Célian Ramis

Mythos 2017 : Adèle Zouane, à la conquête de l'amour

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Parc du Thabor, Rennes
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Adèle Zouane raconte ses histoires sentimentales au fil de sa construction de jeune fille et de jeune femme dans À mes amours, pièce présentée le 2 avril, au Thabor à Rennes, lors du festival Mythos.
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Adèle Zouane raconte ses histoires sentimentales au fil de sa construction de jeune fille et de jeune femme dans À mes amours, pièce présentée à l’occasion de la 21e édition du festival Mythos, le 2 avril, sous le cabaret botanique, installé dans le parc du Thabor à Rennes.

Des coups de cœur, des obsessions, des premières fois, des regards, des lettres, des poèmes, des désirs, des désillusions, des peines de cœur, des trahisons. Les histoires d’amour fleurissent, fanent et passent. Mais les interrogations subsistent et, évidemment, « les questions importantes n’ont jamais de réponse. »

Un an après l’obtention de son diplôme à l’École supérieure d’art dramatique du TNB à Rennes, elle écrit et crée son premier spectacle À mes amours, qu’elle dévoile lors des 20 ans du festival Mythos. Et revient défendre sa création dans le cabaret botanique, cette année encore.

On se délecte de sa proposition, aussi légère qu’espiègle, aussi moderne qu’indémodable. Elle subjugue de sincérité et de simplicité. Elle qui raconte ses histoires de cœur de ses 8 ans à ses 25 ans.

Dix-sept ans d’amour pour les garçons. Qu’elle les voit dans la cour, qu’elle les côtoie sur les bancs de la classe, qu’elle les fréquente en colonie de vacances ou qu’elle les croise au détour d’une fête entre ami-e-s, elle les aime tous.

Et parfois même, elle les aime en même temps. Tout du moins quand elle est enfant. Car on se souvient de cette règle en primaire « qui dit que tu peux aimer plusieurs personnes en même temps, mais il faut choisir un ordre de préférence. » Si le polyamour apparaît comme une évidence à cette époque, Adèle sera amenée, en grandissant, à s’interroger quant à sa capacité à ressentir des émotions pour deux garçons à la fois.

« On peut désirer sans aimer ? Le désir peut être plus fort que l’amour ? Et moi, qu’est-ce que je préfère ? », s’angoisse-t-elle. Adèle va de découverte en découverte, d’expérience en expérience.

Toutes, elle les embrasse avec enthousiasme, désireuse de vibrer, ressentir, tester, éprouver. Désireuse de voir le loup et de quitter son corps de jeune fille pour devenir femme.

Et en parallèle, elle lui écrit. Lui qu’elle aimera tellement qu’il deviendra le père de ses enfants. Lui qu’elle imagine, qu’elle rêve, qu’elle fantasme. Peut-être celui dont elle parle dans une interview à 14 ans, idéalisant sa vie future « dans une maison bleue avec des jumeaux ».

À la recherche de l’homme de sa vie, Adèle mène une quête sans relâche. Tout tourne autour des garçons. Rémi, Maxime, Bastien, Sylvain, Victor, Lobsan, François, Yoann… De tous ces nouveaux garçons qu’elle rencontre, étape par étape. En primaire, en internat, au lycée puis en études supérieures. Des amours non réciproques, des histoires sans lendemain, des échanges de regards, des moments de drague, des nuits de plaisir, des bisous maladroits ou des baisers de cinéma, elle ne nous épargne rien.

Et surtout, ne s’épargne rien. Car si son but est de trouver celui qui partagera sa vie, elle n’en est pas moins naïve. Pas de conte de fée raconté ici, pas de discours traditionnaliste et conservateur. Au contraire, c’est une vision déjà mature que délivre la jeune Adèle qui adolescente raisonne avec son temps. Pour trouver le bon, pour savoir si c’est le bon, il faut tester et explorer une multitude de possibilités.

C’est là la force de À mes amours dont l’écriture fluide nous embarque dans ce récit commun à un grand nombre d’individus. Les instants décrits et si bien joués résonnent dans des tas de bribes de vies vécues. Car, comme elle le dit fièrement, plusieurs vies s’enchainent dans une vie. Et l’évolution qu’elle retrace est résolument moderne et efficace.

