Célian Ramis

À la recherche du corps (im)parfait !

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Fanny Chériaux revient sur ce qui a marqué et forgé son corps et son esprit, et décortique la construction sociale de la féminité et ce qui se joue dans les interstices de nos inconscients pétris de clichés et de complexes qui en découlent.
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Dans Venise, un corps à soi, Fanny Chériaux – entourée de Thomas Couppey et Sébastien Dalloni - revient sur ce qui a marqué et forgé son corps et son esprit, et décortique avec autodérision, en musique et en danse, la construction sociale de la féminité et ce qui se joue dans les interstices de nos inconscients pétris de clichés et de complexes qui en découlent. Un spectacle présenté au théâtre du Vieux St Etienne le 13 avril, dans le cadre du festival Mythos.

Alors qu’elle chante sur scène une de ses chansons, deux danseurs improvisent une chorégraphie. Elle aime le moment, elle aime l’idée d’y donner une suite, et puis soudain, elle prend conscience qu’elle aussi, elle va devoir danser. De là, nait l’introspection dans laquelle elle nous propose de plonger dans Venise, un corps à soi. Le rapport au corps, le rapport à soi quand celui-ci est mis à mal par les injonctions paradoxales et patriarcales, par les complexes que l’on intègre et développe, par les étapes de vie qui transforment nos enveloppes corporelles en ennemi public n°1. Au lieu d’en faire un allié, on le rejette, on le déteste, on le maltraite. Et pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. Il y a bien eu un avant l’obligation à se soumettre au poids de la conformité. Surtout pour une femme en devenir.

ATTENTION : INJONCTIONS !

Pas encore bridée, l’enfant qu’elle est aime sauter. Partout, tout le temps, de toutes les manières. Elle aime se bagarrer aussi. Plus le temps passe, plus elle grandit, plus les injonctions pèsent. La pression sociale, c’est dans le fait de ne pas avoir encore ses règles, c’est dans le fait de ne pas encore avoir de hanches et de lolos, c’est dans le fait de ne pas encore avoir fait l’amour. Et pourtant elle va comprendre assez rapidement que c’est une vraie liberté en tant que fille de ne pas encore avoir les attributs de ce qui nous fait basculer dans la catégorie des femmes. Le physique, le physique, le physique. Le physique avant tout. Être sexy mais pas trop, être mince mais pas trop, ne pas être trop grosse non plus, être accessible et disponible mais sans l’être. Répondre à des canons de beauté sans jamais parvenir à atteindre l’idéal requis, ne pas être celle dont tous les garçons sont amoureux, s’imprégner de la culture populaire qui objectifie les femmes… Fanny Cheriaux remonte dans son enfance, nous raconte son adolescence, les chanteurs des années 80 et 90 qui chantent sur les femmes, les films qui sexualisent les corps féminins, et nous livre ses complexes, ses questionnements et ses blessures. 

EXPLOSER LES BARRIÈRES

Accompagnée de Thomas Couppey et Sébastien Dalloni sur le plateau, qui apportent un effet comique, léger et décalé non négligeable, Fanny Chériaux utilise la chanson et le piano, ses outils d’expression depuis de nombreuses années, mais ne se cache pas derrière pour autant. Elle se dévoile, autant qu’elle module son organe vocal. Elle joue avec beaucoup d’autodérision et de sincérité et au fil de son récit renforce sa confiance en elle et en son corps. Le plaisir et la jouissance découverts sur le tard, la PMA à 44 ans qui étouffe le corps et la santé mentale à coup d’injections et de remarques désobligeantes et jugeantes, un avortement et les litres et les litres de sang qui coulent, le temps perdu à cultiver la haine de sa propre enveloppe charnelle parce que trop ceci ou pas assez cela… elle en aborde tous les aspects en décryptant au prisme de la société ce que devenir une femme signifie quand on n’a pas les codes de la bonne meuf. Et puis, elle s’en affranchit et nous émancipe au passage des regards malveillants, culpabilisants et moralisateurs. Venise, un corps à soi est un spectacle qui fait du bien, qui nous fait rigoler et nous insuffle une dose dynamisante de bonne humeur. Qui nous offre un souffle léger, une respiration, une profonde réflexion sur le sexisme et le poids du patriarcat que l’on fait peser sur nos corps et nos esprits. Les blessures infligées pourraient être évitées si on s’y autorisait. Alors osons être douces, être tendres, à l’aise et non conformes aux attendus d’une féminité unique, réductrice et contraignante. Sur l’idée de Virginia Woolf, offrons-nous un espace de bien-être et de liberté. Un espace dans lequel être soi est permis, accepté et assumé. Le grain de folie de Fanny Chériaux, Thomas Couppey et Sébastien Dalloni nous réveille et nous secoue, agissant en nous comme un catalyseur nécessaire à l’expression de nos individualités. Loin de la binarité du genre qui nous enferme et nous oppresse.

Célian Ramis

La résilience, entre rage, rap et paillette

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Un cri. Un hurlement. Une fête. Une pente glissante. Un tourbillon. Un spectacle coup de poing. Un spectacle qui fait du bien. Une histoire noire aux couleurs de l’arc-en-ciel. Trou témoigne du parcours d’une femme victime de viol en chemin vers la résilience.
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Un cri. Un hurlement. Une fête. Une pente glissante. Un tourbillon. Un spectacle coup de poing. Un spectacle qui fait du bien. Une histoire noire aux couleurs de l’arc-en-ciel. On pourrait s’y perdre mais pas du tout. Mathilde Paillette et Lauren Sobler nous ont guidé, le 15 mars dernier, à la MJC Bréquigny, avec agilité dans Trou, témoignant du parcours d’une femme victime de viol en chemin vers la résilience. 

« Je ne ferme pas ma gueule ! Je suis une enfant tombée du nid… Je ne ferme pas ma gueule ! » Elle chante de plus en plus fort. Avec ses samples, les voix et rythmiques prennent l’espace. Elles amplifient l’effet et donnent le ton : Paillette est une jeune femme libre, qui conduit des poids lourds, n’est pas biodégradable et est « méga giga indestructible. » Elle brille à l’infini et scintille, partout. Liberté, grain de folie, jovialité, légèreté… Paillette cultive tout ça en elle. Elle ne ferme pas sa gueule et elle a bien raison. Il y a chez elle cette insouciance et cette candeur de l’enfance. Et puis il y a aussi cette pression et ces injonctions de l’âge adulte, en particulier quand on est une femme. Elle passe beaucoup de temps sur les chantiers avec sa chatte, Cindy, qui adore regarder les grues et flirter avec. Mais ce jour-là, aux abords des travaux près de la gare, une grue écrabouille sa chatte et se barre, laissant Cindy meurtrie…

UNE QUÊTE COMPLEXE

Point de départ de l’histoire, le viol n’est pas directement au centre du spectacle qui s’attache, avec rage et panache, à valoriser la quête de Paillette vers la résilience. Pour cela, elle sera accompagnée de la resplendissante sirène, aux gros jambons, à l’allure décapante et aux airs de diva. Dans l’océan de larmes, le trou, le chemin qui pue, le pays magique… Paillette le dit : « Il ne faut pas mourir, je ne courberais pas l’échine. » Annihiler la souffrance. La faire disparaitre. La nier pour ne plus y penser. La colère, contre la culture du viol. L’ivresse, pour s’en échapper et ne plus étouffer. Mais même dans un pays enchanté, sans grues et sans mort-e-s, Paillette est hantée par les questions incessantes et culpabilisantes. Se justifier. Sans arrêt. Elle, la femme qui jouit sans honte et sans détour, la femme qui prend le mic’ face à un gang de mecs qui rappent, la femme qui n’a pas peur de se lancer à l’aventure, d’assouvir ses désirs et de l’ouvrir… Elle se perd. Ne sait plus ce qu’elle veut. Assaillie par la dureté des jugements, elle manque de souffle dans un univers qu’elle croyait bon mais qu’elle découvre nauséabond. Dès lors, une seule obsession : retrouver Cindy.

DE L’AUTRE CÔTÉ DU MIROIR

Cabossée, apathique… Sa chatte est abîmée. Comme les bras de Paillette et son cœur paillasson. Alors, face à la grue, elle se confronte et affronte sa colère, qu’elle libère dans un flot de paroles assassines. Elle renverse le stigmate et lui jette à la figure. Le propos est cinglant et cathartique. Empouvoirant. La sirène peut s’en aller désormais : « Tu sais la défendre maintenant et elle, elle te guide partout ». Cindy et Paillette ne font plus qu’une et avancent, conjointement, sur le chemin de la résilience. Puisqu’il est là le sujet principal de l’histoire de Trou qui déploie humour, poésie, rap et rage dans une pièce musicale contée qui nous happe et nous saisit avec force et finesse. Au fil de ses concerts, spectacles et travaux d’écriture, Mathilde Paillette a fini par réunir tous les morceaux en un seul, Trou en est l’aboutissement. Avec Lauren Sobler, dans le rôle de la sirène, la comédienne et musicienne nous propose une exploration d’émotions diverses et contradictoires qui mènent tout droit à l’explosion et l’apaisement. C’est riche, intense et éblouissant. Parce que le duo s’autorise à puiser dans l’imaginaire enfantin, à tirer les fils de l’insouciance et de l’innocence, à dire, hurler, mimer, danser, rapper… à entremêler le rire et l’horreur, à affirmer que non c’est non et à assumer de continuer à dire oui. Parce que le duo touche au cœur, sans user la corde sensible ni les cordes vocales. Là où le bât blesse, elles trouvent les mots pour renforcer le propos. Dans des situations pourtant si difficiles à décrire, elles parviennent à doser le témoignage tout en poésie, réalisme et en ressenti. 

PLONGER SANS FILET AVEC UN DUO DE TALENT

Paillette, protagoniste et artiste créatrice, s’affranchit des codes et des étiquettes. Elle convoque les émotions, les paroles, les styles, les notions et les concepts, les secoue et se les approprie. Ne pas déranger. Ne pas faire de bruit. Ne pas bouleverser l’ordre établi. Ne pas baigner dans la vulgarité. Ne pas déborder. Paillette et Sirène envoient tout péter. Elles prennent leur place et leur espace, elles vont trop loin, elles sombrent dans la caricature, elles crient, elles tapent des pieds, elles éclatent les carcans de leur condition de femmes, elles ne revendiquent pas un engagement en particulier. Elles disent, elles font, elles cherchent, elles questionnent, elles avancent, elles s’aident, elles expérimentent et ressentent, elles s’accompagnent, elles nous embarquent avec elles, dans leurs peurs, angoisses, combats, forces, singularités, univers artistiques, succès, etc. Et on plonge. On plonge avec elles dans le trou. On tombe dans le désarroi et la solitude et on comble le vide et le trauma. On remonte à la surface, avec la puissance de l’espoir et la force de la sororité. On se délecte de cette proposition sensible qui explore les recoins d’une âme en souffrance sur le chemin de la résilience. Avec son lot de doutes, de contradictions, de faiblesses, de déni mais aussi de forces, de capacités à rebondir, à s’adapter et à sublimer et à nuancer la noirceur de la réalité. Sans la renier. Ne pas juste survivre. Remonter à la surface, respirer et vivre.

Célian Ramis

Artistes : un parcours semé d'embûches pour elles

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Quel lien peut-on établir entre précarité des intermittent-e-s et invisibilisation des femmes artistes ?
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En mars 2021, le collectif Les Matermittentes publie un communiqué demandant des mesures d’urgence pour les salarié-e-s discontinu-e-s qui ne perçoivent plus de congé maternité et maladie indemnisé. En juillet 2021, HF Bretagne publie un diagnostic sur la représentation des femmes dans les arts. Mais quel lien peut-on établir entre précarité des intermittent-e-s et invisibilisation des femmes artistes ?  

Aujourd’hui encore, des femmes salariées ne sont pas indemnisées pour leurs congés maternités. Ou très faiblement. Amandine Thiriet, comédienne et chanteuse, co-fondatrice du collectif Les Matermittentes explique :

« C’est encore possible, même en étant salariée. Ca concerne surtout les emplois discontinus, c'est-à-dire les intermittentes du spectacle mais pas que : cela concerne toutes les intermittentes de l'emploi ».

En somme, toutes les personnes qui alternent des périodes de contrat et de chômage. Le problème, c’est que, pendant longtemps, atteindre le seuil nécessaire était complexe : le système d’indemnisation privait des femmes du congé maternité. Et comme l’explique la bénévole, les conséquences peuvent être graves :

« Une femme qui a un enfant peut être condamnée à n’avoir pas de revenu ou un revenu de misère le temps de son congé maternité et donc, en terme d’indépendance financière, d’autonomie et d’engrenage de précarisation, c’est assez grave et c’est cela qu’on dénonce. »

Quand le collectif est créé en 2009, les membres sont directement concernées : initialement appelées Les recalculées, elles dénoncent un mauvais calcul de Pôle Emploi, pénalisant lourdement les intermittentes. Elles occupent les CPAM, les agences Pôle Emploi, font du bruit et obtiennent partiellement gain de cause.

L’expertise qu’elles acquièrent pendant leur combat leur permet d’analyser le système d’indemnisation et les inégalités qui en découlent. En effet, le système d’équivalence avec Pôle Emploi est défaillant : des femmes perdent leur intermittence car elles ont un enfant, les indemnisations sont trop basses et mettent les concernées dans des situations de précarité importante.

Rebaptisé Les Matermittentes, le collectif saisit le Défenseur des Droits et c’est seulement deux ans plus tard, en 2012 que les politiques se saisissent du sujet, constatant une inégalité. En 2015, elles obtiennent un abaissement des seuils, jusque-là démesurés, pour l’accès au congé maternité et en 2016 avec les syndicats, elles réussissent à faire changer la manière dont celui-ci est pris en compte dans l’assurance chômage pour que ce ne soit plus discriminant. 

NE RIEN LÂCHER

Malgré ces évolutions encourageantes, le travail du collectif ne s’arrête pas là. Depuis 2017, les Matermittentes sont très - trop - souvent sollicitées pour des cas d’erreur de calculs, des refus d’indemnisations et des refus de congés maternités. En cause ? Des mesures insuffisantes et le risque d’un retour en arrière important avec la réforme de l’assurance-chômage actuellement en débat.

La méthode de calcul imaginée va en effet très lourdement pénaliser les personnes qui alternent des petits contrats. La crise sanitaire et sa gestion ont également accentué ces inégalités. Plus généralement, ce sont les discriminations et le manque de reconnaissance liées aux emplois discontinus que le collectif dénonce :

« Quand on écoute Elisabeth Borne (Ministre du Travail, de l'Emploi et de l'Insertion, ndlr) au Sénat, elle parle comme si les professions discontinues choisissaient leur manière de travailler : si on ne travaille qu’un jour sur deux, c’est de notre faute, on a qu’à trouver un CDI ! Mais ce n’est pas vrai, (...) il faut reconnaître qu’il existe des pratiques de travail. On ne peut pas être tous les jours en représentation ou en tournage ! »

UN MANQUE DE REPRÉSENTATION 

En juillet, HF Bretagne publie un diagnostic sur la représentation des femmes dans les arts. En portant des valeurs de féminisme, collégialité et de transversalité, il souhaite agir pour faire avancer l’égalité réelle entre les femmes et les hommes.

Avec cette étude, qui existe depuis 2014, publiée tous les deux ans, l’objectif est de compter, révélant ainsi cet écart majeur en défaveur des femmes, à la fois dans les équipes artistiques, les équipes permanentes et de direction. Lucile Linard, coordinatrice de l’association explique :

« Le diagnostic légitime notre action, c’est dire “voilà la photographie de la réalité” mais c’est aussi pour responsabiliser les structures et faire prendre conscience que même si on a l’impression que ca avance, en fait, pas vraiment, ca avance très très lentement. C’est pour ça qu'on compte. »

Cette année le collectif a fait le choix de changer sa méthodologie permettant de mettre en lumière de nouvelles informations et de nouveaux indicateurs, comme les budgets, la communication, l'accueil de résidence, etc. Le diagnostic permet de rendre compte d’une situation qui évolue, mais encore trop doucement.

Dans les arts visuels, on constate par exemple des chiffres encourageants avec une hausse de 6 points de pourcentage entre 2014 et 2019 : les femmes représentaient 29% des artistes exposées contre 35% en 2019. Mais le combat est loin d’être fini ! De plus, les femmes, si elles sont plus exposées, c’est surtout dans les expositions collectives que monographiques. Elles sont donc davantage invisibilisées …

Dans les musiques actuelles et les musiques traditionnelles, on retrouve les plus grosses inégalités avec des chiffres choquants : sur 562 concerts étudiés, 3 se sont déroulés sans aucun homme et 71 sans aucune femme. Soit 12,5% des concerts sans femmes.

Lucile s’indigne « Comment se projeter quand on est habitué-e à ça ? Il y a un mouvement de dénonciation avec Music too, mais on est encore trop habitué-e à ne pas voir de femmes sur scène. » 

UN PROCESSUS D'ÉVAPORATION DES FEMMES ?

On le sait, les diplômées sont là. Pourtant, elles sont moins exposées. Dans le focus sur les arts visuels, elles comptent : aux écoles d’art sur l’année 2019-2020, ce sont 72% de femmes diplômées. Et déjà, sur les bancs de l’école, les étudiantes ne peuvent pas se projeter : ce sont 53% d'enseignants, 62% d’artistes masculins intervenants.

Mathilde Dumontet, chargée d’étude pour le diagnostic, souligne : « Quand on leur enseigne, quand elles vont voir des expositions, il y a un manque de représentativité, elles ne voient que des hommes. La figure de l’artiste est masculine. Ça limite le “oui, moi aussi, je peux le faire”. »

De plus, les violences sexistes et sexuelles ainsi que les discriminations vécues dès l’école participent à écarter les femmes des parcours artistiques à la fin de leurs études. Les mots de trop, un projet mené par 3 étudiantes de l'EESAB de Rennes fin 2019, met en lumière ces discriminations.

