’agit d’une affaire de violences à l’encontre d’une femme ou d’un enfant, on lui dit qu’elle plombe l’ambiance. 

« En 2022, il y a encore des choses qu’on peut dire ou pas. »
constate Marie Blandin, avocate.

Pourtant, deux élèves par classe, en moyenne, sont victimes de violences. Le plus souvent, dans le cadre familial. « Difficile d’en parler, le fléau perdure ! », scande-t-elle, avant d’impulser son discours vers le collectif. Tout le monde peut agir en apprenant à un enfant que la politesse consiste à dire bonjour et non obligatoirement à faire un bisou ou un câlin, en apprenant à un enfant les mots exacts qui désignent les différentes parties de son corps et en apprenant à un enfant que son corps lui appartient, à lui et à lui seul. 

Quasiment deux heures se sont écoulées et c’est à la marraine de Visibles de conclure. Najat Vallaud-Belkacem, ex ministre des Droits des femmes, de l’Education Nationale et actuelle directrice de l’ONG One, fait un tour d’horizon qui n’est pas sans rappeler celui de Catherine Bossard. Dans les conseils de défense, des hommes ! Sur les couvertures de magazines, des hommes ! Sur les plateaux télévisés et débats entre experts, des hommes ! Dans les métiers essentiels, des femmes ! Elle parle d’un « choc » de ne jamais leur donner la parole et dénonce « l’invisibilisation et l’absence des femmes dans les lieux de décisions. » Il n’y a pourtant « rien de mieux que de les mettre autour de la table pour les prendre en considération. » Néanmoins, elle pointe les conséquences sous-jacentes à la visibilité des femmes : 

« Même quand les femmes prennent la parole et se rendent visibles, elles se prennent la violence des réseaux sociaux. Souvent, elles se retirent de la scène, de la visibilité et de l’oralité qu’elles avaient en étant sur la scène. Et ça, c’est particulièrement dangereux car les droits à l’expression des femmes reculent ! »

LA PUISSANCE DES PODCASTS

Faire entendre les voix des concernées devient un enjeu majeur dans l’égalité des sexes et des genres. Une urgence. Depuis plusieurs années, les podcasts se multiplient. Facilité d’accès, simplicité technique, gratuité de l’écoute… Les ingrédients sont réunis pour tendre le micro et diffuser massivement, à travers les réseaux sociaux, les témoignages des personnes sexisées et plus largement des personnes oppressées et minorées. Des outils dont se saisissent Aminata Bléas Sangaré et Suzanne Jolys qui le 1er octobre 2022 ont organisé la première édition du festival Haut Parleuses, à l’Hôtel Pasteur à Rennes, et se sont ensuite attelées à la construction d’une deuxième édition, à l’automne 2023. 

L’occasion de valoriser toutes celles qui l’ouvrent, toutes celles qui disent et toutes celles qui permettent de parler. Et c’est ainsi que dans l’espace Lauren Bastide a lieu la conférence réunissant Marine Beccarelli, historienne et co-créatrice de la série radiophonique Laisse parler les femmes, diffusée sur France Culture, et Aurélie Fontaine, journaliste et fondatrice du podcast Breton-nes et féministes. Toutes les deux expriment « l’aspect parisiano-centré » des médias. Et évoquent « le manque de parole de l’ordinaire. » Alors, Marine Beccarelli et 3 consœurs sont parties à travers la France, en milieu urbain comme en milieu rural, à la rencontre des femmes du quotidien : 

« Pour les 8 épisodes, on a décidé de ne pas choisir nos interlocutrices en amont. L’idée, c’était d’aller dans des lieux et de donner la parole à des femmes de milieux différents, d’âges différents, etc. » 

Aurélie Fontaine acquiesce. De retour il y a quelques années dans le Finistère, elle souhaite explorer son territoire sous l’angle du féminisme et « laisser la parole et faire entendre des femmes qui n’ont pas forcément conscientisé ou intellectualisé le féminisme. » Croiser les voix, multiplier les regards, rendre compte de la diversité des profils, de la pluralité des parcours. Transmettre des vécus et des récits peu relatés dans la presse. « Il y a un problème au niveau de la formation des journalistes. Dans les rédactions, on manque de pluralisme social. Ce sont majoritairement des hommes blancs, hétéros, parisiens, de 40 – 50 ans… Ils ont des biais de genre, des visions et des formations élitistes. La formation en alternance permet d’amener des étudiant-e-s qui n’ont pas les moyens financiers pour les écoles de journalisme… », analyse Aurélie, rejointe par Marine : 

« Dans les représentations, il y a peu de diversité. Dans l’animation des émissions, comme dans les invité-e-s. » 

Alors, oui, la puissance des podcasts retentit du côté des personnes silenciées. Tout comme les réseaux sociaux offrent un medium immense de visibilité et de diffusion rapide et massive de cette visibilité. « Pouvoir rencontrer ces femmes, les écouter et les faire entendre à la radio, ça nous a bouleversées et émues. Cette expérience m’a transformée et a eu un impact fort dans ma vie et dans mon sentiment de légitimité. Les retours qu’on a eu nous donnent envie de continuer ! », s’enthousiasme Marine Beccarelli. La journaliste, Aurélie Fontaine, partage son émotion : « En fait, ça me procure des sensations opposées. Je ressens de la colère car on constate à quel point on est encore loin de l’égalité. Mais je ressens aussi beaucoup de joie de rendre visibles ces femmes, de donner de la représentativité à cette parole dans l’espace public. »

Pour parvenir à l’égalité, la société a besoin d’entendre les voix et les parcours de celles qu’on a intimé de taire, de celles que l’on a réduit au silence, de celles que l’on a enfermé dans l’espace privé, relégué à la maternité, conditionné à l’infériorité… « Le vent souffle dans les branches et toutes les feuilles de la forêt émettent des sons différents, des froissements soyeux, des crissements secs. Et si je tends l’oreille, il y a parmi les bruits du vent des histoires qui, un temps, ont été jamais-dites mais qui ont fini par venir à la parole. Parce que Toni Morrison. Parce que Maya Angelou, Monique Wittig. Parce que Maryse Condé, Sarah Kane, Virginie Despentes, Leonora Miano, Zoe Leonard, Rosa Montero, Zadie Smith, Anne Carson, Chimamanda Ngozi Adichie… Leurs noms et leurs voix, un peu partout au milieu des arbres, une assemblée de Guérillères, comme une autre forêt, mouvante, que je peux emporter avec moi sur le chemin du retour… jusqu’à la table où je me remets à écrire. », conclut Alice Zeniter dans son livre Je suis une fille sans histoire, adapté par l’autrice également sur les scènes des théâtres. Raconter, donner à entendre, visibiliser. Pour que toutes aient une histoire.  

 

Célian Ramis

Mixité choisie : des espaces libérés !

Posts section: 
List image: 
Summary: 
Là où la non mixité subie ne perturbe nullement l’ordre établi, la mixité choisie, elle, dérange. Pourtant, elle constitue un outil indispensable à l’avancée des mentalités. Décryptage.
Main images: 
Text: 

Là où la non mixité subie ne perturbe nullement l’ordre établi, la mixité choisie, elle, dérange. Elle titille les esprits et cisaille l’hypocrisie d’une société qui se revendique égalitaire, sur le papier, depuis de nombreuses années. Dans les faits, les discriminations sont multiples et omniprésentes et il apparaît précisément que la mixité choisie constitue un outil indispensable à l’avancée des mentalités. Décryptage. 

« Si l’ambiance dans la salle est généralement bienveillante, on reste bien conscient-es que les salles d’escalade, comme le milieu du sport, peuvent véhiculer des comportements discriminants. Cela peut se traduire par des regards ou commentaires déplacés, des conseils non demandés, une monopolisation de l’espace, voire des actes plus graves. On souhaite donc proposer à tous-tes un accès à la salle qui soit sécurisant et bienveillant et, le temps d’une soirée, laisser les salles d’escalade aux personnes qui sont le moins représentées dans ces espaces. » Lors des soirées en mixité choisie, une affichette est placardée à l’entrée de The Roof, la maison d’escalade de Rennes, installée sur le site réaménagé de l’Hôtel Dieu. De 18h à 23h, l’accès aux salles de blocs et au coffee shop est réservé aux femmes, aux personnes transgenres, intersexes et personnes non binaires. Le service et l’encadrement sont assurés également par des femmes.

« La non mixité est selon nous un moyen, pas une finalité. C’est un format qui permet à beaucoup de personnes qui se sentent exclues le reste du temps de trouver un espace qui leur garantira un cadre de pratique rassurant. »

L’équipe poursuit l’explication : « C’est aussi l’occasion pour tous les hommes qui ne sont pas conviés de se questionner sur la manière dont ils peuvent être un soutien et une écoute, ou de ré-interroger leur posture au sein de la salle d’escalade. » Une fois par trimestre environ, l’expérimentation d’un espace en mixité choisie est portée ici depuis 2022. L’objectif étant de rendre la salle d’escalade plus accessible à tou-te-s à n’importe quel moment de l’année. Pourtant, il apparaît dans l’actualité que son aspect inclusif ne soit pas toujours bien compris ou perçu.

SCANDALES EN HAUT LIEU

Régulièrement, l’annonce d’un atelier ou d’un espace en non mixité sème le trouble et la confusion. On s’indigne de cette exclusion temporaire visant les groupes identifiés comme dominants, potentiellement oppresseurs. Selon les situations, ces moments sont dédiés aux femmes, aux personnes racisées, aux minorités de genre, aux personnes en situation de handicap, etc. On crie au communautarisme, à la division, à la ségrégation. Les mots sont forts, les mots sont lourds et souvent, vidés de leur substance et signification historique. En 2021, c’est l’amendement Unef qui secoue le pays. Mélanie Luce, alors présidente du syndicat étudiant, déclare l’existence de réunions non mixtes permettant de lutter contre les discriminations. Elles regroupent les femmes, les personnes LGBTQI+ et les personnes racisées, elles sont internes à l’organisation et invitent les concerné-e-s à venir prendre la parole et échanger entre elles-eux. Scandale en haut lieu. Le gouvernement s’en saisit dans le cadre de la loi contre le séparatisme et le Sénat vote « l’amendement Unef », permettant de dissoudre une association ou un groupement « interdisant à une personne ou un groupe de personnes à raison de leur couleur, leur origine ou leur appartenance ou non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée de participer à une réunion. »

Quelques années plus tôt, en 2017, c’est le collectif Mwasi qui était visé par les critiques. Les membres organisent cette année-là le festival Nyansapo à Paris, un festival afroféministe au sein duquel se tiendront 4 espaces dont 3 en non mixité. Certains ateliers sont réservés aux femmes, d’autres aux femmes noires et d’autres encore aux personnes racisées. Catastrophe dans les hautes sphères politiques. On hurle au racisme en particulier, au même titre qu’on hurle au sexisme lorsque les structures proposent des ateliers dédiés aux femmes. Fin octobre 2022, le journal Nord Littoral relate la polémique née de l’organisation d’un atelier d’autoréparation de vélo, dans les locaux de l’association Opale Vélo Services, à Calais, destiné exclusivement aux femmes afin de leur donner les bases de la mécanique et leur permettre de se faire la main, sans craindre d’être épiées ou jugées par les hommes, largement plus à l’aise dans ce domaine, que l’on considère encore comme un bastion masculin. Les réactions sont édifiantes. On s’interroge sur « à quand la fin des clivages ? », on dénonce « une vengeance sur le patriarcat » et « un désir de remplacement vers une société matriarcale qui n’a rien à envier au machisme », on témoigne d’un ressenti d’exclusion, on se sent « victime d’une horrible injustice »…

Marlène Hagnéré, mécanicienne cycles, réagit : « Pour moi, le clivage est dans le fait de ne pas comprendre que certaines femmes ont besoin de se retrouver entre elles pour être à l’aise. L’égalité n’est qu’une illusion, même en 2022, elle n’existe vraiment pas partout (je dirais même quasiment nulle part), et l’idée de ces ateliers est justement de rééquilibrer la part des femmes dans certains domaines. (…) C’est quand même marrant, mais toutes les critiques que je reçois sur ces ateliers proviennent toujours du même profil de personne : homme blanc, hétéro, passé 50 ans (voire certains quadragénaires). Ça pose très peu de problèmes aux autres personnes… » 

LE MÉCANISME DU SABOTAGE

Pouvoir dire. Pouvoir parler. Pouvoir échanger avec d’autres personnes ayant vécu les mêmes types de discriminations, violences, micro-agressions, humiliations, etc. Sans être interrompues. Sans être jugées. Sans être qualifiées d’hystériques, d’extrémistes féministes, de racistes anti-blanc-he-s, etc. Partager ses expériences, prendre conscience qu’elles ne sont pas individuelles mais bien collectives et dues à un problème systémique, se (re)donner de la confiance et de l’énergie pour survivre en mixité subie, pour lutter ensuite ensemble, pour se sentir capable, pour oser et s’autoriser. Les enjeux de la mixité choisie sont majeurs. Aujourd’hui, les voix se multiplient et s’élèvent pour en expliquer les tenants et aboutissants et surtout préciser les contextes dans lesquels naissent les groupes non mixtes, préconisés pour souffler et se redynamiser face aux énergies déployées en mixité subie. Dans la bande dessinée Il est où le patron ?, réalisée par Les paysannes en polaire et Maud Bénézit, au sein des Elles de l’Adage 35, composé d’agricultrices engagées contre les inégalités femmes-hommes ou lors des stages Girls Rock Camp, proposés pendant les vacances de février par le Jardin Moderne pour familiariser les filles de 14 à 18 ans aux instruments de musique, les discours sont les mêmes.

L’invisibilité et l’invisibilisation des filles et des femmes renforcent le sentiment d’illégitimité des personnes concernées qui intériorisent qu’elles n’ont pas leur place dans tel ou tel domaine. Ainsi, lorsqu’elles y accèdent malgré les obstacles, elles vont subir, majoritairement, le syndrome de l’imposteur-ice, qui entraine selon les situations de l’auto-censure voire du sabotage. L’exemple de la conduite est parlant. Les agricultrices en témoignent dans les bulles de leur BD : bien souvent, on ne leur a pas appris, elles ont organisé des ateliers entre elles pour s’auto-former. Manœuvrer le tracteur, elles savent le faire. Mais soumises au regard de leurs homologues masculins, elles perdent leurs moyens et foirent leur trajectoire. Pareil en situation de créneau au volant d’une voiture classique ! Le mécanisme s’observe dans de très nombreuses situations. La peur de mal faire ou de rater, d’être jugée, moquée, stigmatisée, entraine souvent l’échec et l’auto-censure. 

INÉGALE RÉPARTITION DE L’ESPACE

Les inégalités commencent dès la petite enfance et l’exemple le plus frappant de répartition genrée des espaces réside encore dans les cours de récréation. Si certaines, notamment à Rennes, mais pas que, sont repensées et réaménagées à partir du végétal pour y intégrer la notion d’inclusivité, elles sont majoritairement investies au centre par les garçons pratiquant (principalement) le football, délaissant la périphérie et les coins aux filles. C’est le récit du film Espace dans lequel Eléonor Gilbert filme une enfant qui, par le croquis de sa cour d’école, explique les délimitations genrées de ce terrain de jeu particulier. Pourtant, il n’est pas si particulier que ça, comme le constate Edith Maruéjouls, géographe du genre, qui établit le lien inconscient qui s’y fait dès lors, se répercutant ensuite sur la manière dont femmes et hommes investissent l’espace public. Yves Raibaud, également géographe du genre, l’atteste aussi de son côté : la ville est faite par les hommes, pour les hommes. L’urbanisme n’échappe pas aux stéréotypes sexistes et les espaces soi-disant pensés et conçus pour l’ensemble de la population ne résistent pas à la répartition genrée instaurée dès le plus jeune âge. Conditionné-e-s à une non mixité implicite, dans l’espace public, les loisirs, le sport, etc., filles et garçons intègrent les codes normatifs d’une sociabilité binaire qui distingue et impose les prétendues compétences « innées » ou « naturelles » des deux sexes. 