Elle est espiègle, déterminée, curieuse. Elle se révèle dans tout ce que peut être une femme, sans frontière. Assume ses échecs dont elle se relève à chaque fois, avoue ses peines et ses désillusions, affiche son désir, sa sexualité et sa frustration sexuelle. Tout cela dans un jeu naturel et spontané, créant très souvent le rire franc des spectateurs et spectatrices.

Elle montre sa culotte, dévoile sa poitrine, libère sa pensée, ses réflexions et ses interrogations. Ce cœur d’artichaut parle sans détour de la recherche d’un amour sincère dont personne ne connaît la formule exacte.

Elle tâtonne dans sa quête mais certainement pas sur la scène dont elle prend l’espace sans forcer. Simplement de par son talent de comédienne et de par le potentiel redoutable de son écriture, à l’image d’une Annie Ernaux qui n’hésite pas à se mettre à nue et à décortiquer son passé avec une simplicité à couper le souffle.

Célian Ramis

8 mars : La littérature, pour exprimer l'intime

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Antipode MJC
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Le 29 mars, à l'Antipode, la romancière Fawzia Zouari revenait sur son parcours, ses origines, sa passion de l’écriture et sa quête de l’intime, à travers son ouvrage Le corps de ma mère.
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Le 29 mars, au café de l’Antipode MJC à Rennes, la romancière Fawzia Zouari revenait sur son parcours, ses origines, sa passion de l’écriture et sa quête de l’intime, notamment à travers celui de sa mère qu’elle dévoile dans son ouvrage Le corps de ma mère.

Elle est née en Tunisie dans une famille de quatre frères et cinq sœurs et vit en France depuis 30 ans. Et elle est la première des filles de la famille à avoir poursuivi son cursus scolaire. Parce qu’elle est « fille de Bourguiba ». Façon de parler, évidemment. Ses sœurs n’ont pas eu cette chance, celle de vivre leur adolescence après l’indépendance.

« Vous voyez le film Mustang ? C’était exactement ça. A un certain âge, on enlève les filles de l’école, on les enferme entre quatre murs et on lève les grilles en attendant qu’elles se marient. Moi, c’est d’abord mon père qui m’a sauvée, j’allais au lycée à 30 km de mon village. Après mon bac, ma mère a voulu que je rentre. Là, c’est encore un homme qui m’a sauvée. Mon frère. Je suis allée à l’université de Tunis puis j’ai poursuivi mes études de littérature comparée en France. J’ai un mari français et des enfants français. », dit-elle.

Arrivée dans l’Hexagone, elle fait une thèse avant de travailler à l’Institut du monde arabe et de se rendre compte que ce n’est pas pour elle. Elle, elle veut écrire. Ce qu’elle entreprend alors auprès du média Jeune Afrique. Là encore, ce n’est pas pour elle. « Je pige encore de temps en temps mais ça a été une violence de découvrir que l’écriture journalistique n’a rien à voir avec l’écriture. », précise Fawzia Zouari.

LE RAPPORT À L’ÉCRITURE

L’écriture est pour elle pour manière d’explorer l’intime. Celui de son enfance en particulier. Il constitue sa matière privilégiée. Dès le début de sa carrière, elle a souhaité en finir « avec Shéhérazade ». Cette figure exotique qui fait fantasmer. « On peut écrire le jour, pas uniquement la nuit, pas uniquement pour les hommes. », souligne-t-elle, croisant des récits en lien avec la famille, la relation entre la France et la Tunisie, la relation entre l’Occident et l’Orient.

Dans Le corps de ma mère, elle inscrit les femmes de sa famille dans la tradition écrite de la littérature. Comme pour réparer une injustice. Car entre femmes, tout est oral. On taira les confidences d’une mère enceinte à sa future fille et on gardera en mémoire les silences et les mythes racontés. Et dans l’arbre généalogique, elles ne seront que les absentes.

« J’ai regardé l’arbre généalogique de ma famille. Il va jusqu’à Eve et Adam, en passant par Noé et le Prophète. Il n’y a que les hommes dessus. Comme il n’y a pas assez de places, on ne met pas les femmes. »
raconte Fawzia Zouari.

