Célian Ramis

Égalité femmes-hommes : les sciences résistent ?

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Garance Gourdel, doctorante en bio informatique, investie pour l'accès des filles et des femmes aux sciences
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Les sciences, bastion du masculin, c’est encore un constat et un enjeu actuels. Les représentations genrées sont difficiles à déconstruire et le sexisme, persistant. En témoigne Garance Gourdel, doctorante en bio-informatique.
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Garance Gourdel, doctorante en bio informatique, investie pour l'accès des filles et des femmes aux sciencesÀ peine 10%. C’est le pourcentage indiquant le nombre de femmes en informatique, encore aujourd’hui en France. Les sciences, bastion du masculin, c’est encore un constat et un enjeu actuels. Les représentations genrées sont difficiles à déconstruire et le sexisme, persistant, à l’instar de l’ensemble de la société. L’évolution des mentalités est en route mais elle est aussi très lente. En témoigne Garance Gourdel, doctorante en bio-informatique, lauréate l’an dernier du prix L’Oréal-Unesco pour les femmes et les sciences. 

Son père est chercheur en mathématiques. Sa mère est ingénieure en biologie. Celle-ci a même reçu le prix Bettencourt pour les jeunes chercheurs, en 1996, alors qu’elle était enceinte de Garance. Presque 27 ans plus tard, c’est à son tour d’obtenir une récompense pour ses travaux de thèse en bio-informatique avec le Prix L’Oréal-Unesco pour les femmes et les sciences, décerné en octobre dernier. « Enfant, j’ai vu mes parents passionnés et épanouis par leur métier. Forcément, ça influence ! », se réjouit Garance Gourdel. À cela, s’ajoutent des professeurs de maths amateurs d’énigmes et la découverte de l’informatique, ses aspects constructifs et créatifs et la magie de la fabrication d’un programme.

Elle s’engage d’abord dans une prépa maths puis, grâce au concours des ENS (École Normale Supérieure), intègre l’école de Paris Saclay, « un établissement accessible post bac qui forme à l’enseignement et à la recherche ». Au cours d’un stage, elle rencontre sa directrice de thèse, qu’elle effectue entre la capitale et Rennes, à l’IRISA (Institut de recherche en informatique et systèmes aléatoires) autour de la lecture de l’ADN. Son rôle : créer et analyser de nouveaux algorithmes permettant de traiter et de stocker un grand volume de données, comme celles issues du séquençage. « Plus on a de gros volumes, plus l’ordinateur prend du temps pour exécuter la recherche. Il s’agit donc d’avoir l’algorithme le plus efficace possible. L’objectif étant de développer des outils performants pour les biologistes », explique-t-elle, soulignant qu’il s’agit là « d’un long processus de collaboration. » 

Garance Gourdel, c’est une personnalité enthousiaste. Sa motivation et son énergie sont communicatives. Sa détermination aussi. On sent sa volonté de partager et de transmettre. De rendre son activité accessible à tou-tes et inspirante pour tou-tes. La question de l’éducation à l’égalité et de l’inclusion n’évoque pas en elle des souvenirs anecdotiques de ce que l’on voudrait être « l’ancien monde ». Elle s’y investit à bras le corps pour donner aux filles les mêmes chances que les garçons de parvenir aux métiers scientifiques. Depuis 2017, Garance est engagée dans l’association Girls can code, proposant aux collégiennes et aux lycéennes des stages d’informatique.

« À travers la non mixité, on obtient un univers très rassurant de ne pas être la seule fille. C’est une pression de dingue quand on est la seule fille. Là, ça donne l’occasion de découvrir l’informatique dans un cadre bienveillant. »

LA PROGRESSIVE, ET VIOLENTE, DÉCOUVERTE DU SEXISME

Elle sait ce que ça signifie d’être en minorité dans un groupe majoritairement composé d’hommes. Au lycée, elle trouve l’équilibre entre les filles et les garçons « encore raisonnable » mais après le bac, la bascule s’opère : « En prépa, on était 10 filles sur 40 la première année, 5 la deuxième année. À l’ENS, on n’était plus que 2 sur 30. En informatique, les femmes représentent 10% des effectifs… » Elle se souvient d’une conférence avec quasiment un tiers de femmes dans l’assemblée : « On s’est dit ‘waouh, y a plein de femmes !’ » Au lycée, elle ne réalise pas vraiment le sexisme ambiant. Elle entend dire que les filles ne sont pas douées en géométrie car elles ne voient pas en 3D mais la réflexion, isolée, en est ridicule. « On se rend compte du sexisme quand ça s’accumule et là, on prend du recul. En prépa, j’ai fini par réaliser qu’en tant que fille, on était moins entrainée à la compétition. On est également habituée à être bonne élève. Quand on ne l’est plus ou qu’on l’est moins, on éprouve des difficultés qu’on ne connaissait pas », analyse-t-elle.

Garance Gourdel, doctorante en bio informatique, investie pour l'accès des filles et des femmes aux sciencesDe plus, appartenir à la minorité, c’est aussi davantage s’exposer, dit-elle : « On ne peut plus se cacher et quand on est deux et qu’une est absente, on entend ‘elle est où l’autre fille ?’ » Tout à coup, l’anodin ne l’est plus. Le sexisme est une évidence, quasiment un quotidien. Sous-estimées et pensées comme illégitimes, leur parole est souvent interrompue et la majorité masculine peut devenir oppressante. « On ne se sent pas safe en fait », ajoute Garance. Elle le dit, en informatique, les inégalités sont très visibles. Là où l’on voudrait penser que la nouvelle génération, née avec les ordinateurs, n’a pas essuyé les mêmes mécanismes de domination patriarcale, on s’aperçoit qu’opère encore le conditionnement de l’éducation genrée. « En tant qu’utilisateur-ice, c’est mixte mais la création informatique et le code sont encore réservés à une petite sphère plus genrée », observe-t-elle. Elle raconte comment les garçons s’initient entre eux, résonnant avec les constats établis dans le milieu des arts et de la culture avec l’accès privilégié à l’expérimentation des instruments et des groupes par les adolescents.

« Dans les stages Girls can code, on fait découvrir le code python, qui est un langage accessible de programmation. Et des filles en stage s’orientent ensuite vers l’informatique, c’est super chouette ! Et même pour celles qui ne continuent pas dans cette voie-là, ça les familiarise avec le secteur, elles ont moins peur. C’est aussi et surtout un espace de sororité ! », scande Garance Gourdel avec allégresse, citant également le dispositif L codent, L créent, lancé à Rennes par des chercheuses de l’IRISA dans une même volonté de casser les normes de genre et permettre l’accès aux sciences et à l’informatique pour les filles et les femmes, dès le collège. Elle n’oublie pas non plus Femmes@numeriques, plateforme d’information autour de la place des femmes dans le secteur. Elle insiste : « Vraiment, ça vaut le coup de se lancer dans ces carrières. C’est très intéressant, c’est collaboratif ! Ce n’est pas juste que les femmes y aient moins accès ! »

MULTIPLIER LES REPRÉSENTATIONS POUR CASSER LES CARCANS DU GENRE

Le stéréotype des filles nulles en maths, elle n’en a pas pâti, son père étant vigilant à ce que la discipline s’adresse à tout le monde. Mais Garance Gourdel a conscience désormais du poids des représentations et de la pression d’une société binaire et genrée. Un sujet qu’elle a abordé avec sa mère : « Elle a fait de longues études, en ayant ses enfants pendant sa thèse et son post-doctorat. Puis elle s’est orientée vers une carrière d’ingénieure. Si elle n’avait pas été mère, peut-être aurait-elle continué dans le domaine purement scientifique. Je sais qu’elle se sentait mal d’avoir manqué des moments avec nous alors que de notre côté, on garde le souvenir d’une mère très active et épanouie ! »

Réaliser la réalité du monde patriarcal peut être douloureux. Mais la chercheuse en informatique est du genre optimiste et combattive. Elle constate l’effet post MeToo. Lent mais mouvant. La parole se libère, l’écoute aussi, « des formations autour du harcèlement moral et sexuel se mettent en place. » On manque encore de rôles modèles. L’impact du matrimoine, elle en a bien conscience. Sa grand-mère était la nièce de Jeanne Malivel et a œuvré pour valoriser le travail de cette artiste pionnière en matière d’artisanat. « En voyant une expo sur elle, j’ai compris pourquoi on avait des femmes fortes dans la famille ! », rigole-t-elle. « Elle est super impressionnante dans ces travaux, impliquée dans l’artisanat local, engagée contre l’exode des bretonnes, principalement, à Paris. Son parcours résonne avec des choses qui ont beaucoup de sens. J’ai beaucoup de respect pour ce qu’elle a entrepris à son époque et pour l’ampleur de son travail. »

Et tous les jours durant sa thèse, elle s’est rendue au travail en passant par la rue Jeanne Malivel, à Rennes. « C’est agréable de participer à l’effort pour valoriser ses figures ! » À 27 ans, Garance Gourdel embrasse l’héritage de celles qui avant elles ont brisé les carcans du genre. Dans la capitale de l’hexagone, elle se réjouit de découvrir le monde de l’entreprise, au sein d’une start-up et des questions de cybersécurité sur le développement du code.

Célian Ramis

Compositrices oubliées, on connait la musique… (hélas)

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Héloïse Luzzati, violoncelliste engagée pour réhabiliter les compositrices au fil de l'histoire des musiques classiques. Photo de Célian Ramis.
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Pourquoi ne connaissons-nous pas, ou peu, les noms des compositrices et de leurs œuvres ? Héloïze Luzzati, violoncelliste engagée pour le matrimoine musical décortique l’invisibilisation et les mécanismes d’effacement de ces musiciennes.
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Pourquoi ne connaissons-nous pas, ou peu, les noms des compositrices et de leurs œuvres ? Leur absence dans les programmations serait-elle synonyme de leur faible présence à travers l’histoire de la musique classique ? Certainement pas, explique Héloïze Luzzati, violoncelliste engagée pour le matrimoine musical qui décortique, dans sa conférence Histoire de compositrices, l’invisibilisation et les mécanismes d’effacement de ces musiciennes.

Héloïse Luzzati, engagée pour le matrimoine dans les musiques classiques, lors du concert dessiné sur Charlotte Sohy à l'université Rennes 2. Photo de Célian Ramis.Elle nait à Paris, le 7 juillet 1887, au moment où la Tour Eiffel se construit, et grandit dans une capitale en pleine urbanisation, symbole du prestige de la France à la Belle époque. Fille de Camille Durey, ingénieur ayant repris l’entreprise familiale de matériel de voirie et de pompes à incendie, et de Louise Sohy, cantatrice amateure passionnée de musique, elle est envoyée très tôt en école de solfège, avec Nadia Boulanger, née la même année. Elle se passionne pour l’orgue, s’exerce à son domicile avant de débuter son apprentissage de la composition auprès de Mel Bonis, sa professeure jusqu’à son entrée à la Schola Cantorum, où elle rencontre son compagnon. Enceinte de sa première fille, elle compose et signe sous le nom de son grand-père, Charles Sohy, une habile manière de contourner les préjugés sur les femmes dans la musique.

VALORISER LE MATRIMOINE MUSICAL

La vie de Charlotte Sohy, rythmée par ses compositions, l’écriture de son opéra (plus tard couronné), la naissance de ses 7 enfants, les guerres et la mobilisation de son époux, puis sa mort en 1955 des suites d’une hémorragie cérébrale, c’est la violoncelliste Héloïse Luzzati qui le raconte sur sa chaine vidéo, La Boite à Pépites. Elle trône aux côtés de Emilie Mayer, Louise Farrenc, Mel Bonis, Rita Strohl, Fanny Mendelssohn, Augusta Holmès ou encore Lili Boulanger, Dora Pejacevic et Alice Mary Smith. Des noms qui, au mieux, nous parlent vaguement et, au pire, n’évoquent rien.

Des femmes et des œuvres tombées dans l’oubli. Une injustice que la musicienne pallie en réhabilitant leurs mémoires, en cherchant méticuleusement les partitions disparues ou non éditées et en proposant de les diffuser via des récits-concerts animés par les illustrations de la dessinatrice Lorène Gaydon qui nous plongent non seulement dans la vie d’une compositrice invisibilisée mais aussi dans une époque et un contexte social. L’objectif : valoriser le matrimoine musical tout en décryptant la mécanique sexiste à l’œuvre dans le processus d’effacement des compositrices.

« Quand on demande à un mélomane de citer au moins 5 compositeurs, il en est toujours capable mais quand il s’agit de compositrices, c’est tout de suite et souvent beaucoup plus difficile », explique Héloïze Luzzati, fondatrice en 2020 de Elles Women Composers, une association dont la mission est de pallier l’absence des femmes dans les programmations musicales actuelles. Elle aime citer cette anecdote sur la compositrice française Louise Farrenc, née au tout début du 19e siècle : « En 1872, elle est alors âgée de 68 ans et le dictionnaire universel lui promet une place des plus honorables dans l’Histoire de la musique française. Huit ans après sa mort, il ne subsiste que cette mention : professeur du conservatoire. » C’est une opération qui se répète : une compositrice décède, son travail s’efface. L’absence d’édition des partitions, la non disponibilité des œuvres éditées, l’absence de descendant-e-s, l’absence de fonds enregistrés en bibliothèque sont, entre autres, des raisons expliquant cette disparition des mémoires. 

LE POUVOIR DES MOTS

À l’instar des autrices, les compositrices affrontent la problématique du langage et de la double féminisation d’un terme dont l’emploi est encore compliqué aujourd’hui. « Ce qu’on ne dit pas n’existe pas », souligne Héloïse Luzzati : « Et quand on emploie le mot, on parle des femmes compositrices ou des femmes compositeurs. On ne dit pas que Mozart est un homme compositeur… » Louise Farrenc, déjà en 1847, était décrite sous ces termes par la presse, dénotant le caractère exceptionnel de leurs existences pour le grand public.

« On pense à tort qu’elles étaient peu nombreuses. Elles ont toujours existé ! Au 19e, elles étaient extrêmement nombreuses, reconnues, jouées. L’Histoire les a effacées »

Un phénomène qui reste d’actualité près de 180 ans plus tard avec des programmateurs qu’elle définit « frileux à l’idée de programmer des œuvres que le public ne connait pas » et des journalistes musicaux encore susceptibles de penser que s’ils ne connaissent pas l’artiste, cela équivaut à préjuger de sa qualité médiocre. Elles brillent de par leur absence et pourtant, la presse estime qu’elles sont surmédiatisées. Contactée par un journaliste réalisant un article sur les femmes compositrices, la violoncelliste se souvient avoir échangé longuement avec celui-ci autour des mécanismes d’effacement et se rappelle de sa déception lors la parution du papier « Les compositrices, de l’oubli à la surexposition ». 

SUREXPOSÉES, VRAIMENT ?

Pour comprendre l’aberration d’une telle affirmation, Héloïse Luzzati puise dans les données scientifiques : les chiffres. D’abord dans différents champs culturels en France. En 2021, l’Observatoire de l’égalité entre les femmes et les hommes du ministère de la Culture comptabilise 46% de femmes chorégraphes, 38% de femmes exposées dans les centres d’art, 32% des photographes exposées dans les festivals, 26% de femmes programmées par les théâtres nationaux… « Et en ce qui concerne la musique classique, elle comptabilise à elle seule les pires chiffres culturels », alerte-t-elle avant de les citer :

Chanteuse d'opéra lors de la lecture concert sur la vie de Charlotte Sohy, à Rennes 2.« Les opéras programment 10% de directrices musicales, 21% de metteuses en scène, 5% d’autrices de livret. Côté interprètes : 15% des artistes programmées dans les scènes de jazz sont des femmes, 5% des percussionnistes des orchestres sont des femmes, 9% des albums primés aux Victoires de la Musique en 2020 sont interprétés par des femmes. Ce n’est pas fameux… »

Elle pointe également le manque de données complètes : « En 2019, le centre national de la musique, dans son document portant sur la visibilité des femmes dans les festivals de musique, comptabilisait seulement 10 festivals de musique classique (soit 649 représentations) : il y avait 547 compositeurs au total, dont 43 seulement étaient des femmes, soit 8%. Mais 10 festivals, ce n’est pas représentatif de toutes les programmations en France. » Les chiffres sont édifiants et permettent une prise de conscience, une mise en mouvement et en action. Une étude a été lancée pour comptabiliser la part des compositrices dans les festivals et les structures de diffusion.

La mission de comptage permettant d’observer l’intégralité des programmations : 57 lieux, 37 orchestres, 27 opéras et 134 festivals, soit « 3000 programmes de concert ! » Tout est épluché, analysé. Le nombre d’œuvres, le nombre de compositeur-ices, le temps précis de programmation… « Nous aurons accès à plein de petits chiffres et ce sont souvent eux qui sont intéressants ! Nous aurons le pourcentage des compositrices programmées nées avant et après 1950, le pourcentage par genre de musique (chambre ou symphonique) et le nom des compositrices les plus programmées aujourd’hui en France en musique ! », s’enthousiasme la musicienne.

DISPARUES DES MÉMOIRES

En parallèle, interrogation est faite sur les difficultés pour les structures et festivals, à les programmer. À l’instar de toutes celles qui ont participé et marqué l’histoire, les arts et la culture, elles n’apparaissent nulle part dans les manuels scolaires, ne figurent pas dans les musées, ne sont pas jouées par les orchestres, ne sont pas placardées au début des rues pour les nommer, ne donnent pas leur nom à des équipements publics… Les compositrices ont disparu des mémoires et il est parfois difficile de trouver traces de leurs œuvres, n’ayant pas été éditées ou enregistrées.

« On pourrait être tenté-es de penser que c’est parce que la musique ne le mérite pas mais ce n’est pas le cas… »
signale la créatrice du label La boite à pépites, du même nom que la chaine vidéo.

