Célian Ramis

Féminismes : Allier les luttes

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La femme ne peut être pensée au singulier, à l’instar des luttes menées pour l’égalité des genres. Elles sont multiples et plurielles, ces luttes. Et concordent toutes à revendiquer pour toutes les concernées le droit de choisir, la liberté d’exister et d’être soi.
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La femme n’existe pas. Elle ne peut être pensée au singulier, à l’instar des luttes menées pour l’égalité des genres. Elles sont multiples et plurielles, ces luttes. Et concordent toutes à revendiquer pour toutes les personnes concernées le droit de choisir, la liberté d’exister et d’être soi, de s’exprimer en son propre nom et d’accéder au respect. Sans être discriminé-e-s en raison de son sexe, son genre, sa couleur de peau, son origine réelle ou supposée, sa classe sociale, son handicap, sa profession, son statut conjugal, son orientation sexuelle et/ou affective, etc. Alors, au-delà des dissensions existantes au sein du mouvement, comment penser et organiser une lutte féministe inclusive ? 

À l’occasion des deux journées internationales de mobilisations et de luttes contre les violences sexistes et sexuelles et pour les droits des personnes sexisées – 8 mars et 25 novembre – les militant-e-s féministes sont de plus en plus nombreuses à battre le pavé et à faire entendre leurs voix dans l’espace public. Des voix plurielles qui portent des revendications communes, visant à combattre le sexisme d’une société encore largement imprégnée et dirigée par la culture patriarcale. Au-delà du sexe, des spécificités viennent s’accoler et amplifier les vécus de nombreuses femmes, en raison de leur couleur de peau, genre, classe sociale, orientation sexuelle et affective, handicap-s, âge, origine-s réelle-s ou supposée-s… Comment leurs parcours sont-ils pris en compte au sein du renouveau militant ? Comment s’organiser ensemble ? Et comment ne pas reproduire les schémas patriarcaux et capitalistes dénoncés par les mouvements féministes ?

Mardi 8 mars, 11h. À la sortie du métro Villejean, flottent pancartes militantes et drapeaux syndicaux. « On s’arrête, le monde aussi ! » L’appel à la grève féministe retentit et des centaines de personnes sont réunies à la jonction du quartier Kennedy et de l’université Rennes 2, mobilisées en cette journée mondiale de lutte pour les droits des femmes. En attendant le départ vers République, la foule scande : « Et qu’est-ce qu’on veut ? Des papiers ! Pour qui ? Pour tou-te-s ! » Et chante l’hymne qui résonne désormais dans les événements militants : « Nous sommes fortes, nous sommes fières, et féministes et radicales et en colère ! » et se réjouit d’un accompagnement au yukulélé pour entamer joyeusement : 

« Adieu, patri…, adieu patri… adieu le patriarcat ! Tu t’en vas et nous on reste, adieu le patriarcat ! Et tchic et tchic et tchic et tchic et la rue elle est à qui ? Et tchic et tchic et tchic et tchic et la rue elle est à nous ! Elle est à qui ? Elle est à nous ! Elle est à qui ? Elle est à nous ! Adieu patri… Adieu patri… adieu le patriarcat ! Tu t’en vas et nous on reste, adieu le patriarcat ! » À la place de la camionnette vrombissante guidant les cortèges aux détours des rues et avenues empruntées par les manifestant-e-s, un tracteur siège sur le rond-point et sur lequel trône une immense bannière : « Écologie radicale, féminisme décolonial, révoltes paysannes ». 

DANS LES QUARTIERS

L’an dernier, à la même occasion, la manifestation du 8 mars partait également du campus Villejean, initiative impulsée par la collaboration entre Nous Toutes 35, association féministe organisatrice des marches et actions en lien avec les 8 mars et 25 novembre à Rennes, et Kune, collectif de femmes du quartier croisant féminisme et écologie populaire. L’idée : décentraliser le féminisme du centre ville et l’étendre à son entité plurielle. « La voix des femmes des quartiers populaires est rarement entendue. J’aime autant vous dire qu’on va en parler longtemps de notre passage et j’espère qu’il y en aura d’autres. », avait alors déclaré Régine Komokoli, co-fondatrice et porte-parole de l’association.

Avant d’ajouter, qu’ensemble, elles œuvrent « pour continuer de gagner pas à pas (leur) place dans la société en tant que femmes, en tant que travailleuses, en tant qu’immigrées, en tant que femmes travailleuses immigrées. » Le cortège avait traversé le site du CHU Pontchaillou, en femmage à toutes les professionnelles de la santé, ces premières de cordée souvent négligées et dévalorisées comme le rappelle cette année encore l’Inter-syndicale professionnelle – composée de Solidaires, la CGT, la FSU et FO – partageant le constat, 50 ans après la première loi concernant l’égalité salariale, que 19% d’écart de salaire persistent entre les femmes et les hommes (à égalité temps plein) :

« 41% des femmes travaillent dans les secteurs les plus touchés par la pandémie. Nous sommes toujours en première ligne. Majoritaires dans les métiers essentiels comme le soin, la santé, l’éducation, le nettoyage, les services publics. Notre travail est déconsidéré et invisibilisé. Nous travaillons sans relâche et trop souvent en négligeant notre santé. Nous sommes aides à domicile, assistantes d’élèves en situation de handicap, animatrices, travailleuses sociales, enseignantes, aides soignantes… Les femmes immigrées ou sans papiers, en plus de subir les discriminations citées, sont sur-exploitées, peu reconnues socialement et peu susceptibles d’évoluer dans leurs emplois. Nous voulons qu’elles soient régularisées. »

ENTENDRE LE MILIEU RURAL

Depuis un an, un cortège part de Villejean/Kennedy. Le 25 novembre dernier, d’autres rassemblements ont débuté aux métros Henri Fréville et Joliot Curie afin de rejoindre Charles de Gaulle ou République. Parce qu’il n’est pas évident pour tout le monde de se rendre en manifestation, seul-e-s, au centre ville. Cette nouveauté s’affiche comme un symbole. Désormais, le féminisme devra être pluriel et inclusif. On prône la solidarité avec les femmes du monde entier, on fait entendre la colère des féministes de l’université comme de celles des quartiers populaires, on dénonce les violences sexistes et sexuelles en appelant à une riposte féministe, on parle d’hétérorisme, on danse sur l’hymne des féministes chiliennes de Las Tesis « Un violador en tu camino », on réclame des moyens pour les travailleuses, « du fric pour la santé, pas pour les flics ni l’armée », on exige le respect de nos droits et de nos libertés. On écoute les personnes concernées s’exprimer sur leurs vécus et revendiquer leurs spécificités.

Ce 8 mars 2022, ce sont « les femmes rurales et les paysannes » qui interpellent l’assemblée pour la première fois : « Nous vivons en campagne, nous bossons en campagne et cela marque nos vécus et nos corps. Nous sommes 11 millions de femmes rurales. 30% de la population française vit en campagne. 30% de la population et 47% des féminicides. » Elles dénoncent une image tronquée de leurs réalités, « centrée sur les hommes, l’agriculture et la chasse qui est racontée. » Ce n’est pas celle qu’elles vivent au quotidien, soulignent-elles : « Les femmes du monde rural sont oubliées, invisibilisées. En tant que meufs en ruralité, c’est encore plus compliqué qu’ailleurs de se déplacer, de tafer ou de ne pas tafer, d’avorter, d’accoucher, de vivre des sexualités non hétéronormatives. Sans compter ce que peuvent expérimenter les personnes racisées essayant de vivre dans la campagne française blanche, qu’elles l’aient choisi ou non. »

L’isolement, les problématiques de mobilité, la précarité qui en découlent avec souvent des emplois à temps partiels, la dépendance financière aux conjoints, l’accès réduit aux études mais aussi aux services de santé (et ainsi de gynécologie, d’accouchement et d’avortement), la prévalence des violences intrafamiliales… « Pour les victimes, c’est la double peine : elles sont plus isolées, moins protégées et avec moins encore qu’ailleurs de réseaux d’aide à proximité. Les politiques, qu’elles concernent l’aménagement du territoire ou l’agriculture, ont toujours été pensées à partir des lieux de pouvoir et donc du milieu urbain, de la ville. Les mouvements féministes ont malheureusement souvent reproduit ce biais. Nous sommes ici pour amorcer ce changement.Nous avons une responsabilité collective à changer cette perspective. Les vécus, les besoins, les idées des meufs rurales, doivent être inclus dans les mouvements féministes. Nous sommes prêtes et vous, l’êtes vous ? », partagent-elles avec hargne.

Leurs parcours doivent être pris en compte et leurs droits, reconnus. Elles terminent par une tirade à trois voix : « Alors bienvenu-e-s à tou-te-s, bienvenu-e-s à toutes les femmes et meufs dans nos campagnes, bienvenu-e-s à tou-te-s les membres de la communauté LGBTIQ+, bienvenu-e-s à toutes les personnes racisées, les handis et toutes celleux qui ont envie de faire bouger les normes en milieu rural. Dégenrons le monde agricole et rural, ensemble, dégenrons et dérangeons ! » Le message est percutant et réjouissant et invite à la mobilisation et la réflexion autour d’un sujet laissé en marge des luttes féministes. Ça secoue et c’est tant mieux ! 

VALORISER LES IMPENSÉS…

Les prises de paroles se poursuivent, toujours traduites en langue des signes française. Parmi elles, l’Inter-organisation étudiante – composée de l’Union Pirate de Rennes 1 et 2, Solidaires Etudiant-e-s, la FSE et Nouvelles Rênes – dénonce l’absence de courage politique du gouvernement actuel dont les discours nous abreuvent de belles promesses mais manquent toujours d’actions concrètes : « Ainsi, Darmanin, ministre de l’Intérieur accusé de viol, se réjouit de son bilan du fait de la baisse des cambriolages. Et quel bilan ? 125 féminicides survenus en 2021. Mais n’en déplaise aux proches des 113 victimes de féminicides par leur conjoint ou ex conjoint, aux proches des 7 femmes trans et des 4 travailleuses du sexe victimes de féminicides, les bijoux et ordinateurs ont plus de valeur que nos vies. »

Les chiffres pleuvent. Dans l’enseignement supérieur, une étudiante sur 10 est victime d’agression sexuelle et une étudiante sur 20 est victime d’un viol. En 2016, 5% des étudiantes jonglaient entre études et parentalité et un tiers d’entre elles étaient contraintes de manquer les cours. « Et rien n’est proposé par les établissements : pas de congé maternité ou d’aménagement des cours, des systèmes de garde trop peu développés… La maternité et la parentalité en général sont un frein dans les études. » Et un impensé là encore dans les luttes féministes. 

Tout comme la parole des retraitées : « Femme retraitée, j’agis. Femme retraitée, je manifeste. En 2021, 40% des femmes ont en moyenne une retraite inférieure de 40% à celle des hommes. Au XXIe siècle, seulement 60% des femmes touchent une retraite à taux plein. Cette inégalité est la résultante des inégalités salariales, en activité, dues à des parcours hachés de la vie professionnelle des femmes. » La précarité est au cœur de tous les discours. Et les intervenantes n’oublient pas de mettre le sujet en perspective, à l’aune de leurs conditions spécifiques et au croisement des violences sexistes et sexuelles :

« J’interviens pour les droits des personnes exilées, en tant que concernée. Vingt personnes sont logées dans le bâtiment F, ici, dont des enfants de quelques mois… À la Poterie, plus de 90 personnes logées (dans un gymnase, ndlr)vivent des agressions. Parce que nous sommes entourées des hommes violents et lorsque les plaintes sont déposées dans des commissariats, cela n’est pas vraiment pris en considération. Il y a un refus que des personnes des associations, qui connaissent le droit, nous accompagnent. Nous voulons un logement digne pour les personnes en situation irrégulière. Nous avons été victimes, dont moi-même, d’agressions morales et aussi une autre femme des agressions physiques. Et cela n’a pas été pris en considération lorsque nous nous sommes rendues au commissariat. Les droits humains sont bafoués. Nous réclamons la régularisation de toutes les personnes dont les droits sont bafoués. »

DÉCENTRER LE REGARD

Les points de vue sont situés. Et selon l’identité de genre, la couleur de peau, le territoire, la classe sociale, le handicap, l’orientation sexuelle et affective… les vécus et expériences diffèrent d’une femme à l’autre, d’une personne à l’autre. La pluralité et la multiplicité des trajectoires, l’accès à des privilèges selon sa situation et condition de vie, les difficultés et discriminations rencontrées par certain-e-s au croisement du sexisme, du racisme, de la grossophobie, du validisme, des LGBTIphobie, etc. sont à prendre en compte, sans hiérarchisation des priorités et comme une entité entière qui ne peut scinder son identité, pour faire avancer les luttes concernant les droits humains.

« Nous sommes représentatives de la diversité de la France d’aujourd’hui. Certaines d’entre nous sont bretonnes, normandes, d’Afrique du nord, de l’ouest et du centre. Certaines sont retraitées, d’autres sont salariées, en intérim, étudiantes en attente d’un premier emploi. Certaines sont des mamans solos, d’autres sont en couple. Pourtant nous nous sommes mises ensemble. Parce qu’au-delà de nos différences d’âge, de travail, d’origines, nous partageons l’immense bonheur d’être femmes entre nous. Nous nous sommes mises ensemble parce que nous avons du respect et de la considération pour les parcours de vie. Respect et considération, c’est ce qui nous manque le plus, à nous les femmes des quartiers populaires dans cette société encore fortement marquée par le patriarcat. », exprimait Régine Komokoli l’année précédente, dans un discours toujours d’actualité.

Les militantes se saisissent de la tribune pour appeler le collectif à soutenir les luttes voisines, traversées elles-aussi par des problématiques et revendications communes aux combats féministes. À plusieurs reprises lors des Journées internationales contre les violences sexistes et sexuelles précédentes, Rachida du Collectif Sans papiers de Rennes a souligné qu’avoir une place sur l’estrade militante ne suffisait pas : « Nous, féministes prolétaires que notre courage de survivre a amené ici pour trouver refuge, nous nous sommes échappées des guerres produites par le patriarcat et le capitalisme de nos pays. Tant que l’imbrication de la violence patriarcale et raciste ne sera pas vaincue, nous ne pourrons pas triompher ensemble. Tant que la liberté des migrantes n’est pas prise de partout comme un combat général, nous ne pourrons pas être ensemble sur la place mais resterons divisées dans les maisons, les villes, les lieux de travail. Soutenez-nous, nous avons besoin de vous. » 

Le message passe ce 8 mars également par l’Inter-organisation de soutien aux personnes exilées : « On est là en tant que féministes, parce que c’est une lutte de droits, que ce sont des droits fondamentaux qui sont bafoués. Nous avons besoin de votre soutien. Et pas juste un soutien de façade. Nous avons besoin de votre mobilisation. Parce que ce sont là des luttes actuelles et que les femmes dans leur vie affective, dans leur vie sexuelle, sont complètement à la merci de tous les sévices, de toutes les servitudes… » 

BATIR DES ALLIANCES

Parce que la lutte féministe ne peut pas se bâtir uniquement à travers le prisme du sexisme. Étendre l’analyse, le champ d’exploration, observer, écouter, prendre part, s’encourager, se soutenir. Donner la parole. Forger des alliances pour faire naitre et nourrir des réflexions qui n’ont rien d’annexes. Au contraire. Le 25 novembre dernier, les militant-e-s de Nous Toutes 35 appelaient à une marche aux flambeaux, en femmage aux victimes de féminicides, avant de se réunir au 4 Bis pour assister à la projection, co-organisée avec le Planning Familial 35, du film-documentaire Empower, de Marianne Chargois, dressant le portrait de 3 travailleur-euse-s du sexe, Mylène Juste, Giovanna Rinçon et Aying.

Accès à la santé pour les TDS, transidentité, migration, violences policières, violences institutionnelles, lutte contre le projet de loi de pénalisation des clients, les sujets portés à l’écran sont essentiels à intégrer à la révolution féministe. Et pourtant, ils sont souvent l’objet de divisions et de dissensions concernant le rapport au corps et sa marchandisation, entrainant – y compris dans certains milieux féministes - la stigmatisation régulière et des violences envers des travailleur-euse-s du sexe que l’on enferme dans un discours victimaire, plutôt que de s’intéresser à leurs conditions de travail et d’interroger directement les concerné-e-s. Doris, trésorière du STRASS, co-fondatrice des Pétrolettes à Rennes – association de développement communautaire pour lutter contre les violences faites aux femmes et aux autres minorités avec et pour les travailleur-eu-s du sexe – et TDS depuis 5 ans en parle ce soir-là :

« La loi est hypocrite et permet le nettoyage de l’espace public. Elle cible clairement les TDS de rue. Les clients ne vont plus les voir, ce qui pousse à une précarisation extrême. Et ce qui les pousse à davantage accepter le retrait de préservatif et à subir des violences… On nous invisibilise et on nous silencie. On nous dit ce qui est bon pour nous. La loi est votée par des personnes blanches, aisées, pas précaires ! Y compris des femmes. »

Elle aborde l’importance de l’auto-organisation. Ne nous libérez pas, on s’en charge. Le slogan résonne. Et cela n’empêche pas de tisser des alliances avec des d’autres organisations. L’association rennaise se présente d’ailleurs ainsi sur son site :

« Notre pari est de croire en la convergence des luttes entre personnes concernées par la violence, notamment la violence systémique. Nous luttons contre toutes les formes de carcans qui enferment trop souvent les personnes dans des cases sans prendre en compte les contextes de chacun-e, et qui entravent le pouvoir d’agir. Non à la stigmatisation et oui à l’inclusion ! »

Elles l’affirment, les Pétrolettes sont féministes et leurs actions participent également à un changement de la société vers plus de justice sociale. Elles « sont expertes de leurs sujets et détentrices de solutions », accompagnent les personnes selon leurs réalités et sans jugement, créent des espaces de développement communautaire avec des alliances locales – Planning Familial, CRIDEV… -, proposent des permanences individuelles axées autour de l’accès aux soins et aux droits et favorisent l’émancipation de ses membres par la valorisation des savoirs et compétences.

Elles prennent part à la lutte pour les droits, notamment au respect et à la dignité personnelle et professionnelle, des TDS et plus largement les mouvements féministes. Parce qu’elles ne veulent pas être stigmatisées et violentées par la société mais bel et bien actrices du changement. Elles se battent pour obtenir les mêmes droits que les travailleur-euse-s, pour être reconnu-e-s en tant que tel-le-s et s’organiser selon leurs termes et conditions. « Pour moi, être un-e allié-e de choc, c’est se renseigner sur nos conditions. Dans le Manifeste féministe pro-droits des travailleuses et travailleurs du sexe, il y a toutes nos revendications. Sur le site de l’AATDS (Association Allié(e)s de Travailleurs et Travailleuses du Sexe, ndlr) également. », conclut Doris.

CRÉER DES LIENS

Croiser les alliances. Un terme que Priscilla Zamord, co-secrétaire nationale de Front de Mères, privilégie davantage à celui de convergences. Elle est membre de l’organisation syndicale, fondée à Bagnolet, et depuis quelques mois, implantée à Rennes, sur le quartier de Maurepas. Rencontres, écoutes, réseaux, accompagnement, mise en liens, en mouvements et en actions sont concrètement le cœur du syndicat de parents luttant contre les discriminations et les violences à l’encontre des enfants et des parents (Lire le 3 questions à – Front de Mères, p. ??). Racisme, sexisme, LGBTIphobies, violences inter-quartiers, violences policières… les habitant-e-s des quartiers prioritaires sont généralement stigmatisé-e-s et leurs parcours, actions, initiatives, réflexions, besoins et conditions, sont invisibilisé-e-s et méprisé-e-s.

