Célian Ramis

Carmen, opéra féministe et engagé

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Opéra itinérant et féministe Carmen, de Jeanne Desoubeaux
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Un opéra itinérant, dans l’espace public et résolument engagé et féministe. C’est la proposition de Jeanne Desoubeaux qui dépoussière la plus célèbre œuvre de Bizet, Carmen, et interroge notre rapport aux violences masculines.
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Opéra itinérant et féministe Carmen de Jeanne Desoubeaux

Trois actes, trois lieux. Un opéra itinérant, dans l’espace public et résolument engagé et féministe. C’est la proposition de la metteuse en scène Jeanne Desoubeaux qui dépoussière la plus célèbre œuvre de Bizet, Carmen, et interroge notre rapport aux violences masculines. 

Si l’opéra revêt une connotation bourgeoise, ici, il n’en est rien. Au contraire, l’esprit folklorique et populaire cueille le public qui profite directement dans l’espace public des airs très connus, et festifs de Carmen, et déambule aux côtés de l’orchestre dans les trois lieux choisis pour représenter le parvis de la manufacture du tabac, la taverne et la corrida. L’esthétique est léchée, l’air d’une soirée de juillet agréable et l’ambiance, conviviale. Le decorum nous plonge dans une aventure trépidante dans laquelle les spectateur-ices se trouvent au cœur de l’action.

UN PUBLIC IMMERGÉ

Opéra itinérant et féministe Carmen de Jeanne DesoubeauxEt c’est précisément là où Jeanne Desoubeaux et la compagnie Maurice et les autres veulent nous amener. Par le dispositif itinérant proposé, les spectateur-ices deviennent aussi des témoins dont la participation est presque aussi centrale que le propos. Et celui que la metteuse en scène développe et déploie est habile et finement travaillé. « Dans le livret original, ce n’est pas bourgeois. Ni les personnages ni les lieux. Immerger le public permet d’instaurer une proximité qui fait que l’émotion advient forcément », souligne-t-elle. 

Scène inédite créée de toute pièce par la metteuse en scène, l’introduction met les pieds dans le plat avec une initiation à dire non. « Vous avez le droit de ne pas être d’accord avec un geste ! », nous signale-t-on d’entrée de jeu. Par exemple, en réaction à une main sur la cuisse – sans consentement – on pourra crier « à hauteur de la violence du geste déplacé ». Et surtout, « on ne s’excuse pas ! » Les deux cantatrices rappellent les chiffres : un viol ou une tentative de viol toutes les 2’30 et un féminicide tous les 3 jours. 

BOUSCULER NOS IMAGINAIRES

Elles enchainent avec des simulations d’agressions échouées, démontrant l’importance – pour changer nos imaginaires collectifs - de partager des scénarios ratés, soit des situations dans lesquelles les victimes ont mis en place des stratégies – redonnant ainsi du pouvoir d’agir aux concerné-es. Face au harcèlement de rue avec insultes, elles caquètent, provoquant les rires d’un public qui se lève pour expérimenter et pratiquer. « On ne se focalise pas sur ce que va faire l’agresseur mais sur ce que nous on va lui faire. Et pour ça, il faut savoir où viser : les yeux, les oreilles, les parties intimes… J’attrape, je tourne, je tire », ordonnent-elles. Le public, hilare, s’exécute. 

Malgré une entrée en matière ludique, le message est glaçant et alors que retentissent piano, violoncelle, hautbois ou encore trompette, les soldats imposent leur rythme militaire et leur présence pesante. Les Halles en commun se transforment en parvis de manufacture de tabac, et rapidement en théâtre des violences masculines. Ici, les soldats performent la virilité et la domination des hommes sur les femmes. Et Carmen, libre et sauvage, est assimilée à la séductrice, la tentatrice, la sorcière. Accusée de provoquer la bagarre, insultée et arrêtée, elle prône la légitime défense et en rappelle les critères avant de s’enfuir, aidée par Don José, brigadier sous le charme de la bohémienne et finalement incarcéré pour son geste.