Charlotte Sohy, Rita Strohl ou encore Jeanne Leleu ont désormais leur monographie : « Pour aucune de ses œuvres, on ne trouve les partitions dans une boutique spécialisée ou sur internet, pour des raisons différentes. » Pour la première, par exemple, les manuscrits sont conservés chez son petit-fils, bien décidé à mettre en lumière et en gravure les œuvres de sa grand-mère. Pour la troisième, l’histoire est plus complexe, prévient la violoncelliste.

Née en 1898, elle a principalement été éditée de son vivant mais les œuvres ne sont plus disponibles, « les éditeurs ayant été rachetés par d’autres maisons d’édition ou n’ayant pas rééditées les premières gravures ». Morte en 1979, elle n’est pas encore dans le domaine public, il n’est donc pas envisageable de rééditer une partition : « Il faut envoyer des courriers, retrouver les ayant droits (elle n’a pas eu d’enfant), tout un processus qui rend le travail très compliqué. Ce chemin de croix que représente la recherche des partitions explique en partie cette invisibilisation des compositrices. » 

LE GENRE, UN FREIN À LA RECONNAISSANCE

Les mécanismes se répètent, tant et si bien que chaque génération de compositrices ignore la précédente. « Leur absence dans l’histoire de la musique ne date pas d’hier et le manque de modèles pour toutes les générations a toujours été un problème ! », scande Héloïse Luzzati. Elle cite Ethel Smyth, compositrice (la première à composer un opéra à New York en 1903, ce qui ne se reproduira pas avant 2016), cheffe d’orchestre et militante féministe britannique : « Elle-même n’avait pas connaissance de ses prédécesseuses ! » Pourtant, elles ont bel et bien existé, notamment au 19e siècle, où leur présence « est favorisée par l’accès des jeunes filles aux études musicales, y compris à la composition ».

Les portes du conservatoire de Paris s’ouvrent à la mixité et « une floraison de compositions féminines » éclot, élargissant l’horizon musical. Et laissant s’exprimer librement le sexisme ambiant, dans une société patriarcale des plus répressives. « Quand la réception des œuvres étaient positives, on soulignait leur côté viril, exceptionnel… Les compositrices avaient une place forte dans les journaux de l’époque. Alors, oui, parfois de manière dédaigneuse, genrée et misogyne, mais elles avaient une grande place et étaient bien plus identifiées qu’aujourd’hui », commente la musicienne. Un atout essentiel à la question de la transmission et de l’enseignement : le soutien de leurs homologues masculins dont certains, comme César Franck, Camille Saint-Saëns ou encore Frédéric Chopin, ne genrent pas le talent et, en dirigeant leurs œuvres, les aident à accéder à une notoriété majoritairement réservée aux hommes. « Même si ça ne veut pas dire qu’ils ont toujours été tendres avec elles, elles n’ont pas toujours été reléguées à un rang subalterne », ajoute Héloïse Luzzati. Elle le formule néanmoins :

« La question du genre apparait régulièrement comme un frein à la reconnaissance des compositrices dans une histoire durable de la musique classique. »

Reconnue pour sa technique implacable, son style profond et réfléchi, diffusée à la radio, répondant à des commandes d’Etat, jouée par les orchestres et les interprètes les plus prestigieux de son époque, Jeanne Leleu va essuyer de nombreuses critiques sexistes. Ses œuvres étant dépeintes comme viriles d’un côté et imprégnées de charme et de délicatesse d’un autre. 

LES JOUER, LES ÉCOUTER, LES (RE)DÉCOUVRIR

« Elle est un exemple brillant d’une compositrice qui a eu une carrière exceptionnelle, qui est morte il y a très peu de temps et, quand on cherche, on voit bien qu’il y a des traces de son parcours artistique partout mais il n’y a plus rien, elle n’existe plus, elle n’est programmée nulle part… Il y a juste une absence totale de son parcours. Elle a souffert d’être une femme et elle symbolise tous les mécanismes qui font que les compositrices disparaissent », regrette la fondatrice d’Elles Women Composers qui agit concrètement pour la réhabilitation de ce matrimoine musical. Identifier les répertoires est une première et grande étape pour réhabiliter leurs existences et travaux :

« Retrouver et échanger avec les descendants des compositrices (quand il y en a car elles sont nombreuses à ne pas avoir eu d’enfants), consulter les catalogues internationaux, faire la demande de numérisation dans les bibliothèques de France ou à l’étranger… »

A gauche, Lorène gardon, illustratrice, et à droite, Héloïse Luzzati, violoncelliste, à Rennes 2.Elle cite Donne – women in music en Angleterre ou la base de données Clara, en référence à la pianiste et compositrice allemande Clara Schumann. Réhabiliter les pièces qui méritent une place dans la musique constitue une seconde étape, pour laquelle elle a créé la structure Elles Women Composers, un collectif de musicien-nes à géométrie variable qui se réunit pour des séances de lecture. « On a tou-tes nos instruments et on met des partitions sur nos pupitres, on déchiffre et ça nous permet de nous faire un avis. On ne lit pas toujours des chefs d’œuvre mais il y a des moments de rencontre assez fous avec certaines œuvres et ça, ça me porte en tant que musicienne », souligne-t-elle.

Valoriser les partitions retenues figure également dans les étapes essentielles de ce travail de fond. D’où la création de la chaine vidéo La boite à pépites, permettant de faire découvrir et de rendre accessible, à travers des documentaires animés et un calendrier de l’avent original, la vie et la musique des nombreuses compositrices : « C’est une manière immédiate de rendre visible le travail de recherche et de toucher un public large mais ça ne remplace pas le spectacle vivant ! » De là, né le festival Un temps pour elles qu’Héloïse Luzzati perçoit comme « une zone d’expérimentation », un espace pour tester sur scène les œuvres non enregistrées auprès du public. 

Sa passion au service de la transmission, Héloïse Luzzati nous invite à découvrir des extraits d’opéra de Charlotte Sohy mais aussi des berceuses et sonates, tout en nous transportant grâce à l’univers illustré et animé de Lorène Gaydon dans la vie et l’époque de la compositrice. De fil en aiguille, c’est un ensemble de récits pluriels et d’œuvres variées dans lesquels on se plonge, au gré des émotions et des résonnances avec les parcours d’autre artistes, elles aussi effacées et ignorées.

« Les mécanismes d’invisibilisation des œuvres des compositrices sont nombreux et reposent sur de nombreux facteurs historiques, sociologiques, etc. Même s’il est parfois nécessaire de faire des généralités, chacune de leur histoire est unique et mériterait d’être fouillée, étudiée, cherchée. On manque cruellement d’ouvrages musicologiques et biographiques poussés sur les compositrices », conclue la musicienne, dans un espoir et dans un appel à la nouvelle génération à s’intéresser à cette histoire si riche et inspirante, pour ne plus reproduire les schémas patriarcaux dénoncés et faire naitre des vocations et des œuvres.

Célian Ramis

Michelle Perrot, l’histoire et la mémoire des femmes

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Michelle Perrot à Rennes
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8 mars 2024. Journée internationale des droits des femmes. Et désormais grève massive et féministe. Rencontre en ce jour militant, à Rennes, avec Michelle Perrot, historienne des femmes, professeure émérite, autrice et féministe.
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8 mars. Journée internationale pour les droits des femmes. Issue d’une tradition socialiste et ouvrière au début du XXe siècle, elle est désormais un jour de grève général et féministe, appelant les femmes à stopper travail productif et travail reproductif. En ce 8 mars 2024, des milliers de manifestant-e-s occupent l’espace public et en Bretagne, on célèbre le centenaire des Penn Sardin, ces ouvrières ayant profondément lutté, à Douarnenez, pour la dignité et l’amélioration des conditions de travail dans les conserveries. À Rennes, on célèbre également la venue de Michelle Perrot, historienne, professeure émérite d’histoire contemporaine et militante féministe, organisée par l'association Champs de Justice.

Un siècle de combats et de révoltes pour dénoncer les inégalités entre les femmes et les hommes, exiger des droits et gagner en liberté. Un siècle de révolution féministe pour faire entendre les voix des femmes et pour faire reconnaitre leurs existences. Toutes les existences. Un siècle de résistances pour affronter les retours de bâtons, les discours haineux et conservateurs, sans jamais rien lâcher. Un siècle aussi de transmission entre les générations pour poursuivre les luttes, réhabiliter les femmes du passé et construire un futur plus égalitaire, inclusif et sans violences. Un siècle que Michelle Perrot a, à quelques années près, entièrement vécu, observé et analysé.

Engagée en historienne - pour reprendre le titre de son dernier livre (S’engager en historienne, janvier 2024) - elle a marqué, de son empreinte, de ses travaux et de ses engagements, l’Histoire des femmes qu’elle a elle-même débroussaillée et mise sur le devant de la scène. A l’université dans un premier temps, permettant à la France de s’équiper d’études féministes en créant dans les années 70 à Jussieu le premier cours intitulé « Les femmes ont-elles une histoire ? ». Mais aussi sur la scène médiatique et littéraire, valorisant par ce biais un matrimoine riche et varié, mis sous silence et longtemps méprisé et ignoré. 

« Exhumeuse de vies oubliées », comme la définit Nathalie Appéré, maire de Rennes, lors de la cérémonie d’ouverture du 8 mars, elle est une pionnière de l’Histoire des femmes, « une passeuse de mémoires » dont le professionnalisme n’a d’égales que sa curiosité et soif de découvertes. Michelle Perrot, elle veut comprendre. Les ouvrières, le système carcéral, les différentes générations de féministes et les féminismes pluriels. Comment les marges s’inscrivent dans le temps long du passé pour aborder l’époque présente et se forger un avenir commun respectueux des individualités et spécificités de chaque groupe. Fine observatrice, elle manie les documents historiques avec intelligence et subtilité, les interrogeant d’un point de vue situé, les faisant parler sans jugement de leur propre histoire pour en révéler ce qui a trop longtemps été invisibilisé, minimisé et déprécié. 

UNE TRADITION MILITANTE

Dans sa quête insatiable de vérité, elle envisage le présent comme un pont entre le passé et l’avenir. Le 8 mars est un instant de bilan, comptabilisant les incontestables évolutions et les incontournables combats à poursuivre. « Quel que ce soit ce qu’il reste à faire, beaucoup de choses ont changé ! », souligne Michelle Perrot, en introduction de la discussion qu’elle entame, dans le grand salon de l’Hôtel de Ville, avec Geneviève Letourneux, conseillère municipale déléguée aux Droits des femmes et à la lutte contre les discriminations. L’inscription de l’IVG dans la Constitution figure dans les premières mentions : « À « liberté », j’aurais préféré « droit » mais déjà, par rapport aux années 70, c’est une avancée. À l’époque, ce n’était même pas imaginable ! » 

Celle qui a écrit l’an dernier Le temps des féminismes, avec Edouardo Castillo, connait bien l’histoire du patriarcat et ses progrès vers l’égalité, le droit à disposer de son corps, la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, l’importance de reconnaitre le pluralisme du mouvement, etc. « Déjà, il faut dire que les féministes, en France, ont toujours eu une conscience du Droit. Qui n’a peut-être pas toujours été très clair. Parce que le Droit, c’est l’État et l’État, ce sont les hommes. Mais elles ont pris conscience du Droit comme moyen d’organiser la société et elles ont demandé des droits. Les militantes féministes ont souvent été réformistes, légalistes », analyse l’historienne. Elles sont des conquérantes : 

« Les droits des femmes sont des droits conquis. Pour elles, il y avait toujours des frontières. Dans l’instruction, dans les droits civils, dans l’accès à la propriété, dans les droits du corps… Il fallait franchir les obstacles et les féministes françaises l’ont fait globalement de manière pacifique, en demandant que ce soit inscrit dans le droit. » 

Elle relate les années d’effervescence, de créativité et de contestation en 1980 et 1990, l’arrivée des socialistes au pouvoir, le soulagement et la joie des féministes, « plutôt à gauche », et la mandature d’Yvette Roudy, ministre de 81 à 86 des Droits de la femme, que l’on retiendra notamment pour la loi sur le remboursement de l’IVG et la loi pour la parité. « Moi, j’ai toujours été pour la parité. C’est très intéressant de voir que le féminisme s’est divisé à ce moment-là. Pour moi, le féminisme est porteur de tolérance et d’ouverture aux discussions. Ça a beaucoup apporté, la parité est un moyen pour les femmes d’avancer. C’est une expérience. Et ça demande aussi de prendre en compte les risques », poursuit-elle.

L’HÉRITAGE DES FEMMES

C’est un bonheur de l’écouter parler. Chacun de ses mots opère comme une libération. Dans cette salle marquée par le patrimoine breton – au plafond, trônent les noms de Surcouf, Laennec et tant d’autres hommes, aucune femme – Michelle Perrot rééquilibre la balance. De son savoir, de son travail, de sa présence et de sa vivacité d’esprit mais aussi de la mémoire de toutes celles qui ont œuvré pour faire bouger les mentalités, de toutes celles qui ont milité pour les droits des femmes et l’égalité et de toutes celles qui ont laissé traces dans l’Histoire de leurs passages et de leurs théories et/ou activismes. Elle cite Simone de Beauvoir et son Deuxième sexe encore aujourd’hui d’actualité, elle cite Françoise Héritier et son apport féministe à l’anthropologie et elle cite notamment la philosophe Geneviève Fraisse : « Elle dit que le féminise est une pensée. Ce n’est pas seulement une agitation mais c’est aussi une action. Le féminisme, c’est une vision sur la société ! » Les féminismes ont un matrimoine dense et riche qui mérite d’être connu et valorisé. 

« Le féminisme, c’est la pensée de la déconstruction. D’où est-ce qu’on parle ? D’où est-ce qu’on vient ? C’est une pensée pour analyser le présent et envisager l’avenir »
s’enthousiasme l’autrice des cinq volumes d’Histoire des femmes en Occident. 

Toutefois, elle reste lucide et réaliste : dans l’exercice du pouvoir, être femme ne signifie pas être nécessairement juste. « Elles sont confrontées aux difficultés du pouvoir. Elles passent du langage au concret. De l’idéal à la réalité. Ce n’est pas parce qu’elles sont femmes qu’elles ont toutes les solutions et toutes les vertus. Dans le monde actuel, il y a des formes totalitaires du pouvoir qui sont exercées par des femmes… », commente Michelle Perrot. Garder ce qui vient de l’expérience des femmes, à travers les vécus dans le temps, dans les difficultés et dans les obstacles qu’elles ont eu à affronter, lui apparait comme essentiel pour le futur. 

REGARD SUR LA NOUVELLE GÉNÉRATION

À bientôt 96 ans, elle en a vu et vécu des parcours jonchés d’embuches, d’injonctions, d’interdits et de tabous mais aussi de ripostes, de résiliences, de combats et de révolutions. À chaque époque, Michelle Perrot pose un regard bienveillant sur les récits recueillis, les modalités d’actions des générations qui se succèdent, les manières de s’organiser collectivement et les luttes à mener. « Je regarde avec beaucoup d’intérêt et de sympathie les militantes d’aujourd’hui. Je les trouve créatives et oui, plus radicales que nous avons été, ce qui est normal car des pas ont été franchis et elles affrontent maintenant des différentes plus grandes que celles que nous avons connues. Je suis fascinée et émerveillée par toutes ces associations, journaux, manifestations, événements, etc. qui existent », signale-t-elle. 

Et dans toute l’humilité qui la caractérise, elle précise : « Je vois dans le passé et je me vois timide. Je pourrais vous faire rire avec des anecdotes de l’époque, où on n’aurait jamais osé penser ou dire ce qu’elles disent aujourd’hui… Alors oui, de temps en temps, notamment aux USA, j’ai des amies qui me disent qu’elles ne savent plus trop où elles en sont. On n’arrive plus, parfois, à distinguer si on fait bien ou si on fait mal. » 

Michelle Perrot et Geneviève LetourneuxIl est aisé et presque normal que les générations précédentes critiquent, souvent avec sévérité et amertume, leurs successeuses. Au sein des féminismes, exception n’est pas faite autour de ce qui semble être un douloureux passage de flambeau, où règne incompréhensions et manque de dialogue entre les militantes des années 70, du Mouvement de Libération des Femmes, et les militantes de l’ère numérique et des #MeToo, qui n’hésitent à dénoncer et nommer leurs agresseurs, à revendiquer leur liberté de choisir et à crier leurs rages et colères, sans s’excuser. Dans ce marasme, Michelle Perrot prend du recul et, avec intelligence, analyse un par un les éléments qui viennent encombrer et polluer le débat public et médiatique. 

La pensée wok, l’intersectionnalité, la culture de l’effacement… Tout ce que les conservateur-ices et réactionnaires fustigent, elle vient les décortiquer pour s’élever par rapport à un discours qui tend à diviser : « L’intersectionnalité vise à croiser ensemble plusieurs variables. C’est scientifique ! C’est important, il me semble. Quand on parle de la « cancel culture », en tant qu’historienne, ça me gêne. Parce qu’on n’efface pas les traces. Mais quand, dans certains pays comme l’Algérie, par exemple, on ne veut pas de statues de certains généraux qui ont été horribles, je peux comprendre. Je trouve ça compréhensible. »

En interviews ou dans ses écrits, l’historienne décrypte les féminismes, sans les opposer à la notion d’universalité, qu’elle détache de l’universalisme prôné par certaines militantes des années 70. Faire des droits des femmes un combat universel, oui, mais lisser les vécus, expériences et ressentis des femmes en ne prenant pas en compte leurs spécificités (selon la couleur de peau, l’orientation sexuelle et affective, l’identité de genre, le handicap, la classe sociale, etc.), non. 

