Célian Ramis

Privées de liberté, les filles penchées entrent en résistance

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Photo de la lecture théâtralisée "Les filles penchées"
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Envoyées en maison de redressement pour avoir défié les normes patriarcales, les filles penchées rêvent de liberté, interrogent la place des femmes dans la société et dénoncent leurs trajectoires entravées et brisées.
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Photo de la lecture théâtralisée "Les filles penchées"Elles ne sont pas seulement penchées les filles dont parle Cécile Cayrel dans sa pièce de théâtre. Elles sont aussi invisibles, rebelles et résistantes à l’ordre patriarcal. Elles rêvent de liberté, interrogent la place des femmes dans la société et dénoncent leurs trajectoires entravées et brisées par un système qui les jugent coupables de transgresser les normes sociales et de genre et, pour cela, les enferment en maison de redressement. Ici, l’autrice réhabilite une page de notre histoire contemporaine peu connue qui résonne pourtant avec notre société. Un écrit puissant, valorisé par la lecture théâtralisée de la compagnie Groupe Odyssées, le 12 mars à la bibliothèque universitaire de Beaulieu, à Rennes. 

Les filles penchées, ce sont celles que l’on a jugées mauvaises graines. Coupables de transgresser les normes du genre attribué par leur sexe féminin. Ce sont celles que l’on a estimées mauvaises filles. Vagabondes, hystériques, voleuses, perdues, vicieuses. Les filles penchées, l’autrice Cécile Cayrel leur (re)donne vie dans une pièce de théâtre éponyme, écrite en 2023 et publiée aux éditions Goater, après une résidence à La Paillette, située sur l’ancien domaine Saint-Cyr.

C’est là le sujet de son œuvre : faire entendre les voix de celles que l’on envoyait au couvent Saint-Cyr, à Rennes, dédié dès 1810 au recueil des « orphelines et préservées » d’un côté, au redressement des « pupilles indisciplinées et enfants anormales » de l’autre. C’est sur ce deuxième volet que Cécile Cayrel se penche, croisant les récits de Gisèle, Madeleine et Anne. Basés sur les données récoltées auprès des sœurs, vivant désormais à la maison de retraite Saint-Cyr, et des archives restantes, les témoignages relatés nous donnent à voir et à comprendre la société à cette époque et le fonctionnement d’un couvent, dans lequel l’enfermement, et l’exploitation, servaient à comprimer le corps social des filles, majoritairement de celles issues des milieux pauvres.

DÉCLARÉES COUPABLES

Gisèle est née en 1865 et a 14 ans au moment des faits. Sa mère est malade, son père alcoolique. Un soir, elle craque : « J’ai dit, si seulement il buvait pas sa paie, on aurait plus à cuisiner (…) Et là les coups ont plu. Ma mère s’est levée. Pour me défendre ? Non. Elle m’a battue aussi. Comme quoi je ne respectais rien, que mon père trimait assez comme ça. Que j’étais ingrate. » Elle part, et se réfugie chez une copine qui la congédie le lendemain matin. Affamée, elle vole un bout de pain dans une maison, avant de rentrer chez elle. Son père la bat à nouveau. Au motif de cette fugue, il saisit le juge. 

Madeleine, de son côté, est née en 1843 et est âgée de 12 ans quand elle est embarquée par les gendarmes pour « mendicité déguisée ». Souvent dehors pour éviter de se retrouver seule avec son beau-père, elle cueille des fleurs dans le bois avoisinant sa maison et les vend dans sa commune. Anne, quant à elle, aura 16 ans en 1935, année durant laquelle elle est dénoncée par sa patronne pour vols de torchon, draps et couverture, entre autres. Elle rencontre Alfred, un cochet « qui lui promet des choses », est « gentil » et insiste pour coucher avec elle : « Je savais pas qu’on pouvait tomber enceinte la première fois. » Il disparait, elle chaparde. « Pour tenir », souligne-t-elle. Après avoir abandonné sa fille dans une « niche tournante » prévue à cet effet, elle est embauchée « comme boniche » mais elle est attrapée par les forces de l’ordre. 