« Aujourd’hui, notre question, c’est comment on arrive à mobiliser, à rendre notre démarche accessible et fédératrice et surtout hyper simple. Et quand je dis simple, ça veut dire ambitieuse dans les objectifs mais simple dans la façon de faire. Il y a du génie politique dans les quartiers populaires mais ce n’est pas toujours évident de rendre visible et de faire de l’aller vers. Donc c’est aussi à nous de faire différemment, de se mettre dans l’action et d’organiser des choses. », précise Priscilla Zamord. Elle poursuit : « Il y a des actions qu’on essaye de faire en alliance avec d’autres organisations. Ça crée du lien avec d’autres collectifs. » Elle se réfère notamment à la Marche pour la Vérité et la Justice pour Babacar Gueye, à laquelle Front de Mères a participé, à Rennes. Aurélie Macé, membre de l’organisation, était présente ce jour-là et témoigne :

« On était là pour montrer notre solidarité à Awa, la sœur de Babacar (présente dans les manifestations féministes rennaises, ndlr), dans sa démarche mais aussi pour faire le lien avec les autres collectifs Vérité et Justice, de Paris et de la région parisienne, qui étaient présents à Rennes. Et puis aussi pour échanger sur les situations qu’on peut avoir, faire le lien entre des mamans qu’on accompagne et se rendre compte des réalités. Un des moments forts, c’était avec Assa Traoré, qui était présente, qui est d’origine malienne, et Lala, elle-même d’origine malienne et membre de Front de Mères. C’était une rencontre forte parce qu’elles sont toutes les deux confrontées à la question des violences policières, à des degrés différents mais on est bien sur une échelle et un parcours similaires malheureusement. »

Leur dénominateur commun, comme le mentionne Priscilla Zamord, c’est l’écologie sociale et populaire. Une écologie « qui répond à des choses pratico-pratiques mais qui met aussi en lumière des luttes qui ont été menées dans les quartiers populaires ou par des personnes racisées, invisibilisées. » Ainsi, en mars, Front de Mères organisait au Pôle associatif de la Marbaudais, avec Keur Eskemm et Extinction Rebellion, une projection sur l’écologie décoloniale, à travers la problématique scandaleuse du chlordécone aux Antilles (on recommande chaudement la lecture de la BD Tropiques Toxiques de la brillante Jessica Oublié, ndlr).

« Keur Eskemm, ils sont à Maurepas, ils font un travail magnifique avec les jeunes. Ça promet des rencontres humaines assez enthousiasmantes. Et puis Exctinction Rebellion qu’on connaît aussi pour sa lutte écologique. Autant Front de Mères et Keur Eskemm, ça aurait peut-être été évident parce que c’est un peu le même territoire. Autant rencontrer Exctinction Rebellion, ce n’était pas une évidence en soi donc c’est vraiment chouette, cette alliance-là. On commence avec beaucoup d’humilité dans les façons de faire mais avec une volonté très forte. On fait des actions simples, on y va, on s’y met, on voit ce que ça produit… », souligne-t-elle. Sans oublier leur participation aux luttes féministes, dans les manifestations comme dans l’animation d’ateliers que ce soit à l’occasion des Rencontres nationales féministes, ayant eu lieu à Rennes en janvier dernier, ou du week-end culturel, militant et festif, féministe et anti-raciste Big Up, organisé les 12 et 13 mars sur les quartiers de Villejean et de Maurepas :

« Dans la diversité des luttes, par exemple, Fatima Ouassak (militante écologiste, féministe et anti-raciste, fondatrice de Front de Mères à Bagnolet et autrice de La puissance des mères, ndlr) évoque souvent l’importance du combat (anti-nucléaire, ndlr) des femmes à Plogoff et je trouve ça génial. Voilà, Bagnolet-Finistère, même combat ! Les alliances sont possibles à partir du moment où on est dans le respect et la non instrumentalisation des luttes. C’est pour ça que je ne parle pas de convergence des luttes. Je préfère alliances. Chacun est soi-même mais on travaille ensemble sur des projets qui nous réunissent de temps en temps, pour faire force. »

ÉVITER LA RÉCUPÉRATION

Elle résume parfaitement l’esprit d’une lutte inclusive. Qui fédère sur des temps donnés sans occulter la spécificité de chaque groupe. Car si les voix se multiplient et sont de plus en plus nombreuses à se faire entendre, créant de nombreux changements notamment dans les représentations médiatiques, artistiques, sportives, scientifiques, politiques, etc., le constat, malheureusement, apparaît que les figures majoritairement mises en lumière restent blanches, hétérosexuelles, cisgenres, minces, plutôt aisées, valides… Personnes racisées, LGBTIQ+, exilées, handicapées, grosses, TDS sont, au fil de l’Histoire des féminismes, des forces opérantes et pensantes de ces luttes, qui les laissent pourtant de côté dès lors qu’elles abordent les spécificités de leurs groupes et les croisements et amoncellements existants entre les différents fragments de leurs identités.

« La question de comment faire alliance pour ne pas être invisibilisées après, c’est une très bonne question. Qui résonne à plusieurs titres. Je pense que Front de Mères a été tellement observatrice ou en connaissance de phénomènes comme ça de récupération – qui sont une forme de violences – qu’on repère assez vite les groupes mal intentionnés. », répond Priscilla Zamord. Elle précise : « On ne rigole pas du tout, je ne sais pas comment le dire autrement. Donc oui à l’alliance mais pas à n’importe quel prix. Pour moi, il y a un vrai contrat de réciprocité qu’il faut établir avec les autres organisations. Être dans quelque chose de coopératif mais pas dans quelque chose de l’ordre de la récupération. On est hyper au taquet là dessus. » Elle poursuit : 

« On a une expertise et des héritages où il y a eu tellement d’extorsion qu’on fait attention. Sur la lutte féministe, c’est pareil. On a une telle expertise d’usage au quotidien dans les quartiers populaires qu’on ne peut plus nous la faire à l’envers. Ce n’est plus possible. » 

NOUS AUSSI, LES VOIX INVISIBILISÉES

Une remise en question du mouvement féministe dit mainstream (dominant) est essentielle. Non pas pour le décrédibiliser mais pour le faire avancer. Encore plus loin. Lui permettre de décentrer le regard de l’unique bannière (universaliste) « Femmes » qui réduit et exclut toute une partie des militant-e-s et participe à les invisibiliser. Outre les dissensions qui peuvent sévir au sein de cette lutte plurielle, critique est faite autour d’une politique trop généraliste et trop lisse de certaines organisations. C’est le cas en 2018 quand le groupe national Nous Toutes appelle à la mobilisation le 24 novembre contre les violences à l’encontre des femmes. Plusieurs collectifs se réunissent en réponse sous l’intitulé Nous Aussi. Pour appuyer le fait que les violences sexistes et sexuelles s’expriment au-delà du sexe et du genre et d’intensité différente selon les trajectoires et les situations.

« En disant « Nous aussi », nous voulons faire entendre les voix de celles pour qui les violences sexistes et sexuelles sont une expérience inséparable du racisme, du validisme, de la précarité, qui définissent nos quotidiens : les violences sexuelles que nous subissons sont souvent pour nous l’aboutissement de notre domination matérielle, économique et sociale dans chacun des aspects de nos vies, que ce soit au travail, à la fac, dans la rue, à la maison ou face à des policiers. », expriment les associations et collectifs activistes tel-le-s que Acceptess T, le Collectif Afro-Fem, Gras Politique, Handi-Queer, Lallab ou encore le Strass dans l’appel publié sur le site de Mediapart.

Cette même année, Céline Extenso remarque la faible présence, voire l’absence, de femmes handicapées ou de pancartes s’y référant au sein du cortège. Les rangs des manifestations grossissent drastiquement depuis 2017, année de l’affaire Weinstein et l’essort des mouvements #MeToo – qui représentent une accélération dans le mouvement féministe qui avait déjà entamé depuis plusieurs années un renouveau – mais les mêmes erreurs semblent se répéter. Avec d’autres femmes handicapées, elle crée les Dévalideuses, un collectif handi-féministe luttant contre l’invisibilisation des femmes handicapées dans la société et au sein du mouvement, et plus largement contre le validisme, défini comme une oppression, une discrimination qui s’applique aux personnes handicapées. Dans l’émission Penser les luttes, diffusée en janvier dernier sur Radio Parleur, Céline Extenso explique :

« On s’est dit que si on voulait exister publiquement et politiquement, il fallait qu’on s’organise. Première mission : exister dans les milieux militants, les faire nous intégrer à leurs luttes, leurs événements, autant qu’à leurs théories. On essaye d’être là régulièrement pour faire pression et se rappeler à leur bon souvenir quand la pandémie et les conditions d’accessibilité le permettent. »

Les Dévalideuses constatent les bonnes volontés mais aussi et surtout les faibles moyens entrepris « quand il faut remettre en cause ses pratiques militantes ». La co-fondatrice développe : « On voit qu’il y a encore énormément de boulot. Quand on nous invite, il faut que l’événement soit accessible. En général, les gens pensent aux ascenseurs, aux marches, mais le handicap, ce n’est pas seulement les fauteuils roulants. Il y a des handicaps psychiques, visuels, etc. Des personnes vont avoir besoin d’un lieu calme, de lire sur les lèvres… Il y a plein de choses à prendre en charge. Le covid a été un énorme révélateur de validisme. Les personnes handis sont souvent plus à risque. Ça a l’air d’être un poids insupportable pour les validistes de prendre ça en compte. Alors que c’est un acte militant de protéger la collectivité ! »

Les femmes handicapées demeurent un sujet en marge des espaces de luttes féministes. Non considérées comme femmes à part entière, elles ne sont pas imaginées ni comme objets de désirs, ni comme figures maternelles et maternantes et encore moins comme des victimes de violences sexistes et sexuelles. « Elles en subissent pourtant plus que les femmes valides. On parle de maltraitance quand ça arrive. Comme on parle d’un animal… Et sur ce sujet-là, on est énormément déçues des féministes qui ont du mal à nous intégrer dans les données. », déclare Céline Extenso.

Des alliances se nouent avec des collectifs comme Gras Politique, engagé contre la grossophobie, ou encore Act up, dans l’accès à la santé des personnes LGBTIQ+ et des personnes séropositives. « Petit à petit, on sent que les allié-e-s se multiplient et qu’on va pouvoir les atteindre de plus en plus. Ouvrir le champ, ça veut dire se décentrer un petit peu de sa propre lutte. C’est clairement y gagner car avoir une vision plus large, c’est avoir une vision plus intelligente ou plus complète du problème. Mais ça, c’est souvent dur… », poursuit-elle.

SE POSITIONNER, RÉELLEMENT

En septembre dernier, l’association trans et intersexes de Grenoble, Rita, interpelait l’organisation Nous Toutes quant à la date choisie pour la manifestation contre les violences sexistes et sexuelles, le 20 novembre. Date emblématique pour la communauté LGBTIQ+ qui se rassemble ce jour-là pour la journée internationale du Souvenir Trans (TDoR). Dans un communiqué, les militant-e-s expliquent : « Chaque année, depuis 24 ans, on se rassemble et on rassemble nos forces pour honorer nos mort-e-s, assassiné-e-s et suicidé-e-s. Or il semble que pour le mouvement féministe mainstream NousToutes, nous personnes trans sommes quantité négligeable. Nous avons bien compris à quel point leur soutien à la communauté trans est performatif, que nombre d’entre nous continuent de se faire ostraciser par votre organisation, que votre hypocrisie vous conduit à nous brosser dans le sens du poil en réunion mais que vous continuez à organiser et promouvoir des événements où on est maltraité-e-s, et à discréditer toute critique en vous appuyant sur notre colère. »

Ce à quoi l’organisation visée répondra qu’elle échange avec des structures trans et des structures de protection à l’enfance (le 20 novembre étant également la Journée internationale des droits de l’enfant) « pour trouver un moyen que la manifestation NousToutes permette de donner de la visibilité à toutes les luttes, celle contre la transphobie et celle contre la pédocriminalité. » La date sera maintenue à Paris. Nous Toutes 38 et Nous Toutes 35, entre autres, prendront la décision de s’affranchir de l’appel national, comme le précisent les militant-e-s féministes grenobloises :

« Est-ce possible de construire une convergence des luttes autrement que dans une dynamique de co-construction ? Non. Est-ce que la convergence des luttes peut être un concept qu’on instrumentalise pour imposer son propre calendrier aux autres luttes et masquer la perspective cis-sexistes de son organisation ? Nous ne le pensons pas non plus. Nous pensons qu’il est impossible de lutter contre les violences patriarcales en les reproduisant. La solidarité est une arme politique et matérielle, pas juste un exercice déclaratif. » Les marches auront lieu le samedi suivant. 

UN TRAVAIL DE RÉSEAU

« Le Service d’Autoprotection Pailletté – le SAP – et l’ensemble de son équipage repérable par des pancartes violettes portées en sandwich sont heureux de vous accueillir pour cette manifestation « En route vers la fin du patriarcat » Nous sommes le 8 mars (2021, ndlr), à Rennes, à République et la température actuelle est… chaud bouillante nan ? Nous vous proposons d’assurer votre confort durant cette marche en encadrant un cortège de tête en mixité choisie. Pour cela, nous vous rappelons que le principe de ce cortège est de laisser les personnes concernées prendre la tête. 

Les consignes pour ce cortège vont vous être présentées. Accordez-nous quelques instants d’attention merci. Vous êtes une femme, une personne non binaire, intersexe, un homme trans, vous êtes les bienvenu-e-s devant. Vous êtes un homme cisgenre, c’est-à-dire que votre genre ressenti homme est celui qu’on vous a assigné à la naissance. Alors votre place, en tant qu’allié de nos luttes, est derrière le cortège de tête. Vous pensez que le patriarcat c’est du pipi de chat et vous êtes arrivé-e-s ici par hasard, alors nous vous demanderons d’évacuer la manifestation. Car le patriarcat ne tombera pas tout seul, organisons-nous pour lui péter la gueule !!! »

Depuis plusieurs années, ce sont les militant-e-s de Nous Toutes 35 qui organisent les manifestations du 8 mars et du 25 novembre. Mélissa et Louise en font partie, depuis respectivement 2 ans et demi et 1 an et demi, et établissent clairement qu’il s’agit d’un travail de longue haleine, qui ne peut se faire seul-e : « On marche avec un réseau de collectifs et d’associations. On s’en fiche de porter la voix de Nous Toutes 35, l’important c’est de se mélanger et de laisser les différentes structures s’exprimer. On lance un appel aux prises de paroles. Parle qui veut. Alors oui, ça demande du temps à organiser. C’est un travail sur le long terme et l’idée, c’est de faire mieux que les années précédentes. »

Cela implique de bien connaître le tissu associatif, militant, syndical et politique. De bien connaître et comprendre les enjeux de chaque groupe, en interagissant avec chacun, pour mieux en saisir les tenants et les aboutissants. « Quand on construit le trajet, on a en tête qu’il faut le rendre accessible. On le fait donc avant la manifestation. Pour repérer s’il y aura des toilettes par exemple sur le parcours. Et ça, ce n’est pas toujours évident ou possible. Il faut penser aussi que des personnes voudront peut-être s’asseoir, prévoir des chaises. Construire le trajet de manière à ce que les personnes qui ne peuvent pas suivre toute la manifestation puissent nous rejoindre à un moment grâce au métro… », explique Louise. Mélissa précise :

« On a travaillé avec le collectif Les Dévalideuses et maintenant, avec Crip Crew (collectif rennais créé par et pour des personnes handicapées, ndlr), on suit ça. Il y a d’autres éléments à prendre en compte en amont et qui demandent d’être pensées bien avant les manifs, comme par exemple de ne pas isoler les personnes sans papiers dans le cortège ou d’expliquer, si on entend parler d’une action radicale qui pourrait ramener la police, que vis-à-vis de certaines personnes présentes ce jour-là, il vaut mieux éviter. »

Pas de secrets ni de miracles pour les militant-e-s. Pour organiser une lutte inclusive, l’essentiel est de s’armer d’informations, de rencontres, de discussions autour des situations spécifiques. « Ça se réfléchit toute l’année, pas uniquement pour les manifestations ! Il faut nous éduquer nous-mêmes. Aller voir les collectifs, les associations, se renseigner, écouter. Il existe beaucoup d’outils facilement trouvables… », disent-elles, insistant bien sur le fait qu’iels ne sont pas parfait-e-s. Expérimenter, tester, avancer ensemble. En local, au quotidien. Car comme le signale Nous Toutes 38, « il est important de prendre conscience que les luttes féministes se construisent aussi au local, et font face à des problématiques spécifiques. Nous interrogeons la centralisation des mots d’ordres depuis Paris. Nous ne croyons pas en cette structuration pour la construction d’une mobilisation pérenne et politiquement ancrée. La lutte féministe doit se penser dans une perspective matérielle et révolutionnaire, pas idéaliste et réformiste. »

DÉCENTRALISER LES QUESTIONS FÉMINISTES

Rennes morcelle les départs de cortège en divers lieux de la ville. « Pour montrer qu’il y a autre chose, en dehors du centre ville. Créer des lieux différés, c’est aussi une manière de ne pas se sentir seul-e quand on se rend en manif. C’est laisser place aux vies de quartier aussi. », souligne Louise. Même topo au niveau national. Les 22 et 23 janvier ont eu lieu les Rencontres nationales féministes, dans la capitale bretonne. Plus d’une centaine d’organisations, associations et collectifs militants ont répondu ce week-end là à l’appel de la Coordination féministe dont la naissance remonte au premier confinement. « À l’automne 2019, les militantes de Toulouse, Toutes en grève 31, ont appelé à une rencontre féministe qui a réuni plus de 250 personnes qui ont échangé autour d’expériences différentes et ont fait lien avec les militantes d’Espagne, d’Amérique latine et d’Algérie. Quelques organisations de la Coordination ont eu contact à ce moment-là. », explique Lisa, militante parisienne, membre de la Coordination féministe.

La crise sanitaire frappe et la pandémie révèle l’ampleur des inégalités de genre, et par conséquent la précarité des personnes sexisées. Le confinement est alors l’occasion de faire un recensement de toutes les structures militantes appelant à la mobilisation lors des 8 mars et 25 novembre. Un travail de titan-e-s, jamais réalisé auparavant. De ce travail minutieux, nait la Coordination féministe qui signe un premier texte visant à appeler à la mobilisation pour un déconfinement féministe. C’était le 8 juin 2020 et les rassemblements mettaient en lien les questions féministes, la précarité, le système de santé actuel, le capitalisme et les mécanismes de domination opérants dans les groupes oppressés. « Depuis, on a signé des appels, écrits ensemble, pour les manifestations, fait un webinaire féministe contre l’islamophobie et participé au cortège de Nice en juin 2021 contre la politique d’immigration de Macron, « Toutes aux frontières ». », précise Lisa. 

Se retrouver à Rennes en janvier dernier résulte d’un véritable choix à décentraliser les féminismes de Paris. Les Rencontres ont vocation à tourner au sein des différentes villes de France. « Il y a eu plusieurs temps durant le week-end. Pour expliquer les objectifs autour de la grève féministe du 8 mars et de la lutte contre l’extrême droite. Il y a eu aussi des ateliers en non mixité avec des personnes racisées, des personnes handicapées, puis des moments en mixité pour avoir des retours autour des différentes pratiques. », commente Phil, militante lyonnaise, elle aussi membre de la Coordination féministe. Porter un projet commun. S’allier pour créer sur le long terme. Pour les deux militantes, penser la lutte de manière inclusive n’appartient pas à une dynamique nouvelle. « La nouveauté, c’est que l’on se retrouve pour le faire. », signale Phil. Lisa précise :

« Ça a existé dans les années 70. Après, ce que l’on observe, c’est la 4e vague comme on dit dans mon collectif. Depuis 2010, on assiste à un renouveau des luttes féministes, amplifié par les mouvements MeToo. Le mouvement féministe est divisé sur certains sujets et manières de faire. Une partie a été intégrée dans l’Etat et nous, on veut un féminisme autonome. Imposer nos revendications, notre agenda politique, dépendre de nous-mêmes. » Elles le disent, l’objectif des Rencontres n’est pas de résoudre les dissensions. Mais bien d’échanger, s’écouter, se transmettre des savoirs et connaissances, et inclure. « Nos discriminations en fonction de nos situations, c’est la base du féminisme ! On ne veut surtout pas invisibiliser les personnes déjà invisibilisées. », intervient Phil. 

