Célian Ramis (ouverture avec Maryse Berthelot)

Poils et tétons : rien à cacher !

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Les poils et les tétons dérangent quand ils apparaissent sur le corps des femmes. Pourquoi ? Qu'en pensent les personnes concernées ?
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Couvrez ces tétons et lissez vos guiboles ! Soyez décentes, Mesdemoiselles et Mesdames. Un peu de « bon sens », bordel de cul ! Nos gouvernants l’exigent de vous. Conformez-vous. Et éduquez vos filles pour que dès à présent, elles adoptent une tenue républicaine.

Sortez du droit chemin, de ces prétendu-e-s « codes » et « réglementations » - invoqué-e-s pour clore une polémique, lancée accessoirement par nos dirigeants qui surenchérissent à leur propre connerie – et vous serez punies. WTF les gars ? Nos corps, nos choix !

Nous sommes en 1830. Eugène Delacroix vient de peindre La liberté guidant le peuple. Au centre de son tableau, entourée d’hommes, trône Marianne, dans le feu de l’action, une arme dans une main, un drapeau français dans l’autre. Elle est conquérante. Elle est puissante cette femme du peuple à l’allure de déesse grecque.

Nous sommes en 2020. Elle tourne la tête, interloquée par cet homme qui charge son fusil et le pointe dans sa direction : « C’est tenue correcte exigée ici. Range-moi ce nibard ! Et puis baisse le bras, sérieux, la touffe de poils accrochée à ton aisselle, ça fait dégueu. T’es pas une meuf ou quoi ? » Alors, Marianne rentre chez elle, la mine blafarde.

Elle enfile un vieux futal troué, un tee-shirt « Sans Hermione, Harry serait mort dans le tome 1 », monte sur les barricades en courant, brandi son bras, tend son poing en l’air, lève le majeur et crie « Liberté, égalité, sororité ! » 

Les femmes ont des tétons et des poils. Les hommes ont des tétons et des poils. Jusque là, tout va bien. Nous sommes bel et bien de la même espèce. Oui, mais quand on parle des hommes et des femmes, on aime bien jouer au jeu des 7 différences, histoire de légitimer la hiérarchisation existante.

Sinon les arguments misogynes et sexistes ne tiennent plus et ça, c’est franchement (pas) dommage. Ainsi, il a été décidé que le poil serait viril et, par conséquent, masculin. Le couperet tombe et rase les poils naissant sur le corps des femmes. Pour les tétons, c’est une autre histoire.

Car quand ils sont sur le corps d’une femme, ils cristallisent à eux seuls les deux figures féminines que l’on voudrait opposer : la mère et l’amante. Ce qui nourrit l’enfant dans les premiers mois de vie – ou années, ou jamais - alimente également le fantasme masculin et dans les deux cas, on exige que cela se passe dans l’intimité de l’espace privé. Les seins, il faut les deviner.

Entrevoir cette chair ferme et galbée, c’est - dans l’imaginaire collectif intégré par la majorité des individus - une mise en bouche pour ces Messieurs. Comment résister quand les tétons se mettent à pointer ou qu’on peut à travers le vêtement les voir se dessiner ? Il est plus facile de blâmer la femme considérée comme une tentatrice : qu’on la foute au bucher ! Non mais sérieusement ?

ÇA DÉRANGE, POILS AUX PHALANGES ?

Ils dérangent ces poils et ces tétons, voire ces poils aux tétons. On ne veut pas les voir sur le corps des femmes, sous peine de s’octroyer le droit de juger, d’insulter, d’harceler, voire de menacer et de punir, les personnes concernées. Début septembre, Mélanie poste sur Twitter une photo d’elle.

Elle reçoit pendant plusieurs jours des milliers de messages haineux et insultants. Sur la photo, on voit ses poils. C’est ça qui choque. C’est ça qui donne la gerbe. C’est ça qui, pensent ses assaillant-e-s, leur donne le droit de la menacer de mort. Nombreuses sont les réactions inverses, créant ainsi le mouvement #JeGardeMesPoils. Heureusement.

Mais dans la réalité, les femmes qui affichent et assument leurs poils sont encore minoritaires, par rapport au nombre de bouches qui condamnent et de doigts qui pointent ces dangereuses sorcières, ces traitresses de leur sexe et de leur genre ! Elles transgressent la norme, elles sont coupables.

Elles laissent sur leur corps ces poils qui poussent là, naturellement, sans qu’elles n’aient rien demandé mais sans qu’elles n’aient rien fait non plus pour les y empêcher. C’est barjot ? Oui, complètement. On vit dans un monde où ne pas s’épiler quand on est définie en tant que femme provoque un scandale.

On vit dans un monde où la plupart des femmes enlèvent leurs poils en pensant qu’il s’agit là d’une corvée ainsi que de temps (et d’argent) perdu. Elles le font parce qu’on leur a appris qu’il fallait en passer par là pour être une femme. Elles le font par conformisme d’abord, par habitude ensuite.

Elles le font parce que sinon, elles seront rappelées à l’ordre. Elles le font par peur d’être rappelées à l’ordre. Par peur de ne plus plaire. Parce qu’on leur apprend à plaire aux autres avant elles-mêmes. Et le poil, il ne plait pas.

Mais à qui est-ce qu’il ne plait pas ? À partir de quel moment demande-t-on aux personnes définies et perçues comme appartenant à la gent féminine de retirer cette pilosité ? Et pourquoi se permet-on de rejeter, jusqu’à la haine, celles qui s’écartent de l’idéal du corps glabre (dépourvu de poils) ? Un idéal imposé, rappelons-le…

TERRIBLE ADOLESCENCE…

Les tétons, et les seins plus largement, viennent également interroger notre perception du féminin, de la féminité. De ce que doit être une femme et quels comportements, physiques et sociaux, elle doit adopter en société, à savoir dans l’espace public. Elle doit être sexy, donc sans poils.

Parce que les poils sont considérés comme répugnants sur le corps d’une femme. Mais elle ne doit pas être trop sexy, donc sans tétons apparents parce que les tétons sont considérés comme excitants sur le corps d’une femme. D’un autre côté, ils sont aussi la source par laquelle peuvent se nourrir les bébés.

Quelle ambivalence alors face à ce sein si fantasmé et hypersexualisé, que l’on brandit et que l’on offre à la bouche du nourrisson ! C’est à en choper le tournis de constater la brutalité de l’effet provoqué par un allaitement en terrasse de café ou par un téton pointé sous un tee-shirt.

On pense que durant l’enfance, les différences entre les filles et les garçons ne sont pas perçues à travers le sexe (on se fourvoie, clairement, iels apprennent à les distinguer). La puberté accroit cet l’écart, créé par le regard de la société et des adultes. La voix qui mue, les poils qui poussent, les seins qui se développent, les menstruations, l’acnée… L’adolescence, c’est terrible. D’autant plus si notre corps ne se moule pas dans la norme de ce que doit être un homme et dans la norme de ce que doit être une femme.

Pour la première catégorie, la masculinité hégémonique exige une voix qui mue vers une tonalité grave et une peau qui se recouvre de poils. Pour la seconde catégorie, la féminité unique impose une peau lisse et douce et des seins fermes et galbés, assez gros de préférence, mais tout dépend de la décennie dans laquelle on grandit…

Que se passe-t-il dans la tête des filles quand elles découvrent que leurs seins poussent de manière aléatoire et anarchique ? Que leur poitrine ne se développe pas comme celles des copines ou comme celles des égéries des publicités et des magazines féminins ? Que ressentent celles qui ont principalement joué et trainé avec les garçons durant toute la primaire et qui, au moment même où apparaissent deux piqures de moustique sous le tee-shirt, sont envoyées sur la touche ?

Il n’y a qu’à voir Tomboy de Céline Sciamma ou lire Lily a des nénés de Goeff pour constater que les seins qui poussent sur le corps des filles sont motifs d’exclusion et de rejet. Elles ne peuvent plus faire partie de la bande de mecs qui jusque là les traitaient comme des copains.

Pourquoi les seins des filles et des femmes constituent-ils un prétexte de mise à l’écart, une source de débat et de discrimination et pourquoi complexent-ils celles qui les portent ? Les questions se bousculent et s’entremêlent au fur et à mesure que s’accumulent dans l’actualité des informations plus aberrantes les unes que les autres. 

UNE HISTOIRE SANS FIN…

Il y a les publications sur les réseaux sociaux censurées parce que l’algorithme décèle que les photos dévoilent soi-disant trop de peau nue et/ou des tétons. En août 2019, Le Télégramme relatait le combat de la photographe Stéphanie Rouprich dont les pages ont été supprimées par Facebook parce qu’elle y publiait ses photos de nu artistique.

Pour les contourner, il faut placer des caches sur les tétons et/ou faire pression en dénonçant massivement le procédé (et encore…). Et puis, il y a, en juillet 2020, ce sondage Ifop, réalisé pour Xcams auprès d’un échantillon de 3 000 français-es, sur le « no bra », le fait de ne plus porter de soutien-gorge.

Il révèle que pour 20% des interrogé-e-s « le fait qu’une femme laisse apparaître ses tétons sous un haut devrait être, pour son agresseur, une circonstance atténuante en cas d’agression sexuelle ».Traduction : elle l’a bien cherché ! Au même titre que si elle porte une jupe et/ou un décolleté et/ou qu’elle sort le soir dans les bars et/ou qu’elle s’alcoolise et/ou qu’elle rentre chez elle toute seule durant la nuit…

Il y a ce que les médias ont qualifié de « tétongate » : Anaëlle Guimbi est évincée de l’élection de Miss Guadeloupe (en vue de l’élection de Miss France 2021) pour avoir posé seins nus dans le cadre d’une campagne de dépistage du cancer du sein. Il y a aussi cette polémique qui nait le 20 août 2020 sur la plage de Sainte-Marie-la-Mer, là où deux gendarmes vont contraindre plusieurs femmes pratiquant le topless à mettre un haut de maillot de bain car cela choquerait soi-disant des enfants.

La gendarmerie parle de « maladresse » et explique que dans un souci d’apaisement, il a été demandé « aux personnes concernées si elles acceptaient de couvrir leur poitrine après leur avoir expliqué le sens et l’origine de leur démarche. » Face aux forces de l’ordre, difficile de s’opposer.

Mais pourquoi dans un souci d’apaisement, ne va-t-on pas discuter avec cette famille ou ne leur propose-t-on pas d’aller s’installer sur une autre plage en leur expliquant que le topless n’est pas interdit sur cette plage, puisqu’aucun arrêté municipal ne le précise, et donc que les femmes peuvent libérer leurs seins si elles le souhaitent ? Pourquoi se permet-on de « demander » aux personnes concernées de mettre un haut de maillot de bain ?

Demande-t-on aux hommes d’enfiler un tee-shirt sur la plage parce que des enfants sont choqués de voir leurs tétons ? La ville de Paris pourrait-elle juger indécent le fait qu’un homme à Paris-Plages porte un slip de bain qui lui moule le paquet (le règlement interdit les strings et les monokinis, jugés comme des tenues indécentes) ?

Non. Ce sont toujours les femmes qui pâtissent des regards et des jugements hétéronormés sur leurs corps et tenues. Le fameux male gaze, dont parlent notamment Céline Sciamma et Iris Brey dans le cinéma. 

TROP OU PAS ASSEZ… À QUI DE JUGER ?

On emmerde les femmes portant le burkini. On emmerde les femmes portant le monokini. Soit elles sont trop. Soit elles ne sont pas assez. Et même quand elles ne dévoilent pas entièrement leurs seins mais que ceux-ci sont confortablement installés dans un décolleté, on peut les juger trop présents, donc indécents et par conséquent, on interdira à la personne l’accès… au musée par exemple !

Sauf si elle accepte de mettre sa veste par dessus sa robe. C’est ce qui est arrivé à Tô’ – son nom d’utilisatrice Twitter – pas plus tard que le 8 septembre dernier à l’entrée du musée d’Orsay. Elle écrit dans une lettre ouverte :

« Je me demande si les agents qui voulaient m’interdire d’entrer savent à quel point ils m’ont sexualisée, obéissent à des dynamiques sexistes, et si le soir en rentrant ils estiment avoir été dans leur bon droit de ne pas respecter les miens. Je questionne la cohérence avec laquelle les représentants d’un musée national peuvent interdire l’accès à la connaissance et la culture sur la base d’un jugement arbitraire qui détermine si l’apparence d’autrui est décente. Je ne suis pas que mes seins, je ne suis pas qu’un corps, vos doubles standards ne devraient pas être un obstacle à mon droit d’accès à la culture et la connaissance. »

Voilà un discours qui s’applique également aux dirigeant-e-s d’établissements scolaires interdisant l’accès à l’enseignement aux collégiennes et lycéennes qui portent des croc tops, des jupes courtes et des shorts en raison de la potentielle excitation que cela pourrait provoquer du côté des élèves masculins…

Ainsi donc les filles et les femmes entraveraient les valeurs et le fonctionnement de la République de par les tenues qu’elles portent ou du soutien-gorge qu’elles ne portent pas. Le sujet est placé actuellement au cœur du débat. Mais c’est aux hommes que l’on demande de s’exprimer. Jean-Michel Blanquer, Emmanuel Macron, Alain Finkielkraut… Ce sont leurs paroles, leurs opinions, leurs conseils avisés qui en appellent au « bon sens » et à « la tenue républicaine », que l’on sollicite et que l’on répand dans la presse. 

Les femmes, encore une fois, n’ont pas voix au chapitre. Leur corps sont comme toujours étalés et jugés sur la place publique. Ils sont coupables ! Ils excitent les hommes avec leurs petits, moyens ou gros tétons ronds qui transpercent leurs hauts. Ils répugnent les hommes avec leurs poils drus, bouclés ou colorés qui s’affichent sous leurs aisselles, sur leurs jambes, leurs bras ou encore leurs pubis.

Elles n’ont pas choisi mais elles sont condamnées. Leur châtiment : intégrer l’idée que leur corps ne leur appartient pas et se soumettre en permanence aux injonctions paradoxales qu’on leur assaille depuis la petite enfance. Tout ça, en silence. Evidemment. Pourtant, ce sont bel et bien leurs voix qui devraient être entendues, qui devraient compter.

LE SOUTIF : DEPUIS QUAND ET POURQUOI ?

« J’ai dû commencer à en porter vers 12-13 ans je pense… Je n’en suis même pas sûre. C’est ma mère qui a pris l’initiative de m’en faire porter. C’était juste des soutiens-gorge sans armature. Après réflexion, ça devait sûrement être pour éviter qu’on me fasse des remarques ou qu’on voit les tétons qui pointent. » Camille, 25 ans.

« J’ai commencé à en porter à partir de la 6e/ 5eje dirais… Je crois que lorsque j’ai commencé à vouloir porter des soutiens-gorge, c’est parce que je souhaitais avoir de la poitrine. Clairement vu la petitesse de ma poitrine de l’époque, je n’en avais pas d’utilité physique. », Lise, 22 ans. 

« Au début, à mes 11 ans, parfois j’oubliais d’en mettre mais plus ma poitrine se formait, plus j’avais des remarques de mes copines de mon âge qui me disaient que je devais en porter. Par la suite, c’est devenu une habitude, une norme, je ne me voyais pas sans. Il faut savoir que toutes mes représentations féminines autour de moi en portaient un et critiquaient celles qui n’en portaient pas. » Audrey, 22 ans.

« Je ne sais plus bien exactement (quand j’ai commencé à en porter), au collège, je dirais, vers 13 ans peut-être. Je crois hélas que ça a été systématique, comme la majorité des jeunes filles aujourd’hui, on fait comme tout le monde, on ne se pose la question, c’est la normalité, on se sent devenir femme en portant cette camisole ! On parle plus aux jeunes filles de mettre un soutif que de leurs premières règles ! » Laura, 32 ans.

« J’ai commencé à la fin du collège, quand un garçon m’a dit qu’on voyait mes tétons à travers mon tee-shirt. »
Nina, 35 ans.

« J’ai porté des soutiens-gorge pendant environ 14/15 ans. Je me souviens qu’à l’époque du collège, c’était vraiment important pour l’image, d’avoir des bretelles de soutien-gorge visibles, qui dépassaient des débardeurs. C’est à ce moment que j’étais très heureuse d’avoir des brassières, puis de véritables soutiens-gorge. Sans nécessité autre que l’image que ça pouvait me renvoyer. D’ailleurs je ne me suis dit jamais posé la question de l’utilité, c’était simplement une étape vers « la vie de femme ». » Enthea, 30 ans.

« J’ai mis très longtemps à en porter : pré ado, adolescente, je n’avais que des très petits seins (bonnet A trop grand) et ne voyais donc pas l’utilité du « soutien ». J’ai dû commencer vers 17 ans. Ensuite adulte, j’en ai porté (mais avec de grandes difficultés pour trouver une taille adéquate et confortable – bonnets trop grands / molletonnés tout en ayant un tour de torse trop serré – brassières disponibles seulement pour enfants…) pour des occasions particulières : port de robes moulantes, de vêtements transparents, allaitement. Ce n’est que la pression sociale (camarades filles de l’école, du collège, du lycée) qui m’a poussée à demander à en porter, pour faire « comme les autres », pour m’intégrer.

Par exemple, à l’âge de 11 ans, j’ai été la seule fille à me présenter à la piscine uniquement en slip de bain lors du 1erjour des séances scolaires. Le haut du maillot bikini n’est pas un soutien-gorge en soi mais en l’occurrence il a cette fonction de cache seins. Ensuite, adulte, la pression de « conformité » a continué. Femme mariée, puis vivant en union libre, je mettais donc un soutien-gorge pour « remplir » les vêtements que je portais à l’endroit adéquat, pour ressembler à l’image que je pensais devoir montrer pour être une femme, mais seulement de façon ponctuelle quand le « flottement » était trop flagrant, tout en étant complexée, en attendant que le fait d’avoir des enfants « me les fasse pousser » (je sais c’est bizarre… Scoop : ça n’a pas fonctionné) » Béa, 56 ans.

« Au début de ma transition, ça me faisait plaisir de porter un soutif.»
Gwenn Loona, 43 ans.

« J’ai commencé à avoir de la poitrine tôt, environ en CM2. Ça ne me dérangeait pas mais je jouais beaucoup avec les garçons, je n’étais pas pudique sauf qu’un jour, on se déguisait et je me suis changée devant eux, sans trop penser au fait que je commençais à avoir des seins. Ils ont vu, ils étaient gênés donc ça m’a gênée aussi. Je me suis ensuite dit que si je portais un soutien-gorge, ce serait mieux. » Léna, 21 ans.

« Avec le traitement hormonal, j’ai eu une poitrine naissante à 18 ans. J’étais excitée de voir mon corps se transformer comme je le souhaitais. J’ai mis un soutien-gorge bien push up ! C’était un moyen de mettre en avant ma poitrine, c’est un symbole de la féminité. J’en rêvais depuis le début de mon adolescence, surtout que ma jumelle, elle, en portait. Du coup, j’en portais tout le temps sauf pour dormir. Le reste du temps, c’était inconcevable de ne pas en porter. Ça me légitimait en tant que femme. » Vanessa, 28 ans.

« Pour moi, c’était normal d’en porter. J’ai grandi, j’ai eu des seins, j’ai eu honte. Ma mère était seins nus sur la plage pourtant mais une fille m’a dit « Tu mets pas de soutien-gorge ? ». Finalement, on ne se pose pas de question la première fois qu’on enfile un soutien-gorge. Alors qu’il n’y avait pas d’injonction à ça dans ma famille. Je l’ai fait pour être comme tout le monde, pour être comme les filles de mon âge. » Eva, 25 ans. 

PASSAGE OBLIGÉ…

Pour notre enquête journalistique, nous avons interrogé 32 personnes concernées par les injonctions à l’épilation et au port du soutien-gorge (lire notre encadré sur le sujet). Sur l’ensemble des réponses, 100% des personnes ont indiqué avoir déjà porté un soutien-gorge, une brassière ou une bralette.

Lors de la puberté, majoritairement, pour les femmes cisgenres, lors de la transition, pour les femmes transgenres. Avec ou sans armatures, les répondant-e-s expliquent que ce geste, parfois attendu avec impatience lors de l’enfance, est souvent motivé par l’envie de « faire comme les grandes », par « mimétisme ».

Il peut aussi être « un mal nécessaire », selon les situations, comme en témoigne Loreleï, 42 ans : « J’ai une taille qui varie du 40 au 44. Mon soutien-gorge affiche 90D/E le plus souvent, même lorsque je descends à mon poids minimal, je reste à 90D. J’aurais aimé pouvoir ne pas porter cet accessoire qui trop souvent est inconfortable, même dans les grandes marques. J’ai essayé les corsets, les brassières, tous les modèles plus ou moins vantés pour leur confort. C’est malheureusement très onéreux pour un résultat aléatoire. Le poids de ma poitrine trop sensible se répercute sur les bretelles, générant du petit inconfort à la blessure (taches violettes, abrasions) car j’ai aussi la peau très sensible. Malheureusement, si je me passe de tout soutien, ma poitrine attirée par la gravité tire sur les tissus et mes seins deviennent douloureux au moindre mouvement. Je passe invariablement la fin de la journée les bras croisés, quasi sans bouger. »

Dans la plupart des cas, les jeunes filles semblent intégrer l’idée qu’enfiler un soutien-gorge est un passage obligé, non pas pour le confort et la santé, mais pour la symbolique qu’il représente : il est un des leviers qui nous propulse vers le statut de femme. 

ET LES POILS, MÊME COMBAT ?

Et qui dit femme, dit imberbe. Surprenant puisque la journaliste et autrice Morgane Soularue nous apprend dans son livre Cheveux et autres poils que « filles et garçons ont le même nombre de follicules pileux (petit trou sur la peau dans lequel le cheveu et le poil naissent. Toute notre peau ou presque en contient.) : 4 millions environ, placés aux mêmes endroits du corps. »

Ainsi, les cheveux apparaissent à la naissance et le reste de la pilosité survient à la puberté. Là, les hormones s’en mêlent : « Le corps des garçons produit plus d’hormones androgènes, comme la testostérone. Et plus on a de testostérone, plus on est poilu… »

Globalement, le corps des femmes compte moins de poils (toutefois, on sait qu’en raison du syndrome des ovaires polykystiques par exemple, une pilosité importante est susceptible de se développer) mais il en compte quand même. Problème : « Un peu tabous, les poils véhiculent un tas d’idées reçues. On a tendance à les associer à un manque d’hygiène, en particulier sous les bras, car on les croit responsables de la transpiration. »

Un argument que l’autrice dément immédiatement après. Toutefois, même si le poil n’a rien à voir là-dedans, la pilosité est genrée et le rasoir devient dès la puberté un autre levier nous propulsant vers le statut de femme (et qui nous fait payer plus cher, merci la taxe rose…).

Parmi les 32 répondant-e-s, 25 ont témoigné de leur rapport à leurs poils. Tout comme pour le port du soutien-gorge, 100% des personnes ont indiqué avoir déjà eu recours à l’épilation.

« Par peur du regard des autres. » Manon, 24 ans.

« Par souci esthétique et d’intégration. » Elodie, 25 ans.

« Je détestais les poils et j’avais l’impression d’être sale. Je l’ai ressenti (la pression, l’obligation à l’épilation) à mon adolescence et quand j’ai commencé à avoir des rapports sexuels. » Gaëlle, 39 ans.

« En y réfléchissant, c’était sûrement par mimétisme et parce que je me sentais obligé.e à cause de la pression de la société. » Ange, 24 ans.

« Pour faire comme tout le monde car je ressentais le regard des autres notamment au lycée et au collège. Ayant une maman qui ne s’épile pas, j’ai eu un modèle qui me disait « fais ce que tu veux » mais je n’ai pas compris tout de suite son message, j’avais honte quand elle levait les bras. Dès mes 13 ans, j’ai commencé à me raser les aisselles, les jambes, l’entrejambe. » Audrey, 22 ans.

« À l’adolescence, je me suis épilée les aisselles à cause des odeurs de transpiration. Entre 18 et 25 ans, je me suis épilée les jambes ou le sexe pour la piscine (pression sociétale) ou pour les relations intimes. » Sophie, 31 ans. « Au collège, j’avais des poils sous les bras. J’étais hyper fière et ma meilleure pote m’a prise à part pour me dire de les enlever. Je suis passée de la fierté à la honte. Je me suis sentie tellement bête. » Eva, 25 ans.

« Pour ne pas être stigmatisée, rentrer dans le moule. J’ai eu une puberté précoce. J’étais complexée et dans ma famille, il y a un tabou autour de la puberté. Je voyais ma grande sœur qui était tout le temps épilée alors j’ai commencé à le faire, en piquant ses outils. » Chloé, 29 ans.

« Une meuf au lycée m’a dit que ça la gênait. Je me suis épilée. Ma mère aussi me met la pression sur mes poils. Mais moi je les aime mes poils ! » Loona, 20 ans.