City stades, skate parks, terrains de tennis ou de baskets, studios d’enregistrement et autres équipements censés être accessibles à tou-te-s au sein de la ville figurent parmi les exemples les plus marquants de cette séparation, les hommes y étant majoritairement présents. L’absence des femmes s’expliquant par la peur du rejet et/ou du jugement. Dans un entretien accordé à l’Observatoire du design urbain, Edith Maruéjouls précise : « Sur l’exemple du sport, ce n’est pas l’équipement qui est problématique en soi mais le message qu’il produit et véhicule. On institutionnalise la présence masculine en construisant massivement des équipements à symbolique masculine et à forte fréquentation des garçons et des hommes. Or ce faisant, on instaure une inégale valeur (équipement masculin plus présent), une inégale redistribution (argent public en direction majoritaire de la pratique masculine) et un inégal accès (les filles et les femmes, de fait, ont moins de lieux de pratiques). L’enjeu est de savoir comment s’approprier l’espace public à égalité, peut-être en neutralisant les équipements et en qualifiant peu l’espace extérieur sous l’angle des pratiques sexuées stéréotypées. Lorsqu’on construit des terrains de boules, parcs de jeux pour enfants, skate parc, city stades, etc. on contribue à sexuer les espaces. » 

Elle poursuit sa pensée : « La priorité, c’est que les femmes puissent s’exprimer à égalité avec les hommes. Le système du genre repose sur la construction de deux groupes sociaux de sexe qui s’uniformisent autour de stéréotypes et organise la hiérarchisation. Il faut selon moi repenser ce système, sous la forme d’une gouvernance égalitaire s’appuyant sur des projets de société. Travailler sur un réel projet politique, en couplant mixité et égalité pour déconstruire le système du genre. »

SE SENTIR À L’AISE

À la maison de l’escalade de Rennes, Typhaine est employée à temps partiel le week-end à l’accueil du coffee shop et des salles de blocs. À titre personnel, elle apprécie grandement l’initiative de The Roof qui organise à fréquence trimestrielle les soirées en mixité choisie. « C’est super chouette, je trouve, qu’un espace dédié au sport, et surtout un endroit aussi fréquenté, fasse ça. Peu ose le faire. Le sport est un des domaines, de manière générale, où les disparités de genre sont marquantes et handicapantes. Je suis vraiment heureuse de participer à ces événements. », s’enthousiasme-t-elle. Au bord des tapis, certain-e-s participant-e-s observent les prises avant de se lancer sur les voies plus ou moins faciles, selon leurs niveaux. Camille a 30 ans et vient pour la première fois à la salle, accompagnée de Nora, 29 ans, qui vient ici régulièrement. « Je viens essayer l’escalade parce que ma copine m’en a parlé et que le fait que ce soit ce soir en non mixité m’a tenté pour débuter. Ça me permet d’être plus à l’aise pour essayer la pratique. », signale la première, rejointe par son amie :

« Quand je viens, il y a souvent beaucoup de mecs. Ils sont gentils mais ils prennent beaucoup de place. Ça peut être intimidant. Surtout que l’escalade est un sport où on se montre, physiquement. » 

Face aux blocs, nombreuses sont les personnes qui échangent des conseils et s’encouragent. La concentration est palpable et visible. Néanmoins, l’ambiance y est décontractée. Un maitre mot règne dans l’assemblée éparpillée dans les deux salles d’escalade : oser se lancer, oser expérimenter. « Je me sens plus libre d’être créative et moins soumise à un regard sexisant ou critique. », confie Cyrielle. Elle a 35 ans et pratique cette activité 2 à 3 fois par semaine, selon ses disponibilités. Elle exprime un sentiment, ce soir-là, de repos qui se ressent de par l’absence des hommes qui, bien souvent, « occupent l’espace physique et l’espace sonore… » Sa binôme, Cypriane, 26 ans, développe : « Ils ont un peu l’habitude d’accaparer les voies et de les enchainer. Là, on le voit bien, quand quelqu’un a terminé, elle s’arrête et laisse les autres y aller. Avec les hommes, on a moins d’espace. » Toutes les deux précisent qu’elles font référence aux hommes cisgenres, principalement. « Et puis, j’ai l’impression de les souler parce que je suis moins forte, ajoute Cyrielle. Ça arrive que j’ai le sentiment comme quand je fais du bricolage, vous savez, le côté intrusif… Tu ne demandes rien mais ils (certains, pas tous) viennent t’expliquer les choses sans que tu aies sollicité leur aide. Il y a un petit côté mansplaining parfois. » 

Elles se réjouissent de la proposition temporaire d’un espace dédié aux femmes et minorités de genre. « Pour avoir un meilleur niveau et la confiance en soi ! », commente Cypriane qui fréquente également les soirées non mixtes mis en place par La Petite Rennes (atelier participatif et solidaire d’autoréparation de vélos). Il y a la question de l’empouvoirement qui leur apparaît comme essentielle. Pouvoir pratiquer, expérimenter, apprendre, chuter, faire des erreurs, persévérer, évoluer. La base. Mais ce qui les anime particulièrement, c’est de pouvoir respirer. Arrêter d’être angoissées à chaque fois qu’elles tournent le dos aux personnes masculines qui fréquentent elles aussi la salle. « J’ai peur ici d’être matée, parce qu’on est en legging, etc. Dans cette salle encore, je ne le ressens pas tellement. Mais par exemple, la piscine, c’est une catastrophe pour moi. Je prends sur moi à chaque fois que j’y vais. Être une femme en maillot de bain donne la sensation qu’on autorise les hommes à nous regarder et à nous juger. Mais non ! », scande Cyrielle. Elle aimerait que l’offre soit plus variée et régulière. Pas uniquement à The Roof mais plus globalement dans les lieux fréquentés par un public massivement masculin, principalement là où les corps sont dévoilés et en mouvement. 

LEVER LES BARRIÈRES

Sidonie – le prénom a été modifié – est encadrante à la maison de l’escalade de Rennes et approuve l’organisation de temps en mixité choisie dans le cadre d’une politique d’accessibilité et d’inclusivité. « Surtout que dans une salle de blocs, l’idée, c’est l’autonomie. Il y a toujours une majorité d’hommes dans la salle. Parfois, c’est très flagrant. Ça peut constituer une première barrière. », commente-t-elle. Malheureusement, rien de bien étonnant comme le signale de manière globale la géographe du genre, Edith Maruéjouls : « La fréquentation de ces équipements affiche 2/3 d’hommes pour 1/3 de femmes. Ce déséquilibre à lui seul suffit à interroger l’inégale redistribution puisque l’équipement public s’adresse, de fait, à deux fois plus d’hommes que de femmes. » Agir dans un cadre bienveillant et sécurisant, c’est pour Sidonie « un plus pour la confiance », surtout quand on ne connaît pas l’activité, « d’autant plus quand le risque de chute est élevé ! » Lever les barrières est une question de volonté, de décisions à prendre en conséquence, pour rendre l’endroit accessible à tou-te-s, peu importe le sexe, l’orientation sexuelle, l’identité de genre mais aussi la morphologie, le handicap, la couleur de peau, l’origine réelle ou supposée et autres critères de discriminations.

« Le milieu du sport se déconstruit petit à petit. On peut agir par exemple sur la manière dont on installe les blocs et prévoit les voies. Ce sont des décisions des directions des salles… », souligne-t-elle, ajoutant que l’on peut aussi interdire le fait d’enlever son tee-shirt pendant les séances afin de ne pas établir de différences entre les sexes et de ne pas stigmatiser les corps ne correspondant pas à la norme dominante. « En escalade, il y a des tractions à faire, des mouvements dynamiques… Cela peut être une barrière pour certaines personnes car certains mouvements demandent de se défocaliser de ce que l’on ressent de son corps. Ça peut être gênant pour certain-e-s. », poursuit Sidonie. Un argument de plus pour prévoir des temps et des espaces permettant « d’inclure des personnes qui ne seraient jamais venues autrement ou de se sentir à l’aise pour faire les mouvements et essayer de nouvelles choses. » Elle est convaincue de l’intérêt que cela a également auprès du public exclu temporairement :

« Ça étonne, ça questionne. Faire des soirées comme ça, ça permet une réflexion, même pour quelqu’un qui ne vient pas. Moi, c’est la première fois que je vois ça, la non mixité dans le sport et dans une salle d’escalade et je trouve ça bien. Ça amène à comprendre. »

Typhaine acquiesce. Postée à l’accueil du coffee shop, elle est en première ligne face aux refoulés. « Ça donne lieu à des débats intéressants et à des moments de pédagogie. C’est rare pour les hommes d’être confrontés au rejet. Ça peut créer une empreinte émotionnelle forte. En règle générale, ils sont assez compréhensifs. En tout cas, ça permet la confrontation à ce que les femmes peuvent ressentir dans les différents espaces qui ne sont pas en non mixité mais desquels elles sont exclues souvent implicitement. », analyse-t-elle. 

PASSER OUTRE LES CRITIQUES

« Dans ce contexte du sport, je trouve ça vraiment chouette de proposer un espace non mixte mais il ne faudrait pas que ce soit partout et tout le temps. », répond Nora lorsqu’on l’interroge sur le regard qu’elle porte sur la mixité choisie. Bien qu’il ne soit pas une nouveauté, le sujet reste controversé. Vivement critiquée dans les années 50/60/70, dans les périodes et les groupes engagé-e-s pour les droits civiques des personnes noires aux Etats-Unis ou encore les réunions du Mouvement de Libération des Femmes en France, la non mixité est pourtant essentielle dans les luttes pour l’égalité. Sans hommes cisgenres imprégnés de toute construction sociale privilégiée et dominante, sans personnes blanches « dépositaires d’un pouvoir hégémonique », comme le signale la sociologue Nacira Guénif-Souilamas dans Le Monde en défendant le collectif Mwasi lors du festival afroféministe. Elle précise : « Ces jeunes femmes veulent simplement créer un espace d’échanges sûr et rassurant. »

Un espace dans lequel elles puissent dire et relater leurs expériences de discrimination et d’humiliation. Sans être jugées, moquées, insultées, agressées. L’exclusion des groupes déterminés comme dominants n’est pas permanente et ne reproduit pas la ou les discrimination-s dénoncées. Au service de l’égalité, elle soutient les concernées dans leurs démarches d’empouvoirement et de reconnaissance de leurs conditions, leurs personnes et le caractère systémique qui se joue là. Elle intervient en tant qu’outil et ressource. Pour dire, oser parler, comprendre, remettre en question, se parer d’arguments, se gonfler de confiance, apprendre des bases que l’on n’a pas reçu en raison de son genre, sa couleur de peau, son handicap, sa classe sociale, etc. Pour ensuite prendre l’espace et faire entendre sa voix.

Célian Ramis

Face à la virilité, l'expression des masculinités plurielles

Posts section: 
List image: 
Summary: 
Ici, on déboulonne les fondations de la masculinité hégémonique afin de rompre avec ce qui isole les hommes des femmes : l’injonction à se construire en opposition à la féminité et l’obligation à correspondre conformément aux critères de virilité.
Text: 

Créer un podcast féministe sur la construction de la masculinité et les conséquences du patriarcat sur les hommes, c’est le projet qu’ont porté Elisabeth Seuzaret et Odoneila Tovolahy lors de leur service civique au sein d’Unis-Cité Bretagne. La série radiophonique Sincère life mêle témoignages des concernés, apports théoriques militants et déconstruction des stéréotypes de genre, pour qu’hommes et femmes s’allient contre le sexisme et ensemble, imaginent et bâtissent un autre possible. 

« Apprendre à porter un masque est la première leçon de masculinité patriarcale qu’un garçon apprenne ». Citation de bell hooks, intellectuelle, universitaire et militante américaine, théoricienne du black feminism et autrice de La volonté de changer : les hommes, la masculinité, l’amour (paru en 2021, quelques mois avant son décès), elle introduit le récent documentaire Make me a man, de Mai Hua et Jerry Hide.

Elle est réalisatrice, il est thérapeute et propose des groupes de parole pour les hommes souhaitant explorer leur vulnérabilité. Le documentaire propose une réflexion autour de la domination patriarcale et de la culture masculine. Les deux œuvres constituent la base de réflexion et le fil rouge de Sincère life, qui s’attache dans son prologue et ses trois épisodes à déboulonner les fondations de la masculinité hégémonique afin de rompre avec ce qui isole les hommes des femmes : l’injonction à se construire en opposition à la féminité et l’obligation à correspondre conformément aux critères de virilité.

ENTENDRE LES VOIX

Elisabeth Seuzaret et Odoneila Tovohaly ont postulé au même service civique à la suite de leur licence de sociologie et ont intégré ensemble l’équipe d’Unis-Cité Bretagne, structure qui organise et promeut les services volontaires des jeunes. La mission : créer son propre projet solidaire. « On était toutes les deux sur la thématique du féminisme. Moi, à travers un podcast et Elisabeth, à travers l’éducation. », signale Odoneila.

Résultat : elles mettent leurs connaissances et envies en commun au service de la création et réalisation de la série Sincère life qui cherche à ouvrir la voie aux questions qu’elles se posent concernant la place des hommes dans le féminisme. « On ne trouvait pas d’issues qui conciliaient le féminisme et le fait d’intégrer les hommes. On a trouvé ça dans le livre de bell hooks. Au départ, on pensait ne faire qu’un seul épisode sur le patriarcat et la masculinité et au final, on a commencé à écrire que sur le sujet. », précise Elisabeth.

C’est Morgane Soularue, chargée de l’éducation aux médias à canal b, radio associative rennaise, qui leur fait tester leurs voix et leur conseille de se rapprocher de l’Edulab de l’Hôtel Pasteur, un lieu d’expérimentation et d’apprentissage dédié aux usages et aux cultures numériques, leur permettant d’accéder à du matériel technique d’enregistrement : « Elle nous a encouragées en nous disant que nos voix se mariaient bien et qu’elles étaient accrocheuses. »

Très rapidement, elles doivent écrire leur trame narrative, s’exercer au micro, apprivoiser leurs voix, se faire aider pour le montage… « Entendre sa voix, la faire écouter. C’est intime… Ça donne confiance en nous, ça a un côté empouvoirant. », confie Odoneila. Elisabeth ajoute : « Souvent, on déteste sa voix. Pouvoir se familiariser autant avec, c’est top ! »

Consommatrices de podcast, elles voient dans cet outil une manière intime de parler de soi et des autres, de mettre des mots sur les problématiques et sur les vécus et d’ouvrir le dialogue sur les sujets traités. Parce que les hommes, disent-elles, n’ont pas conscience du patriarcat et du poids qu’il pèse sur leurs trajectoires, elles proposent là un espace de réflexions et de témoignages introspectifs pour libérer la parole de ceux qui, eux aussi, sont victimes du patriarcat alors qu’ils sont censés en être les gagnants. Et pourtant…

LA CONSCIENCE DES INJONCTIONS VIRILISTES

« C’est possible d’étudier autre chose que son propre vécu. Certes, c’est aux hommes de prendre cette initiative mais si les féministes ne lancent pas cette invitation, ça n’arrivera jamais et on ne règlera jamais le problème qui réside dans l’éducation patriarcale des hommes. », revendique Elisabeth Seuzaret qui poursuit :

« On ne met pas de côté la souffrance des femmes. On essaye de voir comment des mecs peuvent s’intégrer au féminisme. Et ce serait se mentir que de dire qu’ils ne souffrent pas eux aussi du patriarcat. On se met dans l’action, sinon ils resteront des alliés silencieux. »

L’idée n’est pas d’excuser les comportements virilistes et violents mais d’en comprendre les tenants et aboutissants pour les déconstruire. Comment les garçons apprennent-ils à devenir des hommes virils puis des dominants ? Comment intègrent-ils la norme sexiste et finissent par l’incarner ? Ce sont des questions que le duo pose dans les trois épisodes.

Les éléments de réponses, elles les puisent et les mettent en perspective à travers l’usage de la pensée féministe intersectionnelle, développée par bell hooks notamment, la construction de la virilité, décryptée par Olivia Gazalé dans Le mythe de la virilité, ainsi que des témoignages intimes d’hommes de leurs entourages relatant les normes inculquées dans leur enfance par l’éducation parentale et l’école mais aussi inculquées par le groupe social « Hommes ».

Masturbation collective devant des magazines pornos, cohabitation paradoxale entre le rejet de l’homosexualité et la fascination pour des hommes virils en mini shorts et sueur, atrophie des émotions dès le plus jeune âge avec l’injonction « Sois un homme mon fils », honte intégrée de jouer avec des poupées… La masculinité hégémonique se fabrique en opposition à la féminité et dans le mépris de tout ce qui s’en approche.

Ainsi, les femmes seront passives, dociles et aimantes, et les hommes seront actifs, entreprenants et violents. Pourtant, rien de tout cela n’est inné. Les podcasteuses démontrent bien à quel point les traits de caractère associés au féminin et au masculin, dans une binarité réductrice et oppressive, appartiennent à une construction sociale patriarcale.

À l’instar de la sexualité virile qui oblige les hommes à clamer leur domination sur leur partenaire ou encore la rupture intérieure à laquelle on contraint les garçons qui pour devenir des hommes, des vrais, doivent rompre avec leurs émotions et scinder leur personnalité en deux : « le moi acceptable et public et le moi honteux et intime ». 

POUR UNE DÉCONSTRUCTION DES NORMES

D’autres modèles sont possibles et Elisabeth et Odoneila ont à cœur de faire place aux modalités d’actions alternatives pour qu’enfin hommes et femmes entrent dans un dialogue profond et apaisé afin de détruire les fondements de la domination patriarcale qui entrave tous les êtres humains et la nature également. Ce qu’elles veulent, c’est « offrir une autre grille de lecture ».

Dans son ouvrage, « bell hooks ne veut pas détruire la masculinité mais changer le sens de la masculinité. La masculinité est patriarcale aujourd’hui mais elle peut être autre chose. Dans l’empathie, le soin de soi et des autres. Changer le sens de la masculinité, c’est une des clés de l’évolution. » Parce que la rupture intérieure dont elles parlent dans le troisième épisode « Et Dieu créa Adam », n’est pas sans conséquence et mène souvent à des violences que l’on veut croire innées et naturelles.

« Maintenant, comment on réinvente un autre système qui s’inscrit en dehors du système de domination ? Pour nous, La volonté de changer est un livre à mettre dans les mains de tout le monde. Il faut rendre accessible cette pensée. »
souligne Elisabeth.

Le podcast Sincère life pose des questions fondamentales à la compréhension des inégalités, de la manière dont elles se construisent et la façon dont elles se transmettent. Et ouvre la porte à l’expression de masculinités et de féminités plurielles. Elles proposent « une réflexion autant pour les hommes que pour les femmes. »

Parce que comme elles le martèlent : « La masculinité, ce n’est pas que pour les mecs ! » Il est bien temps qu’ils prennent conscience de leur pouvoir d’agir pour une société plus égalitaire et de ce qu’ils ont à y gagner, à savoir une véritable liberté à être qui ils sont, à être qui ils souhaitent être, en dehors des injonctions patriarcales et virilistes. 

 

Célian Ramis

Girls to the front, encore et encore !

Posts section: 
List image: 
Summary: 
Parler des meufs et des minorités de genre dans le milieu des musiques alternatives, et en particulier sur la scène hardcore, punk et tous ses dérivés. Et surtout leur donner la parole. Pour rompre le silence et déconstruire les idées reçues.
Main images: 
Text: 

Parler des meufs et des minorités de genre dans le milieu des musiques alternatives, et en particulier sur la scène hardcore, punk et tous ses dérivés. Et surtout leur donner la parole. Pour rompre le silence et déconstruire les idées reçues. Le fanzine Women of the gig garantit l’esprit DIY féministe hérité des mouvements Riot Grrrls et contribue à l’empouvoirement et à la libre expression des personnes concernées. 

« On est fatigué-e-s des boys club, des boys band, qui nous invisibilisent, nous infantilisent, nous coupent la parole trop souvent. Alors, c’est pour ça qu’on a voulu créer ce medium pour donner la parole à celleux qui font la scène, qui vivent par et pour la musique et qui militent pour des valeurs féministes, antifa, anticapitalistes ! »

C’est ainsi que s’ouvre le premier numéro du fanzine Women of the gig, imaginé et réalisé par Ana, paru en juin dernier. « C’est parti de l’envie de parler de mes expériences persos. D’un ras-le-bol que j’ai eu. Je suis allée à un concert hardcore et dans le pit (fosse dans laquelle s’effectuent les danses lors des concers punk, hardcore, queercore, metalcore, etc.), un mec m’a poussé une fois, deux fois, trois fois et m’a dit « T’as pas ta place ici »… », explique-t-elle.