Opéra itinérant et féministe Carmen de Jeanne DesoubeauxAUX PREMIÈRES LOGES DE LA MISE À MORT

Après une marche encadrée par l’orchestre, c’est aux Cartoucheries, à quelques pas de là, que la fête se poursuit dans un bal populaire où danses et chants se mêlent aux rires et aux effluves de l’alcool qui coule à flot. L’arrivée de José, sorti de prison et dégradé, gâte les festivités quand, à l’appel des clairons, celui-ci se précipite vers la caserne. Une dispute avec Carmen éclate. Il la gifle. Le conflit tourne autour de la notion de liberté pour elle, la notion de loyauté pour lui. Ce sont là les prémices des violences d’un homme qui ne supporte pas d’être rejeté. Elle le quitte, il la tue. Le slogan militant figure en sous-titre de l’opéra de Jeanne Desoubeaux. 

De retour vers les Halles en commun, les spectateur-ices savent d’avance que le dernier acte sera macabre. Toutefois, la curiosité – ou peut-être le voyeurisme - l’emporte et le public s’engouffre dans le hangar pour assister à la corrida finale et fatale. Carmen trône au centre de l’arène. La proximité avec l’action est dérangeante, les tambours, mortifères. Tou-tes les comédien-nes sont réuni-es autour pour l’entrée du toréador, qui a désormais gagné le cœur de la cigaretière. « Vous êtes aux premières loges pour la mise à mort ! », lance-t-il, ajoutant de la tension au drame à venir, Don José rodant dans l’assemblée. 

NE PAS OUBLIER

Opéra itinérant et féministe Carmen de Jeanne DesoubeauxL’intensité du parallèle entre la corrida, visibilisée au centre de l’arène par le toréador ensanglanté, et le féminicide, mimée en marge de la scène, est saisissante. La musique, prenante. Les souffles, coupés. Les visages, tiraillés entre l’horreur de l’action et la gêne. On détourne le regard. On attend en silence. Don José avoue le meurtre et demande à être arrêté, les mains recouvertes de sang. Absence totale de réaction. Faut-il se lever et l’interpeler ? Sommes-nous complices ? Avons-nous cautionné les violences et le féminicide ? Y avons-nous même participé ? Le temps nous est donné mais rien ne se passe. Il s’enfuit. On reste abasourdi-es. Le malaise est total. « Nous avons apporté un geste musical nécessaire, on ne plaque pas l’accord final de Carmen, qui est très joyeux et qui donne envie de se lever et d’applaudir à tout rompre. On ne soutient pas Don José ! », précise Jeanne Desoubeaux. 

Elle n’est pas de celle qui pense qu’une œuvre ne peut être modifiée et doit impérativement être respectée à la lettre. Changer la fin, comme l’avait fait en 2018 le metteur en scène Leo Muscato à l’Opéra de Florence en Italie, n’est pas une trahison, de son point de vue. « C’est même un contresens de ne pas vouloir modifier les œuvres. Tout est possible ! », ajoute-t-elle. Jeanne Desoubeaux partage la vision du directeur du Teatro del Maggio, qui à l’époque de la polémique soulignait « qu’à notre époque, marquée par le fléau des violences faites aux femmes, il est inconcevable qu’on applaudisse le meurtre de l’une d’elles ». Alors, pour éviter que cela se produise, la compagnie Maurice et les autres trouble le final. Fidèle à la version originale, la troupe ne se contente pas de suggérer le féminicide, elle le contextualise et l’installe dans un crescendo de violences intenable et paralysant, terminant par la longue exécution de Carmen. « Pour ne pas oublier ! », scande la metteuse en scène, qui achève son opéra « sans triomphe ni pardon ».