« J’ai eu un mec gros connard. Au lieu de me dire ce qu’il aimait ou ce qu’il n’aimait pas, il me l’a dit par texto, avec des émoticônes : Mouton – Ciseaux – Cochon – Aubergine – Abricot. Traduction : avec mes poils, je suis dégueulasse, une fois épilée, il pourra me baiser. » Elly, 30 ans.

Grande classe…

INJONCTIONS, INJONCTIONS, INJONCTIONS

Les réactions sont variées mais sans appel. Le kit de la féminité se compose de maquillage, d’un lisseur, d’un rasoir, de crème dépilatoire, de tampons, serviettes ou coupes menstruelles, d’un soutien-gorge avec ou sans armature ou encore une brassière… Et on le vend aux jeunes filles de plus en plus tôt comme en témoigne notamment Florence Braud, fin août, sur Twitter :

« Tu as 8 ans, tu mesures environ 128 cm, tu joues encore aux petites voitures et à la dinette, mais surtout, surtout, n’oublie pas de mettre ta brassière rose REMBOURRÉE pour ta rentrée en CE2 !!! #SexismePasNotreGenre. » Elle accompagne la publication d’une photo de la dite brassière rose rembourrée « Girls by Athena » et poursuit : « Sérieusement, c’est quoi l’idée ? Quel est le message envoyé aux gamines de 8 ans ? À quel moment une marque se dit que oh, et si on faisait complexer les fillettes qui n’ont pas de seins ? (Parce que oui, c’est bien connu, à 8 ans c’est important d’avoir des seins…). »

Quatre ans plus tôt, elle avait déjà rédigé un billet de blog sur le sujet et songe que dans quatre ans, il sera toujours d’actualité. La discussion s’anime sur le réseau social. De nombreuses femmes commentent, scandalisées elles aussi par le produit fustigé mais majoritairement, elles témoignent de la difficulté, voire de la « galère » à trouver un haut de maillot de bain non rembourré pour les pré-adolescentes et les adolescentes.

Rares sont celles qui s’indignent au même titre que Florence Braud qui recadre parfois le débat : « Plusieurs personnes me répondent dans les commentaires (de manière parfois agressive) que les coques servent « à cacher les tétons qui pointent ». Ok. En quoi est-ce un problème des tétons qui pointent à 8 ans ? Et même, à 20, 40 ou 80 ans ? »

Injonction à porter un soutien-gorge, injonction à cacher ses tétons, injonctions à épiler ses poils… « Les injonctions sont de plus en plus nombreuses et surtout de plus en plus précoces. », nous signale Camille Froidevaux-Metterie, philosophe féministe et autrice. Celle qui a écrit La révolution du féminin dédie un chapitre aux seins quelques années plus tard dans Le corps des femmes – la bataille de l’intime, puis récemment tout un livre intitulé Seins – En quête d’une libération.

Parce qu’elle a découvert et pris conscience que les seins sont singulièrement absents des initiatives de réappropriation du corps, « grands oubliés de la dynamique d’émancipation » comme elle le formule en titre de son introduction.

« Il est important de replacer le féminisme dans le temps long de l’histoire. Les années 1970 ont été celles du second grand moment féministe (après la bataille pour le droit de vote), celui qui visait à libérer les femmes du carcan de leur corps procréateur. Mais, dans les décennies qui ont suivi, ces sujets corporels ont disparu du champ féministe. Depuis le début des années 2010, une nouvelle génération de féministes se ressaisit de chaque centimètre cube du corps des femmes. La dynamique à l’œuvre est puissante.

Elle témoigne de ce que les femmes ont décidé de se réappropier leurs corps sexués et intimes, sur le versant négatif de la lutte contre les injonctions objectivantes comme sur le versant positif de l’exploration de toutes les dimensions de nos vies incarnées. On ne se défait évidemment pas rapidementde décennies de formatage mais le foisonnement des initiatives me fait penser que les plus jeunes ont de la chance.», explique-t-elle.

Dans son livre Seins – En quête d’une libération, Camille Froidevaux-Metterie donne une place prépondérante aux vécus et ressentis des femmes qui témoignent et à leurs seins, photographiés toujours nus, toujours de deux manières : en portrait, le corps orienté de ¾, et en portrait encore mais avec les mains dans le champ. Jamais le visage n’apparaît :

« Les seins peuvent être comme des visages. Après avoir fait le portrait des seins, je demandais aux femmes de faire entrer leurs mains dans le cadre, cela faisait entrer une partie de leur personnalité mais aussi leurâge. » 

On lit l’ouvrage et on respire. Nos seins sont tous différents. D’une diversité infinie, comme le dit et le démontre l’autrice. C’est la représentation que l’on en fait qui est unique. Les seins, en forme de demi pomme, bien ronds, fermes et galbés, « ce sont des seins irréels, ils existent évidemment mais de manière minoritaire. » 

GROSSE PRESSION, GROS COMPLEXES

Visant à faire croire qu’ils constituent la norme, il s’agit là d’un idéal, impossible, à atteindre. En pratique, ça donne source à de nombreux complexes. Comme en témoigne Julie, 30 ans :

« À l’adolescence, j’étais très complexée par ma petite poitrine asymétrique. J’enviais beaucoup ma sœur et son bonnet D, et je pensais qu’en portant de gros push-up (parfois même en dormant), j’allais « dresser » mes seins à remonter. Après des années de baleines douloureuses et de bretelles tombantes insupportables, je suis passée aux brassières rembourrées. Je voulais des seins ronds, bien dessinés. J’avais une idée très précise de ce que devait être le corps de la femme, aussi bien au sujet de la poitrine que de toutes les autres parties de son corps. Je n’étais d’ailleurs pas très heureuse dans ma peau puisque le reflet du miroir était loin de me renvoyer l’image de cette femme idéalisée. »

Elle nous précise ensuite :

« Au sujet de ce corps féminin idéalisé : le premier modèle a été ma mère : mince, fine de visage, sensuelle sans être apprêtée, plutôt menue, la poitrine bien présente sans être imposante. J’ai grandi en entendant que je ressemblais surtout à mon père. À l’adolescence, cet idéal s’est cristallisé autour de ces jeunes filles minces, le ventre hyper plat, la poitrine haute et le corps ferme. Bonjour clichés… Je ne fais pas dans l’originalité, mais c’est un modèle qui m’a été imposé par les pages « ados » du catalogue La Redoute quand je commandais des vêtements, les actrices de mon âge qui jouaient dans les films à succès, les copines de classe qui restaient minces et attirantes. Et ce, toujours au naturel. »

Jeunes, on se compare et on se soumet à la pression d’une société qui depuis longtemps objective le corps des femmes. Dans Seins – En quête d’une libération, Camille Froidevaux-Metterie écrit :

« L’apparition des seins est aussi immaîtrisable qu’inéluctable, elle inscrit la fille dans une histoire qui est à la fois la sienne propre et celle de toutes les femmes, une histoire dont le cours est par ailleurs inflexible. Elle peut se couper les cheveux, ne porter que des pantalons, refuser tout signe extérieur de féminité, elle ne pourra se défaire de ses seins, sauf à se faire opérer. Têtue, leur présence figure l’évidence d’une condition sexuée définie à l’aune de l’ordonnancement phallocentré du monde. On peut dire que les seins fonctionnent tout à la fois comme l’augure, la preuve et l’emblème de la féminité entendue comme un mixte de disponibilité sexuelle et de dévouement maternel.

Leur renflement indique que la fille est désormais soumise au regard des hommes, bientôt prête à « accueillir » leurs mains et leurs sexes, susceptible d’être fécondée. Personne ne l’annonce en ces termes mais les concernées le savent et développent des comportements qui en témoignent : honte, dissimulation, comparaison, détestation ou, à l’inverse, exposition, exaltation, séduction, jouissance. Les seins signifient, et imposent même, la présence inesquivable du féminin. »

RÉÉDUCATION DES MENTALITÉS

Le féminin, et c’est là que se niche la problématique, est une construction sociale. La société l’associe à la douceur, au calme, au côté maternel, à tout ce qui s’apparente au soin et à l’aide aux personnes mais aussi à la nature, etc. Les petites filles sont éduquées en direction de cette idéal de féminité : les cheveux longs, lisses, éventuellement noués d’un ruban rose, portant des robes et des chaussures vernies, elles ne font pas de bruit, sont studieuses et sérieuses, toujours prêtes à aider leur prochain, à consoler leurs camarades, elles jouent à la poupée et à la dinette quand elles ne sont pas occupées à lire des bouquins (de préférence sur les chevaux et les dauphins) et elles n’ont aucun sens de l’orientation (oui, nous aussi on s’est étouffé en l’écrivant).

En grandissant, elles apprendront qu’elles sont faites pour créer la vie et éduquer les enfants… et entretenir la maison… et satisfaire leur mari. Depuis quelques années, elles doivent également réussir à tout prix leur carrière professionnelle (sans non plus dépasser Monsieur…).

Notons donc qu’en 2020, la vision (rétrograde) hétéronormée domine toujours le monde et la féminité s’incarne désormais dans un méli mélo mêlant Blanche-Neige et Wonder Woman, une Barbie des temps modernes. Et cette dernière n’a ni tétons, ni poils. En plus de 50 ans, les femmes ont conquis des droits et des libertés pour elles et leurs corps. Mais elles n’y sont autorisées que dans une certaine mesure.

« Les femmes apprennent à bien gérer leur corps. Par exemple, on intègre l’idée qu’il faut être bien épilée avant un rendez-vous. C’est une injonction qui bride la sexualité féminine. Il y a un lien entre femme objectivée et femme épilée. Le poil, il dérange énormément sur le corps d’une femme. Cette barrière franchie qu’on ne veut pas voir dérange la virilité de ces messieurs ! Je trouve ça très intéressant de pouvoir repenser les genres. », explique Enthea, photographe et co-fondatrice, avec Amandine Petit-Martin, du projet de rééducation visuelle collective Soyeuses, à suivre sur Internet et sur Instagram.

Elle trouve que les poils au soleil, c’est beau : « Mais c’est souvent l’été qu’on complexe par rapport à ça. En même temps, on nous apprend depuis qu’on a 10 – 12 ans qu’il faut enlever nos poils… Alors quand vient la saison des shorts et des jupes… »

Partout autour de nous, dans les magazines, sur les panneaux publicitaires, en couverture de bouquins et de BD, dans les clips, les séries et les films, les femmes sont sans poil. L’objectif de Soyeuses : proposer de nouveaux modèles. Avec des femmes non épilées.

« Je ne fais pas des photos à la chaine. Je travaille avec un-e modèle, pas avec une statue. On discute beaucoup avant que je fasse les photos. On échange, on tourne autour du sujet. C’est hyper important de les photographier en tant que sujets. On a toutes une histoire, on a toutes des histoires différentes. Et le poil est là au milieu de tout ça. On a toutes une pilosité différente. Des cheveux longs, des poils courts, très marqués ou invisibles… », souligne Enthea. 

La première photo visible sur le site montre une femme au crane rasé et aux jambes poilues qui allaite son enfant. On scrolle et on découvre une série de photographies sublimes et captivantes. Toutes les femmes y sont différentes. Leur pilosité aussi. Ce qu’on regarde, c’est l’ensemble de la photo. On ne focalise pas sur les poils qui souvent apparaissent dans un second temps. Ils sont de l’ordre du détail et n’ont rien de choquant.

« On veut montrer de nouvelles manières de vivre librement en tant que femmes. La question du poil est beaucoup tournée en dérision mais elle est très symptomatique de ce que l’on impose aux femmes. Faut qu’on puisse faire ce qu’on veut ! Mais ça prend du temps… Sur le poil, le regard n’est pas neutre encore ! »
précise la photographe.  

UTILITÉ VS ESTHÉTIQUE & DOMINATION

La question de la représentation, de ce que l’on donne à voir des femmes, est cruciale. Elle traverse l’Histoire. Cheveux, barbes, types de coiffure… sont des marqueurs de rangs et de classes sociales. Ils désignent également notre appartenance à un groupe spécifique, une communauté, etc.

Mais ils véhiculent également des stéréotypes et des assignations, principalement genrés et sexués. Dans Cheveux et autres poils, Morgane Soularue rappelle la fonction des poils : « Nos cheveux et nos poils ne sont pas là pour rien, ni pour faire joli ni pour nous embêter. Très utiles, ils ont beaucoup à raconter et en disent longs sur nous. »

En effet, elle explique leur rôle d’isolants thermiques, permettant de réguler notre température corporelle selon les saisons et de protéger l’épiderme contre les rayons du soleil. Elle précise : « Si on a moins besoin de ce rôle isolant qu’à la préhistoire, le poil et le cheveu ont toujours un rôle social et esthétique. »

Les cils et les sourcils empêchent les impuretés et la sueur de rentrer dans nos yeux, les poils de nez et d’oreille barrent la route aux poussières extérieures et les poils sous les aisselles et sur les organes génitaux réduisent « les irritations et les inflammations liées aux frottements des vêtements, aux impuretés et plis de la peau. »

Toutefois, par souci esthétique, on exige de la moitié de l’humanité qu’elle éradique ces poils de la surface de sa peau, pubis compris ! « Dans les productions pornographiques des années 70, les mottes foisonnantes étaient pourtant légion. Le site web Waxing Nostalgic retrace en quelques photos les évolutions des pubis des playmates du magazine Playboyà travers les âges. Jusqu’aux années 80, elles dévoilent des sexes en totale liberté pileuse. À partir des années 90, le ticket de métro devient la norme. Au-delà de 2005, les poils ont totalement disparu. », écrit Stéphane Rose dans Défense du poil contre la dictature de l’épilation intime.

Quelques pages plus loin, il cite la psychanalyste Daniela Litoiu-Colliard : « depuis cinquante ans, les femmes se sont « masculinisées » en s’appropriant de plus en plus des rôles tenus jusqu’alors par les hommes. Elles sont désormais ministres, chefs d’entreprise, chefs de famille… Elles arrivent même à faire des enfants sans les hommes ! Leur imposer l’épilation permet aux hommes de conjurer la peur profonde qu’ils éprouvent face à la puissance de la femme et sa nature sauvage, incarnée par ses poils. Comme s’ils avaient peur d’être castrés par ces femmes… Le fantasme du sexe glabre qui renvoie à la pré-puberté rejoindrait-il celui de la puissance masculine qui ne peut se vivre devant une femme mûre et velue ? »

QUI DÉTIENT LE CORPS DES FEMMES ? 

Les poils font débander les hommes, coupons-les (les poils…). Les tétons font bander les hommes, cachons-les (les tétons…). L’un comme l’autre, ils sont obscènes. Chez les femmes. Ils renvoient à la sexualité. Des hommes. Hétéros. Cisgenres. La norme absolue. La perfection. Le pouvoir. De détenir le corps des femmes. De déposséder les femmes de leurs propres corps. 

« Pendant très longtemps, les femmes ont dû demeurer des corps « à disposition », dans les deux fonctions sexuelle et maternelle. En tant qu’organes de l’allaitement et organes de plaisir, les seins condensent ces deux fonctions. Ils ont un rôle instrumental dans la vie sexuelle, ils servent d’appâts. Pourexciteret attirer le regard, ils doivent être suffisamment visibles, suffisamment gros donc. Mais une fois la relation sexuelle engagée, les femmes regrettent que les seins ne soient pas suffisamment investis par leurs partenaires masculins. », analyse Camille Froidevaux-Metterie. 

Montrer une partie des seins serait recommandé donc mais les aréoles et les tétons sont bannis de la vision autorisée. Pour toutes les raisons invoquées par la philosophe, le soutien-gorge est l’arme idéale : il permet de donner cette forme bien arrondie, cette impression de fermeté, cet effet de nichons remontés-collés-serrés et de dissimuler aréoles et tétons par la même occasion. Et va dès lors jusqu’à dissimuler les « vrais seins ».

On ne sait pas, on ne sait plus ce à quoi ressemble les poitrines des femmes qui tentent par divers procédés d’atteindre cette demi pomme, qui donnera tant envie aux hommes de croquer dedans. On complexe, on compare, on jalouse, on envie, on rejette, on fait des tours de passe passe, on négocie…

On lâche l’affaire ? Pas dans une dimension d’échec, non, loin de là. Dans une dynamique de confort, d’émancipation personnelle, de militantisme collectif… Les raisons ne manquent pas à celles qui rejoignent Free The Nipple et No Bra. D’ailleurs, aucune obligation de revendiquer une appartenance à un mouvement, c’est là l’idée : avoir le choix. Avoir le choix de faire ce que l’on veut. S’épiler ou pas. Porter un soutif ou pas.

Tout comme les seins ont des formes différentes, que les aréoles et les tétons varient d’une personne à l’autre dans leur couleur, texture, taille, que les poils poussent plus ou moins lentement, plus ou moins selon les endroits du corps, qu’ils sont fins ou drus, etc., les personnes qui ont témoigné auprès de la rédaction dans le cadre de ce dossier ont des raisons, des réactions, des ressentis et des vécus plus ou moins différent-e-s d’arrêter, progressivement, définitivement, par alternance ou pas du tout le port du soutien-gorge (de la brassière ou de la bralette) et/ou l’épilation.

Souvent, elles se rejoignent sur les injonctions subies en tant que personnes définies et/ou perçues en tant que femmes et leurs conséquences. Elles relatent des expériences communes dues à leur sexe et à leur genre mais font part de parcours personnels, résultant de leur émancipation individuelle mise en résonnance avec les réflexions collectives naissant autour du corps des femmes et de la réappropriation de celui-ci par les un-e-s et les autres.

PAS À PAS

Oui, le confinement a aidé certaines femmes à s’interroger sur leur rapport à leur corps. Plus précisément à questionner les diktats esthétiques qui pèsent sur la gent féminine, principalement. Elles ont pu expérimenter le naturel. Elles ont pu constater que le ciel ne leur tombait pas sur la tête lorsqu’elles laissaient leurs poils pousser et leurs seins en liberté.

Elles ont pu découvrir que leur poitrine avait réellement besoin de soutien ou au contraire que le soutien-gorge n’était qu’une contrainte supplémentaire vis-à-vis de leur corps. Il y en avait qui le savaient déjà et d’autres qui n’ont pas eu le temps / la chance / le loisirs / l’opportunité / l’envie / ou autre d’explorer le sujet. La démarche n’est pas neutre.

La déconstruction face aux assignations de genre et injonctions à la pudeur et à la dissimulation n’est pas appréhendée et vécue de la même manière par tou-te-s. De manière globale, les répondant-e-s ont démontré dans leurs récits un épanouissement incontestable à partir du moment où elles avançaient à leur rythme, selon leurs choix, décidés du jour pour le lendemain ou appliqués pas à pas. Il y a parfois un déclic. Parfois, non.

Pour Julie, 30 ans, c’est un séjour à la campagne. Pour Agathe, 24 ans, ce sont d’abord les périodes de vacances, puis le confinement. « Je fais du topless sur la plage, ça ne me dérange pas. Mais je suis surprise souvent d’être quasi la seule. Quand j’étais petite, on allait sur des plages nudistes et je me souviens qu’il y avait quasiment que des hommes. C’est surprenant quand même… Pendant les vacances, j’ai l’habitude d’abandonner le soutien-gorge. Pendant le confinement, je n’en mettais plus du tout. Par contre, je travaille avec des enfants et j’en mets dans ce cadre-là. Quand je sors, parfois, dans la rue, je le sens pas donc je préfère porter un bandeau. »

Pareil pour Vanessa, 28 ans : « Pendant le confinement, j’étais chez moi. Je n’avais pas besoin de sortir. À part pour faire quelques courses et je n’en mettais pas pour y aller. Je n’ai eu aucun regard particulier… Quand j’ai repris le boulot (en présentiel, ndlr), j’ai mis un soutien-gorge le premier jour mais je ne me suis pas sentie bien. Je sentais physiquement la différence. Dès le lendemain, je n’en ai plus mis. Si on voit mon téton, ce n’est pas grave, je ne montre pas mes seins ! Oui, une pointe peut apparaître mais je ne cherche pas à la faire apparaître.»

Pour Lucile, 33 ans, c’est la pratique du Qijong qui a été l’élément déclencheur, il y a quatre ans : « Quand il fallait écarter les bras, ouvrir le plexus solaire, remplir la cage thoracique d’air, j’étais tout simplement gênée par mon soutien-gorge. Au départ, je l’enlevais pour pratiquer puis le remettais après. Ensuite, plus j’ai pratiqué, ressenti le bien-être de mettre mon corps en mouvement, et plus je n’avais pas du tout envie de retourner dans un vêtement qui me serrait. »

Cela suscite des réactions : « Pour ma mère, c’était très étrange de faire ce choix et en même temps assez osé je crois. Quand je lui en ai parlé, elle m’a dit que ça allait se voir. Ah, on allait voir ma poitrine. Et puis, elle a rajouté, bon tu es encore jeune. Alors si c’est une jolie poitrine, on peut retirer le soutien-gorge ? Je lui ai alors demandé si elle avait remarqué que je n’en portais pas depuis le début de notre conversation. Ah bah non. Une croyance, une peur. J’ai continué de vivre sans soutien-gorge. Je ressens plus de liberté dans mes mouvements, j’ai aussi moins chaud l’été et mon portefeuille s’en porte bien ; pour avoir de la qualité, il faut y mettre le prix quand même. Aujourd’hui, je suis enceinte, mes seins ont un peu grossi mais j’ai encore moins l’envie de me sentir étriquée dans des vêtements.

Je témoigne parce que la sage-femme qui me suit a remarqué que je ne portais pas de soutien-gorge en m’auscultant et m’a dit : « Mais vous ne portez pas de soutien-gorge ? Non. Mais vous n’avez pas une petite poitrine ? Non. Ah parce que j’ai une ado qui ne veut pas en porter et je cherche des arguments pour qu’elle en porte. Donc cela me fait réfléchir. » Je ne veux pas convaincre les mamans de dire à leurs ados de ne pas porter de soutien-gorge, je souhaite juste que chacune nous puissions avoir le choix. Si on hésite à passer à l’action, que ce soit pour mettre un soutien-gorge ou pour le retirer, on peut le voir comme une expérience pendant quelques jours et relever comment cela se traduit dans notre corps, sur notre respiration, sur notre bien-être, sur notre confiance en soi. »

Elle conseille également à toutes les personnes craignant le regard des autres de démarrer le no bra en hiver puisqu’en général, les couches de vêtements s’accumulent sur notre corps à cette période. Sans se sentir contraintes non plus. Elle enfile un débardeur léger par exemple quand il fait froid et qu’elle n’a pas envie que ses tétons entrent en contact direct avec le tissu qui les couvre. Comme cela peut être le cas en période de règles ou quelques jours avant le début des menstruations.

Camille, 25 ans, réfléchit actuellement au no bra, elle a du mal à accepter sa poitrine au naturel : « Si je passe au no bra, je pense que je porterai un soutien-gorge (ou un bandeau ou une brassière) sous des vêtements où il y a risque de tout voir, ou pour une occasion particulière. Je porterai un soutien-gorge ou une brassière à cause du SPM (syndrome pré-menstruel, ndlr), j’ai la poitrine plus sensible avant mes règles et du coup, j’ai mal en descendant/montant les escaliers, quand ils bougent trop, donc je préfère en porter pendant cette période. »

Elle craint que l’on voit ses tétons. Elle craint les remarques. « Et le fait aussi qu’un sein puisse malencontreusement sortir de la tenue aussi. Mais globalement je suis à l’aise dans un soutien-gorge, ça ne me dérange pas d’en porter, je trouve ça beau, et selon le modèle ça peut faire une belle poitrine. J’essaie d’apprendre à aimer ma poitrine au naturel et pas seulement avec un soutien-gorge, c’est pour ça que je tente le no bra parfois chez moi. »

Nina, 35 ans, a commencé à mieux accepter son corps et ses « seins pas énormes ». Elle passe progressivement à des brassières et à des soutiens-gorge sans armatures. Si pendant l’été et les vacances, elle s’en passe aisément, en revanche, quand la rentrée de septembre arrive, elle rempile :

« Je suis prof au collège, je pense que ce ne serait pas du tout accepté. J’ai déjà eu des soucis avec ma cheffe parce que je portais des shorts, je n’ose même pas imaginer si je me pointais sans soutif. J’ai déjà vu une collègue le tenter sans souci, mais personnellement mes tétons pointent très souvent, et je n’assumerais pas. C’est connoté sexuellement et ça attire le regard. »

Ainsi, elle l’avoue, elle est gênée si dans la rue, un jour où elle ne porte pas de soutien-gorge, elle croise un voisin ou un élève. « Cette année, pour la première fois, je suis frustrée de ne pas pouvoir poursuivre le no bra à la rentrée. Je cherche des brassières légères du coup, et peut-être qu’avec des tee-shirts côtelés où on ne voit pas trop les détails, je tenterai le coup. », poursuit-elle.