Sous forme d’une enquête et d’un projet graphique, elles ont récolté au total 343 témoignages d’élèves. Le sexisme est une des formes de discriminations le plus vécu parmi toutes les expériences citées : racisme, validisme, homophobie, etc. Notons qu'elles sont toutes cumulables et prennent des formes variées, allant de l’humour oppressif au harcèlement. En tête des attitudes discriminantes : l’équipe pédagogique. Lucile Linard explique :

« Régulièrement on se demande pourquoi cet écart entre les diplômées et les femmes actives ? On parle d’un processus d’évaporation. Pourquoi est-ce qu'elles s’évaporent après leurs études ? Peut-être que ces violences, ces discriminations vécues dès l’école, ce sont des pistes de réflexion. » 

TALENT, NOM MASCULIN ? 

Sur le site d’HF Bretagne est écrit en gros “Talent = Moyens + Travail + Visibilité". La coordinatrice explique l'importance de ce slogan : encore aujourd’hui, trop de personnes pensent que le manque de représentation des femmes dans les milieux artistiques est dû à un manque de talent. Sans moyens, comment rendre le travail des femmes artistes visibles ?

Le collectif Les Matermittentes et sa mission d’accompagnement permettent de révéler les inégalités et les risques de précarité importants pour les femmes. Une étude publiée en mai 2021 par la DARES « Emploi discontinu et indemnisation du chômage : Quels usages des contrats courts ? » montre que les femmes sont surreprésentées dans les emplois discontinus.

Elles seront donc les premières touchées par la réforme d’assurance-chômage. Amandine Thiriet dénonce une stratégie : « C’est hypocrite car ils font comme si c’était de la faute des employé-e-s alors qu’ils encouragent en même temps cette économie de la précarité : ils voudraient que ces gens ne soient pas salarié-e-s mais indépendant-e-s, la stratégie c’est d’enlever les indemnités. C’est un combat pour une protection sociale qui touche surtout les femmes. »

Les violences sexistes et sexuelles, l’expérience des discriminations mais aussi les violences matérielles et le manque de moyens qui touchent les femmes participent et accentuent le phénomène d'évaporation des femmes artistes après leurs études. Dans les équipes permanentes se sont majoritairement des femmes.

Une évolution partiellement victorieuse, car si les femmes sont plus présentes, on constate toutefois que leur présence diminue quand les moyens et les budgets augmentent. Plus il y a d’argent dans les structures, plus il y a d’hommes. Mathilde Dumontet commente :

« On parle d’évaporation des femmes mais on constate aussi un phénomène d’apparition des hommes. »

Des différences de moyens, qui entraînent aussi des visibilités inégales. 

Les actions des associations et collectifs comme les Matermittentes et HF Bretagne sont colossales et encourageantes. Le travail pour l’égalité est immense et les avancées encore fragiles. HF Bretagne prévoit ainsi déjà un autre diagnostic sur l’impact de la crise sanitaire dans les arts. Comme les Matermittentes, le collectif s'inquiète des conséquences dans le milieu artistique. Ainsi, compter, analyser, se mobiliser et se soutenir permet de faire face et de faire avancer l’égalité, la visibilité et les représentations des femmes artistes. 

Célian Ramis

Valeurs hip-hop : danser les maux

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"Peace, love, unity and having fun" sont les valeurs du hip-hop, défendues par les chorégraphes et danseuses qui prônent la recherche d'individualité au sein du collectif.
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Pour la danseuse et chorégraphe Sandrine Lescourant, faire partie de la culture hip hop est un acte social en soi. Puisque c’est accéder, accepter et transmettre les valeurs « Peace, love, unity and having fun ». Comment et sous quelles formes les corps en sont-ils des vecteurs et transcendent-ils cet engagement ? À travers l’histoire et plusieurs propositions artistiques, la démonstration en a été donnée à Rennes début février. Reportage.

Voilà l’idée que prône la culture du hip-hop, selon les artistes interviewées. Exprimer et assumer son individualité, sans la pression de la conformité. La scène devient alors un espace d’expression dans lequel se croisent différents corps et langages.

Du 28 janvier au 13 février, plusieurs créations, proposées à Rennes dans le cadre du festival Waterproof porté par le Triangle et le collectif FAIR-E, ont suscité notre curiosité de par les engagements et les réflexions qui s’en dégageaient. Féminités, masculinités, intimités, singularités, recherche de sa place dans le collectif, fragilités et puissances.

Du popping à la danse contemporaine, en passant par le locking, le voguing, la dance house et le waacking, les multiples facettes et identités d’une culture riche de son histoire et de son évolution ont ébranlé notre vision jusqu’ici trop réductrice du hip-hop français. 

Sur un rectangle blanc entouré de lumières pointées vers le centre, sept danseuses soutiennent un regard de guerrières. Elles s’observent et se tournent autour. Se jaugent, s’imitent et s’entrainent jusqu’à la formation d’une masse finalement non toxique dans laquelle les individualités s’expriment librement. Chaque mouvement témoigne de leur force et de l’intensité de leurs intentions.

C’est une véritable prouesse technique qu’elles entreprennent à plusieurs reprises sur le plateau du TNB, du 28 au 30 janvier. Il y a quasiment un an, les membres de Paradox-sal dévoilaient pour la première fois Queen blood à Rennes, après deux semaines de résidence au Garage, avant de présenter officiellement la création à La Villette à Paris, fin mars 2019.

De retour dans la capitale rennaise, elles s’affirment toujours prêtes à sublimer les danses dont elles sont des pointures. Hip-hop, dance house, krump, popping, locking, danse contemporaine et danses africaines, s’entremêlent, se confrontent et s’enlacent. Quelle puissance ! Quelles énergies !

Pendant près d’une heure entière, on retient notre respiration au son des leurs qui résonnent lors du tableau électrisant sur lequel elle danse, alignées face au public sur la chanson « Four women » de Nina Simone. La tension est palpable, l’émotion grandissante. Entre les instants suspendus de ce type et les moments d’accélération, les danseuses sont toujours en mouvement, seules, à plusieurs ou toutes ensemble.

C’est viscéral, ça prend aux tripes et ça nous saisit les entrailles ce qu’elles racontent, sans filtre et sans solution de repli, puisque même une fois sorties du rectangle blanc, on les voit encore, sur les bords du plateau imaginés comme des coulisses. Tout au long de cette performance qui nous hypnotise littéralement, elles se confrontent à nos regards mais aussi à leurs propres regards sur elles-mêmes.

L’émotion nait et grandit constamment de par la violence des affrontements, collectifs et individuels, mais aussi de par les instants partagés d’écoute, de solidarité et de sororité. Avec toujours ce sentiment planant de liberté, cette volonté de dépassement de soi et cet esprit d’équipe au sein de laquelle s’affirment des personnalités différentes et combattantes, à l’instar des lignes qu’elles exécutent durant leurs chorégraphies : jamais droites, elles présentent toujours une multitude de trajectoires possibles.

L’ESPRIT COLLECTIF DE PARADOX-SAL

« Je voulais cette frontalité. Vous voyez, y a pas de loges, rien, vous les voyez même quand elles sortent du plateau. Tout ça, c’est assumé, pour se rendre compte de l’effort physique. Envoyer ce qu’elles envoient, moi, je peux pas le faire ! », avait commenté Ousmane Sy, chorégraphe de Paradox-sal et membre du collectif FAIR-E, après la représentation au Garage.

En 2012, il fonde un crew exclusivement féminin qui rassemble des danseuses issues du hip-hop, du popping, du locking, du dancehall, du krump, des danses africaines ou encore de la danse contemporaine, autour d’une base commune : la house.

« J’ai souvent fait partie de groupes essentiellement masculins. Je travaillais avec des filles comme Allauné Blegbo et Anaïs Imbert-Clery, elles m’ont parlé d’autres filles qu’elles connaissaient, etc. La house, c’est très androgyne. Le talent est là, peu importe le sexe. Ce que je veux avec elles, c’est apprendre et échanger. Pas diriger. Ce qui m’intéresse, c’est de décortiquer les états de corps. C’est la gestuelle, pas le corps finalement. », analyse-t-il.

Avec Fighting Spirit, premier spectacle de Paradox-sal, créé en 2014 – lire notre article « Fighting Spirit, l’esprit guerrier des danses urbaines à l’Opéra » publié sur yeggmag.fr le 16 février 2015 – « le challenge était de monter sur scène et d’impressionner par nos techniques et nos talents. Ousmane ne nous a pas formées, il nous a choisies pour nos forces individuelles, quelque soit la danse. », précise Odile Lacides, également assistante chorégraphe sur la création Queen Blood.

FÉMINITÉ PLURIELLE

C’est l’acte II de l’exploration à laquelle le groupe contribue, autour des gestuelles et des énergies féminines. Des énergies animales et combattives qui réussissent toujours à allier collectif et individuel, qui vont s’exprimer également dans les propositions d’Anne Nguyen et de Sandrine Lescourant également programmées lors du festival.

Ici, c’est la notion de féminité qui est développée à travers les techniques, la performance et la scénographie. Et surtout, elles s’expriment. Dans le processus de création comme sur la scène. Dans les parties dansées en groupe comme dans les solos. Si la dance house est leur langage commun, aucune ne danse comme sa voisine, aucune ne ressemble à une autre même dans les mouvements synchronisés et chaque spectacle de Paradox-sal fait jaillir la puissance de cette diversité des parcours, des profils et des propos.

Comme le souligne la chorégraphe Anne Nguyen, l’imitation n’a pas sa place dans la culture hip-hop. « Dans nos solos, on a carte blanche pour exprimer qui on est. », signale Allauné Blegbo qui poursuit : « Je me suis posée des questions sur qu’est-ce que c’est la féminité ? Qu’est-ce qu’on attend de moi dans cette féminité ? Qu’est-ce qu’on attend de nous ? Qu’est-ce que c’est savoir être soi ? Ça m’a fait réfléchir et évoluer, pas que professionnellement, mais personnellement aussi. Aller au-delà de la caricature. »

Le corps des danseuses au fil de la création passe par tous les états, emprunte les codes normés, genrés et sexués mais aussi et surtout les chemins de traverse puisque sept ou huit danseuses – cela dépend des représentations - sur scène impliquent par conséquent sept ou huit féminités différentes qui se rencontrent, se confrontent, s’allient jusqu’à la libération, en marge de la scène, montrant que tous les espaces peuvent être investis par les femmes.

« Il y a un tableau qu’on fait toutes ensemble, qui s’appelle « Dolce & Gabbana », où on est dans la caricature avec des gestes de diva. C’est aussi une vision de la féminité. Quand on fait notre solo, par contre, là, on exprime notre féminité à nous et on dit qu’il n’y a pas besoin d’être féminine dans le sens où tout le monde l’entend pour être féminine. »
détaille Odile Lacides.

Qu’elles jouent l’exagération, qu’elles incarnent une féminité normée ou singulière, qu’elles dévoilent une partie masculine plus ou moins prégnante et dominante, elles ne définissent aucune limite à une féminité plurielle et évolutive, non figée dans le temps et l’espace. Une féminité All 4 House qu’elles visitent avec hargne et sensibilité, qui nous reste viscéralement à l’esprit. Puissant et bouleversant.

S’INSPIRER DU HIP-HOP POUR RÉCONCILIER LA SOCIÉTÉ

Dans son article, publié sur le site du HuffingtonPost en septembre 2016, la philosophe Benjamine Weill, spécialiste du rap et co-fondatrice de l’association « Nous sommes Hip-Hop », aborde la question de l’engagement comme base d’émancipation dans la culture hip-hop.

Ainsi, dans son introduction, elle écrit que « depuis son émergence, le Hip-Hop, consiste à mettre en avant notre capacité à l’émancipation collective, malgré nos déterminants initiaux. En exprimant son point de vue, chacun prend parti dans le monde sans attendre que cette place soit laissée. »

Si elle analyse particulièrement le prisme du rap, elle conclut tout de même en élargissant à la culture hip hop qu’elle voit comme « moyen par lequel chacun s’extrait de ses déterminants de départ pour aller plus loin, faire valoir sa dignité humaine en transformant sa souffrance en force, sa haine en rage, sa solitude en rencontre. L’émulation et la compétition entendues comme le moyen de se confronter à l’autre, non pour soi-même mais pour que l’un et l’autre s’augmentent, favorisent une forme d’émancipation et de dépassement de soi ainsi que la rencontre. C’est une manière de « s’ouvrir sur le monde » et de « changer les parcours » à partir de son vécu, de son histoire, mais aussi d’une conscience que je ne suis rien sans l’autre et que cet autre même s’il est différent de moi, vaut autant que moi. Rien ne sert de l’écraser, mieux vaut s’y associer. »

En août 2019, un collectif d’acteurs des cultures urbaines publie une tribune dans Le Monde, appelant à « s’inspirer du hip-hop, né dans la rue et qui n’exclut personne, pour réconcilier une société française en morceaux. » 

HIP-HOP OLD SCHOOL

Le 5 février 2020, au Garage à Rennes, la breakeuse et chorégraphe Anne Nguyen animait une conférence sur les danses hip-hop et revenait rapidement sur l’histoire de celles-ci. Le break, c’est pour elle la « seule et vraie danse hip-hop ». Pourquoi ? Parce qu’elle nait en même temps que la musique éponyme.

Mais d’autres danses existent, comme le popping et le locking, qui vont être assimilées à la culture hip-hop. Ce sont ce qu’elle appelle les trois danses old school hip-hop, et chaque style puise dans des inspirations différentes, entre rites ancestraux et culture populaire.

« L’inspiration se retrouve dans d’autres disciplines. Dans ces danses, on a le droit de tout faire, les mouvements appartiennent à tout le monde, on fait appel à un patrimoine. On voit que dans le break, il y a de l’inspiration indienne, dans le popping, qui consiste en des contractions musculaires, il y a de l’inspiration égyptienne, et dans le locking, qui est une déformation du popping, on retrouve l’inspiration des danseurs de claquettes et des cabarets noirs américains. », explique-t-elle, en introduction.

Aux Etats-Unis, quand une nouvelle musique envahit le continent, celle-ci est toujours assortie d’une nouvelle danse. De nouveaux styles se créent, et parfois restent à l’état de mode, et parfois perdurent et évoluent. Le popping et le locking apparaissent un tout petit peu avant les années 80, lorsque les Eletric Boogaloos (style funk) déboulent dans l’émission Soul Trainet initient une danse empreinte de mouvements militaires et robotiques.

C’est le début du popping, reconnaissable grâce à ses mouvements très carrés et ses contractions musculaires qui marquent le beat, le son, « comme du pop corn qui éclate ! » Le locking est un dérivé de cette danse : « En fait, il y avait un mec qui n’arrivait pas à popper et quand les gens se moquaient de lui, il les pointait du doigt, c’est pour ça que dans le locking, on a souvent des mouvements comme ça avec les bras. »

FUSION DE GENRES ET D’INFLUENCES

On aurait pu en rester là. Le popping et le locking auraient pu n’être que des modes. Quelques temps plus tard, le break arrive. Nous sommes dans les années 70, à New York, et « c’est la première fois que les gens sont amassés comme ça, dans les quartiers. Quelque chose de nouveau se crée. ».

Et ce quelque chose, c’est une Block Party. Ça éclot dans différents secteurs de la ville : les DJs organisent des soirées en bas des immeubles et repèrent que c’est au moment du solo du batteur ou du percussionniste que les gens se mettent à danser. Ils vont rapidement se mettre à isoler ces parties, appelées « break », afin de créer des boucles avec ces morceaux : « Ça donne naissance au break et à la musique hip-hop ».

Là aussi, les influences sont multiples puisque les danseurs puisent leurs mouvements dans les films de kung fu mais aussi dans la guerre des gangs qui sévit à New York, utilisant le « rocking » comme technique visant à faire croire aux flics que les membres dansaient en imitant le combat, sans se toucher.

Les mouvements sont saccadés, la musique également. « Les battles vont naitre de la compétition entre la communauté afroaméricaine et la communauté latina. Selon l’histoire, ce serait plutôt les afroaméricains qui auraient inventé le break et les latinos les auraient défié. A force, les groupes essayaient de se renouveler et aller de plus en plus vers la performance, d’où les tours sur le dos, les mouvements plus acrobatiques. Ensuite, le break s’est fluidifié, réunissant l’esprit des clubs – parce que ça part des danses de clubs, puis de la rue – et l’esprit des battles. », souligne Anne Nguyen.

En parallèle, il existe un gang dans le Bronx, le Black Spades, dont Afrika Bambaataa est le chef. Il crée l’Organization dans le but de proposer une alternative pacifiste aux différents gangs. En 1975, lorsque son cousin est tué par la police, il quitte les Black Spades et concrétise son organisation en la nommant Zulu Nation, qui réunit des jeunes dont les moyens d’expression sont la danse, le graffiti, le rap et le djing :

« Peace, love, unity and having fun. Ce sont les valeurs du hip-hop et c’est sous la houlette de ces valeurs que vont se rassembler les trois danses old school. La danse est alors une alternative pour ne pas rentrer dans un gang. On peut arriver à un statut, sans avoir besoin de tuer. En battle, on se défie mais on mime, on ne violente pas. Et c’est par le biais des battles que le hip-hop sort du Bronx et se propage. »

ARRIVÉE EN EUROPE ET ÉVOLUTION

Les JI américains importent le hip-hop en Allemagne. En Angleterre, ça prend également et en 1984, TF1 lance une émission qui popularise le hip-hop en France. Mais aux Etats-Unis, dans les années 90, les journalistes commencent à le critiquer de manière péjorative :

« Là-bas, ça meurt quasiment. Alors qu’ici, ça continue. Le hip-hop monte sur la scène du théâtre. Depuis plusieurs années en France, il existe le groupe Black Blanc Beur, fondé par une ancienne danseuse classique, Christine Coudun, qui a rassemblé une trentaine de danseurs de Trappes avec qui elle a monté un spectacle. »

Aujourd’hui, la compagnie compte une vingtaine de créations à son actif et des milliers de représentations et d’ateliers. Le hip-hop prend racine et poursuit son chemin.

