Célian Ramis

Pour une assemblée théâtrale poélitique

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Le Manuel d’AutoDéfense À Méditer est officiellement lancé, après deux mois de résidence aux Ateliers du Vent à Rennes et une immersion auprès des féministes musulmanes de l’association Al Houda.
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Le Manuel d’AutoDéfense À Méditer est officiellement lancé ! Après deux mois de résidence aux Ateliers du Vent à Rennes et une immersion auprès des féministes musulmanes de l’association Al Houda, la metteuse en scène, Hélène Soulié, en lien avec la sociologue et ethnographe Aurélie Marchand, a présenté le 3 juin dernier le premier volet de MADAM, J’ouvre les yeux sur ta bouche.

Le titre est temporaire. Peut-être. Parce qu’au fil du processus de création, un sous-titre se profile. « Est-ce que tu crois que je doive m’excuser quand il y a des attentats ? » se veut plus percutant, selon Hélène Soulié. Fascinée par l’influence du contexte et des lieux sur la parole, elle questionne « comment on parle, comment on peut encore parler et comment on peut mettre des mots sur des maux. On est constitué-e-s de phrases que l’on entend, comme « t’es nulle en maths » par exemple. On est constitué-e-s de phrases, de discours, de choses que l’on se dit à soi. »

C’est lors d’une résidence à La Chartreuse (Centre national des écritures du spectacle) à Villeneuve lez Avignon que le projet MADAM va éclore dans l’esprit de la metteuse en scène qui travaille alors à l’adaptation du roman de Lola Lafont, Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce.

« C’est un texte qui parle beaucoup des femmes et du fait de dire non. Non, comme premier signe d’émancipation. J’ai relu alors ma bio féministe et ça m’a déprimé. J’avais aussi pris Non c’est non d’Iréne Zeilinger et ça c’était assez enthousiasmant. J’étais là-bas avec une autrice, Magali Mougel, et il y avait aussi Marine Bachelot Nguyen. On a beaucoup discuté. On a réalisé qu’en tant qu’artistes, au lieu d’être dans la plainte, on pouvait voir ce qui est bien : nous, on est là. On est des artistes, on est des femmes, et on agit. », raconte-t-elle.

Cet esprit d’empowerment va alors nourrir l’idée d’une création hors-norme, basée sur des groupes de femmes développant des stratégies pour être visibles et entendues.

UN CADRE AMBITIEUX

Rencontrer, relayer, faire entendre les voix de celles qui se réunissent et rendre compte de ce qu’elles mettent en place. Et parce qu’en France et ailleurs, des cours d’auto-défense féministe éclosent, le projet sera un Manuel d’AutoDéfense À Méditer en six chapitres « poélitiques », avec une distribution « 100% meufs ». À chaque volet, sont associées une autrice, une actrice et une experte (sociologue, chercheuse, philosophe…).

Car la forme est aussi ambitieuse que le fond : chaque chapitre est décliné en une assemblée théâtrale, comprenant une performance basée sur des récits de vie, un apport scientifique conférencé et un débat public. Le 3 juin sonnait l’heure de la restitution de la résidence entamée deux mois plus tôt, dans le cadre du cycle de 4 résidences en containers, « Du quartier vers l’ailleurs », élaboré par les Ateliers du Vent.

Face aux marches de la Place des containers, Lenka Luptakova, parée d’un pantalon bleu, une chemise blanche et un foulard rouge, déclame en chantant en français, puis en arabe, un verset du Coran. La première parole du texte sacré. « Lis ». Originaires de Casablanca, Angers, Damas, Rennes ou encore Tanger, elles sont françaises, musulmanes, féministes :

« On va tous les dimanches matins à la mosquée. Les maris gardent les enfants pendant qu’on étudie les textes sacrés. De 5 ou 6, on se retrouve presque avec toute une classe. »

Les voix des femmes de l’association rennaise Al Houda, passées fidèlement sous la plume de Marine Bachelot Nguyen, s’élèvent au-delà de la comédienne.

DÉPLACER LES PRATIQUES ET LES MENTALITÉS

« La rencontre a duré une dizaine de jours. On a rencontré les femmes d’Al Houda, sur une proposition de Marine, individuellement et collectivement. Moi, je venais avec mes a priori, je n’ai pas d’amies musulmanes. Elles mènent des ateliers de danse, d’écriture, de spiritualité. Elles lisent le Coran, traduisent, interprètent et cherchent à comprendre. On s’est rendues compte qu’on faisait le même boulot. », se passionne Hélène Soulié, rejointe par Lenka Luptakova :

« On est dans l’adaptation. Elles aussi elles adaptent leur religion selon leurs vies, leur conscience. Elles ne définissent pas des règles globales applicables à toutes. C’est chacune qui choisit. Dans l’association, ce n’est pas un problème de penser différemment. »

La manière de procéder, de l’immersion à la restitution volontairement effectuée sur l’espace public, et la singularité de cette cartographie des espaces féminins, obligent les protagonistes du projet à « se déplacer dans nos façons de faire théâtre » et profitent au public qui a alors les cartes en main pour déplacer son regard sur les sujets traités.