Accusées par les familles et les entourages de vagabondage, suspectées de trainer dans l’espace public, dans les cafés ou avec les garçons, le procès est inéquitable. Le juge s’en réjouit : « La correction paternelle. Tout enfant peut être jeté en prison, ou au Couvent, sur simple demande du père. Pas de motif de « mécontentement » requis. C’est la magie du Code civil de 1804. Bravo Napo. Si je suis un magistrat, le père de famille l’est tout autant (…) Et moi, en tant que juge, je peux aller beaucoup plus loin que la demande du père. » Au tribunal, la loi du silence s’impose à elles. Aucune défense ne leur est attribuée ou envisageable. Seule issue possible ? Le refuge Saint-Cyr. Traduction :

« J’acquitte mais j’envoie en maison de correction. Acquitté, mais, pas vraiment. »

UNE MAUVAISE PLACE

À travers le dialogue qui s’instaure entre les trois protagonistes, le juge et une bonne-sœur, ce sont les voix d’un système patriarcal et de ses résistances qui sont mises en lumière. Là où le magistrat entend protéger les jeunes femmes d’elles-mêmes, de la prostitution ou du vagabondage, les concernées entendent une privation de liberté, une sanction assortie d’une punition visant à les remettre dans le droit chemin. Pourtant, elles poursuivent leurs rêves de liberté et interrogent le rôle des femmes aux XIXe et XXe siècles. Que signifie être une fille sous le régime napoléonien et de son Code civil ? « Une oie, une oie blanche, qui reste à la maison, qui passe du père au mari, qui se tait. Qui procrée, qui enfante des petits garçons, des futurs hommes, et puis des femmes, qui leur feront des garçons. Motus et bouche cousue. Petites, fragiles, à protéger. »

Photo de la lecture théâtralisée "Les filles penchées"Les femmes doivent obéissance à leur mari, sont privées de droits juridiques au même titre que « les mineurs, les criminels et les débiles mentaux », n’ont pas le droit d’étudier, de signer un contrat – « sauf celui du mariage » - de voter, de travailler ou le cas échéant, de toucher directement leur salaire. « C’est une place et c’est une mauvaise place », clament-elles. Les filles penchées mettent en évidence les injonctions normatives et paradoxales. La maison, « seul endroit où nous sommes les maitresses, les patronnes, les boss, les gestionnaires, les kings » n’offre aucune place à la – prétendue – douceur féminine : « Et là, pas de fragilité, pas de grâce, mais de la poigne, pour laver, récurer, brasser, étendre, moudre, cuire, fricasser, raccommoder, asperger, gratter, balayer, et surtout, accoucher, une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, cinq fois, six fois, sept fois, huit fois, neuf fois, aïe aïe aïe ! Et après ? Biberonner, emmailloter, changer, câliner, donner la becquée, soigner, essuyer, habiller, soigner, coudre, porter, et ce, une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, cinq fois, six fois, sept fois, huit fois, neuf fois. Être crevées. Et crever. »

DES POINTS DE VUE QUI DIVERGENT

Ensemble, elles racontent et partagent leur condition de filles, saisissant la nuance entre les deux sexes : « On est une mauvaise fille parce qu’on est quelque chose. On est un mauvais garçon parce qu’on fait quelque chose. » Et pour cela, elles sont envoyées au couvent jusqu’à leur majorité. Au mieux. De 5h30 à 20h15, leurs journées se répètent et se ressemblent, entre les exercices religieux et le travail « au lavoir, à la buanderie, à l’atelier de couture », à, entre autres, fabriquer des chemises, des bonnets et à nettoyer les uniformes et les draps des soldats… Une organisation qui ravit Sœur Marie-Emmanuelle : « C’est merveilleux, tout le monde travaille. La maison a pris cet aspect de ruche, industrieuse et sainte. Les filles donnent leur temps, pour la communauté. Il le faut, l’État ne donne rien, ou presque, et le bâtiment s’écroule. Si l’on ne veut pas descendre d’un étage, sans passer par les escaliers, il faut bien étayer les planchers er donner un abri aux pénitentes, qui se multiplient. » En effet, entre 1821 et 1897, le nombre de filles placées passe de 24 à 606. 