« On a beaucoup fait venir des danseurs américains, des pionniers, pour transmettre des informations. On a créé notre propre style ici et là-bas, ils n’ont quasi plus de break. Mais le flexing est né, le krump aussi. Le hip-hop est maintenant la fusion des différentes danses adaptées aux musiques d’aujourd’hui. Le beat a ralenti, c’est pour ça qu’on voit des vagues, des déplacements, des effets spéciaux dans les clips. Mais aux USA, c’est devenu de l’entertainment. », précise-t-elle.

En marge de toute cette évolution, se trouve différentes communautés qui ne se retrouvent pas dans les battles et vont alors créer et développer leur propre culture de la danse dans les clubs. Ainsi, le voguing, le waacking, la house dance, etc. sont issues du milieu queer, underground, gay et des personnes racisées. On les assimile aujourd’hui au hip-hop. 

HOMMAGE À LA CULTURE HIP-HOP

De ce bouillonnement et de cette histoire, Anne Nguyen va s’en inspirer pour créer son spectacle, À mon bel amour, présenté le 4 février au Triangle, dans lequel elle rassemble huit virtuoses – quatre danseuses et quatre danseurs - de différentes disciplines. Elle convoque le popping, le locking, le waacking, le voguing, la danse contemporaine, la danse classique et le krump (ce soir-là, Emilie Ouedraogo était malheureusement absente et était donc remplacée).

Les regards sont francs et frontaux. Le public regarde les artistes qui eux aussi fixent l’assemblée spectatrice. La pièce est chorégraphiée comme un défilé et les interprètes se prêtent au jeu jusqu’à pousser leurs mouvements à l’extrême. En solo, en duo ou à plus, iels s’affirment, occupent l’espace, s’affranchissent des regards et prennent leur liberté à travers des corps et des gestuelles affranchi-e-s.

Tou-te-s représentent des archétypes, revendiquent leur appartenance à une culture et défient qui que ce soit de leur interdire l’accès à la beauté. À mon bel amour est un hommage à la culture hip-hop et à ses valeurs, telles que les défend la chorégraphe qui manifeste régulièrement ses inspirations multiples.

Elle a fait de la gymnastique et des arts martiaux. Elle a entrepris des études de maths et de physique. Et elle a rencontré le monde du break, en commençant interprète et en faisant ses classes lors de battles. Elle lâche la physique pour se consacrer au hip-hop mais ses spectacles seront souvent très imprégnés de l’esprit scientifique.

Revenons dans les années 90. Anne Nguyen prend le calendrier des radios libres et enregistre toutes les émissions sur sa passion. À la télé, elle voit du break dans les clips mais ce n’est pas suffisant pour en apprendre les tenants et les aboutissants.

« Je voyais les breakeurs à Chatelet, j’osais pas y aller… J’ai fait des cours de hip-hop mais y avait pas de break et je n’arrivais pas à trouver le truc. Je suis partie un an à Montréal, en 98/99, où j’ai fait de la capoeira. Dans ma fac, il y avait des filles qui faisaient du break, elles m’ont emmenées avec elles. Je ne suis pas restée longtemps dans leur groupe, j’ai rejoint un autre groupe, dans lequel là j’étais la seule fille. », nous raconte-t-elle.

De retour en France, elle aborde les danseurs et les danseuses avec qui elle a envie de continuer son apprentissage : « J’alternais, c’est comme ça qu’on se forme. Je regardais les gens danser en entrainement et en battle, j’allais leur parler, ils m’invitaient, c’était comme ça que ça fonctionnait ! Comme une sorte de culture orale, de chemin qu’on doit faire. Il n’y a pas de cursus académique, c’est un parcours qu’on doit faire soi-même, en fonction de sa sensibilité. »

RÉFLEXION SUR LA DANSE ET L’ARTISTE

Elle voit les danseuses et danseurs comme des super-héroïnes et des super-héros, chacun-e-s avec des supers pouvoirs, chacun-e-s avec son propre style. Pendant les 5 années durant lesquelles elle est interprète, Anne Nguyen commence à se poser des questions sur la danse et son sens, et de ses réflexions émerge le Manuel du guerrier de la ville, un recueil de poèmes décortiquant le ressenti de la danseuse qui par le mouvement et l’énergie de ses pieds et jambes choisit et déplace son centre de gravité afin de transcender sa réalité et trouver sa liberté.

Et c’est souvent par la contrainte qu’elle va sublimer ses créations, comme Racine carrée(née de son recueil poétique) par exemple ou d’autres, dans lesquelles elle cherche à limiter le déplacement d’une seule manière (danser dans un espace géométrique réduit, faire circuler les interprètes sur des lignes, que ce soit de profil ou face au public…).

Pour autant, elle n’a pas envisagé tout de suite de chorégraphier des spectacles : « Ça ne m’intéressait pas trop. Souvent, les danseurs hip-hop sont des esprits libres qui n’aiment pas trop être dirigés. À ce moment-là, je sortais beaucoup dans les soirées, j’avais des groupes de potes dans le funk, dans le rap… Des lockeurs ont monté un spectacle et m’ont proposé qu’on fasse une créa’. Je l’ai fait, le spectacle n’a pas tourné mais ça m’a donné envie de continuer. J’ai compris que j’avais un rôle à jouer. »

Depuis, avec sa compagnie Par Terre, elle a chorégraphié de nombreux spectacles, largement salués par la critique. « Avant ça, j’ai fait du journalisme. Analyser, parler, vient avant de chorégraphier. C’est important car le milieu de la danse est atypique, libre. Les gens qui en font partie s’expriment rarement. Personnellement, j’ai toujours été frustrée qu’il y ait une vision faussée du hip-hop dans les journaux. Cette vision d’une danse réduite à une danse de cités. Je me suis posée en défenseure des valeurs du hip-hop pour dire « Parlons de danse, parlons des artistes, parlons des principes. » Ce que je veux, c’est sortir, à travers la danse, l’essence des différents styles. Le hip-hop, ce n’est pas juste des jeunes des cités qui n’ont rien d’autre à faire. Il y a un état transcendantal quand ils dansent. Ce sont des êtres humains qui font des choses profondes. C’est un langage pour exprimer quelque chose de plus universel. », scande-t-elle. 

DIVERSITÉ DE CARACTÈRES

Son engagement est là et il est gravé en elle. Et il transpire dans la pièce À mon bel amour, qui porte une réflexion sur l’individualité et l’individualisme de chaque danseur-euse et le collectif :

« La culture de la différence, c’est ça qui m’attire. Pourquoi des choses me limitent ? J’ai voulu voir ce que ça donnait quand on enlevait ces limites-là et comment on se rassemblait, sans niveler par le bas. On crée avec nos différences et on n’essaye pas de ressembler à des normes de beauté. On joue avec ce qu’on a, ce qui nous constitue. Un danseur qui va être plutôt nerveux par exemple, il va jouer la vitesse dans son mouvement, sa gestuelle. Un danseur plutôt mastoc, il va jouer la puissance. L’idée, c’est de mettre en valeur ce qui nous différencie. C’est comme ça qu’on apporte quelque chose. Dans chaque archétype, j’ai quand même essayé d’aller vers des individualités originales. Avoir un danseur de danse classique, une danseuse de krump… »

Parce que les choses évoluent et que le genre interagit encore aujourd’hui avec le regard que l’on porte sur les sociétés. On parle de diversité, de mixité mais pour Anne Nguyen, les critères de sexe, de couleur de peau, d’âge, etc. sont superficiels, ils ne sont qu’une enveloppe.

C’est vrai qu’ils le sont et pourtant, ils sont l’objet d’une multitude de discriminations et le terrain privilégié des rapports de domination. Pour elle, la diversité se joue dans les valeurs.

« Mon pari, c’est que quand on a une diversité de caractères dans le collectif et que chacun assume sa personnalité, on peut agir ensemble et chacun peut avoir sa place. »
souligne-t-elle, précisant qu’il s’agit là d’un idéal de collectif.

« C’est super compliqué de parler des relations femmes-hommes mais pour moi, ce qui est hyper important, c’est d’assumer son caractère, dire ce qu’on est. C’est très sensible quand on parle de ça. La diversité pour moi, c’est avant tout la diversité de caractères. Accepter les différences dans le caractère des gens. Juger les gens sur leur caractère avant tout. C’est ça le message du hip-hop. Moi, je n’ai pas très envie de dire que je suis engagée car quand on dit « engagée », ça devient souvent synonyme de militante. Et quand on est trop dans une pensée engagée, on se laisse vite limiter par le biais de ne voir que ce qui confirme notre idée. », répond la chorégraphe, que l’on sent pas très à l’aise sur la question.

Elle poursuit néanmoins : « Je suis engagée pour l’art comme pensée créatrice. C’est ça que je veux défendre. La personnalité des artistes est parfois politiquement incorrecte, et c’est là l’essence de l’artiste : aller au-delà des bornes. Il faut leur laisser la chance d’aller trop loin dans leurs paroles. »

Et quand on lui demande si l’artiste a le droit, parce qu’il est artiste, d’aller trop loin et cela même aux dépens d’une partie de la population, elle confirme sa pensée : « Je suis engagée pour le droit d’avoir tort. »

ARME DE PAIX, POUR LA PAIX

La réalité, et elle le dit elle-même, c’est « qu’on n’accepte pas la différence. » Elle revient à sa vision de super-héro et super-héroïne : « Il faut essayer de ressembler le moins possible aux autres danseurs et danseuses. On est dans une danse qui est à l’antithèse de l’académisme ! Le principe du hip-hop, c’est la réunion d’individualités fortes dans un collectif. Un collectif qui ne se conforme pas ! »

Sandrine Lescourant, danseuse et chorégraphe, est convaincue que le hip-hop est un engagement social. Et c’est d’ailleurs bien ce qui la motive. « C’est une arme de paix, pour la paix, pour éloigner les violences. La danse hip-hop, elle part de rien, elle est dans la rue et sa culture, c’est le vivre ensemble, faire ensemble. Les valeurs, peace, love, unity and having fun, sont essentielles pour tout un chacun. Dénuer de tout ça, ça n’aurait pas d’intérêt. », explique-t-elle.

Au départ, elle pratique plutôt le dancehall et le modern jazz. Elle est alors en BTS communication des entreprises et sur le parvis du musée d’art moderne à Nice, des danseurs hip hop s’entrainent : « L’entrainement de rue va me faire grandir en tant que danseuse et en tant que personne. J’ai pris des cours au début et puis, j’ai acheté une sono. Je mélangeais les styles, je travaillais sur la musicalité. Je suis née dans le 93 et on écoutait beaucoup de hip-hop. »

Elle se demande alors comment faire corps avec cette musique, se forme en faisant des battles et aussi en enseignant, « parce qu’en réfléchissant à une pédagogie, on continue d’apprendre tout le temps. »

Le hip-hop est pour elle un endroit de transfert des bonnes énergies, un espace de liberté, un lieu fédérateur qui a la capacité de transcender le quotidien, les vécus et les conditions de vie et qui nourrit son âme. Dans le cadre du festival Waterproof, on retrouvait deux fois Sandrine Lescourant.

En tant que chorégraphe et danseuse, elle présentait le 6 février au Triangle, son spectacle Acoustique, défini comme la conclusion d’un triptyque, qui au départ n’était pas fait pour l’être.

« C’est en fonction de ce que j’apprends de mon parcours initiatique de vie que je fais un spectacle. Personnellement, j’ai beaucoup voyagé toute seule et j’ai fait beaucoup de chose toute seule. Les filles ont été mes cobayes. En exprimant le « je », il y a eu un magnifique « nous » qui est apparu. »
précise-t-elle.

Quelques explications : en 2015, elle fonde la compagnie Kilaï et s’accompagne de quatre danseuses pour sa première création chorégraphique, intitulée Parasite. Comme Anne Nguyen et comme Paradox-sal, elle s’appuie sur l’essence même du hip-hop pour développer une réflexion autour du collectif et comment organiser ce collectif quand nos différences parasitent la rencontre de l’autre.

Dans un second temps, c’est en regardant de nombreux documentaires qu’elle va créer Icône : « Je voyais un côté très sombre de l’être humain et j’en voulais à la terre entière de toutes ces injustices. C’était une période très dure et j’en voulais aux icônes d’aujourd’hui, mis et mises en avant mais qui n’aident pas le commun des mortel-le-s. »

La conclusion est là, dans Acoustique, œuvre basée sur l’échange et le partage. Sur ces six protagonistes – quatre danseuses et deux danseurs – qui observent le public de très très près. Puis s’observent entre eux. Iels n’ont pas la parole mais le regard et le corps. Les mouvements s’enchainent, s’intensifient et se répètent.

Comme un apprentissage, comme une recherche d’un vocabulaire commun tout en conservant une gestuelle propre à chacun-e. Il y a de la confrontation, de l’échange, de l’incompréhension, du mime sans qu’il soit poussé au jeu de miroir, et cela va jusqu’à l’amusement, le plaisir d’être ensemble, de communier.

C’est heureux cette légèreté et cette allégresse. Puis vient le balbutiement du langage, des premières sonorités aux premières phrases d’un discours clair et puissant : « Nous ne sommes pas que des silhouettes insignifiantes. Nous sommes âmes, nous sommes elles, nous sommes eux… »

La découverte de l’autre, l’affirmation de soi, la rencontre et le partage. Sandrine Lescourant amène tout ça sur le plateau avec une énergie communicative réjouissante. Elle le dit, elle croit fortement en l’être humain et ça transperce ses chorégraphies, qu’elle en soit la créatrice ou l’interprète.

Et c’est un vrai moment de communion lorsque les participant-e-s de son atelier, donné durant la semaine, montent sur scène et envahissent le plateau, démontrant l’aspect participatif et inclusif de l’esprit du hip-hop dont se nourrit Sandrine Lescourant qui parle régulièrement du côté fédérateur de cette culture. 

ENTRE VIOLENCES ET ESPOIR

Le 31 janvier, au CCNRB, elle incarnait un panel de personnages qu’elle résume ainsi : « Je fais beaucoup le côté fragile du mec qui a pas encore confiance et qui pense que c’est par la violence et l’agressivité qu’il va trouver sa liberté. »

Cette pièce, c’est Hope Hunt, créée et dansée par la chorégraphe nord-irlandaise Oona Doherty, et pour la deuxième fois, Sandrine Lescourant campe le rôle du multiple protagoniste. Ce n’est pas vraiment une reprise de rôle, ce serait plutôt une sorte d’adaptation, façonnée par les deux artistes.

Dans les deux tableaux, c’est une danse de l’impuissance et de la virilité, comme l’annonce le programme. De son côté, Oona Doherty a puisé dans les mots et les attitudes corporelles des jeunes exclus de Belfast pour en révéler plusieurs stéréotypes de masculinité.

Elle tend ensuite à proposer un renouveau, atteindre une rédemption. Le travail de Sandrine Lescourant n’a pas simplement été d’apprendre une chorégraphie et de se l’approprier, il a également été de transcender l’histoire de par son histoire à elle, de par le contexte dans lequel elle évolue.

« Je suis seule au plateau mais je ne me sens pas seule du tout. Il faut dépasser le solo et incarner toutes ces personnes, ces violences de la rue, ces situations vécues par les plus démunis. Ça s’est fait rapidement, j’ai appris le rôle en 3 jours. Ça a été une très belle rencontre avec Oona, c’est une chorégraphe très engagée et très investie qui m’a nourrie de ses images et avec qui on a échangé à partir de mes images, de mes influences. Ça a fait grandir en moi une lumière, l’universalité de nos engagements. Je me considère comme un vecteur pour faire apparaître tous les personnages et sublimer la beauté de leurs fragilités. J’ai de l’amour pour ces gens-là, surtout que j’en connais beaucoup. J’ai donc puisé dans ce que j’aime, dans ce que j’ai pu traverser, sans me laisser ensevelir par ce sac d’émotions et d’inspirations. », développe-t-elle.

Cet après-midi là, entourée de Lise Marie Barry, régisseuse lumières qui la guide dans ses placements, et de Joss Carter, son binôme au démarrage du spectacle qui l’accompagne dans ses intentions et ses attitudes masculines lorsqu’elle est encore « too girly », elle engage tout son être pour atteindre les états de corps et de psyché nécessaires à cette incroyable performance qui nous frappe de son intensité.

Elle dégage l’espoir qu’elle prône, elle nous donne envie de chialer et de rire en même temps, et surtout elle nous donne envie de tendre la main. Que ce soit dans Acoustique ou Hope Hunt. « Danser pour transcender sa vie, ses conditions de vie, en terme d’énergie et de partage, c’est hyper fort ! Faire partie de la culture hip-hop, c’est déjà être engagé-e, c’est un acte social en lui-même. Et à partir du moment où on pose nos yeux sur ce qui nous intéresse, ça prend de l’ampleur. Alors, en hip-hop, il y a aussi des propositions plus légères mais pour ma part, l’engagement est quand même ce qui m’anime. C’est essentiel. Et plus je m’intéresse à tout ça, plus j’ai l’impression que la plupart des propositions sont engagées. », conclut la danseuse et chorégraphe. 