POURSUIVRE LES COMBATS

L’entendre en parler devant cette salle comble est vibrant et émouvant. Parce qu’elles sont rares les femmes de son expertise, de son âge et de sa fonction à engager un tel discours d’ouverture. Celle qui ne se livre que rarement sur son histoire personnelle, préférant faire entendre les voix venant des marges, nous offre encore une fois une démonstration de son regard si doux et perçant, percutant et bienveillant. Une main tendue vers le passé, une main tendue vers le futur, elle représente un présent traversé par un héritage profondément humain, par des récits de violences et de souffrances mais aussi par des espoirs et des ambitions hautes et porteuses. 

Elle reconnait les failles et les vulnérabilités d’un système, elle en fait état dans ses travaux et ne se prive pas de faire parler les faits : « Pour la question des programmes et des manuels, l’institution scolaire est conservatrice. Elle l’a toujours été. C’est très compliqué de faire évoluer les programmes à cause de la rigidité de l’institution. Ceci étant, il me semble quand même que certaines choses ont bougé. » Elle a plusieurs fois participé à des réflexions visant à l’évolution des manuels scolaires et des apprentissages, allant jusqu’à établir des propositions pour réintroduire les femmes dans chaque période de l’Histoire. « Mais cela n’aboutissait pas à grand-chose… Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas continuer », précise-t-elle. Elle poursuit :

« Il y a eu quelques progrès en littérature, qu’on doit à l’action de nos collègues littéraires, féministes ou pas. En Histoire, les programmes sont très chargés et il est nécessaire que les femmes apparaissent dans toutes les époques. L’action des jeunes profs finira par aboutir ! » 

Elle n’oublie pas non plus les scientifiques qui figurent parmi les femmes les plus oubliées et minorées : « On fait émerger plus facilement les littéraires ou les artistes. Parce que ce qui est compliqué, c’est que pour faire émerger des femmes scientifiques, il faut un peu l’être soi-même… » Questionnée sur l’intelligence artificielle, Michelle Perrot avoue ses lacunes dans le domaine et malgré tout, elle rebondit sur le sujet pour parler d’Alice Recoque, une pionnière oubliée de l’IA, qui fait l’objet d’un livre publié fin février (Qui a voulu effacer Alice Recoque ?, de Marion Carré), dont elle signe la préface. « Au début de l’informatique, il y avait beaucoup de femmes car le secteur n’était pas encore valorisé. À partir du moment où ça devient plus mathématisé, plus huppé, les hommes reviennent. Et tant mieux qu’ils reviennent. Mais il faut faire attention car aujourd’hui, nous sommes à 80% d’hommes et 20% de femmes. Il faut dire aux filles et aux femmes de ne pas hésiter devant les carrières scientifiques, tout autant que devant toutes les choses qu’on pense masculines ! », conclut-elle. 

Un phare dans le jour comme dans la nuit, Michelle Perrot nous guide de ses bons mots et de ses analyses fines et précieuses. Son regard se porte là où, en général, la société le détourne pour ne pas voir ce qui saute aux yeux. Avec elle, on est serein-es et fort-es, accroché-es et passionné-es par son savoir et son art de la transmission. Un modèle pour de très nombreuses générations.

Célian Ramis

Broder le matrimoine

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Photo de deux femmes blanches qui brodent
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Dans cette histoire, il est question de fil, de relations à nouer, de personnages prêts à en découdre mais aussi de lignées de filles oubliées et de langues à délier…
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Dans cette histoire, il est question de fil, de relations à nouer, de personnages prêts à en découdre mais aussi de lignées de filles oubliées et de langues à délier… 

C’est l’histoire de Louise et dans cette histoire, il est question d’un chien avec qui il faut partager sa nourriture, d’un ogre qui veut la dévorer et à qui elle doit donner le pouce, de ses sept frères transformés en pigeons, de sa voix perdue, d’un amour rencontré, d’oiseaux tissés sur des rubans... Cette histoire, c’est celle du conte en vers Les sept frères de Jeanne Malivel qu’Inès Cassigneul et Anton Aguesse ont interprété durant l’été en français et en gallo dans une lecture théâtrale, au musée de Bretagne à Rennes, au musée d’art et d’histoire de Saint-Brieuc et à la Cité audacieuse à Paris, avant de convier les participant-e-s à un atelier de broderie sur du linge de maison. 

REVENDIQUER L’HÉRITAGE DES FEMMES

Par une belle journée estivale, elles s’attablent autour des motifs issus du conte, illustrés par Maïlis Michel. Sur une taie d’oreiller, un mouchoir, une serviette... elles vont pouvoir réaliser points arrière, points de tige, points de chainette, points de feston ou encore points de nœud pour tisser leurs ouvrages. Tandis que la brodeuse Delphine Guglielmini leur prodigue des conseils et s’attèle à donner les bases aux moins aguerries ou en guise de piqure de rappel, les femmes – sans que l’atelier soit en mixité choisie, ce jour-là, elles sont exclusivement des femmes – discutent entre elles et échangent autour de ce qu’elles ont pensé du conte, de celles qu’elles ont vu brodé durant leur enfance et de celles qui les ont initiées à cet art tombé, à tort, en désuétude.

Les temps de broderie créent une proximité favorable aux échanges. De par les propositions artistiques de la compagnie Sentimentale Foule, la comédienne et autrice Inès Cassigneul réhabilite la broderie au sein d’un matrimoine qu’elle défend et prône. On se souvient du travail, à la fois gigantesque et minutieux, de la carte géographique et de la tapisserie du jeu de l’oie, deux œuvres brodées en dehors et sur la scène dans le cadre de La carte d’Elaine et de Vierges maudites !, spectacles dans lesquels récit et broderie se mettent au service de la réécriture de la légende arthurienne d’Elaine d’Astolat. Un personnage secondaire et oublié. Invisibilisé. Comme l’a été Jeanne Malivel, artiste bretonne effacée de la mémoire régionale et nationale. Inès Cassigneul revendique l’héritage des femmes et convoque celles du passé et du présent pour ensemble tisser l’Histoire et sauvegarder le matrimoine.

« C’est compliqué de parler de la broderie sans en évoquer le côté féminin et sans en évoquer le côté oppressif puisque c’était fait pour garder les femmes sages, à la maison. », signale-t-elle. Sa mère tricotait, sa grand-mère brodait. Cette histoire de fil et de filles, Delphine Guglielmini l’a vécue également :

« J’ai même vu faire mon arrière-grand-mère ! Depuis petite, j’expérimente les arts du fil. Dès qu’une pelote se transforme, ça me passionne. Tricoteuses, couturières, brodeuses… Toutes sont des faiseuses ! »

Tantôt activité professionnelle, tantôt activité domestique. Parfois même les deux. Dévaluées financièrement et socialement parce que reléguées aux femmes et à l’artisanat. Et pourtant, cet art ancien et ce savoir-faire attribué au féminin recèle de vertus techniques et thérapeutiques aussi créatives qu’émancipatrices. 

TISSER DES LIENS

« Croiser écriture et broderie va de pair avec mon entrée dans l’écriture. Prendre le temps d’orner, de raconter des histoires… L’écriture a accompagné mon rapport à la broderie et j’ai eu besoin d’interroger cet héritage-là. », confie Inès Cassigneul. Avec L’Histoère Couzue, entre autre, elle fait sortir la broderie de l’espace domestique pour aller vers un ouvrage collectif. Elle poursuit : « Depuis 2017, on fait des spectacles intégrant cet art. C’est une réappropriation de cet artisanat féminisé et une réhabilitation du linge de maison. Dans les ateliers, chaque personne choisit un modèle différent et un support selon son goût, son envie, etc. Quelque chose de personnel s’exprime dans ce choix. Il y a une part de transmission importante. C’est un mélange de plein de femmes – parce que ce sont majoritairement des femmes qui viennent – pour broder. Parfois, des discussions émanent sur la condition féminine mais ce n’est pas un atelier de pensées féministes. Je préfère que ça vienne spontanément dans la conversation. Que ça vienne d’elles. L’idée, c’est d’être dans le lien. Avec Delphine, on injecte de la bienveillance et de la solidarité. »

La brodeuse, qui avait déjà pris part aux créations précédentes, est séduite instantanément par la démarche de l’autrice. La réflexion autour de la broderie, le ralentissement du temps pendant la pratique, les recherches autour de Jeanne Malivel, les discussions qu’elle définit comme « remarquables » constituent pour elle autant d’intérêt que le résultat. Elle est animée par « tout ce moment de transmission, de parlotte, de liens qui se tissent entre des inconnues qui brodent en commun. » Et puis, elle assiste à des moments suspendus : « Ça détend. Les participantes parlent du quotidien et ça va résonner chez les unes et les autres, même chez les silencieuses. L’une lance que sa grand-mère faisait ci ou ça et d’autres rebondissent. Ça nous fait du bien à nous aussi. Et ça fait du bien pour le matrimoine et l’histoire locale ! » Ce qui compte, c’est le ressenti provoqué. Ce que l’ouvrage a stimulé en elles. « On n’est pas dans l’excellence. Ce n’est pas le but. On cherche à désacraliser la pratique pour mieux se la réapproprier. Aller dans l’expressivité, ne pas défaire l’ouvrage… », ajoute Inès. 

UN ORCHESTRE QUI S’ACCORDE

Du chaos de l’expérimentation nait un moment de grâce. L’ouvrage méticuleux requiert concentration et rigueur. Les artistes dénouent la difficulté imposée par l’envie de perfection en rendant l’espace et la pratique accessibles et décontractées. L’important ici, c’est la participation au collectif. Delphine Guglielmini brode les points de départ, les participantes s’en emparent et apportent leur touche pour en faire un objet personnel et personnifié. « Je leur apprends les poings arrière, les points de tige, les points de chainette, et l’apothéose : le point de nœud. Ce qui est d’ailleurs antinomique car faire un nœud, c’est bafouiller. Mais non ! C’est joli un nœud. Ici, elles ont le droit au tâtonnement et à l’expérimentation. On leur confie un bout de tissu, je décortique les mouvements et elles en font ce qu’elles veulent. Elles font, refont, elles observent, elles refont encore. A force, elles trouvent leur propre écriture. », se réjouit-elle.

On les écoute, on s’enthousiasme. On assiste à un moment de joie et de bonheur d’être ensemble et de faire collectivement, tout en affirmant sa singularité. Elles écoutent, posent des questions, s’entraident, se donnent des conseils, interpellent Inès qui regardent avec attention leurs travaux, se lèvent et foncent sur Delphine, impatientes, pour lui demander des précisions. La magie opère : « C’est comme un orchestre qui s’accorde. Il y a beaucoup d’excitation, ça parle fort, ça discute broderie et souvenirs. Et puis, il y a un moment de silence. Autour de la table, elles ont partagé et là, elles se taisent. Ce n’est pas un silence lourd. C’est un silence très agréable. Un silence concentré. Elles se sentent en confiance, c’est un moment tout doux, où on est ensemble. C’est émouvant. »

L’esprit se détend. Le corps également. De la méditation active, comme le définit la brodeuse, qui permet de prendre de la distance face au stress du quotidien mais aussi du rythme effréné de nos sociétés de plus en plus productivistes. Ici, la réalisation de l’ouvrage peut rimer avec lâcher prise, temps long et développement des compétences douces. « On devient plus curieux, ça développe les qualités d’observation, d’écoute et ça améliore les rapports au monde et aux autres. », souligne-t-elle, en citant un exemple : « Je travaille dans un centre de formation à l’entreprenariat. Beaucoup font du tricot, du crochet, etc. Et j’ai eu un homme qui allait devenir papa, c’est lui qui fabriquait la couverture du bébé. Rien que d’être dans ce type de démarche fait qu’il va vivre différemment sa parentalité. »

UNE FIGURE MILITANTE ET IMPACTANTE

Par la broderie passe l’expression de soi. Par les choix, le style, les tissus, les points, etc. on fabrique, on crée, on personnalise. Le temps consacré à l’ouvrage et la concentration renforcent la capacité des un-e-s et des autres à résoudre certaines choses : « On a des pensées, des idées qui viennent. On ressasse, on trouve des solutions. Et puis c’est thérapeutique ! Personnaliser, c’est s’exprimer, c’est faire avancer le monde ! », scande Delphine Gugliemini. Se plonger dans une confection à long terme permet de laisser libre cours à son imagination et à ses réflexions. Inès Cassigneul s’immerge dedans : « Ça me donne la sensation de réparer quelque chose, des blessures, un manque, un vide… » Elle l’affirme et le revendique : « Oui, je reprends cet outil pour le questionner et pour me révolter ! »

Et de cette révolte jaillit la créativité collective. Et de cette révolte jaillit la sororité. Et de cette révolte jaillit le partage et l’envie de réhabiliter et de partager le matrimoine. Un matrimoine dont fait pleinement partie Jeanne Malivel, d’abord graveuse et peintresse « qui designait du mobilier ! » Nous sommes au début du XXe siècle et l’artisane-artiste, originaire de Loudéac, se proclame féministe. Elle étudie aux Beaux-Arts de Paris, rencontre de nombreux-ses artistes et devient professeure aux Beaux-Arts de Rennes. Elle lutte contre l’exode des bretonnes vers Paris en permettant aux jeunes filles de travailler sur des métiers à tisser. Elle fonde le mouvement Des Seiz Breur (Les Sept Frères) afin de participer à l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes.

Broderie, faïence, gravures sur du mobilier en bois, ornements des tissus… Elle défend les techniques artisanales auxquelles elle se forme et les modernise, réinventant la culture bretonne dont elle s’inspire et dont elle prône le côté populaire. Sans oublier ce conte qu’Inès Cassigneul et Anton Aguesse lisent et interprètent au premier étage des Champs Libres, dans une partie du musée de Bretagne. « Écrire en gallo, c’est assez exceptionnel ! C’était une langue qui était très jugée. L’uniformisation de la langue a participé à dénigrer la culture rurale. Et elle, elle en a fait un grand ouvrage de mise en vers et d’édition ! Elle a permis de donner de la noblesse à cette langue sur le déclin. », rappelle l’autrice et comédienne. Fascinée et admirative de son parcours et de son engagement pluriel, Inès se passionne pour Jeanne Malivel, figure emblématique de l’artisanat et de la culture bretonne populaire, oubliée, ignorée, reléguée aux oubliettes de l’Histoire.

UN OUVRAGE COLLECTIF ET PUISSANT

L’Histoère couzue vient secouer l’absence, briser le silence, réparer les blessures infligées par le mécanisme de l’oubli et ses conséquences, combler le vide. Faire entendre le gallo, faire vibrer la mémoire de Jeanne Malivel, faire resurgir une époque, une manière d’être, une façon de vivre, un territoire et sa population, rendre justice à celles qui ont été dévalorisées en raison de leur sexe et de leur genre, mettre en mouvement et en sororité celles du présent qui reprennent le fil de l’Histoire pour réaliser leur propre ouvrage. Pour laisser une trace. « Broder des histoires, piquer, se plonger dans la confection, marquer leurs initiales… Les femmes ont laissé leurs traces sur leurs ouvrages ! », souffle Delphine Guglielmini.

Elle constate qu’aujourd’hui dans les arts bruts, une grande place est accordée au fil. Valorise-t-on davantage ce matériau utilisé majoritairement par les femmes jusqu’alors ? « Tout dépend des cultures. Par exemple, dans les pays d’Europe, dans les arts textiles, on voit bien que ce sont souvent les hommes qui sont exposés. En France, au niveau de la broderie, quasiment le seul nom qu’on entend, c’est celui de Pascal Jaouen. Il y a aussi des artistes brodeuses, comme Annette Messager, Nadia Berruyer, etc. Il faut aller les chercher ! Elles font souvent l’objet de plus petites expos. En Angleterre ou en Australie par exemple, on s’ouvre davantage et les femmes artistes textiles sont plus mises en valeur. », précise-t-elle. Elle poursuit : « La catégorisation hommes / femmes me dérange. On est des amoureux-ses du fil, des praticien-ne-s du fil. Il y a plein de critères qui entrent en compte, pas juste une histoire d’hommes et de femmes. Je viens du secteur de l’architecture et sur les chantiers, c’est encore compliqué en tant que femme. C’est la figure de l’autorité qui est à interroger ! Pourquoi certaines productions sont mises en valeur par rapport à d’autres ? »

La binarité, le système patriarcal, le productivisme capitaliste… doivent être remis en question pour laisser place au ressenti procuré par la réalisation de l’ouvrage, à la concentration requise par le travail minutieux du fil, à l’apprentissage des techniques et des langages qui constituent notre héritage commun. Broder le matrimoine pour faire corps avec notre passé et réinventer ensemble nos histoires pour la mémoire de demain. Un ouvrage jamais achevé, toujours vivant, mouvant, en perpétuelle construction, et surtout très puissant. 

Dans le cadre de la programmation 8 mars à Rennes, Inès Cassigneul proposera un atelier les 16 et 17 mars de 13h à 18h à la MJC Grand Cordel pour une réécriture brodée de la légende arthurienne d'Elaine d'Astolat.

A noter également, une conférence le 17 mars à 10h30, dans le cadre de la programmation 8 mars et du festival Rue des livres, sur "Jeanne Malivel et les Seiz Breur, figure d'un matrimoine breton d'avant-garde" (aux Cadets de Bretagne).