ABSENCE TOTALE DE RÉACTION

« On laisse le vertige, on laisse le public dans une situation de malaise. On lui a donné un rôle d’acteur-ices spectateur-ices. Il peut arrêter Don José mais il ne le fait pas. Pourquoi ? Parce qu’il a les codes du spectacle. Mais aussi parce que face à ce genre de situation dans la société, on laisse faire. On ne dit rien, on ne fait rien. » Troublant mais criant de vérité. D’autant qu’ici, on connait par avance la fin de l’œuvre. On pourrait interrompre Don José avant qu’il ne parvienne à se saisir du corps de Carmen et à le rouer de coups. On pourrait séparer le bourreau de sa victime. On pourrait le faire sortir dès les premiers instants où on l’aperçoit près de l’arène. On pourrait empêcher l’assassinat de la jeune femme qui ne fuit pas, refusant de céder à la peur et aux menaces de son agresseur. On ne le fait pas. On reste en suspens. Personne, au cours des diverses représentations, n’a jamais fait vaciller le scénario. Personne ne peut dire « On ne savait pas ».

UN MANIFESTE FÉMINISTE

Opéra itinérant et féministe Carmen de Jeanne DesoubeauxC’est le génie de cette version contemporaine et engagée qui vient dépoussiérer l’originale datant de la fin du 19e siècle. « J’ai pris la liberté d’écrire la scène d’autodéfense féministe du début et la formation accélérée sur les préservatifs, la légitime défense… Sinon, c’est plutôt de la modernisation du langage. Le livret est globalement respecté », signale la metteuse en scène. De cette œuvre emblématique, elle en fait un manifeste féministe. Elle raconte la liberté de cette femme au caractère sulfureux et indomptable. Et face à cela, elle raconte l’ambivalence des hommes, épris et séduits mais également menacés par son tempérament, utilisé alors pour la dévaloriser, l’exotiser, la mépriser et la tuer. Il y a dans Carmen une confusion entre l’amour porté à une femme et le désir de la posséder, et le mécanisme d’inversion de la culpabilité y est bien rodé et démontré. 

Agissant au gré de ses désirs et envies, usant de la séduction pour parvenir à ses fins, étrange et potentiellement dangereuse dans son anticonformisme et ses origines, la protagoniste est rapidement placée sur le banc des accusées et son assassin, vu comme la victime d’un drame passionnel. Un schéma sexiste et raciste, carastéristique du 19e siècle, qui perdure encore : « Heureusement, aujourd’hui, on définit le meurtre de Carmen comme un féminicide. Parce que les outils féministes sont là ! Depuis, par exemple, les collages féministes existent et nous avons pu jouer dans des espaces où il y avait des messages collés, c’était fort ! »

ŒUVRE RÉALISTE ET PUISSANTE

Jeanne Desoubeaux, metteuse en scène de CarmenLà encore, l’œuvre de Jeanne Desoubeaux s’attache à coller au réel. Dans un espace public largement dominé par les hommes mais récemment réapproprié par les femmes qui revendiquent leurs droits et places. Au même titre que dans les représentations des personnages que dans les situations décrites. « L’enjeu, c’est de représenter le parcours et le féminicide de manière réaliste. Oui, un gentil garçon peut déraper et c’est ça qu’il faut montrer en 2h. Les différents visages d’une même personne », explique Kaëlig Broché, le ténor qui interprète ici Don José. Il ajoute : « Je dois la tuer à coups de poing. Et même si je fais semblant, je m’excuse à chaque fois auprès de la comédienne. J’ai accepté de jouer ce rôle en raison du dispositif scénique de proximité que je trouve extrêmement intelligent. » Puissant et efficace, et qui révèle toutes les subtilités du sujet et la complexité de nos regards et gestes, parasités par l’apprentissage et l’intégration d’un système résultant d’une longue construction sociale patriarcale, entre autres.  

« Le silence final est un bon résumé du spectacle : on ne fait rien, on ne dit rien, on n’agit pas et pourtant, on n’est pas d’accord », conclut-il, admiratif de l’habileté avec laquelle le spectacle cristallise de nombreux sujets de société, toujours d’actualité au 21e siècle. Car même à l’époque où on parle de féminicides, où on pointe les mécanismes de domination viriliste, et où on dénonce en profondeur les violences masculines, les normes intégrées face aux VSS nous ébranlent encore et toujours, marquant l’urgence et la nécessité à changer nos regards et nos représentations. Et l’intérêt et l’importance à questionner notre rapport aux violences, l’origine et les modes de transmission des stéréotypes menant aux discriminations, à la marginalisation, à la minimisation des faits et aux comportements déviants, mais aussi notre capacité à intervenir, à refuser la soi-disant fatalité des féminicides, à devenir sujet et à dire non aux violences masculines. Et à s’émanciper.