Le sexisme n’est pas anecdotique dans ce milieu, à l’instar de tous les secteurs de la société, il en découle d’un système patriarcal encore et toujours en vigueur. De là, elle décide de créer l’association Mal baisé-e-s et de créer des événements en non mixité choisie. La création d’un fanzine lui trotte rapidement dans la tête :

« J’osais pas… Je pensais être illégitime. En allant dans les soirées organisées par Arak Asso, on m’a dit qu’en tant que meuf straight edge – le straight edge est une sous-culture du punk hardcore (pas d’alcool, de drogue, de comportement addictif, lié au véganisme, etc.) – j’avais ma place et ma légitimité. Je me suis lancée et je l’ai réalisé de A à Z, avec juste l’aide d’un pote pour InDesign. »

Choix des sujets, interviews, dessins, recherches, rédaction et mise en page, Ana s’investit à fond dans la création d’un fanzine riche en informations et en découvertes. Sa volonté : puiser dans son vécu pour questionner les pratiques inégalitaires dans les musiques hardcore et punk, interroger les personnes concernées et restituer les expériences et ressentis dans l’esprit Riot Grrrls. C’est-à-dire « un zine très mignon mais très vindicatif ! » Sans oublier la revendication de Bikini Kill, L7 et leurs copaines : Girls to the front !!!

MUSIQUE LIBÉRATRICE ET CATHARTIQUE

Dans les arts et la culture, les personnes sexisées sont majoritairement absentes des programmations, des postes de direction, des équipes techniques, des conseils d’administration, des studios de répétition, etc. Les musiques actuelles et les musiques alternatives ne font pas exception. Encore pensées comme des bastions de la virilité, elles sont représentées au masculin, fantasmées à coup de testostérone.

« On cantonne toujours les meufs à être chanteuses. Ou on pense que c’est les copines des batteurs… Dans le punk, il y a des meufs. Pas beaucoup mais il y en a. Dans le punk hardcore, il y en a encore moins. Ou peut-être qu’il y en a mais on ne les connaît pas car elles ne sont pas mises en avant. C’est une scène historiquement très masculine avec des danses vues comme très violentes. Les meufs et les minorités de genre ne se sentent pas à l’aise. », souligne Ana.

Il s’agit là d’idées reçues. De stéréotypes néfastes qui entachent la profondeur de ces genres musicaux. « Toutes les scènes ont leur façon de bouger. Beaucoup de gens ont des a priori sur le hardcore. Mais il suffit d’aller aux concerts et de parler aux gens pour comprendre que les danses sont certes violentes mais restent bienveillantes. Si on ne s’y intéresse pas, on pense que c’est juste un truc de mascus… On voit peu de meufs car ce n’est pas un style démocratisé. », poursuit la créatrice du fanzine.

Elle part de sa trajectoire personnelle, du ressenti d’un profond malaise au collège qui la mène au lycée à adopter des conduites addictives qu’elle décrit elle-même comme dangereuses. Elle le dit : « Plus jeune, j’écoutais déjà des groupes comme Blink 182, Greenday, etc. Quand je suis entrée aux Beaux Arts en 2018, j’ai rencontré le gars qui fait le zine de punk No comply, je suis allée l’année suivante au Superbowl of hardcore, au Jardin moderne, à Rennes. Ça m’a forgée de découvrir le hardcore et ses dérivés. Ça s’écoute et ça se vit. La musique est vraiment cathartique pour moi et tout s’est regroupé avec le straight edge. C’est maintenant ma façon de vivre. »

Libérateur, le punk hardcore aborde, grâce aux nouvelles générations et aux groupes politisés, les thématiques de la culture du viol, le respect des êtres humains, ainsi que de tous les êtres vivants, les valeurs antifascistes, anticapitalistes et antispécistes, la réappropriation du corps après un événement traumatique, etc.

« Dans mes textes, je dis que j’ai ma place ici et que t’as pas intérêt à me dire le contraire. Dans les groupes de meufs, il y a cette revendication de vouloir se réapproprier la scène. Et je pense que c’est important de se créer des espaces pour en parler. Moi, j’aime beaucoup ce truc de « Girls to the front », même si pour le coup avec le pit, je sais pas trop comment ce serait possible… »
signale Ana.

Les meufs et les minorités ont toute légitimité à intégrer les canaux de création et de diffusion des musiques alternatives qui doivent, tout autant que les autres branches, déconstruire les mécanismes de domination, intégrés par les un-e-s et les autres de par l’éducation genrée qui perdure dans une société encore largement patriarcale et capitaliste. 

REPRÉSENTATIONS, HISTOIRE ET EMPOUVOIREMENT

Ici, on entend les voix de celleux qui participent à la scène hardcore et queercore en tant que chanteur-euse-s, musicien-ne-s, technicien-ne-s ou encore public, on prend en compte les parcours et trajectoires des interviewé-e-s qui témoignent des difficultés liées à leur sexe, à leur genre ou à leur identité de genre, on déconstruit l’attitude « Tough guy » du hardcore consistant à adopter les codes streetwear et les comportements pensés masculins (dans les tenues, les postures, etc.) pour être intégré-e-s, on parle représentations dans les visuels et les programmations, on (re)découvre l’histoire des Riot Grrrls, on s’inspire des Pussy Riot, on puise des solutions parmi ces mouvements mais aussi la création et mise en place de festivals comme le Ladyfest, proposant à l’occasion d’un rassemblement musical de participer à des ateliers d’auto-défense, de mécanique, de pratique d’instruments, de cuisine végétarienne, etc.

« C’est un cercle vertueux : si des meufs voient d’autres meufs sur la scène, dans le public, aller dans le pit, ça les poussera à aller dans le pit, à créer des fanzines, à monter des groupes, faire des podcasts, lancer des assos, etc. Tout est important ! On est nécessaires à la scène, sinon on reste dans le cliché du milieu méga masculin… »
s’enthousiasme Ana.

Parce que c’est là aussi son message à travers ce fanzine : la découverte d’un milieu musical pour les non initié-e-s et l’empouvoirement de toutes les personnes concernées : « J’ai envie de leur dire de se lancer si iels veulent se lancer ! Être une meuf ne nous conditionne pas à rien faire. Si tu veux te lancer, lance toi ! Sinon, ça passe aussi par le fait de partager les projets de tes potes, de les soutenir, etc. »

Sur elle, ça fonctionne également : « Je suis archi fière ! Je suis même en train de le traduire pour qu’il soit diffusé en Angleterre ! Je ne pensais pas que ça marcherait autant. C’est un outil très cool qui peut tourner, passer de mains en mains. C’est pas fait pour rester dans une bibli… Je me sens maintenant plus légitime pour le numéro 2. Parce que les gens valident et me disent que c’est nécessaire. J’ai plein d’idées encore pour la suite. Je vais parler du straight edge, des luttes anti-fascistes, etc. C’est encore plus personnel. Et puis, j’ai toujours autant envie de donner la parole aux concerné-e-s ! »

 

Numéro 1 – 65 pages – 7 €

Célian Ramis

Prendre la parole, ça s'apprend !

Posts section: 
List image: 
Summary: 
Après avoir constaté la difficulté à atteindre la parité entre les femmes et les hommes dans l’événementiel, Fanny Dufour a eu envie de creuser cette problématique et a fondé Les Nouvelles Oratrices, structure dédiée à la prise de parole des femmes en milieu professionnel.
Text: 

Après avoir constaté durant des années la difficulté à atteindre la parité entre les femmes et les hommes dans l’événementiel, Fanny Dufour a eu envie de creuser cette problématique et a fondé Les Nouvelles Oratrices, structure dédiée à la prise de parole des femmes en milieu professionnel.

En tant qu’expertes et journaliste confondues, les prises de paroles des femmes représentent moins d’un tiers du temps de parole total à la télévision (32,7%) et encore moins à la radio (31,2%), selon l’INA qui en 2019 a publié une étude sur le sujet, en analysant pas moins de 700 000 heures de programme.

Fanny Dufour a réalisé sa propre enquête pour avoir des chiffres clés orientés spécifiquement dans le domaine professionnel. Entre juillet et début septembre 2020, 702 femmes ont répondu au questionnaire.

Elles sont étudiantes, salariées, indépendantes, cadres, dirigeantes, stagiaires, en recherche d’emploi... et la moyenne d’âge est de 38 ans environ. 26% d’entre elles prennent la parole tous les jours, 49% plusieurs fois par mois et 24%, occasionnellement.

L’enquête révèle une prise de parole assumée : 72% des répondantes pensent exprimer clairement et brièvement leurs idées, 60% osent intervenir et prendre la parole en cas de conflit et 59% n’ont pas peur d’exprimer leur désaccord. Pourtant, elles sont 71% à dire qu’elles s’auto-censurent régulièrement. Par peur de dire une bêtise. Et 80% pensent après leur intervention qu’elles auraient pu mieux faire.

LA PARITÉ, SOURCE DE LÉGITIMITÉ

Travaillant dans l’événementiel, Fanny Dufour constate la difficulté à atteindre la parité. Par exemple, lorsqu’une invitation à s’exprimer dans un séminaire ou une conférence – elle a présidé TedxRennes pendant 3 ans - est lancée auprès d’une femme « deux fois sur trois, c’est un refus ou une prise de décision assez longue. »

Ces dernières essayent parfois de réorienter l’invitation vers leurs collègues masculins ou demandent à pouvoir intervenir à plusieurs. « Alors que les hommes, c’est quasiment tout le temps qu’ils sont ok ou même - j’ai vu ça avec TedxRennes - qu’ils nous sollicitent pour dire qu’ils peuvent venir parler d’un sujet, sans même avoir de sujet précis ! », souligne-t-elle. 

En entreprise, elle remarque également que les femmes cèdent rapidement la parole aux hommes.

« Des études américaines montrent qu’on coupe la parole aux femmes en moyenne 2,6 fois par tranche de 3 minutes, alors qu’on ne coupe la parole aux hommes qu’une fois par tranche de 3 minutes. »
souligne-t-elle.

Lors du débat présidentiel opposant Donald Trump à Hilary Clinton, celui-ci avait interrompu la candidate démocrate 26 fois en 25 minutes, rappelle Manuela Spinelli, co-fondatrice de l’association Parents & Féministes, à l’occasion de sa conférence sur l’éducation non sexiste, animée en octobre dernier, à l’université Rennes 2.

LA QUESTION DE LA LÉGITIMITÉ

Fanny Dufour décide de creuser cette thématique et fonde Les Nouvelles Oratrices, le 8 mars 2020, en référence à la journée internationale des droits des femmes car, faut-il le rappeler, « la parole est un droit ». 

La prise de parole des femmes dans le milieu professionnel est au cœur de sa structure. La problématique de la légitimité doit être abordée. Et autour de ce sujet-là, elle réalise qu’on manque de connaissance :

« Si on ne s’intéresse pas au féminisme, on ne connaît pas finalement ce sujet, on n’en a pas forcément conscience. En creusant, on comprend : il n’y a pas ou très peu de rôles modèles féminins, dans les manuels scolaires, on ne voit quasiment que des hommes et on a une éducation assez genrée. On a besoin de montrer le côté sociologique de cette difficulté à prendre la parole. »

Sans oublier que les femmes n’ont eu voix au chapitre en matière de citoyenneté qu’à partir de 1944, lorsque le droit de vote a été conquis par de longues luttes féministes et qu’il faudra se battre ensuite pour obtenir un arsenal législatif débarrassant les femmes de la tutelle de leurs maris ou de leurs pères.

Et que malgré l’inscription de l’égalité dans la loi, elle n’est pas réellement effective dans les mentalités et les pratiques.

« J’avais l’idée des Nouvelles Oratrices en tête depuis 6 mois / un an et les choses se sont précipitées dans le cadre de tedx quand j’entendais en commission que ce n’était pas si grave que ça de ne pas avoir la parité. Pour moi, la parité génère un sentiment de légitimité. C’est donc important. Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose, entre femmes. Pour aborder cette question de la légitimité. », explique Fanny Dufour. 

L’ENTRAIDE DES CERCLES

La structure propose des formations professionnelles intitulées Cercles de femmes, sous la forme de 8 rencontres de 2h. Concrètement, des groupes de 6 à 10 personnes par Cercles sont constitués et vont au fil des rendez-vous aborder différentes thématiques inhérentes à la prise de parole.

Des comédiennes prennent en charge la partie autour du corps, des gestes parasites, de la voix, des complexes, etc. Des coachs en prise de parole interviennent sur les arts oratoires, l’éloquence, le débat, etc. Une experte en égalité Femmes-Hommes axe davantage sur la légitimité, les manières de prendre sa place, lors de réunions, d’entretiens d’embauche, etc.

« On a aussi un groupe privé sur Facebook pour poursuivre les échanges, fournir des compléments d’information, etc. Et sur la base du volontariat, celles qui ont déjà participé aux formations peuvent sur des créneaux d’1h30 continuer d’entretenir cette prise de paroles. Parce que parfois, elles sont venues aux Cercles pour préparer un entretien d’embauche ou pour évoluer professionnellement dans leur entreprise.

Elles ont donc un objectif et c’est pour ça qu’elles sont là, c’est ce qu’elles préparent. Mais après, si elles obtiennent le poste par exemple, elles peuvent être amenées à animer des réunions, par exemple. C’est toujours bon d’entretenir sa prise de parole. Et puis le groupe permet aussi de jouer le collectif, l’empowerment. On se met des rituels, des défis, on s’encourage, on s’applaudit. », précise la fondatrice. 

Il existe aussi des Cercles de femmes pour les particuliers. Toujours en lien avec la prise de parole dans le milieu professionnel :

« Parfois, elles viennent à titre personnel parce qu’elles n’ont pas envie d’en parler à leur employeur ou parfois parce que leur employeur ne veut pas prendre la formation en charge. On axe sur le côté professionnel mais ça ressurgit sur le côté privé. J’ai plusieurs femmes qui m’ont déjà dit justement qu’elles avaient réussi à parler à leur mari ou une autre personne de tel ou tel sujet, chose qu’elles n’arrivaient pas à faire jusqu’ici. »

CONSÉQUENCES D’UNE ÉDUCATION GENRÉE…

Si Les Nouvelles Oratrices ciblent principalement le milieu professionnel, la structure n’oublie pas que les freins liés à la prise de parole en public ne naissent pas à l’entrée de la vie active.

Ils découlent d’une construction sociale qui assigne des caractéristiques spécifiques au féminin et au masculin, le premier étant souvent dévalorisé et le second, brandi comme étant la norme à atteindre (sans toutefois pouvoir se le permettre).

Ainsi, leurs actions sont également orientées à destination des jeunes filles de 13 à 18 ans et des femmes en situation de précarité :

« On a toutes besoin de se former. D’apprivoiser notre corps, notre organe vocal. On voit la souffrance du manque de légitimité. On n’est pas du tout armées pour les entretiens, les réunions, les rendez-vous qui peuvent être plein de stéréotypes et d’attaques sexistes. Plus on peut former dès le plus jeune âge, mieux c’est. » 

Elle le dit, à 35 – 45 ans, les femmes sont abimées par ces attaques sexistes et ce manque de légitimité ressenti. Pour la fondatrice des Nouvelles Oratrices, la prise de parole, ça se travaille, ça se pratique :

« En France, on est nul-le là-dessus. On ne travaille pas ça à l’école. On est avec notre « thèse, antithèse, synthèse… ». On n’ose pas parce qu’on n’a pas appris. Et à cela s’ajoute le fait qu’on n’interroge pas les filles et les garçons de la même manière à l’école. On donne plus de crédibilité aux voix plus graves. » 

L’éducation et les stéréotypes genrés pénalisent les femmes, les induisant à la discrétion. Autant dans l’espace occupé par leur corps que par leur organe vocal, considéré péjorativement pour transmettre des commérages.

« Une professeure de collège à Saint-Malo me racontait qu’après le premier confinement, les classes étaient en demi groupe et à ce moment-là, les filles intervenaient beaucoup. En septembre, de retour en classe entière, elles le faisaient beaucoup moins. », souligne la fondatrice des Nouvelles Oratrices, qui insiste sur la notion de pratique : 

« Plus on s’entraine, plus on gagne en aisance. On a besoin de s’outiller et de s’armer. Il faut encourager les filles et les femmes. » 

Fanny Dufour mise sur le partage d’expériences, l’apport de savoir concernant notre histoire et la construction de stéréotypes genrés et sexistes à travers les sociétés, la gestion du stress, l’écoute des émotions, et encore une fois, la pratique.

Et bien sûr, la sororité : « C’est déjà une partie de la solution. En réunion, on peut faire attention à la répartition de la parole, à la manière dont on facilite la prise de parole pour chacun-e et ainsi on peut déjà éviter le mansplaining et la monopolisation de la parole ! ». 

 

Célian Ramis

Grossophobie : Extra large

Posts section: 
List image: 
Summary: 
La grossophobie tend à exclure et mépriser les personnes en surpoids et obèses. Les personnes concernées prennent la parole, pour lutter contre ce fléau du quotidien.
Text: 

Environ 15% des français-es sont obèses et on estime, dans la globalité, à près de 40% les personnes en surpoids. Un chiffre bien plus important qu’hier et moins important que demain. Au cours de leur vie, voire au quotidien, la majorité d’entre elles vont subir de la grossophobie.

Le terme désignant l’ensemble des stigmatisations et des discriminations à l’encontre des personnes grosses. Aujourd’hui, les voix des concerné-e-s se multiplient pour dénoncer la grossophobie et lutter contre.

Et ça fait du bien de déplacer ce regard que nous impose la société actuelle, obsédée par le corps parfait – comprendre blanc, très mince, jeune, valide… - et de s’interroger sur ce qui fait la norme et celles et ceux qui se réapproprient le hors norme. 

« Si vous n’êtes pas gros, vous êtes certainement grossophobe par défaut. », indiquent Daria Marx et Eva Perez-Bello dans leur livre « Gros » n’est pas un gros mot. Une phrase citée dans l’article de Télérama, dont la Une présentant Leslie Barbara Butch nue en gros plan a été censurée sur Instagram.

Toutes les trois sont militantes contre la grossophobie et ouvrent, avec d’autres, la voie de la reconnaissance des vécus et discriminations subies par les personnes grosses. Gros-se, un terme derrière lequel on instaure depuis plusieurs décennies une connotation péjorative. Un terme qu’elles revendiquent comme un qualificatif de leur apparence physique mais qu’elles réfutent comme une caractéristique unique permettant de les définir entièrement et de les rejeter de la société.

Désormais, les témoignages se multiplient pour faire entendre les inégalités et souffrances que la grossophobie engendre, pour tendre vers l’égalité et prendre la place que chaque individu mérite. Une place que la société a encore bien du mal à accepter. Pourquoi ?

Le 8 mars dernier, à l’occasion de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, se déroulait le Festival des Courbes, à Bruz, à quelques kilomètres de Rennes. Au centre de cette journée, un défilé organisé à l’instar du reste de l’événement par l’association Les élégantes courbes, qui a réuni une trentaine de femmes et d’hommes, effectuant leurs passages bien rythmés sur le tapis rouge, dressé sur le sol de l’espace Vau Gaillard.