LA SORORITÉ, SUR ET EN DEHORS DU PLATEAU

Le trio de Mon âme pour un baiser, réuni par le chorégraphe Bernardo Montet et présenté au Triangle le 11 février, élargit l’horizon et la réflexion dans une danse qui mêlent violences des vécus, émancipation par le récit corporel et énoncé et puissance de la sororité. Les trois danseuses sont engagées corps et âmes dans leurs mouvements.

On sort ici du hip-hop pour s’approcher de la danse contemporaine. Ou plutôt d’une danse hybride qui ne répond plus à des codes normatifs. Seulement à un propos intérieur et intime que les danseuses choisissent de mettre en partage. Nadia Beugré par exemple ne définit pas sa danse, par volonté de ne pas se cloisonner.

Isabela Fernandes Santana a entrepris des études chorégraphiques et a collaboré avec des chorégraphes dans le champ de la danse contemporaine, mais ne définit pas pour autant sa danse non plus. Suzie Babin, elle, se dit danseuse, mettant tout son être au service de ce qu’elle relate sur le plateau. 

« J’aime ce côté interprète, il y a une liberté d’être et de décloisonner. La pièce m’a aidée et les filles aussi. Je me sens vecteur de quelque chose. C’est le côté psychologique de la danse. A l’école, je ne savais pas ce que j’étais. J’ai fait jazz et contemporain et puis maintenant j’évolue. », dit-elle.

Pour élaborer cette pièce chorégraphique, le trio a dû se plonger dans leur intimité, comme l’explique Isabela Fernandes Santana : « Cette matière fonde notre travail et on avait besoin de cet endroit très intime pour aller au-delà et déconstruire. Qu’est-ce que c’est qu’être ces trois personnes et avancer ensemble, trouver des solutions aux conflits, etc. Il y a trois corps différents entre eux, comment être interprètes ensemble, avec Bernardo qui travaille comme s’il était le réalisateur d’un documentaire ? Nous sommes les sujets de ce documentaire et c’est intéressant. »

Nadia Beugré est traversée par le portrait de la Vierge à travers les sociétés et les époques. Isabela Fernandes Santana est traversée par le portrait du leader du peuple autochtone brésilien krenak. Et Suzie Babin est traversée par le portrait d’un frère qu’elle aurait eu.

« Nous sommes trois femmes différentes, trois femmes qui vivons le fait d’être femme de façon différente. Le Brésil est un des pays qui tue et viole le plus de femmes au monde. Quand tu grandis en tant que femme dans ce contexte, faut toujours être attentive. J’ai eu tout un entrainement pour me protéger. Il y a un poids et un pouvoir sur le corps des femmes. Tu ne peux jamais lâcher, tu dois toujours cacher. C’est très libérateur de pouvoir être à l’aise avec elles deux. On peut toucher dans des endroits parfois intimes sans sentir le danger et sans avoir peur d’être sensuelles. », indique Isabela, rejointe par Suzie :

« Je suis une femme mais je ne revendiquais pas le côté artiste femme. C’est pas ce qui était important. On peut prendre part de sa part masculine et c’est d’autant plus valorisant. J’étais complexée par ça et aujourd’hui, je ne me définis pas garçon manqué, je me définis femme. »

Nadia, elle, se définit « comme un être tout d’abord. » Ce qui prime, c’est le fait de s’exprimer :

« Nos frustrations, nos désirs, il faut dire ce qu’on pense, on a le droit de parler d’orgasme, on a le droit d’être maladroit. Sans être jugé-e-s. Il y a urgence de dire car ce monde est en danger. Urgence de dire qu’on n’a plus peur. »

Au sein de cette pièce, de nombreux sujets sont abordés de front ou non. De par leurs propos, leurs gestuelles, leurs êtres, ce qu’elles sont, ce qu’elles dégagent, ce qu’elles interprètent, on voit poindre des corps blancs, des corps racisés, des corps musclés, des corps non épilés, des masculinités, des féminités, des sexualités, et puis les histoires s’affinent et les paroles nous envahissent :

« Il n’y aura pas de trêve, de soumission, de oui mais, de renoncement, de colère, de murmure, de territoire volé, de clitoris coupé. Il y a aura de la joie d’être là, d’être moi, de crier, de pleurer, de bouger le cul (…) de transgresser, de s’assumer, de piétiner, de se défoncer, de prendre du plaisir, d’être fou, de danser. »

Et dans les mots et les corps des danseuses résonnent des multitudes de violences sexistes, sexuelles, racistes et colonialistes. Elles déconstruisent les mythes et tissent les liens d’une sororité libératrice et émancipatrice. Autant sur le plateau qu’en dehors de la scène. Partant d’histoires personnelles, fictives ou non, contemporaines ou non, elles dénoncent les conditions des femmes et se libèrent des carcans en osant exprimer ce qu’elles sont individuellement et ce qu’elles représentent dans le collectif.

C’est souvent là la portée de l’art en général. Véhiculer des messages forts, reflets de la société qu’il vient mettre en exergue pour la critiquer et/ou la transcender. « En tant qu’artiste constamment en mouvement, on ne peut pas arriver sur le plateau pour dire que tout va bien. Dansons les maux ! », réagit Nadia Beugré.

CONSTRUIRE À PARTIR DE L’EXISTANT

Qu’elles revendiquent un engagement social ou non, elles expriment cependant toutes la même idée : la culture hip-hop prône l’affirmation de soi au sein d’un collectif qui ne cherche pas à nous conformer. On aime cette idée, même si on ne peut s’empêcher de penser que la notion d’appartenance à une culture est déjà en soi une forme de conformité.

Toutefois, sur scène, on voit effectivement se mouvoir des corps dont les gestuelles divergent sans pour autant s’opposer. Elles cohabitent et vont même plus loin - et c’est là le propos des diverses propositions auxquelles nous avons assisté – en cherchant à construire ensemble, non pas dans le compromis qui pourrait s’apparenter à l’élaboration d’une norme, mais à partir de ce que chacun-e est et comment iel l’exprime. C’est brut et c’est puissant.

Peut-être utopique en l’état actuel de la société telle que nous la subissons mais elle a au moins le mérite de transcender notre réalité pour la rendre meilleure, sans être si inaccessible que ça. Elle nous montre que chacun-e a des spécificités et des spécialités. Et que l’on peut en tirer de nombreuses richesses, dans le respect et la reconnaissance de celles-ci et non pas dans l’imitation et dans l’appropriation.

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L'engagement dans la danse hip-hop
Exprimer qui on est, sans se conformer
La danse au cinéma

Célian Ramis

Dans les coulisses d'une création (3)

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Lou(ps), une version du Petit Chaperon Rouge, présentant une vision plus écoféministe et moins ethnocentrée du conte, qui s’adapte à l’intimité des scènes des centres culturels mais aussi à la large visibilité de l’espace public.
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Le 10 mai dernier, la compagnie de danse afrocontemporaine Erébé Kouliballets dévoilait pour la première fois à l’Antichambre de Mordelles la création travaillée cette année, Lou(ps). Une version du Petit Chaperon Rouge, présentant une vision plus écoféministe et moins ethnocentrée du conte, qui s’adapte à l’intimité des scènes des centres culturels mais aussi à la large visibilité de l’espace public. 

Elles sont badass les femmes engagées dans ce projet. Et rendent chaque personnage de la pièce badass. De la forêt aux musicien-ne-s, l’ensemble pensé et créé par la compagnie Erébé Kouliballets, qui mêle artistes amateur-e-s et professionnel-le-s, modernise et valorise les propos d’un conte qui s’appuie ici sur l’apprentissage, la transmission, la sororité et l’empowerment.

Et la compagnie ne se contente pas de casser les codes du message moralisateur digne de Perrault ou des frères Grimm, elle s’affranchit, comme à son habitude, de la forme fixe du spectacle traditionnel. Tout est adaptable. Le duo peut devenir un solo, le quatuor peut être présenté en déambulation, la création peut être dansée sur une scène, en pleine nature ou dans la rue.

Le soir du 10 mai, à Mordelles, les lumières rouges révèlent davantage l’animalité, la sensualité et la sexualité du loup et du petit chaperon rouge, lors de leurs interactions comme à l’occasion de leurs passages individuels, tandis que la lumière naturelle du jour et le décor urbain du métro Triangle le soir du 7 juin (lors du festival Tout à coup, organisé par la compagnie Erébé Kouliballets) mettent en relief la combattivité et la puissance des protagonistes.

Mais ce qui ressort à chaque représentation, c’est le lien, l’importance du lien, entre tous les éléments qui constituent la création. Il y a de la confrontation, de la légèreté, de la candeur, de la sagesse, de l’inconnu, de l’inquiétant. Il y a de l’innocence, de la curiosité, de l’agressivité, de la tendresse, de la violence, de la fraicheur. Jusqu’à l’étincelle.

Une étincelle qui crépite au début, tantôt timide, tantôt téméraire. Une flamme en devenir. Parce que ce petit chaperon rouge, muni de sa fougue et de sa naïveté explore son environnement dans les moindres recoins. Elle s’émerveille de ce qui l’entoure, touche, renifle, écoute. Elle s’enthousiasme, dans la forêt, ignorant les dangers, ignorant la menace.

La rencontre avec le loup est une occasion supplémentaire dans son exploration du monde et du quotidien. Amusée, stimulée, excitée, elle se jette dans la gueule du loup sans mesurer la réalité, n’écoutant que son propre instinct, vierge de tous vécus traumatisants en matière de relation et de consentement.

Dans Lou(ps), les femmes n’empêchent pas la jeune fille de découvrir et de vivre sa vie. Pas de mises en garde patriarcales soi-disant destinées à protéger les filles de la menace du prédateur. Dans Lou(ps), la transmission de l’expérience et de la sagesse et la sororité prévalent sur l’éducation par la peur qui favorise l’intégration des assignations et des injonctions. 

La rencontre suivante les conduira à l’affrontement. D’un côté, un loup dans la démonstration de son pouvoir et dans la domination. De l’autre, un petit chaperon rouge grandi, déterminé et accompagné de la force des femmes. Une fois débarrassée du loup, l’adolescente peut enfin se libérer et déployer ses ailes pour embrasser sa puissance et son émancipation.

La création, articulée autour d’un solo, d’un quatuor et d’un duo ainsi que d’un ensemble instrumental alliant percussions, cuivres et instruments à vent, donne à repenser notre manière d’envisager le monde, les rapports hommes-femmes mais aussi les rapports entre femmes, sans oublier les rapports que nous entretenons avec la Nature, que l’on juge souvent à tort extérieur à nos quotidiens.

Face à nous se dévoile l’énergie de la combattivité alliée à la fraicheur de la jeunesse. Le message est fort et libérateur, vecteur d’affranchissement. Dans toute sa globalité. La personnalité des danseuses infuse à l’intérieur des personnages et transparait, pour donner encore plus de relief aux propos. Elles sont guerrières.

Elles ne se démontent pas quand sur le parvis du métro Triangle, une bande de jeunes garçons, visiblement de retour de l’entrainement de foot, passent à côté d’elles en rigolant. Elles ne vacillent pas sous la pression du regard insistant des hommes, placés en hauteur. Un symbole fort et intéressant à observer. Elles ne se déconcentrent pas quand les jeunes filles pouffent d’un rire gêné, apparemment mal à l’aise face à la mise en corps assumée des danseuses.

Elles réussissent même à capter l’attention et la concentration de la bande de footballeurs qui après avoir échangé quelques passes à l’intérieur de la station, est complètement happée par la création chorégraphique qui défile sous leurs yeux. L’instant est joyeux, le succès du pari savoureux.

Les danseuses de Lou(ps) ont pris l’espace et ont démontré que les femmes peuvent être puissantes dans l’espace public. Que les femmes peuvent être combattives. Que les femmes peuvent être animales. Que les femmes peuvent être légères, inquiétantes, tendres, solidaires, déterminées, à la fois ancrées dans la terre et attirées par les airs. Elles peuvent être complexes, plurielles, traversées, submergées, investies de désirs et envies, passeuses d’histoires et de connaissances. 

Elles racontent la même histoire, celle du Petit chaperon rouge, mais se l’approprient chacune à leur manière. Ensemble, elles proposent une vision féministe dans laquelle humains et nature forment un tout et non des entités opposables et hiérarchisables. Une vision qui prend en compte également les cultures dans leur diversité, nous éloignant des propos manichéens et ethnocentrés du conte moralisateur que l’on connaît depuis l’enfance.

On assiste ici à une libération totale du petit chaperon rouge, qui n’a plus rien d’une enfant, ni même d’une femme emprisonnée dans les carcans de son sexe et de son genre. C’est explosif et électrique. Percutant.

Célian Ramis

À Rennes, toutes avec les Bleues !

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Roazhon Park
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Près de 30 000 personnes étaient au Roazhon Park lundi 17 juin pour encourager et acclamer les Bleues. L’occasion de réaliser le premier volet de notre série sur la Coupe du Monde de Football, organisée en France du 7 juin au 7 juillet : les supportrices.
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Près de 30 000 personnes étaient au Roazhon Park lundi 17 juin pour encourager et acclamer les Bleues qui ont remporté la victoire, non sans difficulté, face au Nigéria (1 – 0), leur permettant ainsi de se qualifier officiellement pour les 8ede finale. L’occasion de réaliser le premier volet de notre série sur la Coupe du Monde de Football, organisée en France du 7 juin au 7 juillet : les supportrices.

« C’est la Coupe du Monde et ce sont des femmes qui jouent ! Je dis enfin !!! », s’exclame Clémence, 25 ans. Aux alentours de 19h45, elle se dirige vers le stade, en passant par le mail François Mitterand et le village des animations de la Fifa.

À quelques mètres de là, dans la fan zone, le Roazone Crew, un collectif rennais de jeunes danseuses-seurs hip hop et breakdance, a revêtit les maillots de l’équipe de France et présente - devant le public, la secrétaire générale de la fifa Fatma Samoura, la ministre des Sports Roxana Maracineanu et la maire de Rennes Nathalie Appéré – un extrait de son savoir-faire, délivrant une partie de l’étendue de son potentiel. Et ça envoie.

Clémence a déjà vu l’équipe de France jouer contre la Grèce en 2016 au Roahzon Park - un match qui avait battu le record d’affluence – et a assisté également au match Allemagne / Chine le 15 juin dernier, à l’occasion de la Coupe du monde :

« J’aime l’ambiance dans les tribunes, le fait qu’on chante tous ensemble des hymnes, etc. Et puis, c’est une fierté que la ville de Rennes accueille des matchs de la Coupe du Monde, c’est un sacré événement ! »

Elle est accompagnée de Marjorie, 33 ans, en accord avec ses propos. Ça fait 21 ans qu’elle s’engage en tant que bénévole dans le milieu du football. La victoire de 98 a provoqué en elle un déclic. Depuis, elle ne lâche plus et aime regarder la discipline, pratiquée par les hommes comme par les femmes.

« Techniquement, elles sont très bonnes. Vraiment, les femmes ont leur place dans le foot ! Les gens aiment regarder les footballeuses jouer parce qu’elles sont douées. Même si c’est un long parcours, je suis certaine que ça va faire venir des filles au foot. », s’enthousiasme-t-elle. 

Pareil pour Clémence qui voit dans cette Coupe du Monde l’occasion d’un impact positif et constructif sur l’égalité entre les femmes et les hommes.

« Le regard va changer sur les femmes. Je pense qu’un événement comme celui-là participe à l’évolution des mentalités sur la place des femmes dans la société. On ne reste plus à la maison à s’occuper des enfants… Il y a encore beaucoup à faire mais cette Coupe du Monde reflète l’évolution des mentalités. »
conclut la jeune femme, aux couleurs tricolores.

Vers 20h, le bagad s’élance dans une marche pour les Bleues, en direction de la route de Lorient, en passant le long de la Vilaine. Sur le chemin, on croise Gabrielle, 24 ans, et Laura, 28 ans, ferventes supportrices du football.

« On vient très souvent voir des matchs. Que ce soit pour la ligue 1, l’Europa League, etc. Et c’est la première fois qu’on va voir les femmes jouer ! C’est une fierté d’avoir un événement comme celui-là dans la ville de Rennes ! », s’exclament-elles. 

Elles ont déjà regardé les Bleues à la télé et pointent une meilleure visibilité de leurs matchs désormais mieux diffusés. Sans oublier la publicité qui commence à compter sur l’image des footballeuses !

Les deux amies, sur le trajet, discutent de la féminisation du football, de l’engouement suscité cette année et qui l’équipe de France devra affronter après le match du 17 juin. Les Etats-Unis, certainement… « Ça fait peur, c’est pas une très bonne nouvelle mais bon, on va le faire et puis comme ça, ce sera fait ! », rigole Laura, parée du drapeau français et d’un t-shirt tagué « #meufdefoot », lancé par Emilie Ros sur Twitter. 

Elle aime la ferveur que procure ce sport au sein du stade et le rassemblement que cela provoque : « Je vois plein de familles venir ! Et au-delà de l’image que ça donne du foot, il y a le rassemblement et la bonne humeur ! C’est cool ! »

Pour Gabrielle, même topo :

« On peut chanter, on peut crier. C’est vachement bien ce qui se passe autour des filles. C’est une très bonne équipe ! »

Enjouées, elles – qui ont pris leurs places plusieurs mois en avance - se préparent à faire la fête durant le spectacle qui finira par offrir la victoire aux Bleues.

À l’entrée du stade, devant la tribune Vilaine, on rencontre Sonia, 40 ans, venue d’Angers pour assister au match avec son frère qui vit à Rennes et des ami-e-s. Elle joue au football, en équipe féminine, depuis qu’elle est toute petite.

« J’ai toujours baigné dans le foot. J’aime l’ambiance, l’esprit d’équipe. Mes enfants aussi jouent au foot. », souligne-t-elle. 