 

  • Broderies féministes
  • « J’adore la broderie féministe, les broderies anatomiques de vulves, la broderie militante ! On voulait faire un atelier broderie porno mais il y a eu le covid… Le militantisme passe par la créativité. », lance Inès Cassigneul. Reprendre des insultes sexistes, libérer les mentalités autour de la sexualité, déconstruire le tabou des règles, coudre des slogans militants, en se réappropriant une activité manuelle attribuée aux femmes et donc dévalorisée et déconsidérée pour cela… Il en va là du retournement du stigmate. Ce qui permet de questionner notre Histoire, notre place dans celle-ci et dans notre société actuelle, comme le décrit l’artiste Céline Tuloup : « En utilisant une pratique liée au confinement des femmes dans la sphère privée, j’opère un retournement de cet héritage par un basculement vers des questions politiques propre à la sphère publique, autrefois réservées aux hommes. De par ce croisement, mes réalisations questionnent aussi les stéréotypes de genre propre à notre époque contemporaine et relatif au système patriarcal dans lequel nous évoluons. » 
  • On retrouve ce processus chez Marnie Chaissac qui coud au fil rouge et à l’aiguille les figures féminines représentées sur des cartes postales, des catalogues d’exposition, des pages des Beaux-Arts… « Le fil rouge, couleur du sang, celui des blessures ou des menstrues, ligote les mains, couvre les visages ; il vient entraver les corps, clore lèvres et paupières, et crever les cœurs. L’aiguille laisse des impacts de son passage approximatif, blesse tissus et peaux. Avec son geste parfois maladroit, et ces portraits toujours cousus et recousus, elle souhaite comme souligner une vérité effacée, réhabiliter ou rendre hommage à ces figures. », peut-on lire dans le dossier de son exposition Plates Coutures, présentée en janvier 2023 à la MJC de Pacé aux cotés de la tapisserie d’Inès Cassigneul et des brodeur-euse-s. De nombreux comptes fleurissent sur les réseaux sociaux, et notamment Instagram sur lequel circulent les créations originales, inspirées et inspirantes des militant-e-s féministes qui valorisent le savoir-faire et la transmission de leurs ainées mais aussi transgressent l’ordre établi de l’image passive, sage et vieillotte de la broderie.

Célian Ramis

Matrimoine : La mémoire des femmes

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Femmes du passé et d’aujourd’hui, militantes, comédiennes, metteuses en scène, autrices et chercheuses universitaires… Elles nous proposent de visiter le matrimoine. À travers une mise en mots, en scène et en réseau.
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Femmes du passé et femmes d’aujourd’hui, militantes, comédiennes, metteuses en scène, autrices et chercheuses universitaires… Elles nous proposent de visiter le matrimoine. À travers une mise en mots, en scène et en réseau, elles participent à valoriser et visibiliser toutes celles qui ont œuvré à l’avancée de la société. 

Elles ont marqué l’Histoire. Que ce soit dans le domaine de la philosophie, des sciences, des sports, de la théologie, du monde médical, des technologies, de la politique, de l’économie, du social, des arts et de la culture… elles ont toujours été présentes et ont toujours pensé le monde et agi pour concrétiser leurs idées. Elles sont pourtant reléguées aux tâches ménagères et domestiques, confinées au sein de l’espace privé, au travail de reproduction…

Méprisées, ignorées, oubliées de l’Histoire, cet héritage biaisé, réducteur et sexiste, nous amène à nous construire à travers un vide, un silence, une absence. L’apprentissage scolaire, le langage, les médias ainsi que les institutions artistiques et culturelles ne donnent pas accès à notre matrimoine. Iels nous enseignent et inculquent les valeurs de notre patrimoine. Un terme qui n’est pas neutre puisqu’il inscrit le masculin comme élément central de l’ADN commun des êtres humains.

RENDRE LE RÉCIT COMPLET

Or, les femmes, de tous temps et de toutes origines, ont créé elles aussi le monde d’hier et d’aujourd’hui et pensé le monde de demain. On ne les retient pas ? Parce que l’Histoire est écrite par les hommes, blancs, cisgenres, hétérosexuels, valides, bourgeois, etc. pour les hommes blancs, cisgenres, hétérosexuels, valides, bourgeois, etc.

Le matrimoine redonne aux enfants et aux adultes de quoi rêver leur vie en grand. De quoi se projeter. De quoi se réinventer. Oser. Se sentir légitimes. S’autoriser. Heureusement, militantes, chercheuses, historiennes, femmes de lettres et artistes partent à la conquête de notre héritage issu des femmes.

Elles incarnent des vies oubliées, négligées, elles dépoussièrent des siècles de méconnaissance et d’ignorance et font (re)surgir toutes ces figures de l’ombre. Là, sur scène. Au milieu de brodeuses, au détour d’un cimetière ou devant un pupitre. Elles les rendent vivantes. Elles les rendent présentes. Elles les rendent actrices de leurs destins et chemins. Elles nous les donnent à voir, à entendre, à comprendre, à découvrir.

Pour nous découvrir autrement. Pour regarder l’Histoire et la société à travers un prisme plus complet. Et par là, elles interrogent également la place et le rôle des femmes dans le secteur des arts et de la culture. Elles se mettent en mouvement, elles se mettent en réseau et activent des cercles de puissance, aussi épanouissants que valorisants.

FAIRE PARLER LES MORTES

« À chaque fois qu’on joue, c’est juste dingue l’énergie qu’il y a ! Quand ça commence, ça me bouleverse. C’est une grande émotion de voir ces oubliées. On fait parler les mortes… », s’enthousiasme Laure Fonvieille, metteuse en scène et costumière au sein la compagnie La mort est dans la boite. Son credo : « Toute vie mérite récit ! Toute vie vaut la peine d’être racontée ! »

Et ça, elle le démontre à chaque représentation de Celles d’en dessous, spectacle joué pour la première fois en 2019 au cimetière de l’Est et en novembre 2021 au cimetière du Nord, à Rennes (la création a été adaptée également dans différents cimetières de Strasbourg et de Nantes).

Près de leur tombe, les femmes se racontent et nous font partager leurs exploits, difficultés, engagements, métiers, quotidiens, etc. Ainsi, le 1ernovembre, on palpitait au rythme des récits de dame Hélène de Coëtlogon, alias la sainte aux pochons (Camille Kerdellant), de la directrice d’hôtel, résistante et déportée Anne-Marie Tanguy (Sophie Renou), de Marie Brune, illustre inconnue à la vie bien remplie (Manon Payelleville), d’Hélène Jégado, célèbre empoisonneuse (Sandrine Jacquemont), et de Joëlle Guillevic, alias Jo Manix, autrice de BD (Inès Cassigneul).

« On se rend dans le cimetière quand les services funéraires sont capables de nous faire une visite comprenant 10 – 15 femmes. J’en choisis 5, en fonction de la diversité des personnes, mais aussi en fonction de l’emplacement de la tombe, de la matière que je vais trouver aux archives, etc. On fait également appel aux familles, quand c’est possible, pour avoir des infos. Je fais toutes les recherches, j’adore mener des enquêtes sur toutes ces femmes, aller interviewer les gens, avoir les faits, essayer de palper ce qu’elles étaient puis je transmets aux comédiennes. », explique Laure Fonvieille.

Elle poursuit : « Elles sont là, elles sont présentes, elles ont fait des choses mais on efface leurs traces… C’est passionnant ! En général, on trouve des bribes d’infos car des personnes ont déjà enquêté avant. Pour Jo Manix, son amoureux a œuvré pour que ses livres soient publiés. Sinon, on l’aurait oubliée… Comme dans les encyclopédies sur le théâtre, les femmes sont réduites, enlevées progressivement. » 

TRANSMETTRE DES MODÈLES

Omettre toute une moitié de l’humanité, c’est priver chaque génération de son histoire dans toute son entièreté et de figures aux histoires fabuleuses, réalistes, contrastées et extraordinaires.

Ainsi, dans le nouveau spectacle de la compagnie Nos combats ordinaires intitulé Elles, l’autre mémoire, les comédiennes Caroline Alaoui et Lety Pardalis restituent, sous la forme de portraits ludiques et modulables selon la configuration dans laquelle elles jouent, la parole – entre autres - de Vanessa Nakate, militante écologiste ougandaise, Temple Grandin, scientifique et chercheuse autiste américaine, Wu Zetian, unique impératrice de Chine, Sonita Alizadeh, rappeuse afghane ou encore Thérèse Clerc, militante féministe.

« On a eu envie d’utiliser le théâtre pour parler des femmes dont on ne parle pas assez. Ce sont des femmes d’origines et d’époques différentes, d’âges et de champs d’exploration différents. Parce que les femmes ont toujours fait des choses exceptionnelles ! »
souligne Caroline Alaoui.

À travers des lectures vivantes, humoristiques et/ou poétiques, elles relatent leurs parcours et actions inspirantes : « Cela permet de transmettre et donner à voir des modèles qu’on n’a pas eu le loisirs d’avoir dans notre enfance et/ou adolescence. Et ça crée une différence pour chaque vie, sur la manière de se construire, dans la façon de se rêver, de s’imaginer… » C’est là bien l’objectif de la valorisation du matrimoine. 

SUBVERTIR LES LÉGENDES

Il comble le vide, rétablit l’équilibre et chasse l’absence de ces figures féminines dont les témoignages, passant par le théâtre documentaire ou la fiction, ou le mélange des deux, délivrent un message puissant. La transmission opère et interroge alors l’impact des représentations sur l’ensemble des sociétés et leur vision des filles et des femmes.

De la même manière que l’on questionne l’aspect moralisateur et sexiste transmis dans les contes, la comédienne de la compagnie Sentimentale foule, Inès Cassigneul, s’intéresse de près depuis plusieurs années à la légende oubliée d’Elaine d’Astolat, morte d’amour, qu’elle a choisi de subvertir dans son spectacle Vierges maudites !. 

« J’ai découvert ce personnage quand j’étais ado, par le biais d’un tableau lors d’un voyage à Londres. J’étais sous le charme, je me suis vraiment identifiée et j’ai acheté l’affiche. C’était comme un miroir. En fait, c’était un modèle morbide car il s’agissait du moment où elle meurt. L’association érotisme et beauté était très troublante. Je suis partie de cette confusion-là pour écrire. », commente Inès Cassigneul.

Dans son spectacle, Elaine, au départ tisseuse, devient brodeuse : « La broderie est présente chez mes deux grands-mères. J’ai appris pour avoir un lien avec elles. Quand j’ai rencontré la brodeuse Muriel Fry, j’ai décidé de faire intervenir ce savoir faire technique dans la création. » Est venue alors l’idée de confectionner la tapisserie comme élément de décor qui servirait la narration pour sa première création La carte d’Elaine, en 2019.

À cela s’ajoute une nouvelle broderie reconstituant le voyage de la vierge au lys et l’envie de faire monter les brodeuses sur scène. « Elles ne sont pas souvent vues, pas souvent montrées. On a l’image de la femme au foyer, soumise, etc. qui brode. Souvent, elles n’ont pas eu la reconnaissance qu’elles méritaient pour leurs ouvrages. Il y a là un point commun avec Elaine qui est un personnage secondaire des légendes arthuriennes. Un personnage érotisé quand elle meurt. Une jeune fille sans destin qui meurt dès qu’elle sort à l’extérieur. À ce récit ultra sexiste, je lui ai tordu le cou. », analyse l’artiste.

Elle dénonce et critique un modèle néfaste pour l’éducation sentimentale des jeunes filles. Elle réactualise le propos en aventure initiatique dans laquelle Elaine part à la recherche du Chevalier sans nom, relatée dans un « matrimoine imaginaire ».

Elle explique : « Je pars d’une fiction totale, imaginant un poème qu’une autrice du 19esiècle aurait pu écrire parce que je me suis questionnée sur l’absence de transmission. L’histoire retient plus d’auteurs que d’autrices, alors j’invente des autrices carrément. Et des personnages de femmes dans des fictions passées. Il y a des héroïnes qui servent le patriarcat : on doit en tirer autre chose. On ne peut pas en rester au sacrifice, à la mort. On peut aussi en faire une source d’empowerment, quelque chose qui répare. Et la broderie, ça répare aussi… C’est important de changer de point de vue sur l’Histoire, déplacer le regard. Régénérer une héroïne pour la rendre vivante et réinventer une œuvre textile pour faire corps entre les femmes et les brodeuses. »

Brillants et libérateurs, tous ces spectacles proposés encouragent une plongée dans un univers bien plus vaste et inspirant que le modèle présenté et entrainent également une introspection personnelle, menant souvent à interroger sa propre place dans la société. 

PUISER L’ÉNERGIE CRÉATRICE

Parce qu’en parlant de se rêver en grand, Caroline Alaoui ne fait pas uniquement référence à l’effet positif qui s’instaure alors entre ces récits et le public. Mais aussi à l’impact que cela a sur elle en tant qu’artiste. Il y a celles qui s’expriment sur la scène et celles qui les incarnent. Et toutes forment et participent à notre matrimoine.

« Le travail que je fais autour d’Elaine, c’est la première écriture de cette ambition-là pour moi. De là est venu tout un cheminement autour de la narration. Je suis comédienne et je me suis rendue compte ici de mon désir d’écrire des histoires, plus fort encore que le désir d’incarner les personnages. », confie Inès Cassigneul.

Elle prend l’exemple du Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma : « (Re)convoquer des figures d’autrices et de personnages de fiction est source d’énergie et de force. » Cela participe à s’identifier et potentiellement déterrer des questions plus profondes. Et à questionner son rapport à la légitimité, problématique souvent relatée par les personnes sexisées et minorités oppressées, faiblement représentées dans les arts et la culture comme dans le reste de la société.

« Je me dis toujours metteuse en scène et costumière mais c’est vrai que sur ce spectacle, je suis aussi autrice. Manon Payelleville et Camille Kerdellant co-écrivent leurs textes aussi. Oui, je suis autrice. De plus en plus, je l’assume. Ça me plait ! »
se réjouit Laure Fonvieille.

Pareil du côté de Caroline Alaoui : « Au départ, on pensait adapter des œuvres autour du matrimoine et puis en se mettant à l’écriture, on a fini par écrire nos textes et à en faire une création à proprement parler. La question de la légitimité est toujours centrale. En tant que jeunes autrices, il faut toujours se convaincre que nos mots sont à la hauteur. Les temps de recherches étaient très nourrissants, empouvoirants. De ce travail est née l’envie de mettre en parallèle ces femmes et ce qui résonnait en nous (pas dans l’immédiat mais ce sera certainement pour une suite). Et ça nous a posé la question de la place des femmes dans le milieu théâtral. Et nous a poussé à avoir une réflexion sur comment on estimait la valeur de notre travail en tant que créatrices. S’autoriser à rêver grand. À rêver normal, en fait. Au contact de toutes ces femmes, dont on parle et avec qui on travaille, on a pris confiance en nous. »

Et sa consœur et camarade de jeu Lety Pardalis s’est découverte plus engagée : « Ça m’a fait avancer dans mon féminisme. Découvrir toutes ces histoires extraordinaires, ça permet de réaliser le combat de certaines femmes… Et d’être plus vigilantes à ne pas se faire substituer sa place. »

SE RELIER LES UNES AUX AUTRES

Toutes s’accordent sur le caractère puissant et inspirant de cette (ré)appropriation du matrimoine. Rendre visibles les femmes du passé, les femmes du quotidien, les femmes de l’ombre, comme celles qui sont dans la lumière. Un cercle vertueux qu’elles mettent en lien et perspective également avec la puissance du collectif, la puissance du réseau.

« Avec Lety, on s’est rencontrées par les Compagnies du 35. Ça permet de créer de la rencontre entre pairs. On a eu envie de travailler ensemble et on a choisi pour les regards extérieurs des personnes qui nous intéressaient artistiquement. Que ce soit des femmes nous convenait parfaitement car cela permet un peu de rétablir la balance. On connaissait Julie Michel par le collectif Deter et Frédérique Mingant par les Compagnies du 35. Marie Karedwen a réalisé le visuel car elle fait partie de L’imprimerie nocturne et on s’est beaucoup inspirées pour ce spectacle de la revue qu’elle a faite sur F comme Fières. », précise Caroline Alaoui.

Sans oublier HF Bretagne dont fait activement partie Laure Fonvieille : « C’est comme ça que j’ai connu Caroline par exemple. Après, en tant que costumière, je connais pas mal de créatrices. Je partirais bien faire un tour de Bretagne des metteuses en scène ! Parce qu’elles sont là, elle font des choses. On parle ici d’artisanat et vraiment ce n’est pas un gros mot ! J’ai d’ailleurs la broderie en commun avec Inès ! »

Et c’est en allant voir la tapisserie présentée un jour par Inès Cassigneul au musée de Bretagne qu’elle lui propose de participer à la création Celles d’en dessous. « On a fait le constat qu’on était plusieurs à faire du théâtre et de la broderie. C’est un art qui a traversé les luttes féministes du 20esiècle. Les Suffragettes brodaient des bannières. On s’est dit qu’on pouvait nous aussi faire nos bannières pour les manifestations ! », souligne l’interprète de Jo Manix. Elle attire l’attention sur l’importance des chercheuses :

« Elles sont hyper importantes dans l’émergence du matrimoine. On a souvent tendance à les oublier. Je pense qu’il faut les chercher et les écouter. Parce que oui, il y a un courant mainstream qui s’intéresse au matrimoine mais ce sont surtout les chercheuses d’université, les petites maisons d’édition, etc. qui délivrent à ce sujet une information de qualité ! »

Ne pas oublier celles qui œuvrent à rendre le matrimoine tout aussi vivant que les spectacles qu’elles écrivent, créent et mettent en scène. Et profiter de l’éclairage qui lui ait fait actuellement.

« Je ne me fais pas d’illusion. Quand je mourrais, le patriarcat existera encore. Mais je continue de militer ! Pour que l’on soit autant payées que les hommes, et autant reconnues. On gagne des petites batailles et c’est important, j’espère que ça restera et que l’on inscrira les Journées du Patrimoine et du Matrimoine. Je ne me fais pas d’illusions, je sais que l’on sera toujours plus dur-e-s dans la critique envers les femmes. Mais rappelons-nous que le talent n’est pas dans la génétique ni dans les testicules ! », scande Laure Fonvieille en rigolant.