Les doigts brûlés à force de frotter le linge, les yeux fatigués à force de se concentrer sur leurs ouvrages, leurs esprits coupés de leurs corps emprisonnés entre les murs du couvent mais aussi dans leurs habits qu’elles n’enlèvent même pas pour la toilette « de peur qu’on fasse des bêtises, qu’on découvre des choses… agréables, toutes seules », elles rêvent de liberté. De franchir les murs qui encerclent le domaine. De s’enfuir. De vivre les vies qu’elles entendent. Pour matraquer leurs aspirations rebelles, le cachot, l’isolement, le pain sec. Pendant plusieurs semaines. « Avec ce genre de petits démons, il faut employer la manière forte. Pour leur bien. Et ça marche, Anne est plus docile désormais. Elle a compris », s’enorgueillit la bonne-sœur, tandis que Gisèle affirme un tout autre point de vue :

« Deux semaines sans parler, sans voir personne, ça rend fou. Elle, ça l’a rendue folle. Elle ne parlait plus de s’évader. Elle ne parlait plus, tout court. » 

Photo de la lecture théâtralisée "Les filles penchées"ENTRAVÉES ET EMPÊCHÉES

Dans sa cellule, Anne « aura attrapé quelque chose aux poumons ». Et aussi « un autre mal, plus invisible encore ». Pour elle, l’hôpital psychiatrique sera la seule échappatoire au couvent. Elle aurait pourtant pu être coiffeuse ou couturière. Elle se voyait tomber amoureuse d’un garçon aimant et avec qui elle se serait mariée. Elle aurait peut-être retrouvé sa fille : « Je lui aurais embrassé ses petites mains dodues. Je lui aurais fourré mon nez dans son cou chaud, ça lui aurait plu. Je lui aurais fait des petites sœurs, des petits frères. Je lui aurais dit que j’avais pas eu le choix. Ni de l’avoir, ni de l’abandonner. Mais que maintenant je suis là. Que je partirais plus. » Mais jamais cela ne lui arrivera. Parce qu’elle ne franchira pas le mur du couvent en l’escaladant et en sautant comme elle l’avait envisagé, ni même par les portes du domaine à sa majorité. Parce qu’elle sera mise chez les fous, selon ses mots : « Une folle parmi d’autres folles. Une folle de liberté ».

Gisèle, elle, quittera Saint-Cyr à 21 ans. La fugue, elle en vivra l’expérience jusqu’à Bruz où sa tante la dénoncera à la police, qui la ramènera auprès des sœurs. Elle épousera Fernand, ouvrier agricole, et éduquera leurs 5 enfants. « J’ai pas été malheureuse. Simplement, sans le couvent, j’aurais pu prendre d’autres directions. Ça aura conditionné ma vie entière. Pour une petite fugue, un soir que mon père avait trop bu. » Madeleine, quant à elle, n’est jamais partie. Devenue « sœur parmi les sœurs », elle a trouvé la paix et une communauté rassurante, loin des hommes qui lui faisaient si peur. « Je me suis occupée des bêtes, j’ai travaillé la terre, et dans cette vie de labeur, il y avait du sens », souligne-t-elle, en précisant : « Toute ma vie, j’ai essayé de les accompagner au mieux. Les petites. Les pénitentes. Mes brebis. »

ENFERMÉES DANS LA CONDITION FÉMININE

Photo de la lecture théâtralisée "Les filles penchées"Au total, 52 000 filles vivent dans les couvents juste avant la seconde guerre mondiale et 10 000 religieuses s’occupent d’elles, partout en Europe. Ensuite, le vent change, progressivement, même si dans les années 60, « pour une fille, il suffit toujours de trainer, pour être une trainée ». Un soubresaut. Une évolution lente. Due aux nombreux et puissants combats des militant-es pour les droits des femmes. « En 1947, elles grimpent sur le toit de la maison d’arrêt de Fresnes et elles crient Liberté ! » Les filles penchées, elles en ont marre et hurlent leur ras-le-bol. Dans les couvents, les sœurs sont dédommagées pour leur travail et formées (elles « deviennent éducatrices spécialisées »), l’Etat donne un prix de journée et on apprend aux filles des métiers arts ménagers, couture et dactylo, « elles ont le droit de sortir, notamment pour des vacances, toutes ensemble à la mer ». Pour autant, il n’y a pas de raison de se réjouir : « La déco change mais la charpente est là : on continue d’enfermer les filles, on continue de les envoyer chez les sœurs, on continue de les couper d’elles-mêmes, parce qu’elles sont des filles. » Vient mai 68, puis les années 70 et sa vague féministe, « la fin d’une ère » pour Saint-Cyr qui ferme ses portes en 1976, dix ans avant que la ville devienne propriétaire du domaine.