UN DISCOURS QUI DÉRANGE ET POURTANT…

Impossible de restituer ici l’ensemble des paroles. J’ouvre les yeux sur ta bouche est une réussite. Parce que ce premier chapitre est plein d’espoir et de garanties. Celles de rendre l’invisible visible. De donner à entendre les voix de celles que l’on entend rarement parce que la société préfère s’exprimer à leur place.

« Dès que j’ai le foulard, les gens changent de regard. Ils pensent que je suis soumise, aliénée, forcée par mon père ou mon mari, que je suis une victime, que je viens du bled et que je suis incapable de penser par moi-même. Il faut me l’arracher pour que je devienne une femme libre ? L’Islam est un océan et tout le monde patauge dans la même flaque. »

Les paroles des membres d’Al Houda sont saisissantes et éclatantes de vérités. Ce discours dérange parce qu’il met à mal les idées reçues, les arguments des politiques sécuritaires bâties sur fond d’islamophobie et la pensée de certaines féministes occidentales qui reproduisent ici les systèmes de domination dont elles essayent pourtant de s’émanciper. Mais l’émancipation n’a pas un modèle unique :

« Les féministes institutionnelles disent qu’on vient abolir les avancées, qu’on vient pour retourner en arrière et qu’on est des dangers pour les françaises. Moi aussi je suis française et je suis sûre qu’on est d’accord sur plein de choses. Mais elles sont bloquées sur notre foulard. » Rappelons qu’Al Houda n’est pas une réunion de femmes voilées mais défend la liberté de chacune à pouvoir choisir de porter le foulard ou non.

Laïcité, attentats, stigmatisation mais aussi respect, non jugement, liberté. MADAM#1 nous rappelle que le tableau n’est jamais tout noir ou tout blanc. La complexité de la situation est mise en lumière et en voix, puis remise dans le contexte et dans la perspective du quotidien par la chercheuse doctorante en sociologie à Strasbourg et militante féministe Hanane Karimi.

Les exemples de stratégies utilisées par différents groupes de femmes musulmanes démontrent l’importance de l’auto-émancipation et la puissance de leurs capacités à agir, loin de l’image infantilisante véhiculée par les médias et politiques. Ainsi, dans les mois et années à venir, viendront s’écrire les cinq prochains chapitres du Manuel qui bruisseront au son des voix des basketteuses, des street artists, pour sûr, et peut-être des soldates, des prostituées ou encore des motardes.

 

Célian Ramis

Looking for Alceste, enquête sur les misanthropes modernes

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Théâtre de l'Aire Libre, Saint-Jacques-de-la-Lande
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Qui sont les misanthropes d’aujourd’hui ? Ces individus qui, selon la définition, détestent et méprisent le genre humain, Nicolas Bonneau nous les raconte, entouré de deux musiciennes de talent, Fannytastic et Juliette Divry.
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Qui sont les misanthropes d’aujourd’hui ? Ces individus qui, selon la définition, détestent et méprisent le genre humain, Nicolas Bonneau nous les raconte avec son écriture et sa singularité, entouré de deux musiciennes, Fannytastic et Juliette Divry, et en compagnie du plus fascinant des misanthropes que la langue de Molière ait connu. Et c’est au théâtre de l’Aire Libre, à St-Jacques-de-la-Lande que l’artiste a dévoilé sa nouvelle création, Looking for Alceste, les 2 et 3 mars.  

De son enfance durant laquelle il jouait avec un copain dans une cabane à sa fête d’anniversaire pour ses 41 ans, en passant par sa rencontre avec Molière à l’atelier théâtre du lycée, par la chute du mur de Berlin et la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, Nicolas Bonneau tricote un spectacle puissant, aussi personnel qu’universel. Le conteur, comédien et auteur nous livre, à travers ses yeux d’enfant, d’adolescent et d’adulte quadra, un sujet qui traverse le temps et les sociétés.

Looking for Alceste, sa nouvelle création, est adaptée de l’œuvre de Molière Le Misanthrope ou l’Atrabilaire amoureux. Ça pourrait être chiant de replonger dans les classiques. Ça ne l’est pas. Car Nicolas Bonneau transpose la problématique posée par le dramaturge, dénonçant l’hypocrisie des hommes et femmes de la Cour, à notre époque actuelle, cherchant à comprendre qui sont les misanthropes modernes. Correspondent-ils encore à la définition philosophique qui en a été faite ?

Il semblerait que oui. La misanthropie survenant à la suite de désillusions profondes, et souvent violentes, de l’être humain, cet art n’est sans crainte pas en voie d’extinction. Le conteur ne se réfère pas à Platon et Socrate mais préfère moderniser la comparaison à l’amitié telle qu’elle est portée par les films de Claude Sautet, cinéaste des années 70.