Mais ça ne l’empêche pas de se sentir de plus en plus épanouie : « Après l’allaitement de mes jumelles et de mon fils, j’ai cru devoir dire au revoir à mon plaisir d’avoir des seins. J’ai commencé leur deuil. Et puis ça s’est remis peu à peu. Alors je profite ! Je les aime, mon homme aussi. Je ne me cache plus quand je me ballade torse nu à la maison. Il y a quinze ans, c’était l’inverse. Même dans l’intimité je les cachais. » 

OUI, MAIS…

Certaines l’enlèvent car il crée une gêne, un inconfort ou même des douleurs. C’est le cas de Léna, 21 ans : « Je commençais par ne plus en mettre quand on ne pouvait pas forcément voir mes tétons, puis au fur et à mesure, je me suis écartée du regard que pouvaient avoir les gens donc je n’en ai plus porté du tout. Par confort, puis par militantisme. »

Pour Manon, 24 ans, il est quasiment impossible d’imaginer de ne pas en porter, avec son 95E : « Même si j’entends beaucoup de témoignages de personnes qui ont une forte poitrine et qui arrive à ne plus en porter, ce n’est pas le cas pour moi. Quand je suis chez moi et que je n’en porte pas j’ai très vite mal au dos. Et un autre problème que j’ai découvert : la transpiration ! Je transpire de ouf de sous les seins avec l’effet peau contre peau, c’est désagréable et ça fait des traces sur le t-shirt donc super… Je pense que c’est un de mes plus gros freins, même si je me remusclais le dos, j’aurais trop peur de ne pas porter un soutif au boulot et d’avoir des traces de transpi sous les seins… »

Elly, 30 ans, de son côté explique que c’est en changeant de milieu professionnel qu’elle a pu se libérer peu à peu de cette injonction. « Quand je travaillais au bar, un client m’a dit un jour « Tu n’as pas le droit de parler sans nichons ». J’ai acheté un push up. Je ne me sentais pas en sécurité « sans nichons »… Si tu as le téton qui pointe par exemple au bar, tu te fais insulter… le matin, quand je partais bosser, je mettais une armure en quelque sorte. Mes cheveux roses m’ont protégée aussi de pas mal de connards. Aujourd’hui, je mets un soutif ou je n’en mets pas, selon mes fringues ou selon par exemple si je vais en rendez-vous pro, genre pour obtenir des subventions… Et je me sens apte à parler dans n’importe quelle situation ! », lance-t-elle.

Gwenn Loona, 43 ans, travaille également dans un bar : « Dans cet univers, t’as pas la même liberté. Il y a à la fois la haine des trans et à la fois l’érotisation des corps des femmes. Tout ce que je suis. Je suis obligée de mettre un soutien-gorge au bar. » En dehors, elle choisit, sa fille aussi.« J’ai élevé mes enfants seule, j’ai une fille et une garçon. Mes enfants ont eu une éducation féministe et ma fille se libère des carcans, c’est elle qui décide. On ne veut pas rentrer dans la dynamique de l’ancien monde. On s’en libère en tant que mère et fille en train de vivre notre puberté en même temps, ensemble. Bah, on se marre bien ! »

En revanche, pour Loona, 20 ans, impossible de se sentir en sécurité sans enfiler une brassière : « L’insécurité se traduit partout. Même chez moi. Je dors avec. J’ai vraiment vachement peur du regard des autres. » 

L’INTIME EST POLITIQUE

Il y a des tonnes de motivation pour ne plus porter de soutien-gorge. Des tonnes de manière de le faire. Par alternance, en hiver, pendant les vacances, chez soi, dans les lieux identifiés (par la personne concernée) comme étant sécurisés et bienveillants, en portant un débardeur léger, en mettant une bralette, en portant des caches tétons, progressivement. Ou définitivement. Par confort, par militantisme, par choix. Il y a aussi des raisons d’en porter.

Parce qu’on a des problèmes de dos, une peau sensible, qu’on trouve nos seins beaux aussi dans de la lingerie, qu’on s’en sert comme un accessoire de séduction, qu’on n’assume pas d’avoir les tétons qui pointent, qu’on a une poitrine un brin ou très handicapante si elle n’est pas soutenue, pour faire du sport, etc.

Il y a aussi des stéréotypes et des peurs. Les tétons qui pointent sont signe d’excitation sexuelle chez les femmes. Cliché, ce n’est pas la seule explication. Une femme qui ne porte pas de soutien-gorge est une allumeuse. Cliché. Une femme qui ne porte pas de soutien-gorge et qui ne s’épile pas est une lesbienne qui veut ressembler à un homme. Cliché encore et encore.

Mais ceux-ci ont la vie dure et le problème perdure car majoritairement, on accable les femmes que l’on décrète fautives et responsables « d’aguicher », de « l’avoir cherché ». Quand on prend la problématique par l’autre bout, on prend conscience que le souci vient non pas des femmes mais du regard sexualisé que l’on porte sur elles, en tant qu’objets.

« La première fois que j’ai enlevé mon soutif pour dormir avec un gars, c’était pour être libre, pas pour qu’on couche ensemble. Il m’a violée. »
déclare Sadbh, 18 ans.

Quand va-t-on enfin écouter et prendre au sérieux les femmes ? On renvoie sans cesse le corps à l’intime. Il l’est. Et l’intime est politique. Si les Femen utilise leurs poitrines comme un outil d’action et un vecteur de messages, toutes les femmes ne sont pas obligées de revendiquer leurs libertés sur leurs seins.

Chaque démarche compte. De celle qui se pose des questions sur le pourquoi du comment à l’activiste torse nu, elles se battent pour arracher leurs droits comme les militantes des années 70 ont arraché leurs soutifs (la légende veut qu’elles les aient brûlés…). Chacune à son échelle et à son rythme, selon ses envies et possibilités.

« C’est une déconstruction sociale importante, ça change la vision que l’on a de soi et celle que l’on a des autres. Ce qui est dommage, c’est que quand on essaye de se déconstruire, genre du soutif, on va trouver des femmes qui vont nous mettre dans la tête qu’il faut en mettre. On ne devrait pas se juger, on devrait être solidaires ! Quand on fait les choses en sachant pourquoi on les fait, on est moins dans la souffrance. Quand on a le choix, on vit mieux les choses. Les poils sont beaux, les tétons aussi sont beaux. Et ils ne sont pas forcément sexuels. Moi, je trouve personnellement qu’avec des poils, on ressent plus de choses… », commente Eva, 18 ans. 

UN SENTIMENT DE RÉAPPROPRIATION

Qu’elles apprécient ou non, ou pas trop, ou de temps en temps, leurs seins, les répondant-e-s qui composent autour du no bra parlent toutes de réappropriation de cette partie-là de leur corps. Décomplexées pour certaines, libres de leurs mouvements pour d’autres. Ou les deux. Lili, 38 ans, les trouve « plus beaux, plus libres ! »

Coraline, 19 ans, porte maintenant des hauts moulants sans complexes : « Au début, j’avais des caches-tétons mais que lorsque je portais des habits moulants, sachant que je portais habituellement des habits fluides voire oversize et que j’ai une forte poitrine donc mes tétons se voient moins. Mais un coup, j’en ai perdu un en ville et je m’en suis rendue compte qu’en rentrant chez moi. Après j’avais la flemme d’en racheter une paire alors que j’en avais encore un et puis je me suis dit que si c’était arrivé alors c’était un signe et que je ne devais pas en porter et qu’au fond, moi je m’en fiche, je n’ai aucun problème avec le fait que mes tétons se dessinent à travers mon haut ! »

Rebecca, 30 ans, fait même des randonnées sans soutif : « Avant, j’étais dans l’optique que je ne supportais pas le contact direct de mes seins avec les textiles… En fait non. Une question d’habitude, de changement de pensée et d’acceptation de son corps. Je fais des randonnées sans et je suis même allée courir dans les montagnes sans. Je trouve ma poitrine encore plus belle ainsi. Certes, je porte des soutifs si le t-shirt est transparent ou qu’un sein pourrait s’échapper du décolleté. Sinon il n’est plus question que je porte ces instruments. Je suis persuadée que j’en respire mieux. Fin du saucissonnage pulmonaire ! »

Gaëlle, 39 ans, se sent enfin libre : « Libre de mes choix, libre de mon corps ! »

Et pourtant, ça n’a pas toujours été simple : « Pendant très longtemps, j’ai été complexée à cause de mon petit 85A, tout le monde me disait que ce n’était pas féminin, que je ressemblais à une petite fille, que je ne pourrais jamais allaiter. Psychologiquement, ça a été très difficile pendant près de 25 ans. »

À 38 ans, Sophie, du blog Woods Witch, ressent elle aussi pour la première fois l’acceptation :

« Je crois que c’est la plus belle victoire à mes yeux. Je suis ce qu’on appelle une plus size et rares sont celles qui ont une si petite poitrine par rapport à leur poids. Accepter mon corps fut la bataille de ma vie sous bien des aspects et j’ai encore beaucoup de chemin à parcourir. »

Si elle éprouve un sentiment de réappropriation de son corps à travers le no bra, c’est « parce que c’est un choix en pleine conscience et non pas un choix pour se conformer aux critères sociaux. Cela aide à s’assumer telle que l’on est. » Pour Elodie, 25 ans, ne pas porter de soutien-gorge, « c’est comme ne pas avoir d’écharde dans le doigt. »

COMPOSER À SA MANIÈRE

On pourrait encore et encore et encore retranscrire et partager les récits de nos répondant-e-s. Nombreux, fournis ou synthétiques. Le sujet les inspire et les anime. On ressent le besoin de parler de leurs ressentis intimes, qui deviennent au fur et à mesure qu’on les croise pour les analyser, des vécus communs, même si encore une fois, toutes les personnes ayant témoigné n’adoptent pas toutes la même trajectoire et les mêmes réactions.

Et c’est bien heureux. Puisqu’il est question de choix. Ce qu’elles expriment justement, c’est bien le fait qu’elles ne le sentent pas ce choix au départ, lors de leur puberté. Alors, elles l’ont pris et ont fait à leur manière, comme elles veulent, comme elles peuvent. La plupart ont entamé en parallèle ou en décalé des démarches similaires concernant d’autres aspects de leur quotidien, toujours en lien avec leur corps.

Comme Sophie, mentionnée ci-dessus, qui a au même moment arrêté la pilule : « Je pense qu’une fois que l’on entreprend certaines démarches, de remise en question sur ces choix de vie de femme, à un moment donné la question du port du soutien-gorge se pose, d’où cette corrélation finalement je suppose. »

Souvent – par conséquent, pas tout le temps – elles ont donc développé des réflexions autour de l’épilation et de leur rapport à leurs poils. Lise, 28 ans, continue « de trouver la lingerie belle, ou sexy, en certaines circonstances », tout comme Vanessa, 28 ans, aime s’en parer par moment dans l’intimité de son couple, mais, poursuit Lise :

« Quel plaisir de m’en être libérée au quotidien ! Je fais un parallèle entre la libération de mes seins et la pousse de mes poils. Je n’assume pas encore totalement de porter une robe courte lorsque mes jambes sont poilues de plusieurs mois, mais depuis quelques années, je suis beaucoup moins à l’affût du moindre poil qui repousse. L’aisselle est l’endroit qui me dérange le moins lorsqu’elle est poilue. Je trouve même que c’est un symbole de féminité assumé, et en certaines circonstances, cela me plait d’avoir les dessous de bras poilus (je me rends bien compte que je suis soumise aux injonctions, et que c’est bien parce qu’on voit de plus en plus de femmes l’assumer que cela me plait !). »

LE POIDS DU REGARD

Elle est loin d’être la seule à laisser ses poils d’aisselle tranquilles, à assumer ses poils de jambes en hiver, à chasser à la pince à épiler les poils de l’entrejambe qui dépassent du maillot de bain l’été ou encore à se sentir mal à l’aise lorsqu’elles exposent leur pilosité aux regards extérieurs. Il semble, au vu des témoignages, que l’épilation soit une injonction plus difficile à combattre que le port du soutien-gorge.

Ce qui pourrait s’expliquer par le fait que les seins, qu’ils soient apparents dans leur ensemble ou en partie, restent synonymes de féminité, là où les poils sont eux considérés comme un symbole de virilité. Et la virilité appartient dans la construction sociale au masculin.

Ainsi, les femmes subissent dès la puberté la pression quant à leur pilosité. Loreleï, 42 ans, parle même de « dictature sociale », « avec des commentaires automatiques au moindre poil oublié. Bien que je ne porte jamais de jupe ni de robe courte, en sorties comme dans l’intimité, il me fallait être totalement impeccable. » 

Il lui a fallu« attendre d’être maman pour assumer d’exhiber des jambes aussi poilues qu’une chenille de papillon de nuit, même dans les lieux publics comme un supermarché, en jupe jusqu’aux genoux. Je garde l’habitude de m’épiler les aisselles à la pince à épiler une fois par semaine, et celle d’entretenir un buisson court dans la culotte, à coups de ciseaux, pour des raisons d’hygiène : c’est plus vite lavé et ça ne retient pas d’odeurs. Au final, je fais de sacrées économies de temps depuis 4 ans ! »

Les commentaires dont elle parle, elle n’est pas la seule à en être assaillie. Quasiment toutes les personnes ayant témoigné de leur rapport à leurs poils en ont fait mention. Comme le soutien-gorge, l’épilation constitue une norme de féminité et celles qui la transgressent, consciemment ou non, sont rappelées à l’ordre.

« J’ai commencé par laisser pousser mes poils de jambes. Ma mère, qui est pourtant féministe, m’a déjà demandé un jour si je voulais vraiment mettre une robe pour aller au resto avec mes grands-parents… Après ça, j’ai laissé pousser mes poils sous les aisselles ! », rigole Sadbh, 18 ans.

Le regard des autres, elle passe outre. Au maximum. Béa, 56 ans, se souvient qu’une camarade de classe lui avait dit qu’elle était moche justement parce qu’elle était poilue des jambes.

« Ensuite, c’est moi qui me suis chargée moi-même de m’auto-critiquer sur les poils qui pointaient hors de mes collants par exemple. Un homme avec qui j’ai eu une relation sexuelle m’a demandé de raccourcir mes poils de pubis, considérés comme trop touffus et longs : j’ai découvert à cette occasion la mode du « ticket de métro », que je n’ai pas appliquée. Aucun autre homme ne m’a fait de commentaire à leur sujet. Je ne m’épile plus du tout depuis bientôt 15 ans, depuis que j’ai mis mon second compagnon dehors. », souligne Béa qui avoue qu’en couple, elle ressent le besoin « de paraître conforme à l’image féminine glabre ».

Ainsi, « en tant que femme hétéro ne m’épilant pas, je dois admettre que l’absence de besoin d’épilation pour être dans la norme (pour plaire) fait partie de mes raisons pour rester célibataire. Songer à retrouver une relation implique pour moi de retourner inévitablement dans ces préoccupations dont je ne veux plus. »

Pour Chloé, 29 ans, être acceptée telle qu’elle est est devenu un critère dans son couple. « Mes aisselles, je les vois comme la barbe pour les mecs. Je coupe quand j’ai envie. Pour les jambes en revanche… pourquoi m’abimer la peau pour une norme sociale ? Je vois pas trop l’intérêt… À une époque, je l’ai fait. Et en étant célibataire, mon premier réflexe a été d’aller chez l’esthéticienne alors que je ne m’étais pas épilée les cuisses depuis deux ans ! C’est triste ! Je veux quelqu’un qui m’accepte. Je veux bien expliquer, discuter. Je ne suis pas là pour faire de la pédagogie mais je suis ouverte à la discussion. Avec mon copain actuel, on a déconstruit au fur et à mesure.

Et aujourd’hui, ce n’est plus un sujet pour moi. Cette réflexion, elle date de mes 20 ans. J’ai lu beaucoup de littérature féministe (pas que sur ce sujet), j’ai suivi beaucoup de comptes sur Twitter et Instagram et j’ai vu beaucoup de photos de femmes pas épilées. Aujourd’hui, pour moi, les poils, ils sont présents. Ils sont ni beaux, ni moches, ils sont là c’est tout. Comme n’importe quoi d’autre. Comme mes sourcils par exemple ! Et maintenant, quand je vois des jambes lisses, je ne trouve pas ça beau. Pas naturel. », explique-t-elle. 

L’ÉPILATION, UNE OBLIGATION… POUR LES FEMMES ?

Léna, 21 ans, a diminué progressivement son recours au rasoir. Elle ne fait que de temps en temps les aisselles. Des remarques et des regards insistants, elle en a essuyé « mais je les rembarre directement. » Quand ça provoque une discussion, elle le dit, elle se montre ferme sur la question :

« Une fille qui s’épile si c’est son choix, ainsi soit-il, elle dispose de son corps et je comprends l’envie de s’épiler (douceur, etc.). Par contre, un homme qui exige ou fait des remarques sur l’épilation, je ne tolère pas et mon discours est : je suis contre l’épilation, pour être frontale et leur afficher leur connerie. Donc mon discours change selon l’interlocuteur. J’explique aussi calmement que pour moi, s’épiler, c’est se faire mal uniquement pour des stéréotypes, des constructions de normes débiles que la société tente d’imposer, et je ne l’accepte pas. »

En couple ou célibataire, elle entretient le même rapport à l’épilation : « M’épiler le maillot, ça me gêne plus que de ne pas le faire, une chatte sans poils ressemble à celle d’une enfant de 10 ans, non merci, et ça me fait me sentir nue. Je suis bi, en couple avec une fille depuis plusieurs mois. J’en parle souvent, car j’aime la discussion. Elle, elle s’épile les aisselles et les jambes car elle en a pris l’habitude et elle se sent mal de ne pas le faire. Moi je ne le fais pas et elle l’accepte totalement, il n’y a aucun problème, exigence ni tabou sur l’épilation, chacune fait ses choix et on s’aime comme ça. »

De son côté, Camille, 25 ans, essaye de dépasser la peur que ses poils gênent ou embêtent ses partenaires. Elle avait déjà l’habitude de laisser pousser ses poils en hiver, elle a, depuis le confinement, arrêté de s’épiler « pour mieux les apprécier au naturel et apprendre à trouver ça normal sur moi. »

Plus jeune, elle a ressenti une sorte d’obligation à l’épilation : « On ne voit que ça à la télé / dans la rue par exemple et parce que je pensais que mes partenaires n’aimeraient pas les poils. Mais je n’ai jamais aimé m’épiler (en même temps, qui apprécie ?), ça m’a toujours énervé de devoir m’épiler alors que les hommes font ce qu’ils veulent (et encore, c’est pas toujours hyper bien vu les hommes qui s’épilent). Ça m’a toujours gonflé de perdre une heure de temps et de l’argent pour m’épiler… »

C’est en allant chez l’esthéticienne qu’une sorte de pression est apparue « sur deux zones qui ne me dérangeaient pas, je parle des poils sur les pieds et entre le nombril et le pubis. L’esthéticienne m’a demandé pendant une séance « Je fais cette partie-là aussi ? », j’étais gênée, du coup j’ai dit oui et depuis les poils sur ces zones se voient plus qu’avant, je suis obligée de continuer parce que je n’arrive pas encore à les accepter. J’ai aussi des poils sur les tétons que je n’arrive pas à accepter, alors que ceux des hommes c’est totalement ok… »

Pareil pour Ange, 24 ans, qui n’aime pas ses poils sur les tétons, ces trois poils au menton comme iel dit, les cheveux longs et les poils entre les sourcils. Iel a subi « des regards surpris et dégoûtés, et énormément de remarques blessantes de ma famille. » Iel nous livre en conclusion :

« Je rêve d’un monde où les personnes ayant été assignées femme à la naissance pourrait être vraiment libres de faire ce qu’elles souhaitent, parce que nous avons déjà beaucoup de pression dans nos vies, donc ce serait une véritable libération pour nous. »

POUVOIR FAIRE SES CHOIX

Chacun-e appréhende et vit ses poils différemment. Coraline, 19 ans, n’a jamais eu honte de ses poils. Dans sa famille, pas d’injonction à l’épilation. Elle a déjà utilisé des techniques pour se raser, que ce soit la crème dépilatoire ou le rasoir mais elle ne supporte pas ça :

« J’ai donc décidé d’arrêter de me faire du mal juste pour plaire (ne pas déranger) aux autres. Et puis… je les aime bien mes poils ! Au début, tu as peur. J’appréhendais plus pour les poils que pour les tétons. À la plage, cet été, j’avais un peu d’appréhension mais je n’ai pas touché à mes aisselles et j’ai juste fait les côtés du maillot (ce qui pourrait se voir) mais j’ai vite regretté parce que personne ne m’a regardée, personne ne m’a fait de remarque. J’ai eu peur pour rien. Je me suis sentie libre ! »

Pour Sophie, 31 ans, c’est le mariage et la maternité qui lui ont permis de déconstruire les normes sociales. Elle se détache petit à petit du regard des gens. Elle fait maintenant ses propres choix quant à l’épilation ou non et les zones.

« J’étais lasse de dépenser de l’argent et d’avoir des poils incarnés. Et aussi parce que j’ai appris que j’allais être maman. Je voulais être en paix avec moi pour mieux accompagner ce futur enfant dans l’acceptation de son corps. J’ai une fille et ce sera un challenge. J’ai la chance d’avoir un mari féministe et un noyau familial/amical avec qui nous pouvons aborder librement différents sujets. »

Elly, 30 ans, défend ardemment la possibilité de chacun-e à faire ses choix. À prendre conscience des injonctions qui pèsent sur nos corps. « C’est important de se déconstruire et que les gens autour de nous le fassent aussi. Quand on se prend des remarques, je me dis que c’est à ces personnes là de se déconstruire ! Mes poils, ça me concerne moi, pas les autres. Même en étant super féministe, je viens de payer 1300 euros pour me faire épiler les demis jambes et le maillot au laser. Même si j’aime mes poils, j’ai trop subi, j’ai pris trop cher ! », s’indigne-t-elle. 

UNE QUESTION DE REPRÉSENTATION ?

La pression sociale, les injonctions à la féminité, le manque de choix apparaissent très clairement dans tous les témoignages. Tout comme le manque de représentations et d’alternatives face à cette féminité normative et unique imposée. Le besoin d’échanger autour de ce sujet, de se libérer des carcans, de voir d’autres modèles pour se sentir enfin un peu plus libres de leurs choix pour leur corps revient fréquemment dans les récits de ces femmes, cisgenres, transgenres, personnes non binaires, hétéros, bis, lesbiennes, pansexuelles, blanches, noires, racisées.

Zoé Royer a 24 ans, elle est étudiante à l’université Paris II en information et communication et a rédigé un mémoire sur les mouvements en ligne de libération de la pilosité féminine.

« Je me suis mise dans les mouvements Instagram sur la libération du corps des femmes et j’ai vu tout ça évoluer. Il y a un réel enjeu derrière tout ça. Ça peut paraître rigolo, les poils, mais les garder, c’est symbolique, ça participe à la réappropriation du corps des femmes qui se détournent du corps glabre. Ça montre leur émancipation ! Rendre le poil visible, ça le normalise. Les comptes qui montrent des photos de femmes assumant leurs poils permettent de se sentir moins seule, de libérer la parole et de se montrer sans avoir à faire face au regard direct des autres. Alors oui, on peut être victime de remarques et de commentaires, avec des emojis qui vomissent, on peut être victime de menaces de viols, c’est très grave. Mais sur les réseaux sociaux se créent des communautés autour de ce sujet pour être plus fortes et plus nombreuses et c’est important. », analyse Zoé Royer.

Travailler sur cette thématique l’a aidée elle aussi à se poser des questions, prendre conscience et à voir un peu plus ses poils comme la continuité de son corps :

« Comme mes cheveux ! Je me sens mieux avec mes poils que sans. Mais j’ai toujours encore un peu le problème de ce que les autres vont penser. Des fois, je suis dans l’état d’esprit où je m’en moque et parfois, non. Ça dépend de la tenue, du lieu où je vais, de qui je vais voir… »  

CENSURE, PATRIARCAT ET CAPITALISME…

Les mentalités évoluent. Lentement, très lentement. Le corps des femmes est encore largement commenté dans nos sociétés. On peine à accorder aux personnes concernées le droit d’en disposer comme elles le souhaitent et on interroge régulièrement la population à propos des tenues des femmes, afin de juger si celles-ci sont décentes ou indécentes. Républicaines ou non.

Alors bien sûr, on progresse mais l’actualité vient nous rappeler que la marge de manœuvre est étroite. De nombreux comptes, Instagram notamment, sont dédiés à la valorisation des corps dans leur grande pluralité et complexité. L’impact est indéniable. On prend conscience que ce que l’on nous présente comme la norme est en fait un idéal à atteindre.