Sa première fois au Roazhon Park, c’est aussi sa première fois face à des joueuses professionnelles : « Je les regarde à la télé, c’est une très bonne équipe, avec de très bonnes joueuses. Dommage qu’elles ne soient pas assez diffusées à la télé ! »

Il est 21h, le coup d’envoi retentit. Le Stade de la capitale bretonne affiche complet et arbore fièrement les couleurs tricolores. Pendant plus d’une heure et demie, hymnes, applaudissements, encouragements des joueuses – en particulièrement pour Eugénie Le Sommer, même bien avant son entrée en deuxième période – s’enchainent.

Les difficultés aussi et les Bleues, bien que dominantes durant la majorité du jeu, ont bien du mal à percer la défense nigériane et les filets de la gardienne Chiamaka Nnadozie. Il faudra alors compter, après un premier penalty manqué par la talentueuse Wendie Renard, sur la VAR (vidéo) et le nouveau règlement de la Fifa quant au positionnement des pieds sur la ligne de la cage, pour que la défenseuse française tire à nouveau le penalty, qui place l’équipe de France première de son groupe, direction les 8ede finale. 

Si le Roazhon Park n’a pas vu ce soir-là le plus beau match de la Coupe du Monde (et heureusement…), il a encore regroupé des milliers de femmes, d’hommes, de filles et de garçons dans les tribunes, tou-te-s bien enclin-e-s à encourager les Bleues et par moment à les tacler d’un « Allez les filles, c’est le bordel là ».

La ferveur nous a emporté, nous aussi, au sein de la rédaction. Mais ne nous a empêché de constater que malgré l’engouement, les joueuses sont acclamées par leurs prénoms, a contrario des joueurs qui eux sont sollicités par leurs noms de famille. Comme quoi, tout n’est pas encore gagné et la vigilance doit être de mise. Le sexisme se logeant également et principalement dans les détails que l’on voudrait penser pas importants, pas prioritaires.

  • D’autres femmes, professionnel-le-s du foot, décrypteront les avancées et les freins à l’égalité entre les femmes et les hommes, dans notre série sur la Coupe du Monde de Football. Et c’est à Rennes que ça se passe !

 

 

Célian Ramis

"Si on n'y regarde pas de très près, on tombe dans des programmations inégalitaires"

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Musée des Beaux Arts, Rennes
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Quelle est la place des femmes dans le spectacle vivant et les arts visuels en Bretagne ? Le 16 mai, HF Bretagne faisait le point sur les freins, les stéréotypes genrés et les solutions.
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Le 16 mai, à 17h, la salle de conférence du musée des Beaux Arts de Rennes est pleine à craquer. Des élu-e-s, des responsables artistiques, des directeurs de salles de spectacles, des artistes, des militant-e-s et des curieu-ses répondent présent-e-s à l’invitation d’HF Bretagne qui présente ce jour-là l’édition 2019 de son diagnostic chiffré concernant la place des femmes dans le spectacle vivant et les arts visuels en Bretagne. 

C’est un travail colossal que réalise les membres d’HF qui, tous les deux ans, publient un état des lieux alarmant sur la place des femmes dans le secteur des arts et de la culture. Dès la première page de la plaquette, on frémit. Les femmes sont majoritaires sur les bancs des écoles d’art puis « elles deviennent moins actives, moins payées, moins aidées, moins programmées, moins récompensées, et enfin moins en situation de responsabilité que leurs homologues masculins. »

Et pour bien mettre en perspective ce constat, les chiffres abondent : les femmes représentent aujourd’hui 60% des étudiant-e-s, 40% des artistes actif-ves, 20% des artistes aidé-e-s par des fonds publics, 20% des dirigeant-e-s, 20% des artistes programmé-e-s, 10% des artistes récompensé-e-s. Et « à poste égale et compétences égales, une femme artiste gagne en moyenne 18% de moins qu’un homme ». 

L’IMPORTANCE DE LA VEILLE STATISTIQUE SEXUÉE

La veille statistique sexuée permet donc de repérer les inégalités entre les femmes et les hommes mais aussi et surtout participe à la prise de conscience. L’enjeu d’HF Bretagne étant de faire comprendre à chacun-e que tout le monde est concerné et que chacun-e à son échelle peut agir en faveur de l’égalité.

Le travail colossal de collectes des données a été effectué par Yulizh Bouillard, avec la participation de plusieurs militantes bénévoles de la structure et s’appuie sur la programmation ainsi que sur les informations délivrées sur les sites internet des établissements de culture (toutes les informations sur la méthodologie sont à lire dans la plaquette).

« Compter, on le fait depuis l’origine d’HF Bretagne. Même nous, conscient-e-s des inégalités, on ne se rendait pas compte à ce point de la situation. C’est salutaire d’avoir les chiffres. Et d’avoir les chiffres les plus précis possibles en région. Ça permet d’observer les évolutions timides, mais aussi positives quelques fois, et d’identifier les freins, les endroits de blocage, etc. », explique Laurie Hagimont, coordinatrice d’HF Bretagne. 

C’est lors de la première restitution de l’étude chiffrée d’HF Bretagne qu’Odile Baudoux, chargée de coordination et de programmation au Triangle, a réalisé l’importance des inégalités. Elle tient le même discours que Laurie Hagimont :

« Je savais qu’il y en avait mais pas à ce point ! Je me suis donc interrogée et la programmation du Triangle n’était pas égalitaire, ni comptabilisée d’ailleurs. À partir de là, j’ai décidé de faire quelque chose à mon échelle. Pour construire une programmation égalitaire, il n’y pas de hasard ni de magie, il n’y a que du volontarisme à avoir. Il faut compter, sinon on a toujours l’impression que ça va. »

Elle l’avoue aisément :

« Si on n’y regarde pas de très près, on peut tomber rapidement dans des programmations inégalitaires. »

Ainsi sa démarche est passée de la prise de conscience à l’action concrète, en passant par la remise en question et la mise en place de moyens tel que l’ajout d’une case « Hommes / Femmes » dans son tableau Excel.

« C’est une nécessité et une réalité. Alors oui, parfois au détriment d’un homme que j’aimerais programmer, je fais pencher la balance vers une femme que j’ai aussi envie de programmer. Pour atteindre l’équilibre. », souligne Odile Baudoux. 

LE VOLONTARISME DOIT ÊTRE COLLECTIF

À celles et ceux qui, interrogé-e-s sur leurs programmations inégalitaires d’année en année, rétorquent que le sexe n’est pas un critère, la programmatrice du Triangle est du genre à les inciter à « aller voir davantage d’artistes femmes », même si cela implique « d’aller un peu plus loin et de prendre du temps. »

De par ce conseil avisé, elle soulève implicitement plusieurs facteurs de freins. D’un côté, l’invisibilisation des femmes artistes et le sentiment d’illégitimité à être sur la scène, à la direction d’un projet artistique ou d’une salle, en raison du manque de représentativité perçue dès l’enfance. D’un autre, le manque de démarche volontaire de la part des programmateurs-trices feignant ignorer le système inégalitaire du secteur de la culture.

Attentive à la question de la parité – qui ainsi révèle que les femmes ont autant de talents que les hommes et que ces dernières peuvent s’orienter vers toutes les disciplines, une fois passée la barrière du genre et de la représentation genrée – Odile Baudoux regrette néanmoins que la saison prochaine soit moins équilibrée :

« Sur la programmation de l’année prochaine, on est plus sur du 60 – 40. Il y a des raisons conjoncturelles à ça : des questions d’agenda, de partenariat, etc. Parce que je ne suis pas toute seule à décider et à bâtir cette programmation. On n’y arrive pas toute seule si tout le monde ne décide pas de mettre l’égalité au centre des priorités. C’est tous et toutes ensemble qu’il faut le faire. »

Tous et toutes ensemble. Pour éviter de reproduire de saison en saison le cercle vicieux de la majorité masculine. Si depuis 2014, la part des femmes responsables artistiques programmées en Bretagne est passée de 17% à 22%, l’évolution est lente et timide. Cette part représente 34% dans les structures labellisées par l’Etat (hors musiques actuelles) et 16,6% dans les lieux de musiques actuelles. Et atteint seulement les 11% dans les musiques classiques.

« On va mettre en place le comptage dans les actions culturelles », s’engage Béatrice Macé, co-fondatrice et co-directrice de l’Association TransMusicales.

« Comme à chaque fois que HF nous pose la question, je n’ai pas les chiffres concernant la place des filles sur les actions culturelles. Mais comme à chaque fois, on s’engage à répondre l’année suivante. »

L’IMPACT DES ACTIONS CULTURELLES

Depuis 3 ans, HF Bretagne et l’ATM travaillent en partenariat à l’occasion des TransMusicales. Chaque année, une table-ronde, intitulée « Les femmes haussent le son ! : elles sont (presque) là », est organisée autour de la place des femmes dans les musiques actuelles démontrant le manque d’égalité dans ce secteur et valorisant les initiatives et les discours d’empowerment.

« Au cours de nos actions culturelles avec des classes d’école primaire ou de centres de loisirs, on n’a jamais remarqué de répartition genrée dans les postes qu’ils se donnent. Quand on les a laissé choisir librement les missions, un gars et une fille se sont mis à la technique, un gars et une fille à la prévention et les autres filles à l’accueil des artistes, la billetterie, la communication, etc. On constate qu’à ce moment-là, ils n’ont pas encore de représentation genrée et qu’ils s’imaginent, filles comme garçons, de partout, à tous les postes, etc. Et c’est vraiment notre objectif de leur ouvrir les portes ! », souligne Marine Molard, responsable des actions culturelles au sein de l’ATM. 

Pourtant, elle ne peut que constater que dans la diversité des propositions, l’équilibre est rompu malgré une co-direction paritaire et un pourcentage de 100% de femmes aux postes à responsabilités dans la structure, la technique est assurée par 99% d’hommes et la programmation établie par 100% d’hommes.

Et dans les groupes que les enfants découvrent et rencontrent, les femmes occupent quasi systématiquement le poste de chanteuse.

« S’ils ne voient que des batteurs par exemple, ils vont penser que c’est un instrument pour les hommes. Sans intention de notre part, on a ce risque de créer des stéréotypes à travers nos actions culturelles. »
conclut Marine Molard.

Une attention particulière doit donc être portée en parallèle d’une remise en question de la construction de la programmation qui doit être davantage égalitaire et diversifiée. On en revient à la nécessité du comptage. Pour prendre conscience des inégalités et tendre vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes.

PROGRAMMER DES FEMMES, C’EST POSSIBLE !

Jean Roch Bouillier, directeur du musée des Beaux Arts de Rennes, se souvient que dans les années 1990 et 2000 avec l’émergence des gender studies, les débats autour du comptage étaient houleux. Le déclic pour lui, c’est l’exposition Elles, présentée au centre Georges Pompidou entre mai 2009 et février 2011, qui a réuni 350 œuvres de 150 artistes (femmes, faut-il le préciser…) du début du XXe siècle à nos jours. 

« C’est un grand moment de bascule. L’exposition a montré que c’était possible de programmer des femmes. De nombreux musées ont engagé une réflexion sur la place des femmes dans les programmations et dans les expositions. On travaille sur ce sujet depuis 4 ans au musée des Beaux Arts de Rennes et cela aboutira à une grande exposition, dès le 29 juin, intituléeCréatrices, l’émancipation par l’art. », s’enthousiasm-t-il, précisant : 

« Ce n’est pas juste un coup d’une fois, c’est le fruit d’un travail et d’une réflexion. Ce musée a plusieurs fois était dirigé par des femmes et compte un nombre important de femmes artistes. »

Depuis plus de 10 ans, les femmes représentent entre 63 et 65% des étudiant-e-s des écoles supérieures d’art en France, nous indique la plaquette réalisée par HF Bretagne. Toutefois, les artistes exposé-e-s sont 67% d’hommes et 33% de femmes. Et on remarque que les femmes exposées le sont souvent moins longtemps que leurs homologues masculins et plus souvent dans des expositions collectives.

Prendre conscience des inégalités est une étape. Comprendre les freins et les blocages, en est encore une autre. Agir concrètement à l’égalité entre les femmes et les hommes et participer au maintient de l’équilibre, encore une autre. Le travail est colossal, la rigueur doit être de mise. Mais pas seulement : le plaisir aussi, comme le souligne Laurie Hagimont :

« Nous avons beaucoup de plaisir à travailler sur ces questions-là ! »

PASSER À L’ACTION

Questionner, interpeler, se remettre en question, réorganiser et agir ne doivent pas être vécus comme une contrainte mais sont aujourd’hui indispensables à la mise en place d’un système affranchi des assignations de genre et du manque de représentativité. Et tout le monde a un rôle à jouer, à son échelle. C’est le sujet du dernier chapitre de la plaquette « Et maintenant, que fait-on ? » et de l’échange qui suit la présentation, ce jeudi 16 mai.

L’égalité n’est pas une affaire de femmes, les deux sexes étant enfermés dans des stéréotypes de genre (l’un bénéficiant de privilèges qu’il est urgent d’identifier et de questionner afin de rebattre les cartes). Education non genrée et transmission d’un héritage riche débarrassé de l’hégémonie masculine, blanche, hétéro et occidentale sont des outils essentiels dont il faut se munir.

« Il est important de s’asseoir sur notre héritage qu’est le matrimoine. C’est important pour affirmer notre légitimité, notre position en tant qu’artiste. » 
précise à juste titre HF Bretagne

La structure propose alors des événements tout au long de l’année afin de valoriser ce matrimoine, de réfléchir ensemble à la question et accompagne également celles et ceux qui souhaitent agir.

Dans les pistes concrètes qu’elle présente en fin de plaquette, collectivités et financeurs publics, écoles d’art, responsables de lieux culturels, artistes et compagnies, et médias peuvent déjà piocher dans des idées a priori simples mais souvent mises de côté.

ADOPTER DES RÉFLEXES

Les médias sont par exemple invités à donner aux femmes une visibilité et un nom, à s’appuyer sur le guide de communication sans stéréotype de sexe du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes pour écrire ou encore à se former à la méthodologie de comptage pour être en capacité de vérifier les informations.

Les collectivités et financeurs publics à mettre en place une analyse de la répartition de l’argent public pour apporter des mesures correctives en faveur de la parité et à mettre en valeur notre héritage culturel dans sa globalité (le patrimoine ET le matrimoine).

Les écoles d’art à enseigner une histoire mixte des arts et valoriser les créatrices du passé, à veiller à la parité dans les équipes pédagogiques et à encourager la prise de parole sur les violences sexistes et sexuelles.

Les responsables de lieux culturels à se former, comme les médias, à la méthodologie de comptage, à veiller à une meilleure représentation des femmes dans les expositions et sur scène et à distribuer les moyens de co-production et de résidence de façon paritaire.

Les artistes et compagnies à explorer le matrimoine de leurs disciplines et à valoriser les personnes qui accompagnent leur travail et qui sont souvent des femmes (production, diffusion, administration, costumes…).

D’autres pistes concrètes sont à découvrir dans la plaquette, sur le site d’HF Bretagne. « Qu’on arrête de se taire sur ce qui n’a pas lieu d’être ! », conclut la coordinatrice de la structure. Elle a raison. Qu’on arrête de se taire. 

 

L’AGENDA D’HF BRETAGNE : 

  • 6 juin dès 20h30 : la boum d’HF Bretagne aux Ateliers du Vent. 
  • Dès septembre : une pastille quotidienne sur le matrimoine sur les ondes des radios associatives de Bretagne, en partenariat avec la CORLAB.
  • Dimanche 15 septembre : « D’hier à aujourd’hui, quelle place pour les femmes dans la création artistique ? » Rencontre avec HF Bretagne dans le cadre de l’exposition Créatices, l’émancipationpar l’art au musée des Beaux Arts de Rennes. 
  • Dimanche 29 septembre : « Dangereuses autrices ? Histoire de la masculinisation de la langue » par Eliane Viennot dans le cadre du festival Dangereuses lectrices (les 28 et 29 septembre aux Ateliers du Vent). 
  • Mardi 8 octobre : « Le cinéma féministe dans les années 70 » par Hélène Fleckinger, dans le cadre des Mardis de l’égalité de Rennes 2. 
  • Novembre : « La fabrication de la valeur esthétique », conférence de Bérénice Hamidi-Kim (lieu à définir). 
  • Décembre : table ronde HF Bretgane aux TransMusicales. 

 

 

 

 

Célian Ramis

Danse : Puissance waack

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C’est une danse à découvrir le waacking, à observer et à tester. Elle peut être divertissante et légère mais aussi, forte d’une histoire pas terminée – les personnes LGBTIQ+ et les personnes racisées étant encore largement discriminées – politique et militante.
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Los Angeles. Bienvenue dans les années 70. Homosexuels afro-latinos, faites-vous discrets. Voire invisibles. Le mépris et les discriminations rodent encore, même si les premières gay prides apparaissent, les mentalités sont loin d’avoir évolué.

Dans les clubs, à l’abri des regards de celles et ceux qui voient en vous de la perversité, vous pourrez waacker à volonté. Ici, tout est permis. Sous les feux des projecteurs et les flashs des photographes ébahis, vous diffusez de la liberté, du glamour et de la sensualité. Vous dansez et vous êtes magnifiques !

Si on parle d’élégance à la française, on doit bien avouer malgré tout que le waacking n’est pas très répandu dans l’Hexagone. Pourtant, nous en avons des waackeuses d’excellence, dignes héritières de cette danse afro-américaine gay, inspirée par les stars du cinéma hollywoodien des années 50. Changement d’époque, changement de contexte, changement de pays, les ambassadrices d’aujourd’hui tendent à montrer que le waacking peut aussi rimer avec la francophonie. Rencontre avec Princess Madoki et le collectif dont elle fait partie, Ma Dame Paris, dont l’objectif est de faire connaître cette danse, la démocratiser, en montrant comment chacun-e peut se l’approprier, sans jamais en oublier son origine. 