Les modèles s’avancent d’un pas énergique, posent d’un côté, puis de l’autre, et repartent. Avec le sourire, pour la majorité. Ici, les participant-e-s ne valorisent pas seulement les bijoux et les vêtements portés. Elles valorisent également la diversité des morphologies. Un défilé de mode sans critères dans lequel se mélangent des femmes racisées, des femmes blanches et quelques hommes, de tout âge, de toute taille et de tout poids.

Certain-e-s ont plus d’aisance que d’autres mais tou-te-s affichent le plaisir d’être là, ensemble, et de montrer qu’il n’y a pas besoin de faire 1m90, de rentrer dans un 34 et de tirer la gueule pour mettre en avant les créations des stylistes et couturier-e-s. Les choix de vêtements sont différents, les corps aussi. Des jupes ou des robes longues, d’autres plus courtes, des tenues moulantes, d’autres plus amples.

Toutes dessinent et dévoilent des courbes, des formes, des hanches plus ou moins prégnantes, des fesses plates ou rebondies, parfois tombantes, des poitrines opulentes, des ventres plats ou arrondis, des jambes galbées, des cuisses avec plus ou moins de cellulite, etc.

C’est fascinant cet événement, et surtout très libérateur de regarder ces femmes, aux morphologies particulièrement éloignées de celles imposées par les diktats de la mode et de la beauté unique, s’assumer et s’affranchir des codes normatifs oppressifs et extrêmement réducteurs. Ça procure un enthousiasme visiblement contagieux. Pourvu que l’idée se répande.

CHANEL, JILL KORTLEVE ET SA « PARTICULARITÉ »

Quelques jours avant le Festival des Courbes, les médias titraient sur l’incroyable pas franchi par Chanel lors d’un défilé de mode, réalisé à l’occasion de la Fashion week : la maison française de haute-couture a dérogé à la maigreur sur le podium, ce qui n’était pas arrivé depuis 10 ans.

Ainsi, Jill Kortleve est qualifiée par la presse de mannequin « plus size », définie par « sa particularité », comme la décrit Le Parisien : sa taille 40. Incroyable, et pas tellement vrai, c’est qu’il s’agirait là de la taille moyenne des Françaises. On s’extasie donc de cette représentation inédite de la même manière que l’on est ébahi-e-s quand TF1 donne un rôle, mineur et caricatural, à une actrice noire dans un de ces téléfilms.

Et on n’oublie pas de dire que c’est osé. Ce que l’on écarte en revanche, c’est la réflexion profonde autour des conséquences qui se propagent et s’amplifient depuis plusieurs décennies autour de l’injonction à la beauté unique, caractérisée en premier lieu par la blancheur du corps à égalité avec une minceur, proche de la maigreur.

Les mentalités ont évolué au profit de la minceur, mais en dépit des femmes maigres qui subissent les regards désapprobateurs d’une grande partie de la société, sans même chercher à savoir si cela est du à leur morphologie, à une maladie ou à autre chose. Ce qui reste en revanche une problématique constante, c’est le jugement que l’on émet sur les personnes qui dépassent le duo 38/40, principalement quand celles-ci sont des femmes.

Car comme le rappelle la comédienne et autrice féministe Typhaine D. dans son spectacle La pérille mortelle, il existe pour les hommes une sorte de dérogation à la bedaine. Ce jugement, généré par toute une palette de clichés et d’idées reçues, et les attitudes et comportements haineux et discriminatoires qui en découlent portent un nom : la grossophobie. 

CRÉATION D’UNE NORME PAS REPRÉSENTATIVE

Le corps des femmes est un enjeu essentiel du patriarcat et du capitalisme qui, de pair, tentent de les contrôler et de les assujettir afin de les dominer. La mode depuis plusieurs siècles conforme la gent féminine à des normes, à travers des tendances. Et des vêtements taillés non pour le confort mais pour souligner son appartenance sociale d’un côté, et son rôle genré, de l’autre.

Ainsi, le corset et toute l’armada de la « taille de guêpe » permettaient de mettre en valeur les poitrines et les hanches, signifiant son rang de noblesse et les attributs de la maternité. Dans l’article « La mode de l’heure : petite histoire de la silhouette féminine », le site canadien Les dessous de la beauté rappelle les propos de l’ethnologue Suzanne Marchand : « Le respect des lignes naturelles du corps traduit l’aspiration à un monde idéal et égalitaire. »

Au début du XXe siècle, l’attirail de torture est abandonné mais rapidement les couturiers lancent des modes adéquates à la dissimulation des rondeurs. Les magazines féminins ne tardent pas à leur emboiter le pas, et participent activement à la mise en place d’esthétiques normatives, toujours en correspondance avec le statut social. Plus on est, ou on veut paraître, riche, plus on est mince.

C’est dans cette même époque qu’apparaissent véritablement les régimes alimentaires et que l’on essaye à tout prix de ressembler aux stars hollywoodiennes qui, aujourd’hui encore, sont symboles de femmes pulpeuses aux formes sensuelles. On reste toujours dans une norme sexualisante tant qu’on ne dépasse pas le léger surpoids.

Une norme qui inflige bien des dommages psychologiques et physiques à celles qui courent après le fantasme du « corps parfait ». Ce qui profite royalement à l’industrie qui vend produits miraculeux et opérations chirurgicales comme remèdes efficaces pour parvenir enfin au bonheur.

La recherche de l’idéal corporel pour se fondre dans la masse normative. La chasse aux kilos. Le sport pour se maintenir en bonne forme. Les injonctions nous obsèdent et nous font culpabiliser. Une femme grosse est une femme fautive. Fautive d’avoir pris du poids. Fautive de ne pas le perdre. Fautive de ne pas tout faire pour le perdre.

Sauf que la population au fil du temps, des pesticides, de la mal bouffe et des doubles journées, elle, se met à accroitre son pourcentage de personnes allant du surpoids à l’obésité. Près de 40% en France. 

INSIDIEUSE ET VICIEUSE

Et pourtant, on continue de nier leur existence, de nier qui elles sont, en dehors de leur apparence physique. On tolère la surcharge pondérale mais toujours en laissant présager que cela ne doit pas rester permanent et surtout qu’il ne faudrait pas prendre un kilo de plus.

On rappelle régulièrement qu’avec l’âge, il devient difficile de perdre du poids, et on culpabilise les femmes, en leur faisant miroiter l’idée qu’elles ne seront plus attirantes aux yeux de leurs chers et tendres qui eux, possèdent la fameuse dérogation bedaine sans se soucier du reste. Ils sont bien là, présents et vicieux, les discours sexistes, grossophobes, hétérocentrés, totalement réducteurs et avilissants, amenant à penser que si on déroge à la règle de la minceur, on entre dans la catégorie du corps « hors norme ».

Dans le livre « Gros » n’est pas un gros mot – Chroniques d’une discrimination ordinaire, Daria Marx et Eva Perez-Bello écrivent : « Si vous n’êtes pas gros, vous êtes certainement grossophobe par défaut. Vous avez été élevé dans une société qui vous apprend que les personnes grosses ne sont pas des modèles, que l’état gros est détestable. Vous reproduisez donc les schémas sans vous poser de question, c’est compréhensible. Il n’est jamais trop tard pour changer ! Commencez pas interroger vos représentations des gros. Si vous êtes gros, vous pouvez souffrir de grossophobie intériorisée. On la caractérise par cette voix insidieuse qui vous pousse à vous déprécier et à vous culpabiliser en fonction du poids sur la balance. Rassurez-vous, on peut s’en sortir. Éduquez-vous à la grossophobie et sur son fonctionnement, de nombreuses études scientifiques et sociologiques sont maintenant disponibles. Vous apprendrez ainsi à faire taire la vilaine petite voix, et à vivre au mieux avec le corps que vous avez aujourd’hui. »

Les deux militantes, qui se sont rencontrées via Twitter, ont créé il y a quelques années Gras politique, une association qui lutte contre la grossophobie et se revendique féministe et queer. Dans leur manifeste, elles décryptent à travers leurs vécus, leurs savoirs et des témoignages recueillis, ce qu’est la grossophobie, comment elle s’exprime et quelles conséquences elle engendre.

Elles la définissent comme « l’ensemble des attitudes hostiles et discriminantes à l’égard des personnes en surpoids. »Au moment de la publication, la définition n’est pas encore entrée dans le dictionnaire. Les Immortels de l’Académie française n’ont pas validé le terme dans le langage officiel, les hommes – et donc l’opinion publique – n’ont pas validé l’existence réelle des discriminations subies.

Néanmoins, la connotation péjorative de l’emploi de « gros », « grosse », « grossier », « grotesque », etc., elle se répand comme une trainée de poudre. Ce n’est que depuis 2019, soit à peine une année, que Le Petit Robert définit la grossophobie comme « attitude de stigmatisation, de discrimination envers les personnes obèses ou en surpoids. »

Pourtant, ce phénomène a été popularisé en France par l’actrice Anne Zamberlan, fondatrice de l’association Allegro Fortissimo et autrice du livre Coup de gueule contre la grossophobie, publié en 1994. 

TOUT LE MONDE EST CONCERNÉ

Le terme est là, les mentalités peinent à évoluer en revanche et les dégâts esquintent bon nombre de personnes. Lutter contre la grossophobie est l’affaire de tou-te-s, rappelle Gras politique en introduction du bouquin :

« Si les personnes grosses apprennent dès leur plus jeune âge à ne pas prendre de place, les discriminations grossophobes se chargent de leur rappeler le volume qu’elles occupent. Un des premiers pas de la lutte anti-grossophobie est donc de rendre aux personnes grosses leur espace, et la légitimité à l’occuper. Leur apprendre, en leur donnant la parole, qu’elles sont victimes de discriminations et que peu importe la raison pour laquelle elles sont grosses, elles ont le droit de revendiquer une égalité des chances et une paix de l’esprit.

Auprès des non-concernés, il s’agit de déconstruire les idées reçues liées à l’obésité pour que l’espace public et le lien social ne soient plus un calvaire entravant pour un certain nombre de personnes en situation d’obésité. Enfin, les pouvoirs publics et les institutions doivent entendre qu’ils ont un rôle à jouer. Santé publique, urbanisme, accès aux soins, à l’emploi, à la formation, égalité d’éducation… Il convient de prendre des mesures et de mettre en œuvre les politiques nécessaires, à la fois pour endiguer l’épidémie et pour assurer à ceux qui en sont victimes les mêmes droits qu’à tous. »

Les stéréotypes sur les gros-ses, façonnés au cours du XXe siècle, sont intégrés dès le plus jeune âge, sans forcément y avoir été confronté. « Les plus jeunes apprennent très tôt que l’obésité est associée à des traits de caractère peu recherchés : une étude sur des enfants de 4 à 6 ans montre qu’ils décrivent les gros comme méchants, stupides, négligés et bruyants (…) Dans notre société basée sur la performance, les corps hors normes sont jugés inutiles : ils ne seraient pas producteurs de valeur. Dans une étude menée sur le sujet, la majorité des interrogés préférait se voir amputer d’un membre plutôt que de prendre 30 kilos. », soulignent Daria Marx et Eva Perez-Bello. 

AU PAYS DE LA GROSSOPHOBIE (PARTOUT, DONC)

Une jeune fille de 11 ans se rend à l’école. Depuis la maternelle, les autres enfants la traitent de grosse, de bibendum, de marshmallow, de gros tas. « C’est parce qu’elle bouffe trop qu’elle est une grosse baleine. » En EPS, elle est la dernière choisie. Elle est, comme elle le dit, imposée aux autres. Son prof de sport pense qu’elle est fainéante alors que courir lui ferait du bien, affirme-t-il.

Tout le monde d’ailleurs autour d’elle lui répète sans arrêt que c’est pour son bien. Comme sa mère qui lui étale de la crème anti-cellulite sur le corps : « Si tu restes grosse, les gens vont se moquer de toi, les garçons voudront jamais de toi. C’est ça que tu veux ? Tu dois souffrir plus que les autres pour qu’on te trouve jolie. »

La portion alimentaire qu’elle est autorisée à manger est source de dispute entre ses parents. « Dans ce genre de moment, je ne me nourris pas, je mange mes émotions. Je les avale pour mieux oublier ma vie. » La petite fille grandit de 20 ans. Elle est toujours grosse, elle se trouve laide et difforme.

En entretien d’embauche, le recruteur ne daigne même pas ouvrir son dossier de candidature. « Il faut être en bonne santé pour ce poste. Sans parler de l’espace que vous allez prendre dans le bureau. » Elle serre les dents. Lors de son rendez-vous gynéco, pris en raison d’une aménorrhée (absence de règles), la professionnelle s’énerve de rien voir à l’échographie, « à cause du gras ».

Elle lui enfonce alors, violemment et sans la prévenir, une sonde pelvienne. Elle est dépossédée de son corps. À la caisse du supermarché, elle est agressée. Quant à son petit ami, il n’essaye ni de la comprendre ni de la soutenir. Son poids semble justifier l’hostilité des un-e-s et des autres se permettant de la juger et de l’engueuler.

Une crise de boulimie de plus, une hospitalisation d’urgence, elle se rend à un groupe de paroles : « J’ai toujours été grosse. Même si ça me caractérise, ça ne me définit pas. Moqueries, insultes, cruauté gratuite… je connais ça depuis toujours parce que je suis grosse. On disait même que j’étais facile. J’ai toujours douté de moi. Je passe mon temps à me détester et à rejeter mon corps. »

Le moyen métrage Grosse a été diffusé sur Internet en décembre 2018. Réalisé par Maxime Ginolin, le YouTubeur surnommé Magic Jack a intégré, pour le film, un groupe de paroles « Obèses Anonymes » et montre à l’écran ce que peut vivre une personne grosse au quotidien et comment elle peut le vivre. À travers cette fiction réaliste, il pointe les nombreux stéréotypes et idées reçues qui encadrent la grossophobie et y ajoute le point de vue d’une concernée.

ON NE NAIT PAS GROSSE

On fustige les personnes grosses en raison de leur poids. On les imagine fainéantes, incapables de fournir un effort physique, incapables de se retenir d’engloutir burgers, glaces, biscuits et sodas. On les pense bêtes et méchants.

Rappelez-vous de ce petit gros à l’école qui se goinfrait à la cantine et n’arrêtez pas d’embêter les filles. Personne ne l’aimait, tout le monde avait peur de lui, tout le monde se moquait de lui dans son dos, mais faisait en sorte que quand même, il entende qu’on le traite de gros lard. Il a mérité l’humiliation publique. Il est gros.

Finalement, ça met tout le monde d’accord. En masquant notre grossophobie – en la rendant légitime et acceptable – on réfute la vie de toutes les personnes grosses. On nie leur existence et on refuse de leur accorder une place dans la société.

« Les médias ont une responsabilité importante dans la construction et la propagation des idées reçues sur les gros. Les quelques émissions et documentaires qui leur sont consacrés traitent le sujet de manière spectaculaire ou pathétique, souvent par le biais des troubles alimentaires (dont souffrent seulement une partie des obèses) ou de l’impératif de la perte de poids (Zita dans la peau d’une obèse, The Biggest Looser, Tellement vrai…). Il n’existe à l’heure actuelle pas de livre consacré à la discrimination grosssophobe – à peine trouve-t-on quelques thèses ou études, bien éloignées du grand public. Le témoignage On ne nait pas grosse de Gabrielle Deydier a posé la première pierre d’un mouvement jusqu’ici cantonné à Internet et aux réseaux sociaux : enfin, les concernés prennent la parole et sont relayés par les grands médias. », explique Gras politique.

Le témoignage auquel Daria Marx et Eva Perez-Bello font référence est celui de la militante Gabrielle Deydier qui en 2017 a publié On ne nait pas grosse, un livre dans lequel elle raconte sa vie de grosse. Oui, grosse. Comme elle le dit dans l’article de Télérama, paru début février 2020 :

« C’est essentiel d’être clair avec les mots. À vous de voir si vous y mettez ou non une connotation péjorative. Moi, en tout cas, je suis grosse, c’est factuel mais je ne suis pas que cela. »

Quelques jours plus tard, le 25 février exactement, l’émission de France 2, Infrarouge, diffuse le documentaire Daria Marx, ma vie en gros. Elle est le sujet et la narratrice. Comme Gabrielle Deydier, elle se situe en introduction : « Je m’appelle Daria Marx, j’ai 38 ans, je suis grosse pour de vrai. Ni ronde, ni voluptueuse, ni pulpeuse, juste grosse. »

Le mot est posé. Il divise, il fait peur. Quand on le dit, on sent les visages se crisper, les corps se figer. A-t-on dit un gros mot ? Gras politique répond non sur la couverture de son livre. On interroge plusieurs femmes, membres des Elégantes courbes qui, le 8 mars, défilaient à Bruz, lors du Festival des Courbes. Zorica, 48 ans, n’est pas à l’aise avec le terme : « Je n’aime pas, je préfère dire enrobée ou ronde. Pour autant, j’aime qui je suis, j’assume mes rondeurs. »

De son côté, Elisa, 37 ans, explique que dire grosse ne lui pose plus de soucis aujourd’hui : « Ce n’est plus un mot qui me fait du mal. Mais je trouve qu’il y a des termes plus adéquats, plus jolis. On peut dire en forme, en courbe ou plus size. Dans grosse, en fait, il faut changer la négativité, que ce ne soit plus péjoratif. »

Et enfin, pour Marie, 58 ans, « il faut appeler un chat un chat, oui je suis grosse par rapport aux standards établis, par rapport à l’IMC. » L’IMC désigne l’indice de masse corporelle. On considère une personne en surpoids quand celui-ci est supérieur ou égal à 25 et on considère une personne obèse lorsque celui-ci est supérieur ou égal à 30.

QUE CACHE LA PEUR DU MOT ?

Aurait-on peur de dire grosse comme on a peur de dire féministe ? Pourtant, les militantes revendiquent le droit à l’égalité, le droit à la dignité. Elles dénoncent les inégalités entre les individus et les discriminations qui en découlent, et pointent les impensés. De nombreux combats d’hier et d’aujourd’hui prouvent l’importance des mots. Nommer fait exister.

Que nous dit notre peur de les prononcer à voix haute ? Pourquoi hésite-t-on avant de dire qu’une personne est noire ? Pourquoi hésite-t-on avant de dire qu’une personne est grosse ? Dans quel état se met-on si une personne est grosse et noire ? Depuis l’enfance, on nous apprend à bannir ces mots de notre vocabulaire sans nous expliquer pourquoi. Ainsi, on forme un tabou sur le tabou.