Après mure réflexion et une révolution tunisienne, elle décide de transgresser la tradition maghrébine. Celle qui dépeint des femmes mères manifestement sacralisées. Comme elle le dit, elle taille dans la légende : « Nous avons une phrase qui dit « Le paradis est sous le pied de vos mères » mais les mères sont humaines et elles ne correspondent pas toujours au modèle. »

Sacrilège donc. L’auteure outrepasse cet interdit officieux, privant quiconque de coucher sur papier l’intime de sa famille. Pire celui d’une mère. Défunte qui plus est. Et dans la langue des « Infidèles ». Il s’agit là d’un tour de passe-passe. Pour que les sœurs de Fawzia ne puissent comprendre le texte. Comprendre qu’elle a rompu à ce niveau-là avec la tradition.

LE RAPPORT À SES RACINES

À la fin de sa vie, sa mère tombe amoureuse du concierge de son immeuble. Et entretient avec cet homme des relations sexuelles. « Elle tient un discours obscène, ça a choqué mon lectorat tunisien. Alors pour la version arabe et pour mes sœurs, on a mis sur le livre qu’il s’agissait d’un roman et non d’un récit comme on l’indique en France. Pour qu’on puisse leur dire qu’il ne s’agissait pas réellement de ma mère mais d’un personnage de fiction. », justifie-t-elle.

Pour le reste, elle se défend de ne pas avoir renié ses origines. Elle garde en elle les valeurs inculquées, les souvenirs, les contes racontés par sa mère qui craignait les démons et les djinns et insiste sur le fait qu’elle n’a « pas rompu avec le socle fondamental de (ses) racines ». Au contraire, pour elle, l’exil a renforcé son ancrage dans ses terres et son ouverture d’esprit.

Mais elle se souvient aussi du jour où ses sœurs n’ont plus pu aller à l’école. Du choix de certaines de se voiler. De ce que les femmes subissaient avant l’indépendance (polygamie, répudiation, interdiction d’avorter, de s’instruire,…). De ce qu’elles ont cru acquérir lors de la Révolution tunisienne et de ce qu’elles doivent continuer à combattre, aujourd’hui encore.

Elle semble fatiguée de se justifier. De prouver sa légitimité à s’exprimer. A refuser le voile et à prendre position contre le port du voile. Sa nationalité tunisienne ne constitue pas un rempart à l’esprit critique. A la réflexion autour de l’éducation, la religion, la culture et la langue. Elle qui a étudié la littérature et s’intéresse de près au langage. Elle s’interroge sur ce que sa mère appelait « la langue des Infidèles », autrement dit, le français :

« La langue maternelle est pour moi celle dans laquelle on arrive à raconter nos mères sans les trahir. L’arabe est pour la langue paternelle puisqu’elle est celle des hommes qui enferment les femmes et els rendent absentes. »

LE RAPPORT À LA MÈRE

Et ce qu’elle essaye de transmettre ici, dans sa propre langue maternelle – qu’elle envisage avec des mots français sur fond de chants coraniques et de psalmodies – c’est le monde maternel. Celui qui a vu sa fin lors de la révolution de Jasmin : « La Tunisie basculait, son monde se terminait. J’ai eu envie d’écrire sur elle à ce moment. Pendant longtemps je me suis demandée si j’avais bien fait. J’ai plusieurs fois culpabilisé et au cimetière de mon village, j’ai plusieurs fois demandé pardon. »

Plusieurs réalités s’entrecroisent dans Le corps de ma mère. Celle que Fawzia retient de sa mère, dont elle verra les cheveux pour la première fois lorsque celle-ci sera dans le coma, les jours derniers jours durant de sa vie, celle que sa mère leur a léguée avec les rituels et les légendes et celle que sa mère a vécu.

Elle est une femme secrète et discrète. Recluse dans sa maison, le voile tunisien sur la tête. Dans le ventre de sa mère, elle a été sa confidente. Celle à qui le combat contre la polygamie revient. Jusqu’à la hanter et l’obséder. Derrière les murs de la demeure, elle sait pourtant tout ce qu’il se passe à l’extérieur. Et semble même contrôler le cours des choses dans le village. Tout le monde le sait, tout le monde la craint.

Lorsqu’elle tombe malade, ses enfants l’emmènent à Tunis, loin de son village qu’elle veut à tout prix retrouver. « C’est là que j’appelle ça l’exil de ma mère. A ce moment-là, elle devient aveugle. Tous les jours, elle s’imagine dans son village. Pour punir ses enfants, elle va simuler un Alzheimer, ne se souvenant plus de nous. Et elle ne racontera jamais ses histoires à elle, à part à ses aides à domicile. », précise Fawzia.