L’autrice explore ici la question de l’enfermement physique mais aussi celui plus invisible qui réside dans la condition même des filles et des femmes. L’écho avec la société actuelle résonne dans les injonctions de genre, dans les aspirations et revendications à la liberté, au droit de choisir. Choisir son métier, son partenaire, sa sexualité. Trainer dans l’espace public, danser, chanter, s’amuser. Être mère ou non. Décider du moment de l’être, décider avec qui. Et puis « dire merde, merde, merde, merde, merde ! » Dédiée à Anne, Gisèle, Madeleine et à toutes les 52 000 autres, la pièce est puissante et émouvante. Parfois drôle, parfois poétique. Toujours cinglante et prenante. Du début à la fin du texte, le récit, valorisé par l’intention et le talent des comédien-nes de la compagnie Groupe Odyssées, nous tient en haleine et nous plonge dans l’enceinte du domaine Saint-Cyr mais aussi d’une époque, peut-être révolue mais pas tout à fait disparue. 

LA FORCE D’UNE PAROLE COLLECTIVE

Tout comme la metteuse en scène Marine Bachelot Nguyen l’a fait dans Histoires de femmes et de lessives (pièce de théâtre également publiée aux éditions Goater), l’autrice explore une facette méconnue de l’histoire sociale et religieuse, ainsi que de notre matrimoine, et la partage dans un docu-fiction finement élaboré et brillamment écrit. A la force de son imaginaire, de ses recherches et de son regard sur l’évolution des droits des femmes, Cécile Cayrel participe à la compréhension des enjeux féministes, tant dans la documentation du passé que dans la libération des paroles des concernées qui réfutent les normes sociales et de genre et résistent à l’ordre patriarcal.

Cécile Cayrel, autrice de la pièce de théâtre "Les filles penchées"« J’ai vu le documentaire Mauvaises filles (réalisé par Émerance Dubas ndlr) au TNB et je suis sortie, comme toute la salle je pense, en pleurant. Elles racontent des histoires tragiques. Et la douleur. Leurs parents leur ont envoyé des lettres, des vêtements, des preuves d’amour et elles ne le savaient même pas. Et l’après couvent était souvent catastrophique… On les avait coupées de leur corps, de leurs capacités à déceler le bien, le mal… », commente-t-elle. Elle le dit, elle n’est pas historienne, elle n’est pas sociologue. Elle se place à son endroit à elle. Celui de l’écriture contemporaine, pour laquelle elle s’est rendue auprès des sœurs en maison de retraite et des archives. « La difficulté a été de trouver les documents car il y a une sorte de mouvement MeToo des couvents, des enquêtes sont menées et les sœurs mettent le grapin sur leurs archives. J’ai pu accéder à des archives et utiliser les mots qui étaient inscrits sur ces documents, notamment pour le juge et ce qu’écrivaient les sœurs sur les carnets qu’elles tenaient, où elles décrivaient les filles « vicieuses, menteuses… », rien n’allait et tout était sous le prisme de la culpabilité », signale-t-elle. 