Sans le terme, on n’en parle pas. On met un mouchoir sur le problème. Parce qu’on considère que c’est un problème. On est projeté sans préavis dans la grossophobie (tout comme dans le racisme, le sexisme, le validisme, les LGBTIphobies, etc.) et on nous dépossède des savoirs et connaissances nécessaires pour éviter de cautionner et de faire perdurer des fléaux aux conséquences dramatiques sur les personnes concernées.

Paradoxalement, ces silences se transforment en remarques mesquines et haineuses, en regards méprisants et culpabilisateurs. On demande aux personnes grosses que l’on ne veut pas nommer de ne pas se faire remarquer mais on leur fait remarquer qu’elles prennent tout de même de la place.

On accumule les clichés à leur sujet : elles sont fainéantes, elles manquent de courage et de volonté, tout comme elles manquent de dynamisme et de compétences, elles sont malodorantes, bêtes, méchantes ou au contraire très gentilles et drôles, mal habillées, sans vie sexuelle ou sentimentale mais des bons coups au lit. La liste dressée par Gras politique n’est pas exhaustive :

« Il s’agit d’une partie de la charge mentale que les gros portent chaque jour : l’exigence de ne pas ressembler aux clichés que la société leur colle aux bourrelets. »

Au quotidien, il y a les stéréotypes qui heurtent, qui blessent et qui traumatisent. Mais aussi les infrastructures, nullement pensées pour les personnes obèses. L’exemple le plus flagrant est certainement celui des transports en commun dans lesquels les sièges ne sont pas adaptés. Dans les écoles, même combat. Dans les hôpitaux, on n’en parle pas alors qu’il faudrait puisqu’ils ne sont pas équipés de lits prévus pour des personnes de plus de 120 kilos.  

DES VIES SEMÉES D’OBSTACLES

Dans le documentaire diffusé dans Infrarouge, Daria Marx livre « l’histoire intime du petit peuple des gros ». Le clin d’œil à une communauté légendaire et imaginaire est très bien senti. Parce qu’elle le dit, elle a longtemps cru qu’elle était la seule grosse de France, ne voyant personne à la télévision ou dans sa famille qui lui ressemblait.

Accompagnée de plusieurs ami-e-s, iels mettent en commun leurs expériences personnelles qui relèvent finalement d’un système collectif oppressif ayant décidé de bannir les gros-ses de la société. Dès la petite enfance, la grossophobie commence. Les médecins alertent les parents que leur enfant est « dans la courbe haute. » I

l est préconisé de faire « attention ». Attention à ce que l’enfant ne grossisse pas davantage. Là encore, on ne nomme pas précisément le fameux danger mais on sait qu’il préfigure dans les inconscients de l’ensemble de la population. Puis, il y a la pesée à l’école, devant tou-te-s les camarades, les cours d’EPS où comme dans le film de Maxime Ginolin, les enfants gros sont choisis en dernier.

« Sauf en rugby », précise Eva Perez-Bello dans le documentaire. Dès le début de la vie, humiliations et culpabilisations sont présentes. Les personnes concernées intègrent l’idée qu’elles n’ont pas les mêmes capacités que les autres. On cherche à les mettre en garde, à les faire maigrir, « pour leur bien », soi-disant, mais on les gave à coup de traumatismes et de séquelles.

« À chaque fois, la nourriture a été mon seul réconfort. La honte et la colère ont nourri mes troubles alimentaires. Les jugements et conseils avisés des autres ne m’ont pas aidée à maigrir. Ils m’ont renvoyé une image de moi déformée à jamais. C’est un traumatisme qu’on se traine toute sa vie. », décrit Daria Marx, qui poursuit : « Si je n’avais pas pris ce poids, je serais morte en fait. Prendre ce poids m’a sauvée. C’était la seule manière que j’avais de gérer mes émotions. »

Eva Perez-Bello, quant à elle, explique qu’à 13 ans, on lui a découvert le syndrome des ovaires polykystiques. Une maladie hormonale qui entraine souvent la prise de poids. « Il n’y a pas que ça qui fait que je suis obèse. Quand j’étais petite, un cousin a décidé qu’il avait le droit de me tripoter. Ça a joué aussi je pense. Peut-être une façon de me construire une armure de gras ?! », souligne-t-elle.

Les causes du surpoids et de l’obésité sont nombreuses et parmi elles figurent notamment les violences sexuelles et physiques, la maltraitance, l’abandon ou encore des situations de séparations… Les événements de vie jouent souvent un rôle dans les troubles du comportement alimentaire. Les kilos s’activent comme une barrière de protection.

L’ENFER BANALISÉ…

Manger ses émotions. C’est une phrase qui revient souvent dans les témoignages des personnes concernées. Tout comme reviennent constamment les injonctions à la minceur. Les femmes en surpoids sont dix fois moins embauchées que les femmes en poids normé (six fois moins pour les hommes en surpoids).

La vie sentimentale et sexuelle peut également être ébranlée, à l’instar de l’estime et de la confiance en soi. Crystal, une amie de Daria, confie qu’elle était persuadée de vivre seule toute sa vie, au point d’envisager d’être nonne. Daria, qui avoue ne pas avoir de complexe dans l’intimité, fait part de relations toxiques dans lesquelles elle s’est laissée enfermée parce qu’elle est grosse et qu’elle a pensé que c’était déjà bien qu’un homme soit avec elle.

Eva aussi livre l’existence d’une faille : « Moi alors que je suis avec des nanas qui me disent qu’elles me kiffent, je doute encore, alors que j’ai 33 ans, que j’ai fait du chemin, que j’ai accepté mon corps, y a toujours ce truc… » Une autre amie, Anouch, analyse : « Le corps gros est soit hypersexualisé, soit déséxualisé. Dans l’imaginaire populaire, on pense que les femmes grosses ne séduisent pas. » Ainsi, sa gynéco a été surprise qu’elle lui demande la pilule, persuadée qu’elle n’avait pas d’activité sexuelle. 

Les personnes grosses sont souvent concernées par l’errance médicale. Malmenées, voire violentées, par les professionnel-le-s de la santé, oubliées des réflexions quant aux infrastructures et équipements et souvent mal diagnostiquées, elles ont des difficultés à trouver des médecins « safe », bienveillants, en qui elles peuvent avoir confiance.

Elles le disent dans le documentaire : « Nous sommes les oubliées de la médecine. On veut absolument nous faire maigrir mais on nous oublie de nous soigner. » Ça commence à bouger et les membres de Gras politique peuvent aujourd’hui intervenir dans des événements, tels que les colloques de médecins pour aborder avec les professionnel-le-s de la santé la lutte contre l’obésité et pour déjouer l’amalgame que l’on fait en France, comme le souligne Daria Marx « entre faire la guerre à l’obésité et faire la guerre à l’obèse. »

Zorica, de l’association Les élégantes courbes, approuve : « Ça me dégoute d’entendre les médecins me dire que je devrais perdre du poids. Même en sous poids, j’avais mal. Quand on a une pathologie, parfois, le poids n’y est pour rien. Les kilos en trop arrivent bien trop vite dans les conversations et c’est dur à entendre. »

L’injonction à la chirurgie bariatrique est, selon de nombreux témoignages, très élevée. Télérama, dans l’article « Je suis grosse et alors ? », indique qu’en 2017, ce service chirurgical comptabilisait 68000 interventions, soit 4,5 fois plus qu’en 2006. Et à 90%, elles concernent des femmes. Ainsi, la France est le pays européen qui compte le moins de personnes grosses mais le plus d’opérations gastriques. 

INJONCTIONS, INJONCTIONS, INJONCTIONS…

Que les femmes soient majoritaires à souhaiter être opérées n’est pas un fait surprenant puisque ce sont elles les plus touchées par les injonctions à la sacro sainte minceur. Partout, en permanence, on rappelle à la gent féminine qu’elle se doit de correspondre aux standards de beauté établis par le patriarcat qui n’en a rien à cirer que la norme soit représentative ou non, il est impératif de la désirer, cette norme. Et de tout faire pour y parvenir.

L’injonction est omniprésente. Mieux vaut se priver que de prendre un kilo. Alors pour les femmes en surpoids et les femmes obèses, c’est un calvaire de tous les instants. Car non seulement, elles n’ont visiblement pas pris au sérieux les mises en garde mais en plus, elles ne font visiblement pas grand chose pour que ça change.

On pense « les pauvres », et on pense « c’est de leur faute, elles pourraient aussi se remuer le cul pour perdre du poids et vivre mieux ». Elles seraient sans doute aussi un peu plus jolies et auraient alors plus d’occasion de se trouver un mec potable… Oui, c’est ça qu’on se dit dans notre tête ou dans leur dos. Parfois même devant elles. Constamment, elles entendent ce discours ou le lisent dans les regards.

« Le regard est cruel. Dès que tu achètes un pain au chocolat, les gens te regardent l’air de dire « Comme si t’étais pas assez grosse… ». »
signale Zorica.

Pareil pour Marie, également membre de l’association Les élégantes courbes : « Vous mangez un gâteau, on vous regarde genre « elle se goinfre ». Mais non ! L’obésité ne vient pas forcément du fait que l’on mange trop ou que l’on mange mal. Ça peut être dû à plein de chose. Ça peut être hormonal, ça peut être psychologique, pour mettre une barrière entre soi et les autres. C’est trop facile de juger sans savoir ! » 

Le jugement est permanent. Daria Marx et Eva Perez-Bello ne s’en cachent pas. Quand elles prennent le train, elles réservent en 1èreclasse. Afin d’avoir un peu plus de place qu’en seconde et peut-être éviter de voir la peur dans les regards des autres passagers, craignant que ce soit sur eux que ça tombe, le malheur de voyager assis-e « à côté de la grosse ». À force, elles avaient pris l’habitude de s’installer au wagon bar durant tout le trajet.

« On passe notre temps à toucher les gens et à être touchées par les gens, malgré notre volonté. L’enfer, c’est pour nous d’abord. Eux, ils voyagent une fois avec nous mais nous, c’est toute notre vie qu’on a à dealer avec notre volume. Partout on déborde, rien n’est fait pour nous et on nous le fait remarquer. », note Eva. 

Il est clair que tout est fait pour rebuter la population. Le signal est fort : dans la norme de beauté, les femmes sont considérées comme des objets, en dehors de la norme de beauté, les femmes sont rejetées et méprisées. Moquées, harcelées. Gratuitement. Et ça, en période de confinement, on ne cesse de le rappeler. 

RAS LA CULOTTE !

Le 9 avril, Olga Volfson, journaliste et militante féministe engagée contre la grossophobie, publie son billet d’humeur sur le site Terrafemina. Intitulé « Je suis grosse et je refuse d’être votre enfer de confinement », elle dénonce les multiples blagues grossophobes qui circulent depuis mi-mars, visant à faire rire, tout en nous faisant craindre de la prise de poids prévisible (ou non) lors du confinement.

Sur les réseaux sociaux, phrases, images, montages et autres s’interrogent sur l’apparence physique, principalement des femmes, à la sortie. Et ça bombarde de propositions de régimes, d’exercices à pratiquer au quotidien pour s’entretenir et garder la ligne. L’injonction à la minceur et au « corps parfait » s’immisce jusque dans l’intimité des foyers allant même jusqu’à écarter la gravité de la crise sanitaire.

Dans sa chronique, la journaliste relève qu’il y a des milliers de mort-e-s, des centaines et des centaines de malades sous assistance respiratoire, des manques de moyens matériels et financiers pour soutenir les soignant-e-s, que les plus précaires continuent d’aller travailler, que les travailleurs-euses du sexe crèvent de faim, que les sans-abris se prennent des amendes pour non respect du confinement, que les réfugié-e-s n’ont ni moyen de se prémunir du virus ni moyen de vivre dignement. Mais finalement, ce n’est pas là le souci majeur :

« Le vrai problème du confinement, ce sont tous ces vilains kilos que l’on va prendre pendant. Vous imaginez ? Si c’est pour ressembler au bonhomme Michelin une fois autorisé-e-s à profiter, enfin, de la saison du maillot de bain, à quoi bon survivre ? Heureusement que les influences et autres mèmeurs se sont lancé-e-s dans le concours de la blague la plus crassement grossophobe sur leurs réseaux sociaux afin de prévenir un grossissement généralisé de la population. Il ne faudrait surtout pas qu’on pense un instant qu’une pandémie planétaire puisse être plus grave qu’un manquement envers le sacro-saint culte de la minceur ! »

C’est oppressant et énergivore d’être confronté-e en permanence au rapport au corps maigre, mince, gros. Trop grosse, trop maigre, pas assez mince. Le corps d’une femme ne lui appartient jamais entièrement. Jamais pleinement. Le miroir reflète les millions de regards grossophobes qui se pose sur nos chairs et nos formes. Nos bourrelets et nos amas de peau. Nos vergetures et notre cellulite. Et ça nous bouffe du temps de cerveau.

L’obsession de ne pas avoir fait ce qu’il fallait, de ne pas avoir mangé correctement, de ne pas avoir remué sa graisse dans la journée. Ça envahit nos pensées, ça augmente notre culpabilité. Et oui, l’anxiété accroit les troubles alimentaires. C’est un cercle vicieux. Olga Volfson est furieuse et tape du poing sur la table, et ça fait du bien de nous remettre les idées en place :

« Mais ces gens qui plaisantent si bruyamment sur les kilos pris pendant le confinement et qui s’acharnent à communiquer sur le meilleur moyen de faire de cette épidémie un prétexte à maigrir, ont-iels pensé une seule seconde aux répercussions de leur inconséquence sur la vie  des personnes grosses ? Nous ne sommes pas un chiffon rouge que l’on agite en guise de motivation à rester « fit ». Nous sommes des êtres humains aussi, avec plus de chair que d’os comparé à vous, certes. Et alors ? Nous avons autant le droit à la considération, au respect, à la dignité que vous. Et nous aimerions bien pouvoir prétendre au peu de tranquillité d’esprit qu’il est possible de grappiller en ce moment, sans être inlassablement réduit-e-s au statut d’épouvantail, pointé-e-s du doigt pour un oui et pour un non. »

PERSONNE NE VEUT GROSSIR

Les militantes le répètent : la grossophobie n’est pas l’éloge de l’obésité. Elles ne jugent pas non plus les personnes grosses souhaitant perdre du poids. Elles pointent les inégalités de traitement et dénoncent les actes, les attitudes et les discriminations qui s’abattent sur les femmes et les hommes en surpoids et au-delà. Elles font entendre leurs vécus et ressentis et se réapproprient leurs corps, qu’on leur confisque en raison de leur apparence physique.

Dans le livre « Gros » n’est pas un gros mot, Gras politique souligne qu’il existe également une différence au sein des gros-ses. Il y a les « bons gros », ceux que l’on tolère. Qui ont un motif acceptable. Comme les jeunes femmes ayant vécu un parcours de PMA. Les adolescent-e-s atteint-e-s de dérèglement hormonal. Là, on éprouve de l’empathie. Là, on va même jusqu’à dire « Toi, tu es gro-se, mais c’est pas pareil… ». Le fameux « pas pareil ».

On les distingue donc de celles et ceux que l’on imagine s’empiffrer tous les jours devant la télé, incapables de se mouvoir hors de son canapé. « Peut-être que cet obèse ne sort plus car la grossophobie latente est trop difficile à supporter. Personne ne désire être gros. Ce n’est jamais un choix conscient. Qui voudrait être l’objet de moquerie, de harcèlement, victime de discrimination ? La volonté n’entrera en jeu qu’au moment de s’accepter, éventuellement. », peut-on lire dans le bouquin.

Interrogée par Télérama, la psychanalyste Catherine Grangeard explique qu’il est compliqué de diverger des normes : « Soit vous êtes suffisamment solide pour les dénoncer et affirmer vos différences. Soit vous n’avez pas confiance en vous et vous vous reprochez de ne pas correspondre à ce que les autres attendent. Vous vous sentez alors incapable, minable. »

La perte d’estime de soi, le manque de confiance, la peur d’être jugé-e, la peur d’être discriminé-e – des peurs basées sur l’expérience bien souvent – mènent au repli et à l’isolement, parfois à la dépression. 

Les mouvements qui émergent depuis plusieurs années visant à photographier et poster nos bons petits plats très sains ont un effet pervers puisqu’ils participent souvent à culpabiliser, majoritairement, les femmes qui s’écartent de l’assiette radis, avocat, pousses de soja et salade verte.

Sans écarter les bienfaits sur le corps, sur la santé, sur le fait de se réapproprier notre alimentation, ces mouvements sont critiquables tant ils tendent à créer une obsession autour de la nourriture au lieu d’enrichir la notion de plaisir à manger. Ce que l’on appelle l’orthorexie conduit à être obnubilé-e par le fait d’ingérer une nourriture exclusivement saine et de rejeter systématiquement ce qui est perçu comme de la mal bouffe.

NAISSANCE DU BODY POSITIVE

Dans les années 90 nait le mouvement Body positive, prônant l’idée d’acceptation de tous les corps et englobant les questions de morphologie mais aussi de couleur de peau et de genre. Vient l’époque des Tumblr, sites sur lesquels on peut s’afficher épanoui-e-s dans nos corps quels qu’ils soient, puis l’époque des réseaux sociaux et du culte de l’image.

C’est là particulièrement, à la naissance d’Instagram notamment, que le mouvement prend encore plus d’ampleur. Tout en s’exposant à la grossophobie, encore moins contenue lorsque l’on se cache derrière son écran. L’idée est de briser les normes et les tabous, pour s’affranchir et s’émanciper des diktats de la beauté unique. Tous les corps sont les bons corps.

Il faut donc également casser le côté retouche de l’image, à travers des logiciels ou des filtres proposés par les applications. Se montrer tel que l’on est. Et même souligner tout ce qui relève soi-disant des imperfections. Bourrelets, cellulite, vergeture, poils, boutons, rougeurs… C’est désormais aux complexes d’avoir la vie dure. La honte doit changer de camp.

Pas si simple quand la société, au quotidien, a décidé de vous rappeler que vous ne correspondez pas à la norme. Que vous n’êtes même pas considéré-e entièrement comme un être humain. Parce que la grossophobie dépossède les personnes concernées de leur humanité.

Si le mouvement Body Positive aide et accompagne des femmes, principalement, et des hommes à mieux vivre avec leur corps. Tant mieux. C’est à prendre et à ne pas négliger. Chaque chemin est important. S’accepter soi est une étape cruciale. Sans doute la plus cruciale. Mais en parallèle, les mentalités doivent évoluer, les moyens doivent être mis en œuvre pour prendre en compte et en considération toutes les personnes, tous les corps, toutes les morphologies.