Néanmoins, l’intimité de cette mère loyale à ses valeurs est dévoilée. On y découvre une figure de force et de courage, en proie à des peurs transmises par son héritage familial, fidèle à ses croyances, amoureuse de son époux et assurément apathique envers ses enfants. On se demande alors si son silence relève de la punition ou de la protection. Ou simplement de l’indifférence pour sa progéniture qu’elle ne considère pas digne de recevoir le patrimoine familial en transmission.

Et à travers ce récit, l’auteure nous invite à nous plonger dans notre propre histoire. Notre rapport à la famille, à nos origines profondes. Et à ce que l’on dit, et ce que l’on ne dit pas. Ce que l’on transmet en tant que femme et entre femmes. Dommage que parce que l’auteure est tunisienne, la discussion dévie forcément en polémique sur le port du voile. Un glissement que Fawzia Zouari craint à chaque rencontre et regrette.

Tout autant qu’elle regrette l’islamophobie de gauche ambiante, prétendant secourir les musulmans. « On considère qu’un musulman est forcément une victime. Je n’aime pas ce mépris, cette façon de pleurer sur les musulmans. C’est une nouvelle forme de colonisation. », conclut-elle, parlant d’omerta et de protectionnisme envers les musulmans.

Célian Ramis

Mythos 2017 : Le fils, création militante et bouleversante

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Théâtre de l'Aire Libre
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Emmanuelle Hiron joue une femme, mère, catho et bourgeoise qui s'engage et se radicalise, dans la création Le fils, écrite par Marine Bachelot Nguyen et mise en scène par David Gauchard, à découvrir les 6 et 7 avril, à l'Aire Libre.
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L’an dernier, elle s’engageait dans la Manif pour tous et des groupes anti-avortement et ressentait l’exaltation de l’accomplissement et de l’ascension sociale. Depuis, qu’est devenue cette femme, mère de famille, pharmacienne, bourgeoise, catholique et nouvellement militante ?

Écrite par Marine Bachelot Nguyen et mise en scène par David Gauchard, la pièce Le fils avait dévoilé sa première partie à travers une lecture – réalisée par la comédienne Emmanuelle Hiron – lors de l’édition 2016 de Mythos. Cette année, l’intégralité de la création sera présentée les 6 et 7 avril, au théâtre de l’Aire libre, à St Jacques de la Lande, lors du festival des arts de la parole.

David Gauchard, metteur en scène, collabore pour la première fois avec l’auteure et metteuse en scène Marine Bachelot Nguyen. Et l’avant-goût qu’ils nous ont proposé l’an dernier à la Parcheminerie était délicieux. Poignant, criant de vérités, original et intelligent. Avec une écriture franche et sincère, teintée d’humour et d’émotions. Basée sur un fait d’actualité aussi terrible qu’intéressant, sociologiquement parlant, cette première partie nous emportait dans une histoire qu’on voudrait être inventée de toute part.

Cette histoire, David Gauchard en est à l’initiative dans le processus de création. En 2011, en allant chercher sa fille à l’école, il est marqué par un événement. Dans la rue St Hélier à Rennes, l’accès est bloqué. Et pour cause, le 10 novembre se joue une pièce de Castellucci jugée blasphématoire par le mouvement Civitas qui manifeste son mécontentement de la place de Bretagne au TNB.

« De ce mouvement jusqu’à la Manif pour tous, j’avais envie de raconter ça. On discute donc avec Marine depuis 6-7 mois. La fin est encore à inventer. Mais on voudrait le présenter avant mai 2017 et les élections. », avait-il expliqué avant de laisser la parole à Marine Bachelot Nguyen, elle-même marquée par l’événement en question et engagée pour les droits des femmes et des LGBTI :

« Je suis intéressée par la socio-politique, le documentaire et la fiction. Et ça m’intéresse aussi la question du glissement idéologique et de la radicalisation dans les milieux de droite. Voir comment on raconte ça ensuite. »

LA CRÉATION DANS SON INTÉGRALITÉ

Depuis, la pièce a fait son chemin. La première partie a été lue au festival d’Avignon, des résidences ont eu lieu, de nombreuses conversations ont réunies David Gauchard, Marine Bachelot Nguyen et Emmanuelle Hiron et la création, dont la version finale a été aboutie en octobre 2016 et a vu s’imbriquer les partitions d’Olivier Mellano jouées par un enfant claveciniste, a été dévoilée entièrement à Limoges en février dernier.

