Célian Ramis
Carmen, opéra féministe et engagé


Trois actes, trois lieux. Un opéra itinérant, dans l’espace public et résolument engagé et féministe. C’est la proposition de la metteuse en scène Jeanne Desoubeaux qui dépoussière la plus célèbre œuvre de Bizet, Carmen, et interroge notre rapport aux violences masculines.
Si l’opéra revêt une connotation bourgeoise, ici, il n’en est rien. Au contraire, l’esprit folklorique et populaire cueille le public qui profite directement dans l’espace public des airs très connus, et festifs de Carmen, et déambule aux côtés de l’orchestre dans les trois lieux choisis pour représenter le parvis de la manufacture du tabac, la taverne et la corrida. L’esthétique est léchée, l’air d’une soirée de juillet agréable et l’ambiance, conviviale. Le decorum nous plonge dans une aventure trépidante dans laquelle les spectateur-ices se trouvent au cœur de l’action.
UN PUBLIC IMMERGÉ
Et c’est précisément là où Jeanne Desoubeaux et la compagnie Maurice et les autres veulent nous amener. Par le dispositif itinérant proposé, les spectateur-ices deviennent aussi des témoins dont la participation est presque aussi centrale que le propos. Et celui que la metteuse en scène développe et déploie est habile et finement travaillé. « Dans le livret original, ce n’est pas bourgeois. Ni les personnages ni les lieux. Immerger le public permet d’instaurer une proximité qui fait que l’émotion advient forcément », souligne-t-elle.
Scène inédite créée de toute pièce par la metteuse en scène, l’introduction met les pieds dans le plat avec une initiation à dire non. « Vous avez le droit de ne pas être d’accord avec un geste ! », nous signale-t-on d’entrée de jeu. Par exemple, en réaction à une main sur la cuisse – sans consentement – on pourra crier « à hauteur de la violence du geste déplacé ». Et surtout, « on ne s’excuse pas ! » Les deux cantatrices rappellent les chiffres : un viol ou une tentative de viol toutes les 2’30 et un féminicide tous les 3 jours.
BOUSCULER NOS IMAGINAIRES
Elles enchainent avec des simulations d’agressions échouées, démontrant l’importance – pour changer nos imaginaires collectifs - de partager des scénarios ratés, soit des situations dans lesquelles les victimes ont mis en place des stratégies – redonnant ainsi du pouvoir d’agir aux concerné-es. Face au harcèlement de rue avec insultes, elles caquètent, provoquant les rires d’un public qui se lève pour expérimenter et pratiquer. « On ne se focalise pas sur ce que va faire l’agresseur mais sur ce que nous on va lui faire. Et pour ça, il faut savoir où viser : les yeux, les oreilles, les parties intimes… J’attrape, je tourne, je tire », ordonnent-elles. Le public, hilare, s’exécute.
Malgré une entrée en matière ludique, le message est glaçant et alors que retentissent piano, violoncelle, hautbois ou encore trompette, les soldats imposent leur rythme militaire et leur présence pesante. Les Halles en commun se transforment en parvis de manufacture de tabac, et rapidement en théâtre des violences masculines. Ici, les soldats performent la virilité et la domination des hommes sur les femmes. Et Carmen, libre et sauvage, est assimilée à la séductrice, la tentatrice, la sorcière. Accusée de provoquer la bagarre, insultée et arrêtée, elle prône la légitime défense et en rappelle les critères avant de s’enfuir, aidée par Don José, brigadier sous le charme de la bohémienne et finalement incarcéré pour son geste.
AUX PREMIÈRES LOGES DE LA MISE À MORT
Après une marche encadrée par l’orchestre, c’est aux Cartoucheries, à quelques pas de là, que la fête se poursuit dans un bal populaire où danses et chants se mêlent aux rires et aux effluves de l’alcool qui coule à flot. L’arrivée de José, sorti de prison et dégradé, gâte les festivités quand, à l’appel des clairons, celui-ci se précipite vers la caserne. Une dispute avec Carmen éclate. Il la gifle. Le conflit tourne autour de la notion de liberté pour elle, la notion de loyauté pour lui. Ce sont là les prémices des violences d’un homme qui ne supporte pas d’être rejeté. Elle le quitte, il la tue. Le slogan militant figure en sous-titre de l’opéra de Jeanne Desoubeaux.