Il ne prend pas en compte la réalité des corps, surtout ceux des femmes, toujours en mouvement mais toujours contraints à se dissimuler et à se conformer. Elles sont aujourd’hui très nombreuses à refuser de poursuivre cette course à la perfection et à l’apparence.

Cela prend du temps et une injonction ne doit pas être remplacée par une autre. Alors, chacun-e a son rythme. D’autres modèles s’affichent désormais sur les réseaux sociaux mais la bataille de l’intime n’est pas sans conséquence. Car en face, l’enjeu est de taille. Tant financièrement que socialement. Les comptes militants se voient censurer, les photos dévoilant soi-disant trop de peau, trop de nudité, trop de tétons, sont supprimées, les femmes avec des poils et/ou des cheveux courts sont diabolisées.

Pour Audrey, 22 ans, « toutes œuvres et artistes ont un rôle à jouer pour faire changer les mentalités en rappelant que les femmes comme les hommes sont des humains qui ont juste des poils et que rien n’est sale, ni moins sexy ou moins viril. Le poil ne devrait jouer aucun rôle dans la société si ce n’est de nous protéger. Dans une société comme la notre, c’est possible de faire évoluer les mentalités. Elles ne sont pas le problème, c’est plus le capitalisme qui aura beaucoup à perdre sans le marché du poil. »

Les marques surfent sur la vague, comme Veet par exemple qui opte pour le slogan « Vos poils, vos choix, nos produits ». Ou Sloggi qui table sur une publicité post-confinement :

« Laissez-nous deviner, les articles les moins portés dans votre placard en ce moment sont les soutiens-gorge ? N’est-ce pas ? Eh bien, croyez-nous, vous n’êtes pas la seule. Mais ne plus jamais porter de soutien-gorge n’est pas non plus la solution. Nous ne voulons pas que vous renonciez à votre sentiment de liberté et de confort absolu, c’est pourquoi nous avons la solution pour que vous ne sentiez plus votre soutien-gorge, non seulement à la maison, mais aussi partout où la vie vous mène ! Parce que chez Sloggi, le confort est notre priorité numéro une, deux et trois ! Découvrez nos sous-vêtements au confort absolu avec 20% de réduction ! »

CHANGER NOS REGARDS, DÉCULPABILISER ET CHOISIR ! 

L’idée n’est pas de tout abandonner, de tout boycotter. Simplement de faire changer nos regards sur nos propres corps. Nous offrir davantage de bienveillance envers eux. Se détacher au fur et à mesure de ce que pense la société. Composer avec ce que l’on a, ce que l’on est.

Faire bouger les lignes de la féminité et de la masculinité vers quelque chose de moins réducteur et oppressant, vers quelque chose de plus libre et personnel. Comme le dit Klaire fait Grr en conclusion de son livre Au poil ! :

« il est possible que la perception du poil soit un jour totalement bousculée, mais en attendant, peut-être pourrions-nous prendre un peu de recul, et considérer l’épilation totale comme un choix esthétique optionnel et non comme une obligation absolue sous peine de honte intersidérale ? Tout comme peindre ses ongles en orange fluo, réaliser un brushing impeccable, s’offrir un piercing du genou ou porter des faux-cils sont aujourd’hui des options, s’épiler les aisselles ne pourrait-il pas un jour devenir une simple éventualité parmi d’autres ? Ça semble relever encore de la science-fiction, et pourtant… »

Et pourtant, le mouvement est en route. On voit poindre des avancées et ça fait du bien. On se réjouit de la sortie prochaine par exemple du livre jeunesse Tata de la barbe sous les bras, d’Anne-Cécile Morizur et Florence Dollé, publié en novembre aux éditions Goater.

Certaines ne se sentent pas en sécurité, n’osent pas, y vont petit à petit, commencent en hiver, en vacances, puis grignotent du terrain sur leur corps. D’autres ne se sentent pas prêtes du tout, envient celles qui y parviennent, suivent des comptes Instagram et autres lectures et visuels féministes qui les accompagnent dans leur prise de conscience et leur déconstruction.

D’autres encore franchissent le cap et ne souhaitent plus jamais toucher à un rasoir, des bandes de cire, un arracheur de poils ou entrer dans un salon esthétique. Et puis d’autres encore se lancent des défis, ne pas se raser pendant plusieurs mois, ne pas porter de soutien-gorge pour aller au supermarché, achètent des bouquins féministes sur le rapport au corps, témoignent en toute sincérité pour que d’autres à leur tour se posent des questions ou expriment leurs pensées…

On l’a dit, on le redit, les réactions, ressentis et vécus sont différents selon les personnes. Et c’est bien là que tout le monde a un rôle à jouer. Ne pas juger, se montrer solidaire, éviter les regards insistants et les remarques désobligeantes. Parce que le corps de la personne ne concerne que la personne.

C’est là dessus qu’il est primordial et essentiel d’avancer. Et de se questionner sur ce qui nous dérange réellement quand une femme affiche ses poils ou ses tétons.

Qu’est-ce qui nous fait violence dans le fait de les voir apparaître sur le corps des femmes ? De quoi a-t-on peur ? Que les genres soient troublés ? Qu’on ne puisse plus définir une femme simplement à partir de son corps et de son apparence ? Que les individus s’approprient leur propre corps et qu’iels décident en leur pleine conscience pour celui-ci ? Posons-nous la question : qu’est-ce qui nous dérange ?

Au fond, demandons-nous : en quoi ça nous concerne qu’une personne définie et perçue en tant que femme affiche ses poils, pointe sous son débardeur, se balade en croc top, en jupe, en short, avec un voile sur la tête, des baskets, des talons, un jogging ou un poncho ? En quoi ça nous concerne ?

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Poils et tétons : ras-le-bol des injonctions !
No bra ou pas ? Épilation ou non ? La question du choix !
La voix des concerné-e-s

Célian Ramis

Girl power ou comment passer de la femme futile à la femme fatale

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Du mouvement féministe punk aux tee-shirts prônant le Girl Power en grosses lettres, en passant par les Spice Girls, les Totally Spies et Beyonce, le slogan symbolisant l’émancipation des femmes est-il une mascarade pilotée par le capitalisme ?
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Du mouvement féministe punk aux tee-shirts prônant le Girl Power en grosses lettres, en passant par les Spice Girls, les Totally Spies et Beyonce, le slogan symbolisant l’émancipation des femmes est-il une mascarade pilotée par le capitalisme ? Dans le cadre des Mardis de l’égalité, à l’université Rennes 2, Camille Zimmermann, doctorante en Etudes culturelles au laboratoire LIS (Littérature, Imaginaire, Société) à l’université de Lorraine, décortiquait le 10 mars dernier la question en analysant l’histoire du Girl Power à travers la culture populaire. 

Sur l’écran, deux photos. Celle du haut montre Britney Spears qui joue la gladiatrice en petite tenue (à l’occasion d’une pub pour Pepsi, réunissant Pink, Beyoncé et Britney Spears contre Enrique Iglesias) et prône le Girl power. Celle du bas montre Brienne de Torth, vêtue de son armure, accompagnée du message : « Bitch please ».

« Est-ce que l’une ou l’autre a raison ? Les deux ont-elles raison de revendiquer le girl power ? La réponse est complexe. En tout cas, ce que l’on voit, c’est que les deux s’en sentent capables. », commente Camille Zimmermann, avant de remonter le temps et nous emmener dans la période post 68 et post féministe.

Mai 68 marque un élan humaniste au sein duquel la société tente de se porter davantage vers les luttes sociales, dont celles concernant les droits des femmes. Mais comme le souligne la doctorante, « c’est une période étouffée dans l’œuf, l’élan humaniste s’essouffle, il y a le choc pétrolier de 73, la montée du chômage, la mise en place des politiques de rigueur aux Etats-Unis et en Europe, et arrivent alors les valeurs néolibérales et donc individualistes. »

En parallèle, on assiste au développement de l’idéologie post féministe. Celle que Susan Faludi théorise comme le « backlash », c’est-à-dire le retour de bâton. En résumé, on remercie les féministes pour leurs combats et on dit qu’il est temps de passer à autre chose, car ça y est l’égalité est là.

On encourage les femmes à être plus ambitieuses et moins discrètes, et en même temps, on signale quand même que les luttes militantes ont un peu donné lieu à des générations de femmes désormais perdues dans leur identité de genre. Et on fait passer celles qui poursuivent leurs engagements pour des hystériques. C’est là nier toutes les problématiques sexistes restantes.

Le mouvement punk vient transgresser les normes et les interdits et s’affiche comme anticonsumériste et anticapitaliste. Le Do It Yourself ne s’applique pas seulement aux vêtements ou aux objets mais aussi à la musique, dans la manière de produire et de diffuser les disques.

« Certes, le mouvement punk est toujours dans la rupture mais il devient, après des débuts prometteurs, machiste comme les autres milieux. Les femmes ne profitent pas de l’entraide prônée entre les musiciens, pour apprendre à faire de la guitare, brancher son ampli, etc. Les femmes punkEs subissent beaucoup de harcèlement et souvent de présomption d’incompétence également. »
précise Camille Zimmermann.

La réaction arrive dans les années 90 avec le mouvement des Riot Grrrl dont on dit que Kathleen Hannah est la figure de proue (lire notre focus sur le sexisme dans les musiques actuelles, YEGG#87 – Janvier 2020). Le mouvement se crée « un studio à soi », comme aime le dire la doctorante qui fait là référence à Virginia Woolf. Les musiciennes instaurent un espace d’entraide et de paroles, c’est au même moment que naissent les ladyfest. 

Elles répondent à trois problématiques : l’hégémonie masculine dans le milieu du punk, l’hypocrisie de l’idéologie post féministe et l’austérité qu’elles sentent parfois dans la pensée féministe. Elles montent sur scène en sous-vêtements pour des raisons politiques, elles parlent de masturbation, du tabou des règles et créent le Girl Power qui apparaît pour la première fois en Une du deuxième numéro de Bikini Kill fanzine.

Très rapidement, les médias les pulvérisent. Notamment, la presse musicale qui les décrédibilise en écrivant qu’elles ne savent pas ce qu’elles font. Dans les concerts, elles sont interrompues par les hommes qui imitent le cri du loup ou qui gueulent « A poil », hypersexualisant leurs corps et les réduisant au statut d’objs.

Pour autant, le Girl Power n’est pas jeté à la poubelle. Sur la scène musicale et la scène médiatique, arrivent les Spice Girls. Cinq femmes castées selon un plan marketing. Un groupe 100% féminin fabriqué de toute pièce qui revendique le Girl Power, tout en effaçant le côté musiciennes des punkEs et en tablant uniquement sur leurs physiques et leurs apparences.

Dans leurs chansons, elles exigent le respect dans leurs relations amoureuses. Point. Le capitalisme a pris l’idée du Girl Power en y ajoutant l’idéologie post féministe. On l’appose désormais à la production culturelle à destination de la jeunesse et on fabrique des success story en romantisant la manière dont une jeune fille partie de rien est devenue une star.

C’est l’ascension vers la gloire et la notoriété qui est mise en valeur, non les compétences et le talent. C’est là un formidable marché qui s’ouvre au capitalisme qui s’engouffre dans la brèche pour exploiter de nouvelles opportunités de ce « marché de filles ». On crée le marketing genre et la taxe rose.

« Les petites filles peuvent jouer aux voitures ! Mais pas celles de leurs frères… Non, il faut qu’elles soient roses et avec fleurs. », souligne Camille Zimmermann.

Le nouveau Girl power est dépolitisé et sa « transgression » est contrôlée, de manière à servir les intérêts du marché. Mais on note tout de même au fil du temps une amélioration de la figure de l’héroïne. On s’éloigne petit à petit du modèle de la jeune fille docile, obéissante, qui attend le prince Charmant. A présent, elle n’est plus dans la passivité, elle se bat et sauve des vies.

On le voit dans Buffy contre les vampires, dans Charmed, dans Xena, dans Sydney Foxet un peu plus tard dans le dessin animé les Totally Spies… Les fictions mettant en avant des filles et des femmes explosent dans les années 90. Et on constate que les filles font des objets roses des objets de fierté d’une identité de genre. Les accessoires et autres, roses, à froufrous, pailletés, etc. deviennent des symboles de réappropriation et des moyens d’asseoir leur supériorité sur les hommes. C’est ce qu’une chercheuse va nommer le syndrome du pinky frilly dress (robe rose à froufrous).

« Finalement, on passe d’un carcan à un autre. Les femmes ne sont plus dans l’attente mais elles sont dans des rôles de femmes fatales. Et le cahier des charges est très exigeant. Il faut être mince, avec des formes quand même pour être aguicheuse, entrer parfaitement dans les normes et les canons de beauté, dont les standards sont purement occidentaux. Quand il y a des femmes noires, souvent, elles ont un teint assez clair et elles ont les cheveux lisses. »
analyse Camille Zimmermann.

Elle montre alors comment la beauté est utilisée en tant que plus value de l’héroïne qui va pouvoir user de ses charmes auprès des hommes pour obtenir ce qu’elle veut. Lors des transformations, comme celle de Sailor Moon par exemple, on va insister sur leurs gestes gracieux et les changements opérés… qui se limitent souvent à de l’esthétique : elles ont après transformation, des bijoux, du vernis, des bottes à talons : « On remarque que ce ne sont quand même pas les vêtements les plus pratiques pour partir au combat en général… »

Mais le Girl power, dirigé par le capitalisme, donne l’idée que les femmes se réapproprient des critères de beauté, alors qu’en fait on revalide simplement les codes de la féminité déjà imposés. La capacité d’empuissancement est dont limitée par ce fameux cahier des charges qui standardise les femmes.

Côté réflexion, elles ne font pas non plus la démonstration de bien réfléchir à toutes les situations dans lesquelles elles s’engagent. C’est souvent le cas de Buffy par exemple qui fonce dans le tas et apprend ensuite à travers son observateur quels sont les tenants et aboutissants.

« On ne leur attribue pas l’esprit critique, alors que l’intellect est quand même un élément clé pour l’émancipation… », souligne la doctorante. 

Elles sont belles mais futiles, elles se comparent entre elles et n’adhèrent pas à la sororité. Elles ne disposent pas librement de leur corps, des savoirs et des pouvoirs (leurs pouvoirs sont souvent limités). Selon la règle du triple refus mis en perspective par Françoise Héritier, elles n’ont pas les moyens de s’émanciper réellement.

Aujourd’hui, on constate que le Girl power se répand également dans la communication institutionnelle. Les marques s’en emparent à tour de bras. Indesit sur la répartition des tâches, Nana sur la force physique des filles et les clichés, Barbie sur les femmes dans l’Histoire, etc.

Le point positif que note la conférencière, « c’est qu’ils ont enfin remis le message à l’endroit. Maintenant, les pubs disent ‘tu es aussi forte qu’un homme, ne laisse pas la société te dire le contraire’. »

On voit aussi des icônes pop comme Pink, Beyoncé ou Miley Cirus, plus engagées qu’avant. Et plus de célébrités osent annoncer qu’elles sont pansexuelles, bisexuelles, homosexuelles, et/ou transgenres.

En parallèle, on lâche un peu du lest sur l’hypersexualisation des héroïnes et sur le male gaze. On y va plus franchement sur les problématiques féministes comme la menace autour du droit à l’avortement, la culture du viol, les institutions patriarcales, etc. Les héroïnes réfléchissent davantage et on voit apparaître une nouvelle figure : celle de la leadeuse. Elle se bat, entraine avec elle et inspire.

La femme n’est plus unique, elle est enfin plurielle et on commence à intégrer la diversité de genre, d’orientation sexuelle, d’ethnie et de culture dans les productions culturelles. La sororité est montrée à l’écran, notamment à travers l’excellente scène de Sex Education(saison 2) réunissant plusieurs lycéennes dans un bus, en soutien à une des jeunes filles présentes, ayant subi quelques jours plus tôt une agression sexuelle. 

« Alors, sommes-nous encore dans la mascarade  du Girl Power ? Quelque part, oui. Le féminisme présenté n’est pas ultra militant, pas très approfondi. Il est souvent convenu. Surtout si le budget est gros. On reproche un manque d’approfondissement dans les postures, on parle souvent d’un féminisme pop, qui serait un féminisme blanc. Ce qui peut paraître surprenant puisqu’on a parlé de Beyoncé et de Chimamanda Ngozi Adichie, qu’on accuse de ne pas vouloir vraiment la fin des inégalités mais juste de vouloir prendre leur place auprès des hommes. », précise Camille Zimmermann.

Elle poursuit tout de même sur une nuance dans cette mascarade car on ne peut que constater que l’évolution est réelle. Le féminisme n’est plus un gros mot et l’image de la militante a changé.

Elle ajoute : 

« Je me méfie des injonctions à la perfection des femmes et encore plus des injonctions à la perfections des féministes. »

On peut aussi voir les accusations à l’encontre de Beyoncé et de Chimamanda Ngozi Adichie comme des attaques sexistes et racistes, visant à les décrédibiliser aux yeux des femmes blanches et de limiter l’impact émancipateur que leurs messages pourraient avoir sur les femmes noires.

Peut-on toutefois établir que le Girl Power est une mascarade ? Est-il synonyme de féminisme ? Ou simplement un gros fourre-tout ? Pour Camille Zimmermann, il est un outil de mesure sociétal avant tout. Il indique quel est le féminisme à la mode, le féminisme qu’on peut se permettre, le féminisme qui ne prend pas le risque de faire perdre des auditeurs ou des téléspectateurs :

« Il sert à savoir quelles sont les causes féministes validées par le grand public qui vont devenir économiquement viables. On remarque que les queer commencent à être accepté-e-s mais les femmes voilées, pas du tout. Ou quand on met un personnage voilé, il est extrêmement stéréotypé. »

En conclusion, Camille Zimmermann explique : « L’expression Girl power n’est pas un slogan de militantisme. C’est un outil de mesure tout simplement. Il montre où est la moyenne entre le conservateur et le progressisme. »

Après sa conférence, elle est accompagnée de Laure Fonvieille, metteuse en scène, costumière et co-présidente d’HF Bretagne, et de Manuela Spinelli, co-fondatrice et ancienne présidente d’Osez le féminisme 35, et co-fondatrice et secrétaire de l’association Parents & Féministes, à Rennes, pour une table-ronde.

Aucune des deux militantes n’utilise le terme Girl power et leurs associations non plus. « On parle plutôt de sororité. Ce qui est différent du Girl power car avec la sororité, on n’est pas dans un côté capitaliste. Au contraire. », signale Laure Fonvieille, à propos d’HF Bretagne. 

« Dans le théâtre contemporain, il y a des offres culturelles très intéressantes. Il n’y a pas besoin d’être Beyoncé. En fait, on aborde beaucoup la question du matrimoine. On a un héritage culturel, composé du patrimoine, ce qui nous vient des pères, et du matrimoine, ce qui nous vient des mères. C’est un axe par lequel on milite. Il n’y a pas que Frida Kahlo »
précise-t-elle. 

Manuela Spinelli, avec l’association Parents & Féministes, essaye également de proposer une offre culturelle plus large mais met l’accent principalement sur l’analyse et la déconstruction des stéréotypes genrés et la valorisation d’une offre à contre courant : « On met en avant ce qui nous paraît relever d’une conscience féministe plus honnête dans les livres, les séries, les magazines… »

Evidemment, le travail est colossal. Parce que dès la naissance de l’enfant, voire même déjà lors de la grossesse si on connaît le sexe du futur enfant, on l’envisage différemment selon si c’est une fille ou un garçon. On ne s’adresse pas à l’enfant de la même manière, on n’allaite pas forcément de la même manière, on ne répond pas aux pleurs de la même manière, etc. Tout leur univers dès leur arrivée parmi nous est genré.

Les parcours ensuite sont bien connus. Il y a les assignations de genre, la division des tâches et des rôles, l’encouragement des garçons, la disparition des filles. Et dans les arts et la culture, on le sait bien grâce aux diagnostics, suivis et analyses d’HF que les femmes sont très présentes dans les écoles et puis, plus on monte dans l’échelle sociale des reconnaissances et financements, plus les femmes sont mises sur la touche.

« Les femmes ont moins de sous pour créer, elles sont donc aussi moins distribuées. On nous dit souvent qu’on ne programme pas un sexe mais un talent. Mais le talent, c’est avant tout du travail, de la visibilité et des moyens. Le problème est systémique. Les dessins animés qui sont moins genrés, peut-être qu’ils ont moins de moyens et moins de visibilité. », commente Laure Fonvieille. 

C’est systémique. Elle le redit car sur les plateaux de théâtre par exemple, mais ce n’est pas la seule discipline dans ce cas-là, il n’y a que très rarement des actrices et acteurs gros-se-s, noir-e-s, arabes, etc : « Aïssa Maïga l’a dit lors de la cérémonie des César, il faut que ça change ! »

Elle est rejointe par Manuela Spinelli :

« Oui, on valide le point de vue des dominants. Moi, ce qui me fait le plus peur, c’est l’homogénéité des corps. Cette norme ferme et nette de laquelle on n’arrive pas à se libérer. On rentre toujours dans le domaine d’un corps fait pour être regardé. Il manque des corps sujets, qui agissent, qui pensent, qui se connaissent. Parce que la privation de la connaissance de son propre corps, c’est un élément clé de la soumission des femmes. »

Après cette conférence, ça tourne et ça tourne dans nos têtes. Nous qui avons grandi avec les Spice GirlsBuffy contre les vampires,Charmed et qui maintenant écoutons Beyoncé après avoir dévoré les deux saisons de Sex Educationen très peu de temps. Sommes-nous tombé-e-s dans le panneau du capitalisme ? Parce qu’on l’a prôné nous aussi cet esprit Girl power, sans réellement le connaître et chercher à le comprendre. 

Et puis on réfléchit et on se dit que ce ne sont pas là nos seules références en matière de féminismes. On a lu des livres, des BD et des essais, on a regardé films, séries et documentaires sur les différentes problématiques d’hier et aujourd’hui, on a rencontré et on rencontre toujours des tonnes de femmes, militantes ou non, et on a écouté et écoute toujours leurs visions et leurs analyses de la société actuelle.

Peut-être qu’en effet le Girl power n’est qu’un outil de mesure. On y voit tout de même une certaine source d’inspiration, qui ne doit pas se limiter à cette simple offre culturelle. La curiosité doit nous mener à explorer toutes les richesses que les individus ont à nous apporter.

Célian Ramis

Précarité menstruelle : la couleur de la réalité

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Mais qu’est-ce qui horrifie tant quand on parle des règles ? Il semblerait que le fait de savoir qu’une femme en face de nous est en train de saigner soit perturbant. Voire dégoûtant si elle ose le dire ouvertement. « J’ai mes règles », ça glace le sang.
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Les médias en parlent beaucoup en ce moment. Quasiment depuis un an. Le concept de précarité menstruelle vise à dénoncer la charge financière qui émane de l’achat de protections périodiques et qui incombe uniquement aux personnes ayant leurs règles. La revendication est claire : l’accès gratuit pour tou-te-s à ces produits de première nécessité, et non de confort.

Mais en pointant seulement l’aspect économique, on en oublierait presque que la précarité menstruelle dépasse largement le côté pécunier qui finalement est une conséquence du tabou engendré et entretenu par le patriarcat…

Au cours du transport des kits Virilité, l’accessoire « poche de sang » a certainement dû être bien secoué… Parce que les bonhommes, ils ont le cœur bien accroché pour faire la guerre, dépecer les animaux tués à la chasse, opérer des êtres vivants, jouer à des jeux vidéos bien belliqueux ou encore pour ne pas détourner le regard pendant un épisode de Game of Thrones. Mais paradoxalement, on leur attribue la grande capacité à tourner de l’œil à la vue du sang, que ce soit pour une prise de sang ou un accouchement. Pas étonnant donc qu’ils aient un petit haut-le-cœur dès qu’on mentionne que tous les mois, nous les femmes, on saigne, phénomène créé par la non fécondation de l’ovule qui s’évacue avec une partie de notre endomètre via notre vagin, pour finir absorbé par un tampon ou une éponge, récupéré par une coupe menstruelle ou une serviette hygiénique ou encore évacué aux toilettes ou dans le bain ?! Peu importe, ça sort. C’est cyclique. Point barre. 

Mais qu’est-ce qui horrifie tant – les hommes et les femmes - quand on parle des règles ? Il semblerait que le fait de savoir qu’une femme saigne au moment même où elle se tient debout juste en face de nous à la machine à café et discute de manière tout à fait normale soit perturbant. Voire dégoûtant si elle ose le dire ouvertement. « J’ai mes règles », ça glace le sang. Cette image implicite d’un ovule non fécondé qui vient s’écraser par filets et caillots de sang dans la culotte, ça répugne… 

ZUT À LA FIN !

Ras-la-culotte de tous ces mythes oppressants autour des menstruations ! Ras-la-serviette de voir les visages se crisper quand le mot « règles » vient à être prononcé ! Ras-le-tampon de la vieille réflexion disant de se mettre aux abris pour ne pas essuyer le courroux de la harpie menstruée ! La coupe est pleine, évidemment.