À présent, la comédienne ne lit plus. Elle s’est rendue avec l’auteure à la messe pour s’imprégner du vocabulaire religieux et jouer cette mère de famille qui se raconte et qui livre en deuxième partie le drame qu’elle a vécu.

« C’est une partie plus tendue, presque au présent. Elle évoque la raison pour laquelle elle se raconte. Elle revit les événements. C’est une partie plus violente. La première était déjà violente mais là c’est dans les mots et dans ce que ça provoque chez elle et les spectateurs. », confie Emmanuelle Hiron.

Pour la créatrice des Résidents – pièce jouée à l’occasion de l’édition 2014 de Mythos – pas évident d’incarner cette figure aux convictions diamétralement opposées aux siennes :

« C’est assez éprouvant de jouer ce personnage, qui est un personnage de théâtre inspiré de plein de faits réels, car l’histoire est éprouvante et que ce personnage nous a demandé de nous déplacer dans nos convictions personnelles. Et d’entrer en empathie avec cette femme. »

BOULEVERSEMENT ET QUESTIONNEMENT

En effet, Marine Bachelot Nguyen, de sa plume, fait émerger une personnalité complexe, composée de petites lâchetés ordinaires, prise d’émoi pour l’ascension sociale au nom de laquelle elle va s’engager dans la Manif pour tous et des groupes anti-avortement. Au fil du récit, elle s’accomplit et s’épanouit jusqu’à vivre la dramatique perte d’un de ses deux fils.

La pièce amène au bouleversement intérieur. Et au questionnement. « Est-ce qu’on va vers elle ? Est-ce avant tout une mère ? Une militante ? Quel impact le combat militant a sur les autres ? Est-ce qu’elle est responsable ? Quel est le poids de l’engagement ? Ce qu’elle vit est tragique mais ça reste une mère, les événements en plus sont proches, on est proches des élections et on voit bien les programmes proposés par Fillon ou Le Pen. Quand est-ce que tu décides que ton militantisme ou ton ascension sociale prend le pas sur ton rôle de mère ? Mais est-ce qu’elle se rend compte qu’elle prône la haine ? À cet instant, pour elle, c’est positif. Mais dans la réalité, quand tu empêches les autres d’être dans leurs bons droits, ça commence à être de l’extrémisme. », interpelle la comédienne.

Le rôle est éprouvant pour elle mais elle est fière de porter le texte « très beau, très écrit, facile à comprendre et très digeste » de l’artiste engagée qu’est Marine Bachelot Nguyen. Fière de toutes les interrogations que l’histoire racontée soulève. Remuée aussi. Car il en va de la responsabilité individuelle face à nos engagements. La pièce parle des rencontres que l’on fait, des choix aussi que l’on fait, du fait de se réaliser ou pas, des libertés.

OUVRIR LE DÉBAT

Jouer cette création avant et pendant les élections présidentielles est une volonté du metteur en scène : « On est dans une période déjà super décomplexée mais à l’approche des élections, les tensions sont vives et les gens sortent du bois. Ça l’intéressait beaucoup. Entendre résonner ça dans un théâtre, ça choque, on se dit qu’elle est folle. Mais David avait vraiment aussi cette volonté de prendre un personnage à contrepied de quelqu’un qu’on aurait envie de défendre. Ça pousse le spectateur à se poser des questions. », argumente Emmanuelle Hiron.

D’autant plus que l’auteure ne tombe pas dans la caricature. Elle explore une partie de la vie de cette femme, la dévoile, creuse dans son intimité et son engagement, sa vision d’elle en tant que mère, commerçante, épouse, femme d’un milieu bourgeois, etc. Elle donne l’occasion à son personnage de se raconter et aux spectateurs de ressentir de l’empathie, sans toutefois la déresponsabiliser ou l’excuser de son glissement idéologique.

Elle nous prend aux tripes de notre humanité pour nous interroger les un-e-s et les autres. Montrer les rouages de la radicalisation. Et susciter le débat et l’échange. Comme tel sera le cas lors de leurs représentations à la Maison des Métallos à Paris (où Emmanuelle Hiron jouera Les résidents du 21 au 26 mars) du 28 mars au 2 avril. Une rencontre aura lieu avec l’équipe artistique du spectacle le 30 mars et une autre avec Marine Bachelot Nguyen, David Gauchard et les membres du mouvement homosexuel chrétien David et Jonathan, le 1er avril.

