Célian Ramis

Le combat bouleversant contre l'écocide vietnamien

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Marine Bachelot Nguyen retrace le combat que Tran To Nga poursuit à plus de 80 ans contre les firmes agro-industrielles responsables de l’épandage de l’agent orange au Vietnam, contaminant la population sur plusieurs générations.
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Coup de cœur assuré pour ce spectacle coup de poing écrit et mis en scène par Marine Bachelot Nguyen, joué le 14 avril au théâtre du Vieux St Etienne, au festival Mythos. Dans Nos corps empoisonnés, l’autrice retrace le combat que Tran To Nga poursuit à plus de 80 ans contre les firmes agro-industrielles responsables de l’épandage de l’agent orange au Vietnam, contaminant et condamnant la population sur plusieurs générations. 

Tribunal d’Evry, mai 2021. Tran To Nga a 79 ans et cela fait 6 ans qu’elle attend l’ouverture de ce procès intenté à l’encontre de 14 multinationales, semeuses de souffrances et de morts et représentantes de l’impérialisme occidental. Des millions de corps exposés et contaminés à l’agent orange, destiné à détruire le maquis et stopper la guérilla communiste lors de la guerre du Vietnam.

Un diabète de type 2, un cancer du sein, un cancer du foie… Son corps comme pièce à conviction, elle incarne l’ensemble des victimes dont le mal s’est répandu de génération en génération. Avec tout le talent qu’on lui connait, Marine Bachelot Nguyen tisse son théâtre documentaire au croisement de l’histoire personnelle de Tran To Nga et du drame collectif, humain et écologique, dû à l’épandage de l’agent orange. Entre fiction narrative et faits réels documentés, on embarque dans ce récit poignant et bouleversant.

UNE VIE D’ENGAGEMENTS

Sa vie entière est liée aux combats. Enfant lors de la guerre d’indépendance, ses parents intègrent la résistance. La mort de son père, l’arrestation de sa mère, son départ de Saïgon – seule – pour rejoindre son beau-père à Hanoï, sa rencontre avec la forêt, l’obtention de son diplôme de chimie… et puis son engagement dans la lutte contre l’impérialisme américain. Tran s’engage dans le Front National de Libération du Sud Vietnam, prend le chemin de la piste, rejoint le comité central, travaille pour l’agence de presse et termine agente de liaison avant d’être arrêtée, interrogée et torturée alors qu’elle est enceinte de 4 mois et déterminée à ne pas parler. Après la libération et le départ des soldats américains, Tran To Nga devient directrice d’une école de jeunes filles et n’en perd pas sa conscience politique et militante, désillusionnée par le renouveau du parti qui vient d’accéder au pouvoir.

C’est la période des guerres qu’Angelica Kiyomi Tisseyre Sékiné nous raconte minutieusement. Accompagnée d’images d’archives et de vidéo, elle décrit le paysage, l’engouement, la force et le courage, l’enthousiasme, la peur, le désarroi. Le climat de guerre, la tension mais aussi les joies, les liens qui se nouent, les vécus qui s’embrasent et s’entrelacent. Elle nous embarque avec elle dans les galeries souterraines, dans la forêt vietnamienne, on traverse le pays avec elle et ses compagnons d’unité, on vibre avec elle lorsqu’elle retrouve sa sœur, puis sa mère, on pleure la mort de son bébé, on craint les bombardements et puis on sent cette pluie gluante qu’elle reçoit sur les épaules et on sait que ce n’est pas un herbicide quelconque.

LE CHOC

Les feuilles tombent, puis les troncs, et enfin les racines. Tout est dévasté, la terre est devenue hostile, les eaux et les nappes phréatiques sont contaminées. Le vivant est détruit. Les vivants, aussi, à petit feu. « Le mal a commencé à faire son nid dans mon corps », dit la protagoniste dont le corps et l’état de santé qui se dégradent et se délitent sont « la preuve vivante de l’écocide ». La guerre ne s’est pas arrêtée en 1975 pour Tran comme pour les millions de victimes atteintes des syndromes inventoriés comme conséquences de l’agent orange. Le combat se poursuit depuis la France où elle agit, manifeste, fédère et milite, jusque dans ce tribunal d’Evry où elle s’entoure en pensée de toutes les femmes qui l’ont inspirée et accompagnée et de toutes les personnes pour qui elle se bat. Elle est vivante, clame-t-elle. On la trouve également courageuse, forte et digne. Ses paroles - de sa bouche ou de celle de la comédienne - croisent les mots de son avocat dont des extraits de plaidoirie sont restitués dans le spectacle. Le récit est puissant, porté à la fois par l’écriture de Marine Bachelot Nguyen et par le jeu d’Angelica Kiyomi Tisseyre Sékiné.