Peut-être que cette soi-disant bande d’hystériques mal lunées l’est à cause des fortes douleurs ressenties avant, pendant et après ce fameux moment du cycle ou à cause des milliers d’euros dépensés pour s’acheter des produits hygiéniques imbibés pour la plupart de pesticides et de composés chimiques…

Ou tout simplement parce qu’elle a été éduquée dans la peur de la tâche et de l’odeur du sang et qu’elle a intégré depuis l’adolescence que « règles » équivaut à « impure ». Le cycle des femmes inquiète et dégoute. Nous, forcément on voit rouge et on milite pour que tout le monde se sente concerné, pas directement par nos vagins ensanglantés mais par tous les à côté.

Actuellement, nombreuses sont les publicités qui nous sollicitent au fil de la journée, sur les réseaux sociaux principalement, pour nous filer LA solution pour vivre paisiblement nos règles et sauter de joie à la première coulée… Chouette des nouvelles culottes de règles méga absorbantes ! Aussi écolos soient-elles, ça interpelle. Vivre sereinement nos règles n’est pas qu’une histoire de culotte tâchée ou pas tâchée, de vulve au sec ou à la fraiche ! Non, c’est bien plus complexe et complet que ça.

#ERROR

On touche ici à un système global de connaissance du corps des femmes et son fonctionnement cyclique. Souvent, on le connaît peu, on le connaît mal. En France, en 2016, le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes (HCEfh) a révélé qu’une fille de 15 ans sur quatre ignore qu’elle possède un clitoris et 83% ne connaissent pas son unique fonction érogène.

On l’appelle « minou », « chatte », « zezette », « abricot », « moule », etc. On les nomme « ragnagnas », « trucs » ou carrément « les anglais débarquent ». On pense qu’au moment des règles, les femmes ratent la mayonnaise (en Argentine, c’est la crème fouettée, au japon, les sushis et en Italie, l’ensemble des plats) et sont énervées sans raison aucune pendant leur durée entière.

Si la majorité de la population a tendance à minimiser, il serait une erreur de penser que l’utilisation des termes exacts est à négliger. Pire, à penser que cela constitue un danger ! Car apprendre aux enfants que les petites filles ont entre les jambes à l’extérieur un pubis, un clitoris et une vulve et à l’intérieur, un vagin et un utérus, c’est déjà briser le tabou visant à laisser croire que là où les garçons ont un pénis bien apparent, elles n’ont « rien ».

Les premières menstruations déboulent dans la culotte, c’est la panique et l’incompréhension. Ce passage que tout le monde imagine comme un symbole de l’évolution de fille à femme peut être un véritable séisme pour qui n’y est pas préparé-e et un moment de solitude si aucun espace de parole libre et d’écoute bienveillante n’a été créé que ce soit au sein de la famille, de l’entourage et/ou de l’école.

On passe de l’innocence enfantine à la femme potentiellement active sexuellement. Sans information anatomique. On passe du « rien » à la possibilité d’avoir un enfant, et cela même sans comprendre comment notre cycle fonctionne. Et quand à cela on ajoute des complications type fortes douleurs au moment des règles pour lesquelles on nous explique qu’avoir mal, c’est normal, on apprend à souffrir en silence, à serrer la mâchoire et à redoubler d’effort pour faire taire la douleur.

Peut-être sera-t-on diagnostiquées plus tard d’une endométriose, du syndrome des ovaires polykystiques, du Syndrome PréMenstruel et même de trouble dysphorique prémenstruel. Heureusement, les combats féministes permettent de faire avancer la cause et des personnalités issues des milieux artistiques – actrices, chanteuses, etc. – témoignent de leurs vécus et des parcours chaotiques qu’elles ont enduré de nombreuses années durant afin de faire reconnaître les maladies et les conséquences physiques et psychologiques que cela inclut.

Aussi, de supers ouvrages existent pour en apprendre plus au sujet des règles comme Sang tabou de Camille Emmanuelle, Le grand mystère des règles de Jack Parker, Cycle féminin et contraceptions naturelles de Audrey Guillemaud et Kiffe ton cycle de Gaëlle Baldassari (les deux derniers étant écrit par des Rennaises – lire l’encadré).

Sans oublier le livre Les règles… Quelle aventure ! d’Elise Thiebaut et Mirion Malle à destination des préados et ados, filles et garçons. Cela participe à la découverte de soi et de l’autre, car comme le disent Elise Thiebaut et Mirion Malle à juste titre « rendre les règles invisibles, c’est rendre les femmes invisibles. »

SUR LE FIL DE L’EXPÉRIENCE

Lis Peronti est une artiste-chercheuse installée à Rennes depuis plusieurs années. Elle y a notamment fait un mémoire autour des menstruations et des performances durant lesquelles elle a laissé le sang de ses règles couler sur une robe blanche ou un pantalon (lire le focus « Menstruations : ne plus avoir honte de ses règles » - yeggmag.fr – août 2017).

Aujourd’hui, elle continue son travail de recherches et de restitution sous forme artistique, mêlant savoirs théoriques et vécus personnels, autour du sexe féminin. Quand on lui demande ce qu’est pour elle la précarité menstruelle, elle répond :

« Comme ça, je pense au prix des protections hygiéniques. J’en ai beaucoup acheté avant la cup. Mais en fait, c’est plus que ça. C’est le fait que les règles soient considérées comme dégueu, tabou, comme quelque chose à cacher. La précarité menstruelle n’est pas juste liée au prix des tampons et des serviettes mais aussi au manque d’informations qu’on a sur les règles si on ne fait pas la démarche d’aller chercher plus loin. »

Sa démarche au départ, elle le dit, n’était pas consciemment féministe. En commençant à travailler sur le sujet « de façon intuitive », elle a fait des choix pas forcément réfléchis mais qui l’ont mené à mieux comprendre le fonctionnement de son corps, de son cycle et aussi à mieux protéger sa santé. Plus tard, elle a fait des liens avec sa recherche académique :

« C’était une porte d’entrée vers toutes les études féministes et vers la connaissance de mon corps aussi. Par exemple, c’est au moment où j’ai commencé à faire une performance à chaque menstruation, performance qui était censée fonctionner selon mon cycle naturel, que j’ai arrêté la pilule pour retrouver le temps décidé par mon corps pour l’arrivée des règles, et aussi parce que j’avais entendu que la pilule provoquait des maladies. À ce moment-là, j’ai commencé à me rendre compte de quand est-ce que les règles arrivaient. Le fait de les laisser couler sur un tissu ou sur la terre m’a permis de me rendre compte de la quantité de sang versée, qui était d’ailleurs beaucoup moins importante que ce que je croyais. »

Aujourd’hui, elle connaît mieux son cycle et s’étonne d’autant plus de tous les tabous liés aux règles : « On a d’autres pertes au cours du cycle et ça ne choque personne. » Pour elle, en tout cas, le mémoire et les performances l’ont amenée à de nombreuses lectures et réflexions sur le sujet mais aussi à apprécier la beauté de la couleur du sang menstruel et de son mouvement lorsqu’il se dissout dans l’eau. Voilà pourquoi elle a choisi la coupe menstruelle, bien avant le scandale autour de la composition des tampons et des serviettes.

À ce propos, elle nous livre son opinion : « Les fabricants ont toujours su que c’était de la merde à l’intérieur mais on en parle aujourd’hui parce qu’il y a un nouveau marché à prendre. On en voit partout maintenant des culottes menstruelles, des tampons bios, des serviettes lavables, etc. C’est bien mais ce n’est pas nouveau. »

Ce que Lis Peronti retient particulièrement de tout cet apprentissage menstruel, c’est que « travailler sur les règles m’a aussi fait prendre l’habitude d’échanger sur ses sujets avec différentes personnes, que ça soit des bio ou techno femmes ou desbio ou techno hommes(termes utilisés par Beatriz Preciado dans Testo Junkie. Sexe, drogue et biopolitique). Et connaître le vécu ou l’opinion des autres est la chose la plus enrichissante dans cette recherche artistique. »

Et même sans démarche artistique, on la rejoint : échanger et partager les vécus et opinions, en prenant soin d’écouter en premier lieu les personnes concernées, est enrichissant et nécessaire à la déconstruction du tabou et des stéréotypes autant autour des règles que du genre. 

SOURCE DE SOUFFRANCES

Car ce tabou autour des règles peut être une source de violence à l’encontre de celles à qui on ne permet pas l’expression de leurs souffrances et à qui on dit que la douleur est uniquement dans leur tête. Mais aussi à l’encontre de celles qui n’osent pas l’exprimer et qui demandent, en chuchotant à l’oreille de leurs copines, si elles n’ont pas un tampon et qui le cachent ensuite dans le revers de leur manche ou encore de celles qui intègrent malgré elles un sentiment de honte et de peur.

Le silence et la méconnaissance qui règnent autour de cette thématique sont également à la base de la lenteur du diagnostic de l’endométriose, qui touche entre 1 femme sur 7 et 1 femme sur 10. Il faut en moyenne 7 ans pour diagnostiquer l’endométriose. Pourquoi ? Parce que le corps médical est mal informé, mal formé. Parce qu’une femme expliquant que tous les mois elle est handicapée par son cycle (transit perturbé, gênes urinaires, gênes ou douleurs lors des rapports sexuels, fortes douleurs utérines, incapacité à marcher au moment des règles, etc.) ne sera pas réellement écoutée et prise en charge, encore aujourd’hui, en 2019.

L’alliance des charges symboliques, émotionnelles et physiques qui s’ajoutent et s’imbriquent provoque une première forme de précarité, dans le sens de fragilité, contre laquelle les femmes luttent, bien conscientes qu’au premier signe de « faiblesse », elles seront renvoyées à la thèse essentialiste, c’est-à-dire à leur prétendue nature et fonction première : celle d’enfanter et de s’occuper du foyer.

Aujourd’hui, et cela est d’autant plus vrai avec le développement de l’image (fausse) de la Wonder Woman, une femme doit pouvoir affronter sans ciller et sans transpirer une double, voire une triple journée. La charge mentale s’accumule et pourtant, elle reste toujours suspectée de ne pas pouvoir y parvenir. De ne pas être assez forte, de ne pas pouvoir garder son sang froid et de ne pas avoir les épaules assez solides.

Alors, en plus des taches domestiques et de son travail, elle doit aussi penser à la contraception et aux protections hygiéniques, sans oublier les multiples remèdes de grand-mère ou les médicaments à prendre en cas de douleurs.

LES INÉGALITÉS SE CREUSENT

« Le tabou des règles est l’un des stéréotypes sexistes qui affecte la quasi-totalité des filles et des femmes dans le monde. », signale l’ONG internationale CARE. Si la majorité des femmes éprouvent de la honte concernant leurs règles, il existe aussi une partie de la population féminine touchée par l’isolement social, voire l’exil menstruel.

Au Népal, notamment, avec la pratique du chhapaudi, un rituel pourtant interdit visant à exiler les femmes du domicile familial pendant leurs règles, une brutalité à laquelle elles sont confrontées en raison de leurs menstruations encore pensées comme signe d’impureté et source de malheurs.

Selon les pays, les croyances diffèrent : dans certains coins d’Amérique du Sud, on pensera que côtoyer des femmes réglées peut provoquer des maladies, tandis qu’ailleurs, on pensera que le sang qui souille la terre la rend stérile. Elles seront alors tenues à l’écart de leur maison mais aussi de leur travail si celui-ci par exemple consiste à la culture et aux récoltes dans les champs. Dans la religion juive également, l’exil menstruel peut être appliqué, un rituel sera alors à suivre pour réintégrer le foyer. Afin de se laver et de redevenir pure.

Au-delà de la précarité sociale imposée par cette exclusion et de l’humiliation engendrée par celle-ci – et des morts fréquentes des exilées asphyxiées par les fumées du feu qu’elles ont allumé pour se réchauffer, mordues par des serpents, agressées, etc. – leur quotidien est affecté depuis très longtemps.

Ce n’est que depuis le 2 janvier que des femmes ont pu se rendre dans le temple d’Ayyappa à Sabarimala (dans la région du Kerala en Inde), après que la Cour suprême indienne ait levé l’interdiction, pour les femmes menstruées, d’accéder aux lieux sacrés hindous. Malgré tout, elles n’ont pas pu franchir les marches du temple, obligées d’emprunter l’entrée du personnel pour se protéger des réactions hostiles de certains croyants. 

ISOLEMENT ET DÉSCOLARISATION

Malheureusement, en Inde, la population féminine est habituée dès le plus jeune âge à être rejetée à cause des règles, comme le montre le documentaire Les règles de notre liberté (en anglais Period. End of sentence) diffusé en France, en février 2019, sur Netflix.

Dans le village de Kathikhera, située en zone rurale, avoir ses menstruations est véritablement synonyme de précarité. Ce qui apparaît dans les silences filmés par la réalisatrice Rayka Zehtabchi lorsque le mot « règles » est prononcé. Les femmes du village n’ont pas accès aux protections hygiéniques, trop chères, qu’elles ne connaissent que de « réputation », comme une légende urbaine.

Elles, elles se tapissent le fond des sous-vêtements avec du papier journal ou des tissus usagés. Comme le font en France les femmes SDF, les détenues n’ayant pas l’argent nécessaire pour cantiner ou encore les personnes les plus précaires, étudiantes comprises dans le lot.

Selon l’ONG Care, elles sont environ 500 millions de filles et de femmes dans le monde à ne pas avoir accès aux protections hygiéniques. Autre problématique mondiale qui en découle : la déscolarisation des jeunes filles. En Afrique, 1 fille sur 10 manque l’école lors de ses menstruations.

En Inde, 23 millions de filles arrêtent l’école à cause de leurs règles. Soit par manque d’accès aux produits d’hygiène, soit parce que les toilettes ne sont pas séparées dans les établissements. Dans tous les cas, la honte l’emporte. 

Les femmes de tous les pays ne vivent pas à la même échelle le même degré d’exclusion face aux stéréotypes et au tabou des règles. Si on revient à notre propre plan national, on ne peut pas parler de déscolarisation des jeunes filles mais certaines ont des absences répétées au fil de leur cursus justifiées par le début de leur cycle, que ce soit à cause des complications physiques – nausées, douleurs, diarrhées, fatigue… - ou en raison de l’hygiène.

Mais aussi de cette fameuse peur qui rend les adolescentes « indisposées » pendant les cours de natation. On voit aussi dans l’Hexagone une certaine réticence à réfléchir à la mise en place du congé menstruel, comme cela s’applique dans d’autres pays, comme l’Italie ou le Japon. Parce qu’on craint des abus, nous répond-on régulièrement.

En clair, des abus de la part des femmes qui profiteraient de l’occasion pour prendre des jours de congé alors qu’elles n’ont pas leurs règles ou qu’elles n’ont aucune difficulté avec celles-ci. Certainement un abus justifié par une soudaine envie de faire les boutiques... C’est croire en la frivolité des femmes et en un manque de cadre législatif qui viendrait entourer la loi.

C’est surtout ne pas considérer que les règles puissent entrainer de vraies difficultés et constituer un handicap dans le quotidien d’une partie des femmes dont on profit e qu’elles ont intégré le risque de précarité dans laquelle cela les mettrait si elles se permettaient des absences répétées au travail, aussi justifiées soient-elles.

LA SITUATION DES FEMMES EN GRANDE PRÉCARITÉ

Parler des règles, montrer un vêtement tâché par les menstruations, ça choque. Là où une porte s’ouvre en direction de la prise de conscience, c’est sur l’accès aux protections hygiéniques pour les plus démuni-e-s. Et elle ne s’opère pas en un claquement de doigts.

Il a fallu le concours de plusieurs actions, notamment associatives et médiatiques, et un film grand public Les invisibles de Louis-Julien Petit (lire notre critique dans YEGG#77 – Février 2019) pour que l’on commence à ouvrir les yeux sur une réalité jusqu’ici très peu prise en compte.

Une réalité que relate le sondage IFOP publié le 19 mars dernier et réalisé pour Dons solidaires : 8% des Françaises, soit 1,7 million de femmes, ne disposent pas suffisamment de protections hygiéniques et 39% des femmes bénéficiaires d’associations sont concernées.

Conséquence : 1 femme sur 3 (sur ce pourcentage) « ne change pas suffisamment de protection ou à recours à l’utilisation de protections de fortune. », souligne le communiqué. Là encore, on recroise la précarité sociale puisque, selon le sondage toujours, 17% des femmes en grande précarité renoncent à sortir à l’extérieur durant la période des règles et se retrouvent parfois en incapacité de se rendre à un entretien d’embauche ou un rendez-vous professionnel, par manque de protections hygiéniques. Un fait que l’on sait dangereux pour la santé et propice au Syndrome du Choc Toxique. 

Trop souvent, on oublie les exclues du débat dont font parties les détenues et les femmes SDF. Elles ont rarement voix au chapitre parce que par confort, on oublie celles qui n’en disposent pas et parce qu’elles pâtissent d’une image stéréotypée due à leur condition. Et pourtant, elles aussi ont leurs règles, et elles aussi ont le droit à la dignité.

Le 19 mars, L’Obs et Rue89 révèlent la précarité sanitaire que subissent les femmes incarcérées qui selon les établissements disposent de protections périodiques de mauvaise qualité souvent à des prix trop élevés, particulièrement pour celles qui ne cantinent pas.

« De nombreuses détenues utilisaient des tissus, des draps ou encore des serviettes de bain qu’elles mettaient dans leurs culottes », témoigne une ancienne détenue tandis que d’autres fabriquent des coupes menstruelles artisanales : « Elles utilisent une bouteille en plastique qu’elles découpent afin de n’en garder que la partie supérieure. Pour éviter de s’arracher les parois internes, la cup de fortune doit être lissée contre un mur. »

Le système débrouille côtoie alors le facteur risque sanitaire. Et s’applique également aux femmes SDF. Corinne Masiero, comédienne dans Les invisibles notamment, a vécu elle aussi dans la rue et dit au média Brut :

« Tout est dix fois plus problématique quand t’es une gonzesse, dix fois plus. Un truc tout con : quand t’as tes règles et que t’as pas de quoi t’acheter des trucs, alors tu vas chouraver des serviettes, des machins et tout. Mais des fois t’as pas eu le temps ou t’as pas pu, comment tu fais ? Tu te mets des journaux, des machins… on en parle jamais de ça. Pourquoi ces trucs là, c’est pas remboursé par la Sécu par exemple ? » 

AGIR POUR LES AIDER

Lors de notre reportage au Salon bien-être solidaire fin novembre à Vitré, organisé par l’association brétillienne Bulles Solidaires, Anaëlle Giraurdeau, alors stagiaire au sein de la structure, expliquait que l’impact de la sensibilisation des passantes à ce propos était important lors des collectes effectuées à l’entrée des supermarchés.

La majorité de la société ne réalise pas qu’être une femme dormant à la rue signifie également ne pas avoir de quoi s’acheter des protections hygiéniques. D’où la mobilisation de Bulles Solidaires, créée en septembre 2017 par Laure-Anna Galeandro-Diamant afin de récolter des échantillons et produits d’hygiène corporelle (non entamés et non périmés) pour tou-te-s lors de collectes, via le bouche à oreille, le démarcharge des pharmacies, instituts de beauté et hôtels ou encore grâce aux points de collecte disposés dans certains magasins du centre ville, à l’Ecole des Hautes Etudes de la Santé Publique de Rennes, ou encore dans des commerces vitréens.

Ces produits sont ensuite redistribués aux occupant-e-s des établissements avec lesquels l’association travaille comme le Secours populaire, le foyer Saint Benoit de Labbre à Rennes, Le Puzzle, etc. Mais aussi à l’occasion des maraudes organisées dans la ville. Collecter serviettes, tampons et coupes menstruelles est alors essentiel pour les femmes en grande précarité car à l’heure actuelle, les associations venant en aide aux personnes sans abris sont principalement spécifiques à la question du logement et à celle de l’alimentation.

Bulles Solidaires réalise donc une mission particulière sur un terrain presque vierge à ce niveau-là, à l’échelle locale, et n’en oublie pas les besoins des femmes. Sur le plan national, Règles élémentaires est la première association depuis 2015 à collecter des produits d’hygiène intime à destination des femmes sans abris et mal logées. Initiée par Tara Heuzé-Sarmini, la structure a réussi à organiser plus de 150 collectes en France et à redistribuer plus de 200 000 tampons et serviettes à plus de 20 000 femmes bénéficiaires.

La dynamique crée des émules. Le 16 mai prochain, une soirée autour de la précarité menstruelle est organisée à Askoria, à Rennes, par Aux règles citoyen-ne-s, un collectif de travailleurs-euses sociaux en formation dans l’école.

« Les femmes en situation de précarité sont les premières victimes. Elles sont déjà vulnérables et en plus, elles doivent se cacher à cause des tâches et c’est très difficile d’aller demander une protection hygiénique à quelqu’un dans la rue, c’est tellement tabou dans notre société actuelle… »
signale les membres du collectif.

En creusant le sujet, ielles ont l’idée d’une collecte mais rapidement se pose la question de la forme : « Une collecte c’est bien mais si en plus on peut sensibiliser autour de ça, c’est mieux ! On a donc fixé le prix de la soirée à une boite de tampons ou de serviettes qui seront ensuite données à Bulles Solidaires. »

Si le collectif souhaite provoquer des rencontres, des échanges et des débats entre professionnel-le-s du secteur social, futur-e-s professionnel-le-s, associations féministes (ou pas), il tient à ce que le grand public, hommes comme femmes donc, soit convié, intéressé et concerné. Ainsi, le débat sera précédé de la diffusion du film Les invisiblespour faire le pont avec la précarité menstruelle, un sujet large qui touche un grand nombre de femmes.

RENDRE LES PROTECTIONS HYGIÉNIQUES ACCESSIBLES

Et parmi les plus impactées, on trouve également la population étudiante dont les revenus sont souvent faibles voire inexistants. Pour une boite de tampons ou de serviettes, il faut compter entre 3 et 8 euros. Pendant une période de règles, les femmes peuvent utiliser les deux sortes de protection, pour ne pas dormir avec un tampon ou une coupe menstruelle, et ainsi réduire le risque d’infection.

Aussi, il faudra certainement prévoir l’achat de boites d’anti-inflammatoires ou autres médicaments, l’investissement dans une bouillote, etc. Et rien dans la liste ne peut être répertorié comme produit de confort. C’est pourquoi en janvier, l’université de Lille, sur les conseils de Sandrine Rousseau, fondatrice de l’association Parler, ancienne élue EELV et actuellement professeure d’économie à la fac, a décidé au début de l’année 2019 de distribuer gratuitement 30 000 kits de protections hygiéniques, contenant tampons, serviettes et coupes menstruelles réutilisables.

Une idée qui a été inspirée par le modèle écossais. En effet, le pays qui avait déjà investi pour lutter contre la « period poverty » auprès des femmes en grande précarité réitère son action auprès des étudiantes à présent, en levant 5,7 millions d’euros afin de fournir aux 395 000 élèves d’Ecosse des protections hygiéniques gratuites. Dans les écoles, collèges et universités sont, depuis la rentrée scolaire, accessibles tampons, serviettes, serviettes lavables et coupes menstruelles.

La réforme crée des émules là encore puisque début mars, la newsletter pour adolescentes « Les petites Glo » - la petite sœur des « Glorieuses » – lançait le mouvement #StopPrécaritéMenstruelle afin de demander la gratuité des protections hygiéniques dans tous les établissements scolaires français. 

Johanna Courtel est étudiante à l’université Rennes 2. Début avril, son projet de protections périodiques en accès libre – co-piloté avec une autre étudiante – figurait parmi les 10 lauréats qui seront financés par le budget participatif de la faculté.

« Il existait déjà un projet de l’Armée de Dumbledore, une organisation politique de Rennes 2, pour installer 3 distributeurs de protections hygiéniques. C’est bien mais c’était limité. Là, l’idée est d’installer des meubles avec des tampons, des serviettes, des cups, en libre accès. Et que les produits soient le moins toxiques possible. On veut privilégier le bio et la qualité, des produits respectueux pour nous et pour la nature. », explique-t-elle, précisant qu’elle ne connaît pas encore la date de mise en fonction des installations et du premier ravitaillement.

« Peut-être que beaucoup vont hésiter à en prendre au début mais l’objectif est vraiment que les personnes s’habituent à ce que ce soit gratuit. À ce que ce soit normal que ce soit gratuit,poursuit-elle. En tant que femmes, depuis qu’on a nos règles, on sait que c’est la galère. Dès la naissance, on sait qu’on va être précaires. En plus de ça, on doit payer plus de choses avec un moindre salaire… Etudiante, je me suis déjà retrouvée à la fin du mois avec du sopalin dans la culotte car j’ai préféré m’acheter à manger qu’acheter des protections. » 

UNE BATAILLE À POURSUIVRE

Mais avant même d’être contrainte à tester le « dépannage menstruel » que de nombreuses femmes connaissent au cours de leur vie, Johanna Courtel avait déjà conscience de la problématique, notamment grâce à la campagne médiatisée du collectif Georgette Sand qui a ardemment lutté contre la taxe tampon et obtenu gain de cause en décembre 2015 lorsque l’Assemblée nationale a voté l’abaissement de la taxe de 20% à 5,5%, reclassant ainsi les protections hygiéniques injustement qualifiées de « produits de luxe » à la catégorie « produits de première nécessité ».