 

Lire « Mythos 2016 : Fascinante figure de mère, bourgeoise et catho » sur yeggmag.fr

Célian Ramis

L'engagement des Héroïques dans la littérature jeunesse

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Mettre en valeur le passé pour faire écho au présent, dépoussiérer le roman historique et réhabiliter les héro-ïne-s de l’ombre. Mi-septembre, les éditions Talents Hauts ont lancé la collection Les Héroïques, dirigée par Jessie Magana.
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Mettre en valeur le passé pour faire écho au présent, dépoussiérer le roman historique et réhabiliter les héro-ïne-s de l’ombre. Mi-septembre, les éditions Talents Hauts ont lancé la collection Les Héroïques, dirigée par Jessie Magana, qui signe également un des premiers ouvrages présentés, Des cailloux à ma fenêtre, accompagné de Les mangues resteront vertes, écrit par Christophe Léon.

Au bout du monde, il y a Marie et Yvette. Deux jeunes filles qui vont vivre leur adolescence dans un contexte de guerre. Celui de la Seconde guerre mondiale. Celui de la résistance, dans laquelle elles vont se lancer. À un autre bout du monde, il y a Odélise. En 1975, c’est l’année de son CM2. C’est aussi l’année durant laquelle elle sera déportée vers la métropole et recueillie par une famille vivant en milieu rural, dans la Creuse.

Les deux premières habitent l’île de Sein lorsque cette dernière se voit vidée de 128 pêcheurs partis rejoindre le général de Gaulle après l’appel du 18 juin 1940. La troisième se voit arrachée à La Réunion, comme l’ont été plus de 1 500 enfants de l’île entre 1963 et 1982, déclarés pupilles de la Nation.

La première histoire nait sous la plume de la rennaise Jessie Magana, auteure, éditrice et directrice de collections, la deuxième sous la plume de Christophe Léon, auteur de fictions, essais et romans jeunesse. Des cailloux à ma fenêtre et Les mangues resteront vertes constituent les deux premiers ouvrages de la nouvelle collection – dirigée par Jessie Magana – Les Héroïques (à partir de 13 ans), publiée chez Talents hauts.

POUR L’ÉGALITÉ

Albums, contes, romans, livres bilingues… la maison d’édition indépendante, fondée en 2005 par Laurence Faron, centralise son activité auprès du public jeunesse, de la petite enfance à l’adolescence. Et se distingue de ses congénères de sa par sa ligne humaniste forte, basée sur une éducation aux différences et une lutte contre les discriminations.

« Contre le sexisme en particulier. Les comités de lecture analysent la qualité des textes. C’est ce qui prime pour nous, de bonnes histoires, de bonnes illustrations, de bons livres. Et nous avons une attention spécifique quant à la question des discriminations. Les clichés peuvent être sournois, nous avons tou-te-s des clichés. Ce qui fait que ce n’est pas toujours facile de les apercevoir. Le livre peut être intéressant et quand on creuse le sujet, on se rend compte que le personnage intègre des normes sexistes. C’est un travail de tous les instants. », explique la directrice de Talents Hauts.

En recevant le manuscrit de Jessie Magana, initialement intitulé « Sans attendre », elle le refuse. « Mais c’était un ‘non’ argumenté donc constructif. On a travaillé ensemble avec Laurence et j’ai pu lui renvoyer une mouture », se souvient l’auteure. Les échanges entre les deux professionnelles aboutissent à l’idée d’une collection et à l’élaboration d’une charte. L’objectif est clair : raconter les destins de personnages qui n’ont pas eu voix au chapitre. Avec une entrée historique.

« Cela rejoint tous les engagements que j’ai ! », s’enthousiasme Jessie Magana, qui a également écrit Comment parler de l’égalité filles-garçons aux enfants ou encore Les mots indispensables pour parler du sexisme (co-écrit avec Alexandre Messager) et qui dirige la collection Français d’ailleurs junior (sur l’histoire de l’immigration).

LE MATÉRIAU VIVANT DE L’HISTOIRE

Elle insiste sur un point : ce sont des romans, pas des documentaires. Si l’intrigue s’inscrit dans le passé – toujours dans l’époque contemporaine, jusqu’à 1990 environ – elle n’en reste pas moins fictive, inventée, imaginée. Peut-être construite à partir d’histoires vraies.