DE LA RAGE ET DES PAILLETTES

La réalité est complexe. « Créer un espace pour la défense de toutes les personnes opprimées, c’est très bien sur le papier. Aujourd’hui, la composition de la Coordination est moins diverse que ce que l’on voudrait. Ce n’est pas un échec d’admettre ça. Il y a des réalités. Des personnes pour qui c’est plus compliqué de militer. La Coordination, c’est un mouvement vivant, en évolution constante. L’idée, c’est d’avoir une démarche volontariste et que les différents collectifs puissent s’y investir. Tout ça est vivant et c’est à nous tou-te-s ensemble de créer les conditions pour que le plus de personnes puissent s’en saisir. », analyse Lisa. D’accord ou pas d’accord sur tous les sujets, là n’est pas la question. La difficulté consiste plutôt à trouver des terrains d’entente pour co-construire une vision commune sur le long terme.

« Sur place, on n’est pas là pour des débats d’idées mais pour avancer ensemble. On peut avoir des opinions diverses et écouter quand même les concernées, sans faire part de notre avis. L’idée de la Coordination et des Rencontres, c’était aussi et surtout pour organiser la grève du 8 mars. Pas forcément pour celui de 2022 mais surtout pour 2023 et les années suivantes. La question, c’est donc comment on organise une grève féministe inclusive ? Quand on n’a pas de travail, quand on a une famille à gérer, quand on habite loin des grandes villes, quand on est mère célibataire, etc. comment on fait pour rejoindre la grève sans la faire porter à d’autres femmes, vivant dans des situations autres ? », interroge Phil. S’inspirer de ce qui existe à l’étranger, en Espagne par exemple ou en Suisse. Ainsi que des mouvements antérieurs, notamment celles des ouvrières du XXe siècle.

Cantines de rue, garderies collectives, caisses de grève… Il est essentiel de puiser les idées et outils dans les réussites du passé et les expériences des concernées, des militantes, des travailleuses, de toutes celles qui participent à la lutte, du quotidien, du terrain. Repenser l’organisation de la société. Là encore un travail minutieux s’impose. Pour une grève massive et inclusive, l’organisation en amont est primordiale si elle ne veut pas exclure une partie des personnes minorées et oppressées. Les militantes le disent : une journée de grève, c’est une année de préparation minimum. « Alors oui, ça rajoute des nouvelles choses à penser. Mais c’est aussi plus gratifiant de réfléchir et organiser un mouvement général. C’est plus valorisant ! On ne fait pas les choses dans le vent, on n’est pas seules, on va réussir à faire ensemble et ça, c’est motivant ! », s’enthousiasme Phil. Leur force émane du collectif, du fait de se retrouver, de s’encourager, se valoriser dans les expériences et compétentes des un-e-s et des autres.

« On est pour un militantisme qui ne soit pas du sacrifice. Ça ne veut pas dire que c’est simple à organiser un événement comme on a fait à Rennes, ça veut simplement dire que la balance de force et de bien que ça nous apporte pèse plus que la difficulté. Ça nous donne de la force pour la suite. Des fois, on se sent seul-e-s. Echanger avec des personnes qui ont les mêmes difficultés, ça fait du bien. On s’envoie des messages de cœurs, d’étoiles, on discute dans la joie et la bonne humeur. C’est un mélange de rage et de paillettes ! », ajoute Lisa, en souriant. 

NE PAS OUBLIER LE CÔTÉ FESTIF

Que ce soit à l’occasion des Rencontres nationales féministes ou des manifestations des journées internationales de mobilisations contre les violences patriarcales, les militantes n’oublient pas d’entremêler revendications et festivités. Tout est politique et c’est bien cela que l’on doit faire primer comme le rappelaient les membres de la Pride radicale, organisée à Rennes le 16 octobre dernier : « Nous, ce sont des personnes Trans Pédé Gouines + (TPG+), queers, précaires, racisé.es, handi.es et allié.s. Nous souhaitons reprendre le contrôle de nos vies et de nos luttes en nous emparant de l’espace public et invitons les concerné.es et allié.es à participer à cette convergence pour rassembler nos combats et repolitiser nos identités. En effet, les marches des fiertés se succèdent et se dépolitisent d’année en année. Si elles ramènent du monde et de la visibilité, elles ne deviennent qu’un grand défilé festif à ciel ouvert, une vitrine d’une journée. Nous ne nous opposons pas à la fête, au contraire, mais nous croyons aussi en l’importance de porter des actions plus directes, de perturber l’ordre établi et ne pas se cantonner à la tranquille journée de visibilité que l’on nous accorde chaque printemps. »

Ateliers, concerts, conférences, assemblées, entre quatre murs s’allient alors aux prises de paroles, marches, collages, slogans et pancartes délivrant des messages forts dans l’espace public. Là où le nouvel aménagement de l’Hôtel Dieu avait vu expositions, stands militants et bibliothèques féministes s’installer après une manifestation, c’est la place de la République cette année qui s’est transformée en espace d’informations et de kermesses – où l’on pouvait chanter à la gloire de sardinières ou encore éclater les têtes de Darmanin, Zemmour, Macron, Castex, etc. – avant de laisser place à Big Up, le week-end suivant, à la maison de quartier Villejean et au pôle associatif de la Marbaudais, à Maurepas. 

« C’est important de créer un espace joyeux, de fête et d’inclusion, avec les collectifs des quartiers. », souligne Mélissa à propos de cet événement culturel et artistique, aux valeurs et revendications militants, féministes et antiracistes, composé de temps d’échanges, d’auto-formation, de transmissions des savoirs et des vécus, de parties de foot, de scènes ouvertes et de concerts vibrants. « L’idée, c’est d’ouvrir l’espace sous différents formats, différentes modalités de lutte. Le festival est une modalité de lutte ! Ça permet de multiplier les moyens de partager nos luttes et nos fêtes et de faire venir, rencontrer et participer des personnes qui ne trouvent peut-être leur place, ou leur légitimité, en manif ! », conclut Louise.

QUESTIONNER LE LANGAGE

La lutte inclusive ne peut se mener sans la prise de paroles des concernées. Les voix se multiplient, c’est indéniable, et la question du langage apparaît comme un enjeu important. Une base nécessaire puisque les mots peuvent blesser, les mots peuvent exclure, les mots peuvent violenter, les mots peuvent porter à confusion. Priscilla Zamord, de Front de Mères, en prend un exemple flagrant :

« Parfois je vois des glissements. Comme sur l’intersectionnalité. Y a moyen à un moment de juste revenir sur la genèse ? Kimberlé Crenshaw, juriste afroaméricaine, a défini l’intersectionnalité par l’origine ethnique et les discriminations qui venaient autour se compléter. Et aujourd’hui, je vois parfois des féministes qui ont complètement évacué la question de la discrimination raciale et qui se disent « tiens on va y mettre un peu de LGBT, de handicap, etc. ». Non, ça ne marche pas comme ça. Un peu de respect pour celles qui ont conçu, conscientisé, lutté… MeToo, c’est pareil. On dit que c’est Alyssa Milano qui l’a lancé aux Etats-Unis alors que non c’est une afroaméricaine, Tarana Burke, qui a lancé le hashtag. Elle a été complètement invisibilisée. »

Nommer celles qui ont pensé, agi, œuvré, créé, théorisé, revendiqué. Nommer les théories, les actions, les violences, les vécus et les besoins. Et respecter. « Le langage est un instrument de pouvoir. C’est bien expliqué dans le film documentaire Empower : se réapproprier le langage permet de contrer les logiques de domination. Dire travail du sexe renvoie à la notion de travail. La société et les institutions ont du mal à penser que ce que font les femmes constituent un travail. », analyse Emilie, professeure de sociologie, aux côtés de Doris, co-fondatrice des Pétrolettes, le 25 novembre. Cette dernière souligne d’ailleurs :

« Je conseille aux personnes qui ne sont pas des travailleuses du sexe de dire travailleuses du sexe ou TDS. Ça nous inclut dans la lutte pour tou-te-s les travailleur-euse-s du sexe. Pute, je le réserve pour moi et mes collègues. Je ne conseille donc pas aux allié-e-s d’utiliser le mot pute, qui est plutôt un terme réservé aux concerné-e-s qui se réapproprient l’insulte. » Au même titre que certaines personnes LGBTIQ+ vont se réapproprier les insultes PD et gouines. Sans oublier queer. 

SE DÉCONSTRUIRE À TRAVERS LE LANGAGE

« Le langage et la grammaire sont des lieux pétris par l’idéologie. », commente Julie Abbou, post doctorante en sciences du langage à Paris 7, le 18 janvier dernier à l’occasion de sa conférence « Comment dire l’émancipation ? Les pratiques féministes du langage », organisée à Rennes 2 dans le cadre des Mardis de l’égalité. Pour les militant-e-s féministes, l’enjeu est grand. Puisqu’il permet de bousculer la grammaire et ainsi devenir sujet, être enfin représenté-e. Faire entendre une critique du monde. Pouvoir porter une parole féministe depuis une position de femmes. Puis plus largement de déconstruire la binarité du genre. Féminiser le langage, rappeler la présence des hommes et des femmes dans les différents groupes nommés, visibiliser la moitié de l’humanité considérée comme une minorité, trouver un genre commun, voire éviter le genre… Julie Abbou revient sur l’histoire du langage depuis les années 60, où elle apparaît comme un enjeu central dans les mouvements de lesbiennes et de libération des femmes.

Vingt ans plus tard, on commence à féminiser les noms de métiers « et tout le monde s’y fait, à part l’Académie française qui va mettre 35 ans de plus… ». Dans les années 90/2000, Arlette Laguiller parle des travailleuses et des travailleurs, EDF écrit à ses cher(e)s client(e)s, les universités mentionnent les étudiant-e-s et les papiers d’identités indiquent « né(e) ». En 98, une circulaire est déposée sur la féminisation du langage. Elle passe comme une lettre à La Poste, à une époque « où le féminisme a quasi disparu de la scène politique et où on commence à parler de la parité. » La post doctorante en arrive au début des années 2000 : « Dans les sous sols de la contre culture, les espaces féministes et anarchistes entendent bousculer la grammaire. Défaire la catégorisation du genre pour déjouer les assignations. »

 Elle parle alors « d’une remise en question des rapports sociaux à travers le langage, faisant de la langue un lieu de lutte et d’émancipation. » Dix ans plus tard, de nouveaux pronoms arrivent et en 2015, le Haut Conseil à l’Egalité publie un Guide pour une communication publique sans stéréotype de sexe. En 2019, Netflix utilise le point médian dans une publicité. Et tout ça ne choque pas grand monde. Dès lors que l’on ne parle pas d’écriture inclusive… En 2016, « une agence de comm’ met le feu aux poudres ».

Elle publie un Manuel d’écriture inclusive, dépose l’expression comme une marque et en fait des formations. En 2017, gros tollé concernant un manuel scolaire utilisant des formes masculines et féminines dans ses contenus… Marlène Schiappa, alors secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations, s’insurge : « Je ne suis pas pour l’obligation d’enseigner l’écriture inclusive à l’école » et le premier ministre à l’époque, Edouard Philippe, dépose une circulaire obligeant les textes officiels à utiliser « le masculin générique ».

En 2021, une proposition de loi va même jusqu’à demander l’interdiction de l’écriture inclusive pour les missions de service public. Julie Abbou explique : « Tous les procédés de féminisation du langage et d’écriture inclusive ne sont pas juste là pour désigner la présence des femmes et la présence des hommes mais aussi indexer un sens social. C’est-à-dire comment l’interlocuteur-ice se positionne : féministe, conservateur, etc. C’est une pratique politique de la grammaire. Et l’inclusion prend place dans un champ sémantique plus large : lutte contre les discriminations, diversité, égalité des chances, parité, intégration, etc. » 

La représentation passe aussi par le langage. À l’oral comme à l’écrit, il visibilise, donne à voir, à entendre, permet de faire exister. Nous rend plus entier-e. Et affirme une partie de qui nous sommes et de nos revendications communes. Mais il ne suffit pas d’utiliser l’écriture inclusive sur un tract ou une brochure pour rendre la lutte inclusive. Si le langage y participe, cette dernière ressort de la mise en valeur par des actions et des spécificités des un-e-s et des autres, par le respect, l’écoute, la création d’espace mixtes et non mixtes mais aussi la liberté de faire par soi-même et de s’afficher en soutien.

Ne pas parler à la place de, ne pas faire à la place de. Organiser ensemble. Penser ensemble, même si différemment. Expérimenter. Trouver un terrain d’entente. Dans la reconnaissance des parcours, vécus, expériences, trajectoires, situations, conditions. Faire front commun sans aliéner les identités propres à chacun-e. 

 

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Inclusion : croiser les forces
Déconstruire les dominations au sein des espaces de lutte
Lutter ensemble
Allié-e-s, plus qu'une notion

Célian Ramis

La charge raciale ou l’aliénation imposée aux personnes racisées

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Douce Dibondo, journaliste et autrice noire de La charge raciale - Silence d'un vertige étouffant
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On connait bien le concept de la charge mentale mais moins celui de la charge raciale qui, pourtant, pèse quotidiennement sur les personnes subissant assignations raciales, micro-agressions permanentes et injonctions à ne pas faire de vague.
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On connait bien le concept de la charge mentale qui incombe encore majoritairement aux femmes mais moins celui de la charge raciale qui, pourtant, pèse quotidiennement sur les personnes subissant assignations raciales, micro-agressions permanentes et injonctions à ne pas faire de vague. De là, se mettent en place une batterie de stratégies d’évitement, d’adaptation et de survie dans une société hostile à la reconnaissance et l’acceptation de leurs identités, de leurs histoires et du poids de leur héritage commun.

« Une tâche épuisante d’expliquer, de traduire, de rendre intelligibles les situations violentes, discriminantes ou racistes. » Voilà comment Maboula Soumahoro, maitresse de conférences en civilisation du monde anglophone et autrice, décrit la charge raciale. Pour la journaliste et sociologue Douce Dibondo, la rencontre avec ce terme, expliqué dans une tribune parue dans Libération, opère comme un déclic. « Je me rends compte, en 2017, que c’est vertigineux tout ce que je vis depuis mon arrivée en France, en 2012 », souligne-t-elle. 

Dans un article qu’elle réalise deux ans plus tard, en 2019, sur le sujet, elle collecte et recueille les témoignages de personnes concernées autour des stratégies mises en place pour y faire face et se rend compte « que ce concept n’a pas beaucoup d’écho par rapport à la charge mentale. » La désillusion s’amplifie avec le temps qui passe. Elle, qui avait l’espoir que la charge raciale soit désormais explorée et documentée, s’aperçoit que rares sont les recherches entreprises à ce propos, en quatre ans. Ainsi, elle décide de réaliser un travail autour de la charge raciale et écrit un livre éponyme : La charge raciale - Vertige d’un silence écrasant

UNE DETTE EXISTENTIELLE

Cet ouvrage, elle le dédie « pour celleux jamais tout à fait au diapason. Pour les Noir-e-s, les queers, les voix cassées, au diaphragme raidi par le système atonal, aux poumons-embruns, pour celleux qui exigent « Laissez-nous respirer ! ». Pour les corps brisés contre le rythme effréné de sociétés aux ondes nécropolitiques. » Ce bouquin, empreint de poésie, d’engagements, d’histoires personnelles qui s’entrelacent et d’intimités qui deviennent politiques, est un essai fondamental pour comprendre ce « poids indicible et inaudible », au-delà de « la nature même du sexisme et du racisme comme systèmes », de « l’imbrication de l’un et de l’autre dans la misogynoir par exemple », de « la pluralité des différences sociales et des luttes passées » et de « l’autonomie comme horizon de lutte liée au collectif plutôt qu’à une culpabilité individuelle ».

Journaliste, podcasteuse, militante afroqueerféministe, poète… Au fil et à la croisée des chemins et des mediums, Douce Dibondo explore la charge raciale en profondeur dans toutes ses dimensions connexes et transversales. Une charge raciale qui se joue dans l’Histoire collective de populations assujetties par une civilisation européenne, qui colonise leurs territoires et les réduit en esclavage pour devenir de la matière première mais aussi dans l’intériorité individuelle de chaque personne qui en porte – inconsciemment et de manière imposée dans son corps et sa psyché - le traumatisme en héritage. « On paye une dette existentielle, une dette raciale », déclare-t-elle. 

LISSER SA PERSONNALITÉ

D’où vient la charge raciale ? Comment s’exprime-t-elle ? Quelles sont les conséquences sur les corps et la santé mentale des personnes concernées ? À qui profite le silence médiatique qui règne autour de ce concept ? Douce Dibondo se questionne, interroge les parties prenantes, les responsabilités collectives et individuelles et prend soin de poser le contexte politique, social, militant, avant d’en décortiquer les répercussions dans les vécus, les stratégies d’évitement et d’adaptation mais aussi les ressentis intimes de toutes les micro-agressions, souffrances et violences subies. Sans oublier l’hypervigilance et le lissage imposé des identités jugées différentes et étrangères, exclues de la norme fixée par la blanchité. Elle évoque le travail, ce lieu aliénant qui exige des personnes racisées qu’elles se masquent encore davantage : « Mes cheveux sont perçus comme n’étant pas professionnels. On va m’intimer l’ordre de les détacher par exemple. Je suis un corps noir et à cause de ce passé, je reçois des projections sur ce corps que l’on considère paresseux, désirable, etc. »

Une personne portant des dreadlocks par exemple pourrait être, malgré elle, apparentée au contexte de la Jamaïque et par ricochets (de stéréotypes) aux drogues. À la télévision, au cinéma, dans les médias, les personnes noires sont longtemps représentées comme « des divertissements sur pattes », renvoyant l’idée qu’au quotidien les concerné-es doivent répondre aux standards (racistes) attendus : exubérance, drama et humour à gogo. Pour se fondre dans la masse, des stratégies sont déployées, allant de la modulation de la voix à l’adaptation de l’apparence physique, en passant par la lecture d’un bouquin dans les transports en commun, pour asseoir le côté sérieux et cultivé. « Ne pas mettre en place toutes ces stratégies pourrait nous desservir… », souligne la co-créatrice du podcast Extimité.  

SANTÉ IMPACTÉE ET DÉGRADÉE

Tout ça, se forme principalement dans l’inconscient collectif et les non-dits. Parce que la France est un pays qui se revendique aveugle aux couleurs : « Il y a un fardeau autour de la race (construction sociale). À cause du silence que la France impose, de par sa cécité, on se censure, on intériorise. Notre psychisme est fracturé. En face, le regard qui nous juge ne voit pas notre humanité. On hérite du silence et on intériorise. On hérite du traumatisme de 400 ans d’Histoire. » Elle poursuit, apportant des nuances qui ne relèvent pas du détail mais bien d’une discrimination : celle du colorisme. « Plus on se rapproche de la noirceur, moins on a de chance d’être aimé-e. Plus on se rapproche de la blancheur, plus on a de chance d’être aimé-e. », précise-t-elle, soulignant que la charge raciale est « bien plus viscérale et profonde que simplement des stratégies d’adaptation et d’évitement. »

L’Histoire n’est pas finie. Elle vient se loger dans « la blessure intergénérationnelle » et « elle nous grignote la santé ». De l’absence de douleurs à l’exagération systématique des douleurs (le fameux « syndrome méditerranéen »), les personnes noires, notamment, subissent des discriminations basées sur des stéréotypes et préjugés racistes, nés d’arguments biologiques puants, destinés à légitimer le massacre opéré par les colons européens. Ce racisme encore présent dans la suprématie blanche, dont le corps médical n’est pas exempt, pousse les populations concernées à la méfiance vis-à-vis de l’institution, médicale en l’occurrence. Conséquence : « On retarde l’hospitalisation, la demande d’aide thérapeutique, etc. Parce que la société ne prend pas en compte notre parole, nos vécus, nos douleurs. Ce n’est pas étonnant qu’il y ait autant de personnes noires en hôpital psychiatrique. D’autant que les professionnel-les de la santé ne sont pas formé-es à nos expériences. »

Sans oublier le développement inquiétant de comorbidités et de maladies chroniques des personnes noires, la propension à mourir prématurément également, la gestion du stress, etc.. « Tout ça, ça crée des ilots de mort. La charge raciale soumet à l’hypervigilance, la peur de la mort face à la police, la méfiance envers le corps médical, l’injonction à la pédagogie… Tout ça, c’est un terreau fertile pour notre santé fragile », insiste-t-elle.