Bonne nouvelle donc ! Pas tant que ça en fait, indique le collectif Georgette Sand dans un article paru dans Ouest France : « Malheureusement, l’abaissement de la TVA n’a pas été répercuté sur les produits des grandes marques. Maintenant que nous avons pu constater que la baisse de la TVA n’est qu’un cadeau pour les marques qui leur permet d’augmenter leurs marges sans faire monter leurs prix, nous avons conscience que cette taxe n’est plus la question. Il faut prendre conscience que le sujet est une question de santé publique. Des décisions comme celle prise par la LMDE d’allouer une somme de son forfait étudiant au remboursement des protections hygiéniques est un progrès que nous saluons. »

Dans le fait que la parole se libère petit à petit et que les exemples d’actions concrètes se développent, l’étudiante rennaise y sent le vent tourner et saisit l’occasion du budget participatif pour apporter sa pierre à l’édifice. Pour elle, le vote des étudiant-e-s en faveur de son projet marque l’importance de répondre désormais à un besoin bien réel de lutte contre la précarité.

Tout comme sur le campus, on trouve une épicerie solidaire, on trouvera prochainement des protections périodiques en libre service : « C’était important aussi de ne pas mettre un moment spécifique durant lequel les gens viennent se servir. Parce qu’en faisant ça, je pense que plus de gens vont s’autoriser à en prendre alors que si ça se faisait devant tout le monde pendant une permanence, beaucoup de personnes n’oseraient pas. Et quand on a pas une bonne protection hygiénique ou qu’on a oublié d’en prendre d’autres, on n’est pas à l’aise, on est moins aptes à écouter, à se concentrer. On pourrait parfaitement ne pas être dans cet état si justement on savait que, même si on oublie d’en mettre dans son sac ou qu’on n’a pas les moyens d’en acheter, on va pouvoir en trouver sur place. Dans les toilettes par exemple, pour que ce soit un lieu plus intime. »

L’ESPACE PUBLIC, ENCORE ET TOUJOURS GENRÉ…

Les toilettes, c’est encore un autre sujet dans le sujet. Mais là, on ne parle plus de l’université mais de l’espace public. À Rennes, tandis que la municipalité installe des urinoirs en forme de kiwi, de pastèque et autres fruits pour que ces messieurs arrêtent de pisser où bon leur semble lors des soirées arrosées du jeudi au samedi, personne ne s’inquiète du devenir de nos abricots qui marinent dans la sauce airelles chaque jour de nos règles.

Et ça ne me passe pas inaperçu dans les médias, avec en tête de fil le site Alter1fo qui par deux fois interpelle sur la question. En janvier, d’abord, on peut lire l’article « Précarité menstruelle : Rennes manque une occasion de « régler » la question » dans lequel le rédacteur Politistution dévoile qu’un projet concernant l’augmentation du nombre de toilettes pour femmes n’a pas pu être mis au vote du budget participatif de la ville car entre autre « la ville de Rennes dispose déjà de sanitaires publiques et aucun emplacement n’a pu être trouvé pour en construire de nouvelles. »

Il revient dessus en mai se saisissant de l’actualité chaude des urinoirs mobiles pour souligner, à juste titre, qu’il s’agit là encore d’un privilège de mâles. Il conclut son article :

« Les toilettes publiques restent finalement révélateurs des inégalités entre les sexes et ne doivent pas accentuer l’hégémonie masculine dans la ville. »

De par cette phrase, il pointe une nouvelle problématique qui enfonce encore davantage les femmes dans la précarité menstruelle. Les villes pensées par et pour les hommes permettant uniquement aux femmes de se déplacer dans l’espace public mais pas de l’occuper comme les hommes le font.

Encore moins quand elles ont leurs règles et qu’elles n’ont pas d’autres choix pour changer leurs protections que d’aller dans un bar ou rentrer chez elle, si leur domicile n’est pas trop éloigné. Alors des urinoirs en forme de fruits, c’est bien joli mais c’est quand même discriminatoire, même si on est équipé-e-s d’un pisse-debout, c’est ce que développe Virginie Enée, journaliste pour Ouest France, dans son billet d’humeur daté du 6 mai :

« Alors oui, une cabine de toilette mixte ne coûte certainement pas le même prix. Probablement que cela prend plus de place dans l’espace public et que c’est moins ludique qu’un urinoir déguisé en pastèque ou en kiwi. Mais justifier une inégalité par l’incivilité de certains, c’est ni plus ni moins qu’une discrimination. Réclamons des cabines de toilettes publiques dans une citrouille, type carrosse de Cendrillon. (Sinon nous aussi, on se soulagera sur ses roues.) »

LES TOILES D’ARAIGNÉE, C’EST SALE… 

De nombreux facteurs convergent, créant ainsi une précarité menstruelle qui pourrait s’apparenter à une toile d’araignée, tissée autour du tabou des règles pour coincer les femmes dans leur émancipation. Comme le souligne Lis Peronti, les règles ne sont qu’une partie du cycle, et non l’entièreté et surtout pas la fin comme on vise souvent à le penser. Bien au contraire même puisqu’en réalité l’arrivée des règles marque le début du cycle.

Elles ne sont pas donc pas synonymes de la fin, dans le sens de l’échec de la femme dans son soi-disant rôle premier et majeur de procréatrice, mais le début, le renouveau, l’instant de tous les possibles. La possibilité de choisir son mode de vie, son mode de contraception, son corps.

De plus en plus de comptes, comme Dans Ma culotte, SPM ta mère ou encore Mes règles et moi, se créent sur les réseaux sociaux, utilisant la toile non pour nous coller à une matière et se faire dévorer ensuite mais pour dénoncer la précarité menstruelle, briser le tabou et dévoiler la couleur de la réalité, parce que non ce qui coule dans nos culottes n’est pas bleu comme le montre la publicité, mais bel et bien rouge.

Montrer le sang - comme l’a fait la youtubeuse Shera Kirienski en posant en pantalon blanc tâché et comme l’a fait auparavant Lis Peronti - participe à ne plus cautionner les mythes et les mensonges qui entretiennent la précarité menstruelle dans sa globalité. Les initiatives fleurissent. Au Canada, par exemple, au musée de Kitchener, en Ontario, a dévoilé l’exposition Flow pour démystifier les règles et aider les femmes qui se sentent stigmatisées à cause de ça à s’émanciper.

Sinon, sans prendre l’avion plusieurs heures durant, on peut de chez nous, en toute intimité si on a honte (en espérant ensuite qu’on aura le courage d’en parler avec d’autres, au café, puis dans le bus, puis au milieu d’une foule ou mieux, à table) regarder le super documentaire d’Angèle Marrey, Justine Courtot et Myriam Attia, 28 jours, disponible sur YouTube.

Ou encore on peut participer à la campagne Ulule de financement participatif afin d’aider Leslye Granaud pour la réalisation et diffusion de son documentaire SPM ta mèrequi interroge hommes et femmes sur leur rapport aux menstruations. 

Mise en garde (qui arrive bien trop tard, tant pis) : après tout ça, vous ne penserez plus que les règles, c’est dégueu et vous prônerez le choix pour toutes les femmes d’en parler librement ou de garder ça pour elles. Car si cela ne doit pas virer à l’injonction au témoignage, il est urgent de se libérer des sentiments de honte et d’humiliation qui entourent toutes les personnes ayant leurs règles.

De garantir l’accès aux protections hygiéniques à toutes les personnes ayant leurs règles, sans conditions. D’apprendre à toutes les filles et à tous les garçons l’anatomie des un-e-s des autres et d’ouvrir la voix aux personnes désireuses de connaître davantage leur cycle que l’écoféminisme met en parallèle du cycle de la Nature. Mais ça, c’est un autre sujet. Et c’est pour bientôt.

 

 

Tab title: 
Les règles de la précarité
La précarité menstruelle : pas qu'une affaire de femmes
Aimer son cycle, c'est possible ?
Alerte : vulves et vagin pollué-e-s

Célian Ramis

Pour une assemblée théâtrale poélitique

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Le Manuel d’AutoDéfense À Méditer est officiellement lancé, après deux mois de résidence aux Ateliers du Vent à Rennes et une immersion auprès des féministes musulmanes de l’association Al Houda.
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Le Manuel d’AutoDéfense À Méditer est officiellement lancé ! Après deux mois de résidence aux Ateliers du Vent à Rennes et une immersion auprès des féministes musulmanes de l’association Al Houda, la metteuse en scène, Hélène Soulié, en lien avec la sociologue et ethnographe Aurélie Marchand, a présenté le 3 juin dernier le premier volet de MADAM, J’ouvre les yeux sur ta bouche.

Le titre est temporaire. Peut-être. Parce qu’au fil du processus de création, un sous-titre se profile. « Est-ce que tu crois que je doive m’excuser quand il y a des attentats ? » se veut plus percutant, selon Hélène Soulié. Fascinée par l’influence du contexte et des lieux sur la parole, elle questionne « comment on parle, comment on peut encore parler et comment on peut mettre des mots sur des maux. On est constitué-e-s de phrases que l’on entend, comme « t’es nulle en maths » par exemple. On est constitué-e-s de phrases, de discours, de choses que l’on se dit à soi. »

C’est lors d’une résidence à La Chartreuse (Centre national des écritures du spectacle) à Villeneuve lez Avignon que le projet MADAM va éclore dans l’esprit de la metteuse en scène qui travaille alors à l’adaptation du roman de Lola Lafont, Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce.

« C’est un texte qui parle beaucoup des femmes et du fait de dire non. Non, comme premier signe d’émancipation. J’ai relu alors ma bio féministe et ça m’a déprimé. J’avais aussi pris Non c’est non d’Iréne Zeilinger et ça c’était assez enthousiasmant. J’étais là-bas avec une autrice, Magali Mougel, et il y avait aussi Marine Bachelot Nguyen. On a beaucoup discuté. On a réalisé qu’en tant qu’artistes, au lieu d’être dans la plainte, on pouvait voir ce qui est bien : nous, on est là. On est des artistes, on est des femmes, et on agit. », raconte-t-elle.

Cet esprit d’empowerment va alors nourrir l’idée d’une création hors-norme, basée sur des groupes de femmes développant des stratégies pour être visibles et entendues.

UN CADRE AMBITIEUX

Rencontrer, relayer, faire entendre les voix de celles qui se réunissent et rendre compte de ce qu’elles mettent en place. Et parce qu’en France et ailleurs, des cours d’auto-défense féministe éclosent, le projet sera un Manuel d’AutoDéfense À Méditer en six chapitres « poélitiques », avec une distribution « 100% meufs ». À chaque volet, sont associées une autrice, une actrice et une experte (sociologue, chercheuse, philosophe…).

Car la forme est aussi ambitieuse que le fond : chaque chapitre est décliné en une assemblée théâtrale, comprenant une performance basée sur des récits de vie, un apport scientifique conférencé et un débat public. Le 3 juin sonnait l’heure de la restitution de la résidence entamée deux mois plus tôt, dans le cadre du cycle de 4 résidences en containers, « Du quartier vers l’ailleurs », élaboré par les Ateliers du Vent.

Face aux marches de la Place des containers, Lenka Luptakova, parée d’un pantalon bleu, une chemise blanche et un foulard rouge, déclame en chantant en français, puis en arabe, un verset du Coran. La première parole du texte sacré. « Lis ». Originaires de Casablanca, Angers, Damas, Rennes ou encore Tanger, elles sont françaises, musulmanes, féministes :

« On va tous les dimanches matins à la mosquée. Les maris gardent les enfants pendant qu’on étudie les textes sacrés. De 5 ou 6, on se retrouve presque avec toute une classe. »

Les voix des femmes de l’association rennaise Al Houda, passées fidèlement sous la plume de Marine Bachelot Nguyen, s’élèvent au-delà de la comédienne.

DÉPLACER LES PRATIQUES ET LES MENTALITÉS

« La rencontre a duré une dizaine de jours. On a rencontré les femmes d’Al Houda, sur une proposition de Marine, individuellement et collectivement. Moi, je venais avec mes a priori, je n’ai pas d’amies musulmanes. Elles mènent des ateliers de danse, d’écriture, de spiritualité. Elles lisent le Coran, traduisent, interprètent et cherchent à comprendre. On s’est rendues compte qu’on faisait le même boulot. », se passionne Hélène Soulié, rejointe par Lenka Luptakova :

« On est dans l’adaptation. Elles aussi elles adaptent leur religion selon leurs vies, leur conscience. Elles ne définissent pas des règles globales applicables à toutes. C’est chacune qui choisit. Dans l’association, ce n’est pas un problème de penser différemment. »

La manière de procéder, de l’immersion à la restitution volontairement effectuée sur l’espace public, et la singularité de cette cartographie des espaces féminins, obligent les protagonistes du projet à « se déplacer dans nos façons de faire théâtre » et profitent au public qui a alors les cartes en main pour déplacer son regard sur les sujets traités.

UN DISCOURS QUI DÉRANGE ET POURTANT…

Impossible de restituer ici l’ensemble des paroles. J’ouvre les yeux sur ta bouche est une réussite. Parce que ce premier chapitre est plein d’espoir et de garanties. Celles de rendre l’invisible visible. De donner à entendre les voix de celles que l’on entend rarement parce que la société préfère s’exprimer à leur place.

« Dès que j’ai le foulard, les gens changent de regard. Ils pensent que je suis soumise, aliénée, forcée par mon père ou mon mari, que je suis une victime, que je viens du bled et que je suis incapable de penser par moi-même. Il faut me l’arracher pour que je devienne une femme libre ? L’Islam est un océan et tout le monde patauge dans la même flaque. »

Les paroles des membres d’Al Houda sont saisissantes et éclatantes de vérités. Ce discours dérange parce qu’il met à mal les idées reçues, les arguments des politiques sécuritaires bâties sur fond d’islamophobie et la pensée de certaines féministes occidentales qui reproduisent ici les systèmes de domination dont elles essayent pourtant de s’émanciper. Mais l’émancipation n’a pas un modèle unique :

« Les féministes institutionnelles disent qu’on vient abolir les avancées, qu’on vient pour retourner en arrière et qu’on est des dangers pour les françaises. Moi aussi je suis française et je suis sûre qu’on est d’accord sur plein de choses. Mais elles sont bloquées sur notre foulard. » Rappelons qu’Al Houda n’est pas une réunion de femmes voilées mais défend la liberté de chacune à pouvoir choisir de porter le foulard ou non.

Laïcité, attentats, stigmatisation mais aussi respect, non jugement, liberté. MADAM#1 nous rappelle que le tableau n’est jamais tout noir ou tout blanc. La complexité de la situation est mise en lumière et en voix, puis remise dans le contexte et dans la perspective du quotidien par la chercheuse doctorante en sociologie à Strasbourg et militante féministe Hanane Karimi.

Les exemples de stratégies utilisées par différents groupes de femmes musulmanes démontrent l’importance de l’auto-émancipation et la puissance de leurs capacités à agir, loin de l’image infantilisante véhiculée par les médias et politiques. Ainsi, dans les mois et années à venir, viendront s’écrire les cinq prochains chapitres du Manuel qui bruisseront au son des voix des basketteuses, des street artists, pour sûr, et peut-être des soldates, des prostituées ou encore des motardes.

 

Célian Ramis

Prendre soin : à l'écoute de son corps

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Les pratiques somatiques s'invitent à la table des outils fondamentaux pour développer la créativité des danseuses/seurs et chorégraphes. Mais pas que... puisque ce courant prône la bienveillance et l'écoute afin que consolider le rapport à son propre corps et l'affirmation de soi.
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Quelle relation entretient-on avec son propre corps ? Aussi intime soit-il, il apparaît comme un terrain bien mal connu et peu compris, voire ignoré. On peut en ressentir les tensions nerveuses, les douleurs articulaires, les blessures musculaires, les traumatismes osseux, etc. Et on peut leur attribuer parfois des états et humeurs spécifiques. Le corps et l’esprit semblent intrinsèquement liés et pourtant l’affirmation ne fait pas l’unanimité.

À partir de là, que fait-on ? Les pratiques somatiques explorent le ressenti du corps vivant, à travers l’observation, le relâchement et le mouvement. Et deviennent de plus en plus un lieu de ressources au service de la créativité pour les chorégraphes et danseuses/seurs. Mais pas que.

Outil quotidien de travail, le corps d’un-e danseur/seuse se met au service d’une émotion, d’un état, d’une histoire… et constitue un véritable moyen d’expression. Mais l’appât de la performance et du dépassement de soi pousse souvent à le maltraiter et à passer outre certains signaux de souffrance. Toutefois, une autre manière d’envisager la danse apparaît et convie les pratiques somatiques à la table des outils permettant d’alimenter la créativité de l’artiste qui s’en saisit et de développer avec bienveillance des gestes inédits et des mouvements nouveaux.

Dans la salle, environ 12 danseuses/seurs sont allongé-e-s sur le dos, sur un tapis de sol, un plaid sur les jambes pour la plupart. La voix de Nathalie Schulmann, danseuse contemporaine, professeure de danse et analyste du corps dans les mouvements dansés, les guide pour les inviter à s’intéresser au poids de la tête se déposant sur le ballon placé à l’arrière de leur crâne. Mais aussi à s’aider de leur respiration et de la sonorisation du souffle.

Caresser le sternum, bouger les bras pour sentir l’ouverture des épaules, relier les mouvements de la tête à la pression des pieds, suivre la continuité des fascias dans le corps, essayer de ressentir le plus simplement possible la liaison entre le haut et le bas du corps, « le plus simple étant toujours très compliqué à obtenir ».

Ce vendredi 9 décembre, le ‘workshop pour danseurs interprètes’ – initié le 5 décembre au musée de la danse de Rennes - touche presque à sa fin. Il s’inscrit dans le cadre de l’événement Prendre soin, rassemblant ateliers, table ronde, spectacles et échauffement public, les 10 et 11 janvier au Garage.

DÉVELOPPER SA CRÉATIVITÉ

Dans la matinée du vendredi, les participant-e-s travaillent sur les temps d’entrainement précédant une répétition ou une représentation. L’échauffement, passage obligé de l’artiste, peut représenter « un moment fatidique de la journée, parfois ressenti comme une dépendance à l’enseignant et aux traditions pesantes de l’entrainement. La pratique des méthodes somatiques, de l’atelier, ouvre la palette des choix pour le ‘’training’’ journalier. L’état d’esprit n’est pas le même dans le cours technique et l’atelier : habituellement la technique a pour but essentiel l’apprentissage ou l’amélioration des coordinations indispensables à la réalisation du geste dansé, mettant en valeur le ‘’savoir-faire’’ du danseur. Peter Goss, lui pratique plus dans le cours technique la pensée propre à l’atelier : il donne des outils pour garder un corps plein d’aptitudes, ouvert et disponible et permet de prendre en compte la personne autant que sa danse, en s’intéressant autant à son processus d’investigation qu’à la réalisation d’un geste ‘’parfait’’. », comme l’écrit Dominique Praud dans son article « Danse contemporaine et pratiques somatiques : l’enseignement de Peter Goss », paru dans la revue Nouvelles de danse, en 2001.

Lors du workshop, un cocon chaleureux entoure la pièce. La notion de temps se distend, l’attention est centrée sur le ressenti du corps dans son espace et ses multiples dimensions. On parle de relation avec les organes, du sens du poids de certaines parties du corps, comme le bassin par exemple, ou encore des états de la pliure. Le corps devient un terrain de jeu et une source d’imagination. Nathalie Schulmann met les participant-e-s en garde :

« Vérifiez que la tête ne s’est pas figée entre temps. Parce que vous penseriez trop. Dans le somatique, on est tellement dans une forme de concentration que des choses se figent. »

Puis attire l’attention sur l’endroit où pourrait démarrer le mouvement : « Où est-ce que ça m’amène ? Avec quelle respiration ? Est-ce que ma tête est figée ? »

Explorer le champ des pratiques somatiques comme lieu de ressources pour développer sa créativité n’est pas phénomène nouveau mais reste en marge de la démarche artistique. Néanmoins, Julie Nioche, danseuse et chorégraphe, souligne que cela « prendre de la force, émerge. La recherche autour de la question de la création à partir des pratiques somatiques est en train de se vivre actuellement. » Fondatrice d’A.I.M.E (Association d’Individus en Mouvements Engagés) en 2007 avec une équipe de chercheurs-enseignants, acteurs du monde associatif et praticiens du corps, elle a contribué à la programmation du week-end Prendre soin.

« C’était une demande du musée de la danse qui a su s’éloigner du risque de tomber dans un catalogue des pratiques somatiques. Là on était vraiment sur la réflexion autour de la créativité et de comment celle ci et les pratiques somatiques se nourrissent l’une de l’autre. C’est très fort comme événement car il répond à un besoin de rassemblement entre nous. C’est un endroit qui nous manque car nous avons peu de moyen de nous retrouver ensemble. », explique Julie Nioche avant de rebondir sur l’intitulé de la manifestation.

MALTRAITANCE DES CORPS

Pour elle, prendre soin est un acte fort aujourd’hui. Car cela n’est pas dans la culture des professionnel-le-s de la danse. « Le danseur prend soin de son corps quand il est cassé ou vieux. Le besoin d’équilibre, de se recentrer, de trouver des moteurs autrement, de se mettre en disponibilité émerge cependant chez les danseurs. Ce ne sera jamais tout le monde mais c’est de plus en plus présent. », souligne-t-elle.

Elle pour qui, depuis l’enfance, la danse est un espace de liberté et qui après plusieurs années de travail en tant qu’interprète, chorégraphe et co-directrice artistique a souhaité reprendre des études de psycho et une formation en ostéopathie, « pour la complémentarité » et pour pouvoir envisager la « relation entre le corps et l’imaginaire, la modulation du corps avec les pensées et le croisement entre la danse et la santé ». Sans jamais parler de visée thérapeutique. Mais bel et bien pour et dans l’accompagnement des danseuses/seurs et chorégraphes.

Mélanie Perrier, chorégraphe présente également lors de l’événement, va plus loin dans la maltraitance des corps dans le domaine de la danse : « Avec l’art contemporain, on a vu le retour du corps performant, de la physicalité. On revient à des machines de guerre qui trainent un modèle de ce qu’est le spectacle chorégraphique. Avec la réflexion autour des pratiques somatiques, on se situe à un tournant. Une voie alternative, qui n’est pas en opposition à ce qui se fait aujourd’hui, mais qui requestionne justement ce qu’est un spectacle chorégraphique pour sortir de l’impératif du spectaculaire. Ce courant là, si on doit le nommer, est une forme de réponse face au spectaculaire. Certains danseurs se font très très mal, c’est abominable. Et très très rétrograde. Ce serait il y a un siècle ok mais des choses se sont passées entre temps dans l’histoire de la danse. »

Et selon elle, ce phénomène serait similaire à ce qui se passe dans la société. Les pratiques somatiques – et plus largement l’esprit du prendre soin - pourraient donc être une réponse aux rythmes effrénés imposés par une demande de productivité permanente. « Il y a peu de bienveillance dans le travail et les corps ne sont pas du tout pris en compte. On connaît moins la méthode Feldenkrais ou Alexander (lire l’encadré) mais il y a un bon en avant du yoga et du pilate. Les individus cherchent à trouver des stratégies pour s’en sortir. C’est un moyen pour le corps de reprendre sa place, sa puissance. Il y a une vraie visée politique. », souligne Mélanie Perrier. Une manière par conséquent de concilier force et souplesse, dans le corps et dans la tête, liés sans aucun doute.

L’EXPÉRIENCE SENSORIELLE

La chorégraphe travaille depuis un an et demi à sa création To care. Et se saisit de la notion philosophique et éthique de care, développée aux Etats-Unis depuis plusieurs décennies déjà, « réévaluant la manière dont on peut se mettre en relation avec les autres. » Pas étonnant de sa part puisque son parcours est jalonné de cette envie de mettre les gens en rapport. Et la danse lui apparaît évidemment comme un langage et s’intéresse alors de près à la fabrique de cet art et sur la vérité qui en émane.

La recherche absolue de la performance et de la perfection délivrera un spectacle beau et techniquement irréprochable mais l’intention ne sera pas forcément juste, peu sincère. Elle se pose alors, tout comme Julie Nioche et Nathalie Schulmann, à la croisée de la pratique, des connaissances et de la recherche, travaillant sur l’analyse fonctionnelle du mouvement dansé.