Ce soir-là, on entend et ressent la force d’une parole collective. Les voix et fantômes de toutes celles ayant fréquenté la maison de redressement - mais aussi les autres établissements similaires à l’instar des Bon-Pasteur partout en France - résonnent et vibrent dans une danse militante, poétique et commune, dans une tentative de cri sorore pour enfin briser le silence qui les a tant contraintes à l’abandon de leurs rêves, leurs corps, d’elles-mêmes et de leurs trajectoires possibles. En raison de leur assignation à la naissance à leur sexe féminin, celui-ci - ajouté à leur milieu social - aura déterminé leurs existences et leur passage à Saint-Cyr, ou ailleurs en France et en Europe. « On nous donne l’impression que les droits des filles et des femmes évoluent sans cesse. Au Moyen-âge jusqu’à la Révolution, les droits étaient bien plus importants qu’au XIXe siècle. Le Code civil de 1804 renvoie les filles dans la maison… Il y a eu un backlash énorme. Le vent tourne et en ce moment, il tourne particulièrement rapidement », s’inquiète l’autrice. 

C’est pourquoi la lecture théâtralisée du groupe Odyssée est présentée régulièrement à des publics adolescents : « Il y a des passages encore très actuels parce que ce sont les mêmes mécanismes qui sont en place. Le carcan social est toujours hyper présent ! Cette pièce, elle parle aux lycéen-nes. Ça fictionnalise les rapports qu’ils et elles ont entre elleux. »

Célian Ramis

Un cortège flamboyant le 8 mars : création militante et féministe !

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Dans l'atelier de création, une femme porte un masque fleuri avec des longues cornes et une voilette devant les yeux.
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Vague violette, onde féministe pour le 8 mars et ses militant-es costumé-es et masqué-es, tenant des bannières textiles engagées, fabriquées de leurs mains en amont de la grande grève féministe.
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Deux photos : à gauche, un pied dans une basket sur la pédale de la machine à couture, à droite, une main qui manipule de la matière sous l'aiguille de la machine à coudre

Vague violette, onde féministe ! Le 8 mars, journée internationale de lutte pour les droits des femmes et des minorités de genre, a été marquée cette année par une mobilisation massive et festive, partout en France. Et Rennes ne fait pas exception, rassemblant des milliers de personnes dans l’espace public, dont un cortège flamboyant composé de militant-es costumé-es et masqué-es, tenant des bannières textiles engagées, fabriquées de leurs mains durant la quinzaine précédant la grande grève féministe. 

Samedi 8 mars, la foule s’amasse sur le mail François Mitterand. En cette journée internationale de lutte pour les droits des femmes et des minorités de genre, la grève féministe rassemble plus de 7 000 personnes venues dénoncer les violences sexistes et sexuelles, célébrer les avancées conquises et soutenir les combats pour l’égalité, dans un contexte de menaces masculinistes, de backlash anti-féministe et de montée du populisme et du totalitarisme. Un climat politique et social pour le moins inquiétant.

Aux alentours de 15h30, c’est un cortège massif et festif à la carrure musclée qui s’élance au rythme des chants et slogans scandés par les manifestant-es, qu’ils soient personnellement adressés à « Darmanin caca boudin » ou plus généralistes à l’instar du célèbre « La rue, elle est à qui ? Elle est à nous ! De jour comme de nuit, elle est à nous ! » ou de la reprise de « Free from desire » (Gala) déchainant les corps sautillants sur l’air de « Patriarcat au feu et les patrons au milieu, patriarcat au feu… Na nanananana… » 

Au sol, une participante s'applique à découper la matière pour fabriquer des lettresD’un bout à l’autre de la manifestation, se font entendre le bruit et le vacarme de la colère et de la révolte. Sur les pancartes trônent des messages engagés et solidaires: « Soyez écolos, plantez des riches », « Nous sommes les voix de celles qui n’en ont pas – Free Palestine », « Viva la vulva », « Pas de fachos dans nos quartiers – pas de quartier pour les fachos », « Contre l’utilisation raciste de nos luttes féministes », « Justice pour les incesté-es » ou encore « Mon corps mon choix », « On te croit », « Un silence n’est pas un oui – Un viol n’est jamais un accident » et « Destruction totale et irrévocable du patriarcat – BADABOUM ». Les mines sont enjouées, les poings levés, les corps dansent et les percussions vibrent et résonnent dans un espace public animé par les luttes féministes.