De retour vers les Halles en commun, les spectateur-ices savent d’avance que le dernier acte sera macabre. Toutefois, la curiosité – ou peut-être le voyeurisme - l’emporte et le public s’engouffre dans le hangar pour assister à la corrida finale et fatale. Carmen trône au centre de l’arène. La proximité avec l’action est dérangeante, les tambours, mortifères. Tou-tes les comédien-nes sont réuni-es autour pour l’entrée du toréador, qui a désormais gagné le cœur de la cigaretière. « Vous êtes aux premières loges pour la mise à mort ! », lance-t-il, ajoutant de la tension au drame à venir, Don José rodant dans l’assemblée.
NE PAS OUBLIER
L’intensité du parallèle entre la corrida, visibilisée au centre de l’arène par le toréador ensanglanté, et le féminicide, mimée en marge de la scène, est saisissante. La musique, prenante. Les souffles, coupés. Les visages, tiraillés entre l’horreur de l’action et la gêne. On détourne le regard. On attend en silence. Don José avoue le meurtre et demande à être arrêté, les mains recouvertes de sang. Absence totale de réaction. Faut-il se lever et l’interpeler ? Sommes-nous complices ? Avons-nous cautionné les violences et le féminicide ? Y avons-nous même participé ? Le temps nous est donné mais rien ne se passe. Il s’enfuit. On reste abasourdi-es. Le malaise est total. « Nous avons apporté un geste musical nécessaire, on ne plaque pas l’accord final de Carmen, qui est très joyeux et qui donne envie de se lever et d’applaudir à tout rompre. On ne soutient pas Don José ! », précise Jeanne Desoubeaux.
Elle n’est pas de celle qui pense qu’une œuvre ne peut être modifiée et doit impérativement être respectée à la lettre. Changer la fin, comme l’avait fait en 2018 le metteur en scène Leo Muscato à l’Opéra de Florence en Italie, n’est pas une trahison, de son point de vue. « C’est même un contresens de ne pas vouloir modifier les œuvres. Tout est possible ! », ajoute-t-elle. Jeanne Desoubeaux partage la vision du directeur du Teatro del Maggio, qui à l’époque de la polémique soulignait « qu’à notre époque, marquée par le fléau des violences faites aux femmes, il est inconcevable qu’on applaudisse le meurtre de l’une d’elles ». Alors, pour éviter que cela se produise, la compagnie Maurice et les autres trouble le final. Fidèle à la version originale, la troupe ne se contente pas de suggérer le féminicide, elle le contextualise et l’installe dans un crescendo de violences intenable et paralysant, terminant par la longue exécution de Carmen. « Pour ne pas oublier ! », scande la metteuse en scène, qui achève son opéra « sans triomphe ni pardon ».
ABSENCE TOTALE DE RÉACTION
« On laisse le vertige, on laisse le public dans une situation de malaise. On lui a donné un rôle d’acteur-ices spectateur-ices. Il peut arrêter Don José mais il ne le fait pas. Pourquoi ? Parce qu’il a les codes du spectacle. Mais aussi parce que face à ce genre de situation dans la société, on laisse faire. On ne dit rien, on ne fait rien. » Troublant mais criant de vérité. D’autant qu’ici, on connait par avance la fin de l’œuvre. On pourrait interrompre Don José avant qu’il ne parvienne à se saisir du corps de Carmen et à le rouer de coups. On pourrait séparer le bourreau de sa victime. On pourrait le faire sortir dès les premiers instants où on l’aperçoit près de l’arène. On pourrait empêcher l’assassinat de la jeune femme qui ne fuit pas, refusant de céder à la peur et aux menaces de son agresseur. On ne le fait pas. On reste en suspens. Personne, au cours des diverses représentations, n’a jamais fait vaciller le scénario. Personne ne peut dire « On ne savait pas ».