LE RACISME « ORDINAIRE »

De la moquerie et de l’insulte à l’école, du camarade blanc qui traite l’enfant noir de « caca », au lissage de ces cheveux comme de sa personnalité pour correspondre aux codes de la blanchité, en passant par l’injonction quotidienne à la pédagogie dans toutes les sphères de sa vie (couple, famille, travail, entourage social, activités, sports, etc.), les micro-agressions sont omniprésentes et porteuses d’un discours contradictoire, visant à couper la personne concernée d’une (grande) partie de son identité. Figure de l’ailleurs, volonté est faite pour qu’elle se plie aux normes sans jamais atteindre véritablement la carte officielle d’un ici dans lequel on lui fera sentir qu’elle n’a pas sa place. Là-bas non plus. Ou alors, ordre est donné de sacrifier les héritages culturels qui auraient pu lui être transmis.

Douce Dibondo a vécu les douze premières années de sa vie au Congo. Entourée de gens lui ressemblant, elle raconte qu’elle n’a pas connu ce renvoi à l’altérité dès son enfance. Aussitôt installée en France, elle est soumise à la question de son origine. « Tu viens d’où ? » sonne comme une ritournelle mortuaire pour toutes les personnes perçues comme non blanches : « De fait de ma couleur de peau, elle (la personne qui pose la question, ndlr) se persuade que je viens obligatoirement d’un ailleurs. Par le statut que sa blancheur lui confère, elle déplace ma présence et mon corps de sujet à objet d’étude. Le temps d’un intérêt voyeuriste, je suis observée et interrogée. La noirceur de ma peau exclut d’office la nationalité, elle est insoluble dans les frontières de la nation française. » Depuis, elle s’est exercée à renvoyer le malaise à son expéditeur-ice :

« Je rétorque parfois que je suis citoyenne du monde, je renvoie la question sans y répondre ou avec une innocence feinte : « Des toilettes, pourquoi ? ». »

ADAPTATION POUR LA SURVIE

Le racisme « ordinaire » est une charge raciale, écrit-elle dans son livre. Parce qu’il discrimine, parce qu’il déshumanise. Parce qu’il place les personnes racisées dans l’obligation de se justifier, de par la réponse à la question posée, de par le silence ou de par une pirouette murement réfléchie (ce qui implique que cela aura demandé du temps et de l’énergie à la personne concernée pour se parer de toutes les micro-agressions dont elle est victime en permanence). Et peu importe la réponse, la manière ne sera pas la bonne, le ton sera jugé agressif, la riposte sera définie excessive. L’effet boomerang est assuré.

« Dans un contexte où la blanchité est majoritaire, la charge raciale écrase mon individualité et me pousse à sortir de moi-même en toutes circonstances. Mon vécu est toujours mis en frottement avec celui des autres personnes noires. Répondre à cette question en confiant une partie de mon récit, c’est légitimer l’intrusion de la personne qui m’interroge et de toutes celles à la curiosité raciste toujours malvenue », ajoute Douce Dibondo. Une vie dans laquelle la tranquillité d’esprit n’est pas permise, une vie dans laquelle l’hypervigilance est de mise, une vie dans laquelle l’individualité, qui sera désignée comme une différence, n’est pas admise. Fatigue intense, morale en berne, personnalités dissociées : « Nous sommes toujours sur le qui-vive ». En survie, et non en vie. 

AU PLUS PROFOND DE SON INTÉRIORITÉ

Nommer la charge raciale, c’est déjà agir, dit-elle, adaptant là au sujet l’expression de Simone de Beauvoir. Pour elle, il faut aller encore plus loin désormais : « Investir de manière frontale la question de l’intériorité. » La race n’existe pas, elle est le fruit d’une construction et pourtant, « elle a tant construit en nous, qu’on soit noir-es ou blanc-hes. » Dans tous les pans de la société, la question raciale interfère : « Il faut qu’on aille creuser dans notre intériorité, les luttes existentielles, tout en prenant soin de nous, car nous n’avons pas grandi dans cette culture de la thérapie. » En tant que militante, elle a conscience de l’importance et de l’impact du prendre soin et incite à créer des moyens de lutter autrement.

« Par exemple, je fais partie d’une chorale afroféministe. Chanter, c’est se guérir, déployer des vibrations qui touchent et qui font du bien. On va dans les manifs, on organise des cercles de guérison en faisant des exercices sur le souffle pour s’alléger collectivement de la charge raciale. C’est un des moyens de lutter mais il y a en a d’autres ! », s’enthousiasme-t-elle. Et citant Audre Lorde, elle précise : « Il est très difficile de combattre avec les outils du maitre. Il est nécessaire de prendre de la distance et de trouver d’autres moyens de combattre. L’art et la créativité, ça peut aider mais il faut aussi des formations et des budgets alloués à ce sujet. »

DU « JE » À LA NOIRITÉ, EN PASSANT PAR LA QUESTION DES PRIVILÈGES

La question du « je » est également au cœur des leviers explorés par Douce Dibondo dans son ouvrage sur la charge raciale. Parce qu’il a longtemps été difficile de dire « je » pour les personnes noires, considérées comme un bloc monolithique. « Dire « Je », c’est prendre un risque. On est indivisible de tout le pays de la Noirie. Ce « je » porte un poids historique et collectif. On n’a pas le droit à l’erreur. Avant, pour moi, c’était dur de le dire, c’était brulant et blessant. Je le dis maintenant, je dis « je », grâce à la poésie », commente-t-elle. Et parce qu’elle ne trouve pas de livre sur la charge raciale entre 2019 et 2023, elle décide d’apporter dans son livre toutes les parts de qui elle est et des théories existantes « pour revenir au « je » collectif ! » En parallèle, elle propose le silence politique pour s’en sortir ensemble. Cesser de nourrir la machine médiatique qui impose le bruit du sensationnalisme, comme en témoigne la polémique sur Aya Nakamura.

« J’ose le terme ‘silence communautaire’, non pas à visée séparatiste mais pour nous recueillir et faire silence dans l’ombre. Imposer ce silence comme pouvoir, comme antidote à cette charge raciale »
clame Douce Dibondo.

Et que l’effort de compréhension et d’acceptation change de camp. « Que les personnes blanches comprennent, en s’informant, en lisant, en écoutant, et fassent un travail sur ce que c’est réellement d’avoir des privilèges », ajoute-t-elle. L’idée : partir de l’intériorité pour saisir et ressentir l’empathie sociale. À tout cela, elle apporte la notion de noirité qu’elle définit comme l’expérience positive de la blackness, littéralement la « noirceur » mais qui dans son essence est difficilement traduisible en français. Elle s’attache, Douce Dibondo, à percevoir « la résilience qui, malgré nous, fait que notre colonne vertébrale tient droite ». Convoquant à nouveau une citation de l’essayiste et militante afroféministe et lesbienne américaine, elle conclut joyeusement : « Lorde dit ‘Nous n’étions pas censé-es survivre et pourtant, nous sommes là’, c’est ça pour moi la Noirité ! » Une Noirité qu’elle invite dans son essai à engendrer par les concerné-es et pour les concerné-es. Son livre, lui, est bel et bien à mettre dans toutes les mains !

 

 

  • À l’occasion du 8 mars à Rennes et de la journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale, Douce Dibondo présentait son livre La charge raciale – vertige d’un silence étouffant à la salle de la Cité, le 20 mars 2024.

Célian Ramis

Prendre la mer et être libre grâce à l'écologie pirate !

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La piraterie au service de l’écologie et de la liberté pour tou-te-s de circuler, voilà le projet revendiqué par Fatima Ouassak, invitée par le Front de Mères 35 à échanger, lors d’une causerie, autour de son nouveau livre Pour une écologie pirate – Et nous serons libres.
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La piraterie au service de l’écologie et de la liberté pour tou-te-s de circuler, voilà le projet revendiqué par Fatima Ouassak, co-fondatrice de Front de Mères (syndicat de mères pour le respect et la dignité des enfants des quartiers populaires) et Verdragon (première maison de l’écologie populaire) à Bagnolet. Le 4 mars, la politologue et militante écologiste féministe et antiraciste était invitée par le Front de Mères 35 à échanger, lors d’une causerie, autour de son nouveau livre Pour une écologie pirate – Et nous serons libres, au Pôle Associatif de la Marbaudais, à Rennes. 

Faire de l’écologie un sujet populaire et poser les questions d’un point de vue situé. Celui d’une mère habitant et militant à Bagnolet, dans le 93. D’une fille émigré-immigrés du Rif au Maroc. D’une militante qui inscrit depuis 20 ans son engagement dans les luttes ouvrières, de l’immigration et des quartiers populaires, et qui a fondé plusieurs organisations politiques, une association locale à Bagnolet – le Front de Mères – et une organisation féministe, le Réseau Classe/Genre/Race. Mais aussi celui d’une politologue et consultante au contact des politiques publiques, notamment celles en direction des quartiers populaires. C’est elle qui le décrit le mieux, en préambule du premier livre de la trilogie en cours, La puissance des mères. Elle poursuit : « Mon point de vue est situé. Comme tous les points de vue, y compris quand ils prétendent ne pas l’être et représenter tout le monde. Mon point de vue est situé mais je m’adresse à tout le monde. Je m’adresse à tout le monde, mais en faisant de mon point de vue minoritaire et périphérique le point de vue central. Mon point de vue est situé, mais je veux changer le monde entier. C’est dans ce sens, et à cette condition, que la proposition politique que je développe dans ce livre est universelle. »

JOIE MILITANTE ET COLÈRE IRRÉPRESSIBLE

Dans ses ouvrages, elle remet au cœur du sujet les personnes concernées et leur puissance. Elle interroge la thématique au prisme de leurs réalités, héritages et aspirations. Elle dénonce le racisme et la menace de l’extrême droite, l’hypocrisie d’une certaine partie de la gauche et le blanchiment des luttes écologistes et féministes. Elle prône la liberté, la sororité, la joie militante, les victoires conquises à la force de la détermination collective. Elle revendique l’échec et la réussite par l’expérimentation, le droit de se tromper, la ville à hauteur d’enfants, l’égalité réelle entre les individus, les alliances vers un front commun. Pour cela, elle analyse le rapport à la terre et les conditions de circulation des habitant-e-s des quartiers populaires. Deux droits fondamentaux et inaliénables qui pourtant ne sont ni existants ni interrogés au sein même des rangs et des forces de gauche. Prendre la mer pour être libre. Et respirer. Se libérer des logiques capitalistes et coloniales. Se libérer des entraves constantes et des rappels systématiques à l’ordre établi. Se libérer de l’étouffement dû à la pollution environnementale et aux contrôles policiers. 

« La priorité doit être d’organiser les conditions du changement : montrer qu’il n’y a pas de fatalité, que c’est possible et que c’est politique. », écrit Fatima Ouassak dans son livre Pour une écologie pirate – Et nous serons libres. L’autrice effectue une remise en question profonde des thématiques qui en apparences sont des causes justes et nobles. Et pourtant, écologie et féminisme sont des mouvements majoritairement pensés par et pour les blanc-he-s, de classe aisée principalement. Elle remet en perspective les luttes passées et les questionnements actuels. Et surtout, elle personnifie les dragons. Mères et habitant-e-s des quartiers populaires incarnent cette figure, sa force et sa puissance. Sa colère aussi. Parce qu’il est important de pouvoir crier sa rage. Son conte, inscrit à la fin de son livre, en témoigne. « Le Roi Kapist, les Dragons et les enfants-pirates » offre une fable délicieuse et révolutionnaire qui raconte un pan de notre histoire et société, telles qu’elles ne sont jamais ou trop rarement relatées - et arme les générations futures à la construction du monde de demain. Reprendre le pouvoir de décision et d’action. S’ancrer. Et encore une fois, prendre la mer. 

RÉDUIT-E-S À LA FORCE DE TRAVAIL

« On ne peut pas demander aux habitants des quartiers populaires de s’impliquer contre ce qui détruit la terre ici et, en même temps, leur rappeler sans cesse qu’ils n’y sont pas chez eux à coups de discriminations raciales massives dans tous les espaces sociaux, de contrôles policiers racistes, de difficultés à obtenir des papiers ou d’islamophobie plus ou moins assumée. On ne peut pas attendre de populations qui n’ont même pas le droit de dure publiquement Dieu est grand qu’elles veuillent bien rejoindre le front climat par amour pour Gaïa, obscure sous-divinité grecque. On n’est pas en position de protéger une terre en danger là où on est soi-même écrasé et sous contrôle permanent. On n’est pas en position de protéger une terre là où on n’a aucun pouvoir de changer les choses. Dans les quartiers populaires, la question écologique ne peut pas être celle de la protection de la terre – de l’environnement, de la nature, du vivant ; elle doit être celle de sa libération. »

C’est par la lecture de cet extrait, de son livre Pour une écologie pirate, que Fatima Ouassak débute sa causerie. On lui a très souvent demandé pourquoi, en tant que premières victimes du réchauffement climatique, les personnes issues des quartiers populaires ne s’investissaient pas dans l’avenir de leurs enfants. « C’est du mépris de classe ! Ça revient à dire que ces personnes sont complétement bêtes ! », souligne la politologue, qui répond alors : « On répète à cette population, largement issue de l’immigration post coloniale, qu’elle n’est pas ici chez elle ou qu’elle est en sursis… » Dans son viseur, l’extrême droite qui, par sa hiérarchisation raciale et son suprémacisme blanc, protège l’Europe blanche et chrétienne par des murs. L’autrice d’un côté rappelle l’urgence climatique mais aussi politique et citoyenne. Avec l’avènement de l’extrême droite, la menace d’une gestion de crise se dévoile et se concrétise. Fatima Ouassak dénonce de l’autre côté les arguments que l’on oppose à cette pensée fascisante : « Face à ça, l’argument ultime est de dire qu’il ne faut pas re-migrer les gens mais les régulariser ou les garder dans les quartiers populaires car ils sont utiles. Dans les secteurs du bâtiment, de la restauration, de l’hôpital public, etc. Il s’agit de dire « Sans eux, le monde s’effondre. » Mais ce projet est raciste et suprémaciste aussi. » Parce qu’il tend à réduire la population ciblée à sa force de travail. À son utilité pour le système capitaliste. « Et dans les deux cas, il s’agit d’une déshumanisation. », souligne-t-elle, précisant : « On ne veut pas que la classe populaire se mobilise. L’écologie, c’est un pouvoir politique. Un pouvoir de changer les choses. »

DES POPULATIONS SANS TERRE

La vraie question selon elle, c’est celle de la terre. De l’ancrage au territoire. Des damnés de la terre de Frantz Fanon aux emmurés de la terre de One Piece, Fatima Ouassak veut briser le cercle de l’errance. Elle parle de la fierté qu’elle a revendiqué fut un temps de « ne pas être d’ici » sans pour autant « être de là-bas ». « C’est dur de se dire que nos enfants vont errer comme nous. En vrai, on a tous besoin d’une terre et on sait que nos enfants en ont besoin. », poursuit-elle. Pollution, implantation de sites industriels, proximité avec le trafic et les échangeurs routiers… Le constat est alarmant : les territoires sur lesquels sont construits les quartiers populaires sont maltraités. « On ne voit pas la terre ! On parle d’espaces verts mais pas de terre ! », s’indigne-t-elle. Sans oublier les termes utilisés pour les nommer (ZEP, ZUS, ZEP+,…) que les habitants se sont eux-mêmes appropriés :

« J’ai eu beaucoup de difficulté à parler de terre pour les quartiers populaires. On ne défend une terre que dès lors qu’on s’y sent légitime. Le pouvoir de changer les choses vient avec l’ancrage territorial. »

Le rapport à la terre dans les quartiers populaires est central pour analyser la problématique écologiste. Parce que les populations concernées vont intégrer l’idée qu’elles n’ont pas le pouvoir de refuser les murs que l’on dresse entre leurs quartiers et les quartiers pavillonnaires. Dans ces derniers, l’air est moins pollué, la circulation est libre et calme, le volume sonore, restreint. Mais de l’autre côté de la barrière, épaisse d’une seule rue, voire moins, les habitants sont fliqués, assignés à résidence, interdits de contemplations, privés d’agora et de jeux dans l’espace public. « Et un monde travaille pour l’autre. On l’a bien vu pendant le confinement. Ce mot n’avait d’ailleurs pas le même sens selon la classe sociale, l’endroit où on vivait, etc. », signale Fatima Ouassak. Gentrification et résidentialisation puisent dans cette absence d’ancrage et constituent les bases des arguments sécuritaires et des conditions différenciées de circulation selon l’origine sociale. « On dit clairement aux enfants des quartiers populaires qu’ils ne peuvent pas circuler librement. Qu’ils doivent demander l’autorisation. On institue le contrôle de l’adulte et la vidéosurveillance qui rentre dans leur vie privée : c’est intime le jeu entre copains et copines, c’est la liberté, les 400 coups ! », scande l’autrice. 

S’ALLIER POUR AVANCER

Elle défend la liberté de circuler, sans conditions, comme enjeu fondamental pourtant jamais abordé en matière d’écologie sous l’angle des quartiers populaires. Le surnombre de verbalisations en période de confinement dans ces espaces aura fait la fierté de Castaner, tandis que 2020 deviendra l’année record pour les crimes policiers. Les jardins partagés dans les sols pollués de la Seine-Saint-Denis, les fermes urbaines dans lesquelles des enfants entravés par les contrôles policiers font face à des animaux en cage, elle le dit : ça ne fait pas rêver ! Dans son manifeste pour une écologie pirate, elle exige non seulement la liberté de circuler sans condition mais aussi de poser cette revendication au centre d’une alliance globale. « Face au système colonial-capitaliste, il faut mettre en place un truc costaud ! », lance-t-elle. Réunir les féministes, dont la tradition du mouvement prône la libre circulation des femmes, les militant-e-s LGBTIQ+, les luttes pour les droits des personnes migrantes, les combats contre les violences policières, pour faire front commun et inventer ensemble les termes de leur libération et de leur liberté. « On ne va pas se retrouver sur tous les points mais la liberté de circulation peut mettre beaucoup de monde autour de la table ! », se réjouit-elle. Et pas uniquement des personnes blanches. Parce que comme elle le dit en rigolant : « Les marches pour le climat sont encore plus blanches CSP+ que les marches féministes ! »

S’inspirer des mouvements existants et des victoires obtenues apparait essentiel dans l’œuvre de Fatima Ouassak qui lie par cette logique d’appartenance à la terre les luttes de Plogoff, d’Algérie et de Palestine : « S’il y a bien un endroit où la terre est spoliée, c’est bien en Palestine ! C’est une lutte de personnes qui veulent retrouver leur terre et circuler librement ! » Revendiquer l’écologie pirate « pour que les enfants puissent prendre la mer et être libres », comme ce vieux monsieur qui dans son livre clame : « Je ne respire un peu que sur le bateau qui navigue entre la côte espagnole et la côte marocaine. (…) Sur le bateau, je suis libre ! » Au fil des pages, l’autrice nous livre son amour pour le manga le plus vendu au monde One Pieced’Eiichiro Oda. Pour elle, inutile d’invoquer Gaïa pour motiver les troupes à la cause écologiste quand une œuvre comme celle du mangaka existe et infuse la culture des quartiers populaires depuis plus de 20 ans :

« Dans One piece, il y a un trésor à retrouver. Mon hypothèse, c’est que ce trésor c’est la liberté de circuler. En gros, on n’est pas libre si tout le monde n’est pas libre. »

Cela traduit, pour elle, « la soif de prendre la mer pour les populations qui sont emmurées, le pouvoir de s’échapper dans les imaginaires. » Tout y est, précise-t-elle. La violence de la piraterie. Le bateau comme espace autonome. L’infinité de la mer. Le pouvoir de la mère. Se battre pour voir et prendre la mer. Prendre la mer pour se sentir libre. Respirer. Et vivre.  

