Célian Ramis
Pilot Fishes, solos dans le duo
L’univers sombre et surréaliste des Pilot Fishes se distille dans les solos que les deux chorégraphes et danseuses ont présenté les 11 et 12 octobre au Triangle. Alina Bilokon, avec Almanac, et Léa Rault, avec C’est confidentiel, nous emmènent au pays des croyances païennes et des résistances quotidiennes.
Le duo sait capturer l’étrange. Le cultiver. Et le transmettre. Dans les mouvements et la musicalité de leurs corps mais aussi dans leurs textes et leurs voix. Si les deux professionnelles se rejoignent dans leur perception commune de la danse, elles savent jouer et s’amuser de leurs différences.
« On est toutes les deux très différentes. On n’a pas du tout la même histoire, on ne vient pas du même pays, on n’a pas le même âge, on n’a des personnalités complètement différentes. », rigole Léa Rault. Elles se sont rencontrées à Lisbonne en 2010, lors de la formation PEPCC (Programme d’Étude, de Recherche et de Création Chorégraphique) organisée par Forum Dança au Portugal.
Au cours d’un travail de répertoire, elles sont amenées à reprendre un duo de Miguel Pereira : « On ne se connaissait pas plus que ça, on n’avait pas particulièrement d’atomes crochus, du coup, j’étais un peu surprise qu’Alina me propose de travailler ensemble. Et en fait, c’était bien comme rencontre parce que le duo racontait justement l’histoire de deux personnes qui veulent être une seule et même personne. Il fallait en fait faire un solo à deux. »
Un solo à deux. Le point précis qui va sceller la suite de leurs carrières. En 2012, en sortant de la formation, Léa et Alina sont certaines de vouloir poursuivre ensemble. Et après créé la pièce Les unités minimes du sensible, en collaboration avec la chorégraphe portugaise Urândia Aragão, le duo décide de s’installer en Bretagne, dans les Côtes d’Armor d’abord, d’où Léa Rault est originaire.
« Je tenais à revenir ici et Alina était au Portugal depuis longtemps, environ 7 ans déjà et avait envie de bouger. Pendant la formation, en travaillant de duo de Miguel Pereira, on avait commencé à écrire une chanson pop avec Jérémy (Rouault, ndlr) qui n’était finalement pas dans la pièce. Mais de là, on a continué notre travail dans notre pièce Our Pop Song Will Never Be Popular. », explique-t-elle.
La forme initiale évolue et aboutit à une création de 50 minutes qui voyage de tremplins en festivals, jusqu’à trouver des co-productions avec les structures locales. Les deux danseuses fondent l’association Pilot Fishes et continuent leur parcours artistique, avec la pièce TYJ, dans laquelle elles font une première tentative de « séparation ».
« Après avoir travaillé une histoire de fusion, où il fallait créer l’illusion d’une seule et même image, d’un seul et même corps, on a voulu aller sur des solos mais sans être séparées. Et en ajoutant le solo de Jérémy, avec nous sur scène. », précise Léa.
Le trio s’amuse d’un jeu triangulaire entre trois protagonistes. Un accord tacite les lie : à chaque fois qu’un personnage prend le rôle principal, les autres sont là pour enrichir son propos, pour le soutenir. Dans leurs nouvelles créations, Almanac et C’est confidentiel, elles sont réellement seules en scène mais en dehors du plateau, elles s’observent et s’épaulent.
« C’est une vraie séparation mais sans se séparer complètement. C’est un peu schizophrénique en fait ! », plaisante Alina Bilokon. Parce qu’elles ont au fil des années et des expériences développé un langage commun, elles ont éprouvé l’envie de créer chacune leur solo. « Sur TYJ, ça a été compliqué de collaborer, on a eu quelques difficultés à communiquer. On se l’a dit spontanément et ça s’est fait très naturellement. », souligne Léa Rault.
Leur lien est évident. Elles se comprennent, elles se complètent. Capables de dire le mot que l’autre cherche, de traduire spontanément le « franglais » que pratique Alina qui se dit alors qu’elles sont parfois devenues « prévisibles » l’une pour l’autre :
« Et c’est bien d’être surprise ! En travaillant nos solos, on a découvert des choses l’une sur l’autre. C’est incroyable parce qu’on passe beaucoup de temps ensemble mais en voyant Léa travailler, j’ai vu des choses que je n’avais encore jamais vu d’elle, dans sa personnalité comme dans ses jambes ! »
Pour autant, elles sont imprégnées de ce langage commun, qui se retrouve dans leurs créations individuelles : « Dans TYJ, Alina est un point et moi, je bouge sans arrêt. Dans Our Pop Song Will Never Be Popular, il y avait déjà cette notion de point et de lignes mais ensemble. Là, c’est plus clair avec mon occupation du plateau et Alina, avec quelque chose de plus centré sur le corps et le côté surréaliste. »
Elles partagent également leur intérêt pour le rapport à la musique, au texte, aux mots, au sens de ces derniers mais aussi à leur musicalité et aux associations d’idées.