« Le waackeur, il aime être beau, il aime être vu, il est le premier personnage du film, pas autre chose, on ne filme que lui. Mais y a un truc que je ne vous ai pas dit. Ça fait super mal au bras ! », rigole Josépha Madoki. Dimanche 10 mars, à partir de 16h, elle mène le Bal Waack sur la scène de L’Étage du Liberté, à Rennes.

Invitée par Le Triangle, elle est entourée de deux assistantes : Sonia Bel Hadj Brahim, membre du collectif Ma Dame Paris, et Viola Chiarini, fondatrice du collectif Mad(e) in Waack. Face à elles, une foule pailletée et strassée – avec modération – de femmes et d’hommes suspendu-e-s aux funky steps de Princess Madoki, qui décompose les pas, sans musique dans un premier temps. 

Elle avait raison, les douleurs se font ressentir rapidement, les mouvements de bras étant à la base de la danse : « C’est très important en waacking, la posture du corps. On est fier-e-s et on a la tête haute. La traduction de « waack », c’est « tu crains », et pour le dire, on fait un geste de la main, vous savez quand on lève la main en l’air et on envoie balader quelqu’un ?! À partir de là, on peut freestyler, s’amuser ! On va vous mettre un son et vous allez improviser sur le geste du jeté. » 

DRAMA, DRAMA, DRAMA…

Du disco et du funk pour les accompagner « et un peu de drama ». Parce que le waacking, c’est aussi basé sur le punking : « On raconte une histoire, on est un personnage de film, on rajoute du drama, de l’émotion, on en fait des caisses ! » Le public se prend facilement au jeu, entre dans la peau d’une grande vedette de cinéma digne des années 50 et jette les bras à la figure des voisin-e-s. Façon de parler, évidemment… Puis d’un personnage, on passe à un autre.

On apprend à manier le jeté mais aussi le rattrapé. On fait semblant de lancer des dés en l’air ou par terre, on freestyle avec des partenaires d’une chanson. « On adore se prendre pour des stars, nous, les waackeurs. Imaginez, vous êtes à Los Angeles, Hollywood. Vous tournez avec Dicaprio. Naturellement, il a le second rôle et vous avez le premier. Y a des caméras braquées vers vous, des photographes, vous êtes belles, vous êtes beaux. Vous êtes sur-e-s de vous. Vous prenez la pose de star, vous croisez les bras, vous jetez un regard de star… », détaille Princess Madoki, tout en simulant des attitudes de diva afin d’expliquer ce qu’est le posing

Derrière elle, s’affichent des photos de celles (et ceux) qui ont inspiré la communauté à l’initiative de cette danse : Greta Garbo, Audrey Hepburn, Fred Astaire ou encore Marilyn Monroe. De profil avec la jambe légèrement pliée, la tête droite, le menton levé et l’arrogance faussement naturelle, le sourire franc ou le regard rempli de sensualité, la grâce de ces célébrités est travaillée, façonnée, fabriquée et figée à jamais.

« À vous de créer vos propres poses », lance la meneuse avant de proposer de terminer en beauté par un soul train (couloir formé par les danseurs-seuses qui passent dedans deux par deux pour danser, encouragé-e-s par les autres participant-e-s), en référence à l’émission Soul train, diffusée aux Etats-Unis de 1971 à 2006. 

C’est grâce à ce show télévisé que le waacking a pu être mis en lumière, mais aussi grâce à des personnalités influentes de la soul comme Diana Ross. En un peu plus de deux heures, Josépha, Sonia et Viola font la démonstration du potentiel et de l’esprit développés par le waacking, sans pouvoir explorer tous les recoins de l’étendue de cette danse. 

AVANT DE WAACKER

Cette danse, elle ne la connaissait pas avant les années 2005/2006. Mais Josépha Madoki a toujours dansé. D’aussi loin que ses souvenirs remontent et d’après les dires de sa famille, dès qu’elle a pu, elle a dansé. Vers 8 ou 9 ans, elle prend ses premiers cours et montre un goût certain pour le mouvement. Dans son quartier, elle se forme au modern jazz et à la danse africaine.

« À 16/17 ans, j’ai découvert le hip hop, j’ai eu un coup de foudre. J’ai dit : c’est ça que je veux faire de ma vie. », se rappelle la danseuse qui a l’air de revivre instantanément ce déclic. À Lille, là où elle grandit, son professeur de danse souhaite créer une compagnie semi professionnelle et la faire monter sur scène pour les spectacles.

« Je voulais vraiment en faire mon métier et mes parents ont dit non. J’ai continué mes études de droit, ça faisait la fierté de mes parents. Mais la danse était plus forte. J’allais à l’université la semaine et je partais en tournée régionale le week-end. J’avais envie de bouger, j’avais envie d’être sur scène. J’ai voulu faire une école de danse à Paris qui forme au milieu du spectacle. Mes parents ont redit non. Mon père est très carré. Mais ce qu’il n’avait pas compris, c’est que ce n’était pas une question. », souligne Josépha qui va alors se démener pour trouver un travail et un logement dans la capitale. 

À la fin des vacances, elle prend sa valise et part faire ce qu’elle a envie de faire : « C’était un stress parce que mon père m’a dit « Si tu pars, tu ne reviens plus ». Il faut être déterminée dans son choix et sa volonté. J’étais certes la meilleure danseuse de la région mais à Paris, il fallait que je me fasse ma place. » 

Là encore, elle témoigne d’une grande volonté et d’une détermination d’acier. Et elle remercie ses parents de lui avoir mis la pression. « Sur une centaine d’auditions, tu en rates 80. Beaucoup de danseuses lâchent. Moi, la voix de mon père résonnait dans ma tête. À l’Académie internationale de danse, j’ai reçu une formation en danse contemporaine, danse classique, jazz, etc. », poursuit-elle, en précisant :

« Quand tu es une femme dans le milieu de la danse, tu dois être pluridisciplinaire. Cette formation m’a permis d’apprendre d’autres choses et de faire autre chose de mon corps. Je suis devenue danseuse professionnelle à ce moment-là. »

DE GRANDES COLLABORATIONS

Elle collabore avec des chorégraphes comme Marguerite M’Boulé et Ousmane Babson Sy – chorégraphe des talentueuses Paradoxsal et membre du Collectif Fair(e) qui dirige aujourd’hui le Centre Chorégraphique National de Rennes et de Bretagne – avec qui elle explore une gestuelle hip hop.

Mais aussi avec James Carles dans Danses et Continents Noirs, projet reprenant les répertoires des danseuses afro-américaines du début du XXe siècle ou encore, côté plus contemporain, avec Sylvain Groud dans Elles, pièce chorégraphique pour cinq danseuses hip hop.

Plusieurs années et une multitude d’expériences plus tard, Josépha Madoki monte son propre solo, Mes mots sont tes maux, dans lequel elle dresse le portrait des femmes meurtries dans leur chair à cause de l’excision subie et contrainte et dénonce ici cette pratique, les douleurs physiques et les souffrances de l’âme infligées.

Entre temps, elle a décroché un gros contrat dans la comédie musicale Kirikou et Karaba, mise en scène et chorégraphiée par Wayne Mc Gregor. Trois mois au Casino de Paris, trois ans de tournée internationale :

« J’ai goûté à la scène tous les soirs, c’était super intense. J’ai invité mes parents. La scénographie était magnifique et c’était un très beau spectacle visuel. Leur vision a changé, ils ont vu la danse comme un vrai travail. Ils ont vu le côté professionnel. Ils ont vu qu’il n’y avait rien de dégradant. C’était ça, la peur qu’ils avaient. »

C’est là que son père va lui dire pour la première fois qu’elle danse comme son arrière-grand-mère. La meilleure danseuse de son village au Congo, pays natal de Josépha. Pour elle, ces propos font sens. Tout comme le fera la rencontre avec le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui qui en 2013 organise une audition à Londres pour son nouveau spectacle tiré de la pièce de théâtre d’Aimé Césaire Une saison au Congo.

Au-delà de l’enthousiasme provoqué par l’éventualité d’une collaboration avec ce professionnel qui la subjugue, elle explique qu’il s’agit là de sa propre histoire, celle de sa famille. Elle est prise et elle réitère l’expérience dans Babel, de ce même chorégraphe qui la fera également danser dans le clip de la chanson « Apeshit » de Beyonce et Jay-Z, tourné au Louvre. Elle est la seule danseuse française dans le groupe et se paye le luxe d’un solo de waacking devant La Joconde. 

RENCONTRE AVEC LE WAACKING

Depuis 2005, Josépha Madoki poursuit son rêve d’adolescente, en étant danseuse professionnelle. De battles hip hop en compagnies, de cours en chorégraphes pluridisciplinaires, elle fige son regard sur une danseuse japonaise qui pratique le waacking.

Cette danseuse, c’est Yoshie, une figure importante et renommée au Japon : « C’était trop beau, c’était trop bien ! Je ne savais pas ce que c’était mais je me suis renseignée sur elle et sur le waacking. » Nouvelle révélation pour la Lilloise qui aime apprendre et se nourrir de nouveautés.

Elle fait des stages à Paris, c’est la renaissance du waacking à cette époque mais en France, cette danse n’a jamais connu le grand essor. À cette époque également, Josépha doute de sa féminité.

« Je venais du hip hop, je n’avais pas encore exploré cette facette-là de moi. Et puis en 2012, je me suis lancée. Je suis allée à Los Angeles, à New York, rencontrer les waackeurs et je me suis aussi beaucoup entrainé toute seule. »
signale la danseuse qui fait encore une fois preuve de détermination dans sa volonté.

Une détermination qui l’emmène l’année suivante en Suède pour participer à Street Star, un des plus grands événements mondiaux. Elle se qualifie pour la demi finale où elle doit y affronter la célèbre Yoshie. Celle qui a fait que tout a commencé pour elle : « Elle m’a inspirée, j’étais trop contente de danser avec elle. Tu vois, je dis danser avec elle et pas contre elle. J’étais sure de perdre mais j’étais trop contente. Et j’ai tellement bien dansé que j’ai gagné. J’ai perdu ensuite mais pour moi, c’était incroyable ! »

Sa carrière prend son envol à cet instant précis. La vidéo de cette demi finale est vue par des centaines de milliers de personnes : « Les gens voulaient apprendre de moi, c’était fou ça pour moi ! » Son personnage, Princess Madoki, elle l’a créé en 2012 et en parle comme une espèce d’exutoire. Elle qui n’avait pas encore exploré sa féminité peut la pousser à son paroxysme dans le waacking.

Talons hauts, faux cils, des airs de diva, « on peut être une queen ou un king, tout est normal, tout le monde est perché dans son monde. » À la différence des battles hip hop dans lesquelles on performe, dans le waack, on s’interroge sur l’histoire que l’on raconte et on se donne « la possibilité de se réinventer ». 

À L’ORIGINE

L’histoire de cette danse part de cette essence-là. « Le waacking est né dans les années 70 et est venu de la communauté gay afro-américaine et latino à Los Angeles. C’était une communauté discriminée à qui on disait « tu n’as pas le droit d’être là, tu n’as pas le droit d’exister ». Mais ce monde-là du cinéma hollywoodien, ils avaient envie de le toucher eux aussi et l’ont reproduit dans les clubs en partant du principe qu’ici on peut être qui on veut être. Beaucoup de danses naissent de frustrations. Ces espaces qu’ils ont créés étaient des lieux d’échange et de liberté. C’est une social dance le waacking ! », se passionne Josépha.

Aujourd’hui, elle puise dans l’esprit initial de cette danse mais insiste sur le fait que l’époque a changé, ainsi que le contexte, « et surtout, ce n’est pas le même pays. » La démarche est différente mais elle a en commun ce besoin de liberté, cette envie de se réinventer.

« En France, de manière générale, il ne faut pas trop en faire et il ne faut pas en dire trop. Le waacking permet la réappropriation. », souligne la waackeuse. Cela signifie la réappropriation de son corps qui ne doit pas être définie par les diktats :

« En tant que femmes, que femmes noires, que femmes racisées, on en est constamment assaillies de diktats au niveau du corps. En waacking, on voit tous les types de corps et personne ne va se juger. Tous les corps sont beaux, toutes les poses sont belles. C’est un espace de liberté ! »

C’est certainement ce qui fait la réussite du Bal Waack. Si personne n’a poussé l’habillement à l’extravagance, les touches argentées et pailletées ornent les hauts et les coiffures des participant-e-s qui, timides au départ, se laissent séduire et se prennent au jeu sans porter trop d’attention aux regards qui pourraient se poser sur leurs mouvements ou attitudes. Le lâcher prise semble imminent. 

ESPACE DE MILITANTISME

Pour la danseuse et chorégraphe Ari de B, formée d’abord au hip hop et ensuite au voguing et au waacking, « c’est un détournement des codes de l’élégance parce que c’est une élégance qui n’est pas accessible. C’est l’élégance blanche, l’élégance riche, qui n’est pas celle des personnes qui incarnent le waacking. Du coup, c’est créer un espace nous aussi en tant que communauté queer, gay, racisée, où on peut se sentir exister et se sentir légitimes dans une élégance et une norme de beauté ou des normes de beauté qui seraient nôtres. Qu’on crée pour nous, par nous. »

Elle poursuit son interview, donnée à Nova en décembre 2017 : « Si on décale un peu le regard, ce qui est un peu le but justement de ma militance ou de mon activisme, de la façon de représenter la danse et dans la façon de me représenter dans la danse, on voit que l’élégance, la beauté et la classe, c’est ailleurs. Dans le waacking, les mouvements de mains, les mouvements de bras sont là pour raconter une histoire, pour attraper la lumière, dire « non ne me regarde mais si regarde moi ». Pour moi, danser, c’est me réapproprier mon corps, me réapproprier ma prise d’espace, c’est me réapproprier mon intérieur et je trouve que c’est vraiment un moyen de résilience, résistance. » 

La puissance et la portée politique, on pourrait passer à côté en découvrant le waack d’un seul œil, pensant que cette danse véhicule finalement une forme de féminité caricaturale et mène à revêtir un masque d’hypocrisie, notamment quand on se réfère à l’écart entre l’image renvoyée par Marilyn Monroe et son vécu dans sa vie privée. Ce serait se fendre de la partie très engagée du waacking d’aujourd’hui, comme ont pu l’exprimer Ari de B et Princess Madoki.

Cette dernière, en plus de défendre la liberté impulsée et insufflée par cette discipline, milite pour la développer en France. « Avec d’autres danseuses avec qui on partage la même énergie et la même vision, on a fait le constat qu’on ne connaissait pas le waacking en France. On apparente ça à du voguing alors que c’est différent. On s’est alors dit qu’on allait s’associer pour faire connaître cette danse. On a alors monté le collectif Ma Dame Paris. », explique Josépha. 

MA DAME PARIS, POUR WAACKER EN FRANÇAIS

Le trio se compose d’elle-même, de Sonia Bel Hadj Brahim et de Mounia Nassangar. Ensemble, elles créent un spectacle court, de moins de 8 minutes, intitulé Waackez-vous français ? pour répondre à cette dérangeante réflexion entendue à plusieurs reprises à l’étranger, visant à leur faire remarquer qu’elles étaient des françaises qui dansaient sur des paroles écrites et chantées en anglais.

Elles décident alors de danser sur des musiques exclusivement francophones pour en effet orienter une danse à travers laquelle le corps bouge en résonnance avec la musique et les mots. « Ça résonne sur notre waacking de danser sur notre langue maternelle. Ça fait évoluer notre danse. », analyse Princess Madoki. De cette version courte, elles ont gardé l’idée du répertoire francophone et ont réalisé une deuxième création, plus longue cette fois, appelée Oui, et vous ? pour répondre à la première. Comme un fil rouge. 

Et c’est d’ailleurs de rouge qu’elles sont vêtues dans cette pièce présentée au Triangle le 1ermars, lors de deux représentations dans la même journée. Et ça commence fort. On est secoué-e-s d’emblée avec la célèbre chanson « Les nuits d’une demoiselle » de Colette Renard, parue en 1963.

« Ça frappe directement. Nous, on a aimé sa façon d’utiliser les mots, de jouer avec les mots et de parler de sexe. Alors, c’est un peu osé d’ouvrir le bal là-dessus mais ça démontre bien la richesse de la langue française et nous, on est fières d’être françaises. », sourit malicieusement Josépha qui pointe avec le même enthousiasme qu’elles font un pied de nez au cliché que l’on pourrait avoir du waacking :

« Comme c’est très féminisé, on nous attend sur le côté belles filles qui font des poses. On n’est pas rentrées dans un côté d’hypersensualité, on a justement intégré très rapidement un tableau froid et robotisé. »

Dans Oui, et vous ?, elles poussent le waacking dans une forme de théâtre chorégraphique et montrent comment à partir d’énergies différentes elles composent une histoire commune. Elles jouent avec les rythmes, effectuent des jeux de miroir, contrebalancent lâcher prise et contrôle, démontrent la puissance de cette danse et de l’étendue de ses possibilités, jusqu’à une forme de transe dans laquelle les mouvements sont tellement rapides et répétitifs que l’on ne distingue plus les doigts de leurs mains ni même leurs bras. 

Puis survient le relâchement qui opère comme une descendante de désinhibants en fin de soirée ou en lendemain de fête. Trente minutes durant, elles témoignent du côté technique très exigeant de cette danse dans les arms control qu’elles confrontent à un côté très brut puisqu’elles poussent au maximum leurs capacités physiques et corporelles. 

C’est une danse à découvrir le waacking, à observer mais surtout à tester. Elle peut être divertissante et légère mais aussi, forte d’une histoire qui ne s’est jamais terminée – les personnes LGBTIQ+ et les personnes racisées étant encore largement discriminées – politique et militante.