La trame narrative met en résonnance la vie d’engagement politique de Tran To Nga pour son pays et sa liberté avec le combat juridique et moral qu’elle mène. Tout est lié, certes, mais le spectacle fait jaillir l’évidence, la brutalité et la violence de tous ces événements. Ne reste plus que le choc et la sidération. Ainsi que l’admiration pour cette personnalité déterminée et inspirante mais aussi pour l’autrice et metteuse en scène et pour la comédienne. Un spectacle bouleversant.

Célian Ramis

Dégradé : la réalité des femmes de Gaza sur fond de conflits

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Ciné-TNB, Rennes
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Fortes, courageuses et sensibles, les femmes de Gaza sont au premier plan du film Dégradé, projeté en avant-première lors de Travelling, le 5 février dernier, au ciné-TNB.
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Peut-on parler de Gaza sans évoquer la guerre ? Pas tellement. Mais pour les frères Nasser, réalisateurs palestiniens, on ne peut pas non plus occulter les regards féminins trop souvent dissimulés dans le cinéma arabe. Fortes, courageuses et sensibles, les femmes de Gaza sont au premier plan du film Dégradé, projeté en avant-première lors de Travelling, le 5 février dernier, au ciné-TNB.

« On parle peu de la femme palestinienne, on la connaît peu. Souvent, on véhicule d’elle une mauvaise image : une femme qui n’a pas de point de vue. Dans les productions artistiques, il y a beaucoup d’hommes et on trouvait intéressant d’avoir un point de vue féminin. », explique Arab Nasser, réalisateur originaire de la bande de Gaza, venu à Rennes présenter son premier long-métrage, Dégradé, écrit et réalisé avec son frère jumeau. L’objectif de ce film ? « Montrer les femmes de Gaza telles qu’elles sont, de manière très claire, très fidèle à la réalité. », répond Tarzan Nasser.

HOMMAGE À LEUR MÈRE

Avant la projection, Arab se délecte d’une anecdote significative pour lui, à propos de sa mère, « une femme très belle, très simple, obsédée par la propreté de sa maison ». En juillet 2014, une nouvelle guerre éclate à Gaza. Pour la première fois en 26 ans, les frères Nasser vivent le conflit de l’extérieur.

Menacés de mort par le Hamas dont ils dénoncent la tyrannie dans un court-métrage, ils ont du quitter leur territoire – vivant désormais en France – et sont alors en Jordanie pour tourner Dégradé. Les contacts avec l’intérieur de la ville sont compliqués. Ils réussissent malgré tout à établir une connexion Skype avec leur mère, installée dans un camp de réfugiés.

« Elle était magnifique mais elle était essoufflée. J’entendais les bombardements, les tirs, les explosions. Je pensais qu’elle avait peur. Je lui ai donc demandé pourquoi elle était essoufflée et elle m’a dit avec un grand sourire qu’elle était en train de nettoyer les escaliers. »
se souvient-il.

Il poursuit : « Elle m’a ensuite dit quelque chose que je n’oublierais jamais. Elle a dit ‘Y a la guerre dehors, qu’est-ce que tu veux que je fasse ? S’ils bombardent la maison, on dira qu’on a retrouvé une magnifique femme dans une maison propre. S’ils ne bombardent pas, j’aurais une maison propre dont je peux profiter.’ »

GAZA AUTREMENT

C’est là tout le propos du film, qui a été l’an dernier présenté lors de la semaine de la critique du festival de Cannes, et qui voyage à travers le monde, excepté à Gaza où il ne sera pas diffusé. Arab et Tarzan souhaitent parler de celles et de ceux qui peuplent cette petite ville à la population si dense (2 millions ½ de personnes sur 360 km2). Avant même de parler du conflit. Ou plutôt des conflits.

Dégradé offre alors la possibilité de découvrir Gaza autrement. À travers 13 femmes réunies plusieurs heures durant dans un salon de coiffure. « Le seul endroit où il pouvait y avoir autant de femmes en Palestine. Ou à l’intérieur d’une maison. », précisent les réalisateurs qui se saisissent d’un fait divers survenu en 2007 pour mettre leur message en lumière.

Une famille mafieuse kidnappe le lion du zoo et l’affiche clairement devant leur maison, signe de leur résistance et de leur pouvoir. L’animal volé servira d’excuse au Hamas qu viendra à bout de cette famille. Les frères Nasser imaginent alors : et s’il y avait eu un salon de coiffure de l’autre côté de la rue ?

PORTRAITS DE FEMMES

Il y a la divorcée amère, la religieuse, la gérante russe, l’assistante amoureuse d’un mafieux, la droguée, la jeune fille, la future mariée, la femme enceinte, la fille, la sœur, la belle mère acariâtre, la mère asthmatique et la divorcée soulagée. Chacune représente une catégorie de femme bercée par ses illusions, ses rêves, ses espoirs, ses faiblesses, ses déceptions.