UN MANIFESTE FÉMINISTE
C’est le génie de cette version contemporaine et engagée qui vient dépoussiérer l’originale datant de la fin du 19e siècle. « J’ai pris la liberté d’écrire la scène d’autodéfense féministe du début et la formation accélérée sur les préservatifs, la légitime défense… Sinon, c’est plutôt de la modernisation du langage. Le livret est globalement respecté », signale la metteuse en scène. De cette œuvre emblématique, elle en fait un manifeste féministe. Elle raconte la liberté de cette femme au caractère sulfureux et indomptable. Et face à cela, elle raconte l’ambivalence des hommes, épris et séduits mais également menacés par son tempérament, utilisé alors pour la dévaloriser, l’exotiser, la mépriser et la tuer. Il y a dans Carmen une confusion entre l’amour porté à une femme et le désir de la posséder, et le mécanisme d’inversion de la culpabilité y est bien rodé et démontré.
Agissant au gré de ses désirs et envies, usant de la séduction pour parvenir à ses fins, étrange et potentiellement dangereuse dans son anticonformisme et ses origines, la protagoniste est rapidement placée sur le banc des accusées et son assassin, vu comme la victime d’un drame passionnel. Un schéma sexiste et raciste, carastéristique du 19e siècle, qui perdure encore : « Heureusement, aujourd’hui, on définit le meurtre de Carmen comme un féminicide. Parce que les outils féministes sont là ! Depuis, par exemple, les collages féministes existent et nous avons pu jouer dans des espaces où il y avait des messages collés, c’était fort ! »
ŒUVRE RÉALISTE ET PUISSANTE
Là encore, l’œuvre de Jeanne Desoubeaux s’attache à coller au réel. Dans un espace public largement dominé par les hommes mais récemment réapproprié par les femmes qui revendiquent leurs droits et places. Au même titre que dans les représentations des personnages que dans les situations décrites. « L’enjeu, c’est de représenter le parcours et le féminicide de manière réaliste. Oui, un gentil garçon peut déraper et c’est ça qu’il faut montrer en 2h. Les différents visages d’une même personne », explique Kaëlig Broché, le ténor qui interprète ici Don José. Il ajoute : « Je dois la tuer à coups de poing. Et même si je fais semblant, je m’excuse à chaque fois auprès de la comédienne. J’ai accepté de jouer ce rôle en raison du dispositif scénique de proximité que je trouve extrêmement intelligent. » Puissant et efficace, et qui révèle toutes les subtilités du sujet et la complexité de nos regards et gestes, parasités par l’apprentissage et l’intégration d’un système résultant d’une longue construction sociale patriarcale, entre autres.
« Le silence final est un bon résumé du spectacle : on ne fait rien, on ne dit rien, on n’agit pas et pourtant, on n’est pas d’accord », conclut-il, admiratif de l’habileté avec laquelle le spectacle cristallise de nombreux sujets de société, toujours d’actualité au 21e siècle. Car même à l’époque où on parle de féminicides, où on pointe les mécanismes de domination viriliste, et où on dénonce en profondeur les violences masculines, les normes intégrées face aux VSS nous ébranlent encore et toujours, marquant l’urgence et la nécessité à changer nos regards et nos représentations. Et l’intérêt et l’importance à questionner notre rapport aux violences, l’origine et les modes de transmission des stéréotypes menant aux discriminations, à la marginalisation, à la minimisation des faits et aux comportements déviants, mais aussi notre capacité à intervenir, à refuser la soi-disant fatalité des féminicides, à devenir sujet et à dire non aux violences masculines. Et à s’émanciper.


C’est l’affaire Denis Baupin, révélée par Mediapart grâce au travail de sa consœur Lénaïg Bredoux, qui va l’inviter à investiguer sur les violences sexistes et sexuelles. « On est en mai 2016 et c’est la première enquête de ce genre qui sort dans la presse sur le sujet. Durant les mois d’enquête – en partenariat avec France Inter, ce qui aide à diffuser plus largement – on a reçu énormément de témoignages de VSS, pas uniquement sur Denis Baupin. Il a fallu du renfort, je me suis portée volontaire », se remémore-t-elle. À cette époque, les VSS et les féminicides sont encore cantonnés et réduits aux pages faits divers dans les médias au lieu d’être traités comme « un phénomène systémique sur lequel il faut enquêter ». Un an plus tard, MeToo explose et la société écoute davantage les militantes féministes qui participent au changement de paradigme, imposant l’usage d’un terme désignant la spécificité de ces meurtres, en raison du genre des victimes et des criminels.