Toutes participent à la création d’une dynamique commune faisant ressortir un tas de facettes de l’Histoire des femmes, du matrimoine, de l’héritage commun. Un héritage vivant !

Célian Ramis

Patricia Godard, sur les pas de Colette Cosnier

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Patricia Godard publie en février 2022, Colette Cosnier – Un féminisme en toutes lettres, aux éditions Goater. Un femmage réjouissant, interactif et vibrant avec une figure marquante d’un féminisme qui résonne dans notre temps.
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Engagée pour les droits des femmes, la valorisation et la reconnaissance du matrimoine, Patricia Godard a co-fondé l’association Histoire du féminisme à Rennes, avec Lydie Porée. Ensemble, elles ont signé le livre Les femmes s’en vont en lutte, paru aux éditions Goater en 2014. Aujourd’hui, la militante revient avec un nouvel ouvrage, publié en février 2022, Colette Cosnier – Un féminisme en toutes lettres. Un femmage réjouissant, interactif et vibrant avec une figure marquante d’un féminisme qui résonne dans notre temps. 

 

YEGG : Qu’est-ce qui vous a amené à écrire sur Colette Cosnier ?

Patricia Godard : Ça part d’une rencontre amenée par mon premier travail de recherches, fait avec Lydie Porée sur les luttes féministes à Rennes. On cherchait des féministes qui avaient fait des actions dans les années 70 et on nous disait d’aller interviewer Colette Cosnier. Elle nous avait répondu qu’elle n’avait rien fait. Parce qu’on avait amené les questions vers les luttes collectives, les groupes féministes. Elle ne s’était pas sentie concernée. On a gardé son nom en tête et puis on avait été sollicitées par Place publique Rennes pour écrire un abécédaire. On s’était dit que ça pouvait être bien de la recontacter et puis elle devait y participer aussi. Je suis allée chez elle l’interroger et ça a été un coup de foudre. C’était une sacrée personnalité. Quelqu’un de passionnant, d’attachant. Donc je dirais que le départ, c’est une rencontre. Je me suis sentie tout de suite à l’aise, avec beaucoup d’affinités alors qu’on est deux générations différentes, dans notre féminisme aussi. On est restées en lien, elle a adhéré à l’association Histoire du féminisme à Rennes, elle trouvait que c’était vraiment super qu’il y ait cette relève localement. Elle a écrit la préface de notre livre qui est sorti en 2014. J’avais lu Marion du Faouët et ses biographies aussi. Pour les hommages après son décès en janvier 2016, j’ai encore lu autre chose. J’en savais un peu plus et je me suis dit qu’il fallait que je continue à creuser. 

 

Comment est-ce que vous décririez Colette Cosnier. Passionnée, attachante, mais encore ?

Je dirais que c’était une écrivaine, une féministe, une universitaire… Il y a toutes ces dimensions-là qui sont très liées. Et puis des aspects que j’ai vraiment découvert : c’est aussi une femme de théâtre, une historienne des femmes… Elle a plein de facettes et en même temps il y a une cohérence dans tout son travail et dans toutes ses actions. Elle a fait de la vidéo, du théâtre, elle a écrit du théâtre, elle a fait journaliste… C’est difficile de s’arrêter à une dimension.

 

Mais comment vous, vous la percevez, au-delà de toutes ces casquettes ? 

Dans son engagement principal. Sortir de l’ombre des femmes qu’on a ignorées, oubliées ou dont l’Histoire a falsifié la vie. Il y a chez Colette Cosnier ce rôle de transmission. Et dans ce qu’on appelle aujourd’hui le matrimoine - car elle, elle n’appelait pas encore ça le matrimoine - c’est vraiment une pionnière. C’est la première universitaire, en 1973, qui travaillait sur les femmes et la littérature. Michelle Perrot le faisait à Jussieu en histoire mais en littérature, elle est vraiment pionnière. S’il y a une chose à retenir, c’est ça. Son côté justicière. Et anticonformiste. Je pense que c’est un aspect qui est très intéressant. C’est lié en partie à ses origines modestes (en tout cas, c’est mon hypothèse), elle ne rentre jamais vraiment dans les clous. Elle ne passe jamais l’agrégation, ne fait pas de thèse, elle rentre à la fac par la petite porte, avec un sujet hyper marginal : les femmes. A la fac, elle n’a pas du tout de réflexion sur sa carrière. J’ai interrogé notamment une ancienne collègue à elle à qui on a dit de ne pas bosser sur les femmes parce que ça allait ruiner sa carrière. C’est ce qu’on a dit aussi à Michelle Perrot en lui conseillant de s’intéresser plutôt aux ouvriers…

 

Alors que finalement, ça va beaucoup intéresser ses étudiant-e-s…

Oui ! Parmi les militantes que l’on a interrogées avec Lydie, beaucoup suivaient ses cours. Et c’était vraiment une caisse de résonnance par rapport aux luttes qui se passaient à ce moment-là. Colette Cosnier était très à l’écoute du mouvement des femmes dans les années 70. Elle lisait des revues féministes, s’intéressait à des débats sur l’écriture féminine. Son roman Le chemin des salicornes est très imprégné de la littérature féministe des années 70-80 autour du corps. Le corps prend vraiment de la place dans le récit. Ça va donc influencer son travail. Tout est imbriqué. Les luttes féministes, la littérature, son travail d’écrivaine, d’universitaire, de transmission… tout ça, ça fonctionne vraiment ensemble. Parce que sinon elle disait toujours qu’elle n’était pas militante à proprement parler. Elle a était adhérente du Planning familial à un moment mais elle n’était pas fan des groupes. 

 

Le féminisme résonne dans ses réflexions et travail mais elle ne se définissait pas militante dans le sens activiste…

Oui, et pourtant, à plein de moments, elle va avoir des positions assez politiques. Lors de la guerre du Golfe en 91, elle découpe sa carte d’électrice et elle l’envoie à Edmond Hervé (alors maire de Rennes, ndlr). C’est une rebelle un peu ! Elle est furax que les députées socialistes femmes aient voté la guerre. Elle fait référence à Louise Bodin et à toutes les féministes de gauche. Elle a l’impression qu’elles ont suivi les mecs dans leur truc viriliste de guerre. Elle est toujours révoltée mais ne se définit pas militante. Elle dit qu’elle fait ce qu’elle sait faire, à savoir écrire et enseigner. Et c’est là où s’exprime son féminisme.

 

Qu’est-ce qui résonne en vous dans le parcours de Colette Cosnier ?

Ses origines modestes, d’une petite ville de province… j’ai été touchée par la correspondance avec son prof. Elle est archivée aux Champs Libres. Elle raconte ses années étudiantes notamment à Paris. On la sent perdue, sans repères. Elle n’a pas les bons réseaux, elle n’est pas aiguillée et il n’y a que ce prof-là, qui est un facho mais bon… Et ça m’a vraiment touchée, ses années étudiantes. J’ai fait une prépa à Paris, à Louis le Grand, je suis fille d’ouvriers arrivant dans ce milieu-là et j’ai trouvé ça hyper violent. Et puis le fait d’être féministe. Quand elle parle des années 90, qui étaient des années assez difficiles dans le féminisme… J’ai milité au début des années 2000 avec Mix-Cité et dans les manifs, il n'y avait personne. Le 8 mars, on ne partait pas en manif, on était en rassemblement, il y avait 50 personnes… Il y a eu une traversée du désert. Ça commence à reprendre. Au début des années 2000, ça reprend très très doucement. Ça frémissait on va dire. On essayait de se marrer mais c’est vrai qu’il fallait assumer d’être dans la rue. Je me rappelle du 1ermai où on était 8 ou 9 avec nos casseroles à distribuer des tracts sur les tâches ménagères ou des trucs comme ça. Et puis j’ai beaucoup aimé faire les recherches, ça m’a éclaté de découvrir plein de trucs. Elle avait elle aussi ce goût des recherches. 

 

Vous êtes allée à La Flèche, sa ville natale…

Oui, c’était le premier lieu de recherches. Je suis allée sur les pas de Colette Cosnier. Voir ses maisons, les tombes de ses parents, de ses grands-parents et puis aux archives municipales, j’ai feuilleté les vieux journaux. C’était une première étape. J’ai ensuite fait pas mal d’entretiens, je suis allée aux archives municipales de Rennes et surtout au centre des archives du féminisme à Angers. André Hélard (son mari, ndlr) a versé les archives pendant ma recherche, donc il a fallu que j’attende que ce soit classé, et encore ce n’est pas terminé… On m’a laissé y accéder avant le classement définitif. Il y avait 17 cartons et je me suis plongée dedans. Je n’avais qu’une semaine. Le bon côté, c’est que je suis allée chercher plein de choses par des moyens détournés avant ça. Pendant 7 jours, je faisais l’ouverture et la fermeture de la bibliothèque universitaire, j’étais plongée dedans. C’était très très riche. Pas mal de photos, qui figurent dans le bouquin d’ailleurs, des traces de son enfance, de sa scolarité. Il y a des manuscrits, c’est très chouette de voir comment elle travaillait, elle raturait, faisait des tirets, elle accumulait beaucoup puis elle retirait de sa matière… Quelques revues de presse autour de la sortie de ses bouquins aussi. Les entretiens ont pris du temps, j’ai interrogé une trentaine de personnes et André Hélard, la personne que j’ai le plus souvent rencontrée. Une de mes sources principales à partir de 1972.

 

Vous avez choisi une forme particulière puisque vous discutez avec elle. Comment avez-vous articulé travail de recherches et imagination autour des réponses qu’elle vous donne ? 

J’ai essayé d’organiser toute cette matière-là pour répondre aux questions que je me posais : comment elle était devenue féministe par exemple ? Je n’ai pas trouvé d’élément déclencheur - c’est rare qu’on devienne féministe parce qu’une lumière nous tombe dessus (Rires) – mais plein de faisceaux qui convergeaient donc j’essaye de lui faire dire ça. Il y a une petite part d’imagination mais pas tant que ça finalement. Je m’appuie beaucoup sur sa manière de parler, qu’on entend dans des émissions de radio, dans des conférences, etc. J’ai essayé de calquer sa façon de parler. Et puis tout ce que je raconte est sourcé, je n’ai rien inventé. Le fait de la connaître, ça aide. Souvent, les personnes qui l’ont connue parlaient de sa voix. Elle a fait beaucoup de théâtre, il paraît qu’elle était vraiment bonne comédienne, notamment en improvisation… Sa voix dégageait quelque chose.

 

C’est hyper intéressant de se dire que les gens ont retenu la voix d’une femme qui en plus parle des femmes ! 

Oui ! Le mot voix, elle l’utilise aussi quand elle parle de ses grands-parents. Elle dit qu’elle veut leur donner une voix parce qu’ils n’ont pas laissé d’archives particulières. Elle utilise souvent ce mot-là, pour les femmes biographiées aussi. Elle leur donnait une voix. Le fait que les femmes soient enfermées dans des modèles. Ça va avec le silence… Ce dialogue, c’est aussi une poursuite de l’entretien que j’avais commencé avec elle. Je l’avais revue depuis mais il y avait des questions que j’avais envie de lui poser. Et puis, s’est posée la question de la légitimité. Je me suis dit que c’était une grande biographe et je ne me sentais pas capable d’écrire une biographie sur elle. Au départ, c’était une pirouette pour éviter d’écrire une biographie classique, traditionnelle. Parce qu’il faut, comme avec un roman, avoir un sens du récit, tenir le fil tout du long… Maintenant, je me dis que j’aurais finalement peut-être été capable mais je suis contente de cette forme-là car c’est vivant, accessible à lire, et ça s’y prête bien.

 

Est-ce que les gens qui la connaissent et qui ont lu le livre entendent justement cette voix marquante ? 

André Hélard m’a dit qu’il avait eu l’impression de l’entendre. Que ça passait très bien. Le livre vient tout juste de sortir donc je n’ai pas encore eu beaucoup de retours mais j’ai plutôt des bons échos. Michelle Perrot, au départ, elle était hyper sceptique. Et finalement, elle trouve que ça fonctionne bien. C’est vrai que c’était un peu gonflé, je ne m’en suis pas rendu compte sur le coup, c’est un peu atypique comme manière d’aborder la biographie. Mais ça correspond au personnage qui était aussi atypique.

 

Vous disiez qu’elle ne parlait pas à cette époque-là de matrimoine. Est-ce qu’en avançant dans sa vie, elle a entendu ce terme ?

On n’en parlait pas encore trop en 2016. On se disait ça avec André Hélard, son mari, en préparant la conférence du 17 mars - à la MIR avec Justine Caurant de HF Bretagne et Marie-Laure Cloarec, clown qui lira des textes à cette occasion. On se disait qu’elle aurait été trop contente de voir tout ce qui sort sur le matrimoine, toutes ces questions-là, le livre de Titiou Lecoq (Les grandes oubliées, ndlr) entre autre… Elle aurait été super contente. Elle a manqué toutes les étapes qui découlent de MeToo et ça l’aurait je pense conforté dans ce qu’elle a fait. Elle se disait être un « dinosaure féministe », elle se voyait comme une ancienne combattante… Elle a du souffrir je pense de solitude en étant féministe. 

 

Surtout quand on fait un travail de mémoire sur les femmes à une époque où on n’a pas du tout envie de les entendre. On l’a dit à ce moment-là, il n’y a pas de mot, comment elle se considère, elle, en ressortant ces femmes de l’oubli ?

Peut-être comme une historienne des femmes, même si ce n’était pas sa formation. Elle fait quelque part œuvre d’historienne, notamment dans Le silence des filles. Le sujet du bouquin, c’est pourquoi au 19eet au début du 20e, il y a si peu d’écrivaines, de compositrices, d’artistes, etc. Elle s’était rapprochée de Michelle Perrot, elles avaient participé au livre de Christine Bard sur Un siècle d’antiféminisme. À partir des journaux intimes, des manuels d’éducation des femmes, elle va plus loin dans l’analyse des mécanismes d’effacement des femmes. Avec toujours l’entrée littéraire. D’où le titre, « en toutes lettres ».

 

Une association comme Histoire du féminisme à Rennes poursuit sa lignée, sa continuité de Colette Cosnier. Quelle est l’importance du local pour elle ? 

Tous les travaux de Colette s’ancrent dans un territoire. Ça démarre avec les vidéos qu’elle fait. Ce sont des films de famille, de vacances, mais on voit qu’elle filme les gens sur un territoire. Elle filme notamment à merveille les pêcheurs du Croisic. Il y a les vidéos mais aussi tous les textes qu’elle écrivait dans des revues locales. Pour elle, c’était important de s’ancrer sur un territoire. Ses origines sarthoises étaient importantes pour elle. Elle a fait des recherches sur la fléchoise Marie Pape-Carpantier et d’autres personnalités locales. Elle a continué ce travail-là dans Les gens de l’office, sur ses grands-parents. Après, elle arrive en Bretagne, s’intéresse à Marion du Faouët. Quand elle fait partie de la troupe du TRAC, les pièces se passent toujours à Rennes : le grand incendie, la révolution française, les luttes de 1936, Dreyfus, etc. Et puis sa grande figure : Louise Bodin qu’elle a fait revivre auprès des rennaises et des rennais. Même à Chamonix, elle va écrire George Sand et les quatre montagnesVictor Hugo et le Mont Blanc, ou une biographie d’Henriette d’Angeville, la première femme à avoir franchi le sommet du Mont-Blanc.

 

La première femme seule…

Oui, seule, sans être portée comme sa prédécesseuse en effet. Et puis elle a fait aussi avec Dominique Irvoas-Dantec un travail sur les rues, les quelques rues avec des noms de femmes mais aussi avec des personnages anonymes, des prostituées, etc.

 

Vous dites qu’elle avait déjà des réflexions sur l’écriture. Nous sommes aujourd’hui aux prémices d’un gros débat sur l’écriture inclusive. Quel regard portait-elle sur ce sujet-là ?

Dans les années 80, elle faisait partie de la commission sur la féminisation des noms de métiers, présidée par Benoite Groult. Elle n’a pas beaucoup participé, elle a fait quelques réunions, elle ne se sentait pas légitime car elle n’était pas linguiste mais c’est une question qui l’intéressait. Elle avait bien compris l’enjeu de la langue dans l’égalité entre les femmes et les hommes. Très tôt, dans les textes, elle féminise les mots. Avec un slash. Etudiant/e, par exemple. C’est hyper novateur. Elle féminisait les noms. Elle n’écrivait pas autrice mais auteure. Elle aimait bien le mot écrivaine. Elle avait bien saisi l’enjeu. À cette époque-là, en 85, elle publie un livre sur Marie Bashkirtseff où elle découvre que son journal a été censuré, que des mots y ont été barrés. Donc elle voit bien que la langue et l’écriture sont un enjeu de visibilité, de paroles. Elle n’a pas négligé cet aspect-là du combat féministe et aujourd’hui, elle serait vraiment pour l’écriture inclusive, je n’en doute pas.

 

Elle était plutôt libérée des carcans et des étiquettes. Est-ce que dans ce que l’on constate des réflexions qu’elle portait, qui sont des réflexions qui commencent à émerger dans le débat public alors qu’on est en 2022, elle est en avance sur son temps ou est-ce que cela témoigne justement de ce creux dont vous parliez dans les vagues féministes ? 

Oui, il y a un vrai backlash dans les années 90 qui essaye de renverser tout ce qui a été pensé, toutes les avancées. Et ça se passe où ? Dans les livres, les médias, etc. Dans le bouquin de Susan Faludi, elle explique bien ça. Et aujourd’hui, on sent clairement qu’on peut bien se reprendre ça dans la figure. Colette Cosnier a fait une conférence en 2009 qui s’appelle De l’utilité des écrivaines, où elle dit bien que ce n’est pas dans les années 70 qu’on a inventé le féminisme ou la parole des femmes. Elle reprend l’histoire littéraire à partir de Christine de Pisan pour montrer que cette parole-là a toujours existé. Effectivement, on l’a faite taire régulièrement mais les femmes ont toujours parlé. Ça fait écho au livre de Titiou Lecoq. Les femmes ont toujours été là dans l’Histoire. Colette Cosnier s’inscrivait elle-même dans une chaine. Elle avait de la reconnaissance justement pour ces femmes qu’elles disaient être comme des phares qui nous ont guidé jusqu’à aujourd’hui. 