VALORISER TOUTES LES MORPHOLOGIES

Modèle plus size en amateur, Elisa a commencé par un concours de beauté. Pour se lancer un challenge et sortir de son quotidien de mère au foyer. À l’été 2017, elle déménage en Bretagne et continue de faire des défilés et des shooting photos.

« Ça m’a aidé à prendre confiance mais les concours de Miss ne sont pas mes valeurs. Il n’y a pas l’esprit de bienveillance et en fait, ce n’est pas encourageant. Les gens sont là pour valoriser leur concours, leur argent, etc. Il y a de plus en plus de concours qui se développent comme les Miss Curvy, Miss Ronde, etc. Mais c’était pas pour moi, j’ai arrêté fin 2017. », explique-t-elle.

Elle poursuit sa route en participant à des événements comme des salons par exemple. À cette époque, elle fait du 46 et constate qu’elle est bien reçue mais… « pour les robes de mariée par exemple, je pouvais en avoir une, là où ma collègue qui faisait du 38 pouvait en porter 4 ou 5. »

En mars 2018, Elisa décide de créer ses propres événements et ses propres défilés sans critères de taille, de poids, etc. en fondant l’association Les élégantes courbes. L’objectif : montrer qu’il existe une multitude de morphologies. « Et faire profiter les autres qui n’ont pas eu la même expérience que moi. Parfois, on est timide, on a peur de se montrer et puis l’effet groupe fait qu’on y va. Avant un défilé, on se prépare, on se lance et on ressent de la fierté de l’avoir fait. Ça donne envie de recommencer ! », précise Elisa.

Au sein de la structure, subsiste également la volonté d’accompagner les adhérentes dans l’acceptation et la valorisation de leurs corps. « Quand les filles me contactent pour participer à l’association, aux défilés et aux shooting, c’est l’occasion de discuter avec elles. Certaines veulent parler de leur rapport à leur corps, ont besoin d’être rassurées, encouragées. Ensuite, on a un groupe de discussion pour l’organisation des événements, chacune peut s’exprimer. Je tiens vraiment à ce que les femmes se sentent bien dans l’association, que l’on soit toujours dans un esprit de bienveillance. Ce n’est pas un concours de beauté ! », poursuit-elle. 

Le public, composé d’ami-e-s et de membres des familles des modèles bénévoles, est très réceptif à leurs propositions. C’est une aubaine de pouvoir assister à des défilés durant lesquels il est possible de s’identifier à la mannequin :

« On a fait le choix de ne pas mettre de critères, il n’y a pas que des grandes tailles. On a aussi des femmes maigres. Quand on fait 1m50 et 40 kilos, on est complexées aussi. On a toutes des complexes qui viennent de la représentation des femmes. Ici, c’est le vrai, la vie, le réel. »

L’accompagnement à l’acceptation de son corps et la valorisation de toutes les morphologies sont les deux missions phares de l’association. « Nous ne sommes pas là pour représenter des marques. Nos créateurs comprennent notre but et respectent notre charte. », insiste-t-elle.

Parce qu’il persiste également une problématique autour de l’habillement. Trouver un vêtement adapté à sa taille et à sa morphologie n’est pas tache aisée lorsque l’on dépasse le 44 ou le 46. Elisa le sait pertinemment : « J’ai fait le yoyo toute ma vie. A 18 ans, j’étais anorexique et puis j’ai pris du poids, obligée de porter des sacs à patate car je n’avais pas les sous pour acheter des tenues adaptées. Au niveau tarif, les habits ne sont pas abordables. Quand on a des revenus moyens, que l’on a des enfants, etc. ce n’est pas évident. À Paris, il y a plus de boutiques mais ici, on se rabat vite vers des sites internet anglo-saxons. Malgré tout, il y a des créateurs qui font des efforts évidemment. Mais dans l’association, les tenues restent secondaires. »

L’an dernier, elle a participé à un happening Body Positive, organisé par la mannequin grande taille Georgia Stein. « Le but n’est pas le même que celui des Élégantes courbes, c’est plus militant. Ça permet de faire bouger les médias. », commente-t-elle. Faire bouger peut-être aussi les agences de mannequinat…

« On est trop abreuvées de squelettes dans les médias, les concours de beauté, les salons, etc. Personnellement, depuis que je fais des défilés, je prends confiance en moi. Et pourtant, j’ai 37 ans et 4 enfants. Mais ça me procure des sensations qui restent en moi, notamment la sensation d’avoir relever le challenge que je m’étais lancée. », conclut-elle. 

DES EFFETS TRÈS POSITIFS

Marie a connu Elisa par son travail, à l’espace textile et bijouterie d’une grande surface. Elle lui a proposé de défiler. Ce qu’elle apprécie particulièrement dans l’association, c’est l’ambiance et la bienveillance. « Ici, pas de regards en coin. », nous dit-elle. Elles ont toutes des rondeurs ou de maigreurs, elles sont là pour valoriser leurs corps, souvent oubliés ou méprisés.

« Ça m’a beaucoup apporté, m’a permis de me sentir plus à l’aise et de porter des habits que je n’aurais jamais porté. Ça donne une autre vision des corps des femmes. », poursuit-elle. Quand on lui parle du défilé de Chanel qui crée l’émulation avec un mannequin en taille 40, elle nous répond : « C’est se foutre de la gueule du monde. »

Dans sa famille, sa mère, ses grands-mères et sa sœur ont des rondeurs. « Moi, j’ai des rondeurs et je n’ai pas de problème de santé. Oui, des filles en ont et il faut faire attention quand ça touche la santé. Personnellement, je n’ai pas spécialement souffert de mes rondeurs. Oui, avant j’avais des complexes parce que je suis cambrée et mes fesses ressortaient. J’ai rencontré un homme qui faisait des photos de charme et j’ai pris conscience de ce que pouvait être mon corps et que mes courbes sont belles. C’est vrai que le regard de l’autre permet d’accepter. Quand on fait des photos et des défilés, on est soumises au regard des autres. Quand on met les photos sur Facebook, on prend le risque d’avoir des commentaires désobligeants. Mais la plupart des retours sont des encouragements. », indique Marie.

Pour elle, faire un défilé avec des femmes et des hommes aux morphologies différentes participe à changer le regard que l’on porte sur les corps : « Et puis, les gens voient que l’on défile dans la bonne humeur. Alors, on n’est pas des pros mais on est dans la bonne humeur ! Ça m’enrichit énormément. C’est très intéressant, ça offre une ouverture d’esprit. On a des particularités, on se complimente, ça fait du bien et ça rassure. Ça aide beaucoup de filles. Quand on se sent bien dans son corps, ça se voit rapidement. Les autres ne peuvent que se dire « elle assume », un point c’est tout. Chacun-e réagit à sa façon bien sûr. Arrivée à bientôt 60 ans, personnellement, je me sens bien. Qu’on me dise que je suis grosse ne va pas me faire déprimer ! »

UNE FEMME LIBRE, HEUREUSE, CÉLIBATAIRE, QUI ASSUME SON CORPS

Zorica est elle aussi très positive à ce sujet. Aujourd’hui. Car cela n’a pas toujours été le cas. « J’ai toujours été rondouillette et il y a eu des périodes où j’ai mis le doigt dans l’anorexie. Et bien, je n’étais pas plus heureuse quand j’étais maigre… Maintenant, j’assume qui je suis, j’assume mes rondeurs. Je ne veux plus lutter avec mon corps. », s’enthousiasme-t-elle.

Elle a à plusieurs reprises tenté des régimes. Ça ne marchait pas, elle reprenait du poids en arrêtant. Par deux fois, elle a eu « des accidents de vie », selon ses dires : 35 kilos perdus en un peu plus de 4 mois. « Là, le corps se bloque de tout. On ne peut plus rien faire du tout. La descente aux enfers est dangereuse. D’abord, ça rend euphorique de perdre du poids, ensuite, le corps nous dit stop. C’est compliqué le poids dans le plus ou dans le moins. On m’a forcée après ça à reprendre du poids. », nous explique Zorica.

Dans son entourage, Laëtitia est adhérente de l’association Les élégantes courbes. Elle lui en parle. Zorica se dit pourquoi pas, elle aime l’idée d’aller à l’encontre des diktats. « Je suis mère de 4 enfants. Mon fils a un poids « normal ». Mes jumelles ont 14 ans. À un moment, entre copines, elles allaient essayer les fringues et une des copines a dit à une de mes filles qu’elle était trop ronde. Hop, elles arrêtent de manger. Du coup, je surveille, je force un peu à manger. Je sais qu’à cet âge-là, c’est difficile de ne pas se comparer. Je pense que c’est plus facile à mon âge, avec l’expérience et le recul. Mais je vois bien, ma grande fille a 20 ans. Elle a toujours souffert d’un surpoids. Là, ça y est, elle commence à accepter son poids et sa morphologie. Oui, on plait comme on est ! Il faut s’accepter et accepter le regard des autres. Ce n’est pas toujours facile parce que quand on fait les magasins, c’est hyper difficile de se dire que les tailles s’arrêtent au 44. Même si aujourd’hui, on peut déjà mieux s’habiller qu’il y a 10 ou 15 ans. On n’est plus obligées de s’habiller comme un sac ou une mamie. Y a une évolution dans les mentalités quand même. »

Elle a parcouru du chemin Zorica quant au rapport qu’elle entretient avec son corps. Elevée par des parents immigrés, originaires d’ex-Yougoslavie, elle a été nourrie à la culture du bien et du beaucoup mangé. Elle n’a jamais été privée de nourriture, au contraire, on l’a toujours incitée :

« En Croatie, on fait à manger à outrance. Quand la maitresse de maison prépare à manger, c’est une offense si les plats sont vides, ça veut dire qu’il n’y avait pas assez. » Elle a été mariée à un homme qui la critiquait pour son poids, pour ses rondeurs. Avec le temps, elle se dit que ce n’était pas le bon, qu’il n’aurait jamais dû se comporter comme ça. Maintenant, son corps ne veut plus rien savoir :

« J’arrête de culpabiliser et déjà, ça me fait du bien. De toute manière, le stress, l’angoisse, le fait de se restreindre, ça n’aide pas. Le corps fait des réserves. Les élégantes courbes, j’y adhère depuis peu mais j’adhère vraiment à leurs valeurs. Le 8 mars dernier, c’était la première fois que je défilais. Et on m’a dit que j’étais à l’aise et que j’étais belle. Ça me plait de montrer qu’on peut être heureuse sans être habillée dans du 38. Ça booste et je me suis sentie belle. On est belles ! Je suis heureuse comme je suis, je m’affirme et puis merde ! »

Elle a particulièrement envie de mettre son expérience à profit de ses enfants. Pour qu’il et elles se sentent bien dans leur corps. Elle le dit et le redit :

« Je me suis libérée des diktats de la mode. L’acceptation permet de mieux vivre. Je suis une femme heureuse, libre, célibataire qui assume son corps ! » 

MANGER, BOUGER. MAIS ENCORE ?

Daria Marx le scande elle aussi haut et fort : « Je n’en peux plus qu’on parle de l’obésité en terme de régimes et de sport. Qu’on me résume à ce qui rentre dans ma bouche et aux nombres de pas que je fais chaque jour. Qu’on parle des vraies causes de l’obésité !!! La précarité, els abus dans l’enfance, etc. On n’en parle jamais parce que ça couterait trop cher au gouvernement la prise en charge thérapeutique, les aides, l’éducation alimentaire dans les familles et les écoles, etc. Ça coûte beaucoup plus cher que d’écrire « Manger, bouger » en bas des pubs. » Oui, ça coûte moins cher mais ce n’est pas suffisant. Largement pas. 

« Je ne veux plus m’excuser d’exister. Mon corps est très gros, différent, mais rien ne m’empêchera de l’aimer. Il me porte et aujourd’hui nous avons fait la paix. Nous, les gros et les grosses, allons continuer à vivre, à prendre la place qui nous revient, à nous battre contre les discriminations que nous subissons. Certains d’entre nous maigriront, d’autres pas. Mais ce n’est pas ça qui déterminera la réussite de nos vies. Le bonheur ne se mesure au nombre de kilos perdus. Notre corps est un champ de bataille, nous réclamons un armistice, un peu de paix pour être heureux et l’égalité pour avoir les mêmes chances. Si vous nous croisez dans la rue, ne pensez plus qu’on est fainéants ou idiots. Nous sommes vivants. »

Il n’y a aucun doute, l’injonction à la minceur est une plaie pour la majeure partie de la population enfermée dans l’idée que pour être heureux-euse, il faut atteindre absolument cette norme qui finalement n’est en rien représentative. Et le pire, c’est ce qu’elle nous entraine à faire, créant de la grossophobie et de la grossophobie intégrée. Mais le corps parfait n’existe pas et il est plus que temps de revoir nos copies sur ce que nous jugeons « hors norme » à propos des corps. Et d’écouter, sans minorer, banaliser ou juger les personnes concernées.

Tab title: 
Grossophobie : un enjeu de taille
Le poids de la norme
Hors norme

Célian Ramis

Ce sont les féminicides qu'il faut stopper et non les militantes !

Posts section: 
List image: 
Summary: 
Jeudi 1er avril, des militantes féministes ont appelé au rassemblement place de la Mairie à Rennes, pour dire stop aux féminicides. Les prises de parole ont été interrompues par les forces de l’ordre, contraignant les organisatrices à dissoudre la mobilisation.
Main images: 
Text: 

Ce jeudi 1er avril, plusieurs militantes féministes ont appelé au rassemblement place de la Mairie à Rennes, sur fond d'occupation de l'Opéra, pour dire stop aux féminicides et plus largement aux violences à l’encontre des personnes sexisées. Le message est partiellement passé puisque les prises de parole ont été interrompues par les forces de l’ordre, contraignant les organisatrices à dissoudre la mobilisation.

Jennifer, 35 ans, tuée au couteau par son conjoint. Deux enfants ont également été tués (11 et 16 ans). Avril 2020.

Anonyme, 52 ans, retrouvée inanimée après avoir été battue à mort par son conjoint. Mai 2020.

Virginie, 45 ans, tuée par arme à feu par son conjoint gendarme. Juillet 2020.

Anonyme, 37 ans, poignardée puis égorgée par son ex-mari en attente d’un jugement pour violence conjugale. Juillet 2020.

Laetitia, 38 ans, abattue au fusil de chasse par son mari qui a ensuite dissimulé le corps. Octobre 2020.

Anonyme, 76 ans, étranglée par son mari « parce qu’il était à bout de nerfs ». Octobre 2020.

Ces crimes sont inscrits sur les pavés ce midi du premier avril, place de la Mairie, à Rennes. Les passant-e-s s’arrêtent, lisent, repartent ou s’arrêtent quelques minutes, interpelé-e-s par les affiches qui jonchent le sol aux côtés de messages tout aussi forts : « Y’a pas mort d’homme ! y’a juste mort de femme », « Le sexisme tue tous les jours », « Police, justice, classement sans suite : vous êtes complices » ou encore « Dans 2 féminicides, c’est Pâques ».

Le décompte est glaçant : « Déjà 475 féminicides que Macron a nommé les violences faites aux femmes comme grande cause du quinquennat ». Plus d’une centaine de femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint en 2020. Depuis le 1er janvier 2021, ce sont déjà 27 femmes assassinées par leur compagnon ou ex compagnon, selon le recensement du compte Féminicides par compagnons ou ex.

Récemment, près de Rennes, c’est le meurtre de Magali Blandin qui secoue. Assassinée en février 2021 par son mari, à coups de batte de base-ball. « Comme la grande majorité des femmes tuées par leurs conjoints ou ex, elle avait porté plainte pour violences conjugales (la plainte avait été classée sans suite). Comme la grande majorité des femmes tuées par leurs conjoints ou ex, elle avait demandé de l’aide, mais n’a pas été prise au sérieux. », signale le tract distribué et lu au micro à l’occasion du rassemblement.

LES MOTS ONT UN SENS

La question du langage est centrale. La société n’assiste pas à une libération de la parole de la part des personnes sexisées. MeToo ainsi que tous les mouvements permettant les témoignages massifs dénonçant les violences sexistes et sexuelles ont amené le grand public à les écouter davantage.

Les militantes féministes insistent depuis plusieurs années pour faire évoluer les mentalités à ce sujet : on ne tue jamais par amour. Pourtant, dans les médias ou dans les procédures d’accueil des victimes, dans les enquêtes et les procès, on entend encore parler de « crime passionnel », de « drame familial ». Le tract le mentionne, ajoutant : « Dans la bouche de l’avocat du meurtrier de Magali Blandin, il l’a tuée « parce qu’il tient énormément à la famille ». »

Sans oublier le processus d’inversion de la culpabilité que l’on brandit sans vergogne dans de nombreux cas de féminicides, à l’instar de l’affaire Alexia Daval, tuée par son conjoint Jonathann Daval dont les avocats avaient dressé un portrait de femme castratrice. De quoi légitimer son crime : si elle a ôté la virilité de son époux, celui-ci peut lui ôter la vie.

Durant les prises de parole, les militantes rappellent :

« Ce sont des crimes de possession. Un homme s’octroie le droit de vie et de mort sur sa compagne qui n’a pas le droit selon lui d’exister sans lui. On voulait juste rappeler qu’avec l’épidémie du covid, il y a une explosion des violences masculines faites aux femmes. Selon les données de l’ONU en septembre, le confinement du printemps a fait augmenter ces agressions, ces viols, ces meurtres de 30% en France. »

Et puis, il y a ces phrases que les victimes entendent dans les commissariats ou les tribunaux, visant à les décourager de porter plainte ou d’aller au bout de la procédure : « Ça pourrait changer la vie de Monsieur à tout jamais, c’est pas rien ! » C’est ce dont témoigne cette militante ce midi-là :

« J’interviens aujourd’hui en tant que militante au sein du NPA, en tant que femme, en tant que femme lesbienne, en tant que mère d’une jeune femme, et j’ai aussi été cette enfant qui a grandit au milieu de la violence conjugale. Je repense à ma mère qui quand elle avait tenté de porter plainte contre cet homme violent, le père, elle s’était entendue dire « Vous êtes sure Madame que ce serait pas un gros préjudice pour votre mari ? Il risque la prison quand même. » Alors elle est repartie. C’était il y a plus de 40 ans. Ça n’a pas tellement changé. »

EXIGER DES MOYENS À LA HAUTEUR DU PROBLÈME

Le rassemblement vise encore une fois à réclamer des moyens satisfaisants. Pas des effets de communication ou de « beaux » discours sur l’importance de lutter contre les violences patriarcales. Non, des moyens, des vrais. À la hauteur de l’ampleur et de l’étendue des violences sexistes et sexuelles qui cautionnent qu’une femme meurt tous les 3 jours environ des coups de son conjoint, dont on essaye d’amoindrir le geste.