L’ART DE LA JOIE

La sobriété des un-es croise l’extravagance des autres, les voix s’élèvent y compris dans les silences, les larmes indélébiles des traumatismes passés et présents transparaissent sur les visages souriants, l’inquiétude et la détermination se côtoient dans un équilibre du quotidien... Ici, s’entremêlent vécus, trajectoires, résiliences et résistances. Des individualités à l’expérience commune, le collectif puise sa force dans la sororité et l’adelphité, dans la puissance de la pluralité.

De ce mélange nait l’espoir et la liberté. Insufflée notamment par l’art de la joie dans laquelle s’exprime la créativité militante : des bannières en tissu cousues à la main, parfois à plusieurs mains, des masques créés de toute pièce pour l’occasion et des tenues customisées au gré des envies, des sequins et des tutus débusqués lors des ateliers de confection dédiés, à l’hôtel Pasteur, du 24 février au 8 mars. 

Derniers points de couture avant la finalisation de son masqueIntitulé L’art de la joie en femmage à l’œuvre littéraire de Goliarda Sapienza, le projet est aujourd’hui porté par la Brave Compagnie « mais il est parti d’une initiative collective et amicale », précise Johanna Rocard, co-fondatrice de la structure, aux côtés d’Estelle Chaigne et Amandine Braud. « En 2023, on s’est retrouvées à plusieurs dans la manif du 8 mars. Il y avait moins de mobilisation cette année-là, ce qui s’explique par la guerre en Ukraine et les actus qui se priorisent… On n’était pas très fières de notre engagement, on était un peu à la va vite », poursuit-elle.

Ensemble, elles établissent d’investir, à l’avenir, davantage cette journée internationale de lutte pour les droits des femmes, des valeurs qu’elles revendiquent et prônent au quotidien : « De cette promesse, va naitre l’idée de remobiliser de l’énergie et des compétences car nous sommes quasiment toutes issues du spectacle vivant et des arts visuels. » L’idée : rassembler dans un lieu les chutes de tissus et stocks de leurs ateliers et les mettre à disposition de tou-tes dans une salle de l’Hôtel Pasteur, disposant d’une conciergerie – un avantage pointé par Johanna et les participantes pour avoir accès à la clé, sans dépendre d’une seule et même personne (une organisation plus verticale, en somme). 

UNE ŒUVRE COLLECTIVE

Une participante tient une bannière "Sois féministe et mange une fasciste" avec une bouche aux dents aiguiséesAu cours des deux semaines, l’événement a proposé des journées en accès libre et des temps d’aide à la couture, des ateliers cagoules ou chorales et des créneaux pour accueillir des structures partenaires comme le GPAS et les enfants de Maurepas. « Ce sont des publics qu’on ne toucherait pas sans ce lieu dédié. Il y a par exemple des femmes d’un certain âge qui sont venues à un atelier et sont revenues ensuite. On aurait aimé aussi faire quelque chose avec les femmes de la prison de Rennes, qu’elles puissent porter leurs voix et manifester avec nous mais c’est tombé à l’eau », souligne Cassandre, plasticienne investie dans L’art de la joie.

Si la Brave compagnie coordonne le projet depuis l’an dernier, les participantes insistent sur son aspect collégial et collectif, et notamment sur des compagnonnages qui se construisent au fur et à mesure du temps et des rencontres. Johanna s’en réjouit : « Lors de l’atelier, la chorale féministe Colectiva est venue avec des bannières. On les a continuées en chantant, c’était hyper puissant ! » 

Parmi les partenaires, on compte, entre autres, la compagnie Sentimentale foule, le collectif des femmes de Villejean Kuné, la Maison des femmes Gisèle Halimi, le Laboratoire Artistique Populaire de Maurepas, le Polyblosne, la Belle Déchette ou encore la Maison des Arts et du fil, sans oublier l’Hôtel Pasteur. « Et toutes les autres structures, pas rennaises, qui sont nos compagnonnes de route. Pour dire qu’on fait partie d’un même mouvement. C’est ça aussi qui participe au projet : on manipule une littérature des slogans qu’on emprunte à différents collectifs qu’on connait, c’est comme un jeu de dialogue. Et puis, on est tou-tes réuni-es autour de la même cause, on n’a même pas besoin d’en discuter. On se rassemble ici autour de l’accord principal : mener cette lutte féministe et queer », précise Johanna.