Célian Ramis

Solidarité avec les femmes du quartier

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Combien de féminicides faudra-t-il encore pour que les politiques publiques prennent les mesures adéquates ? C’est la question que pose Kuné, le collectif de femmes de Villejean.
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Villejean, Rennes – Le 12 avril, c’est le choc. Marie, 45 ans, a été tuée, étranglée par son mari à son domicile sous les yeux de leurs deux filles. Le 23 avril, une Marche blanche réunissait plusieurs centaines de personnes dans le quartier. Combien de féminicides faudra-t-il encore pour que les politiques publiques prennent les mesures adéquates ? C’est la question que pose Kuné, le collectif de femmes de Villejean.

Déjà 64 femmes tuées par leur conjoint ou ex conjoint depuis le début de l’année. Et toujours la même rengaine : dans la plupart des cas, elles avaient déjà porté plainte pour des faits de violences conjugales ou intrafamiliales. « La police nous a dit que depuis la mort de Marie et la Marche, 236 femmes avaient porté plainte. Son décès a fait peur aux femmes du quartier. », déclare Régine Komokoli, co-fondatrice du collectif Kuné. 

MAIN DANS LA MAIN

« En esperanto, ça veut dire Faire ensemble. Nous sommes des femmes de Villejean, migrantes de Normandie et d’un peu plus bas aussi. », rigole-t-elle. Le collectif prend vie en 2020. Alors qu’elle anime un atelier de couture avec les femmes voilées, la crise sanitaire et le confinement secouent la planète. Elles répondent par un élan de solidarité en créant des masques.

« On sert à quelque chose, on participe à l’effort national ! », signale-t-elle, en poursuivant : « On a fixé ça à Villejean : on se mêle de nos affaires dans nos quartiers ! » Elles envoient une énergie colossale au service de la vie du quartier et de la création de lien social. Elles organisent des événements fédérateurs, à l’instar des repas solidaires, qui mobilisent les acteur-ice-s de la dalle Kennedy et tissent des partenariats avec les structures et associations des environs, dans une démarche solidaire et écologique, basée sur le respect et la valorisation des savoirs et compétences : « Selon les affinités, les envies, on organise des événements. La participation est libre. »

Rencontrer les habitant-e-s, les prendre en considération et revendiquer la richesse des forces créatives et ingénieuses des quartiers populaires. Faire entendre leurs voix. « On n’est pas des assisté-e-s, on veut rendre la dignité à chacun-e. Il y a 52 nationalités qui se côtoient, c’est chouette, on valorise tout le monde ! », s’enthousiasme Régine Komokoli.

Son dynamisme et son aplomb sont représentatifs de la détermination et de l’engagement de Kuné qui comptabilise déjà 31 actions visant à visibiliser les bonnes initiatives de Villejean afin d’en redorer l’image souvent stigmatisée dans le cliché du territoire populaire.

« On est une vingtaine de femmes dans le collectif et on est toutes co-présidentes. L’idée, c’est de s’émanciper, sortir, réaliser son rêve. Je suis élue au Département parce que les femmes de Kuné m’ont portées. On veut améliorer la vie du quartier. »
affirme-t-elle.

Son sourire s’estompe : « On ne pensait pas enterrer une amie. »

FRUIT DU SYSTÈME PATRIARCAL

Le drame de la mort de Marie n’est pas un fait isolé. En France, chaque année, une femme meurt tous les trois jours, assassinée par un homme de sa famille. À Villejean, en avril, c’est le coup de massue, l’électrochoc. Ça n’arrive pas qu’aux autres. « Elles touchent toutes les femmes et encore plus particulièrement les femmes issues de la diversité », clame la co-fondatrice de Kuné. Sans oublier les personnes LGBTIQ+, les femmes handicapées, etc.

Dans une société patriarcale, les mécanismes de domination s’intègrent dès la petite enfance et se transmettent dans l’éducation (maison, école, loisirs), les arts et la culture, les médias, la publicité, etc. Les violences sexistes et sexuelles s’exercent à tous les niveaux et dans tous les domaines et l’espace privé reste un des espaces les plus dangereux pour les personnes sexisées souvent soumises à l’emprise psychologique, physique et/ou économique du compagnon, frère ou père.

« Je suis restée dedans pendant 20 ans. En venant d’un autre pays, il y a souvent de la dépendance administrative, du chantage des familles au pays et une banalisation des violences. Moi, je me suis retrouvée dans la rue puis à l’hôtel et aujourd’hui encore, je suis en hébergement d’urgence. C’est une réalité que souvent les gens ne voient pas. Je suis partie en 2019 et je subis encore les conséquences. J’ai des marques de coups de couteaux dans le dos. », confie Régine Komokoli. 

UNE MAISON DES FEMMES À RENNES ?

Le sentiment de culpabilité s’empare de son quotidien. Parce que Marie avait signalé les violences infligées et qu’elle était sur le point de partir :

« On a organisé la Marche et on a emmené beaucoup de monde avec nous. Il faut que les victimes puissent sortir du silence et les témoins aussi. On essaye de se rattraper… »

Mobilisé à chaque manifestation féministe – les 8 mars, 25 novembre et autres dates selon les actualités – le collectif investit l’espace public aux côtés des militantes, prend la parole et instaure, en partenariat avec Nous Toutes 35, un départ de cortège depuis Villejean, sans oublier le soutien et la collaboration à Big Up, organisé à la Maison de quartier en mars dernier.

Face au micro, Régine Komokoli défend les droits des femmes, rappelle les rouages de la domination masculine et n’oublie pas d’insister sur les ponts à créer et à consolider entre toutes les femmes et les minorités auxquelles elles appartiennent. Les mots sont puissants et les actions concrètes. Mais les moyens manquent.

Pourtant, la création d’un lieu dédié à l’accueil et l’accompagnement des femmes victimes de violences à Rennes est lancée officiellement depuis mars 2022 par le CHU, l’Asfad – centre d’accueil des victimes de violences familiales – et la municipalité, et devrait ouvrir ses portes à l’été 2023 à l’Hôpital sud. Sur le papier, ce lieu pluridisciplinaire s’inspire de la Maison des femmes de Saint-Denis, prévoyant un cadre d’accueil et d’écoute bienveillant-e-s, un accès aux soins et un accompagnement social, administratif et juridique, sans oublier un espace multimédia, des ateliers de reconstruction d’estime de soi, l’hébergement de la ligne téléphonique départementale de la plateforme de lutte contre les violences conjugales (02 99 54 44 88), etc.

« L’équipement est également pensé comme un lieu thérapeutique, avec des espaces de vie et de repos et, par exemple, la possibilité d’y déposer des affaires, d’y laver son linge et de se faire à manger. », indique le communiqué à ce sujet.

UNE PERMANENCE D’ÉCOUTE ET DE SOUTIEN

Pour le collectif de femmes de Villejean, le projet ne répond pas à l’urgence et aux attentes. « À l’hôpital ?! Qu’est-ce que ça veut dire ? Les femmes victimes ne sont pas malades. Et puis, le mec qui veut retrouver sa victime, il n’a qu’à prendre le métro ! Sans oublier que c’est un accueil de jour… La victime doit rentrer chez elle le soir. Ça change complètement le projet… », regrette Régine Komokoli.

Elle poursuit : « On a travaillé sur moi. En tant que personne test, je me suis confiée, j’ai tout dit. Et je n’ai même pas été associée à la suite. On m’a éloignée du projet à cause de mon histoire. Je ne peux pas me détacher de ce qui m’est arrivé, je suis un témoin vivant. Et il y en a plein d’autres… » Le temps manque pour se laisser envahir par la colère et le désarroi. D’ici là, que fait-on ? Kuné réfléchit aux actions possibles pour répondre à la réalité.

« C’est un problème de société qui devrait être traité en société, à travers les politiques de l’Etat. C’est un vrai mépris des femmes et des enfants. On est tout le temps sollicitées pour des questions de violences. On écoute les gens, on les reçoit mais ça ne suffit pas, on n’est pas formées. », réagit la co-présidente.

En juin, elles convoquent la presse sous l’arbre à palabres du square du Docteur Zamenhof. L’occasion de rappeler le constat que les femmes ouvrières, précaires, issues de la diversité, sans papiers ou sans statut sont souvent laissées sans moyens et sans écoute, d’exiger une réponse politique digne de l’ampleur du problème et surtout d’annoncer la mise en place dès septembre d’une permanence d’écoute bénévole et associative, menée de front par Kuné, les structures féministes et de quartier.

« Certaines d’entre nous guérissent de leurs souffrances. Mais ça ne résout pas le problème. Ça fait du bien de pouvoir pleurer et d’être écoutées. Mais comme je le disais, on n’est pas toutes formées. Alors, on va se lancer en mode financement participatif pour aider les femmes de Villejean à se former. »
souligne Régine Komokoli.

Elles demandent l’obtention d’un local fixe et confidentiel pour instaurer une relation de confiance avec toutes les bénéficiaires. En attendant, elles investissent les espaces tels que l’arbre à palabres et le hall de la Maison de quartier de Villejean. 

Kuné lance un appel fort et puissant : « Il faut agir pour que toutes les victimes de violences puissent sortir de la culture du silence. Que tout le monde puisse s’approprier le sujet ! » Dire stop au système patriarcal, sa diffusion et sa transmission. Rompre l’isolement et briser les rouages de la domination masculine. Solidarité et sororité. 

Célian Ramis

Contre l'aliénation capillaire, la tête haute !

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Son dispositif photographique suscite la curiosité, génère du débat et place les personnes noires et les cheveux afros au cœur des portraits aux allures royales réalisés dans son studio-performance « Colored Only ».
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Son dispositif photographique suscite la curiosité, génère du débat, provoque parfois des réactions violentes et place les personnes noires et les cheveux afros au cœur des portraits aux allures royales réalisés dans son studio-performance « Colored Only ». Hélène Jayet, artiste photographe, présentera dès mars 2021 son exposition « Colored Only – Chin up ! » à l’université Rennes 2, mais avant cela, elle était au Tambour, sur ce même campus, pour inaugurer la saison des Mardis de l’égalité avec une conférence intitulée « Relever la tête : afro-descendance et estime de soi », le 29 septembre dernier.

« Avec mon projet, je donne un espace exclusif aux personnes noires, aux cheveux afros. Quand d’autres personnes souhaitent participer, je réponds : « Désolée mais vous n’avez pas le potentiel capillaire. » Cette phrase est choisie sciemment. La plupart des gens ne comprennent pas cette phrase. On me dit « Mais c’est raciste », alors je leur dis « Bienvenu-e dans mon quotidien ». Parfois, je me fais insulter : « raciste », « ségrégationniste »… ».

Créer le débat, inviter les gens à se questionner, c’est un des objectifs de la photographe Hélène Jayet : « Mon rôle en tant qu’artiste, c’est l’impertinence. J’aime bien chatouiller… C’est ma façon de créer le dialogue. La première action je crois, c’est de parler. On peut ne pas être d’accord mais il faut parler. La parole est libératrice pour beaucoup de traumatismes. »

Depuis 10 ans, elle développe son studio « Colored Only », un espace convivial invitant les personnes noires à se faire photographier. Elle leur tire le portrait à la manière des peintres de la royauté. Inspirée par les œuvres étudiées lors de son parcours aux Beaux-Arts, Hélène Jayet positionne les participant-e-s dans une posture royale. Ce qui fait jaillir de la fierté et de la dignité.

« Je veux que les gens se trouvent beaux. Que leur self estime remonte. Il y a presque 180 personnes dans le projet déjà et tou-te-s sont porteurs/euses du message, je ne suis pas toute seule. L’idée c’est de s’accepter, de ne pas se laisser faire, prendre la place à laquelle on a le droit au même titre que tout le monde. C’est une fierté pour les participant-e-s de voir leur portrait voyager et donner de l’énergie positive à d’autres. », souligne Hélène Jayet. 

« Cheveux relaxés, frisés, rasés, tissés, nattés, twist, Bantou knot, dreadlocks… » Elle le dit clairement, elle ne prend pas parti : « Chacun-e fait ce qu’il/elle veut avec ses cheveux. » L’objectif n’est nullement de provoquer un débat entre cheveux naturels et cheveux lissés. Ça ne l’intéresse pas. 

CONSTRUCTION ET DÉVELOPPEMENT

Au début de la conférence, l’artiste photographe revient sur la genèse de « Colored Only – Chin Up ! ». Elle est issue d’une famille de 5 enfants adoptés, « de toutes les origines », ce qui lui a permis de se questionner sur la relation aux autres et l’humanité. 

« L’adoption m’a coupée de mes racines. J’ai eu besoin de comprendre, de connaître mes racines et de partir à la rencontre de mon propre challenge capillaire. Parce que des salons afros au pays basque… il n’y en avait pas. Sans méthode et routine capillaires, c’est impossible d’avoir l’afro d’Angela Davis. », explique-t-elle. 

Elle décide alors de faire des recherches, d’enquêter, de lire sur le sujet. En tirant le fil, comme elle dit, elle réalise et constate la vision occidentale du corps noir, les violences quotidiennes que subissent les personnes noires, femmes, gays… « Pourquoi la différence pose problème alors que pour moi c’est une richesse ? », s’interroge-t-elle alors. 

Hélène Jayet parle de cette chance qu’elle a de pouvoir rencontrer plein de gens très différents : « Les grands écarts sont le plaisir de ce métier. » Ce métier, c’est évidemment celui de photographe. Un secteur qui la fascine depuis l’enfance :

« Le labo argentique de mes parents était ma chambre de bébé. On allait avec eux, on expérimentait, j’étais toujours la première au pied du bac révélateur. Ils étaient fans de caméras, etc. J’ai développé une curiosité pour l’image. »

L’ALIÉNATION CAPILLAIRE

Sa curiosité se transforme en soif d’apprendre, à laquelle elle allie sa quête d’être différente. Dans son village, personne n’a la même texture de cheveux qu’elle. « Je n’ai pas eu le même développement que les femmes autour de moi. », ajoute-t-elle, soulignant que « le corps enregistre tous les stigmates de génération en génération. »

Elle entend parler d’aliénation capillaire et ce terme, qu’elle trouve juste, la questionne. Elle établit un lien avec l’esclavage et la colonisation :

« Sur 400 ans, la violence physique sur le corps noir a eu lieu. En gros, c’est la période de l’esclavage. L’histoire des coiffures en Afrique me fascine. A partir d’une coiffure, on détermine la fertilité, la virilité, la religion, la classe sociale… Pour faire ces coiffures, il faut des heures de travail mais ce sont des temps de sociabilité qui créent des liens entre les gens pour ensuite créer une solidarité entre eux. Les colons ont rasé tout ça pour maintenir la dépendance de ces personnes. »

Les esclaves étaient dépourvus de moyens et de temps pour s’occuper de leurs cheveux. Peu de produits efficaces pour hydrater leurs chevelures et des brosses qui détruisent les poils.

Elle poursuit :

« Pour moi, c’est une déshumanisation de la personne, de tout ce qui fait sa culture, tout ce qui fait cette personne. Kidnapper des gens et leur enlever leurs cheveux est un crime indescriptible. On a dégradé l’estime de ces personnes. Ce sont des violences physiques et psychologiques. Les esclaves ne pouvaient plus parler leurs langues, danser, maintenir leurs cheveux comme ils le voulaient. C’est une mise à nu, une aliénation capillaire très profonde. »

Hélène Jayet aborde également la question de la santé mentale induite par la hiérarchisation des individus : « Et puis, il y avait aussi la notion de couleur de peau. Les esclaves à la peau plus claire et les métisses étaient vendus plus cher pour être domestiques dans les maisons. Ils avaient alors accès à une meilleure nourriture, un meilleur hébergement… C’est comme ça qu’on crée des clivages entre les gens. C’est comme ça qu’on devient fou en fait ! »

Quand de telles violences ont été commises durant plusieurs siècles – et perdurent - difficile de continuer à aimer ses cheveux et sa peau et ne pas transmettre cela en héritage inconscient aux générations futures.

Stéphane Héas, sociologue à l’université Rennes 2, participe ce jour-là à la conférence et parle du contrôle du poil :

« Le poil est la cible des institutions. La tonte dégrade immédiatement la personne. Dans la logique de destruction massive et frontale d’un groupe qu’on veut s’accaparer, mobiliser le poil n’est pas anecdotique. »

CONTRE LE DÉNI ET LA RÉSISTANCE…

La photographe axe son art autour du portrait et utilise son studio pour fabriquer un lieu à double usage. Il a un côté convivial et empouvoirant pour les personnes noires qui se prêtent au jeu du « Colored Only ». Si dans l’intitulé figure « Chin up ! » (que l’on peut traduire par « tête haute »), c’est parce que c’est l’expression utilisée pour dire aux modèles photographié-e-s de relever le menton. Il a un côté également d’outil de débat. Parce que les personnes non noires ne comprennent souvent pas pourquoi elles ne peuvent pas participer au projet.

« Je donne un espace exclusif aux personnes noires, aux cheveux afros. Ce qui m’intéresse quand je dis aux gens qu’ils n’ont pas le potentiel capillaire, c’est qu’ils restent pour observer ce qui se passe et qu’ils se questionnent. »
commente Hélène Jayet. 

Depuis 10 ans, son exposition circule dans le monde. Au Pays-Bas, en Belgique, au Brésil, au Mali, au Sénégal… Et en France, ça coince. En 2021, elle exposera à l’université Rennes 2 et ce sera seulement la 3efois que l’Hexagone l’accueille. Quand elle demande des aides à la recherche et à la production, « c’est niet. »

On lui répond que le projet n’intéresse personne, on lui demande de changer le titre, on lui rétorque qu’il n’y a pas tellement d’intérêt à montrer des portraits de personnes noires. Elle n’est pas la seule, la réalisatrice Amandine Gay témoigne également de ce vécu lorsqu’elle a voulu faire un film sur une viticultrice noire lesbienne, la réponse a été nette et raciste : en France, ce profil n’existerait soi-disant pas.

Le manque d’images et de modèles concernant les personnes noires – et de manière plus globale toutes les personnes non blanches – est flagrant. On constate soit une vision très stéréotypée, réductrice et raciste, soit l’absence totale de représentation. Entre les lignes, une consigne : se rapprocher du modèle dominant qui dans les publicités, les médias, les films, les séries, etc. va valoriser davantage les peaux plus claires et les cheveux lisses.

« Il y a un problème de représentation. Dans le sport, dans les arts, partout. En France, j’ai l’étiquette de « photographe noire ». J’aimerais voir plus de fluidité, de profils différents. Ça n’en sera que plus intéressant ! On sait que quand on n’a pas quelqu’un qui nous ressemble un peu pour s’identifier, on va avoir plus de mal à se construire. Le mythe du corps noir très sportif, du corps sauvage… C’est terrible ! »

Le racisme est systémique et institutionnalisé. Il est dans le quotidien des personnes que l’on racise, partant du principe que la norme est blanche. « Je n’ai jamais pu louer un appartement moi-même. À 43 ans. C’est violent ! », souligne Hélène Jayet qui note que le racisme est également dans notre quotidien, à travers le langage : 

« On parle de la France « black, blanc, beurre ». Le seul mot en français, c’est « blanc ». Pourquoi a –t-on peur de dire noir ? »

Elle conclut alors : « On est devenu-e-s noir-e-s parce qu’on a été colonisé-e-s. C’est l’histoire et la colonisation qui ont fait que c’est devenu stigmatisant pour nous. » Elle chatouille en effet et nous invite à nous questionner, et par là même à nous remettre en question. Et surtout à nous plonger dans son travail qui sera présenté à l’université Rennes 2 du 22 mars au 31 mai 2021, si tout va bien. Croisons les doigts et déconstruisons nos imaginaires.