« À l’international, le conflit est connu. On introduit souvent les mêmes sujets et on a l’impression que les internationaux ne comprennent pas bien les palestiniens. Ils subissent l’occupation et la guerre mais ils ne sont pas différents des autres gens dans le monde. »
souligne Arab, après la diffusion du film.

C’est ce qu’il tend à montrer dans les discussions de ces femmes, différentes les unes des autres et pourtant embarquées dans la même galère.

Ce jour-là, dans le salon de coiffure, il est question d’amour, de jalousie, d’impuissance sexuelle, de drogue ou encore de religion. Des problématiques qui traversent les frontières et les milieux sociaux. Elles sont là pour se faire coiffer, épiler, maquiller, laver. Ou simplement pour accompagner une autre femme.

Et autour de leurs conversations se tisse le lien vers l’extérieur, vers une situation complexe dont elles parlent tantôt avec lucidité, tantôt avec naïveté. Des réflexions qui évoquent l’occupation israélienne mais aussi les conflits internes que connaît la Palestine avec la prise de pouvoir du Hamas à Gaza et la résistance de certaines familles mafieuses.

COMME TOUT LE MONDE ?

Arab Nasser insiste quant à l’universalité de l’histoire racontée : « Il y a toujours un drone israélien au dessus de nos têtes mais on reste une société qui va de l’avant et qui essaye de rire de cette situation. Ici, on a voulu peindre un portrait social d’une société féminine gazaouie avec des archétypes des problèmes rencontrés et des femmes. On est tous comme ces femmes. On raconte nos histoires personnelles, on ment, on rit, on est hypocrites… C’est notre histoire à tous. »

Néanmoins, les jumeaux, diplômés des Beaux Arts de Gaza, l’école de cinéma n’existant pas, tout comme les salles de cinéma, détruites un an avant leur naissance -, n’écartent pas la guerre de leurs propos. Elle est prégnante, omniprésente, quotidienne. Dans le film, elle s’exprime par les sons extérieurs, l’histoire se déroulant en huis clos dans le salon afin de maintenir fixe le regard porté sur et par les protagonistes.

Petit à petit, les bruits prennent une place de plus en plus importante. Un générateur électrique, des 4x4 qui démarrent rapidement, des tirs, des bombardements. Et plus ils envahissent l’espace du film, plus la lumière diminue. Et plus l’angoisse s’intensifie.  « D’où le nom Dégradé. En référence à la coiffure mais aussi à la dégradation des sons et des lumières. Gaza est tout le temps submergée par les sons, les gens se parlent d’un immeuble à l’autre, les marchands de fruits et légumes ont des mégaphones, et en plus il y a la guerre avec les drones, les avions, les tirs, on voulait en rendre compte », justifie Arab.

LA RÉSISTANCE AVANT TOUT !

Les frères Nasser réussissent le pari de montrer le quotidien de Gaza, de dénoncer les forces armées qui en ensanglantent les rues – aussi bien l’armée israélienne que le Hamas – tout en se concentrant sur ces femmes, qui subissent les conséquences de ces guerres, dépeintes dans les médias comme dures et sans opinion. Au contraire, Dégradé est une opportunité de leur rendre hommage et d’expliquer que la dureté des conflits favorise le blindage de l’esprit. Dans le salon, elles se dévoilent telles qu’elles sont et telles qu’elles agissent, au delà de l’esprit conscient que la mort borde leurs journées.

Fières, courageuses, caractérielles, sensibles, elles détiennent toutes en leur fort intérieur des blessures mais aussi et surtout des âmes de résistantes :

« Depuis 1948, elles ont toujours été en résistance. Elles recherchent la vie ! L’acte du maquillage, de la coiffure, etc. peut paraître dérisoire mais c’est déjà un acte de résistance. ».

Le premier long-métrage d’Arab et Tarzan Nasser, dont la sortie est prévue le 27 avril prochain, est déjà un chef d’œuvre, loin des clichés et des polémiques religieuses dont se régalent les médias depuis de nombreuses années. Les jumeaux nous donnent à voir le quotidien de ces femmes par le trou de la serrure pour qu’apparaisse enfin la vision plus large de la réalité de Gaza, le salon en étant la métaphore vibrante. Pour la gent féminine, c’est le double enfermement.

 

NB : Petite pointe de fierté régionale, Dégradé est co-produit par la société rennaise .Mille et une films et la post production a été réalisée par les rennais d’AGM Factory. Aussi, il bénéficie du soutien de la région Bretagne et du Breizh Film Fund.