 

 

 

Célian Ramis

Enfermement des femmes : dans l’antre de la folie

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Photo extraite du spectacle Rouge amère fantasmagorie, de la compagnie La Morsure. Ici on aperçoit la prostituée dans sa cabine, volontairement floue et insaisissable.
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Aliénation et enfermement se conjuguent au féminin dans cette pièce théâtrale et plastique bousculant codes du spectacle vivant et normes patriarcales, au cœur d’une passe entre une prostituée et son client.
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Composition de photos dans le cadre du spectacle RougeAliénation et enfermement se conjuguent au féminin dans Rouge, Amère Fantasmagorie, pièce théâtrale et plastique de la compagnie La Morsure, qui bouscule les codes du spectacle vivant aussi bien que les normes de la société patriarcale. Un spectacle immersif et déambulatoire au cœur d’une passe entre une prostituée et son client. Mais pas que…

Une atmosphère rouge tamisée. Des objets partout. Et une voix qui murmure : « Ça fait longtemps que t’es pas venu me voir / Je t’ai préparé une surprise ». On entre timidement dans la pièce. La peur de déranger. La peur de renverser les verres disposés sur la table, de faire valdinguer le chandelier, de s’emmêler les pinceaux dans les fils, d’être emprisonné-e-s dans la toile. Et pourtant, on avance, guidé-e-s par la curiosité, l’envie de fouiner et de débusquer des secrets, de se frotter aux interdits… Le frisson du danger. De l’illégalité. De l’intimité. Nos yeux parcourent la salle, nos corps se meuvent lentement, nos respirations sont haletantes et saccadées. On entend presque les cœurs s’emballer. On distingue la gêne camouflée dans l’air grave et sérieux des visages qui n’osent croiser d’autres regards. Chacun-e bien concentré-es. Pour ne pas avoir l’air voyeur. Mais aussi pour ne rien rater.

Pour ne pas manquer un seul des objets disposés dans ce capharnaüm. Alors, dans un silence pesant, tout le monde scrute minutieusement le moindre détail de ce bordel qui semble abandonné. Au milieu des cachets, des boucles d’oreille, tétines, prothèses mammaires, d’une baignoire remplie de fils et d’aguilles, des seringues et des tableaux brodés, on ressent l’inconfort. L’inconfort face aux tabous. Au déséquilibre provoqué par la confrontation du vivant et du mortel. D’une histoire passée et d’une réalité présente. L’inconfort d’avoir pénétré, à la vue de tou-tes et en groupe, dans une maison close qui semble hantée par les vies qui l’ont occupée et les vécus qui l’ont marquée. Petit à petit, on dézoome notre vision, on aperçoit une porte rouge qui trône derrière un parterre de roses. L’œil de bœuf nous invite à lorgner les activités de celle que l’on entend chanter « Love me tender » et susurrer « C’est la première fois pour toi ? / Déshabille toi / Je suis contente que tu sois venu ». Et puis, la porte s’ouvre sur le boudoir de la prostituée. Et nous voilà à la fois projeté-es au cœur de son intimité et à la fois observateur-ices extérieur-es de la passe qui s’y déroule. 