Célian Ramis

Les luttes féministes en voix et en mots

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Organisée par le collectif Nous Toutes 35 le 21 novembre dernier, la mobilisation contre les violences sexistes et sexuelles a rassemblé plus d’un millier de personnes sur l’esplanade Charles de Gaulle.
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Depuis plusieurs dizaines d’années, le 25 novembre est la journée internationale de lutte contre les violences faites aux personnes sexisées, en référence à l’assassinat, ce jour-là de 1960, des sœurs Mirabal commandité par le dictateur de la République dominicaine, Rafael Trujillo. Organisée par le collectif Nous Toutes 35 le 21 novembre dernier, la mobilisation contre les violences sexistes et sexuelles a rassemblé plus d’un millier de personnes sur l’esplanade Charles de Gaulle. 

Au sol sont placardés des messages. « Jessica, travailleureuse du sexe, écrasée volontairement au Bois de Boulogne à Paris ». « Manon, 19 ans, poignardée par son compagnon ». « Magdalena, 33 ans, poignardée par son ex compagnon, confinement ». « Korotoune, 30 ans, poignardée par son mari ». « Célène, 55 ans, tuée et dissimulée 4 mois par son conjoint ». « France, 56 ans, tuée par son ex ». « Lucette, 78 ans, abattue par son compagnon, 2econfinement ». 

Le 19 novembre, le compte du Collectif Féminicides par compagnons ou ex recensait, depuis le 1erjanvier 2020, 87 assassinats de femmes. Des meurtres perpétrés par leur conjoint ou ex conjoint. Deux jours plus tard, le 21 novembre, le procès de Jonathann Daval – assassin de Alexia Fouillot, son épouse au moment des faits en 2017 - se concluait sur la condamnation de ce dernier à 25 ans de réclusion. Le 20 novembre, à l’occasion du Jour du Souvenir Trans, les associations militantes listaient les 350 prénoms de personnes trans assassinées ou poussées au suicide. 

Dans la lutte conte les violences sexistes et sexuelles, pas de trêve. Les périodes de confinement exacerbent les violences patriarcales. L’isolement renforce les dangers, dans l’espace privé principalement, mais également dans l’espace public. Au sein de la foule masquée, des cartons sur lesquels sont écrits une lettre sont brandis, formant ainsi la phrase : « Covid à l’extérieur, violences à l’intérieur ».

OCCUPER L’ESPACE PUBLIC

Ce jour-là, la distanciation physique est exigée. Heureusement, elle n’empêche pas de « crier notre colère, de faire du bruit, de dénoncer les rouages du système patriarcal », comme le soulignent les membres de Nous Toutes 35 qui rappellent qu’occuper l’espace public est indispensable pour être vu-e-s et entendu-e-s. Dans le mégaphone, un slogan retentit : « Le silence ne nous protégera pas, on sera dans la rue tant qu’il le faudra. »

Un endroit depuis lequel on peut également interpeler les pouvoirs publics et le gouvernement qui multiplie les effets d’annonce – l’égalité femmes-hommes « grande cause du quinquennat »… - mais qui s’apprête à créer un marché public pour mettre en concurrence le numéro national gratuit et anonyme d’écoute des femmes victimes de violences sexistes et sexuelles (géré depuis 1992 par le 3919). 

Des moyens supplémentaires sont revendiqués. Pas du bla bla. Des hébergements alternatifs en nombre suffisant pour les personnes victimes de violences au sein de leur foyer, des formations pour les forces de l’ordre, les professionnel-le-s de la santé, du social, de l’éducation, etc., ainsi que des moyens financiers et humains pour toutes les structures accueillant et accompagnant les personnes sexisées.

REPRENDRE NOTRE SOUFFLE, DANS LA SORORITÉ

Militer peut être épuisant tant le combat et les souffrances infligées sont colossales. La mobilisation vient regonfler les motivations, renforcer les esprits et les envies, insuffler une énergie puissante et libératrice en soulignant l’importance du collectif. Durant plusieurs dizaines de secondes, les participant-e-s crient ensemble, lèvent les poings en l’air, dansent en reprenant l’hymne féministe créé par les militantes chiliennes de Las Tesis « Un violador en tu camino » (« Un violeur sur ton chemin »).

« Islamophobie et misogynoir, ne fuyons plus du regard », « Notre colère est dans la rue, riposte féministe », « Violeurs au pouvoir, police criminelle, révolution féministe », « + de meufs, - de keufs », « Real men are feminists », « Où est notre liberté ? », « Quand c’est non, c’est non », « Transwomen are women » ou encore « Dans 32 féminicides, c’est Noël ».

Les mots sont forts. Les mots sont justes. Ils sont écrits, brandis, lus, commentés. Ils sont aussi scandés, hurlés, étouffés, repris en chœur : « Femmes handis, face aux violences, tou-te-s uni-e-s ! », « Agresseur ! Violeur ! A ton tour d’avoir peur ! », « La rue elle est à qui ? Elle est à nous ! De jour comme de nuit, elle est à nous ! Avec ou sans voile, elle est à nous ! Avec ou sans poussette, elle est à nous ! », « Assez ! Assez ! Assez de cette société qui ne respecte pas les trans, les gouines et les pédés ! », « Ni patrie, ni patriarcat, solidaires, au-delà des frontières ! »

PRENDRE LA PAROLE

Et puis, il y a les discours. Les témoignages. Déclamés sur la scène ou enregistrés au préalable et transmis lors de la mobilisation. Les vécus sont poignants. Leur partage, émouvants. Ils démontrent l’ampleur des violences qui prennent des formes diverses et multiples et intègrent toutes les sphères de la société.

Le collectif Les dévalideuses dénoncent le validisme qui s’exerce au quotidien contre les personnes handicapées à qui l’accès à l’espace public est quasiment interdit :

« La question des violences qui s’accroit pendant le confinement touchait déjà majoritairement les femmes handicapées. Elles sont les grandes oubliées des campagnes de prévention. Le validisme existait avant le coronavirus, il n’a fait que s’amplifier par un phénomène de banalisation du mal. Le validisme existera sans doute encore après la crise mais nous, personnes handicapées, femmes, militantes, dévalideuses, nous nous battrons contre ce virus avec le féminisme comme meilleur remède. »

BRISER LE SILENCE

Plusieurs témoignages de femmes exilées en France sont diffusés. Leurs parcours sont différents mais ils sont tous jonchés de violences. Elles prennent la parole pour briser le silence et l’isolement dans lesquels on les enferme, en fermant les yeux sur leurs situations.

L’une (identité non diffusée) a fait le constat qu’elle avait épousé un homme violent, après le mariage. Elle a subi des violences pendant 4 ans : « Il me demandait pardon et je devais revenir car je n’avais nulle part où aller. À un moment, j’ai été hébergée 15 jours dans la famille et puis je me suis retrouvée dehors. D’abord dans un hôtel, puis dans un foyer. Avec mes deux enfants. Les enfants me disaient que c’était de ma faute, ça me faisait de la peine, je me sentais coupable car je m’étais mariée avec lui. »

Elle a ensuite été maltraitée et brutalisée par un homme qu’elle pensait être son ami. En échange d’une aide, il voulait de l’argent ou des faveurs sexuelles : « Il n’y avait pas de solution selon l’assistante sociale. Je devais retourner alors que je savais qu’il y avait des violences et du chantage. » Aujourd’hui, elle attend sa régularisation et sa santé se dégrade.

Une autre (identité non diffusée) parle en anglais et est traduite en français. Sa parole est retransmise à la 3epersonne : « Elle a vécu un mois dans la rue dans des endroits pas à l’abri, elle a appelé plusieurs fois le 115 mais ils n’ont jamais répondu. Maintenant, en ce moment, elle est dans un foyer avec des personnes âgées mais elle n’a pas beaucoup d’aide. Quand elle raconte son histoire, ils veulent profiter d’elle, lui disent de venir avec eux, de leur donner de l’argent mais elle n’en a pas, ou son corps. C’est vraiment difficile pour les femmes. »

DE LA DÉTRESSE AFFECTIVE À LA DÉTRESSE MATÉRIELLE

Régine Komokoli a 39 ans et élève seule ses trois filles. Elle est la co-fondatrice de Kune, un collectif de femmes de Villejean, à Rennes. Elle vient de la République centrafricaine et livre un témoignage poignant autour de son parcours, ses convictions et des raisons pour lesquelles la lutte contre les violences sexistes et sexuelles lui tient à cœur.

« Chaque histoire de vie est différente. Je vous livre mon témoignage. Je viens d’un pays où règne le chaos depuis plusieurs décennies. Je suis née en 1981, élevée dans une famille de tailleurs. J’ai vécu la brutalité économique, physique et psychologique dans mon enfance et adolescence. L’insécurité règne de jour comme de nuit. Violences sur les filles, le risque est permanent. Le viol est un moyen pour les milices de dominer les populations. J’ai payé cher ma condition de jeune adolescente. J’ai pris le chemin d’un exil sans retour. Je me suis sauvée dans tous les sens du terme. A 20 ans, je suis partie vers la France. »

Elle poursuit : « A l’issue d’un long parcours, j’ai acquis la nationalité française. J’ai été confrontée à la violence conjugale. Je suis actuellement en logement provisoire pour fuir les coups du père de ma 3efille. Je bénéficie d’une mesure de protection judiciaire grâce à une mesure d’éloignement de mon ancien conjoint violent. Les violences faites aux femmes ne s’arrêtent pas aux portes de l’Europe et de la France. Je connais la détresse des femmes. Je connais aussi l’angoisse terrible de devoir faire une valise avec les choses les plus importantes en quelques minutes. »

Elle détaille ensuite les diverses formes de détresses que les violences entrainent. Il y a la détresse affective, « faire comme si tout allait bien mais vivre l’angoisse des violences au jour le jour. »La détresse psychologique, « fuir le domicile conjugal est un saut dans l’inconnu et annonce des jours, des semaines et des mois difficiles. » La détresse familiale « car bien souvent les enfants sont témoins des violences et durablement marqués. » La détresse sociale « car fuir un conjoint violent c’est voir l’ensemble de sa vie bouleversée. Certains ont des difficultés de compréhension de l’administration, confrontés à un univers juridique qu’on ne connaît pas. » Et puis aussi la détresse matérielle, « c’est fuir avec le minimum pour soi et ses enfants, c’est régler une urgence l’une après l’autre et quand on a pensé avoir tout réglé, d’autres apparaissent. » 

Et la pire des détresses selon elle : « L’impossibilité d’expliquer une situation. Comment trouver les mots qui doivent être dits dans une langue qui est étrangère ? Il manque un travail de proximité, une maison des femmes comme à Saint-Denis. Un lieu sécurisé, un lieu où il existe un réel accueil, un lieu de paroles pour la mère et pour les enfants. Les coups ne blessent pas que le corps mais aussi les âmes. Il faut que les femmes issues de cultures différentes puissent être écoutées par des femmes issues de la même culture. »

Régine Komokoli conclut par des chiffres : « Entre 120 et 150 femmes se font tuer chaque année par leur conjoint ou ex conjoint, 220 000 sont victimes de violences. C’est une maladie sociale qui touche tous les milieux. C’est aussi le signe que la France reste un pays profondément patriarcal. Cela démontre aussi une chose : c’est à nous les femmes de prendre en main notre destin, c’est à nous de lutter pour nos droits ! »

LA TRANSPHOBIE TUE

La transphobie est également dénoncée lors des discours à travers une prise de parole d’Iskis – centre LGBT de Rennes. La veille, le 20 novembre, avait lieu comme chaque année la journée internationale du Souvenir Trans. Une occasion pour les personnes transgenres et leurs allié-e-s de célébrer la mémoire des personnes assassinées à cause de la transphobie. En un an, les associations ont recensé la mort de 350 personnes transgenres et non binaires.

« Cette année encore, les personnes exilées et les travailleureuses du sexe constituent la majorité des victimes qui ont été signalées. La transphobie trouve ses racines dans le sexisme. Quasi presque toutes les personnes victimes recensées sont des femmes transgenres ou des personnes féminines. Ce que les transphobes détestent ce sont les femmes, la féminité, la remise en question de la hiérarchie de genre. 

Si en France les meurtres sont moins nombreux que dans d’autres régions du monde, les violences à l’égard des personnes transgenres sont omniprésentes. Agressions, insultes sont monnaie courante. Mais la transphobie est parfois plus insidieuse. Les discriminations à l’embauche, l’accès au logement et l’accès à la santé. 

Les procédures légales de changement de prénom et de changement de mention de sexe sont longues, pénibles, parfois refusées sans raison. Les travailleureuses du sexe sont toujours laissé-e-s pour compte sans protection juridique. 

Cette transphobie systémique, étatique, tue partout dans le monde. Tue en France aussi. En 2020, en France, comme chaque année, on déplore dans notre pays le suicide de nombreuses personnes transgenres et notamment de jeunes femmes précaires, travailleuses du sexe, que l’Etat a laissé mourir dans le silence. 

Face à l’abandon des institutions, nous sommes obligé-e-s de compter sur le soutien communautaire. Avec la crise sanitaire, les demandes d’aide auprès des associations et des collectifs ont explosé. Soulignons la vulnérabilité de notre communauté. Certaines initiatives nous ont aussi montré à l’inverse sa résilience et sa force. 

Si nous ne pouvons pas compter sur le soutien de l’Etat, nous pouvons compter sur le soutien et l’entraide mutuelle. Stop aux violences sexistes ! Stop aux violences transphobes ! »

VALORISER LES PREMIÈRES DE CORVÉE

La commission Femmes de Solidaires 35 axe son discours sur « les premières de corvée ». Celles qui occupent des postes dévalorisés et pourtant essentiels, comme le prouvent les périodes de confinement : « La crise a eu un mérite, celui de révéler des métiers qui la plupart du temps sont invisibilisés parce qu’ils sont exercés par des femmes. Ces métiers ce sont ceux qu’on appelle les métiers du soin et des services à la personne. 

Quand on regarde les chiffres, ils sont assez parlants. À l’hôpital, les infirmières, à 87%, ce sont des femmes. Les aides soignantes, à 91%, ce sont des femmes. Dans les supermarchés, en caisse, à 76%, ce sont des femmes. Dans les métiers des services à la personne, les assistantes sociales, les aides à domicile, encore des femmes, à 97%. Ces métiers féminins sont des métiers parfois précaires, souvent sous-payés, très mal payés et très pénibles. 

Les métiers qui sont indispensables sont complètement dévalorisés, sous-payés. On se dit pourquoi ? On s’est trop habitué-e-s à ce que les femmes travaillent gratuitement. Gratuitement pour s’occuper des enfants. Gratuitement pour s’occuper des malades. Gratuitement pour s’occuper des personnes âgées. Ces métiers doivent être aujourd’hui reconnus à leur juste valeur. »

LES FEMMES KURDES COMBATTANTES POUR UNE SOCIÉTÉ LIBRE

Au tour des militantes de l’association des femmes kurdes à Rennes, Zin 35, de prendre la parole. Depuis la capitale bretonne, elles dénoncent la situation en Turquie et dans plusieurs villes du Kurdistan : « De plus en plus de femmes sont violées et massacrées. Des exécutions extra judiciaires ciblées ont même été effectuées contre des femmes ainsi même que des enfants et des familles entières. Une grande partie de ces massacres ont eu lieu au moyen d’attaques de drones utilisés à des fins militaires. Les incidents de violences policières, de tortures, d’harcèlements, de menaces de mort ou d’enlèvements qui servent également à détenir des militantes prouvent qu’une politique de guerre spéciale est appliquée à l’encontre des femmes. »

Elles rappellent que le nombre de femmes « qui ont été interdites de la sphère politique, de la vie publique ou du travail, uniquement pour des délits d’opinion et qui sont maintenant retenues en otage dans les prisons est d’environ 10 000. »

Les militantes revendiquent la justice contre les défenseurs des régimes fascistes qui commettent, comme elles le soulignent, systématiquement des massacres : « Nous déclarons que nous poursuivons notre résistance contre les féminicides par des campagnes de protestation. Il ne fait aucun doute qu’Erdogan a commis et continue de commettre non pas 100 mais des milliers de crime au cours de ces 18 années de pouvoir, c’est pourquoi nous allons régler nos comptes avec Erdogan, un des plus gros auteurs de féminicides avec notre campagne « 100 raisons pour le procès du dictateur ». » 

En tant que femmes kurdes, elles exigent « de l’ONU que les meurtres de femmes soient reconnus comme des féminicides génocides. Nous demandons que les féminicides soient officiellement reconnus comme un crime contre l’humanité au niveau international. En effet, les Nations Unies ont longtemps échoué à le faire encourageant les dictateurs comme Erdogan. Avec cette campagne, nous demandons justice et qu’Erdogan soit jugé. 

Nous accueillons la journée du 25 novembre sous la devise de l’auto-défense de la société libre contre les féminicides. Nous défendons un modèle de société libre contre les formes de violences envers les femmes. Du Kurdistan au Chili, de la Pologne au Soudan, des Etats-Unis à l’Iran, de l’Inde à l’Europe et en Turquie, unissons-nous pour mettre fin à l’ignorance, à l’oppression, aux harcèlements, aux violences sexuelles et sexistes, aux féminicides partout dans le monde. Les femmes, la vie, la liberté ! »

APPELS À LA SOLIDARITÉ CONTRE LES VIOLENCES POLICIÈRES ET CONTRE LES VIOLENCES FAITES AUX PERSONNES EXILÉES SANS PAPIERS

Le 25 novembre et le 8 mars ne constituent pas les deux seules dates durant lesquelles les militant-e-s se mobilisent et s’unissent pour protester contre les injustices. Lors des discours, deux appels au rassemblement et à la solidarité sont effectués. Le premier par Awa Gueye, fondatrice du collectif Justice et vérité pour Babacar Gueye, le 5 décembre 2020 à 14h, à Maurepas, à Rennes. Le rendez-vous est donné devant l’arrêt de bus Gast.

Elle lutte depuis 5 ans, avec et aux côtés d’autres familles de victimes « mutilées, assassinées par la police », comme l’a été son frère, Babacar. « En tant que femme noire, en tant que femme militante, je suis là avec vous, pour mener le combat ensemble. Depuis l’année dernière, depuis novembre dernier, je lutte avec Nous Toutes 35, avec le collectif Justice et Vérité pour Babacar et avec beaucoup d’autres collectifs un peu partout en France. Aujourd’hui, je ne me sens plus seule. Aujourd’hui, je vois que ma fille est là devant moi. Je ne me sens plus seule grâce à vous ! »

Le second par le groupe Femmes de la Marche des Solidarités, le 18 décembre 2020, à Paris, pour l’Acte IV des Sans-Papiers. En tant que combattantes, venues de différents pays, elles appellent toutes les femmes en exil en France à sortir de l’invisibilité et en tant que féministes portent les revendications pour la régularisation de tous et de tous sans conditions, pour la fermeture des prisons administratives, les CRA (centres de rétention adminstrative), qui les menacent, leur font peur et les obligent au silence et pour le droit de tou-te-s de vivre dans un endroit digne.

« Nous les femmes du monde entier subissons les violences patriarcales. Sur tous les continents, dans le monde entier. Celles d’entre nous qui parcourons le monde sans le droit de le faire à cause du préjudice de notre naissance, du lieu, de notre genre ou de notre sexe, nous sommes parties pour un monde meilleur au risque de nos vies. 

Une femme violentée administrativement mise à genoux est une femme affaiblie pour mieux l’abattre. Nous appelons à la sororité. Nous vous appelons nos sœurs à rejoindre notre combat pour la dignité. Ici en France, à la merci des hébergements contre services sexuels, des violeurs, des profiteurs de notre vulnérabilité administrative, du silence imposé par la situation d’illégalité. 

Nous dénonçons la violence institutionnelle qui construit notre misère et nous enferme dans la voix du silence. La honte doit changer de camp ! Soyons unies ! »

Rassemblons-nous. Mobilisons-nous. L’actualité démontre au quotidien la brutalité d’un système oppresseur aux multiples facettes. Croisons les vécus, écoutons nos adelphes, respectons les individus. Féministes tant qu’il le faudra.

Célian Ramis

Coincé-e-s dans un jeu sur les féminismes, le pied !