« Je me méfie des petites lâchetés, des mesquineries, des manquements, des moqueries… », déclare-t-il, incarnant un personnage souvent blessé et trahi par ses ami-e-s. Mais je ne suis pas un ami irréprochable non plus. Pour mes 40 ans, j’ai décidé de prendre de la hauteur. »

À LA RECHERCHE DES ALCESTE

De là nait le misanthrope, au départ bercé d’illusions et d’espoirs en une Humanité qu’il voudrait voir blanche, la noirceur apparente le portant à la haine envers le genre humain. Bonneau, dans Looking for Alceste, ne va alors ni copier le personnage de Molière ni singer Luchini qui l’incarne et le modernise dans Alceste à bicyclette. Il part à la rencontre des personnes marginales, isolées de la société.

Tout comme dans Ali 74, le Combat du siècle, le comédien-auteur-conteur révèle sa force dans une écriture singulière, composée de tableaux et très proche du documentaire. L’artiste nous propose un sujet qui le touche et le fascine et nous embarque avec lui, nous guidant face aux divers personnages qu’il présente, que ce soit l’ancien reclus chez lui entre ses cartes, ses bouquins de philo et ses carnets intimes, l’ermite solaire et solitaire en symbiose avec la nature ou encore l’activiste investie dans la vie de la ZAD (zone à défendre) de Notre-Dame-des-Landes contre le projet d’aéroport.

Sans jugement ni leçon de morale, il raconte leurs modes de vie, leurs états d’esprit et des bribes de leurs parcours. Loin de l’image de l’être monstrueux qu’a pu attribuer la philosophie à la misanthropie, Nicolas Bonneau apporte un discours nuancé de gris dans cette vision manichéenne de la société et de l’humanité. Et on ne peut résister à dire que son spectacle est grisant.

LES FAIRE RÉSONNER

Et le créateur de Looking for Alceste ne se contente pas de nous restituer le contenu des entretiens réalisés lors de son enquête. Avec une pointe d’humour, il les met en scène, les incarne, les poétise, les met en parallèle des mots de Molière, ceux-là même qui « ont résonné en moi », qui ont rejoint « les mots que j’écrivais dans mon journal intime ».

Il crie alors son envie de liberté, d’être soi-même, d’oser être libre, en passant par le divan de la psychanalyse tout comme en s’asseyant dans un pré au cœur d’une société éphémère créée entre misanthropes qui bougent pour un monde supposé meilleur plutôt que de broyer du noir sans agir.  

Pour soutenir cette structure ambitieuse et insolite, Nicolas Bonneau s’entoure de deux musiciennes : Fannytastic, au piano et au chant, et Juliette Divry, au violoncelle. Et c’est là que la création tend à s’envoler vers le grandiose. Si la presse insinuait que le conteur passait dans la cour des grands avec Ali 74, il prouve ici que son talent ne s’arrête pas à une seule pièce et se déplace dans des formes qu’il ne cesse d’inventer.

PRÉSENCES IMPOSANTES

Les deux artistes imprègnent la scène de leur présence particulière, quasi divine, emprunte d’une aura aussi envoutante qu’intrigante et angoissante. Comme une mauvaise augure. Mais aussi comme une bouffée d’air frais, une respiration chaude. Signes de la tension dramatique, elles instaurent un climat baroque sur cette nouvelle œuvre de par le talent de la violoncelliste dont les notes graves flirtent avec la voix puissante et inattendue de la chanteuse.

Fannytastic dévoile son organe vocal que l’on pourrait comparer à celui de l’auteur-compositeur-chanteur américain Tom Waits et manie aussi bien les graves que les aigues à la manière d’une poupée désarticulée et automate. Et son souffle est comme le vent qui s’engouffre doucement dans les branches des arbres peuplant une forêt mystique et mystérieuse dans laquelle règne le calme et la solitude. L’accompagnement musical des cordes frottées ou pincées par Juliette Divry renforce cette atmosphère et fait résonner le texte de Nicolas Bonneau, écrit en collaboration avec Cécile Arthus et Camille Behr, comme une exergue.

Les artistes féminines travaillent de concert avec le conteur, formant ainsi un trio indissociable et indispensable à la beauté et force de la pièce. Chaque personnage est pourvoyeur d’une dose de misanthropie, plus ou moins exacerbée. L’œuvre est éclatante de vérités et Nicolas Bonneau le souligne au commencement de sa création : « Je dis toujours la vérité mais je ne dis pas toute la vérité. »

 

Nicolas Bonneau et Fannytastic présenteront une version acoustique de Ali 74, le Combat du siècle, le 22 avril (Ali acoustique : spectacle d’ores et déjà complet) à l’occasion du festival Mythos, qui se déroulera du 15 au 24 avril 2016.