« Et puis il y a toujours je crois cet univers un peu dark, surréaliste, l’ironie, notre sens de l’humour, un peu étrange. », commente Alina Bilokon.
Et le goût de l’étrange se ressent aussi bien dans Almanac que dans C’est confidentiel. Le premier s’attache à compiler certaines croyances païennes, qui résonneront par la suite dans les croyances chrétiennes, qui interrogent Alina. La chorégraphe revient alors sur les superstitions entendues chez ses grands-parents et les « conseils » à appliquer selon les mois et les saisons trouvés dans un livre que sa grand-mère lui a donné.
« En français, le titre serait « Le compteur des mois ». Ça raconte ce que l’on peut faire ou ne pas faire selon le mois. Il y avait par exemple de ne pas aller tel jour dans la forêt, ne pas aller à telle période dans la mer pendant 7 jours, etc. J’ai trouvé ça fascinant, cette compréhension du monde par mois, j’ai voulu faire une compilation de ces faits étranges et ne pas les restituer en forme d’histoire mais plus de punchlines. », souligne-t-elle.
Ces croyances, elle les agrémente également de lectures de contes pour enfants. Pas de ceux que l’on raconte dans les Disney mais de ceux qui parlent de la violence et de la mort. À la fois figure chimérique, divinité et créature, elle incarne un personnage fantasmagorique qui nous tient suspendu à ses lèvres tout au long d’un spectacle intense et dense.
« Ça souligne assez bien le rapport que j’ai au temps. Prendre le temps, ça n’existe pas. On passe notre temps à entendre les gens se plaindre parce qu’ils n’ont le temps de rien ou dire « je vais lire ce livre quand j’aurais le temps », « je ferais ça quand j’aurais le temps mais je l’ai jamais ». Il faut accepter que le temps court ! En Ukraine, on dit qu’on se repose quand on est mort ! », rigole Alina Bilokon.
Un très bon exemple de leur différence sur lequel rebondit Léa Rault : « C’est vraiment une autre culture, parce que moi au contraire, j’ai besoin de prendre le temps. C’est une vraie résistance quotidienne de prendre le temps et j’ai vraiment travaillé ça dans mon solo. Pourquoi tout est urgent ? Je pense que c’est un choix de prendre le temps, ouais, une vraie résistance. »
C’est bien là le sujet de C’est confidentiel qui aborde de manière vaste les luttes, résistances et formes de désobéissance civile, du quotidien.
Dans une énergie électrique, la chorégraphe fait se rencontrer le fruit de ses recherches et de ses observations, piochées dans les essais sociologiques et philosophiques, les romans ou même les films.
« C’est très personnel, pas forcément logique, c’est pour ça que je dis que tout ça forme des constellations qui sont une collection privée. Ce n’est pas moraliste, ce n’est pas une pièce politique, l’idée est de montrer des gestes étranges mais qui ont un sens, à travers des références musicales, littéraires – parce que je viens de ce milieu là au départ – et cinématographiques. », précise Léa Rault.
Si leurs solos n’abordent pas les mêmes thèmes et n’appréhendent pas le plateau, dans la scénographie et le rapport à l’espace, de la même manière, les deux chorégraphes-danseuses signent Almanac et C’est confidentiel de leurs singularités mais aussi de l’empreinte Pilot Fishes.
Dans les prochaines semaines, Alina Bilokon et Léa Rault vont s’atteler au démarrage de leur nouvelle création (prévue pour janvier 2019), qui réunira le duo, ainsi que Jérémy Rouault et Laura Perrudin, harpiste rennaise remarquée du public lors du festival I’m from Rennes et à découvrir à l’Aire Libre (St Jacques de la Lande), pendant les Transmusicales 2017.
« Le rapport à un cadre est assez commun à nos deux solos, à nos deux thématiques mais est aussi très présent dans nos deux premières pièces. Plein de cadres nous régissent et on cherche à savoir comment on se positionne par rapport à eux. Tout le temps. Les cadres bougent et nous aussi, c’est une négociation permanente. On négocie aussi avec les éléments comme la danse, la musique, le texte. Et on joue à l’intérieur du cadre que l’on se crée nous-mêmes. », signale Léa.
La prochaine création, qui devrait s’intituler The Siberian Trombinoscop, ne sera donc pas une exception dans leur parcours chorégraphique et artistique puisqu’elle jouera encore une fois avec les cadres, à travers l’histoire d’hommes et de femmes embarqué-e-s pour mauvais comportements.
« On a envie d’insister davantage sur le texte et la voix. Que les musiciens soient sans leurs instruments et que notre danse soit plus minimaliste. On a envie que ce soit plus narratif, de raconter une histoire, que le public suive une intrigue. Il y aura peut-être du texte en ukrainien, en russe, en portugais, que l’on pourrait sous-titré. », conclut les Pilot Fishes, qui ont déjà bien compris comment nous intriguer.