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Nous avons testé l'escale game "Le féminisme expliqué aux extraterrestres" créé et installé à l'université Rennes 2. Le souci : on ne veut pas s'échapper d'un tel endroit...
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Depuis plusieurs années, les Escape Game fleurissent aux quatre coins de toutes les villes et font varier les plaisirs avec des thématiques diverses, comme les vampires, les pirates, les années 80, l’asile psychiatrique, etc. Nous n’avions pas encore testé, c’est désormais chose faite depuis le 9 mars dernier, grâce au service culturel de Rennes 2, des chercheuses et des étudiant-e-s qui ont créé un Escape Game autour des féminismes. Le problème : on n’a pas envie de s’échapper d’un endroit pareil…

En Eldenia, les catégories de genre n’existent pas dans la civilisation, qui utilise alors un pronom neutre pour désigner les individus. Aurissor, un-e Elden venue sur Terre, nous demande alors de l’aide pour comprendre ce qu’est le féminisme et trouver des reliques à ramener dans son cabinet de curiosité intergalactique.

Nous disposons de 15 minutes pour résoudre 6 énigmes qui nous mèneront aux reliques. Deux par deux, on se précipite sur les différents ilots pour s’atteler à notre mission. Face à nous, des cubes comportant des QR code, on les scanne et on accède à une vidéo de la chaine Youtube de Game of Hearth expliquant le courant queer féminisme, valorisant la pluralité des identités sexuelles et de genre, comme l’explique l’étiquette devant laquelle il faut disposer le cube.

Trois autres vidéos nous permettent de compléter le code couleur à trouver : Rokhaya Diallo pour l’afro-féminisme, Sara El Attar pour l’intersectionnalité et le port du voile, et Françoise Vergès pour le féminisme décolonial.

L’énigme ne se termine toutefois pas là. Une fois le code entré dans l’ordinateur, apparaît sur l’écran une photo d’Adèle Haenel. L’actrice fait la Une desInrocks, en novembre 2019. On lève la tête et à notre gauche, on remarque que la couverture est affichée au mur, avec une étiquette délivrant des informations sur Adèle Haenel. 

« Actrice plusieurs fois récompensée et féministe engagée. En 2019, elle prend la parole pour dénoncer les abus sexuels qu’elle a subis de la part d’un réalisateur. À la dernière cérémonie des Césars, elle sort de la salle en signe de révolte face à l’industrie du cinéma patriarcale, ayant récompensé Roman Polanski, violeur récidiviste. »

À côté d’elle, une affiche Power & equality et une autre de Laverne Cox, actrice américaine trans, faisant la Une du Time. On voudrait tout lire, tout scruter, mais ce n’est pas le propos. On se recentre sur l’objectif, le code, la Une, l’affiche… Notre binôme la soulève et y trouve un code. Un code permettant d’ouvrir un coffre détenant une des reliques.

Il y a un côté frustrant à ne disposer que de 15 minutes pour réaliser les missions, pensées et réalisées par un groupe d’étudiant-e-s volontaires qui a planché sur le concept chaque semaine depuis octobre, avec l’aide et l’accompagnement de la doctorante Dolly Ramella, de la maitresse de conférences en linguistique française Griselda Drouet et la professeure des universités Elisabeth Richard.

Frustrant certes mais stimulant et enthousiasmant également. Les énigmes sont inventives et créatives et on kiffe le décor. Partout où se pose notre regard, on prend notre pied. Il y a des clitoris suspendus au plafond, une bibliothèque féministe devant laquelle on s’attarde à lire les tranches des bouquins (et on note les titres, évidemment, pour compléter la notre), un puzzle égalité, des infos sur Lizzo, Odile Fillod ou encore Bell Hooks, un extrait de King Kong Théorie de Virginie Despentes et aussi des slogans de manif’ : « Polanski violeur, cinémas coupables, public complice ». 

Niveau féminismes, il y a de tout. On ne tombe pas dans le mainstream ou la facilité (qui serait de se centrer uniquement sur le féminisme blanc, cisgenre, hétéro…), et ça, ça nous plait. L’ambiance sombre et colorée. L’écho aux actualités. Les références à la pluralité des sujets développés par les féminismes. Sans pour autant exiger des connaissances précises et pointues dans ces domaines pour résoudre les énigmes.

Certes, nous n’avons pas déniché toutes les reliques. Mais il faut dire que nous étions 6 là où la jauge permet d’aller jusqu’à 12 participant-e-s. On s’en fout, on a passé un bon moment dans cet Escape Game « Le féminisme expliqué aux extraterrestres » et on est sorti-e-s avec l’envie de recommencer, sur un créneau plus large. Avis aux créateur-ice-s de scénarios…

 

 

 

Célian Ramis

8 mars 2020 : La Révolution !

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« Le 8 mars, on ne veut pas des bons de réduction mais la révolution ! », scandent les militantes du collectif Nous Toutes 35, en cette Journée internationale de lutte pour les droits des femmes.
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« Le 8 mars, on ne veut pas des bons de réduction mais la révolution ! », scandent les militantes du collectif Nous Toutes 35, en cette Journée internationale de lutte pour les droits des femmes. Dans le contexte politique déplorable que nous vivons actuellement, l’événement est galvanisant et électrisant. Ce 8 mars 2020 marque l’accroissement de luttes qui convergent vers une égalité réelle entre les individus. Contre l’invisibilisation et le rejet des personnes en raison de leur couleur de peau, de leur sexe, de leur identité de genre, de leur handicap, de leur orientation sexuelle, de leur âge. Contre les normes restrictives qui isolent les populations précaires. Contre le patriarcat, le capitalisme et le colonialisme qui encouragent l’exclusion, la division, les violences sexistes, sexuelles, racistes, LGBTIphobes et handiphobes. 

Faut-il encore rappeler à quoi sert le 8 mars ? Oui, il le faut. Car on voit toujours écrit et on entend toujours parler de la « journée de la femme ». La femme unique n’existe pas. On ne peut parler des femmes qu’au pluriel. Oui, la création d’une journée internationale des femmes est l’idée d’une femme, Clara Zetkin, qui en 1910 la propose lors de la conférence internationale des femmes socialistes.

Cette journée est envisagée dans une perspective révolutionnaire, comme le rappelle le site dédié 8mars.info. En 1917, c’est la grève des ouvrières de Saint Pétersbourg qui va l’ancrer à la date qu’on lui connaît aujourd’hui, même s’il faudra attendre la fin de la Seconde guerre mondiale pour qu’elle se propage à travers le monde.

Les Nations Unies reconnaissent officiellement le 8 mars comme Journée internationale des femmes en 1977. La France attend 1982… C’est un événement militant qui commémore les luttes féministes passées, dénonce les inégalités et discriminations qui persistent aujourd’hui et rassemble les énergies pour construire le monde de demain. Un monde qui doit être inclusif et solidaire.

Alors non, on n’offre pas de fleurs à une femme ce jour-là et on ne compare pas le 8 mars à la Saint-Valentin ou à une autre fête commerciale. Les militantes féministes déconstruisent les rapports de domination créés, garantis et transmis par les sociétés patriarcales, capitalistes et coloniales. Les femmes ne sont ni des objets ni des marchandises. Encore moins des êtres inférieurs, faibles et fragiles.

REVENDICATIONS D’HIER ET D’AUJOURD’HUI

Elles le clament haut et fort. À l’année. Et le 8 mars, on les entend plus que jamais car elles unissent leurs forces, elles unissent leurs voix. Leurs colères sont nombreuses et résonnent dans les chants, les danses, les slogans, les pancartes et l’ambiance qui rythment et animent la manifestation. Leurs espoirs et leurs ambitions sont communicatives et dynamisantes.

Les féminismes sont évolutifs et constamment en mouvement. On parle de vague mais au-delà de ça, les militantes affrontent les levers de boucliers et les résistances conservatrices face à leurs revendications et à leurs avancées qui on le rappelle sont conquises et jamais acquises, toujours menacées par l’esprit rétrograde ambiant des privilégiés refusant la remise en question.

Du droit de vote au droit de se disposer librement de son corps, en passant par le droit d’avoir un chéquier et un compte bancaire sans l’autorisation du mari, le droit de divorcer, le droit à la contraception, le droit à l’avortement et autres, les combats ont été nombreux au siècle dernier et poursuivent des luttes déjà engagées par d’autres militantes, à travers le monde entier.

Les paroles autour des violences systémiques se multiplient. Réappropriation du corps, réappropriation de l’espace public, réappropriation des savoirs… Les femmes réclament à juste titre le droit d’exister et d’être qui elles sont et font savoir qu’elles comptent bien l’obtenir par elles-mêmes. Elles sont des individus à part entière et comme chaque être humain, elles sont complexes et ne peuvent être réduites à un corps-objet.

« Cela a déjà commencé dans le cinéma, dans le sport, dans les collectifs intersectionnels, dans les syndicats, les associations, les associations de précaires, de parents. Poursuivons nos efforts, élargissons nos alliances. Nous en appelons à l’indulgence et la solidarité. Nous ne sommes pas que des femmes qui osons prendre la parole aujourd’hui, nous sommes des personnes à part entière et complexes. Cette manifestation à l’image de la révolution, nous la voulons réellement pour tou-te-s, peu importe son identité de genre, peu importe les vêtements qu’on porte, notre lieu de naissance, avec un voile, un tailleur, une mini jupe, en fauteuil, à pied. Et pour toutes les personnes qui subissent d’autres systèmes d’oppression et d’exploitation. Le patriarcat, le colonialisme et le capitalisme s’alimentent ensemble et nous devons les combattre ensemble. », lance le collectif Nous Toutes 35, avant le départ du cortège.

À Rennes, plus de 5000 personnes ont répondu à l’appel du « 8 mars : on arrête toutes » et se sont rassemblées à République, dans la manifestation organisée par le collectif Nous Toutes 35. Un vent de liberté a vite soufflé fort entre les bouches de métro et sous les arcades, où les militantes ont repris des chants révolutionnaires dont « Un violador en tu camino », hymne crée par le collectif de femmes chiliennes Las Tesis à l’occasion du 25 novembre dernier, journée internationale de lutte pour l’élimination des violences faites aux femmes.

NE PLUS SE TAIRE

Depuis plusieurs mois, les témoignages s’accumulent. Il y a l’actrice Adèle Haenel qui porte plainte contre le réalisateur Christophe Ruggia pour agressions sexuelles et harcèlement sexuel lorsqu’elle avait 15 ans, il y a la patineuse artistique Sarah Abitbol dénonce les viols commis par son ancien entraineur Gilles Beyer, il y a Vanessa Springora qui raconte dans son livre Le consentement sa relation toxique avec l’écrivain Gabriel Matzneff, il y a Giulia Foïs qui témoigne de son viol subi il y a 20 ans.

Bien sûr, il y en a d’autres. Et puis, il y a un décompte. 149 femmes assassinées en 2019 par leur conjoint ou ex conjoint. Non pas par amour ou par passion. Comme le rappelle un-e manifestant-e brandissant sa pancarte à République : « Le sexisme TUE. Le racisme TUE. L’homophobie TUE. La transphobie TUE. » Non loin de là, une autre pancarte rappelle également que des prostituées trans sont également assassinées dans l’indifférence la plus totale : « Jessyca Sarmiento, on pardonne pas, on n’oublie pas. »

Le 8 mars, Awa Gueye, membre du collectif Justice et Vérité pour Babacar Gueye, prend la parole pour ne pas qu’on n’oublie que son frère et d’autres personnes racisées sont mort-e-s en raison de leur couleur de peau. En raison du racisme d’état, impuni par la Justice.

« Je suis une femme. Si je suis là aujourd’hui, c’est en tant que mère pour cette manifestation sur les droits des femmes. Je suis là aussi en tant que sœur de Babacar Gueye, assassinée à Maurepas à Rennes, le 3 décembre 2015. Je suis là avec le collectif Justice et Vérité pour Babacar. On est nombreuses, en tant que familles de victimes. On est plusieurs femmes qui luttent contre les violences policières, contre le racisme d’état. Je suis là en tant que femme noire. Mon frère a été assassiné parce qu’il est noir et c’est du racisme d’état. L’état français est raciste. La manière dont ils ont assassiné mon frère, c’est pas normal. Parce qu’une personne qui fait une crise d’angoisse mérite d’avoir du soutien, il mérite d’avoir de l’aide mais c’est pas le cas de Babacar. Babacar il avait 27 ans quand on l’a assassiné de 5 balles. Le policier qui a assassiné mon frère a demandé une mutation dans une autre commune, on l’a muté dans une autre commune. »
a-t-elle déclaré haut et fort. 

LA HONTE DOIT CHANGER DE CAMP, ET VITE !

La veille, à Paris, une Marche féministe nocturne était organisée. Pour revendiquer le droit des femmes d’être dans l’espace public de jour comme de nuit. Sans craindre d’être agressées, harcelées, violées, frappées. Sans craindre les menaces et les rappels à l’ordre. La manifestation s’est clôturée par l’intervention des forces de l’ordre qui ont chargées et interpellées violemment des militantes féministes.

La honte doit changer de camp. « Distinguer Polanski, c’est cracher au visage de toutes les victimes. Ça veut dire : « Ce n’est pas grave de violer des femmes. », a dit Adèle Haenel au lendemain de la cérémonie des César qui a le 28 février dernier remis le prix de la meilleure réalisation à Roman Polanski.

Elle se lève, avec la réalisatrice Céline Sciamma, et crie « La honte ! ». Son visage et ses paroles accompagnent la manifestation. Tout comme les visages d’Aïssa Maïga, actrice, Megan Rapinoe, footballeuse, Lizzo, parolière et rappeuse, Anne Sylvestre, musicienne, Leslie Barbara Butch, DJ et activiste, Virginie Despentes, écrivaine et réalisatrice, Meryl, compositrice et rappeuse, Beyonce, musicienne, Paul B. Preciado, philosophe, Monique Wittig, rmancière, théoricienne et militante féministe lesbienne, et Sakine Cansiz, co-fondatrice du Parti des travailleurs du Kurdistan, assassinée en 2013. 

Il y a aussi le groupe des Femmes exilées de Rennes qui expriment leurs conditions de vie : « Nous femmes migrantes, exilées, sans papiers, nous manifestons pour dire égaux, égales, personne n’est illégale. On dit stop aux violences sexistes, sexuelles et racistes que nous demandons et demandons la régularisation de toutes les personnes sans papiers. Beaucoup d’entre nous fuient des violences qu’elles subissent dans leur pays. Des mariages forcés, des viols, l’excision, les guerres. Certaines sont mortes. Nous n’oublierons jamais. Pour arriver jusqu’ici, sur la route, beaucoup de femmes vivent des violences, parce qu’elles sont des femmes. La loi française devrait nous protéger. Les femmes victimes de violences sexistes et sexuelles n’obtiennent quasiment jamais d’asile politique pour avoir subi ces violences. Quitter son mari peut empêcher d’avoir son titre de séjour. La loi ne nous protège pas. Elle nous demande toujours plus de documents, de preuves. Quand tu n’as pas de papier, à qui te plaindre ? à qui dire que l’on est victimes de violences ? Une femme quand elle est sans papiers, c’est impossible d’aller à la police pour porter plainte. Beaucoup d’entre nous vivent dans des situations très précaires et n’ont pas de logements. On est donc souvent dépendantes des personnes qui nous logent. On vous laisse imaginer ce que l’on demande à certaines d’entre nous en échange d’un toit. C’est ça ou dormir à la rue, dans des squats. Les femmes qui dorment dehors, elles subissent aussi beaucoup de violences. Pour être indépendantes et libres, nous voulons toutes avoir des papiers, un logement, pouvoir travailler, pouvoir étudier. On veut se battre par nous-même ! Là-bas, ici, partout, on dit stop aux violences sexistes, sexuelles et au racisme. Merci ! »

D’autres associations, d’autres femmes, d’autres personnes viennent alimenter les réflexions de leurs témoignages, de leurs forces, de leur courage et de leur détermination, à l’instar du Collectif Lutte et Handicaps pour l’Egalité et l’Emancipation, Commune Vision, le collectif Braves, les militantes féministes kurdes ou encore le Collectif d’aide internationale inceste et pédocriminalité.

Evidemment, nombreuses sont les personnes présentes qui n’ont pas d’étiquette associative, politique et/ou syndicale. Elles manifestent à titre individuel, pour l’émancipation de chaque individu, pour l’émancipation de toutes les femmes. Pour que celles-ci soient entendues, crues et considérées.

« Pour gagner le rapport de force est nécessaire. Être toujours plus nombreux-euses à entrer en lutte, lutter ensemble, favoriser la solidarité entre et avec les plus précaires et les plus isolé-e-s d’entre nous. Le rapport de force doit être capable de changer le réel. »
conclut Nous Toutes 35.

LES RENCONTRES DES CULTURES FÉMINISTES

Après la manifestation, pendant laquelle chacun-e peut apprécier les collages et messages inscrits sur les murs et les trottoirs de la ville par le collectif Collages Féminicides Rennes, l’équipe organisatrice donnait rendez-vous à l’Hôtel Dieu pour les Rencontres des cultures féministes.

À l’intérieur, ça bouillonne. C’est joyeusement militant, encore une fois super revigorant en terme d’énergies. L’événement est fédérateur et créatif. Au mur, on découvre une carte particpative des lieux d’intérêts & ressources pour les femmes et/ou féministes et/ou LGBTIQA+. Plus loin, on peut sérigraphier à la peinture des photos comportant des slogans ou des images féministes.

Tout le long du couloir, il y a des stands avec des tracts, des infos à prix libre, des personnes faisant partie d’associations et de collectifs comme Commune Vision, Histoire du Féminisme à Rennes, le Collectif d’aide internationale inceste et pédocriminalité, Las Tesis, le groupe de Femmes exilées de Rennes.

Et des affiches en ornent les murs. Femmes racisées, femmes voilées, femmes en fauteuil, femmes blanches, en robe ou en pantalon, avec les cheveux courts ou longs, avec des poils apparents ou non. Elles se tiennent la main. « Parce que les institutions ont été conçues sur un modèle patriarcal et de classe dans lequel nous n’apparaissons qu’en incise ».  

Sans oublier les messages collés à différents endroits du lieu, comme dans les toilettes par exemple : « Tu fais ce que tu veux de ton corps, alors abstiens toi de toute remarque sur le corps ou la tenue des autres personnes. »

La bienveillance est de mise et les Rencontres des cultures féministes exigent le respect de chaque personne présente pour préserver un espace safe :

« Ici, on ne tolère pas les racismes, la transphobie, la grossophobie, le sexisme, le validisme, la putophobie, l’homophobie… Si vous êtes importunés par quelqu’un, vous pouvez vous adresser à une personne du SAPP (Service d’Auto Protection Pailletée) pour en parler, dire ce dont vous avez besoin. Si vous êtes témoins de ce genre de scène, on vous invite à intervenir et/ou nous prévenir. On veut pas faire d’espaces non mixtes mais on veut de la place parce que c’est notre journée, du coup, on compte sur l’attention des mecs cis hétéros dans cette soirée (et tous les autres jours). »

Un espace bibliothèque est installé également avec la Bibli féministe, les Impudentes et Sexclame, et des ateliers sont proposés. On peut assister aux lectures des Dangereuses conteuses qui racontent des histoires pour les petit-e-s et les grand-e-s, dessiner des sorcières ou préparer, apprendre et échanger des punchlines, avant de profiter du concert d’Underbreizh Vulvettes et du DJ set animé par Constance de Rosa Vertov.

On l’a déjà dit, ce 8 mars 2020 a été électrisant et galvanisant. Le militantisme est épuisant mais aussi joyeux. Cette journée internationale de lutte contre les droits des femmes a montré que les femmes étaient de plus en plus nombreuses à aller dans la rue manifester pour leurs droits mais aussi à inventer des slogans, chanter, danser, aller dans des événements pour s’informer, échanger, réaliser des collages, écrire, faire entendre leur voix. Et que les hommes étaient aussi de plus en plus nombreux à marcher à leurs côtés.