Aujourd’hui encore, l’accueil de la parole des victimes de VSS dépend des conditions de formation des agents de police (ou gendarmes) et des membres de la Justice. Si la voie de presse ne se substitue pas à cette dernière, elle apparait comme une alternative pour exprimer un vécu violent et mettre en évidence, par une enquête journalistique rigoureuse, la substance et les enjeux de la domination masculine. « À l’époque de l’enquête sur Denis Baupin, on a ouvert une boite mail dédiée aux témoignages de VSS et on a vu l’étendue du problème... Elle ne désemplit pas. C’est de l’ordre des milliers de messages », signale Marine Turchi, qui précise : « Il y a dans les mails, des personnes coincées dans des procédures interminables et espèrent que la voie médiatique leur permettra de sortir de cette impasse. Les personnes qui ne portent pas plainte, ça doit interroger la Justice… »
Toutes les deux défendent la liberté de la presse et les principes fondamentaux de la Justice, parmi lesquels figurent le droit de la défense, le procès équitable ou encore la présomption d’innocence. Pourtant, ce dernier est souvent opposé aux journalistes et militant-es féministes qui dénoncent les auteurs de VSS. « On entend des voix judiciaires, relayées par certains médias, se demander si le tout victimaire n’aurait pas pris le dessus ? Comme si nous étions dans une société vengeresse qui voudrait immoler des hommes innocents… », plaisante, à demi-mots, Anne Bouillon. La résurgence massive des mouvements masculinistes et réactionnaires l’inquiète profondément. Elle y voit là une stratégie pour détourner le propos : « On doit repartir au combat ! Pour moi, ce backlash est fait pour déplacer la focale sur une question qui n’est pas notre sujet ! »
De par la médiatisation de ces affaires, venant étayer les propos des victimes et des militantes, les représentations évoluent, exigeant des prises de position et de responsabilités claires et précises. Ainsi, l’an dernier, la sortie du film CE2, réalisé par Jacques Doillon, a été reportée à un mois dans sa diffusion en salles et le cinéaste a même été décommandé par le festival Viva II Cinéma, à Tours, en raison de l’ouverture d’une enquête pénale pour viols sur mineur-es. Cette année, c’est la sortie de Je le jure qui met l’industrie du cinéma dans l’embarras. En effet, le réalisateur Samuel Theis est accusé de viol par un technicien du film, tourné en 2023, et une enquête est en cours. La production, inquiète face aux enjeux financiers et sociétaux que l’affaire soulève, a opté pour un protocole de confinement jusqu’à la fin du tournage (absent du plateau pour « prendre acte d’une souffrance », le réalisateur a dirigé les scènes à distance) et la sortie du film est accompagnée d’un dispositif de « non mise en lumière du réalisateur » qui ne donne pas d’interview et ne participe à aucune avant-première. Des précautions, et des motivations, peut-être discutables mais qui ont le mérite d’interroger les alternatives possibles dans les situations d’accusations de VSS et de mettre en lumière que tout reste désormais à inventer. Un défi qui s’applique à tous les pans de la société.
L’idée de faire monter l’information sur scène, le temps d’une soirée, vient de Louise Katz, Julie Lallouet-Geffroy et Nathanaël Simon, co-fondateur-ices du nouveau média intitulé Les 3 ours. Le 24 janvier, c’est la journaliste Cindy Hubert qui revenait sur son quotidien de chroniqueuse judiciaire lors du procès des viols de Mazan qu’elle a couvert sur le terrain pour RTL, durant les 4 mois de cette affaire hors-norme.
À la salle de la Cité, c’est Cindy Hubert la première professionnelle à se lancer dans un spectacle d’informations de 45 minutes, environ, avant d’échanger avec la salle. Devant elle, une table, des chaises, un verre d’eau. Et ses carnets. Dans lesquels elle va compter les jours - « une habitude prise lors du procès du 13 novembre » - durant ces « quatre mois en apnée ». Cette fois, ce seront huit cahiers noircis de ses souvenirs, de ses impressions, ce qu’elle voit, ce qu’elle entend, de ce qui ne se voit pas mais se ressent… « Je vais les garder car il y a des procès qui ne nous quittent jamais tout à fait », commente-t-elle.