À gauche, des mains en gros plan qui découpent de la matière et à droite, un gros plan sur les mains qui rembobinent le mètreUN LIEU VIVANT ET JOYEUX

L’art de la joie opère dès l’entrée dans l’espace créatif. Ici, tout invite à la participation. Avec ou sans compétences. Ici, disposés dans un bordel maitrisé, les matières et objets de déco sont en libre-service. Les tissus colorés, crépus, lisses ou encore veloutés débordent des armoires agrémentées d’affiches « Salut les ouin ouin » et « I’m a survivor ». Des bacs entiers remplis de feutres, de fusains, de perles, de strass, de sequins ou encore de galons et de ciseaux trônent sur une table, à quelques pas des machines à coudre et des pistolets à colle. Des pancartes indiquent les règles de base quant à l’utilisation du matériel ou encore le calendrier des ateliers mis en place durant la quinzaine. Et partout, des masques décorés, des cagoules customisées et des bannières, au sol, prêtes à être utilisées. « Elles disent qu’elles ont appris à compter sur leurs propres forces », « Un violent désir de bonheur », « Sois féministe, mange un-e fasciste », « Cessez le feu immédiat » ou encore « Nous sommes partout » figurent parmi les messages inscrits, collés et cousus sur les banderoles qui défileront le samedi suivant, dans les rues de Rennes. 

Personnes masquées et cagoulées de leurs créations fabriquées en atelier dans la manifestation du 8 mars à RennesCassandre, ce jour-là, s’affaire à la couture pour terminer sa bannière : « J’avais un slogan en tête mais je ne savais pas comment le mettre en forme. Sans compter qu’on ne se rend pas compte le temps que ça prend, c’est très long ! » Sur un tissu orange, elle inscrit et ajuste le message, lettre bleue par lettre bleue : « Aux violeurs de Gisèle et aux autres nous n’oublierons jamais vos visages ni vos noms ni vos actions » Pour elle, ce lieu est important : « Si on ne l’avait pas, il n’existerait pas ! » Cet endroit, c’est un espace de rencontres et de partages. De mutualisation du matériel et des compétences. D’engagement et de militantisme. 

Sophie, présidente de la Brave compagnie, s’enthousiasme d’avoir trouvé ici et là des créneaux pour transformer un casque de chantier en un masque fleuri aux longues cornes et au rideau de fil garantissant le secret de son identité : « J’ai repris un reste de costume que j’avais fabriqué pour un spectacle de danse et je pense le mettre avec un bombers que j’avais préparé l’an dernier. J’aime l’idée d’être masquée, diabolique et anonyme avec la voilette devant les yeux.  J’ai adoré ces deux semaines, trouver des moments pour passer, discuter en fabriquant… On est concentré-es sur nos ouvrages et donc, c’est facilitant pour la parole. On a eu des discussions sur 2000 sujets ! »

L’ART DE MILITER

« Les gens viennent et prennent de la matière, c’est très joyeux. C’est une manière de militer, pas forcément par le verbe, par les réunions (qui sont aussi très bien et importantes) mais par le faire et le faire ensemble », souligne Johanna. Elle voit là la démonstration d’un féminisme joyeux et festif, contrastant avec l’image infusée dans les médias et l’opinion publique dépeignant « un féminisme austère et chiant ». Ici, il y a de la couleur, du brillant, de la diversité dans les matières et une collection impressionnante de sequins, strass et accessoires pour customiser vêtements, cagoules et bannières. Ici, il y a de quoi faire vivre et s’inspirer des codes du cabaret et du drag. Ici, il y a de la lumière, de l’enthousiasme, de la créativité, des rires, du partage et des échanges qui se tissent au fil des coutures et fabrications textiles.

« On parle de choses complexes, sérieuses, violentes mais ça n’empêche pas de travailler la couleur, la joie. Ce n’est pas une table ronde, on est ‘juste’ en train de réaliser notre ouvrage, on écoute celles qui parlent, on peut parler aussi. C’est une prise de position moins autoritaire, plus souple »
précise-t-elle. 