Les militantes féministes exigent non seulement la mise à disposition de structures d’hébergement pouvant accueillir les femmes victimes de violences conjugales, la formation des agent-e-s de toute la chaine juridico-policière, mais surtout la lutte profonde contre la culture du viol, contre la culture patriarcale visant à réduire les femmes au statut d’objet appartenant aux hommes.

La liste des revendications est longue et non exhaustive : « Dire notre colère ne suffit pas. En tant que femme, comme en tant que personne subissant les oppressions et les violences patriarcales, nous devons nous organiser pour faire entendre notre colère. Et pour obtenir des victoires contre ce système. Nous devons exiger des mesures immédiates, la mise sous protection effective de la victime dès la première alerte, la simplification des démarches pour porter plainte, pour quitter le domicile conjugal, éloigner l’agresseur, l’accès facilité aux services de santé spécialisés, des personnels spécialisés formés en nombre suffisant dans tous les services concernés : police, justice, éducation et bien d’autres, l’application de la loi afin que l’agresseur soit tenu éloigné, des places d’hébergement sécurisés et en nombre suffisant pour les femmes et leurs enfants, un accès au droit d’asile immédiat pour les femmes et personnes LGBTQI étrangères, plus de moyens aux associations féministes et LGBTQI qui assurent les missions de service public d’accompagnement et de soutien, des campagnes régulières d’information et d’éducation populaire, des moyens encore pour la mise en place effective pour l’éducation à la vie sexuelle et affective à l’Education nationale…»

« JE SUIS UNE FEMME ET JE VEUX POUVOIR ME SENTIR LIBRE »

Et puis, il y a ce témoignage de Louise. Exceptionnellement, nous le retranscrivons ici dans son intégralité :

« Je suis une femme, j’ai 17 ans et je fais partie des 97%. Alors que je croyais être invincible, que j’étais sûre de ne jamais subir de violences, il y a deux ans je suis tombée dans le filet d’un violeur. J’en ai parlé avec mes sœurs, chacune d’entre elles m’ont alors confié qu’elles aussi avaient subi des violences. 

La violence, elle a de multiples facettes. C’est difficile de savoir où est-ce qu’elle commence et quand elle s’arrête. Il y a les violences physiques, qui passent par les coups, les gestes qui nous font mal au corps. 

Les violences sexuelles : viols, attouchements, refus d’une contraception, harcèlement de rue, non respect du consentement. En France, 30% des femmes subiront des violences de la part de leur actuel ou ancien compagnon et 97% d’entre elles seront victimes de viol-s ou harcèlement sexuel. 

Il y a les violences psychologiques, qui ne laissent pas de traces visibles mais alimentent un mal être constant. L’agresseur utilise les mots pour détruire sa proie. Il dévalorise son comportement, son apparence, son caractère, sa personnalité. La torture psychologique se fait aussi par des actes qu’on pourrait percevoir comme de la jalousie excessive mais qui sont en réalité néfastes et dangereux. Contrôler la totalité des faits et gestes de quelqu’un, l’empêcher de travailler, d’avoir une vie sociale, d’avoir une indépendance, faire en sorte d’être essentiel pour ne jamais être remplacé, tel est le mode opératoire d’un pervers narcissique. 

Les violences peuvent être économiques lorsque l’agresseur ne paye pas la pension alimentaire, contrôle l’argent de sa victime ou l’empêche d’utiliser son salaire. 

Les mariages précoces et fermés, les mutilations génitales et les exploitations sexuelles sont aussi des violences que les femmes subissent. Dans le monde, environ 650 millions de femmes ont été mariées de force et 200 000 autres sont victimes de mutilation génitale. 

Les violences peuvent avoir lieu n’importe où et n’importe quand. Au travail comme dans la rue, au sein d’un couple comme dans la famille, à l’école comme dans les transports ou même les milieux hospitaliers. Peu importe leur durée, les violences sont anormales et pourtant si banalisées. 

Comment expliquer que 80% des plaintes sont classées sans suite, que les féminicides ont lieu tous les 3 jours ? Comment expliquer qu’au moment où je lis ces mots quelqu’un quelque part en France subit un viol ? Comment expliquer qu’une femme ne puisse pas se sentir en sécurité dans la rue ? Qu’elle ne se sente pas légitime à porter les vêtements qu’elle aime ? Qu’elle soit insultée selon ses pratiques sexuelles ? 

Je suis une femme, j’ai 17 ans et j’ai peur. Il y a tout un tas de choses effrayantes dans la vie d’une adolescente mais les violences que les femmes subissent sont effroyables et m’inquiétent car on n’est jamais à l’abri d’un sifflement ou d’un regard… 

Je suis une femme et je veux pouvoir me sentir libre et en sécurité. Partout et tout le temps. Sensibilisons les plus jeunes pour nous assurer un avenir, éduquons-les loin du patriarcat. Agresseurs, changez de camp ! Battez la société dans laquelle nous sommes enfermé-e-s plutôt que de vous défouler sur nos corps ! »

La mobilisation est interrompue par les forces de l’ordre qui exigent la dissolution de l’assemblée. Les organisatrices ont repoussé ce moment par respect envers la femme qui s’exprime. Le symbole est fort, et il est lourd, pesant. Interrompre la parole des femmes dans l’espace public en usant de son autorité… C’est choquant. Et cela renforce la colère entendue dans chaque prise de parole, y compris dans celles qui n’ont pas pu prendre le micro.

« Si la police était aussi efficace dans les violences faites aux femmes, ce serait vraiment le top ! », sera le mot de la fin et sera accompagnée par une levée des voix en chœur : « Nous sommes fortes, nous sommes fières, et féministes et radicales et en colère ! ». Espérons que la chanson reste dans la tête des flics…

 

Célian Ramis

Suzane, histoires vraies sur fond d'électro

Posts section: 
List image: 
Summary: 
C’est elle-même qui se définit « conteuse d’histoires vraies sur fond d’électro » et ça lui va plutôt bien. Suzane était sur la scène du Cabaret botanique, installé dans le parc du Thabor, le 3 avril à l’occasion du festival Mythos.
Main images: 
Text: 

C’est elle-même qui se définit « conteuse d’histoires vraies sur fond d’électro » et ça lui va plutôt bien. Suzane était sur la scène du Cabaret botanique, installé dans le parc du Thabor, le 3 avril à l’occasion du festival Mythos. 

Son EP n’est pas encore sorti mais il devrait arriver incessamment sous peu. D’ici quelques jours, signale la chanteuse pour qui tout s’est accéléré d’un coup. Dans la chanson éponyme, elle raconte son histoire.

Elle rêve d’être chanteuse. L’avignonnaise monte à Paris et trouve un boulot se serveuse plusieurs mois durant. Elle ne fait plus que rêver, désormais elle écrit également. Parce que les client-e-s l’inspirent. Elles puisent dans leurs histoires et dans les siennes pour composer des textes susceptibles de s’adresser à un large public.

Celle qui rêvait « derrière le bar en bois » de faire « l’Olympia » a relevé le défi jusqu’à le transformer en réalité. La voilà parée de sa tenue de scène, d’un synthétiseur, d’un mélodica, de sa voix et de son énergie. 

Parce qu’elle envoie, Suzane. Elle danse, elle mimique, elle joue la comédie, elle saute. Elle n’arrête pas. Et le public la suit, sans difficulté. L’ambiance est joyeuse, la chaleur monte vite dans le Magic Mirror. Très vite.

Elle nous raconte des histoires diverses et variées et nous présente une palanquée de personnages plus réalistes les uns que les autres. Parce que finalement, ils existent tous réellement. Elle les connaît, les a connus, les mélange à son vécu, les transpose dans notre époque ultra connectée.

Ça donne des chansons sur l’addiction aux smartphones et l’absurdité d’un quotidien passé à voir sa vie défiler à travers un écran, sur la flemme, sur l’éternelle insatisfaction, sur la dictature de la minceur et des régimes ou encore sur la peur de l’inconnue.

Suzane, c’est un peu la voix d’une jeunesse qui, impactée par la non remise en cause des générations précédentes, prend du recul sur la société et nous signale qu’elle n’est pas naïve, elle a bien lu entre les lignes.

Elle refuse de se taire, elle refuse de fermer les yeux, elle refuse l’inaction. Alors, elle met des mots sur ses émotions et exprime tel un Stromae – moins expérimentée, avouons-le – l’évidence d’un monde en déroute. Le sourire, le second degré, la musique électro, c’est entrainant et ça nous fait danser. Mais les mots qui claquent, ça nous frappent.

Si Suzane n’a pas la noirceur d’une Aloïse Sauvage ou l’imaginaire d’une Ladylike Lily, elle affirme qu’elle a elle aussi le verbe et qu’elle manie très bien la langue française. Sans l’imposer, le message est tout aussi brut que celui des artistes citées. Elle fait rebondir les mots, les plie, les confronte, les marie et s’en amuse et au passage, elle nous amuse également.

Parce qu’elle a un potentiel ardent digne d’un volcan s’apprêtant à entrer à éruption et parce qu’elle ne fait pas semblant. Influencée par Edith Piaf, Jacques Brel ou encore Françoise Hardy à qui elle rend hommage en revisitant « Laisse tomber les filles », elle laisse entendre son admiration et sa culture musicale auprès de ces artistes mais ne cherche pas à les imiter.

On entend Stromae dans le phrasé et la manière de raconter – qu’elle pense plutôt être empruntés à Orelsan – mais Suzane apporte ses propres histoires et son propre point de vue. Les attentats de novembre 2015, les violences sexistes et sexuelles à l’encontre des femmes, les préjugés, les jugements, elle les aborde avec franchise et subtilité à travers une galerie de personnages réalistes, loin d’une morale bienveillante et dangereuse. Ça fait du bien.

Célian Ramis

Santé : reconnaitre l'endométriose

Posts section: 
List image: 
Summary: 
Mal connue et peu reconnue, l'endométriose est pensée comme une "maladie de bonne femme". Les femmes se mobilisent et militent pour une meilleure diffusion de l'information, l'accès aux examens et aux professionnel-le-s, sans remise en question de leurs souffrances.
Text: 

Ça y est. Tu, puis murmuré, le terme « endométriose » commence enfin à être prononcé à voix haute. Mais reste encore pour la plupart de la population une vaste inconnue. Une maladie de bonnes femmes un peu douillettes. Pourtant, les personnes atteintes d’endométriose – entre 1 femme sur 7 et 1 femme sur 10 – sont loin d’être ces « petites natures » dépeintes dès les premières expressions de douleurs, qui surviennent en général dès les premières règles.

Hélas, leurs souffrances sont souvent ignorées, voire méprisées, par le corps médical. Pour que leurs paroles ne se confrontent plus à l’avenir à une maltraitance, que l’auteur et ancien médecin généraliste Martin Winckler qualifie de « systémique », des associations et initiatives militantes luttent pour diffuser l’information auprès du grand public, permettre aux femmes atteintes de la maladie de se réunir pour échanger entre elles et pour faire progresser la recherche, laissée jusqu’ici sur la touche par les pouvoirs publics. 

« Lorsqu’on les interroge, la plupart des femmes atteintes sévèrement par cette maladie se plaignent d’avoir souffert depuis la puberté de douleurs gynécologiques violentes sans que le médecin ait évoqué une possible endométriose », peut-on lire sur le site d’EndoFrance, association française de lutte contre l’endométriose. Pourquoi ? Parce que la maladie est encore trop mal connue et que très peu reconnue. À nouveau, la question se pose : pourquoi ? Parce qu’elle concerne les personnes ayant un utérus. Soit la moitié de la population, en fait… Alors finalement, pourquoi ?

Depuis quelques années seulement se lève (doucement) le voile du tabou autour des règles. On ose davantage parler des difficultés du cycle. Le Syndrome Prémenstruel (SPM), les douleurs plus ou moins fortes lorsque surviennent les menstruations, le choix des protections hygiéniques et leurs compositions mystères, l’appréhension du syndrome du choc toxique, etc. On découvre des termes que l’on ignorait jusque là – même en ayant plus vécu réglées que le contraire – comme ménorragie, aménorrhée ou encore ménarche.

Si on sait que certains cycles sont réguliers et que d’autres ne le sont pas, que toutes les femmes ne ressentent pas les douleurs – quand l’utérus se contracte – de la même manière, on apprend en revanche qu’il n’est pas normal de s’entendre répondre « C’est normal » lorsque l’on exprime la souffrance provoquée par les règles. Car cette dernière peut être une conséquence directe de l’endométriose, souvent peu envisagée par les professionnel-le-s de la santé.

Le Dr Chrysoula Zacharopoulou, gynécologue chirurgienne, spécialiste de l’endométriose et co-créatrice avec Julie Gayet de l’association Info-Endométriose, explique, dans une interview accordée au magazine Psychologies :

« La société ne comprend pas la souffrance et le caractère handicapant de l’endométriose car elle ne connaît pas cette maladie. Elle est « cachée » avant tout par les patientes elles-mêmes car cela touche leur sphère intime, leurs règles et leur sexualité. Le regard de notre société sur le sujet de la douleur liée aux règles reste un tabou dont on évite déjà de parler entre femmes et davantage encore de manière publique. Et ce regard n’a jamais changé au cours des siècles, ni dans les différentes cultures. Dans une époque où l’image de la « femme parfaite » existe partout, à la télévision ou dans les magazines, parler de souffrance féminine liée aux règles n’est pas un sujet très intéressant, « ça casse l’ambiance ». La conséquence est que les femmes atteintes ne s’expriment pas, ne trouvent pas le courage de parler de leur maladie, d’être reconnues comme malades et vivent leurs souffrances en silence. Incomprises de tous. »

MULTIPLES ATTEINTES ET SYMPTOMES

La maladie est complexe. Pour les raisons évoquées par Chrysoula Zacharopoulou mais aussi parce qu’elle est multiple. En effet, elle peut prendre différentes formes et s’exprimer à travers plusieurs symptômes. D’où l’indispensable diffusion de l’information auprès du grand public, l’exigence d’une meilleure formation des professionnel-le-s de la santé et le besoin d’une écoute bienveillante des patientes.

Comme le souligne le Dr Estelle Bauville, gynécologue, obstétricienne et chirurgienne à l’Hôpital Sud de Rennes, lors d’une réunion organisée le 18 avril par l’antenne bretonne de l’association EndoFrance, « beaucoup de choses sont repérées à l’interrogatoire. C’est un peu policier, un peu cru parfois, mais ça nous aide. »

Malheureusement, aujourd’hui encore, tous les médecins ne détectent pas les signaux, souvent par méconnaissance de la maladie qui se révèle dans les « 5D » : dysménorrhée, dyspareunie, dysurie, douleurs pelviennes, dyschésie. Comprendre alors : règles douloureuses, rapports sexuels douloureux, difficultés à uriner, douleurs dans la zone du bas ventre et de la zone génitale, gêne à la défécation. « Ce n’est pas obligé d’avoir les 5 symptômes pour être atteinte d’une endométriose », précise le Dr Bauville, qui poursuit :

« Il faut savoir chercher les zones anormales, qui sont des petites tâches bleues. Bien regarder et bien chercher. Aller titiller. On doit rechercher toutes les anomalies, au niveau des trompes, des ovaires, voir s’ils sont collés ou s’ils sont figés alors qu’ils sont semi libres normalement. Lors de l’examen clinique, on regarde tous les organes avant de passer par voie vaginale. Et en effet, je le dis aux patientes quand je le fais : je vais rechercher les sensations douloureuses pour voir si les tissus bougent et trouver où se logent les anomalies. »

Clairement, qu’est-ce que c’est ? L’endométriose provient de l’endomètre, le tissu qui tapisse l’utérus et qui s’épaissit au fil du cycle pour accueillir une éventuelle grossesse. Sans fécondation, il s’évacue, par le vagin, au moment des règles. Mais il arrive que des cellules du tissu endométrial se développent en dehors de l’utérus, en remontant et migrant via les trompes. Ce qui provoque des lésions, des adhérences et des kystes ovariens – appelés endométriomes – dans les zones atteintes, qui peuvent dépasser le cadre génital et se loger dans l’appareil urinaire, l’appareil digestif ou même parfois dans les poumons.

« C’est la seule maladie bénigne qui métastase. C’est le même principe que le cancer mais l’endométriose ne tue pas, enfin pas la maladie en elle-même mais il peut y avoir des complications. », explique Manon Carbonnel, militante pour les droits des femmes, atteinte de la maladie. Accompagnée de Marianne Flahou, avec qui elle a fondé un premier groupe de paroles, à Rennes, début avril, à destination des personnes atteintes de l’endométriose, les deux femmes insistent : les symptômes peuvent différer d’une femme à une autre.

Vomissements, évanouissements, paralysie périodique du bas du dos… la maladie est handicapante. Et peut être silencieuse, également. « Tu peux avoir des grosses douleurs et être à un stade 1 et tu peux ne pas avoir de douleurs et être au stade 4 », précise Manon. D’où le fait que certaines femmes ne le découvrent que tardivement (voire pas du tout), notamment en arrêtant la pilule par exemple – puisque celle-ci peut masquer les symptômes – ou encore dans les cas de difficultés à concevoir un enfant. En effet, une grande proportion de patientes endométriotiques présente des signes d’infertilité.

« C’est très difficile pour les femmes qui sont dépistées très tardivement et apprennent en même temps qu’elles ne peuvent pas avoir d’enfants. Il y a beaucoup de colère à cause du diagnostic, long à établir, et de la prise en charge tardive. »
commente Corine, représentante d’EndoFrance en Bretagne.

Parce qu’avant de passer une échographie et une IRM avec un-e professionnel-le spécialiste de la question et dont l’unique objectif est de déceler des anomalies révélatrices de la maladie, il va falloir franchir un grand nombre d’étapes, dont la principale est la plus compliquée : la prise en compte de la parole de la patiente.

UN DIAGNOSTIC TROP LONG À ÉTABLIR

« Pendant plus de 20 ans, j’ai souffert de cette maladie. Je ne savais pas ce que c’était, les médecins non plus. À 12 ans, je me roulais par terre et ma mère me disait que ça irait mieux quand j’aurais un enfant… Mais ce n’est pas normal de se rouler par terre ou de ne pas réussir à marcher à cause de douleurs gynécologiques… Les seuls, en 2009, qui ont su me renseigner, étaient les membres d’EndoFrance. Vraiment, ça m’a sauvé la vie. J’ai pu savoir ce que j’avais, j’ai été opérée par un spécialiste et j’ai pu avoir des enfants. », signale Corine.