 

Est-ce qu’elle aurait pu imaginer être elle aussi un phare pour les nouvelles générations féministes qui peuvent la découvrir grâce à ce livre notamment ?

Je pense que c’était son souhait le plus profond mais elle n’avait pas du tout cette prétention-là. Elle s’effaçait par rapport à ses sujets. Elle était toujours dans la transmission mais jamais elle ne s’est présentée comme un phare. Mais de fait, elle l’était. Quand je discute avec ses anciennes étudiantes, elles gardent vraiment un souvenir très très fort de ce modèle-là. Il y avait moyen de penser autrement, de lire autrement, de lire autre chose. Elle a fait beaucoup en terme de transmission. Elle a fait par exemple un travail avec des étudiantes de 2eannée et des femmes retraitées de l’université du temps libre où elle confrontait d’un côté les souvenirs des femmes de l’université du temps libre et les textes qu’étudiaient les étudiantes. Sur plein de sujets : la maternité, le mariage, les modèles… Je trouve ça super intéressant comme expérience. 

 

Sur la notion de mariage, on voit dans les extraits anotés dans le livre qu’elle est parfois Colette Hélard, Colette Hélard-Cosnier et Colette Cosnier. Elle réaffirme son identité personnelle malgré le mariage ? 

Alors c’est plus complexe que ça. Moi aussi ça m’a questionné et je me suis dit que j’allais faire un tableau. Après, j’ai compris la logique. Au départ, à l’université, elle était Colette Hélard et c’est là que ça a évolué. Car sur les textes, il n’y a que Marion du Faouët qui est écrit par Colette Hélard-Cosnier. Après elle signe toujours ses livres en tant que Colette Cosnier. Dans le cadre universitaire, dans ses collaborations, colloques, etc. d’abord elle était Colette Hélard et ensuite ça a évolué en Hélard-Cosnier. Par contre, elle a fini sa carrière au Mans en tant que Colette Cosnier, en 95.

 

On sait ce qui l’amène à ses réflexions qui encore une fois (ré)apparaissent aujourd’hui dans le débat féministe ? 

Je pense qu’elle avait conscience de l’importance du patriarcat qui s’inscrit dans le nom de famille. Je pense aussi qu’elle a du s’appeler Hélard pour des raisons administratives parce qu’à l’époque, on ne pouvait même pas imaginer que ça se passe autrement. Peu à peu, elle a fait rentrer son nom. Et puis, elle avait le modèle de Marie Pape-Carpantier qui a apposé son nom de famille, Carpantier, à celui de son mari. Ça a pu faire un déclic pour elle.

 

Qu’est-ce que raconte plus largement ce livre sur Colette Cosnier qui parle d’une figure mais s’étend plus largement à nous faire réfléchir plus globalement au matrimoine ? Qu’est-ce qu’il représente dans ce matrimoine que l’on n’a pas envie de réduire à Rennes ?

De plus en plus, j’y réfléchis et je pense qu’il faut que j’arrête de la présenter comme une écrivaine rennaise. Il faut que je dise écrivaine française. Que ce soit la plume de Colette Cosnier qui est vraiment une belle plume, ou dans l’ensemble de son travail, elle mérite d’être reconnue, vraiment, et pas simplement comme une figure locale. Oui, il s’agit du matrimoine tout court et je regrette qu’elle ne soit pas dans le Dictionnaire des féministes qui a été publié en 2017, il me semble. Il faudra peut-être une réédition…

 

Sans doute faudra-t-il de très nombreuses rééditions de livres et manuels pour faire apparaître les femmes dans l’Histoire. Merci Patricia Godard ! 

 

  • LES DATES À RETENIR : 

  • Les 12 et 13 mars : rencontre avec Patricia Godard au festival Rue des livres, au Cadet de Bretagne, à Rennes.
  • Le 13 mars à 10h15 : table-ronde sur le matrimoine littéraire avec Patricia Godard, Gaëlle Pairel et André Hélard au festival Rue des livres, au Cadet de Bretagne, à Rennes.
  • Le 17 mars à 18h30 : Deux livres, une femme – Colette Cosnier, conférence avec Patricia Godard organisée par Histoire du féminisme à Rennes, à la Maison Internationale de Rennes.
  • Le 19 mars à 14h30 : Déambulation dans Rennes autour de Colette Cosnier – un combat pour la place des femmes, organisée par Histoire du féminisme à Rennes (lieu précisé lors de la réservation : histoire.feminisme.rennes@gmail.com)

 

Célian Ramis

Elles, l'autre mémoire : pour rêver grand et voir le monde autrement !

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Dans Elles, l’autre mémoire, Caroline Alaoui et Lety Pardalis, de la compagnie Les combats ordinaires, proposent de lire l'Histoire autrement. A travers des portraits théâtralisés de femmes inspirantes.
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De tout temps, les femmes ont réalisé et entrepris des choses exceptionnelles. Pourtant, parce qu’elle est écrite par des hommes blancs cisgenres hétérosexuels, pour des hommes blancs cisgenres hétérosexuels, l’Histoire n’a pas retenu leurs noms et leurs accomplissements. Dans Elles, l’autre mémoire, Caroline Alaoui et Lety Pardalis, de la compagnie Les combats ordinaires, proposent de lire cette Histoire autrement. A travers des portraits théâtralisés de femmes inspirantes.

Il y a cette femme, née en 1927 en banlieue parisienne, dans une famille bourgeoise, catho et très conservatrice. Cette femme, c’est Thérèse Clerc, et elle va lire Marx, parler violences, injustices et patriarcat, découvrir le plaisir avec les femmes, militer au Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) ou encore fonder la Maison des femmes, lieu d’accueil et d’écoute, ainsi que la Maison des Babayagas, une résidence pour femmes âgées.

Il y a aussi cette femme, au XIe siècle en Italie, qui devient médecin chirurgienne et pionnière de la gynécologie. Cette femme, c’est Trotula de Salerne, et elle va écrire des traités médicaux, notamment sur les menstruations et l’accouchement sans douleur, et verra son travail confisqué par des hommes, décidant de censurer des passages jugés comme hérétiques et s’appropriant la paternité de son œuvre.

Ou encore, il y a cette femme, née en 1996 à Hérat, qui grandit dans les années 2000 en Afghanistan au moment où les talibans s’emparent du pouvoir, réduisant à néant les droits des femmes. Cette femme, c’est Sonita Alizadeh, et elle n’est qu’une enfant quand elle va refuser d’être mariée à seulement 9 ans. Elle n’est qu’une ado quand elle va devoir survivre, sans papiers, en Iran. Elle va découvrir Eminem et écrire des chansons de rap, sera repérée par une réalisatrice qui paiera la dotte du mariage de son frère afin qu’elle échappe à un second mariage forcé et la fera venir aux Etats-Unis pour étudier dans une école d’art.

FAIRE VIBRER LES RÉCITS

Sous la forme d’un hommage funéraire, d’un jeu télévisé ou d’un portrait vivant, les comédiennes et autrices Caroline Alaoui et Lety Pardalis racontent Thérèse Clerc, Trotula de Salerne, Sonita Alizadeh… mais aussi Vanessa Nakate, militante écologiste ougandaise, Temple  Grandin, scientifique et chercheuse autiste américaine, Wu Zetian, unique impératrice de Chine, Agnodice, première femme médecin et gynéco grecque ou encore Nellie Bly, journaliste américaine et Irena Sendler, résistante et militante polonaise.

Elles les font vivre. Elles les font vibrer, ces femmes qui constituent ce que l’on nomme le matrimoine. C’est-à-dire ce qui nous vient des mères. Des femmes. Dire qui elles sont, mettre en lumière des filles et des femmes d’âges et de champs d’explorations différents, aussi que d’époques et d’origines différentes, c’est rétablir cette Histoire arrachée, confisquée, déformée.

« On avait cette idée de faire un spectacle sur le matrimoine. L’envie d’utiliser le théâtre pour parler des femmes dont on ne parle pas assez. En adaptant des œuvres autour du matrimoine, on s’est finalement mis à écrire nos propres pièces. C’est devenue une création à part entière. », signale Caroline Alaoui, qui a rencontré Lety Pardalis grâce au réseau des Compagnies du 35.

Ensemble, elles s’attèlent à un travail de recherches, s’inspirent de la lecture des Culottées, de Pénélope Bagieu, mais aussi de celle des F comme fières, de L’imprimerie nocturne, de Ni vues ni connues, du collectif Georgette Sand ou encore de Femmes de lettres en Bretagne, ouvrage collectif initié par Gaëlle Pairel.

Et de leurs textes est né un format nomade et modulable, articulé autour de portraits joués, incarnés, interprétés avec humour, force, poésie et interactivité. « Ce n’est pas une conférence gesticulée, ni même une conférence tout court. Ce n’est pas un spectacle d’entresoi. On a pensé un support adaptable selon les publics et les lieux, pour pouvoir jouer partout. », précise Caroline Alaoui.

RÊVER GRAND, L’IMPACT DU MATRIMOINE

Relater les récits et les parcours de ces femmes qui ont existé et existent encore aujourd’hui, participant à penser et faire évoluer les sociétés, c’est une manière de donner à voir le monde autrement. C’est aussi proposer de nouveaux modèles aux filles et aux garçons, aux femmes et aux hommes.

Y compris pour les deux créatrices de ces lectures théâtralisées. « Ça m’a fait avancer dans mon féminisme. Découvrir toutes ces histoires extraordinaires, ça permet de réaliser le combat de certaines femmes… Et d’être plus vigilantes à ne pas se faire substituer sa place. Ça provoque aussi des questionnements. Chaque portrait m’interroge à un endroit différent. Quand on prend l’exemple de Wu Zetian, première femme régnante en Chine au 7esiècle, on pense à la résonnance avec aujurd’hui, où on assiste pour la première fois en France à une quasi mixité aux élections présidentielles… On peut presque tout ramener à aujourd’hui. », s’enthousiasme Lety Pardalis.

Elles le disent, elles sont complémentaires et sur cette création, elles sont heureuses de partager cette plongée dans des univers passionnants et inspirants. Et très empouvoirants. « On se prend à rêver grand ! », scande Caroline Alaoui. Elle poursuit : « Il y a de quoi être en colère quand on découvre toutes ces femmes, leurs noms et leur nombre ! Mais nous ne sommes pas dans la colère. Au contraire, c’est très réjouissant ! »

Et on se réjouit avec elles de rencontrer, faire la connaissance ou de redécouvrir celles qui ont marqué l’Histoire d’hier et celles qui poursuivent le combat, aujourd’hui, pour demain. Les lectures sont vivantes, drôles, touchantes, émouvantes. Les voix s’expriment et s’entremêlent. Les visages de l’ombre apparaissent, sans se confondre avec celles qui les racontent dans la lumière. C’est là où le duo nous cueille avec beaucoup d’émotions.

« On a envie de transmettre et donner à voir des modèles qu’on n’a pas eu durant notre enfance et notre adolescence. Ce sont nos petits combats, à notre échelle. », signale Caroline Alaoui. Des petits combats qui peuvent faire la différence : « C’est important d’avoir accès à ce matrimoine pour chaque vie, chaque construction, ça impacte la façon de se rêver, de s’imaginer ! »

Avec humilité et dans le respect de toutes ces vies entravées, négligées et méprisées, les deux comédiennes et autrices participent à la réhabilitation du matrimoine. À faire sortir les oubliées de leurs silences contraints et forcés. À multiplier les voix et les voies possibles. C’est apaisant et libérateur à la fois.

 

  • LES DATES À RETENIR

  • 8 mars, 17h : Représentation de la lecture-théâtralisée Elles, l’autre mémoire, à la Bibliothèque des Champs Libre, Rennes.
  • 10 mars, 20h : Représentation de la lecture-théâtralisée Elles, l’autre mémoire, à la Maison de quartier La Bellangerais, Rennes.
  • 15, 22 et 29 mars, de 10h à 12h : Ateliers d’écriture autour de Elles, l’autre mémoire, à la Biblithèque La Bellangerais, Rennes.

Célian Ramis / Illustrations d'Adeline Villeglé

L'île aux femmes ou la résilience du matrimoine breton

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La série radiophonique L'île aux femmes, fruit d'une collaboration entre HF Bretagne et la Corlab, réhabilite le matrimoine breton, raconté en dix épisodes. Un projet brillant et puissant !
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Bertina Lopes, artiste mozambicaine, Flora Nwapa, écrivaine nigériane, Joséphine Baker, artiste et résistante française, Marguerite Duras, écrivaine française… Toutes les quatre figurent parmi les 8 femmes engagées dont les noms seront bientôt attribués à des rues de la capitale bretonne. Si à Rennes, on atteint le 13% de rues qui portent des noms de femmes, la France affiche encore une moyenne de 6%. Ce n’est pas insignifiant. C’est au contraire révélateur de l’idée que l’on se fait du genre des personnes qui ont marqué l’Histoire. Le masculin n’est donc pas neutre et le patrimoine ne l’est tout autant pas. 

Tendre le micro à celles et ceux qui savent raconter notre héritage culturel commun. Ainsi commence « M ton matrimoine », le premier épisode de la série radiophonique L’île aux femmes, fruit d’une collaboration entre HF Bretagne, association pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes dans les arts et la culture, et la Corlab, Coordination des radios locales associatives bretonnes. 

En 2016, se forme au sein de HF Bretagne le groupe Matrimoine, composé d’Elise Calvez, Justine Caurant, Marie-Laure Cloarec et Adeline Villeglé. Elles viennent d’horizons différents et ont des sensibilités diverses pour telle ou telle discipline artistique. L’une s’intéresse davantage à la photographie, là où l’autre sera passionnée par les arts plastiques et où une autre encore préférera se dédier aux musiques bretonnes.

Elles partagent néanmoins cette volonté de mettre en lumière toutes les artistes qui ont participé à la vie culturelle et sociale de la région mais qui ont été oubliées, ignorées, méprisées. Parce qu’elles sont femmes et que l’Histoire est écrite par et pour les hommes.

Dans le premier épisode, Laurie Hagimont, alors coordinatrice d’HF Bretagne, qualifie le groupe « d’encyclopédie vivante ». Elise Calvez nous explique que le travail de recherches a été de longue haleine mais révèle « un vrai vivier » d’artistes et d’initiatives à visibiliser. Elle le dit, elles sont parties de leur propre ignorance et de leur propre étonnement à en connaître si peu. 

Trois ans de boulot plus tard, elles ont recensé plus de 300 femmes « peu connues ou connues mais disparues des mémoires. » La base de données est immense, classée par discipline, territoire et époque. Un travail minutieux et colossal. « Il y a un vrai travail de recherches et de sortie de l’oubli. », souligne Elise Calvez.

Et puis, elles ont aussi participé à l’écriture des scénarios qui vont donner lieu sur un an à la diffusion de 10 épisodes radiophoniques, réalisés par Anaëlle Abasq, au départ service civique puis journaliste salariée de la Corlab.

LE MATRIMOINE, C’EST QUOI ?

A l’école, on apprend que le masculin l’emporte sur le féminin. Ce n’est pas neutre comme message et cela s’étend bien au-delà de la question du langage. Car en masculinisant tous les termes, notre quotidien et nos imaginaires collectifs se construisent sur l’invisibilisation des femmes.

Et quand on parle de patrimoine, on a beau dire que le terme englobe aussi bien les hommes que les femmes, on entend quand même ce qui vient de nos pères. Dans les manuels scolaires, les films, les livres, les séries, les ouvrages jeunesse mais aussi la peinture ou les sciences, ce sont les travaux et les exploits des hommes que l’on présente très majoritairement.

Et les quelques femmes qu’on aborde du bout des lèvres sont présentées comme le signale Elise Calvez comme des femmes d’exception. Ainsi, quand Anaëlle Abasq tend le micro pour demander si le terme « matrimoine » parle aux gens qu’elle rencontre, la réponse est claire : c’est non.

« On pense que c’est un néologisme. Mais le terme existait déjà au Moyen-Âge : patrimoine, ce qui vient des pères, et matrimoine, ce qui vient des mères. Les deux termes étaient usités, la langue était mixte à cette époque. Au siècle des Lumières, on a décidé qu’on était égaux mais différents. On a commencé à genrer. Aux femmes l’éducation, les enfants, les tâches domestiques. Aux hommes la sphère professionnelle, la guerre, etc. En parallèle, des mots disparaissent de la langue française : autrice, matrimoine… La manipulation de la langue dit bien des choses : que les femmes n’ont pas accès à des fonctions de prestige, de représentation. C’est une idéologie, ça n’a rien de biologique. », explique Laurie Hagimont.

Les luttes au sein du mouvement féministe sont nombreuses. Et parmi elles, figure le combat concernant le langage. Le droit à la parole est essentiel, tout autant que celui de pouvoir nommer ce que l’on vit. Les mots ont un sens. Les récits autour des violences sexistes et sexuelles le prouvent tous les jours. C’est également le cas avec la question de la féminisation des termes et celle de l’écriture inclusive.

La série L’île aux femmes pointe cela très clairement : identifier notre matrimoine et le nommer, c’est rappeler que des créatrices de talent ont existé à toutes les époques et dans tous les domaines. C’est aussi bousculer nos représentations collectives et stéréotypées sur les arts et la culture et œuvrer pour l’égalité. Dans toute la société en général. 