Une participante coud les bandelettes sur son masqueEnsemble, elles investissent un espace résolument engagé, un militantisme féministe « au croisement très clair des luttes décoloniales, queer et migrantes », au service et en soutien du mouvement collectif. Elle le dit : « On ne théorise pas plus que ça dans ce lieu de création. On ne fait pas le travail de NousToutes 35, du Cridev et des autres associations qui à l’année font un travail de fond que l’on vient ici soutenir et rendre visible. » Elle aborde le contexte actuel, l’importance et l’impact des images, le besoin et l’intérêt de créer des visuels joyeux. Proposer un cortège flamboyant et lumineux pour affirmer les éléments positifs existants dans la société. Valoriser les savoir-faire et les joies partagées : « Il y a des choses qui vont mal mais il n’y a pas que ça. Face à l’effet de sidération que nous apporte l’actualité, c’est important de visibiliser toutes les personnes qui font des choses incroyables, dans ce travail de la forme et de la création. »

SE COSTUMER POUR ÊTRE SOI-MÊME

C’est « une force commune » que décrit Emilia, investie au sein du projet depuis sa création. Une force qui émane du collectif qui se crée à cet endroit et à chaque instant passé dans ce lieu. « Déjà, créer des tenues, ce n’est pas forcément accessible à tou-tes. Ici, on trouve du matériel et des compétences, ce qui en fait un bon lieu de rassemblement selon moi », commente-t-elle. Elle poursuit : « La manifestation, ce n’est pas forcément un contexte évident pour tout le monde. C’est difficile quand on est seul-e de se dire qu’on va manifester sans connaitre personne. Ici, on apprend à se connaitre et à faire face ensemble. Ça donne la possibilité d’y aller en groupe ! » Le collectif qui ouvre le champ des possibles, le collectif qui stimule, le collectif qui empouvoire. De son empathie, sa bienveillance, sa puissance. Une onde positive et vertueuse qui se répercute sur le quotidien. « C’est trop chouette de pouvoir s’autoriser à parler fort, à prendre de la place. Il y a tellement de contexte où on prend peu de place… Le fait de se réunir, d’être nombreuses, ça empouvoire un peu et ça teinte les autres moments de nos vies, en dehors de ce jour-là », s’enthousiasme Sophie. 

Participante à table qui travaille sur son ouvrageSi l’événement s’empare des codes et valeurs de la tradition carnavalesque et de sa manière de se costumer pour dénoncer et critiquer les systèmes de domination, les participant-es s’approprient l’expérience. « J’ai longtemps été dans le collectif Mardi Gras et pour moi, ce que l’on fait là est un peu différent. Au Carnaval, on renverse les situations et on s’autorise à être qui on n’est pas. Ici, je me sens très moi-même au contraire ! La symbolique est différente et je ne porte pas de la même manière le costume au carnaval qu’au 8 mars », analyse Sophie. C’est une forme d’exutoire qui lui donne accès à son identité et sa personnalité, hors des injonctions sociales et patriarcales : « J’ai l’impression d’être moi-même, d’être une version de moi-même que je ne peux pas incarner tous les jours parce qu’elle est trop intense cette version ! » Bas les masques, désactivés les filtres du quotidien. Pour Sophie, c’est un sentiment de grand soulagement. En enfilant le costume, elle a la sensation de révéler qui elle est :

« Pour être acceptées dans la vie, on porte des masques. On est aplaties par les normes et injonctions, on met des filtres pour atténuer qui on est ! Quand je porte mon masque le 8 mars, j’ai l’impression d’enlever ces filtres ! »

Samedi 8 mars, la manifestation est immense, colorée et politique. Des cornes transpercent par endroit la foule compacte à quelques mètres des bannières textiles qui flottent dans les airs. Un cortège flamboyant qui ne s’y trompe pas : on peut allier festivités, créativités et militantisme. Le message est clair, les féministes nombreuses, fières et déters. Face à une actualité de plus en plus dramatique, elles font front. Et personne ne leur ôtera l’art de la joie.