« Quand j’ai découvert l’histoire des 128 pêcheurs de l’île de Sein, j’ai eu envie d’écrire un roman. J’ai fait beaucoup de travail de recherches, ça m’a pris un an pour me documenter, aller repérer les lieux, etc. Puis, on oublie la doc’ qui a simplement servi à s’imprégner de l’Histoire et à se plonger dans le ressenti de cette époque. J’ai voulu raconter cette histoire et imaginer le destin d’une femme lors de la Résistance, et lui faire vivre autre chose que la guerre. Elle sort de son île et découvre autre chose. », commente Jessie.

Ce qu’elle aime dans cette forme de littérature, c’est utiliser le matériau vivant de l’Histoire pour faire comprendre le présent. Il en va là du rôle qu’elle considère comme essentiel dans la littérature jeunesse. Témoin d’une époque mais aussi des sociétés. C’est ainsi que Des cailloux à ma fenêtre réhabilite les femmes qui ont participé à la Résistance. Ici, deux jeunes filles vont aider les résistants à faire passer des tracts.

Et en parallèle, Marie va vivre une histoire d’amour et découvrir le désir et la sexualité. Pour l’auteure, il faut se souvenir que « c’est une femme des années 40. On n’en fait pas une héroïne n’importe comment. Ce n’est pas le même rapport à la contraception, à la sexualité, aux hommes, etc. ». Pas question de transformer le passé, pas question d’y insérer un girl power inconsidéré et des actes démesurés.

« Aujourd’hui, les héros sont louvoyés. Pour les uns, l’image du héros, c’est le super-héro, pour les autres, ce sont les djihadistes. L’idée ici, c’est de se dire « Tiens, elle l’a fait. Pourquoi pas moi ? », sans passer par des actes démesurés. Simplement que l’on puisse se dire que l’on peut s’engager à son niveau. », explique la directrice de la collection qui regrette qu’au fil du temps on ne tire aucune leçon du passé :

« On ne peut pas ignorer ce qui s’est passé avant nous. En occultant les événements antérieurs, on oublie une grande partie de notre héritage. La littérature a le pouvoir de le faire vivre. »

Rétablir de la nuance dans l’Histoire que l’on a tendance à vouloir voir blanche ou noire, mais « elle est grise, c’est son tissu. »

VAGUE D’ÉMOTIONS

Pour bâtir Les héroïques, pas question de passer commande. Les auteur-e-s ne sont pas missionné-e-s pour écrire une histoire répondant à des critères stricts. Mais pour qu’un ouvrage intègre la collection, il doit présenter un-e héro-ïne de l’ombre. Pas uniquement des femmes. Pas uniquement des blanc-he-s. Pas uniquement des problématiques extraordinaires. Au contraire, l’histoire doit rester proche des considérations actuelles.

Dans Les mangues resteront vertes, Christophe Léon raconte avec brio et subtilité la transformation du corps de sa jeune protagoniste et le changement de regard que cela suscite.

La lecture de son texte, emprunt de poésie et de justesse, nous transporte au-delà de l’adolescence et résonne en nous. Dans Des cailloux à ma fenêtre, Jessie Magana nous touche du courage de ses héroïnes très réalistes, forgées avec douceur d’innocence et de volonté d’acier.

L’émotion nous submerge au fil des pages et la claque nous assaille dès la fermeture des deux romans. La réflexion est puissante et s’incruste dans notre ADN. Dès lors, les personnages nous accompagnent au quotidien, font partie intégrante de nous, on pense à Marie, Yvette et Odélise, on imagine à quoi ont ressemblé le reste de leurs vies et on se surprend à continuer l’histoire.

On attend alors avec impatience de rencontrer Agnès qui en 1918 est devenue conductrice de tramway et s’apprête à s’engager auprès des Suffragettes. Mais aussi Lucille, une jeune fille qui en 1942, rejette sa petite sœur Anne, qu’elle n’estime pas être réellement de sa famille et qu’elle pense être juive. Il faudra tenir encore quelques mois avant de dévorer Celle qui voulait conduire le tram, de Catherine Cuenca, et Quand le monstre naîtra, de Nicolas Michel, à paraître en 2017.