Pour Manon Carbonnel, il aura fallu presque 12 ans pour que la maladie soit diagnostiquée. Entre temps, elle a subi des humiliations et des violences gynécologiques : « J’ai payé bien cher des psys pour savoir si j’étais tarée ou pas. Qu’on arrête de me dire que j’étais hystérique, que c’était dans ma tête. » Une phrase entendue par un grand nombre de patientes souffrant de douleurs intenses que ce soit en consultation, après une échographie ou une IRM « normales ».

« J’ai eu de la chance que mon médecin traitant demande une 2e lecture de mon IRM à l’Hôpital Sud (où elle est désormais suivie, ndlr). Sinon on n’aurait pas trouvé. Ce n’est pas simple du tout même ensuite. Les rendez-vous durent 20 minutes, les médecins n’ont pas le temps et tu ne peux pas avoir toutes les infos. », s’insurge-t-elle.

De son côté, Marianne Flahou ressent également le manque d’écoute. Pour diagnostiquer sa maladie, il faudra 10 ans. Pourtant, sa mère en est atteinte également. Elle parle d’errance médicale, liée à la façon dont les médecins reçoivent la parole des femmes. Et décrit un parcours de longue haleine particulièrement fluctuant, entre recherches infructueuses, fatigue morale, douleurs assourdissantes et besoin de trouver la cause du mal :

« Tu as tellement mal qu’il faut trouver ce que c’est. Il faut être dans la persistance. On te dit que c’est dans ta tête, c’est un combat permanent. Moi, j’ai quand même entendu : ‘De toute manière, ça sert à rien, y a pas de traitement’… »

L'IMPORTANCE DE L'ÉCOUTE

Pour le Dr Bauville, « le traitement dépend des symptômes et de la volonté des patientes ». En général, elles sont orientées vers des traitements hormonaux (la pilule en continu, afin de provoquer une aménorrhée) ou une opération chirugicale (la cœlioscopie, par exemple, mais tout dépend de l’atteinte). Celle-ci est « diagnostique et thérapeutique car elle permet de voir l’étendue de la maladie et de traiter directement. »

Sans remettre en doute la bonne foi de l’équipe spécialisée de l’Hôpital Sud, les femmes sont nombreuses à se sentir insuffisamment informées et insuffisamment prises en compte pour décider de la suite ou pour faire confiance aux médecins, qui parfois déshumanisent la patiente. « En tant que malade, tu as le droit d’avoir le choix. De savoir ce qu’on te propose et ce que ça va te faire. », déclare Marianne.

Elle a un kyste logé entre le vagin et le rectum. Une intervention chirurgicale aurait nécessité l’usage d’une poche durant deux mois, lui a-t-on expliqué, et cela sans prendre en compte les éventuelles complications. Elle n’a pas souhaité s’orienter vers ce type de traitement et la prise de pilule a entrainé, chez elle, un état de dépression. Elle se rend auprès d’un spécialiste, à la Sagesse – qui dispose d’une équipe pluridisciplinaire :

« J’ai expliqué que je faisais une dépression et lui m’a demandé si j’avais des sécheresses vaginales. Je lui ai dit que non. Il était devant moi, il dictait le compte-rendu et a noté que je voulais arrêter parce que j’avais de la sécheresse vaginale. Je me suis sentie pas écoutée du tout. » Difficile de ne pas toujours revenir sur le manque, voire l’absence, d’écoute. Pourtant, comme le souligne le Dr Chrysoula Zacharopoulou, elle est essentielle :

« L’endométriose m’a rapidement intéressée car la relation, le dialogue et l’écoute des patientes sont au centre de la prise en charge. C’est le cas pour beaucoup de maladies pas forcément graves – dans le sens où la vie des patientes n’est qu’exceptionnellement en danger – mais qui entrainent néanmoins des douleurs chroniques avec toutes les conséquences que cela comporte : personnelles, sociales et professionnelles. »

Un point sur lequel la rejoint sans conteste l’auteur et ancien médecin Martin Winckler qui, en plus d’avoir abordé le rapport médecins/femmes dans Le chœur des femmes, dénonce la maltraitance médicale dans Les brutes en blanc. Il explique, dans une interview accordée à 20 Minutes :

« En France, on n’enseigne pas aux médecins qu’ils doivent partager leur savoir et que c’est au patient de décider. Mon objectif c’est de dire au grand public qu’il peut se défendre contre les médecins maltraitants. » Par là, il n’entend pas qu’il existe une poignée de « médecins méchants » mais parle justement d’une maltraitance systémique. Le médecin sait, le patient non. Surtout si le patient est une patiente.

Il faut « sortir de l’idéologie paternaliste » et diffuser les informations. « Les femmes doivent savoir qu’il est interdit de leur imposer une épisiotomie ou une péridurale, de faire une infiltration ou une ligature des trompes sans leur consentement. Ce sont ces témoignages de patientes qui m’ont motivé à écrire ce bouquin. Le mal que je ferai à la profession n’égalera pas le 100e des souffrances de ces patients maltraités. », conclut-il dans l’entretien, après avoir balayé d’un revers de la main l’argument du manque de temps :

« Aucun médecin n’a jamais eu le temps. Ce n’est pas une excuse pour se comporter comme un malpropre. La médecine, c’est 80% de relationnel. Or en France, on valorise le geste technique. »

PROBLÈME DE COMPRÉHENSION

Ce dialogue s’avère véritablement difficile à établir. D’un côté, les médecins se sentent jugés. Remis en question. De l’autre, les patientes pas écoutées. Pas prises au sérieux. Et le ton peut monter rapidement. C’était le cas lors de la dernière réunion organisée par EndoFrance à l’Hôpital Sud, le 18 avril dernier.

Une femme exprime la douleur ressentie à l’introduction de la sonde vaginale, une autre s’interroge sur le fait que lors de son parcours PMA – Procréation Médicalement Assistée – elle n’ait pas pu choisir entre des injections ou la prise du médicament Synarel. Les échanges restent cordiaux, même si des gênes, basées sur des incompréhensions mutuelles, se font ressentir.

« La parole se libère, on ne fait plus la médecine d’hier. L’industrie pharmaceutique essaye de faire des améliorations mais on ne nous propose rien de mieux pour faire notre métier. », finit par rétorquer le Dr Bauville. Quelques femmes présentes dans l’assemblée tentent d’expliquer leur point de vue : « Des petits choix peuvent nous aider. Mais on ne nous explique pas les choses. » Réponse instantanée de la gynécologue : « On n’est pas des robots ». En face, les patientes répliquent : « Nous, on le devient, surtout en PMA. »

Si la conférence se poursuit autour des différents types d’atteintes, les parcours de diagnostic et de prise en charge, l’ambiance n’est pas plus détendue. Au contraire. Une des personnes présentes témoigne de sa colère. Parce qu’en 2011, on lui détecte un stade 4, elle est alertée sur l’urgence à concevoir un enfant, si tel est son souhait. Elle a désormais des jumeaux mais a énormément souffert :

« Après 2 ans de FIV (Fécondation In Vitro), la maladie a proliféré. J’ai 42 ans et les conséquences sont graves. Ma vessie ne fonctionne plus correctement et si j’ai bien compris, je vais devoir subir l’auto-sondage a priori jusqu’à la fin de ma vie. Je suis en colère. Après un parcours de FIV, on doit nous suivre et je n’ai pas été suivie. »

Pour le Dr Jean Lévêque, du service gynécologie de l’Hôpital Sud, elle aurait dû d’elle-même recontacter les spécialistes. La discussion prend un air de confrontation. Parce qu’il renvoie aussitôt un sentiment de culpabilité et la sensation de ne pas écouter le vécu et le ressenti de ces femmes démunies face à un parcours de santé extrêmement long, douloureux et pénible, physiquement et moralement.

« Vous êtes dans une position défensive. On vous demande d’écouter, on est des patientes, on souffre, on a des situations différentes, on a des questions. Ce n’est pas votre métier que l’on critique ou que l’on accuse. Ne soyez pas agressif. », signifient-elles clairement au médecin, visiblement braqué.

Quelques jours plus tard, Corine le dit en toute honnêteté : « C’est la première fois que je le voyais comme ça. Ça m’a un peu refroidie. Je regrette que ce soit parti en confrontation. Après, il y a dans l’équipe de très bons gynécologues et je ne veux pas arrêter de travailler avec l’équipe de l’Hôpital Sud parce que ce à quoi vous avez assisté le 18 avril n’est pas représentatif. Ce qu’il faut comprendre, c’est que c’est très compliqué. Il y a toujours une phase de colère dans l’endométriose et le ton des femmes peut être agressif. Pour les filles qui étaient présentes la dernière fois, il faut savoir qu’elles ont peur. Il y en a une qui a une poche, une avec des problèmes de vessie et une qui n’arrive toujours pas à avoir d’enfant. C’est normal d’être énervée et d’avoir peur dans ce type de situation. Moi, je suis moins énervée aujourd’hui, parce que j’ai pu avoir des enfants et que j’ai trouvé un très bon gynéco. »

C’est là encore une difficulté dont parlent Manon Carbonnel et Marianne Flahou. Pas facile, disent-elles, de pouvoir établir un annuaire des « bon-ne-s praticien-ne-s ». Tout d’abord, pour des raisons de feeling qui diffère selon chaque personne. Ensuite, parce que tou-te-s, y compris les « médecins safe » (réputé-e-s bienveillant-e-s) ne connaissent pas forcément spécifiquement l’endométriose.

Changer régulièrement de médecin, de gynéco, voire de sage-femme, jusqu’à trouver la personne bienveillante et compétente. Qui donne les informations, explique le pourquoi du comment, pour que la patiente comprenne bien. Qui permet une relation de confiance parce qu’elle écoute, sans jugement, et parce qu’elle demande le consentement de la patiente avant de procéder à un examen.

« Moi, la pilule m’a coupé un long moment dans ma sexualité. Va expliquer ton intimité au médecin qui n’écoute pas ! Il faut y aller en mode warrior et c’est fatiguant de douter de ton médecin. Mon médecin traitant a dû me faire une fois un toucher vaginal. Déjà, il m’a proposé et pas imposé et m’a expliqué que j’allais certainement avoir des douleurs près des ovaires. Il a attendu que je lui dise si j’étais ok ou pas avant de le faire. »
explique Manon.

Elles est rejointe par Marianne : « Lorsque j’ai fait ma dernière échographie de contrôle, la professionnelle ne me regardait pas. Je pense qu’elle n’avait pas l’intention d’être malveillante mais j’ai dû insister pour capter son regard. Quand tu es au cœur de la maladie, que t’en chie, c’est dur. » Se sentir prise en compte dans sa globalité, dans sa parole, son corps, son vécu et son ressenti.

Les trois femmes sont d’accord : aujourd’hui, on parle davantage des règles et davantage de l’endométriose. On sait désormais que la maladie - connue depuis 1860, rappelle Manon – est réelle. Et non une histoire de bonnes femmes douillettes. Le Dr Jerry Coiffic, gynécologue-obstétricien à l’Hôpital Sud, le confirme :

« C’est un fardeau que vous portez. Ce n’est pas juste une lésion, ce sont des gênes, des douleurs. À nous, médecins, d’utiliser tous les mots/maux de la patiente pour la diagnostiquer. Souvent, ça arrive dès les premières règles. Et la femme va entendre dire « C’est normal » de la part de son entourage. Et le médecin va dire aussi « C’est normal ». On fera le diagnostic 10 ans plus tard. Pourquoi un délai si long ? Parce que ce n’est pas aussi simple… Il y a un mélange de chose qui fait qu’on a du mal à établir le diagnostic. »

Il prend le cas d’une patiente à lui : « Elle souffre de douleurs dans les rapports sexuels, de fatigue, de douleurs déclenchées dès qu’elle pratique une activité sportive… On a fait une batterie d’examens, ils sont normaux. Pour autant, est-ce qu’elle n’a pas une endométriose ? Dans 50% des cas de douleurs, les femmes ont une endométriose (…). Prenons l’exemple maintenant des personnes qui souffrent de migraines. Souvent, les IRM ne révèlent rien. Pourtant, ça ne veut pas dire que c’est une maladie imaginaire. »

La maladie est sortie de l’ombre mais elle reste encore une inconnue autant pour les professionnel-le-s de la santé que pour le grand public. On sait que les douleurs, particulièrement au moment des règles, sont intenses. Qu’elles sont handicapantes pour les femmes atteintes de l’endométriose, dans la vie privée (pas seulement dans le cadre du couple ou de la famille mais aussi dans les relations amicales) comme professionnelle.

On sait également que le diagnostic est long à établir, le traitement difficile à trouver et la guérison inexistante. « On n’en guérit pas, c’est un gros boulet. Comme la fibromyalgie. », précise Corine. La maladie peut évoluer ou stagner.

En revanche, on connaît moins les conséquences des traitements et des actes chirurgicaux, qui peuvent mener à des situations dramatiques en raison des complications. Et on connaît encore moins les origines de la maladie. Des hypothèses tendent à orienter vers des prédispositions génétiques – l’hérédité n’est pas encore reconnue – et vers des problématiques environnementales.

Une nouvelle hypothèse pourrait être celle des produits hygiéniques, mais le lien n’a pas été établi scientifiquement pour le moment. Sur le site de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), rien de sûr : « Des facteurs de susceptibilité individuelle doivent donc intervenir dans le développement de cette maladie. Ces facteurs pourraient être génétiques. Les chercheurs soupçonnent par ailleurs l’impact de certaines expositions environnementales. »

À l’heure actuelle, la recherche peine. Par manque de financement, ce qui souligne par conséquent un manque d’intérêt pour le sujet. « Je me suis orientée vers EndoFrance parce que l’association co-finance six projets de recherche, à hauteur de 58 000 euros (le projet Endoprint est d’ailleurs à l’initiative du Dr Jean Vialard et de son équipe à la clinique de la Sagesse, à Rennes, ndlr). », précise la représentante bretonne de la structure.

Elle insiste : il est urgent et indispensable de se tourner vers les pouvoirs publics. Pour renforcer les moyens dans les centres antidouleurs, « parents pauvres des financements alors que les patientes ne manquent pas », pour sensibiliser les CPAM « aux problématiques du non remboursement de certaines pilules très chères » mais aussi au fait que certaines formes d’endométriose entrainent un arrêt maladie de longue durée et pour former également les infirmières scolaires et sensibiliser plus largement toutes les personnes en contact avec les jeunes filles.

« Plus tôt elles sont informées, mieux c’est pour elles. Chaque femme a le droit de savoir si elle a une endométriose parce que ça peut tout changer pour concevoir un enfant. Je sais que l’on est dans une société qui voudrait penser « Un enfant si je veux, quand je veux » et je suis totalement d’accord avec cette idée mais il faut comprendre que ce n’est pas tellement applicable à une femme atteinte d’endométriose. Moi, j’agis activement pour que les femmes ne souffrent pas et pour qu’elles puissent avoir des enfants si elles le souhaitent. Et ça, ce n’est pas possible quand elles le découvrent trop tard. Et c’est très difficile quand elles l’apprennent au moment où elles essayent de concevoir. Elles ont le droit de savoir, de se préparer. », s’exclame Corine.

Tout cela rejoint l’idée de l’importance de l’information. Et de sa diffusion. Pour que les femmes n’aient plus à avoir honte d’être physiquement diminuées à cause des douleurs. Que les professeurs puissent prendre en compte que des collégiennes ou lycéennes souffrent de maux intenses et qu’elles ont peut-être besoin de s’allonger.

Aujourd’hui, des avancées s’opèrent. Parce que les personnes atteintes de la maladie ouvrent la voie vers des remèdes alternatifs, susceptibles d’atténuer la douleur. Comme les douches chaudes, la bouillotte sur le ventre, l’alliance d’un anti-inflammatoire avec un antispasmodique, des changements alimentaires, etc. Marianne Flahou l’explique :

« Comme l’endométriose prend des formes différentes, on souffre différemment. Moi j’ai cherché mes soins avec l’acuponcture, l’homéopathie, les changements alimentaires (il est recommandé de privilégier les aliments anti-inflammatoires, ndlr) et puis je travaille aussi sur mon hygiène de vie. Par exemple, je reste au lit quand j’ai mes règles. Mais ça, c’est parce que j’ai la chance de pouvoir le faire. »

Ce qui n’est pas le cas de toutes les femmes, comme le souligne Manon : « J’imagine même pas les caissières ou les serveuses par exemple. Comme Marianne le dit, on essaye de changer des choses dans nos vies. Moi, j’étais déjà végétarienne, je suis passée végétalienne. Changer des choses, c’est pour avoir moins mal mais la maladie est omniprésente. Sans oublier qu’on n’a pas d’accompagnement par des psychologues ou des sexologues, parce qu’il faut pas oublier la chute de libido. »

Pour Corine, il est également important de noter qu’une nouvelle génération de professionnel-le-s de la santé arrive petit à petit. Une génération parée à mieux chercher. Et surtout prête à prendre en compte la dimension humaine du rapport médecin/patient-e :

« Certain-e-s gynécos ne connaissent pas l’endométriose mais savent travailler avec des spécialistes. Les médecins ne doivent pas se sentir coupables de ne pas tout savoir. Ils ont le droit de dire « Je ne sais pas » et d’orienter vers un confrère ou une consœur. » Pourtant, les bonnes volontés se révèlent aujourd’hui encore insuffisantes et on se demande encore pourquoi le cycle menstruel reste survolé lors de la formation des médecins, gynécologues, infirmier-e-s scolaires (un plan du ministère de l’Éducation Nationale prévu en 2016 est toujours en attente…), etc.

Le monde de la santé n’étant pas exempt des préjugés et des tabous sexistes qui régissent la société, il est important que la parole se libère mais surtout que l’écoute soit active et bienveillante. Sans jugement face aux récits des femmes qui souffrent de la maladie et qui se confrontent à l’image permanente de la femme moderne, dont les alliées « Always », « Nana », « Vania » et autres, permettent même au moment des règles de vivre plusieurs journées dans une journée. Dans laquelle il n’y a pas de place pour les douleurs. Toutefois pas pour l’expression de ces douleurs.

Heureusement, des voix connues s’élèvent, comme celles, entre autres, de Lena Dunham, Imany ou encore Laëtitia Millot pour faire sortir l’endométriose de l’ombre et lutter avec les « endogirls » pour diffuser l’information, sensibiliser un large public, agir sur les pouvoirs publics, et soutenir les femmes en souffrance, désireuses d’échanger, de partager et de s’entraider. 

Tab title: 
Endométriose : Faire (re)connaitre la maladie
Prendre en compte la parole des femmes
S'engager pour faire bouger les institutions
Pour favoriser la parole des femmes

Pages