C’est inspirant. On peut crier notre colère en tenant la main (symboliquement ou non, tant que les personnes sont consententes) à nos sœurs de lutte, à nos adelphes. On peut découvrir des luttes, des formes de militantisme, des discours, des profils, vécus et expériences varié-e-s. C’est enrichissant. Et tellement enthousiasmant de se dire que ça, c’est un aperçu de ce qui se trame au quotidien, tout au long de l’année. La révolution !

Célian Ramis

Rokhaya Diallo : « Ne pas voir les couleurs, c’est un luxe »

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Le 21 janvier, la journaliste, autrice, militante antiraciste Rokhaya Diallo était à l’université Rennes 2, au Tambour précisément, pour échanger, dans le cadre des Mardis de l’égalité, autour de la thématique du corps.
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Le 21 janvier, la journaliste, autrice, militante antiraciste Rokhaya Diallo était à l’université Rennes 2, au Tambour précisément, pour échanger, dans le cadre des Mardis de l’égalité, autour de la thématique du corps, et particulièrement quand celui-ci sort du cadre normatif. Un cadre normatif imposé par les personnes dominantes, blanches, occidentales, cisgenres, hétérosexuelles, valides…

« Ne pas voir les couleurs, c’est un luxe. », explique Rokhaya Diallo qui souligne que pour les personnes racisées, voir les couleurs est justement une acuité qu’il leur faut développer pour survivre au quotidien. 

D’où l’introduction des podcasts de Kiffe ta racedans lesquels Grace Ly et elle, toutes deux animatrices de l’émission, demandent à leurs invité-e-s si ielles se situent sur le plan racial et si oui, comment : « C’est important de dire que quelque soit le groupe social auquel on appartient, on a un rapport situé à la race. Ensuite, on essaye de voir comment la question raciale est entrée dans leur vie. »

Comme de nombreuses personnes racisées, Rokhaya Diallo a découvert, en France, qu’elle était une femme noire à travers le regard des autres. Dans l’Hexagone, pays qui est le sien, elle le dit, elle a toujours été traitée comme une femme noire.

Penser que se situer, s’affirmer en tant que personne blanche ou en tant que personne racisée, n’a pas d’impact au quotidien pour soi et pour les autres, c’est nier le rapport de domination qui existe. Elle parle de processus :

« Noir-e, c’est une construction socio-historique liée à la domination. Noir ou blanc, c’est une altérité radicale qui permettait de justifier qu’on asservisse la population. Noir-e est un processus et non une description parce que les noir-e-s ne sont pas noir-e-s réellement, il y a une carnation très variée de la peau noire. Et les blanc-he-s ne sont pas blanc-he-s, on se rapproche plus du beige… »

Et souvent la valeur d’une personne croit et décroit en fonction de la clarté de sa peau. Plus la peau est claire, plus la personne est valorisée. Plus la peau est foncée, plus la personne est dévalorisée. Et l’Histoire a montré avec la théorie de la goutte de sang que les humains dominants pouvaient aller très loin : aux Etats-Unis, cette règle affirmait que quiconque avait ne serait-ce qu’un ancêtre d’ascendance africaine était considéré comme noir et pouvait donc être potentiellement réduit en esclavage.

LES AUTRES, LES NON-BLANC-HE-S

Rokhaya Diallo note également que l’on désigne les personnes racisées par des couleurs mais que l’on ne nomme jamais les blanc-he-s. « C’est la question de Qui a le droit de nommer ? Qui a le droit de réagir ? », interroge-t-elle. La couleur de peau sert à souligner que la personne n’est pas blanche. Soit pas dans la norme établie par un rapport de domination, qui subsiste encore profondément aujourd’hui. 

De même, « on ne décrit jamais la forme des yeux sauf pour désigner les personnes asiatiques. Et quand une minorité nomme la majorité et dit donc « blanc-he-s », on dit que les membres de cette minorité sont racistes. Il n’y a qu’à voir les réactions extrêmement hostiles qu’il y a eu lorsque Lilian Thuram a parlé des blancs. »

Elle le dit, le démontre et insiste : ne pas voir les couleurs est un luxe de privilégié-e-s. Un luxe qui dénote également une touche d’hypocrisie. D’un côté, on ne voit pas les couleurs. D’un autre, on interroge sans cesse les personnes non blanches sur leurs origines (réelles ou supposées). 

« Ça n’a aucun sens de ne pas voir les couleurs. C’est absurde. Peut-on être maquilleuse sans voir les couleurs ? Peut-on être coiffeur sans voir les couleurs ? Non. Nous, on ne peut pas se permettre de ne pas voir ce que ça implique dans le quotidien. »
déclare-t-elle. 

La militante en vient à aborder la question raciale d’un point de vue publicitaire, commercial. Pour elle, pas question de penser que les entreprises sont militantes, quand elles proposent des poupées Barbie racisées ou quand elles sortent un hijab de running, mais :

« Il y a des femmes musulmanes aussi veulent aller courir ou veulent à la piscine. Les entreprises ont des raisons commerciales, marketing. Comme Barbie. Je ne pense pas que ce soit la révolution féministe chez Mattel mais c’est important pour les petites filles, et les petits garçons, de voir des poupées handicapées par exemple. Ça n’empêche pas d’avoir un regard critique. Mais ça répond à des besoins. Tout le monde n’a pas le luxe de pouvoir boycotter une entreprise capitaliste qui traite mal ses employé-e-s. Encore une fois, c’est une question de privilèges. »

Elle rappelle la réalité par exemple des personnes noires qui ne trouvent pas en supermarché de shampooing adapté à leurs cheveux. Ou de produits cosmétiques adaptés à leurs teints. Il faut alors se tourner vers une boutique spécialisée, penser à s’y rendre puis s’y rendre. La charge mentale des personnes racisées est une question négligée, voire même méprisée.

SYMBOLES DE L’IMPENSÉ

Les inégalités sont profondes et restent encore largement impensées quand il s’agit de les regarder et de les analyser à travers la question raciale. Et des écarts se creusent quand certaines personnes médiatisées à outrance, à l’instar des Kardashian, s’approprient un héritage.

« La silhouette associée aux femmes noires était considérée comme vulgaire. La Vénus Hottentote a été étudiée même après sa mort, comme un corps anormal, comme un corps de cirque. Un corps qu’aujourd’hui les Kardashian essayent de reproduire. Et ça, ça leur rapporte de l’argent ! Elles en tirent des bénéfices alors que les femmes noires qui sont naturellement comme ça sont considérées comme vulgaires ! »

À la question « Est-ce là de l’appropriation culturelle ? », Rokhaya Diallo répond du tac au tac que « l’appropriation culturelle, c’est quand Kim Kardashian essaye de déposer le mot « kimono » comme original. Alors que tout le monde sait que « kimono » existe déjà et ce que ça désigne. »

L’exemple fait rire et sourire dans la salle. Mais finalement, elle pointe là une réalité qui existe et agit dans le quotidien, sans que l’on envisage sa violence, en tant que personne située dans la norme blanche occidentale. Tout comme elle avait souligné dans une émission la problématique du sparadrap, qu’elle évoque comme symbole de l’impensé.

« Les personnes non dominantes doivent sans cesse s’adapter. On prend la couleur du sparadrap comme acquise. Alors, on m’a dit « Oui, mais le sparadrap, il est pas vraiment blanc, c’est plus beige, plus foncé. » Oui, enfin le sparadrap il a quand même une teinte plus proche de la peau des blanc-he-s que de la mienne. Il y a le sparadrap mais il y a l’oreillette à la télévision, les collants, on dit « couleur chair »… ou même les chaussons de danse ! Les danseuses noires, elles teignent leurs chaussons en noir. Vous imaginez là encore le temps qu’elles y passent ? C’est du temps où elles ne dansent pas. Il faut sans cesse s’adapter, passer du temps à se renseigner, aller chercher le produit, colorer les trucs… Au CAP coiffure, ne pas savoir coiffer les cheveux crépus n’est pas un critère pour le diplôme. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que si tu as des cheveux crépus, peut-être que dans ton salon de coiffure, on ne va pas savoir s’occuper de toi. Qu’il va falloir te renseigner sur l’endroit où te faire coiffer, que ça va coûter cher, peut-être même finalement que tu vas pas être coiffé-e. Il faut habiter les grandes villes et mettre une logistique en place.», précise-t-elle. 

Pour son exemple du sparadrap, elle sera cyberharcelée pendant 15 jours. Parce que comme elle le dit, elle a fait exister sur la sphère publique un sujet qui n’avait jamais été traité. « Cette agressivité est liée par le fait qu’ils aient contraints de se positionner par rapport à ça. », précise l’autrice de La France tu l’aimes ou tu la fermes ?.

JUSQU’OÙ VA LA STIGMATISATION, LE MÉPRIS, LA MOQUERIE ?

Le corps non blanc est pensé et vu comme un corps hors norme. Pire, il est pensé et vu comme un corps qu’on peut habiter. Dont on peut se parer pour se déguiser. C’est bien là l’enjeu du blackface que Rokhaya Diallo tient à traduire en français par le terme barbouillage, soulignant ici l’ancrage de cette pratique - visant à se grimer pour ressembler aux personnes noires – en France (mais aussi en Europe, dans les pays esclavagistes).

« Quand on se déguise, on met un costume qui représente une profession ou une personnalité connue. On ne se déguise pas en autre humain. C’est là la manière la plus brutale de déshumaniser l’autre. On imite pour se moquer. On animalise, on décrédibilise une partie de la population. Et souvent dans des espaces où ces personnes sont minorisées. »
scande Rokhaya Diallo. 

Elle fait référence notamment au sketch « Le chinois » de Gad Elmaleh et Kev Adams : « Ils font un sketch en se déguisant et en se moquant alors que les personnes asiatiques sont complètement invisibilisées. Y a quasi 0 asiatique à la télévision française. C’est une dépossession de l’humanité des gens concernés et une dévalorisation de leur culture. »

Elle conclut son intervention dans le cadre des Mardis de l’égalité sur le titre de son dernier ouvrage Ne reste pas à ta place ! (sous-titré : Comment s’accomplir en ne faisant rien de ce qui était prévu). Un titre qui a pu déranger certaines personnes concernées, craignant qu’une injonction en remplace une autre.

L’autrice se justifie : l’intitulé n’a pas été voulu comme une injonction. « C’est un privilège que j’ai eu dans mon parcours. Et j’ai bien conscience que quand on appartient à un groupe opprimé, on n’a pas forcément la possibilité individuellement de s’extraire des injonctions et des oppressions. », poursuit-elle.

Le message, c’est de ne pas stigmatiser les personnes qui subissent une oppression, tout comme il est également très important, l’a-t-elle souligné précédemment dans son discours, d’arrêter de juger les femmes voilées en France et de leur ordonner d’ôter leurs voiles. Pour Rokhaya Diallo, il est important de célébrer « les victoires individuelles » et de « s’encourager les un-e-s les autres pour nos petite victoires. »

Sans se fixer des objectifs irréalisables, il est bon « de savoir que l’on peut avoir un impact chacun-e à son échelle. » Reconnaître ses privilèges en fait parti. Ainsi, une des premiers leviers que l’on peut actionner à titre individuel, c’est une remise en question autour de nos pratiques.

« Quand on est de gauche souvent on refuse de se poser des questions sur nous même, sur nos erreurs, sur nos fautes. La faculté à se remettre en question doit être intégrée. La gauche a besoin de revoir son histoire, c’est la gauche initialement qui était coloniale. », souligne-t-elle.

Il nous faut abandonner la rhétorique post-colonialiste et raciste. Celle qui consiste à vouloir penser « que la colonisation n’a pas eu que des mauvaise côtés… ». « On nous parle des routes mais qui a construit les routes dans le pays colonisés ? Pas ceux qui ont colonisé, je pense pas ! Les habitants n’en avaient pas les besoins, il ne faut pas inverser les choses. », resitue-t-elle dans le contexte.

Il y a aussi celle qui consiste à dire « Je suis pas raciste, je suis marié à une personne noire. » Rokhaya Diallo dégage cette absurdité avec une répartie bien sentie :

« Mais dans ce cas-là, ça veut dire qu’aucun homme hétérosexuel n’est macho ! Personne ne dit « Je suis pas sexiste, je suis marié à une femme ». Et quand l’exemple ne passe pas avec une femme, ça ne passe nulle part ! » 

Ecouter les personnes concernées. Ne pas stigmatiser. Réfléchir à nos pratiques et à nos privilèges. Se situer clairement. Cela constitue la base, la première marche. On peut aussi écouter les podcast de Kiffe ta race, suivre les événements organisés par des structures telles que déCONSTRUIRE à Rennes et même se rendre dans la bibliothèque de l’association. À nous de nous renseigner. À nous de faire le chemin. Pour être des allié-e-s et non des passeurs-euses de rapports de domination.

Célian Ramis

Le mythe de la démocratie raciale, au Brésil

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En France, l’éditrice Paula Anacaona traduit l'ouvrage "Empowerment et féminisme noir" et permet le 13 novembre la réunion du duo militant composé de Joie Berth et Djamila Ribeiro à Rennes, à l’espace Ouest France.
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Au départ, une étudiante en formation d’architecte et d’urbaniste au Brésil constate l’absence des femmes, noires ou autochtones, dans les programmes. Elle va alors s’intéresser aux questions raciales et aux questions de genre, et ses articles vont la mener à l’activiste et féministe brésilienne Djamila Ribeiro. Celle-ci coordonne une collection littéraire sur les féminismes pluriels et propose à Joice Berth de publier son essai, Féminisme noir et empowerment. En France, l’éditrice Paula Anacaona traduit cet ouvrage et permet le 13 novembre la réunion de ce duo militant à Rennes, lors d’une conférence à l’espace Ouest France.

Elle est architecte et urbaniste de formation, spécialisée en droits urbanistiques. À l’université, en 5 ans, elle n’étudiera que trois femmes. Parmi elles, aucune n’est noire ou autochtone. « Ça m’a amené à approfondir ma conscience raciale : ‘À quel point être une femme noire a un impact sur les chemins de la vie ?’. », explique Joice Berth.

Elle est la première personne de sa famille à terminer ses études et pour y parvenir, elle a dû cumuler deux emplois, tout en étant mère de quatre enfants. Encouragée par des amies féministes, elle se met à l’écriture d’articles qui pointent des sujets non abordés jusqu’ici : la situation des personnes noires sur le marché du travail, la situation des enfants noirs dans les écoles ou encore la situation des femmes noires dans leur vie affective.

Son travail est remarqué et la conduit à rencontrer Djamila Ribeiro qui lit et apprécie ses articles. L’activiste coordonne une collection littéraire pour laquelle elle écrit également. C’est ainsi qu’elle lui propose de rejoindre la collection et de publier son ouvrage, Féminisme noir et empowerment

METTRE À PLAT LA SITUATION

« Le Brésil est un pays construit à partir d’une action de colonisation. Lors de la période post abolition, il y avait besoin de l’émancipation réelle de ces peuples mais aucune politique (d’intégration, ndlr)n’a été instaurée. », souligne l’autrice. En revanche, la politique du blanchiment a, elle, bien été appliquée.

Elle démontre comment les pouvoirs en place ont voulu abolir la population noire de la société brésilienne. Notamment avec la loi sur les terres qui, en 1851, rend impossible l’accès aux terres transmises entre familles ou négociées politiquement. « Avant, les noir-e-s arrivaient à négocier mais à partir de là, c’est devenu impossible. La conséquence de ce processus : entre 100 000 et 150 000 personnes vivent dans la rue ou dépendent des logements publics et des centres d’accueil. Plus de 70% sont des personnes noires, des hommes mais aussi beaucoup de femmes. », précise-t-elle.

Autre entrave aux droits humains : il faut attendre 1950 pour que les noir-e-s entrent dans le système éducatif, la première Constitution fixant l’accès seulement aux citoyen-ne-s et excluant les anciens esclaves et leurs descendants de ce droit. Aujourd’hui, encore 40% des garçons noirs et 30% des filles noires abandonnent leurs études. Enfin, le code de conduite, ou code de posture, instaurait l’interdiction d’emplois pour les personnes noires, exceptés pour les emplois subalternes.

« C’est la main d’œuvre blanche européenne qui prenait les places. Pour les immigrés, les conditions étaient précaires mais ils avaient des boulots ! », s’indigne Joice Berth, rejointe par Djamila Ribeiro :

« Beaucoup de communautés européennes blanches ont reçu gratuitement des terres de la part du gouvernement. Les immigrés sont arrivés dans des conditions difficiles mais n’ont pas été réduits en esclavage. Les noirs représentaient le retard et avec le métissage, ils ont voulu faire disparaître ça. »

POUR UNE ÉMANCIPATION SOCIALE PROFONDE

L’activiste féministe parle de mythe de la démocratie raciale : « Parce qu’il n’y a pas eu d’apartheid, on fait croire qu’il n’y a pas de racisme. Mais si ! Et l’idée stéréotypée soit d’un pays violent, soit d’un pays du carnaval avec des femmes noires très sexualisées, finit par sortir à l’étranger. »

Les révoltes et luttes des personnes noires – comme des personnes autochtones – ont été rendues invisibles, signale Joice Berth :

« C’est une erreur de croire qu’il n’y a jamais eu de luttes noires au Brésil. Depuis le 17esiècle, les noir-e-s s’organisent.»

Et le féminisme noir n’est pas un appendice du féminisme hégémonique blanc. Le mouvement des féministes noires et le mouvement des femmes noires n’ont pas pour unique vocation de dénoncer des inégalités les concernant mais également de penser des outils d’émancipation et un nouveau projet de société « anticapitaliste, antisexiste et antiraciste. » 

Parce que, comme l’indique Djamila Ribeiro, les féministes blanches au Brésil « universalisent la femme à partir de leur réalité sociale, elles oublient les femmes noires et autochtones. On peut être opprimée en tant que femme et reproduire le racisme ou le classisme. Quand nous questionnons ça, on nous met à la place de celles qui veulent séparer les femmes. Ce sont le capitalisme et le racisme qui séparent les femmes. »

La lutte vise à briser toutes les hiérarchies sociales. Le concept d’empowerment doit alors être appliqué comme un processus visant à rééquilibrer le système qui jusqu’ici n’a créé des privilèges que pour certain-e-s. Et non pas pour servir une nouvelle stratégie marketing.

« C’est un outil qui doit permettre l’émancipation sociale profonde de ceux qui sont en bas de la pyramide sociale. », indique Joice Berth. Cela implique un renforcement économique et politique des femmes, qui sans ressources sont en prise aux violences masculines et patriarcales, mais aussi une dimension esthétique et psychologique. 

LA CONSCIENCE CRITIQUE EN ACTION

« L’identité est formée à partir du regard de l’autre mais quand l’autre est toujours blanc et occupe une place importante dans les normes de beauté, c’est difficile. Angela Davis dit qu’en allumant la télé au Brésil, elle a l’impression d’être en Finlande. Les noir-e-s, autochtones, LGBTIQ+ ne sont pas présenté-e-s dans ce qui est peut être beau et bon. Les femmes noires se sentent inférieures et pensent qu’elles n’ont aucune valeur personnelle. Elles souffrent du stéréotype de la sexualité débridée… Elles sont recherchées pour des relations sexuelles fugaces, cachées mais rarement pour des relations qui développent les deux personnes. », détaille l’autrice de Féminisme noir et empowerment.

Elle en arrive enfin à la dimension cognitive, concernant l’information et l’éducation, deux axes encore niés pour les groupes minoritaires au Brésil. Malgré une loi fédérale obligeant les enseignant-e-s à parler de l’Histoire afrobrésilienne et africaine, les moyens ne leur sont pas donnés pour le faire.

À l’école, « on apprend qu’un esclave, c’était une personne passive qui acceptait son sort. » Elle poursuit : « Au Brésil, il y a des personnes qui ne savent quasiment pas qu’elles sont noires et qui vont être contre les quotas ou les mouvements pour l’accès au logement. Cette aliénation est promue par le système éducatif qui n’apprend ni aux blancs ni aux noirs comment fonctionnent les relations raciales au sein du pays. »

Pour elle, pas de secret :

« Il faut mettre sa conscience critique en action. On a besoin de connaître notre Histoire et ce qui se passe aujourd’hui encore. »

 

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