C’est par un acte illégal que le travail débute : obtenir le dossier d’instruction. « Ça appartient au secret de l’instruction. Je n’ai pas le droit de l’avoir. Je finis par l’avoir », signale Cindy Hubert, précisant l’importance de ce document pour les chroniqueur-euses judiciaires. Noms, faits, interrogatoires… Elle se plonge dans les 371 pages, durant 2 journées entières, stabilotant les passages intéressants, marquants, essentiels, incontournables. « Plus j’avance, plus c’est atroce. Il y a cet homme qui est venu 6 fois, ce pompier qui a gardé son uniforme, ce gamin de 20 ans… On comprend que sur les vidéos, on entend explicitement les ronflements de Gisèle Pelicot du début à la fin des viols. Ce que je vais finir par entendre plus tard au procès… », déplore-t-elle.
FACE À LA DÉFIANCE, LA TRANSPARENCE !
Et puis, il y a aussi ce que les journalistes ne relatent pas. Ce qu’ils choisissent de ne pas retranscrire dans leurs papiers et leurs chroniques. Pas uniquement parce que les calibres ou les durées imposées ne le permettent pas. Car en 1’10, soit deux pages de texte à écrire avant le direct, rodée à l’exercice, elle peut dire 1000 choses, choisir un angle d’attaque pour parler de l’enjeu de la journée ou d’un moment en particulier (qu’elle qualifie de « frissons d’assises »). « Dans un procès, on ne peut pas tout dire, tout raconter. Il y a des choses qu’on préfère taire », dit-elle, avant de partager quelques éléments avec nous.
Son récit nous captive. Fluide et impactant. Avec professionnalisme, loin d’une description voyeuriste, Cindy Hubert documente des aspects clés et essentiels à la compréhension de son métier mais aussi du procès. Ce qui en a fait son caractère hors-norme, ce qui a alimenté la machine médiatique durant toute sa durée. Elle nous donne les faits, elle partage son vécu, nous raconte le travail quotidien d’une chroniqueuse judiciaire, la spécificité de son métier et comment elle le vit. C’est fascinant et apaisant. Loin du tumulte de l’infobésité, un souffle pour réfléchir ensemble aux informations livrées. « C’est une autre manière d’accéder au récit journalistique. Ensemble, on respire, on écoute et on débriefe ensuite », s’enthousiasme Julie Lallouet-Geffroy.
« Ras le viol », « Face aux violences, notre silence les arrange, notre colère les dérange », « Le scandale, c’est le viol »… Les pancartes trônent dans l’espace public, les slogans retentissent, la foule scande « Le patriarcat ne tombera pas tout seul, organisons-nous pour lui péter la gueule ! ». Il y a de la colère, il y a de la sidération et puis, il y a aussi de la sororité, de l’adelphité et de la solidarité. Et surtout, beaucoup de courage et d’émotions, ce jour-là, samedi 14 septembre. Partout en France, les militantes féministes et allié-es se sont retrouvées pour se mobiliser, ensemble, en soutien à Gisèle Pélicot et Caroline Darian, et en soutien à tou-tes les victimes de violences sexistes et sexuelles.
Depuis l’ouverture de l’affaire judiciaire, début septembre à Avignon, Gisèle Pelicot affiche avec force sa détermination à briser le tabou et le silence et, surtout, à ne pas se taire face à une atrocité si banalisée et répandue dans la société. Elle devient, quelques mois après Judith Godrèche, le symbole de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, et une figure emblématique qui fédère et permet à d’autres concerné-es de livrer leurs vécus. Elle envoie un message puissant et essentiel : la honte doit changer de camp. « Les enquêtes de la Ciivise nous rappellent clairement que ce phénomène, qui existe dans de très nombreuses familles, est caché la plupart du temps pendant des dizaines d’années. Et lorsque les victimes parlent, elles ne sont pas crues ni par leur famille, ni par les flics, ni par la Justice. Cette situation doit changer pour que les enfants puissent grandir sainement et en sécurité. Pour que nos vies soient apaisées et nos traumatismes soignés ! », déclarent les militantes de Nous Toutes 35 lors du rassemblement du 14 septembre.