« Il s’agit de trouver des choses bienveillantes pour le corps et de porter son attention sur la justesse. C’est un vrai parti pris artistique. On réinterroge ce qu’est un mouvement, ce que ça veut dire deux personnes sur un plateau, ce qu’est un objet spectaculaire et ce qu’on donne à voir. »
explique-t-elle.

C’est pour ces raisons qu’elle ne s’attache pas à uniquement se focaliser sur la danse pure. Mais fait intervenir la lumière également comme élément fondamental de la pièce. Pour ainsi délivrer « une vraie expérience visuelle et perceptive ».

L’expérience sensorielle est poussée par Anne Juren, danseuse, chorégraphe et praticienne Feldenkrais, dans ses Séances chorégraphiques, parmi lesquelles figurent Comma, déclinée le 10 janvier en version « Cannibale » et en version « Cage thoracique ».

Depuis deux ans, elle construit ses séances « en fonction des images de corps que j’emprunte à mes patients et aussi celles issues de mes propres fantasmes et de mon imaginaire. Comma veut dire virgule en anglais et en français fait penser au mot coma. Il correspond à l’idée de rentrer dans un univers qui s’invente au fur et à mesure et qui en appelle à l’imaginaire de chacun. » Ainsi, allongé-e-s sur un tapis de sol, les participant-e-s se laissent guider par la voix de l’artiste qui proposent alors un voyage à l’intérieur du corps anatomique.

Entre l’apaisement et le tortueux, la douceur et la violence, il en ressort quelque chose de l’ordre de l’appropriation de son propre corps grâce à une personne qui en est extérieure. « À chaque fois que je fais cette pièce, une sorte de transposition s’opère. Pour toucher, animer les corps inconnus des spectateurs et inventer une intimité possible sans les toucher vraiment, j’utilise des objets transferts et le lieu même, les odeurs, toutes les textures disponibles. Ce corps-espace devient le corps du spectateur étendu à l’infini et à inventer sur le présent. C’est une découverte à chaque fois. C’est une surprise de découvrir le talon de ces corps inconnus dans un coin de la salle ou des foies étendus sur le sol. Le corps est alors une fiction. L’idée même du corps comme nous avons appris à l’imaginer devient une fiction. », répond Anne Juren qui propose volontairement dans ce voyage corporel d’entrer à un moment par le vagin.

Elle poursuit : « J’aime proposer un autre corps que le sien. Parce que ces séances sont collectives, la femme peut penser à son vagin mais va aussi se projeter dans le corps d’un homme présent dans la salle. On est entre des corps. Cette transposition des corps m’intéresse davantage que les codifications du corps féminin et masculin, qui n’est qu’une catégorisation comme une autre. J’ai aussi construit une séance chorégraphique où on passait des organes sexuels féminins aux organes sexuels masculins constamment, au point d’en perdre la notion du masculin et du féminin, on est alors obligé d’inventer un autre corps qui n’existe pas encore. » Et finalement, le corps n’a jamais été aussi réel que lorsque cette fiction nous a permis de le ressentir, de l’imaginer et de l’envisager.

SE PLACER DANS LA RELATION À L’AUTRE, DANS L’INSTANT À VIVRE

Le corps, loin d’être uniquement mécanique et musculaire, est organique, vivant, et par conséquent multiple. « C’est dingue et c’est ça ce courant en fait ! », se passionne Mélanie Perrier. Elle s’élargit à une philosophie de vie. Et parle d’écologie de travail. Car si le modèle actuel de productivité est remis en question par cette réflexion et ses pratiques, il est à éviter de le reproduire dans sa manière de fonctionner. Prendre soin demande du temps et de l’énergie.

Pour réinventer un cadre de travail : « Prendre en compte la relation aux autres est très important. On part 9/10/12 semaines dans l’année et les équipes vivent dans le même lieu. C’est très particulier de vivre avec ses collègues ! Mais je tiens à faire attention à ce que j’apporte et ce que j’investis. Dans la technique de direction, le cadre de travail, le cadre d’hébergement, etc. je suis très exigeante. Cela me prend du temps mais c’est le prix de l’intégrité. »

Ainsi, elle réfléchit actuellement à des extensions de Care pour proposer des temps avec le public en amont des spectacles. Comme un protocole de discussion 1h30 environ avant la représentation et des siestes sonores pour décompresser. À l’image en somme des SAS proposés par Nathalie Salmon au Triangle (lire l’article « Dans le SAS, un instant privilégié » - 11 octobre 2016 – yeggmag.fr). Mélanie Perrier milite pour que le spectacle vu et vécu procure du bien-être.

« Au Garage, je n’avais jamais vu un public aussi attentif ! La majorité du public avait passé l’après-midi à faire des pratiques somatiques. Alors des fois, on ne ressort pas en bon état d’une proposition artistique, et tout n’est pas fait pour être beau. Mais la spécificité ici est que cela impacte le corps de celui qui le regarde. », explique-t-elle, faisant alors référence à la puissance de l’empathie kinesthésique, phénomène durant lequel le/la spectateur/trice ressent dans son corps le mouvement du danseur ou de la danseuse.

Un phénomène que l’on retrouve en quelque sorte dans Sensationnel, création développée par Julie Nioche et Isabelle Ginot, professeure au département danse de Paris 8 et responsable du parcours « Danse, éducation somatique et publics fragiles » dans cette même université. Le principe est simple : 6 participant-e-s sont assis-e-s en ligne sur des chaises et assistent à l’improvisation chorégraphique d’un-e danseur/seuse.

Durant toute la durée du spectacle, ils/elles sont touché-e-s, massé-e-s, manipulé-e-s par les sensationneurs/seuses. « Sensationnel est née de l’envie de travailler sur comment on peut faire ressentir la danse. On accompagne le danseur à travers le corps des spectateurs. », signale Julie Nioche.

L’ÉMANCIPATION, PAR SOI ET POUR SOI

Au sein de A.I.M.E, les professionnel-le-s de la danse, les praticiens somatiques et les artistes du toucher croisent leurs expériences et réflexions vers un objectif commun : « L’idée est de renvoyer à sa propre sensation, comme lieu de ressource. C’est un endroit d’éducation par le mouvement. Le but est de rendre les personnes en lien avec qui elles sont en tant qu’être unique. En général, on a tendance à se couper de nos émotions et les mettre sous le tapis. C’est une culture, une question d’éducation. Pour moi, être à l’écoute de soi, de ses émotions et les communiquer est aussi une question de responsabilisation générale. Et il est important de rendre les personnes responsables et autonomes. Tout ça est en train de s’ouvrir, des choses extras ont lieu ! »

Elle finit par lâcher le mot : ces pratiques sont émancipatrices. Explorer le rapport à son corps, considérer son corps qui souvent est délaissé ou du moins n’est pas défini comme une priorité et le connecter à son imaginaire permet de se rendre ouvert, disponible et donc moins autocentré, plus enclin à la bienveillance, à la solidarité et au partage. Anne Juren, qui de son côté s’emploie plus volontairement à employer le terme résistance plutôt qu’émancipation, est convaincue du potentiel puissant de cette ouverture à d’autres pratiques, basées sur l’écoute et la bienveillance dans l’objectif de délier ces résistances et s’affirmer.

Et quand on lui demande si ces méthodes pourraient constituer des outils pour les féminismes, dans le sens où le corps des femmes figure comme un des enjeux principaux à l’égalité femmes-hommes, elle répond avec simplicité et efficacité : « Bien sûr, ces méthodes entraînent un sorte de conscience individuelle et collective qui permet d’inventer un autre imaginaire, de fait un autre monde. » On n’en pense pas moins.

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Investir son corps sensible
La bienveillance, au service de la créativité
L'expérience de notre intérieur

Célian Ramis

Agnès Varda et JR, visages d'une humanité sensible

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Ciné TNB, Rennes
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Agnès Varda et JR ont sillonné les routes de France, à la recherche de visages et surtout d’histoires à partager. Le duo fantasque présentait Visages, Villages, le 20 juin dernier au Ciné-TNB de Rennes.
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À la manière de Raymond Depardon, Agnès Varda et JR ont sillonné les routes de France, à la recherche de visages et surtout d’histoires à partager. Le duo fantasque présentait en avant-première le documentaire Visages, Villages, le 20 juin dernier au Ciné-TNB de Rennes.

« Il fait toujours ça. Il croit qu’il va me casser le moral mais ‘faut se lever de bonne heure pour ça ! » Au Ciné-TNB, Agnès Varda et JR s’amusent à se taquiner. Surtout lui. Que ce soit à propos de ses couleurs de cheveux, sa petite taille ou son grand âge, le photographe - âgé de 55 ans de moins qu’elle - charrie la célèbre réalisatrice au doux franc parler qui elle, préfère transmettre ce qui lui tient à cœur et qui a motivé et animé tout le film, à l’instar de toute sa filmographie.

Ils se rencontrent en 2015, grâce à Rosalie Varda, et instantanément, décident de travailler ensemble. Comment ? Sur quoi ? Ils ne savent pas mais ne vont pas tarder à le découvrir. « JR est un artiste urbain, j’avais envie de lui faire faire la campagne. On ne savait pas qui on rencontrerait. On était dans l’attente, dans l’écoute. Et on a eu de la chance, le hasard nous a fait rencontrer des gens formidables. Certains nous ont été portés sur un plateau d’argent. », explique Agnès Varda.

Ainsi, tous les deux ont embarqué à bord du « camion magique » de JR – dans lequel un photomaton est installé et imprime les portraits en taille affiche – et ont sillonné les routes de France, de village en village, partageant ensemble leur passion pour les images « et l’amour des gens », souligne-t-elle.

Sans chercher à établir une cartographie exhaustive des cœurs des villages français, le duo part à la rencontre de Jeannine, Daniel et Yves à Bruay-la-Buissière dans le Pas-de-Calais, de Vincent, Nathalie, Jacky, Marie et Jean-Paul à Bonnieux dans le Vaucluse, de Claude, Didier et Amaury entre autre à Château-Amoux-Saint-Auban dans les Alpes-de-Haute-Provence ou encore d’une partie des habitants de Pirou-Plage dans la Manche. Et de plein d’autres.

Les souvenirs d’enfance remontent et défilent jusqu’au moment présent. Le quotidien des familles de mineurs dans le Nord, l’histoire d’amour d’un arrière grand-père et d’une arrière grand-mère, le dernier jour de travail d’un employé de l’usine Arkéma, la transmission du carillon de père en fils, l’évolution du métier de facteur ou encore l’engagement d’une agricultrice résolument décidée à laisser leurs cornes aux chèvres – là où certains les brûlent à la naissance pour éviter les bagarres et ainsi augmenter la productivité des bêtes -, les récits sont passionnants.

Sobres et simples. Voilà ce qui en fait l’extraordinarité du résultat. Comme lorsque les deux co-réalisateurs provoquent le destin en organisant une fête des voisins dans un village fantôme ou en introduisant les épouses des dockers du port du Havre parmi les containers qui d’habitude ne fréquentent que des hommes.

« On n’a jamais pris au sérieux l’aspect sociologique. On a juste voulu rencontrer des personnes qui parlent de ce qu’ils connaissent, aiment, veulent. Et c’est ce qu’on voit. Des gens très variés. On avait envie de vous mettre de bonne humeur. Que vous ayez une curiosité pour toutes ces personnes, que vous les rencontriez à votre tour. Ils sont en situation de vous intéresser et que vous ne les oubliez pas. Alors on l’a fait de manière un peu fantaisiste avec quelques broderies autour mais ce sont surtout des visages et des surprises. », s’émeut la réalisatrice des Glaneurs et la Glaneuse, plusieurs fois primée pour l’ensemble de son œuvre.

La fantaisie dont elle parle, et les quelques broderies, résident dans leur écriture d’un documentaire qui s’amuse à les mettre en scène. Eux qui apprennent à se connaître, se découvrent, se jaugent et se lient au fur et à mesure. Ainsi, leurs voix et leurs visages accompagnent le long-métrage, faisant éclater leur complicité, leur complémentarité et leurs différences.

Varda, qui s’était dévoilée il y a quelques années dans son documentaire Les plages d’Agnès, laisse JR l’observer de près, elle qui commence à voir flou. Sa vue baisse mais son regard sur ce qui l’entoure et sa soif de voir l’âme humaine ne diminuent pas quant à eux.

Et tout cela, elle l’offre au jeune photographe. Ses yeux, ses rides, ses mains, ses pieds… Agnès Varda en fait des modèles pour ces photos à lui, qu’il aime tant coller en format géant sur tous les supports extérieurs et parfois éphémères, tels que les façades de maison, les trains, les châteaux d’eau ou encore les hangars de ferme ou un blockhaus écrasé sur la plage.

Et partant de cette plage, elle partage avec lui, mais aussi avec nous par extension, ses souvenirs d’une shooting. Quand elle a pris Guy Bourdin en photo en 1954. Ses souvenirs aussi pour des artistes qu’elle admirait beaucoup, comme l’écrivaine Nathalie Sarraute, dont on aperçoit la maison, ou encore les photographes Henri Cartier-Bresson et Martine Cartier-Bresson, dont elle évoque la mémoire au pied de leurs tombes.

L’émotion est vive. Agnès Varda ne cache pas sa sensibilité. Que ce soit face aux personnes rencontrées ou face à ces instants vécus pas encore tombés dans les trous de sa mémoire, comme elle le dit dans le documentaire. Celle qui dit attendre la mort avec impatience, « comme ça, ce sera fini », va même jusqu’à raviver des sentiments profonds et douloureux en emmenant JR chez son ami de longue date, Jean-Luc Godard.

Parce qu’en 1961, dans son court-métrage extrait de Cléo de 5 à 7 intitulé Les fiancés du pont Mac Donald ou (Méfiez-vous des lunettes noires), elle avait fait retirer ses lunettes au cinéaste de la Nouvelle Vague. Un défi qu’elle se lance à nouveau avec ce nouvel ami de route et de cœur. « Lui, il a observé la vieillesse. Moi, je n’avais pas besoin de m’occuper de sa santé. Mais dès que je l’ai vu, j’ai vu qu’il ne voulait pas enlever ses lunettes qui me rappelaient Godard. », précise-t-elle.

La poésie et l'humour dominent Visages, Villages, autant que la majestueuse beauté des paysages. Accompagnés d’une infinie douceur. Le duo est bouleversant. Elle, particulièrement. Le film fait du bien de par sa capacité à montrer la particularité simple de chaque individu. Et parce qu’on peut toujours compter sur la réalisatrice, photographe et artiste plasticienne, pour mettre en valeur les femmes autant que les hommes, elle nous apaise et rend l’humain beau à travers son art.

 

Sortie au Ciné-TNB prévue le 28 juin.

Célian Ramis

Elles qui disent la campagne et une époque

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Elles ont grandi en Ille-et-Vilaine et avaient environ 20 ans dans les années 50. Leur quotidien, leurs parcours et leur condition, elles les racontent dans l’ouvrage Elles qui disent.
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Elles ont grandi en Ille-et-Vilaine, dans le pays de Montfort, et avaient environ 20 ans dans les années 50. Leur quotidien, leurs parcours et leur condition, elles les ont raconté à Anne Lecourt - Le Breton dans l’ouvrage Elles qui disent, publié en mars 2016. Une ode aux femmes, à la campagne et à une époque.

Elles sont huit. Yvonne, Monique, Clémentine, Marie, Madeleine, Yvette, Marcelle et Elisa. Elles ont grandi, vécu ou vivent encore du côté, entre autre, de Bédée, Bréteil, Talensac ou encore Montfort-sur-Meu et Iffendic. Souvent issues d’une famille nombreuse et paysanne, elles participent aux tâches ménagères, à la traite des animaux, vont à l’école, quittée pour la plupart après le Certificat d’études, quand elles l’ont obtenu.

Ces femmes sont devenues patronnes de bistro, marchande de cochons, agricultrices, ouvrière, commerçante… Parfois par obligation ou par convenance, parfois par choix. Dès le plus jeune âge, elles ont appris à devenir des femmes. C’est-à-dire des épouses et des mères principalement. Elles s’en sont accommodées, contentées, satisfaites. Mais au fil des années, elles ont conservé leur soif d’apprendre, leur volonté de réfléchir et de s’investir dans leurs boulots ou leurs passions.

Aujourd’hui, ce sont des femmes âgées qui revisitent les souvenirs de leurs vies vécues et ainsi livrent un subtil portrait d’une époque et d’un territoire. Mais pas seulement. C’est aussi un voyage à travers la condition des femmes d’hier, en évolution certes, mais peut-être pas entièrement révolue.

UNE LONGUE INITIATIVE

Rennaise d’origine, installée à Pleumeleuc depuis environ 10 ans, Anne Lecourt – Le Breton est traductrice depuis 25 ans. Dans le domaine scientifique principalement. Un métier « chahuté, à la concurrence très importante, (…) humainement parlant un peu frustrant. » Autant de raisons qui la motivent à penser à une reconversion et à se lancer dans l’écriture qui semble être son moteur.

« J’avais un projet d’accompagnement dans l’écriture auprès d’un public en difficulté et je suis allée voir Montfort Communauté. C’était déjà fait mais on m’a alors parlé d’un projet qui avait capoté, un état des lieux autour des campagnes de Montfort. », explique Anne Lecourt – Le Breton.

Deux ans plus tard, l’idée d’un ouvrage autour de la condition des femmes du pays de Montfort germe dans son esprit. Elle affine le propos autour de celles qui ont vécu leur jeunesse dans les années 50, part à la recherche de femmes alors âgées entre 80 et 95 ans et active tous les réseaux dans lesquels elle peut puiser des personnes ressources, à savoir des voisin-e-s, des professeur-e-s du coin, des grandes familles, des formateurs-trices en milieu rural, etc.

Des femmes à contacter, elle n’en a pas manqué. Mais des refus, elle en a essuyé. « Il fallait que je sois crédible, convaincante et en même temps que je ne parte pas trop dans l’intellect. Sinon elles me filaient entre les doigts. », précise l’auteure. Certaines déclineront la proposition, d’autres lâcheront en cours de route. Et dans les huit restantes, il lui faudra parfois « renoncer à des choses et changer des noms, des dates ou des lieux. »

Toutefois, elle s’enthousiasme du propos qu’elle a à cœur de partager et les rencontres qu’elle va multiplier auprès des protagonistes concernées qui envisagent leurs vies comme simplement ordinaires :

« Je ne suis pas sociologue, ni journaliste, ni historienne. Je souhaitais juste les cerner au plus près de la réalité, raconter une histoire vraie qui parle aux gens. Car ce sont des histoires de famille, de géographie, de modes de vie de l’époque. Et elles ont eu plaisir à parler, elles sont fières du travail qu’elles ont fait, c’est ça l’important. »

PORTRAIT D'UNE CONDITION

Le livre, auto-édité par l’auteure, aidée pour la mise en page par Montfort Communauté, a été publié en mars 2016. Anne Lecourt – Le Breton a couché les portraits sur le papier mais ne se lasse pas de nous les décrire telles qu’elle se les remémore. Des femmes qui ont renoncé à toute vie personnelle pour s’établir au service de leur famille ou de leur terre.

« Elles ont quitté l’école très vite et pourtant toutes étaient brillantes. Mais à l’époque, les femmes n’avaient pas de vie propre, elles devaient obéissance au père, aux frères ou au mari. C’était une société complètement patriarcale. »
développe-t-elle.

C’est aussi une société pudique, en pleine mutation. La citoyenneté, à travers le droit de vote, vient tout juste d’être accordée aux femmes, les lois balbutiantes sur les conditions de travail n’en sont qu’aux prémices d’un long combat pour un changement des mentalités, la condition féminine est toujours réduite à la maternité, l’éducation et l’entretien du foyer. Mais si les femmes sont encore soumises aux désirs des autres, la pratique d’un métier et le début d’instruction qu’elles ont reçu les emmènent à progresser plus rapidement que leur époque. Et à rêver d’une autre vie pour leurs filles.

« Ce sont des femmes de devoir. Elles se marient. On s’aime par devoir. On a le souci du regard extérieur, du bourg, de la famille. Il y a aussi les mariages économiques, les communes sont étroites et on tient à ce que les terres restent dans la famille. Généralement, l’amour est inexistant ou douloureux, il y a le devoir conjugal mais ça ce sont des secrets de femmes. Elles font des enfants et là il y a de l’amour. On ne le montre pas dans les mots, on le montre dans des gestes du quotidien. », commente celle qui s’émeut de ces héroïnes non reconnues du quotidien.

Et ce qu’elle en retient, c’est comment sans s’opposer à la tradition, sans créer de rupture franche, en louvoyant en permanence, elles ont toutes avancé d’un pas et se sont distinguées de leurs mères à elles « en passant le permis de conduire, en conduisant un camion, portant des pantalons, faisant du vélo, s’impliquant dans les Jeunesses Agricoles Catholiques, entamant des démarches pour obtenir la majorité par anticipation, en plantant tout pour partir au Maroc, en côtoyant des intellos… »

UN PONT ENTRE LES GÉNÉRATIONS

On la sent exaltée par cette expérience enrichissante. Une expérience qui pose la question non seulement de l’évolution de la condition féminine dans les campagnes mais aussi du travail de mémoire permettant ainsi d’établir un pont entre les générations d’hier et d’aujourd’hui. Et de s’interroger sur nos rapports à nos racines autant que sur la transmission entreprise entre femmes du présent et jeunes filles de demain.

Un sujet qui a inspiré Anne Lecourt – Le Breton qui a le sentiment d’être passée à côté de sa grand-mère brétillienne : « Quand on est ado, on est auto-centré-e-s. Alors les vieux, le passé, on y consacre pas tellement de temps. » Elle se lance alors sur les traces d’un héritage quelque peu oublié. Ou trop souvent considéré comme désuet. Et à la restitution des textes, elle est frappée par les réactions des enfants qui tiennent à relire, modifier, supprimer même des passages.

« Beaucoup de choses n’ont pas pu être livrées dans le bouquin. C’était trop intime. Je me suis confrontée aux enfants, ça a été difficile de tenir le choc, j’ai été mal jugée et certain-e-s me traitaient de moins que rien. Ils-elles n’ont vu que des vies de mères et n’ont pas considéré que les mères pouvaient avoir eu des vies de femmes. », déclare l’auteure, visiblement attristée par ce manque. Les tabous sont encore nombreux, les clichés également.

Archaïques et profondément ancrés dans les mentalités, ils sont un fléau dont il est difficile de se détacher :

« On reproduit beaucoup de choses héritées de loin. Par exemple, avec mon fils de 15 ans, je suis obligée de lui faire tout un discours en lui apprenant à faire la lessive, le repassage, etc. Ce discours, je m’en passe auprès de ma fille. Comme si de femme à femme, les choses allaient de soi, étaient évidentes. »

À 49 ans, Anne Lecourt – Le Breton réalise un ouvrage constructif et pédagogique, dont elle est fière, « fière de prendre la parole pour valoriser leurs parcours à elles », tout en mêlant sa propre plume et une partie de son histoire personnelle qu’elle partage en héritage d’une époque et d’un territoire.

Dès septembre, elle partira à la rencontre de lycéen-ne-s, d’étudiant-e-s en BTS, de résident-e-s en EHPAD ou encore du Planning Familial 35 et devrait poursuivre sur sa lancée, bien décidée à mettre sa plume au service des paroles marginalisées.

Célian Ramis

Planning Familial, un rôle essentiel en péril

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Réunissant hommes et femmes depuis 60 ans, bien décidés à faire changer les lois et les mentalités pour l'avortement et l'émancipation sexuelle, l'actualité du Planning Familial reste aujourd'hui, empreinte de doutes.
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L'année 2016 marque l'anniversaire de la création du Planning Familial en France, fondé en 1960 sous le nom complet de « Mouvement Français pour le Planning Familial ». Cinq ans plus tard, le Planning Familial 35 verra à son tour le jour. Réunissant hommes et femmes, bien décidés à faire changer les lois et les mentalités pour l'avortement et l'émancipation sexuelle, l'actualité du Planning Familial reste aujourd'hui, empreinte de doutes.

Sont mises à l'honneur pour cet anniversaire, trois grandes figures féminines, combattantes et militantes du siècle dernier, en faveur des droits des femmes : Simone Veil, Simone de Beauvoir et Simone Iff (1). Désormais, à l'heure où Internet et les réseaux sociaux remplacent les outils de communication et de diffusion de l'information, l'avenir du Planning Familial (PF) laisse amèrement à désirer.

En effet, ces 60 ans qui sonnent comme l'heure du bilan, mettent en lumière non seulement les victoires de cette association, mais également les menaces à venir. Menaces qui se renforcent en raison d'un contexte social, politique mais aussi économique qui favorise le repli identitaire sur des valeurs traditionnelles, qui ont représenté dans les années 70 notamment, des obstacles majeurs aux luttes menées par le Planning Familial.