PRENDRE POSITION

Photo extraite du spectacle Rouge avec les femmes du passé qui ressurgissent sur un écran projeté sur la cabine de la prostitutéeC’est là tout le propos de la compagnie La Morsure qui nous embarque dans une déambulation au sein d’un bordel habité par le passé. La pièce Rouge, Amère Fantasmagorie nous met au pied du mur. Face à ces objets, face à cette prostituée, face à nous-même. Elle convoque nos fantasmes, nos imaginaires collectifs, nos expériences, nos préjugés et nous confronte à notre rapport au féminin. Et surtout, elle nous engage à prendre position. « Il y a ce temps dans l’antichambre où les gens arrivent et restent 30 minutes avant d’être invités à entrer dans l’espace clos. C’est une expérience sensible qui passe par le corps pour pouvoir se dire ‘on est bien’ et ‘on est mal’. Comment et à quoi ça tient tout ça ? », interroge Marie Parent, co-fondatrice de la compagnie, co-autrice et co-metteuse en scène avec Christophe Le Cheviller du spectacle.

L’idée : bousculer, déstabiliser. « L’expérience féminine et l’expérience masculine sont en général très différentes. Le procédé immersif et déambulatoire fait son effet. Tu te retrouves toi-même. Il n’y a pas d’obscénité, il y a une stylisation du décor et on ramène le spectateur à son rapport physique et l’homme à sa position de dominant », poursuit-elle. Se déplacer, être en mouvement dans le cabinet de curiosité d’un côté. Se figer, retenir son souffle face à la cabine, de l’autre. Constater l’aisance des hommes choisis pour la passe. Ou une tentative de camouflage du malaise présent ? La discussion enclenchée par la prostituée peut paraitre anodine, banale, et pourtant, elle entre en intimité avec son client, le dévoile et le met à nu, au vu de tou-tes, le pousse à se démasquer ou à révéler sa carapace. La tension est palpable et omniprésente. L’action est lente, intense et puissante.

« On ne cherche pas à effrayer, on cherche le déséquilibre. De là, on peut mettre une pensée, une indignation, un questionnement. On veut que les gens soient en mouvement pour ça. Pour les renvoyer à leur positionnement. Il n’est pas question de jugement ou de morale de notre part », souligne Marie Parent.

LE POINT DE DÉPART

Depuis 8 ans, la compagnie La Morsure réalise un travail pluridisciplinaire, basé sur l’improvisation et le sensible, dans lequel se mêlent théâtre, danse et performances plastiques. Les textes ne sont jamais figés, l’œuvre, toujours en mouvement, prête à « se développer de l’intérieur ». La question qui jalonne leurs esprits à chaque création : comment garantir, au sein du spectacle vivant, un propos, une esthétique ? « On n’est pas dans l’impro pure sinon on peut tomber dans la caricature, le cliché. Mais on est sur la question du tragicomique : regarder le monde et son chaos en face, tout en gardant le ressort comique (qui n’est pas très présent dans Rouge…). Ça vient se contredire et c’est là qu’on crée du vivant ! »

Marie Parent et Christophe Le Cheviller allient les compétences et exigences du théâtre professionnel au regard nouveau et hors des codes de la pratique amateure. « Ça déstabilise l’édifice ! On aime particulièrement bosser avec des publics atypiques (Itep, Ehpad, centre de détention…), comme ils sont moins formatés, on s’éloigne de l’art savant », se réjouit la comédienne. À partir de là, la compagnie ouvre le champ à l’exploration des invisibles. Les femmes sacrifiées, les folies et les limites sont des thématiques récurrentes qui agissent comme un fil rouge dans leurs créations. « Dans notre premier spectacle, We are family, on parlait de la famille nucléaire avec un personnage de la mère, cette femme sacrifiée dans notre époque moderne où elle travaille mais elle est violentée par le contexte de la famille. À tel point, qu’elle devient aliénée. Puis on a eu envie de développer ce personnage », analyse Marie Parent. Ainsi, né un « stand up tragique » sur une femme qui souhaite parler, sans savoir quoi dire et comment le dire :

« Elle cherche une forme à laquelle elle n’a pas accès. C’est drôle et tragique, avec une forme d’espoir. L’idée : qu’on laisse les femmes tranquilles ! »

Photo extraite du spectacle Rouge dans lequel un spectateur joue le client de la prostituéeLA FOLIE, REFUGE DES VIOLENCES