« Que ce soit la violence d’un avocat qui dit qu’il y a ‘viol et viol’, que ce soit la violence d’une Justice qui ne joue aucun rôle dans la protection des victimes, la violence d’une police qui demande si on était bien habillé-es et si on a apprécié, la violence économique puisque la précarité empêche les femmes et les minorités de genre de quitter les foyers violents, la violence d’un État qui aujourd’hui a Darmanin comme ministre de l’Intérieur, qui fait semblant de se préoccuper des VSS pour enfermer des personnes issues de l’immigration et les expulser alors que lui-même est accusé de viol, la violence d’un Macron qui fait semblant de s’intéresser à la constitutionnalisation de l’IVG pendant qu’il soutient Depardieu, qui nous dit qu’on doit réarmer démographiquement le pays, etc. »
Le profil de l’agresseur :« Mon agresseur était blanc. J’en ai marre d’entendre les gens dire que les étrangers sont les personnes qui violent dans les rues. C’est pas vrai. Moi, j’ai peur de sortir de chez moi, parce que j’ai peur des hommes blancs. » / « On est dans un système où malheureusement quand on a du pouvoir, on garde notre rang, on n’est pas dénoncé… » / « C’était mon beau-père, un homme de confiance, apprécié de tout le monde évidemment, quelqu’un dont on ne pouvait pas penser ça de lui » et « Ces hommes (à propos des 50 accusés au procès, ndlr), leurs CV tournent beaucoup dans la presse. Ce qui choque, c’est que leurs vies sont ordinaires. Ils occupent des tafs ordinaires. Ça pourrait être n’importe quel homme. » La victimisation des hommes face au sujet : « C’est important que tout le monde comprenne que ce n’est pas l’individu en tant que tel qu’on dénonce mais le groupe social – homme – que vous représentez, la masse que vous êtes, l’énergie qui s’en dégage et qui peut être effrayante. » 
C’était mieux avant, parait-il. Pour qui ? Pour quoi ? Adapté de la pièce Angry Alan de Penelope Skinner, le seul en scène Backlash, du groupe Vertigo, s’attaque au masculinisme, décortiquant avec brio les mécanismes âpres et insidieux d’un relent conservateur et nauséabond face aux avancées du féminisme.
Jusqu’ici, on se serait tenté-es de voir le positif de la situation et de penser en termes d’empouvoirement et d’empuissancement. Une émancipation individuelle nécessaire, au même titre que celle des femmes et des personnes sexisées qui s’affranchissent peu à peu des codes, normes et assignations de genre, dénonçant la construction sociale établie par le patriarcat et inventant de nouvelles manières de penser et de vivre, en dehors du sexisme et de la binarité. Pourtant, on ne se réjouit pas. Car on comprend dès le départ que Danny, paumé et en perte de repères, se jette dans les filets du masculinisme qui utilise la rhétorique du féminisme pour mieux la piétiner et la tourner en discours victimaire, avant de s’approprier celui-ci, au titre d’un soi-disant « sexisme gynocentriste ».
Ça transpire la mauvaise foi et ça nous explose les neurones et les entrailles. On voudrait lui arracher la bouche à cet Angry Alan qui profite du monde virtuel pour répandre sa haine dans le monde réel. On voudrait le secouer ce Danny qui croit au regain de sa vitalité grâce à cet élan de brutalité et de violence qu’il n’entrevoit même pas. Jusqu’à braquer un fusil sur son fils qui lui s’interroge sur la fluidité des genres. Et la pièce nous laisse là, dans cette distinction entre une partie du monde refusant catégoriquement d’avancer et d’évoluer en regrettant l’ancien temps, le fameux « c’était mieux avant », et une partie du monde s’affichant progressiste et déterminée à s’affranchir des codes et normes du vieux monde patriarcal qui divise dans une guerre des sexes qui n’a pas lieu d’exister si chacun-e peut décider librement et en pleine conscience de son identité.
Elles encourent un risque plus élevé de subir des violences sexistes et sexuelles au cours de leurs vies mais dans la société patriarcale et validiste, on ne parle que trop peu d’elles : les femmes en situation de handicap sont silenciées et invisibilisées. À travers l’exposition « Féminisme et handicap psychique : la double discrimination », les personnes concernées mettent leurs existences et difficultés en lumière pour une prise en considération globale de leurs individualités.