Le podcast s’attache à décrypter ce processus d’invisibilisation subi par les femmes et qui s’étend tout autant aux personnes LGBTIQ+ et aux personnes racisées. Mais il s’attache aussi à mettre en exergue des initiatives actuelles comme le mentorat mis en place par la Fedelima dans le secteur des musiques actuelles, formant des binômes sur des fonctions encore très genrées comme les postes de direction, de technique, etc. Ou encore les actions régulières de l'association Histoire du féminisme à Rennes.

DÉCONSTRUIRE LE MYTHE DU MATRIARCAT BRETON

En introduction du deuxième épisode intitulé « Figures féminines et imaginaire breton », Justine Caurant signale : « On est toutes d’accord pour dire ce que ce n’est pas parce qu’on a un imaginaire collectif mixte que ça veut dire que l’égalité est réelle. Loin de là. » 

En Bretagne, on aime à penser qu’il existerait dans l’histoire régionale un matriarcat breton. A travers 5 figures féminines – Dahut, Sainte Anne, Marion du Faouët, Naïa et les Bigoudènes - ancrées dans l’imaginaire collectif et la mythologie bretonne, la série questionne cette idée reçue.

Justine Caurant poursuit : « Comment est-ce qu’elles sont représentées ces femmes ? Elles sont toutes archétypales et représentent toutes un aspect, une dimension, une caractéristique qu’on prête aux femmes. »

Pêcheresses, maternelles, sorcières… Elles incarnent la morale des légendes : les filles et les femmes doivent être obéissantes, sinon elles sont punies. Elles doivent être sages et sont en charge de l’éducation et de la transmission. Quand elles transgressent les normes et les assignations de genre, on cherche à les évincer de l’histoire, on les réduit à leur physique et leurs beautés envoutantes. Et même quand elles se lancent dans des mouvements de résistance et de protestation, elles se voient érigées en symboles de folklore régional, dépossédées petit à petit de leurs fonctions et rôles.

La série énonce : « Ce qui a été construit, on peut aussi le déconstruire. »

VALORISER LE MATRIMOINE BRETON

La construction de L’île aux femmes est brillante. Et il faut le dire, empouvoirante. Elle fait du bien cette série radiophonique. Parce qu’elle est complète sans être indigeste. Parce qu’elle parcourt les époques et les disciplines artistiques, explore les fondations et les mécanismes des inégalités qui subsistent encore aujourd’hui, donne à entendre des voix d’hier et d’aujourd’hui et à découvrir des parcours forts et des points de vue variés et pas toujours consensuels et parce qu’à travers cette mise en perspective de ce matrimoine culturel tombé aux oubliettes, elle nous éclaire sur la construction et le fondement de notre société actuelle, légèrement moins inégalitaire qu’autrefois, et encore, pas tant que ça.

Elle est aussi très accessible et sans jugement. Elle apaise cette part qui nous manquait et nous renvoyait un sentiment d’illégitimité et nous offre une matière inépuisable pour satisfaire notre curiosité d’en savoir plus sur cette histoire confisquée de notre héritage culturel commun.

On rencontre, pour la première fois ou non, des artistes qui transcendent les codes comme la styliste Val Piriou qui mêle dans ses créations influences punk et bretonnes, comme la passeuse d’histoires Maryvonne Le Flem, au CV impressionnant entre aide-maçon, goémonière, couturière ou encore « dynamiteuse » de rochers, ou comme la harpiste et compositrice Kristen Noguès, qui a renouvelé les musiques bretonnes notamment grâce au jazz et aux musiques improvisées.

Les citer toutes n’aurait pas de sens. Il faut écouter chaque épisode pour s’imprégner de l’univers de L’île aux femmes, trésor inestimable en terme de ressources et de travail réalisé. Mais aussi en terme d’analyse fine des freins et des obstacles rencontrés par les femmes, artistes en l’occurrence (mais pas que) mais par extension à toutes les femmes. Muses, femmes de, etc. elles sont souvent victimes de critiques et de minimisation de leurs rôles. Et pourtant, elles ont agi et montré quand elles l’ont pu l’étendue de leurs capacités et savoirs.

TIRER LE FIL : L’IMPACT

« Avant, je pensais que souligner à chaque fois le genre de la personne ne faisait que renforcer les inégalités parce que je n’avais pas conscience de l’invisibilisation des femmes. Dans les faits elles sont présentes mais dans le récit, non, on les éclipse. Que ce soit les femmes, les personnes racisées, les LGBTIQ, les personnes issues des classes moyennes, etc. Avant, ce qu’il manquait, c’était les chiffres. Là, c’est indéniable, les femmes sont sous-représentées. », nous confie Anaëlle Abasq.

Durant 10 épisodes, elle a tendu le micro à de multiples personnes racontant et expliquant le matrimoine et son impact. « C’est une narration à la première personne du singulier. Je pars à la découverte et à la compréhension du matrimoine. On parle de l’art mais l’art est surtout un prétexte pour parler de la société. Chaque domaine est champion : l’invisibilisation est systématique. », précise-t-elle.

Tirer le fil de cette histoire permet de créer un choc. Une prise de conscience. C’est d’ailleurs là le reflet de tout le travail mené par HF Bretagne qui compte et établit un diagnostic chiffré tous les deux ans sur la place des femmes dans les arts et la culture en Bretagne.

Pour Elise Calvez, cette (re)découverte de l’histoire des arts et de l’histoire en général est « importante pour la construction des femmes et des filles et de tout le monde en fait, car cela permet d’avoir une vision plus juste de l’Histoire et de la place des femmes au fil de l’Histoire. »

Elle raccroche tout ça aux violences sexistes et sexuelles qui sévissent encore dans notre société à l’égard des personnes sexuées. Car ce sont les stéréotypes dont il fait état dans L’île aux femmes, avec les assignations genrées et le manque de représentations variées, qui perdurent dans le temps qui permettent la transmission de la domination masculine d’une génération à l’autre. Effacer les femmes de l’Histoire permet à cette domination de s’instaurer et de se légitimer.

Toute cette matière, distillée dans la série radiophonique mais aussi élaborée dans la base de données créée par le groupe Matrimoine, peut servir de ressources. « Les territoires peuvent se l’approprier. Pour chaque commune, chaque lieu, il y a des figures méconnues à revaloriser. », souligne Elise Calvez qui précise l’enjeu militant intrinsèque à ce travail.

Parce qu’en interrogeant cette partie manquante de l’héritage culturel commun, on fait bouger les lignes. On interroge alors les manuels scolaires, les noms de rue, les répertoires joués dans les Conservatoires, la manière dont on transmet nos savoirs, le genre de nos expositions, le rapport que l’on entretient avec le milieu des sciences, etc. Ainsi, HF, en Bretagne comme dans les autres antennes régionales, agit auprès des collectivités pour que les Journées du Patrimoine deviennent les Journées du Patrimoine et du Matrimoine.

« Il faut que ce savoir entre à la connaissance du grand public. Tant que ce n’est pas intégré à l’Histoire en général, ça reste une affaire de passionné-e-s. Il y a toujours eu des femmes en responsabilités, en création ou en travail. Elles ont galéré mais elles ont agi. L’Histoire a ensuite été écrite par les hommes qui ont minimisé le rôle des femmes. Il faut passer par la formation, la reconnaissance et la pérennité de ces savoirs. Par le prisme du matrimoine, on questionne les pratiques anciennes qui perdurent aujourd’hui. Comment on reconnaît les œuvres d’aujourd’hui pour les pérenniser demain ? Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui pour transmettre aux générations de demain ? »

  • Tous les épisodes sont à retrouver sur le site de L’île aux femmes et dans le cadre du 8 mars 2024, l'exposition et le podcast sont à (re)découvrir au festival Rue des livres (Cadets de Bretagne) les 16 et 17 mars.

Célian Ramis

Histoires de femmes, inspirantes et puissantes

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Le matrimoine s’expose en portraits et récits de vie de 12 femmes qui ont marqué l’Histoire et qui pourtant en ont été oubliées ou exclues. L’exposition virtuelle Histoires de femmes offre la possibilité d’une rencontre avec des personnalités fortes et puissantes.
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Le matrimoine s’expose en portraits et récits de vie de 12 femmes qui ont marqué l’Histoire et qui pourtant en ont été oubliées ou exclues. L’exposition virtuelle Histoires de femmesse visite sur le site de l’université Rennes 2, nous offrant la possibilité d’une rencontre avec des personnalités fortes et puissantes.

Il y a Agnodice, la première gynécologue de la Grèce Antique. Il y a Mavia, la reine guerrière de l’Arabie antique. Il y a Wu Zeitan, la première impératrice chinoise. Il y a Christine de Pizan, la première écrivaine à vivre de son art. Il y a Nzinga, reine et combattante du Ndongo et du Matamba. Il y a Zitkala-Sa, la protectrice de la culture améridienne. Il y a aussi Maud Stevens Wagner, la première tatoueuse reconnue.

Il y a Gabriela Mistral, la première écrivaine d’Amérique latine à recevoir le prix Nobel de littérature. Il y a Anna Iegorova, une des plus grandes pilotes de l’armée soviétique durant la Seconde guerre mondiale. Il y a Christine Jorgensen, une des premières femmes transgenres aux USA. Il y a Cui Xuiwen, première artiste chinoise dont les œuvres ont été exposées au Tate Modern Museum à Londres. Et enfin, il y a Marie-Amélie Le Fur, athlète handisport multi-médaillée des Jeux Paralympiques.   

On n’en connaissait très peu. On se réjouit de les découvrir dans cette exposition conçue par Léa Tanner, Noémie Choisnet, Ysé Debroise, Euxane Desdevises et Quentin Catheline, étudiant-e-s en Master 2 Médiation du patrimoine et Histoire de l’Europe, à Rennes 2.

« En master 1, on devait réaliser un projet. La seule consigne était que ça devait être pour la fac. Sur le reste, on était totalement libres. On a choisi de dédier cette exposition aux étudiant-e-s à qui on a proposé un sondage sur les réseaux sociaux. Ils pouvaient choisir entre 3 sujets : les ports et voyageurs bretons, l’indépendance de la Bretagne et celui-ci sur les femmes qui a été retenu. », explique Noémie Choisnet. 

LA DÉCOUVERTE DU MATRIMOINE

Il y a des noms qu’elles connaissent – au départ, le groupe est constitué des 4 étudiantes – comme celui de Christine de Pizan, et d’autres, comme Nzinga, qu’on leur conseille. Elles s’inspirent des Culottéesde Pénélope Bagieu, de Viragod’Aude GG pour voir ce qui a déjà été fait, et éviter la redite, et puisent leurs matières sur Internet. « En M1, c’était la première du covid… », rappelle Ysé Debroise.

« Au début, on avait quelques autres portraits, comme celui de Clémence Royer mais après quelques recherches, on s’est aperçues qu’elle était eugéniste. On a décidé de ne pas la mettre. De rester plus politiquement correct. On voulait montrer des femmes capables d’aller à l’encontre de la pensée générale mais surtout des femmes qui nous inspirent et sont en lien avec nos convictions. », nous racontent-elles à plusieurs voix.

Pour élaborer cette exposition, le groupe souhaite visibiliser des femmes issues de tous les horizons : « Les femmes sont dans toutes les disciplines. Elles y sont légitimes. On va de l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui et on a essayé de prendre des femmes qui viennent de pays différents, en dehors de l’Europe. Nous sommes 4 femmes blanches, on ne voulait pas centrer sur ce qu’on connaissait déjà. »

Les recherches sont fructueuses. L’Histoire a été écrite par des hommes et pour des hommes et a largement occulté la place des femmes, peu importe les domaines, les périodes et les continents. Réhabiliter le matrimoine est un travail de longue haleine. Un travail indispensable dans la déconstruction d’un système sexiste et raciste.

UN AUTRE REGARD

« Découvrir toutes ces femmes, ça donne de l’espoir ! On a une licence d’Histoire et en Histoire, on ne parle que des hommes. Là, c’est inspirant, ça nous donne des exemples. Même si bon, souvent la réussite d’une femme est décrite de manière négative… En général, la mort suit… », souligne Euxane Desdevises.

Noémie Chesnais enchaine : « Oui ou alors, on les connaît parce que ce sont les femmes des rois… ». Là, elles ne sont pas femmes de. Elles ont une identité propre et des parcours singuliers. « Pour les reines, elles le sont certes devenues parce que le père, le frère ou le neveu sont décédés mais elles ont régné pendant longtemps, ont fait des choses et étaient respectées par leur peuple. », précise Ysé Debroise, encore admirative des récits explorés.

Notamment celui de Gabriela Mistral, poétesse chilienne, qui a reçu le prix Nobel de littérature avant un homme : « Elle a fait plein de choses ! Et pourtant elle est inconnue ! Je pense en effet que le fait d’être une femme joue beaucoup… »

Pour Quentin Catheline, la découverte était totale. « Je n’en connaissais aucune mais ma non connaissance m’a donné envie de découvrir et de faire découvrir. De produire quelque chose de bien pour que ça donne envie justement (…) Ça questionne et ça nous amène à porter un autre regard sur les autres régions du monde et l’histoire. », commente-t-il.

Conscient des processus d’invisibilisation qui se jouent à travers des siècles de domination patriarcale, le groupe témoigne de l’impact bénéfique que représente l’accès à ce type de connaissances et de ressources.

Ainsi, l’exposition qui aurait dû être installée à la Mezzanine, sur le campus de Rennes 2, s’adapte à la crise et devient virtuelle. Pour chaque portrait, un dessin réalisé par un-e étudiant-e volontaire – principalement issue de leur Master ou de leurs entourages – une map monde situant la zone d’origine et de vie ainsi qu’un texte retaçant dans les grandes lignes le parcours de la protagoniste, en français et en anglais.

Un QR code est à flasher sur chaque figure présentée afin d’y trouver des ressources supplémentaires. Des sites d’infos, des vidéos des Culottées… cela permet d’en savoir plus, si on souhaite aller plus loin dans les recherches. Et pourquoi pas s’en inspirer pour d’autres projets.

« Ce serait bien que quelqu’un reprenne le flambeau après nous. Vraiment ! Il y a encore tellement de femmes à découvrir ! », s’enthousiasme Léa Tanner.

L’exposition est visible sur le site de l’université Rennes 2, jusqu’au 19 mars.

 

 

 

Célian Ramis

1939-1945 : Oui, il y avait des lesbiennes !

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Champs Libres, Rennes
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Elles ont été oubliées de l’Histoire. Queer Code répertorie, sur Internet, un grand nombre des ressources culturelles, historiques ou sociologiques concernant les femmes qui aimaient les femmes et le site Constellations brisées propose des cartographies de leurs parcours.
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Déportées, résistantes ou collabos, lors de la Seconde guerre mondiale, elles étaient des femmes et aimaient les femmes. Pourtant, elles ont été oubliées de l’Histoire. Queer Code répertorie, sur Internet, un grand nombre des ressources culturelles, historiques ou sociologiques les concernant et le site Constellations brisées propose des cartographies de leurs parcours.

Le 18 avril dernier, des militantes rennaises et Queer Code se réunissaient autour d’un atelier « Nos histoires féministes et LGBTI sont numériques », aux Champs Libres. Rencontre avec Isabelle Sentis, membre de Queer Code et coordinatrice du projet Constellations brisées.

YEGG : Qu’est-ce que le projet Queer code ?

Isabelle Sentis : C’est un projet d’équipe créé il y a 3 ans, issu d’une association qui s’appelle Mémoires en chantier. L’idée, c’était de créer une plateforme numérique et des projets numériques pour faire connaître l’histoire des femmes et particulièrement des femmes qui ont aimé des femmes pendant la seconde guerre mondiale.

On a lancé la plateforme à l’occasion de l’anniversaire des 75 ans de la libération des camps de concentration. C’était en fait un temps qui était issu de tout un cheminement des unes et des autres de plusieurs années. Chacune et chacun, car il y a aussi des hommes avec nous, se sont mobilisé-e-s, à des périodes différentes.

Mais c’est issu d’une longue mobilisation pour certain-e-s. L’idée c’est justement de créer collectivement et d’apprendre collectivement. Par exemple, Lydie est ingénieure dans tout ce qui est sciences de l’information et de la documentation de l’informatique. Moi je n’y connais strictement rien à l’informatique.

Ça a permis à des personnes déjà mobilisées de rencontrer d’autres femmes qui venaient plutôt de pratiques numériques, notamment les jeunes femmes qui viennent de l’univers de la création des jeux vidéo. Queer Code, c’est vraiment pour se retrouver et permettre à d’autres personnes de nous rejoindre parce qu’on utilise les outils numériques.

Concernant le cheminement dont vous parlez, c’est parce que vous avez constaté l’absence des femmes, et notamment des lesbiennes, dans les parcours relatés dans l’histoire de la Seconde guerre mondiale ?

Isabelle : L’Histoire est une construction sociale. Tout ce qui est mémoriel c’est la même chose, ce sont des combats pour que certains groupes accèdent à ce travail-là. Il y a toute une mobilisation de groupes LGBT, depuis plus de 20 ans, pour la reconnaissance de la déportation pour homosexualité. Masculine parce que les nazis ont pénalisé l’homosexualité masculine.

Les lesbiennes ont également été persécutées mais il n’y avait pas de législation à proprement parler parce que comme dans beaucoup de régimes oppressifs, on ne nommait pas pour ne que ça n’existe pas. Ça n’existe pas, on n’a donc pas besoin de faire une loi là dessus.

Mais elles ont été persécutées là où il y avait la législation nazie. Dans les pays occupés, dans les zones occupées. La France a eu des statuts différents selon les moments de la guerre, avec une législation différente. Donc il y a eu des persécutions différentes selon les moments de la guerre et selon les endroits.