Le thème de la folie intrigue et inspire La Morsure qui creuse son sillon artistique dans l’antre viscérale et psychique du féminin. « La folie féminine nous intéresse. A force d’être tabassée, on finit par sombrer… » La figure de Camille Claudel plane dans les esprits et pourtant, son exemple est loin d’être singulier. La question de l’enfermement apparait rapidement dans les réflexions et processus de création de Marie Parent et Christophe Le Cheviller qui vont poursuivre le cheminement et le parcours de cette mère aliénée, en la fantasmant prostituée dans le spectacle Le Bordel. « Le propos n’est pas du tout autour d’un jugement sur la prostitution. On explore l’enfermement dans les maisons closes. Du choix de la pratique à l’enfermement des femmes qui y travaillent », souligne l’artiste.

Va naitre le dispositif de Rouge, Amère Fantasmagorie dans laquelle éclos l’idée d’un bordel hanté, se matérialisant par la projection vidéo, directement sur la cabine, de prostituées revenantes. À l’extérieur, une performeuse danse et boxe, incarnant la femme qui se débat, qui lutte et qui combat, à quelques mètres de ces fantômes qui viennent nous rappeler l’histoire des femmes, leurs conditions et leur héritage oublié et méprisé par ceux qui ont écrit la grande Histoire. « Une moitié de l’humanité exerce un pouvoir féroce sur l’autre. Comment ça fait pour durer ? Comment ça se fait qu’on mette la responsabilité sur les femmes ? », questionne Marie Parent, animée par toutes les interrogations que soulèvent les thématiques de la folie féminine, du matrimoine et des féminismes. 

VISIBILISER LES FEMMES

En septembre 2023, la plasticienne a installé son exposition Plates coutures au sein du centre pénitentiaire pour femmes de Rennes, un travail débuté durant le confinement. Elle se met à coudre une carte postale sur laquelle figure La Muette, de Raphaël. « Je me suis mise à lui coudre la bouche et les yeux. Et puis, j’ai continué à faire ça sur toutes les cartes postales que j’avais et les beaux livres d’art entre le 12e et le 20esiècle. Je ne suis pas contre les œuvres, je les aime ! Mais j’aime l’idée avec cette couture de dire ‘Voilà où on a été reléguées, nous les femmes, muses, modèles… Rarement créatrices’ ! », s’exclame-t-elle. Son militantisme est joyeux et communicatif, politique et collectif.

De son fil rouge vif, elle visibilise l’Histoire et le sort réservé aux femmes à travers les époques. Et elle transmet son message, son procédé. Aux détenues auprès de qui elle s’est rendue. « On a tissé une toile d’araignée dans la bibliothèque, réalisé un travail d’écriture, des performances photos d’elles qui écrivent, tissent, etc. », souligne-t-elle. Des ateliers ont également eu lieu autour du spectacle Rouge, Amère Fantasmagorie : « On a travaillé sur les enfermements féminins. Pas uniquement en tant que détenues. Elles sont bien placées pour parler de ça et ça les branche, elles sont contentes d’accéder à ce type de proposition. Leurs idées et réflexions permettent d’être en frontale et de nourrir la création. Ce n’est pas juste une action culturelle, on fait de l’impro, on adapte et on gagne des choses dans le spectacle ! »

Dans Rouge, c’est donc tout un imbroglio de vécus et de parcours de vie de femmes qui se matérialisent et se racontent. Avec son lot de violences, de fantasmes, de réalités et de folies. Regarder le monde et son chaos en face, ici, le leitmotiv de la compagnie résonne et vient nous percuter les entrailles, entrant en connexion avec la performance aussi esthétique que militante de Marie Parent qui vit dans sa chair, tout l’après-midi durant, cette condition de domination :

« On se met dans l’état de cette corporalité commune. Et c’est fatiguant parce que c’est dur les oppressions féminines ! »

L’expérience de cette immersion est inédite, brutale et cathartique. Elle bouleverse, secoue, déstabilise. Elle nous unie, nous rend moins seule, nous console, nous répare de son fil invisible et puissant de sororité.