On peut d’ailleurs croiser les qualificatifs mais surtout on peut embrasser la liberté que waacker procure. Parce que laisser libre cours à sa féminité n’est pas toujours accepté, on est bien décidé-e-s à faire ce qu’il nous plait !

 

 

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Soyez qui vous voulez !
Démocratiser le waacking
Cours de rattrapage

Célian Ramis

Dans les coulisses d'une création (2)

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Suite de la création Lou(ps) de la compagnie Erébé Kouliballets - Après plusieurs répétitions du quatuor amateur, nous vous emmenons dans les coulisses du duo professionnel qui était en résidence du 18 au 22 mars à la MJC de Pacé.
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Dans le numéro de février – YEGG#77, la rédaction consacrait son Focus aux coulisses de la création de Lou(ps),la nouvelle pièce chorégraphique de la compagnie Erébé Kouliballets, inspirée du conte du XIVe siècle Le petit chaperon rouge. Après plusieurs répétitions du quatuor amateur, nous vous emmenons dans les coulisses du duo professionnel qui était en résidence du 18 au 22 mars à la MJC de Pacé. 

Le vendredi après-midi, Morgane Rey, fondatrice et chorégraphe de la compagnie Erébé Kouliballets et Cécile Collin, danseuse professionnelle, dévoilaient au public la première version de leur duo qui s’insère dans la création globale Lou(ps),composée d’un solo de la narratrice, d’un duo et d’un quatuor.

Au départ, Cécile Collin devait interpréter le petit chaperon rouge et Morgane Rey, la forêt, la grand-mère et le loup. Finalement, la chorégraphe n’incarnera « que » les deux derniers. Lors de notre venue, le duo nous présente donc l’enchainement complet, non définitif :

« Je rentre dedans seulement depuis hier. Donc en fait je découvre… », souligne Morgane Rey, nous expliquant également qu’elles nous dévoilaient le dispositif tel qu’il sera montré à Pacé le 7 juin prochain et qui se différencie de la version présentée à Mordelles le 10 mai. 

« À Pacé, ce sera une déambulation extérieure et on viendra à l’intérieur pour le duo, alors qu’à Mordelles, tout sera dans la continuité. Mais là, dans la version de Pacé, quand le public entre dans la salle, Cécile est déjà en scène et répète quatre mantras qu’elle fait en plus grand dans son solo. », explique Morgane, avant de commencer. 

Elles dansent dans un cercle, formé au sol à la craie et délimité au niveau des points cardinaux par leurs chaussures. Elles alternent partitions synchronisées, solis et moments à deux. Tandis que Cécile danse, Morgane sort du cercle, passe derrière les rideaux, traverse le fond de la scène – à l’endroit où seront situés les musiciens – revient. Elle prend ses marques. Cécile jette un coup d’œil de temps en temps pour les parties synchronisées.

La thématique est la même que celle du quatuor et pourtant, la différence est frappante. Non pas dans la manière d’exécuter les mouvements – puisqu’on a montré dans le dossier que chacune dansait différemment, faisant la force également de la proposition – mais principalement dans ce qui s’en dégage.

On note une gestuelle très importante du côté de Cécile Collin passant d’une main posée sur le front, à une main sur le pubis, puis sur la cuisse, le genou, l’épaule et pour terminer, les fesses. Et l’enchainement se répète lentement. Comme si il était question d’un temps pour soi. Pour la découverte, l’exploration de son propre corps, amenant ainsi à une connaissance personnelle et intime, destinée à renforcer la personnalité de notre petit chaperon rouge.

« On est dans l’état, le sentiment, l’abstraction. Dans l’essence. Il est question des racines africaines, de la filiation, de transmission. On travaille aussi sur la relation dominé-e / dominant-e. Au début, quand je la place, je suis le loup, c’est très net. Le loup ouvre le bal, essaye de prendre l’espace mais n’y arrive pas. La grand-mère est dans la transmission mais elle se fait bouffer elle aussi par le petit chaperon. », explique Morgane qui souligne également une différence importante avec la version du quatuor : 

« Le quatuor raconte l’histoire du petit chaperon rouge alors qu’ici, ce sont des visites. Le loup et la grand-mère sont déjà morts, elle, elle est vivante et elle revisite ses morts. »

Pour préparer ce duo, les deux danseuses ont travaillé séparément en faisant des points étapes par moment au cours desquels Cécile Collin montrait à Morgane Rey l’avancée de son solo. Habituées à collaborer – Cécile Collin signe ici sa 4eparticipation à des créations de la compagnie Erébé Kouliballets – elles ont ressenti le besoin de « se reconnecter, de rentrer dans la matière et de retrouver de la confiance. »

« Parce que c’est quand même de l’intime, de l’âme. Et puis c’est très carnivore un chorégraphe. Ça bouffe du danseur quand même ! C’est chronophage et ça bouffe de l’humain. Comme le petit chaperon qui bouffe le loup et sa grand-mère. », rigole Morgane dont la réflexion est très sérieuse.

De son côté, la danseuse a donc élaboré sa chorégraphie autour des matériaux fournis par la chorégraphe, qui ne change pas ici son process et nourrit sa réflexion et celle de ses collaboratrices à partir de planches de dessin et de documentations variées :

« On s’est vues avec Morgane, elle m’a raconté sa version, sa réflexion, m’a donné des documents à lire, des vidéos de danse à regarder. Des vidéos qui souvent n’ont rien à voir avec Le petit chaperon rouge mais en fait ça, ça m’aide à m’imprégner de l’esprit de la pièce. Les discussions et les dessins m’aident beaucoup. C’est concret. »

Cécile poursuit, expliquant son petit chaperon rouge à elle, différent de celui interprété par Juliette Guillevin dans le quatuor, sans être moins intéressant et complet : « En fait, je suis partie d’une phrase qui dit que c’est la première racaille de l’histoire. Et ouais, c’est vrai, c’est ça. Et là, je dois donc faire une petite fille qui se construit tout en étant une adulte qui le raconte. Je me réimprègne en fait de l’état de petite fille, qui prend la confiance et y va ! Je revis ça comme dans un souvenir. »

Là se trouve le point commun entre les deux partitions. À chaque fois, on assiste au développement de la petite fille vers la femme. Un développement qui passe toujours par la confrontation au monde extérieur, la transmission de son aînée et le voyage intérieur pour en arriver à une découverte de soi.

Cette fois, le rapport à la sexualité et à la sensualité est moins prégnant. Car enrobé par des tensions plurielles, résultant d’une réflexion commune entre les deux professionnelles. « Il y a un viol normalement. On s’est demandées : est-ce qu’on part sur le viol et l’après ? Et en fait, on n’est pas restées là-dessus. On voulait vraiment plus parler du passage de l’enfant, enfin l’ado à la femme. », précise Cécile qui sans le vouloir lance une interrogation jusque là non pensée précisément : commence-t-elle enfant ou ado ?

Elle et Morgane réfléchissent, dialoguent, donnent des arguments et s’orientent de par le ressenti qu’elles en ont, principalement Cécile qui l’incarne à différentes étapes de sa « mue ». Sans réponse spécifique définissant un âge au personnage initial, elles concluent : « C’est juvénile ! ».

Des éléments qui peuvent aider la danseuse à parfaire sa partition. Non pas tellement d’un point de vue technique comme elle le souligne mais plutôt dans les intentions qu’elle donne à chaque mouvement. « Et puis savoir où tu es Morgane, bordel ! », faisant référence aux nombreux déplacements entrepris par Morgane lors de leur filage.

« En fait, c’est elle qui domine, t’as vu ça ?! », plaisante Morgane qui doit encore, lors d’une prochaine étape de travail, intégrer son solo à cette première matière déjà conséquente. « Faut joindre les deux bouts ! », lance-t-elle, fatiguée – parce qu’en plus des multiples répétitions avec la quatuor, le duo et le solo, elle donne des cours de danse au Triangle, à la maison de quartier Ste Thérèse, anime des stages de danse, effectue des résidences sur d’autres créations, gère le rétro-planning et l’organisation des dernières festivités préparatoires… - mais amusée, comme toujours, l’œil pétillant. 

 

LES DATES : 

  • Grande répétition le 1ermai 

  • La générale le 3 mai

  • La première le 10 mai à Mordelles

  • Déambulation extérieure et duo en intérieur le 7 juin à Pacé 

  • Représentation du solo de Cécile (le duo se décline également en solo) le 14 juin au métro Triangle (Rennes)

 

Célian Ramis

Création : Que tu es puissante mon enfant !

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Si les contes véhiculent bon nombre de clichés sexistes, la compagnie de danse afrocontemporaine Erébé Kouliballets propose une autre version du Petit chaperon rouge. Entrez dans les coulisses d'une création écoféministe.
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En octobre 2018, Morgane Rey, chorégraphe et fondatrice de la compagnie Erébé Kouliballets – créée intentionnellement le 8 mars 1988 – nous proposait de suivre sa nouvelle création de danse afrocontemporaine autour du conte du Petit chaperon rouge.

Magnifique invitation que nous nous sommes empressé-e-s d’accepter car non seulement elle nous a embarqué de l’autre côté du miroir en nous donnant accès aux répétitions mais aussi aux réflexions, à la construction d’un spectacle résolument féministe, à l’apprentissage d’un langage et d’une partition ainsi qu’à des moments forts essentiels à la naissance d’une complicité artistique et d’un collectif qui ensuite se dévoilent sur scène sans qu’on n’en connaisse les ressorts.

Bienvenue dans les rouages d’une mécanique joyeusement bien huilée.

Âmes sensibles, s’abstenir ! Parce qu’ici les oiseaux ne chantonnent pas gaiment sur l’épaule d’une enfant candide. Parce qu’ici personne d’autre qu’eux-mêmes ne viendra sauver les personnages des dangers de la vie. Parce qu’ici, il est question de sang, de sexe, de violences, de féminin et de masculin, de dépassement de soi et de transmission. Parce qu’ici la compagnie Erébé Kouliballets flanque les frères Grimm, Charles Perrault et leur morale patriarcale au tapis, reprenant le conte originel issu de la tradition orale du XIVe siècle. Rassurez-vous, nul besoin de vous asseoir ou de vous accrocher à vos sièges, il suffit simplement de connecter corps et esprits à cette création féministico-rock’n’roll pour que libération et émancipation s’opèrent. 

Le 25 octobre, dans la salle Escapade de l’espace Le Goffic à Pacé, Morgane Rey, Delphine Chilard, Juliette Guillevin et Pauline Gérard sont allongées, ventres contre le sol, visages relevés les uns en direction des autres. Elles n’ont pas encore l’entièreté de la trame mais sont d’accord sur l’esprit général : que tout le monde sorte gagnant-e, grâce au respect et à l’écoute. Si cela paraît clair, les propos ne nous sont pourtant pas tout à fait compréhensibles ou plutôt accessibles.

« Le petit chaperon rouge, direction. La forêt, lien terre ciel. La grand-mère, ancrage. Le loup, le poids. Les quatre personnages forment une entité. On n’a pas la même force quand on est tout seul que quand on est quatre. Imaginez donc votre force seule qui s’additionne à celle des autres. L’énergie du conflit devient positive. Alors si je récapitule, on a petit chaperon – grand-mère – loup, petit chaperon – forêt – loup,… Les triangles donnent l’espace scénique ! Parfait. On va reprendre la trame de chaque solo. C’est chouette de commencer ce travail, je suis contente ! », enchaîne Morgane Rey, chorégraphe de la compagnie de danse afrocontemporaine, Erébé Kouliballets.

On comprend les mots, perçoit l’idée mais le message reste brouillé à certains niveaux. Tandis que les danseuses s’échauffent, on feuillette leurs carnets de bord, outil incontournable dans la pratique de la professionnelle. Il y a des textes, des poèmes, des collages, des couleurs, des mots, des illustrations dont celles réalisées par Gustave Doré sur le Petit chaperon rouge, des formes, des matières… et même des exercices et des annotations.

« Dans ce poème, je veux que tu tires ton intention de ça. Lis ce mot et tu te le répètes en boucle. Toi, tu te nourris en regardant ça et de ce dessin, tu tires un mot qui t’amène à une dynamique. » 

PREMIERS PAS

Chacune se concentre, déambule, tâtonne, effectue son mouvement en boucle jusqu’à saisir l’esprit de son personnage avant d’interpréter les solos en duo : « Allez on fait un duo petit chaperon – grand-mère. Dans ce duo, le petit chaperon doit dominer la grand-mère, on inversera après. »

Juliette, troublée, abandonne la peau du petit chaperon un instant : « Faut que je sois méchante ? » Ce à quoi Morgane lui rétorque :

« Dominer ne veut pas dire méchante. Mais tu dois avoir un impact sur elle. Là on cherche, c’est la première séance. Te bile pas. »

C’est un ping-pong verbal et chorégraphique qui se dévoile sous nos yeux ébahis et légèrement perdus. Les discussions sont essentielles dans l’exploration profonde de l’histoire et ses interprétations, le ressenti face à un vieux conte que l’on cherche ici à transposer dans sa complexité et dans la modernité et l’énergie corporelle que l’on veut donner à l’intention initiale.

Morgane observe, enregistre dans sa mémoire, interromps l’échange chorégraphique, invite les danseuses à creuser davantage dans le mouvement, dans la connexion au corps, dans la puissance du squelette. Toujours en partant d’un mot, d’une idée, d’un sentiment :

« Ok on refait. Le petit chaperon, tu me rajoutes du cross fit. La grand-mère en version prada. Et le loup, plus fort qu’une libellule. »

Si les trois danseuses se connaissent des cours qu’elles suivent ensemble au Triangle avec la chorégraphe, les séances de travail créent une connexion spécifique, une complicité se tisse au fil des idées et des éclats de rire, qui sont nombreux dans cette ambiance sérieuse et décontractée, caractéristiques propres à la pétillante Morgane Rey. La répétition se termine par une danse de réjouissance du Mali et des exercices collectifs de relaxation à partir d’éléments naturels. 

LA CONSTRUCTION DES FILLES, FIL CONDUCTEUR DE LA COMPAGNIE

Le 25 octobre donc, à l’espace Le Goffic de Pacé, la création amateure Loups– qui vient graviter autour de la pièce professionnelle Lou, écrite par Morgane Rey et interprétée par elle-même et Cécile Colin (partie que nous aborderons dans d’autres articles) - vient de se concrétiser.

Encore un peu hésitante, bancale dans le déroulé de l’histoire, elle va au fur et à mesure rassembler les pièces du puzzle, se développer, s’affirmer, prendre en confiance et en maturité. À l’instar de leur petit chaperon rouge à elles.

« C’est une histoire d’initiation. La forêt dans plusieurs pays d’Afrique est considérée comme un lieu d’initiation. Je trouvais important d’avoir cette entité qui n’est contre personne. Et puis on se demande aussi ce que va devenir ce petit chaperon. Pour nous, c’est une guerrière. Aidée de la sororité, elle va mettre une tannée au loup mais ce n’est pas dans une vision du bien contre le mal, c’est plus complexe. », souligne Morgane qui fait germer le projet depuis plus d’une année à travers des recherches, des croquis, de la documentation, etc.

C’est sa méthode de travail à elle qui envisage toujours des pièces autour de la construction et du développement des filles et des femmes. Des pièces à jouer en intérieur comme en extérieur, un point auquel elle tient particulièrement, défendant fermement la place des femmes dans l’espace public et notamment l’importance de la danse en rue qui donne à montrer des corps en mouvement, des corps dynamiques, des corps actifs. 

Si elle s’est tardivement définie féministe, elle a pourtant souvent dans sa carrière envoyé valdinguer les cadres et les normes. À ses débuts, dans son adaptation de Cendrillon, le prince est homo, le père effacé et la mère maltraitante. L’an dernier, son spectacle Femmes souriant à l’invisible – à (re)découvrir le 8 mars prochain le midi au parc du Thabor et l’après-midi au Blosne – explorait la figure de la sorcière contemporaine dans son origine première, soit son lien aux savoirs et aux connaissances de la Nature, sa puissance créatrice et son pouvoir de guérison.

Pas étonnant donc qu’ici elle fasse une croix sur les moralistes Perrault et Grimm pour revenir à l’essence même du conte et lui redonner une fraicheur écoféministe. Exit le côté cul-cul la praline et romanesque, la compagnie Erébé Kouliballets ajoute sa touche. Une touche bien plus réaliste et humaniste, qui ne mâche pas ses mots et ses propos mais bel et bien le loup et la grand-mère. 

FÉMININ/MASCULIN, DOMINÉE/DOMINANT ?

« Quand je préparais le Petit chaperon rouge, j’ai fait un cercle de paroles au centre social du Blosne. Ça y allait ! C’était super, les nanas, avec leur tricot, qui se lâchaient, elles ont sorti des trucs, j’en revenais pas. Ça a beaucoup parlé du masculin et du féminin. J’adore ça. Qu’est-ce qu’un mec ? Qu’est-ce qu’une nana ? Comment je traduis ça avec mon corps ? Perso, je suis passionnée par le corps, c’est un espace qui me sert autant à moi qu’au collectif et dont je peux me servir pour travailler encore longtemps.»

Pour chaque mouvement, chercher d’où vient la puissance dans le corps, dans l’abstraction du squelette. Pouvoir puiser autant dans son énergie féminine que dans son énergie masculine. Dans ses cours comme dans sa pratique, elle travaille sur ces points-là, tout en cherchant à provoquer la discussion, le débat.

Autour de la signification pour les unes et les autres de la domination, de la soumission. Et propose de considérer ces concepts et sentiments différemment, par le biais de l’élément positif, celui de l’apprentissage et de la transmission.