C’est complexe. Parfois, des femmes ont fui en France ou des françaises ont fui dans d’autres pays. Des femmes sont aussi allées aider d’autres femmes et d’autres hommes dans d’autres pays. Comme c’est le cas pour des femmes suisses qui sont allées avec la Croix Rouge en Espagne pendant la Guerre Civile.

Il y a beaucoup, tout comme il y en a encore aujourd’hui, de mouvements de populations et de mouvements de personnes pour différentes raisons. D’autres n’accèdent pas toujours aux autres pays, les Etats-Unis avaient par exemple à un moment fermé leurs frontières.

Là on est en train de préparer la cartographie d’une jeune femme juive autrichienne qui a été déportée à Auschwitz parce qu’elle était juive mais elle était également lesbienne - elle n’aurait pas utilisé ce mot parce que ce n’était pas ce mot qu’on employait à l’époque mais en tout cas elle a aimé une jeune femme norvégienne - et elle attendait un visa pour l’Angleterre où une partie de sa famille avait réussi à s’échapper.

Voilà toute la complexité de l’attente comme des personnes en France ont attendu des visas pour les Etats-Unis, le Mexique, etc. Et qui ont été bloquées parce que sans visas. Certaines ont fui par d’autres chemins et se sont retrouvées bloquées parce que les frontières ont été fermées. Mais on peut encore trouver ça de nos jours…

Il y avait plusieurs enjeux par rapport à Queer Code : montrer que oui il y a des travaux d’historien-ne-s mais aussi de citoyen-ne-s pour faire connaître ces parcours de vie. Le numérique est un espace de combat pour y être visible. Il y a beaucoup de négationnistes, de racistes, d’homophobes, présents sur ces espaces.

L’idée c’est d’être présent dans un espace pour montrer cette histoire et pour montrer surtout qu’on est capables de la partager et de réfléchir ensemble. Si on reprend des slogans féministes des années 70 il y avait vraiment le fait que la construction des femmes, et des hommes bien sûr, c’est un fait social, un fait culturel, qui ne se fait pas tout seul.

Il faut se mobiliser. Tout le monde peut y contribuer. L’idée, c’est ça : ne pas hiérarchiser les savoirs mais les faire dialoguer et aussi bien valoriser les articles d’historiennes que des personnes comme récemment des jeunes qui ont écrit une pièce de théâtre, que de militantes qui aident des familles à transmettre leur histoire.

Montrer que toutes ces démarches, tous ces savoirs sont importants. Et qu’on peut tou-te-s apprendre, c’est ça qui est passionnant, autant les technologies numériques que d’autres techniques. Lydie fait beaucoup de traduction pour nous, de l’anglais vers le français ou du français vers l’anglais. Elle fait aussi une veille qui est très précieuse.

Ce qui est passionnant avec les savoirs c’est que tout bouge très vite, notamment dans cette ère du numérique. On peut avoir l’impression que l’Histoire, ça va lentement et en fait on se rend compte que c’est étonnant. Il y a par exemple des féministes américaines qui étudient les mouvements féministes français.

Si on ne vérifie pas ce qui se passe dans les universités américaines, on peut passer à côté car ils ne vont pas être traduits en français, on ne va pas les voir dans nos librairies. Montrer que c’est en constant mouvement et qu’il y a des enjeux différents dans la mobilisation selon les générations.

Pour notre génération (quadras), ce travail de revendication de la Seconde guerre mondiale en tant que lesbiennes, c’est constructif, c’est un vrai combat. Pour des jeunes femmes comme Emilie, avec nous dans l’équipe, qui sont jeunes, qui ont une vingtaine d’années, c’est complètement une autre histoire de construction identitaire parce que pour elle en fait c’est quelque chose qui est déjà acté donc ce n’est pas la même histoire.

C’est intéressant de voir comment les générations ont des histoires différentes, d’autres cheminements. Passionnant ce dialogue intergénérationnel. Montrer que c’est un travail de médiation sur ce qui existe comme savoirs et de reconstruction de nouveaux savoirs.

Est-ce que ce qui lie les générations entre elles, c’est qu’aujourd’hui encore les femmes lesbiennes sont invisibilisées, tout comme le sont encore les personnes racisées ? Parce qu’on voit bien que Queer Code rassemble un grand nombre de ressources, ce n’est donc pas qu’il n’y a rien sur ce sujet mais plutôt que leur diffusion ne se fait pas comme elle devrait…

Isabelle : C’est passionnant tout ça et un jour on fera nos propres constellations, nos propres parcours, de comment on a eu l’information. Comment on a eu telles ressources, comment telle personne a cheminé, a réfléchi aux enjeux. Ce qui est sûr, c’est que les manières de transmettre et d’accéder aux informations selon les générations sont différentes.

Et puis ce qui est intéressant, c’est d’essayer de partager ça - et pas que sur la Seconde guerre mondiale - pour se rendre compte que tout est en perpétuel mouvement. J’ai 43 ans, il faut aussi que je me mobilise, rien n’est acquis, que ce soit sur la santé de mon corps, sur les droits, on voit que tout est en évolution, que des choses s’améliorent, qu’il y a de nouvelles avancées scientifiques. C’est aussi un mécanisme.

Lydie (membre de Queer Code) : c’est compliqué de se servir de l’expérience des anciennes, c’est compliqué de transmettre, nous, nous sommes la génération entre les deux. C’est un vrai travail.

Isabelle : On peut transmettre à des femmes de 70 ans, des femmes plus jeunes peuvent nous transmettre à nous. On montre que ça part dans tous les sens, on essaye d’apprendre à travers ces expériences, d’apprendre de nous-mêmes, avec les autres. S’autoriser à apprendre autrement, à essayer, on peut se tromper. C’est un dialogue parfois étonnant. On ne répond pas du tout à votre question.

Comment est reçu Queer Code ? Essayez-vous d’aller vers un public moins sensibilisé à ces thématiques-là pour que le grand public se rende compte que des femmes lesbiennes ont été déportées, ont été dans la résistance ou ont collaboré ?

Isabelle : C’est très complexe parce que nous on va mettre des mots alors que la personne aura vécu quelque chose de différent. On essaye de ne pas être dans le jugement mais on est des êtres humains donc on s’identifie à telle ou telle figure. Faut bien montrer toute la complexité de ces histoires-là en particulier.

Oui, on essaye de toucher un large public. Comme aujourd’hui, en venant aux Champs Libres pour le rendez-vous des 4C. Et puis passer par le numérique nous permet d’atteindre des groupes qui vont être intéressés par notre démarche numérique mais pas forcément par notre démarche féministe et lesbienne.

Bien sûr ils vont être intéressés sinon ils ne viendraient pas du tout mais l’accroche va porter plutôt sur le côté technique. L’idée c’est de toucher de plus en plus de musées pour qu’ils s’essayent à cette médiation numérique.

Il y a encore des tabous, donc on va venir par notre côté médiation numérique pour parler du fond ensuite : des femmes qui aiment des femmes. Ça nous permet de laisser ouvert, avec plein de façons de venir à nous et de dialoguer avec nous.

Heureusement, les choses vont de mieux en mieux dans le dialogue entre les associations d’anciens déportés, les structures mémorielles, il y a quand même une grosse évolution vers un dialogue.

Lydie : Dans mon milieu professionnel, je le montre à des collègues en leur disant d’aller voir et de me dire ce qu’ils-elles en pensent. Mine de rien, ils/elles regardent un peu techniquement mais ils/elles voient le fond, qu’ils/elles ne seraient pas forcément allés chercher d’eux/elles-mêmes. Pas par hostilité mais parce que ce n’est pas leur centre d’intérêt. C’est rigolo d’amener comme ça différentes personnes à différentes choses.

Isabelle : On apprend beaucoup. On revient d’Angleterre, où il y a un vrai travail fait par les associations LGBT pour aller vers les professeurs, pour leur amener du matériel pédagogique pour leurs cours, pas que d’Histoire mais aussi de toutes les disciplines scolaires. On apprend beaucoup de leur façon de travailler, de collaborer.

Peut-être qu’un jour il y aura tout ce travail, qui permettra tous ces apports pédagogiques, les passerelles se font petit à petit. Le numérique va nous permettre ça. Une façon de les amener à inclure petit à petit. On s’auto-censure tous beaucoup.

Là on va faire une cartographie de Marguerite Chabiron, une pharmacienne qui a été déportée pour actes de résistance, qui a aidé des résistantes dont une qu’elle connaissait parce qu’elle était lesbienne. Elles ont été arrêtées à Bordeaux, puis ont été à la prison de Rennes puis déportées à Ravensbruck.

Et c’est un monsieur qui a maintenant plus de 75 ans qui transmet son histoire, qui a écrit un livre numérique. On lui a écrit en lui disant qu’on allait faire une cartographie, il était tout content, tout ému. Il a trouvé formidable Queer Code, il nous a donné l’autorisation d’utiliser des extraits du journal de sa tante.

C’est vraiment un dialogue avec des personnes qui elles-mêmes ont cherché à transmettre leur histoire par le numérique. Le numérique, c’est de l’auto-édition. Et ces personnes sont ravies. Maintenant, on va aider ce monsieur à transmettre l’archive réelle. Avec lui, en dialoguant aussi avec des chercheuses, des archivistes.

On apprend avec lui, en même temps que lui, à transmettre cet objet, ce journal intime. C’est une belle histoire et je pense qu’il y a de plus en plus de personnes qui ont cette envie-là. Des fois il y a de la pudeur, des temporalités, ça on s’en rend bien compte, des temporalités.

Notamment les femmes et particulièrement les lesbiennes, les personnes minorisées et racisées, ce sont des temporalités différentes. Ça arrive, c’est une patience, une patience active.

Qu’est-ce qui vous a amené à mettre Thérèse Pierre en première dans les Constellations brisées ?

Isabelle : Ça fait une dizaine d’années qu’on chemine avec son histoire. On a découvert, il y a une dizaine d’années, le documentaire fait par Robin Hunzinger. On a été très très touchées. C’était la première fois qu’il y avait un documentaire qui évoquait le destin de deux femmes qui s’étaient aimées dans les années 30.

On a écrit au réalisateur pour le remercier et il nous a mis en contact avec sa maman qui était en train d’écrire un livre et on a dialogué avec elle par internet. Le numérique, on voit que ça facilite, ça accélère les choses.

On a échangé avec Claudie Hunzinger, on s’est retrouvé-e-s à l’accompagner dans la recherche d’un éditeur, dans comment dire les choses. On aurait aimé que son texte s’accompagne d’une préface d’une historienne peut-être. Mais elle, elle avait vraiment envie de faire une œuvre littéraire, ce que l’on comprend.

Lydie : Passer par le biais de la fiction permet - pour ceux qui n’ont pas envie d’entendre dans la famille - de se dire que ce n’est pas vrai puisque c’est une fiction.

Isabelle : On est pour que chacun-e s’exprime comme elle/il le souhaite. Robin a fait un documentaire, sa mère une fiction et puis nous on fait un site Internet, des quizz numériques. Chacun-e sa manière de faire.

On est venues aux Champs Libres faire des recherches sur Thérèse Pierre et on a cheminé. On est allées à Fougères, aux archives municipales, aux Champs Libres. Puis après on a fait Queer Code, la plateforme et on s’est dit qu’on allait faire des cartographies, parce que c’est une autre manière de visualiser les parcours, en étant ludiques, une manière de se situer dans des territoires, de se situer dans une démarche de plus en plus citoyenne.

On a tout de suite penser à elle parce qu’on a un chemin tout particulier avec elle, dans une région que nous aimons beaucoup (la Bretagne). Et pour plein de raisons ! Moi, je l’aime dans ces idées politiques, dans son engagement, elle me touche particulièrement. On a tou-te-s des personnes qui nous touchent plus ou moins.

Après, on ne s’est pas arrêté-e-s à Thérèse Pierre dans nos recherches. Mais j’ai trouvé effectivement la personne que je voulais avoir dans mon Panthéon féministe à moi. J’aurais pu m’arrêter là mais c’est intéressant de montrer la diversité.

Marguerite Chabiron c’est une autre classe sociale, un autre parcours de vie et elle est tout aussi passionnante, on apprend d’elle comme de Ruth Meyer, une jeune fille qui va être déportée dans la vingtaine d’années. C’est un autre moment de vie.

Thérèse Pierre forcément à un moment j’avais quasiment le même âge qu’elle. C’était très marquant. On doit un peu se bagarrer aussi avec des arguments qui ne sont pas bons. On va nous dire « les femmes n’ont pas été cheffes de réseau », bah voilà là on a une cheffe de réseau, « les femmes n’ont pas porté des armes », si.

On essaye de ne pas être là-dedans car notre idée est de montrer que tout est résistance. Qu’on soit une jeune fille juive et qu’on commence à être dans le désir d’une autre femme, c’est une résistance. Au patriarcat, à l’hétéronormativité.

Etre une femme prostituée pour différentes raisons et qui se bat pour pouvoir vivre ses amours lesbiens, c’est aussi de la résistance. Des jeunes filles qui vont aller dans tel cabaret pour rencontrer d’autres femmes, c’est de la résistance.

Etre une cheffe de réseau, bien sûr c’est de la résistance. L’idée n’est pas de hiérarchiser. Ce qui a été le cas par certains hommes qui ont hiérarchisé certains faits de résistance. On essaie de ne pas être là-dedans justement. Ne pas hiérarchiser non plus l’horreur.

Thérèse Pierre nous touche particulièrement parce qu’elle a été exemplaire dans toute la complexité de la vie, dans toute la complexité de ce qu’elle était. Ce qui est intéressant par le travail de Robin, le travail de Claudie et notre travail, parce que c’est quelqu’un qui a été célébrée à Fougères, et que c’est aussi toute la dimension de ce qu’elle était, et je crois que c’est important.

Il y a une école qui porte son nom, et c’est important que les enfants, quels qu’ils soient, pas seulement les homosexuels, pas forcément les filles, mais que l’on puisse appréhender le fait qu’elle avait une identité complexe, comme toute personne. Avec effectivement une orientation sexuelle, avec une histoire de vie.

Elle n’était pas bretonne mais elle a fait beaucoup de choses pour la Bretagne, avec des bretons et des bretonnes. Elle venait d’ailleurs mais c’est passionnant. Elle était admirée et chérie. Des personnes chérissent son souvenir. On a été en correspondance avec une dame qui a travaillé dans son réseau et qui à la fin de la guerre a beaucoup œuvré pour transmettre l’histoire de Thérèse Pierre.

Ce sont des témoignages très émouvants. En étant là à toutes les journées du souvenir, en faisant des discours, en transmettant à sa façon dans sa commune. Et nous, nous faisons autrement, à 1000 kms de là, on a pu dialoguer avec différentes générations et différents points de vue. C’est là aussi l’intérêt. C’est très riche.

Car on rencontre des personnes que l’on n’aurait jamais rencontrées autrement, ni dans nos entourages professionnels, ou dans nos familles ou nos familles de cœur. Ça met aussi d’avoir un autre lien avec la Bretagne, parce qu’il y a plein de choses qui nous touchent dans l’histoire et la culture bretonne et là ça nous relie aussi.

Sur le dialogue avec les générations et avec la Bretagne, comment avez-vous établi les échanges avec les militantes féministes et LGBTI de Rennes ?

Isabelle : Il y a différents réseaux. Il y a des militantes des droits des femmes que l’on connaît via nos engagements féministes, notamment via le Planning Familial, par aussi des personnes que l’on a pu rencontrer via les archives féministes, parce que nous sommes allées plusieurs fois à des colloques à Angers et on a rencontré des militantes rennaises là-bas.

En allant aussi faire des recherches à Nantes, en étant dans d’autres combats pour les personnes LGBT, on a rencontré des Rennais et des Rennaises. Et puis en cherchant ce que l’on fait d’autres, apprendre et s’inspirer d’autres, c’est vraiment notre démarche donc là on va rencontrer pour la première fois tout à l’heure Anne-Lise et Lou qui font un travail de cartographie.

On avait vraiment envie d’apprendre avec les Rennais et les Rennaises notamment via ce rendez-vous des 4C, qui est vraiment une démarche passionnante. Dans notre état d’esprit. Et puis on va rencontrer d’autres personnes que l’on ne connaît pas et c’est ça qui est intéressant. Le numérique, c’est bien, ça nous permet d’être en contact mais c’est bien d’avoir des temps de rencontre.

L’idée c’est de s’inspirer, de découvrir les centres d’intérêts des un-e-s et des autres, les projets. Et évoquer Thérèse Pierre, parce qu’on y tenait. À 15 jours de la journée du souvenir des victimes et des héros/héroïnes de la déportation, on voulait particulièrement avoir un moment symbolique pour toutes les femmes qui sont parties de la prison Jacques Cartier à Rennes pour la déportation, quels que soient leur statut.

Et celles aussi qui ne sont pas parties, parce que Thérèse Pierre, elle, est morte ici, à Rennes. Elle aurait été éventuellement soit fusillée, soit déportée mais bon son destin s’arrêtait là. Il était brisé pour une partie parce qu’il faut voir l’espoir qu’elle nous transmet. D’espoir et de mobilisation. De voir que dans les heures les plus sombres, il y a toujours de l’espoir et des choix.

Car elle a aussi fait des choix, pour les personnes de Fougères, pour les personnes qui étaient sous ses ordres. Pour ses idéaux. C’est porteur d’espoir même si c’est douloureux. Montrer aussi que les engagements sont importants. C’est ça que l’on veut faire passer je crois.

Souvent, on a l’impression qu’on ne peut rien faire. C’est ça que l’on veut démontrer, en apprenant ensemble à Queer Code, c’est montrer que l’on peut agir. On montre qu’il y a des choses, concernant l’histoire des femmes, l’histoire des lesbiennes, et que l’on peut faire des choses.

Chacun-e a sa façon, avec ses moyens tout est possible et c’est ça qui est passionnant. Toutes les mobilisations sont possibles et sont importantes.

 

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