Onze personnes participent à cet atelier ludique qui opère à travers des exercices basés sur l’écoute et l’observation de soi et des autres. Déambuler, accélérer, se croiser, se regarder, marquer un temps d’arrêt et repartir. Agir en miroir de l’autre, être à l’écoute et en réaction de l’autre. « On commence à faire connaissance, on connait nos prénoms, on se regarde, on se rencontre », souligne Yann, animateur de l’atelier théâtre. C’est la première fois que Danielle, 66 ans, prend part à l’activité. Avec Sylviane, elles sont toutes les deux bénéficiaires de l’accueil de jour et ont participé à ce projet indispensable pour briser les tabous : « J’ai été prise en photo, ça fait drôle… Mais je me suis trouvée bien ! »
À la marge, mises au ban de la société, les femmes en situation de handicap sont majoritairement silenciées et invisibilisées. Reniées dans leurs identités et existences. Au sein du mouvement féministe, elles sont souvent reléguées au second plan. « Le mouvement #MeToo a mis en lumière les injustices auxquelles sont confrontées les femmes et les minorités de genre au quotidien. Mais beaucoup d’entre elles ne sont pas représentées malgré les tentatives de ne pas les oublier. Les personnes que nous accompagnons sont en situation de fragilité psychique et elles font partie de cette catégorie de femmes invisibilisées dans les mouvements de lutte. », relatent Fantine Cariou et Manon Rozelier en introduction de l’exposition, attirant l’attention sur un fléau de grande ampleur : « Pourtant, paradoxalement, elles courent un risque plus élevé d’être victimes de violences sexistes et sexuelles, tant physiques que psychologiques. Dans notre société validiste, ces femmes sont victimes d’une double discrimination : celle liée au genre et celle liée au handicap. »
Stéréotypes de genre, idées reçues sur la vulnérabilité, la non désirabilité et l’objetisation des femmes en situation de handicap, remarques grossophobes et quotidiens de violences… L’exposition, sans prétention d’exhaustivité ou d’exemplarité concernant la représentativité, aborde de nombreux sujets pointant les discriminations et (micro et macro) agressions vécues par les participantes. Et c’est aussi l’occasion pour elles de faire entendre leurs voix et de rendre l’invisible visible : « Ce projet, c’est une bonne idée pour montrer aux autres qu’il y a des femmes en situation de handicap, qu’on existe. » / « On n’imagine pas que j’ai un handicap physique, psychique et intellectuel. » ou encore « Même si on a le handicap psychique, ça ne nous empêche pas de vivre. Le plus dur, c’est le regard des autres. »


Ainsi, le rapport du HCE bouscule les mentalités, mettant en évidence l’ampleur de la problématique. L’espace public appartient aux hommes et les femmes développent un sentiment d’illégimité et d’insécurité, les amenant à développer des stratégies d’évitement, dans la rue comme dans les transports en commun. Un constat établi par l’architecte-urbaniste Lysa Allegrini ou encore la journaliste Rebekka Endler, autrice de l’essai Le patriarcat des objets, dans le cadre du 8 mars. L’hypervigilance est leur quotidien, dès lors qu’elles mettent un pied dehors, le phénomène s’accentuant une fois la nuit tombée. L’instance consultative préconise un plan d’action national intitulé « Stop au harcèlement sexiste et aux violences sexuelles sur toute la ligne ». La campagne d’affichage « Stop ça suffit » est déployée la même année dans toute la France et dans les stations du métro rennais, on dévoile ce plan de ligne avec ses stations « Mademoiselle », « Vous êtes charmante », « C’est pour moi cette petite jupe ? », « Tu sais que t’es bonne ? », « Je vais te serrer », « Réponds sale chienne », et son terminus « Stop ça suffit ». Et avec, l’instauration de l’arrêt à la demande sur les lignes de bus, notamment la nuit. 

Pour parler d’elles, pour parler d’autres femmes. Pour créer la rencontre, provoquer les discussions et les échanges, favoriser la prise de conscience. « Avoir un plateau composé exclusivement de femmes, c’est possible. La non mixité, ça interroge les gens alors que quand il s’agit de plateaux composés uniquement d’hommes, on ne se pose pas la question… À un moment, il faut faire des efforts pour tendre vers une parité systématique dans les événements et ça passe par des événements comme Visibles. », analyse Fanny Dufour, faisant référence, entre autres, aux conférences TedX, qu’elle a présidé à Rennes pendant plusieurs années. Prendre la licence TedX Women, elle y a pensé. 