Lieu d'écoute et de prévention, féministe et protagoniste de l'éducation sexuelle auprès de toutes les populations, le Planning Familial défend depuis ses débuts mouvementés, le droit à la contraception, à l'Interruption Volontaire de Grossesse (IVG), ainsi que l'égalité des sexes. Cependant, ses valeurs ne sont guère partagées par les politiques en pleine ascension, tel que le Front National qui, à la suite de son programme de suppressions de subventions versées à des associations comme le PF, a bien failli réussir à remporter les élections régionales en décembre 2015.

Ces versements financiers, précieux pour la bonne continuation de l'association, restent toutefois précaires au fil des années, certaines étant obligés de mettre la clé sous la porte, à l’instar de celle de Toulon, qui a fermé ses portes en septembre 2015 (sachant que l'avenir de celui de Toulouse et de Bayonne sont depuis janvier 2016 encore en suspens).

Et ce, en toute discrétion, sans que les médias n'en touchent un mot. Cette discrétion caractérise aussi la suppression du Pass Contraception (2) en avril 2016, au conseil régional d'Ile de France présidé par Valérie Pécresse, et montre bien que le combat pour la survie du PF est loin d'être terminé.

Pour le PF 35, créé le 12 octobre 1965, de nombreuses questions se posent. En particulier, sur les combats à initier et à protéger, mais aussi comment faire face à ces menaces à venir, notamment à un an des élections présidentielles de 2017.

Accueillant en grande majorité des personnes âgées de moins de 30 ans (95% du public selon Élisa Quémeneur, directrice du Planning Familial, à Rennes), la place du PF dans le langage courant est toutefois malgré les apparences, relativement importante : « ce qui représente un point positif malgré le fait que beaucoup confondent Planning Familial et Centre de Planification », selon la directrice.

«Le fait qu'on soit une association indépendante, nous permet d'être plus libres malgré notre budget, et nous pouvons monter des projets. Le tout est d'être innovant en permanence, de remettre en cause nos pratiques et de s'améliorer. Mais cela demande beaucoup d'énergie, de temps et aussi d'argent » constate cette dernière. Des innovations qui passent par le principe de l'égalité des sexes, credo de l'association.

Contraception masculine en avant

Pour citer un exemple concret : Aborder une question encore relativement taboue en France, celle de la contraception masculine. Cette démarche, que l'on pense trop souvent réservée aux femmes, peut aussi être accessible aux hommes, et ce depuis quelques années déjà (3). Trois moyens de contraceptions existent à ce jour, la méthode hormonale, thermique et la plus radicale, la vasectomie.

Peu abordée dans les médias, la contraception masculine est prescrite seulement par deux médecins en France (Toulouse et Paris), et ne représente que très peu d'adhérents à ces pratiques, faute de communication, et pour des raisons de notoriété sociale, sur la virilité de l'homme remise en question.

L'association ARDECOM, Association pour la Recherche et le Développement de la Contraception Masculine, fondée dans la mouvance des années 70, prône l'accès à la contraception des hommes depuis ses débuts, réfutant le rôle de l'homme imposé par une société patriarcale, qui affirme encore subtilement de nos jours, sa mission de « mâle reproducteur ».

Cette question qui pourrait être perçue comme futuriste, s'inscrit dans l'air du temps. En effet, le PF 35 débute depuis l'année dernière, une collaboration avec ARDECOM pour rendre visible cette contraception masculine. Et comme le confirme par la suite Élisa Quémeneur, « ce projet répondrait à une véritable demande, car il y a aussi des hommes qui viennent se renseigner auprès du Planning Familial, et qui souhaitent  s'investir pleinement dans leur relation ».

Une conférence, intitulée "Contraception : où (en) sont les hommes ?", a d'ailleurs été organisée dans le cadre de la journée internationale pour les droits des femmes à Rennes, le 11 mars dernier sur le thème de la contraception masculine (4).

L'IVG, un droit encore tabou en France

Autre combat qui nourrit les débats depuis son apparition dans les textes de lois à partir de  1975, le droit à l'IVG divise toujours la société française. Mais aussi l'Europe, comme en Espagne ou en Pologne, où ce droit est remis en question et connaît de nombreuses restrictions morales et éthiques.

En France, bien que défendu par la ministre de la Santé de l’époque, Simone Veil, le but de la manœuvre était de limiter le nombre croissant d'avortements clandestins, source patente de mortalité chez les femmes, et de permettre à certaines d'entre elles, en situation précaire et dites « désespérées », d'interrompre volontairement une grossesse par le biais du corps médical.

Aujourd'hui ce droit, s'étant démocratisé et étant perçu comme une liberté à disposer librement de son corps et de son choix de devenir oui ou non mère, n'évolue guère au niveau des débats. En effet, les arguments aussi bien du côté pro-vie que pro-IVG, ne changent pas de position et stagnent le débat dans un perpétuel dialogue de sourds, comme l'a prouvé le débat de l’émission Droit de suite, IVG: un combat sans fin ? diffusé sur LCP le 8 mars 2016.

La violence de certaines réactions du bastion catholique se manifeste par ailleurs par une infiltration perverse et manipulatrice via les réseaux sociaux, nourrissant un discours où se mêlent culpabilité et mépris, visant les femmes de tout âge et de toute catégorie sociale souhaitant avorter. Les moyens financiers et l'excellente maîtrise informatique dont disposent certains groupuscules religieux pour éviter les IVG, remettent en cause les propres moyens financiers et de communication du Planning Familial.

Ce dernier doit alors se frotter à un ennemi de longue date, le département d'Ille-et-Vilaine étant principalement dans les années 70-80, la poudrière catholique par excellence, comme le raconte le livre Les femmes s'en vont en lutte ! Histoire et mémoire du féminisme à Rennes (1965-1985) de Patricia Godard et Lydie Porée (présidente du Planning Familial 35), initiatrices de l'association Histoire du féminisme à Rennes en 2012.  Malgré tout, le Planning Familial reçoit chaque jour de nombreuses femmes venant pratiquer une interruption de grossesse, loin de tout jugement.

Ce recours à l'IVG étant stable depuis plusieurs années (environ 200 000 IVG par an sont pratiqués en France selon l'INED – Institut National d'Études Démographiques), il n'est toutefois pas encore totalement intégré dans les mentalités comme une intervention chirurgicale classique et demande encore, du temps et de l'argent pour faire déculpabiliser les femmes ayant eu recours à ce type d'opération.

«  L'IVG est un droit où l'on défend le choix de continuer ou non une grossesse qui démarre, rappelle Élisa Quémeneur, mais certains médecins militants des années 70 prennent leur retraite. L'avenir de cette pratique est donc mise en veille car on ne sait pas comment elle va être reprise par la nouvelle génération ».

Continuer le combat

Un droit encore menacé par ces débats d'éthique, où un film est d'ailleurs mis à l'honneur dans ce combat, Quand je veux, si je veux, réalisé par Susana Arbizu, Henri Belin, Nicolas Drouet et Mickaël Foucault, militants-es engagés pour l'avortement. Une soirée de soutien et de présentation du film, actuellement encore en tournage, s'est déroulée à l'Institut Pasteur le jeudi 26 mai 2016 à Rennes, avec la présence du Planning Familial 35 et de l'Histoire du Féminisme à Rennes.

Un film basé sur des témoignages de femmes aux parcours et aux âges différents, qui assument leur liberté et le fait de ne pas avoir été traumatisées par leur acte, le considérant comme naturel, basé uniquement sur leur propre choix et non, par l'image traumatique souvent présente dans l'esprit des gens et dictée par la société. Le but du film et de ses témoignages étant de démocratiser ce droit par la parole et de préconiser une campagne de déculpabilisation.

L'année 2016 se révèle donc riche en défis pour faire survivre ce mouvement. Mais les changements passent aussi par les populations, notamment les professionnels et leurs formations, qui méritent d'être revisitées.

Comme le dit si bien Élisa Quémeneur, le but n'est pas « d'inverser la balance. On parle beaucoup d'égalité mais on ne travaille pas sur les origines du mal qui régissent la société. Le rapport social est inégalitaire, et ça fait 2000 ans que le rapport de domination de l'Homme existe. On est encore loin d'être dans une parfaite égalité. Pour moi, on y est pas du tout ».

Malgré le pessimisme de ce discours, Élisa Quémeneur tient toutefois à souligner les réelles avancées qui sont relatées en ce moment dans les médias, sur le harcèlement de rue et les dénonciations faites dans le milieu politique sur le harcèlement sexuel. « On dénonce, donc on avance », comme le dit si bien la jeune femme.

Un bilan lourd en conséquences, lorsque l'on sait que pour l'heure, le constat sur les violences faites aux femmes, qu'elles soient d'ordre physiques, sexuelles ou psychologiques, reste encore à travailler. Le chemin pour le respect et l'égalité est encore long.

 

(1) Militante féministe, elle a défendu le droit à l'avortement, instigatrice du Manifeste Les 343 salopes, ainsi que première présidente du Mouvement Français du Planning Familial de 1973 à 1981.

(2) Imaginé par Ségolène Royal en 2010, le Pass Contraception est présenté sous la forme d'un chéquier, accessible pour les 14-25 ans, filles et garçons permettant grâce à un système de coupons, d'avoir un accès gratuit et anonyme à des consultations médicales, des dépistages IST et à des moyens de contraception pour une durée moyenne d'un an. Le Pass Contraception est géré par les conseils généraux et n'est pas présent dans toutes les régions, dont la Bretagne.

(3) Lire l'article La contraception ne se conjugue pas qu'au féminin !, publié le 26 avril 2016 sur le site d'Alter1fo.

(4) Lire l'article Contraception masculine, ça existe !, publié le 26 mars 2016 sur le site de Breizh Femmes.

Célian Ramis

La création, à la base de la passion

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Festival Mythos, Rennes
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L'auteure autrichienne Elfriede Jelinek n’épargne pas les femmes, ne les place pas en victimes. Elle les somme de se réveiller. Le duo de la Compagnie KF s'empare de cette énergie pour leur nouvelle création, Les Amantes.
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Actuellement en pleine création de leur prochain spectacle, Les amantes, inspiré du roman d’Elfrielde Jelinek, Camille Kerdellant et Rozenn Fournier, toutes deux fondatrices de la compagnie KF, en présenteront une lecture lors du festival Mythos, le 21 avril à la Péniche Spectacle.

Elles se sont rencontrées en 1998. Et ont monté leur premier spectacle Quelques fois je suis la pluie en 1999. Entourées de Christophe Lemoine à l’écriture, elles ont eu envie d’un conte sur le désir féminin, de parler du rapport au père et à la mère. Rozenn Fournier à la mise en scène, Camille Kerdellant sur le plateau. « Nous avons composé, tricoté, fabriqué avec ce que Christophe écrivait. Nous ne voulons pas utiliser des textes de théâtre mais des matières textuelles à aller chercher ailleurs. », explique Camille Kerdellant. C’est l’essence même de la compagnie KF. Un laboratoire de recherches basé sur l’envie du duo d’être libre avec leurs désirs et leurs pensées.

Et sur cette nécessité qu’elles ont à s’approprier les formes d’écriture, de narration, et d’en faire des pièces singulières, leur travail ne ressemble à aucun autre. En plus de 15 ans, elles ont fait leurs armes et expérimenté diverses formes de spectacle à travers Qui exprime ma pensée, Dans la cendre du ciel, ou encore Homme. Toujours entourées d’autres artistes professionnel-le-s, elles portent à bout de bras des propositions hybrides, souvent à visée sociale.

NE PAS SE PERDRE EN ROUTE

Mais la fatigue se fait ressentir. Rozenn Fournier et Camille Kerdellant, pour ne pas s’enchainer à un processus de production et diffusion incessant et insensé, ont besoin de respirer. Les bouffées d’air frais, elles les prennent dans divers projets avec d’autres compagnies.

« Ce n’est pas facile de tenir une compagnie quand on a peu de moyens, souligne Camille. On ne trouve pas forcément de plaisir dans la production. Nous avons surfé sur cette énergie pendant 3-4 ans mais on a accumulé beaucoup de fatigue, nous avons préféré avoir d’autres expériences et se retrouver ensuite ! ».

Rozenn Fournier acquiesce. S’éloigner du plateau creuse un fossé avec l’esprit qui les anime : la conception, la confrontation au public, le partage. C’est en 2009 à l’occasion du festival rennais Les Scriludes, autour de la correspondance, que Camille Kerdellant fait renaitre la relation épistolaire entre Grisélidis Réal, prostituée, et Jean-Luc Hennig, journaliste. Puis poursuit cette liaison dans une forme plus aboutie. La création est auto-produite, le budget inexistant, les dates pleuvent et le spectacle Grisélidis ou la Passe Imaginaire sillonne les routes de France : « C’est extra : faire son travail, jouer, rencontrer le public ! »

PLAISIR DANS LA CRÉATION

Les deux artistes renouent alors avec l’envie de simplicité et montent ensemble Ma famille, qui rencontre un franc succès et prend son envol. La pièce, qui aborde la place de l’enfant dans le monde d’adulte avec cynisme et clairvoyance, continue d’ailleurs à être jouée, que ce soit sur des scènes nationales ou chez l’habitant-e. La compagnie KF poursuit son chemin libertaire et ambitieux.

Depuis un an, elle œuvre à la conception d’une nouvelle création, Les amantes, qu’elles présenteront en 2017. Parmi leurs lectures et envies, elles ont sélectionné le roman d’Elfriede Jelinek, dont la pièce porte le nom. Elles l’ont lu et relu ensemble. Sur 5h, il faut maintenant ne conserver qu’1h environ. « Tout en gardant l’écriture et la substance riche de l’œuvre ! », tient à rappeler Camille Kerdellant.

Car évidemment, l’ouvrage de l’artiste autrichienne recèle de particularités littéraires. Une force et une singularité dans l’écriture. L’écrivaine, féministe, s’inscrit dans la contre culture de l’après guerre. Elle décide de rester dans son pays mais d’inventer une langue à elle.

Ce qui envoute Camille, c’est sa façon de fabriquer des mots chocs. De juxtaposer « des choses sirupeuses avec un langage très cru, elle peut parfois être vulgaire ». Ce qui séduit Rozenn, c’est le manque de ponctuation et de repères dans la typographie. Le fait de passer de l’auteure, au narrateur à un personnage périphérique sans s’y attendre. « Le passage du récit à l’incarnation du personnage est excitant. C’est très stimulant pour nous ! », s’enthousiasme-t-elle.

RETOUR À LA PASSION

Alors qu’elles débutent une semaine de travail au théâtre de Poche à Hédé, où elles liront une version des Amantes le 21 mai lors du week-end « Plumes et goudrons », elles pourraient parler sans s’interrompre de l’œuvre qu’elles décortiquent et analysent afin de saisir des bribes de formes potentielles.

Elles travailleront cela également avec Marine Bachelot, dramaturge (dont on pourra découvrir la création Le fils, sous forme de lecture, le 20 avril à 11h15 au théâtre de la Parcheminerie à Rennes, à l’occasion du festival Mythos), Gaëlle Héraut, chorégraphe, ou encore David Manceau, compositeur. En attendant, elles retroussent les manches de leurs méninges et se lancent à bras le corps dans le fond de l’ouvrage qui met en lumière le destin de 2 jeunes femmes reliées par une usine de sous-vêtements. 

Animées par la rage d’échapper à leur destin, elles vont faire preuve de force, ténacité et de pugnacité pour obtenir ce qu’elles veulent : trouver un homme, se marier et faire des enfants. Si l’histoire se déroule en Autriche dans les années 70, le duo KF ne conservera toutefois pas les références historiques « si ce n’est l’idéal qu’elles se projettent avec la cuisine aménagée et l’électroménager », précise Rozenn Fournier. La finalité de leurs luttes relate un idéal, précisément, qui ne semble plus d’actualité. Qui choque aujourd’hui. Et pourtant…

Mais l’intérêt n’est pas là. Rozenn l’affirme :

« Cet idéal, on ne le comprend pas. Mais on est interpellées par leur façon de se battre. Elles sont capables d’être humiliées, se trainer dans la boue, devenir pire que des carpettes. C’est très cynique de la part de l’auteure ! Elle met un gros coup de pied au cul ! »

Elfriede Jelinek n’épargne pas les femmes, ne les place pas en victimes. Elle les somme de se réveiller. « J’aime son angle de vue pour nous alerter, éviter ce genre de glissement. Même si ça me heurte car c’est violent. J’aime son énergie et la force avec laquelle elle réveille les femmes. », conclut Camille Kerdellant.

Premières sonneries prévues le 31 mars à l’ADEC, Maison du théâtre amateur de Rennes, et le 21 avril à la Péniche Spectacle pour la 20e édition du festival des arts de la parole, Mythos.

Célian Ramis

Suite Armoricaine, l'esthétique Breton

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Ciné-TNB, Rennes
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Présenté en avant-première lors du festival Travelling, Suite Armoricaine, le film de Pascale Breton sort dans les salles de la région le 2 mars puis dans toute la France dès le 9 mars.
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Présenté en avant-première lors du festival Travelling, Suite Armoricaine, le film de Pascale Breton sort dans les salles de la région le 2 mars puis dans toute la France dès le 9 mars.

Lorsque nous avions rencontré la réalisatrice finistérienne, Pascale Breton, en novembre 2013, elle investissait le campus de Villejean pour le tournage de son long-métrage intitulé à cette époque Mémoire vive. On la retrouve au ciné-TNB de Rennes, le 8 février 2016, pour l’avant-première de Suite Armoricaine, résultat d’un travail de longue haleine, le projet ayant débuté par l’écriture en avril 2011.

La mémoire est toujours vive mais l’esprit de transmission, qui plane au dessus de l’œuvre, a pris le pas sur le titre du film. « C’est dans l’idée de suite, la transmission, le passage d’un rythme à l’autre. Ici, c’est andante, ni trop rapide, ni trop lent. Mais c’est un rythme qui avance, d’un bon pas. », explique Pascale Breton.

Il y a la transmission d’un lieu, qu’elle connaît bien pour y avoir étudié la géographie. Si quelques détails ont changé, qu’un bâtiment a été rasé, que les promos d’étudiant-e-s se sont succédées, le campus de Rennes 2 est toujours le même. Ce qui facilite le travail : « Je connais tellement bien l’endroit que tout est modélisé dans ma tête. Il faut tout connaître pour pouvoir accueillir la nouveauté, les difficultés. »

HOMMAGE À UNE ÉPOQUE

Mais tourner le film dans la capitale bretonne n’est pas uniquement question de se rendre la tâche aisée. Loin de là. Il faut y affronter ses souvenirs, ses blessures. Rennes devient un personnage à part entière de Suite Armoricaine. Le campus, Kennedy et ses grandes artères, les prairies St Martin et ses recoins confidentiels et sauvages… et la salle de La Cité et son esprit rock.

« J’ai bien raconter l’histoire contemporaine. Il s’est passé ça, on le montre. À cette époque, Rennes, c’était ça et on le montre. », précise la réalisatrice, sans chercher la nostalgie ou le « c’était mieux avant ». À travers le passé de Françoise (interprétée par Valérie Dréville) qui revient à Rennes enseigner l’histoire de l’art, on goûte à une époque révolue sans doute de la capitale régionale. Celle du rock, des soirées à la Cité.

« Une période libertaire qui venait en réponse à une détresse politique. Le rock était notre remède. Il nous a guérit de la perte de la culture de nos grands-parents »
souligne Pascale Breton.

Mais cela réveille également une blessure profonde, toujours très vive. Sans la définir concrètement dans Suite Armoricaine, la référence aux morts est claire et présente avec le personnage de Catherine (interprétée par Catherine Riaux), gardienne des morts comme le suggère le film. En toile de fond, Pascale Breton raconte la génération post punk des années 60, touchée par une vague de sida. Elle ne voudra pas s’étendre sur le sujet qui pèse encore sur ses épaules. Pourtant, elle ne peut se résoudre au silence :

« Dans le film, les anciens de la fac ont peur de se retrouver à cause de ça. On vient de dépasser cette peur, cette souffrance mais on n’arrive toujours pas à en parler. On a perdu beaucoup d’ami-e-s. C’est douloureux. Même pour les survivants du sida. »

La plaie n’a pas été pansée mais le temps a fait son œuvre de cicatrisation en surface. Et le 7e art offre la possibilité, si ce n’est d’accepter, de faire son deuil. Sans aborder la thématique frontalement, l’hommage à l’époque est poignant et saisissant. Et s’il réveille un sentiment de nostalgie, il en assure aussi la guérison et permet d’affronter la réalité. L’art soigne. Tout autant que l’esthétique est soigné dans ce long-métrage dans lequel rien n’est lisse mais tout est pur.

ÔDE À L’INSTANT

C’est un adieu à une génération qui laisse la place à une autre, et une autre et encore une autre. La nouvelle génération, présentée par les étudiant-e-s qu’incarnent Kaou Langouët, Klet Beyer ou encore Ewen Gloanec, appartient à une jeunesse insaisissable, portée sur l’instantanée. Mais ce qui transparait à l’écran, c’est une jeunesse en pleine recherche. D’elle-même mais aussi de ses ancêtres. De ses origines. Les racines, la langue bretonne, les traditions orales, la nature, la culture rurale… Le passé et le présent se côtoient dans une dynamique saine et sobre.

Une jeunesse qui va aussi être rattrapée par l’ancienne génération, Ion (interprété par Kaou Kangouët) devant affronter une relation complexe avec une mère ayant choisi une liberté critiquable d’un point de vue sociétal, sa norme n’étant pas celle de la société actuelle. Le personnage, étudiant en géographie, va croiser le chemin de Françoise et perpétuer une autre forme de transmission, nous transportant à la fin du film dans le Finistère.

Volonté marquée de la réalisatrice, elle témoigne d’un espoir, un apaisement, une tranquillité. Celle de voir, entendre, observer, prendre le temps, apprécier et savourer. En toute simplicité et avec une jolie dose d’authenticité.

« C’est un film sur l’instant et non sur l’instantané. L’instantané est voué à disparaître alors que l’instant, c’est là où se loge la plénitude de l’être. Le seul moment dans lequel on vit vraiment. »
s’enthousiasme Pascale Breton, qui rejoint la philosophie travaillée par la conservatrice rennaise Raphaële Jeune (lire « Et la rencontre créa l’œuvre » - 18 décembre 2015).

Elle précise : « Je n’ai pas fait ce film avec l’intention de critiquer la société d’aujourd’hui. Françoise est accrochée à son téléphone au début. Je ne suis pas une technophobe, loin de là en plus. Mais je souhaite rester dans une relation avec son corps dans le sens de la perception. Il faut garder notre autonomie de personnes, ne pas avoir un exocerveau, car cela peut nous déposséder. »

Son film est à l’image de son discours. Sa personnalité est à l’image de Suite Armoricaine. Une succession d’émotions liées entre elles, une réflexion profonde sur la société qui nous avoisine et les lieux qui nous entourent. Que disent-ils et que nous transmettent-ils ? Elle ressuscite des personnages, des lieux, des époques et des ambiances, empruntes de sensations fortes, douloureuses, joyeuses, passées mais jamais éteintes.

ÉMANCIPATION DES FEMMES

Et cette flamme qui vibre en elle, la réalisatrice la transmet à tous ses personnages.« C’est un film très personnel, un autoportrait, mais je ne suis pas Françoise. Je suis un peu dans chaque personnage. », confie-t-elle. On la sent enchainée à son œuvre, sans en être la prisonnière. Elle en est l’âme. Et l’esprit libertaire règne sur les protagonistes, féminins en particulier.

Françoise est le portrait d’une femme qui ne se situe pas par rapport aux hommes ou par rapport à ses enfants. On ne sait pas grand chose sur sa vie personnelle.

« Un sujet qui me touche beaucoup, c’est la solitude d’une femme qui voit ses enfants partir. Ici, on peut supposer qu’elle n’en a pas mais ce n’est pas le sujet, j’ai donc laissé ça de côté »
se souvient la réalisatrice qui a pourtant a pensé aux vies de tous ses personnages. Les enfants, s’ils existent sont en off.

Moon (interprétée par Elina Löwensohn), elle, préfère sa liberté. « Elle ne s’est peut-être pas assez occupée de son fils à un moment », suppose Pascale qui ne cherche pas à la juger mais à présenter une femme qui existe. Celle qui ne correspond pas à la norme et qui dérange à ce titre, mais qui a son histoire, son parcours, sa réflexion. En parallèle, elle développe le personnage de Ion, son fils, et les conséquences d’une relation houleuse et des difficultés de la transmission mère/fils.

Suite Armoricaine est marquée au fer blanc d’une volonté de transmettre. L’heure serait-elle au bilan pour la réalisatrice ? Non mais la prise de recul imposait la mise en boite de cette introspection. Le film est soigné, l’esthétique et la philosophie engendrée par cette dernière se mettent au service d’une réflexion profonde et d’un joli voyage en quête de spiritualité et de racines.

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