« On peut imaginer le côté dominé sans le côté négatif. Le dominant a la maitrise. Le dominé peut être dans l’acceptation. C’est dur, hein, d’accepter ? Enlevez de votre tête l’idée d’oppression. On peut accepter la domination comme état transitoire. Quand on apprend quelque chose par exemple, on l’apprend de quelqu’un qui possède le savoir. Moi, j’ai été éduquée par des maitres en danse. À ce moment-là, on accepte la domination et on ne parle pas de soumission ou d’oppression. J’ai passé plusieurs mois avec les femmes maliennes sur la question de la domination et elles disent que nous les occidentales, on n’est pas honnêtes à ce sujet, en prétendant ne jamais être dominées. Il y a toujours des endroits où on est dominé-e-s. Moi, je suis dominée par la danse, il me faut ma piquouze toutes les semaines. », s’anime Morgane qui pourrait continuer des heures durant, alternant discours théorisé et concrétisation corporelle, le corps étant alors traversé par le souvenir de l’expérience et l’émotion.

Les systèmes de croyances dans lesquels chacun-e est éduqué-e influe nécessairement sur nos personnalités. Dans ces pièces, la compagnie Erébé Kouliballets interroge le passage au cours duquel la jeune fille va se construire femme et les éléments auxquels elle va s’allier et se confronter pour y parvenir et en ressortir plus mature et plus forte. 

Dénuer son personnage de morale patriarcale apparaît ainsi comme fondamental pour entrevoir les capacités et les rouages de ce développement mais aussi pour voir éclore de manière limpide les entraves de la société actuelle à l’émancipation des jeunes femmes. 

SE RÉAPPROPRIER LES CONTES : QUEL INTÉRÊT ?

De cette libération, tout le monde en profite. Le petit chaperon rouge, le loup et la grand-mère. « Les contes ont une raison d’être, ils font partis de notre patrimoine mais je pense que c’est important de se les réapproprier. Quand on raconte Le Petit chaperon rougeaux enfants, c’est pour leur faire peur. Il faut transformer cette peur. En tant qu’institutrice, je me pose la question parce qu’il y a des trucs qui me gênent : ce côté tout noir ou tout blanc, ce côté bon contre méchant. Ce n’est pas assez nuancé. Et très sexiste ! Je m’amuse à leur raconter de manière différente, en parlant du chaperon vert par exemple. Dans la pièce, ici, de la vision grand méchant loup et petit chaperon naïf, on passe à un conte initiatique. De la petite fille à la femme, avec un côté cannibale, comme un rite de passage. », commente Delphine Chilard, 38 ans.

Dans Loups, elle est la grand-mère. Une femme âgée et forte « qui peut dire ‘attention’, ‘j’en connais un paquet’ pour protéger sa petite fille mais qui va finalement lâcher en se disant que le petit chaperon n’agit pas forcément comme elle l’aurait fait mais qui accepte que les choses se passent différemment. »

Un personnage caractérisé par la transmission de son savoir et l’acceptation de la jeune génération à laquelle elle n’appartient plus. « Qui laisse la place et qui accepte la transformation », précise la danseuse.

Pour Pauline Gérard, qui à 24 ans enfile le costume du loup, ce dont il faut se méfier, c’est la manière dont on se transmet le conte. Comme une fable moralisatrice ou comme une simple histoire ?

« Ce n’est pas le même impact imaginaire. Personnellement, je n’ai pas trop été nourrie aux contes, ce ne sont pas mes repères, je ne peux donc pas dire s’il y a des conséquences. Mais en travaillant sur la création, je me suis replongée dans le conte et ça m’a bien confirmé le côté cliché dont je me souvenais avec le grand méchant loup et le petit chaperon rouge mis en garde du danger. », souligne-t-elle.

Pas facile dans ce contexte d’aller puiser à l’intérieur de soi pour faire vivre cet animal terrifiant : « Je tâtonne encore mais je commence à le percevoir ce loup, de notre version qui n’a pas de méchant. Tout est fait pour arriver à l’acceptation. Ce loup, il est un obstacle pour le petit chaperon mais pour lui-même aussi. Peut-être surtout pour lui-même. » Tout le monde doit apprendre de ses erreurs.

Que l’on soit rigide, en proie à ses pulsions ou naïve. Loups propose de mêler les expériences pour s’enrichir et s’épanouir dans une personnalité complexe, complète et affirmée. Liant sagesse, animalité, nature et désirs de faire ces expériences. 

« Tout le monde va apprendre de tout le monde. On n’a pas encore le dénouement(au moment de l’interview, réalisée en amont du dossier, ndlr) mais on ne veut pas du côté moralisateur et binaire. On ne veut pas non plus dire comme Perrault : ‘petite fille ne sois pas trop naïve sinon ce sera ta faute’… », explique Juliette Guillevin qui se dit très proche de son personnage du petit chaperon rouge :

« Je me retrouve dans son côté un petit peu naïf, dans le côté ‘tout est beau, tout le monde est cool’, j’ai tendance à voir le positif dans les choses et dans les gens. Et j’ai eu des expériences qui m’ont fait grandir. Ce qui est marrant également, c’est que Pauline et moi, on se ressemble pas mal, tout en étant des opposées sur certains points et qu’au final, la ligne est fine entre le loup et le petit chaperon rouge. »

LA PEUR DU LOUP

Remettre les choses en perspective et en mouvement, pour bouleverser l’ordre établi. Chez Perrault, la morale est amorale dans la vision manichéenne dont il est d’usage dans les contes. Le mal triomphe sur le bien. La petite fille meurt. Et c’est toute la lignée des femmes que l’on place sur le banc des accusées.

La mère, pour avoir laissé son enfant courir le risque de sortir seule, la grand-mère, pour avoir été en incapacité de la protéger également, et évidemment, la petite fille qui a fait confiance à un inconnu. Pas n’importe quel inconnu. Le loup, l’allégorie sexuelle de l’homme. Celui qui séduit les filles avec de belles paroles, de beaux discours, pour les déflorer. Moralité : femmes, enseignez donc à vos filles à craindre l’extérieur et particulièrement les hommes.

« La peur du loup » revient dans les entretiens avec Morgane, Delphine, Pauline et Juliette. Aucune des quatre en occulte l’image. Si le reste du conte ne retient pas particulièrement l’attention des petit-e-s devenu-e-s grand-e-s – mais qui pourtant s’inscrit bel et bien l’inconscient collectif – cette partie en revanche les marque au fer rouge.

Dans Loups, pas question de présenter une forêt sombre et effrayante, une grand-mère passive, un loup méchant par nature et un petit chaperon rouge victime de sa condition.

« Oui, quand elle rencontre le loup, elle se jette dans sa gueule, elle tourne autour, elle veut y aller ! »
ajoute Juliette.

Le 26 janvier, c’est encore à l’espace Le Goffic de Pacé qu’on les retrouve. Dans une autre salle, en présence de Lucie – qui incarne la forêt – et en (recherche et essais de) costumes.

« Recommence, plus doucement, assume. Ce n’est pas parce que tu vas lentement qu’il n’y a pas de tension. Entre ton pubis et ton front, tout est en éveil, en tension. La première fois, c’est juvénile, enfantin. La deuxième fois, c’est carrément sexuel, intentionnellement. C’est la grand-mère qui remet de l’ordre là-dedans. Le loup profite du moment où elles sont à terre. Pauline, arrête de sourire, t’es le loup ! Faut d’ailleurs que j’arrête de t’appeler Pauline pour que tu te mettes dans le peau du loup… La grand-mère remonte le loup et le laisse se confronter au petit chaperon. Ne souris pas Juliette, ce sont les premiers moments qu’on fixe cellulairement, tu ne vas plus réussir à t’en défaire ! Hop, là, danse de séduction de malienne. Ok…Il faut que vous bloquiez le périnée quand vous sautez. Là, ça se voit que vous n’avez pas le périnée bloqué. », commente, en même temps que les filles dansent, Morgane Rey dont l’objectif est désormais de fixer le déroulé. 

Les soli auxquels nous avions assisté fin octobre forment à présent un quatuor. Et si lors de la répétition, la chorégraphe leur conseille d’économiser leurs énergies, la trame et l’esprit de la pièce deviennent palpables. Et on finit par comprendre leur langage. 

ENCOURAGER LES EXPÉRIENCES

Si on retrouve cette même dynamique volontaire et bienveillante, se dévoile ici toute la combattivité du propos. On s’éloigne définitivement de la version patriarcale pour se rapprocher « de celle qui est diffusée en Inde, au Maroc, dans les pays slovaques, où la jeune fille dévore la grand-mère et le loup. Investie du savoir de la grand-mère, elle domine et bat le loup et se sert du masculin et du féminin pour avancer. »

Aucune histoire de chasseur venu sauver la fillette et sa grand-mère. Aucune histoire non plus de prédateur sexuel et de viols. Seulement la menace que prolifère la société à ce sujet. Ici, peur, danger, violence, sexe, espace extérieur, ne sont pas des ennemis ou des armes d’éducation massive mais des réalités, des expériences, des sentiments investis sainement. Aucune épreuve amenant à la construction et au développement personnel ne se fait en douceur.

Considérant la forêt comme un lieu allié d’initiation, le petit chaperon découvre par elle-même, tout en puisant dans le savoir de son ainée, sa féminité et entraperçoit une partie de sa sexualité à laquelle elle se frotte consciemment, testant ainsi ses propres limites. Elle affronte sa peur et embrasse sa curiosité et ses désirs.

Personnage moderne qui questionne son rapport à la société, le petit chaperon s’affranchit des normes actuelles en choisissant de s’écouter et de se faire confiance. En acceptant sa position de dominée jusqu’à devenir dominante. « Dans nos contradictions et dans nos rencontres, c’est là qu’il se passe des trucs. », s’enthousiasme la chorégraphe.

Ça se ressent dès à présent dans le travail collectif du quatuor qui a commencé le matin même à répéter avec les percussionnistes et musiciens jazz – style choisi pour sa symbole de liberté et d’émancipation et sa grande potentialité en terme d’improvisation - Sébastien David, Briac Soury et ses élèves.

L’émotion nait de cette vision partagée d’une leçon de vie saine, libérée des assignations de genre et des injonctions constantes et intolérables qui placent les individus en situation de survie. Le discours change et au lieu de se crisper au son des mises en garde - « Ne parle pas aux inconnus » / « Ce n’est pas très prudent de sortir toute seule » / « Tu ne devrais peut-être pas t’habiller comme ça… Enfin, faudra pas te plaindre. » - on lit désormais dans les mouvements de leur corps et les intentions qu’elles y mettent un autre son de cloche.

Les filles, allez-y. Sortez. Explorez. Assumez votre curiosité, votre envie d’expérimenter. Ne culpabilisez pas face au loup. Ecouter son désir, le provoquer, jouer avec, l’assouvir n’a rien d’avilissant. Au contraire, il n’en sera que plus libérateur, tant qu’il est manié dans le respect et la bienveillance. 

LES BIENFAITS D’UN APPRENTISSAGE FÉMINISTE

Une autre forme d’apprentissage est possible. Et il est résolument féministe. « On n’a pas eu besoin de formuler le côté féministe de la pièce, c’était assez inné. On partage ça dans nos vies respectives. Sans se le dire formellement, on partage le même combat, on remet en cause(l’ordre établi, ndlr). Ici, on n’a pas vu un petit chaperon qui subit mais qui provoque, sans que ce soit péjoratif. », analyse Pauline Gérard, rejointe par Delphine Chilard :

« On est toutes de fait dans le partage du féminisme et des droits des femmes et sur scène, ce que je vois, ce sont des femmes avec un sacré charisme ! »

L’évidence n’est pas contredite par Juliette Guillevin : « On est quatre femmes à faire la pièce et Morgane en est à l’initiative donc forcément c’est féministe ! C’est alternatif et contemporain comme Morgane sait le faire. On tire nos mouvements de nous. De qui on est, de nos émotions et de nos intentions. En ça, ça forme une pièce féministe. Humaniste. »

Elles n’ont pas les mêmes parcours et les mêmes expériences en matière de danse. Du classique à la danse africaine, en passant par le contemporain et surtout le hip hop, Pauline a atterrit dans les cours de Morgane Rey en effectuant un stage au Triangle, il y a plus d’un an. Appréciant le mélange de danse africaine et de danse contemporaine, la liberté d’y ajouter sa propre expérience, mais aussi le travail sur la respiration et la relaxation, elle décide de poursuivre son apprentissage.

Tout comme Delphine qui n’a pas quitté la chorégraphe depuis 10 ans. Avant, elle avait fait du flamenco, de la danse contact et de la danse bretonne : « J’avais pris un stage de danse africaine au Triangle avec une amie à elle. Elle est venue faire un partage et je l’ai suivie dès lors. J’aime son rapport à la danse, au partage, à la création, à sa manière de nous apprendre des choses avec rigueur pour qu’ensuite on les transforme. »

Juliette, elle, a quasiment toujours pratiqué du modern jazz. Mais a testé plusieurs styles, du hip hop au charleston, en passant par le contemporain et le classique, en intégrant une association vannetaise dont la mission est de créer des spectacles de danse dont les profits sont reversés aux Restos du cœur du Morbihan. 

« Je voulais faire de la danse contemporaine quand je suis arrivée à Rennes l’an dernier. J’ai appelé le Triangle mais il n’y avait pas de place dans tous les cours. Je suis allée en danse africaine, le groupe m’a plu et la pédagogie de Morgane aussi. Et surtout, je n’avais jamais connu ça, ce rapport corps/esprit connecté en permanence. J’adore la danse parce que ça me permet d’exprimer des choses que j’ai en moi et Morgane met des mots dessus. J’ai compris des trucs que je n’avais jamais compris avant. Dans l’écoute de soi, l’écoute des autres. Dans la connexion du plexus solaire avec le sol qu’on amène vers le ciel en fonction des émotions, etc. Je ne peux pas donner d’exemple concret, ce sont des sensations que j’ai. Des choses qui m’apparaissent comme une évidence une fois qu’elle les a formulées. », décortique la danseuse de 25 ans. 

LIBERTÉ ET ÉMANCIPATION

Il apparaît évident en les écoutant que la manière d’être et de travailler de Morgane Rey transparait dans le propos de la pièce et le processus de création. Que ce soit dans les cercles de paroles, dans les rencontres individuelles qu’elle a instauré avec chaque danseuse afin de créer un lien de confiance et approfondir chaque personnage indépendamment des autres, dans le soin qu’elle apporte à la création et à la tenue des carnets de bord, dans les discussions qu’elle provoque en cours ou dans son langage dessiné, les trois femmes en éprouvent un sentiment de liberté et d’investissement réel.

Si elles précisent être encore et toujours en apprentissage face aux feuilles que Morgane leur donne – sur lesquelles elle dessine le mouvement qu’elle a en tête – elles s’approprient la partition, chacune avec son style, son corps et sa danse.

« Je fonctionne beaucoup avec des photos, des textes et des peintures. Je suis vite allée vers le dessin pour retranscrire mes partitions chorégraphiques. C’était très enfantin au départ et puis j’ai affiné. J’ai vu qu’il y avait une bonne réception de cette méthode. En fait, je ne dessine pas réellement, je retranscris l’énergie du mouvement dans le trait. C’est une manière très minimaliste d’aborder la danse, qui est pratique, pas compliquée et qui laisse la liberté à chacun-e d’y mettre du sien. J’aime que les gens puissent investir ce que je leur propose. », explique Morgane Rey.

Pour Delphine Chilard, de nombreux effets positifs en émanent : « En fait, elle nous transmet des pas puis on s’en inspire et on en crée d’autres. Sans faire n’importe quoi bien sûr. Au niveau du corps, ça m’ancre au fur et à mesure. J’apprends à habiter mon corps, le connaître. Pas que dans le mouvement mais dans un tout. La danse africaine me donne conscience de tout un tas de choses dans mon corps. Et avec les feuilles en plus, on apprend à faire confiance à comment on va interpréter ce qu’elle dessine. C’est un fil conducteur puis il faut le sentir dans son corps. Tu explores, tu poses des questions, tu prends confiances au fur et à mesure. Je crois que c’est ça qui impacte mon quotidien de manière poussée. Parce que dans un groupe de confiance, on apprend à lâcher prise, on apprend à se fier à notre capacité à ressentir et à transformer. »

Exit le manichéen et le binaire. Sous la forme d’un solo amateur (la conteuse), d’un duo professionnel (le petit chaperon rouge et Morgane dans les 3 rôles : forêt-grand-mère-loup) et d’un quatuor amateur, la compagnie Erébé Kouliballets aime explorer la complexité, la modernité, le mélange et le métissage, l’équilibre du féminin et du masculin. Pour tendre vers plus d’authenticité et de liberté. On admire la capacité à le faire sans lisser ou édulcorer la réalité.

Au contraire, on est soulagé-e-s de cette réappropriation libératrice d’un conte qui une fois envahi par la morale patriarcale devient toxique pour la construction des jeunes filles. Ici, le rouge qui domine la pièce n’est pas celui de la faute et de la culpabilité mais bel et bien celui qui coule dans nos veines et nos culottes, et teinte nos tentes, véritables espaces de paroles entre femmes, de partage, d’écoute et d’échanges.

Sans oublier la forme artistique qui vient dynamiser nos vécus, expériences et questionnements pour les mettre en relief et en mouvement :

« La danse, c’est l’indépendance du corps ! L’exercice de la liberté ! La danse est une façon de dire non aux injonctions, d’allers vers la résilience. » 

Rendez-vous le 10 mai à l’Antichambre de Mordelles pour découvrir Lou(ps) et sur yeggmag.fr pour suivre les étapes en attendant la représentation. 

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Dans les coulisses d'une création
Se (ré)approprier l'Histoire
Des contes sans sexisme !

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