L’occasion de valoriser toutes celles qui l’ouvrent, toutes celles qui disent et toutes celles qui permettent de parler. Et c’est ainsi que dans l’espace Lauren Bastide a lieu la conférence réunissant Marine Beccarelli, historienne et co-créatrice de la série radiophonique Laisse parler les femmes, diffusée sur France Culture, et Aurélie Fontaine, journaliste et fondatrice du podcast Breton-nes et féministes. Toutes les deux expriment « l’aspect parisiano-centré » des médias. Et évoquent « le manque de parole de l’ordinaire. » Alors, Marine Beccarelli et 3 consœurs sont parties à travers la France, en milieu urbain comme en milieu rural, à la rencontre des femmes du quotidien : 
Les chiffres sont effarants. Et cerise sur le gâteau, l’essayiste précise que son estimation est en deçà de la réalité. Elle parle « d’un gouffre statistique ». Les hommes représentent 83% des 2 millions d’auteurs d’infractions pénales traitées annuellement par les parquets, 90% des personnes condamnées par la Justice, 86% des mis en cause pour meurtre, 99% des auteurs de viols, 84% des auteurs présumés d’accidents routiers mortels, 95% des auteurs de vols avec violences, 97% des auteurs d’agressions sexuelles… « Tous les hommes ne sont pas des délinquants et des criminels mais majoritairement les délinquants et les criminels sont des hommes ! Et il y a là un point d’aveuglement car quand on étudie la violence, on ne prend pas ça en compte », souligne Lucile Peytavin qui prend l’exemple d’un soir de match de foot : jamais dans les médias, par exemple, on ne mettra en exergue le fait que dans 98% des affaires de violence sont commises par des hommes.


Point de départ de l’histoire, le viol n’est pas directement au centre du spectacle qui s’attache, avec rage et panache, à valoriser la quête de Paillette vers la résilience. Pour cela, elle sera accompagnée de la resplendissante sirène, aux gros jambons, à l’allure décapante et aux airs de diva. Dans l’océan de larmes, le trou, le chemin qui pue, le pays magique… Paillette le dit : « Il ne faut pas mourir, je ne courberais pas l’échine. » Annihiler la souffrance. La faire disparaitre. La nier pour ne plus y penser. La colère, contre la culture du viol. L’ivresse, pour s’en échapper et ne plus étouffer. Mais même dans un pays enchanté, sans grues et sans mort-e-s, Paillette est hantée par les questions incessantes et culpabilisantes. Se justifier. Sans arrêt. Elle, la femme qui jouit sans honte et sans détour, la femme qui prend le mic’ face à un gang de mecs qui rappent, la femme qui n’a pas peur de se lancer à l’aventure, d’assouvir ses désirs et de l’ouvrir… Elle se perd. Ne sait plus ce qu’elle veut. Assaillie par la dureté des jugements, elle manque de souffle dans un univers qu’elle croyait bon mais qu’elle découvre nauséabond. Dès lors, une seule obsession : retrouver Cindy.
Paillette, protagoniste et artiste créatrice, s’affranchit des codes et des étiquettes. Elle convoque les émotions, les paroles, les styles, les notions et les concepts, les secoue et se les approprie. Ne pas déranger. Ne pas faire de bruit. Ne pas bouleverser l’ordre établi. Ne pas baigner dans la vulgarité. Ne pas déborder. Paillette et Sirène envoient tout péter. Elles prennent leur place et leur espace, elles vont trop loin, elles sombrent dans la caricature, elles crient, elles tapent des pieds, elles éclatent les carcans de leur condition de femmes, elles ne revendiquent pas un engagement en particulier. Elles disent, elles font, elles cherchent, elles questionnent, elles avancent, elles s’aident, elles expérimentent et ressentent, elles s’accompagnent, elles nous embarquent avec elles, dans leurs peurs, angoisses, combats, forces, singularités, univers artistiques, succès, etc. Et on plonge. On plonge avec elles dans le trou. On tombe dans le désarroi et la solitude et on comble le vide et le trauma. On remonte à la surface, avec la puissance de l’espoir et la force de la sororité. On se délecte de cette proposition sensible qui explore les recoins d’une âme en souffrance sur le chemin de la résilience. Avec son lot de doutes, de contradictions, de faiblesses, de déni mais aussi de forces, de capacités à rebondir, à s’adapter et à sublimer et à nuancer la noirceur de la réalité. Sans la renier. Ne pas juste survivre. Remonter à la surface, respirer et vivre.