Célian Ramis

Elles qui disent la campagne et une époque

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Elles ont grandi en Ille-et-Vilaine et avaient environ 20 ans dans les années 50. Leur quotidien, leurs parcours et leur condition, elles les racontent dans l’ouvrage Elles qui disent.
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Elles ont grandi en Ille-et-Vilaine, dans le pays de Montfort, et avaient environ 20 ans dans les années 50. Leur quotidien, leurs parcours et leur condition, elles les ont raconté à Anne Lecourt - Le Breton dans l’ouvrage Elles qui disent, publié en mars 2016. Une ode aux femmes, à la campagne et à une époque.

Elles sont huit. Yvonne, Monique, Clémentine, Marie, Madeleine, Yvette, Marcelle et Elisa. Elles ont grandi, vécu ou vivent encore du côté, entre autre, de Bédée, Bréteil, Talensac ou encore Montfort-sur-Meu et Iffendic. Souvent issues d’une famille nombreuse et paysanne, elles participent aux tâches ménagères, à la traite des animaux, vont à l’école, quittée pour la plupart après le Certificat d’études, quand elles l’ont obtenu.

Ces femmes sont devenues patronnes de bistro, marchande de cochons, agricultrices, ouvrière, commerçante… Parfois par obligation ou par convenance, parfois par choix. Dès le plus jeune âge, elles ont appris à devenir des femmes. C’est-à-dire des épouses et des mères principalement. Elles s’en sont accommodées, contentées, satisfaites. Mais au fil des années, elles ont conservé leur soif d’apprendre, leur volonté de réfléchir et de s’investir dans leurs boulots ou leurs passions.

Aujourd’hui, ce sont des femmes âgées qui revisitent les souvenirs de leurs vies vécues et ainsi livrent un subtil portrait d’une époque et d’un territoire. Mais pas seulement. C’est aussi un voyage à travers la condition des femmes d’hier, en évolution certes, mais peut-être pas entièrement révolue.

UNE LONGUE INITIATIVE

Rennaise d’origine, installée à Pleumeleuc depuis environ 10 ans, Anne Lecourt – Le Breton est traductrice depuis 25 ans. Dans le domaine scientifique principalement. Un métier « chahuté, à la concurrence très importante, (…) humainement parlant un peu frustrant. » Autant de raisons qui la motivent à penser à une reconversion et à se lancer dans l’écriture qui semble être son moteur.

« J’avais un projet d’accompagnement dans l’écriture auprès d’un public en difficulté et je suis allée voir Montfort Communauté. C’était déjà fait mais on m’a alors parlé d’un projet qui avait capoté, un état des lieux autour des campagnes de Montfort. », explique Anne Lecourt – Le Breton.

Deux ans plus tard, l’idée d’un ouvrage autour de la condition des femmes du pays de Montfort germe dans son esprit. Elle affine le propos autour de celles qui ont vécu leur jeunesse dans les années 50, part à la recherche de femmes alors âgées entre 80 et 95 ans et active tous les réseaux dans lesquels elle peut puiser des personnes ressources, à savoir des voisin-e-s, des professeur-e-s du coin, des grandes familles, des formateurs-trices en milieu rural, etc.

Des femmes à contacter, elle n’en a pas manqué. Mais des refus, elle en a essuyé. « Il fallait que je sois crédible, convaincante et en même temps que je ne parte pas trop dans l’intellect. Sinon elles me filaient entre les doigts. », précise l’auteure. Certaines déclineront la proposition, d’autres lâcheront en cours de route. Et dans les huit restantes, il lui faudra parfois « renoncer à des choses et changer des noms, des dates ou des lieux. »

Toutefois, elle s’enthousiasme du propos qu’elle a à cœur de partager et les rencontres qu’elle va multiplier auprès des protagonistes concernées qui envisagent leurs vies comme simplement ordinaires :

« Je ne suis pas sociologue, ni journaliste, ni historienne. Je souhaitais juste les cerner au plus près de la réalité, raconter une histoire vraie qui parle aux gens. Car ce sont des histoires de famille, de géographie, de modes de vie de l’époque. Et elles ont eu plaisir à parler, elles sont fières du travail qu’elles ont fait, c’est ça l’important. »

PORTRAIT D'UNE CONDITION

Le livre, auto-édité par l’auteure, aidée pour la mise en page par Montfort Communauté, a été publié en mars 2016. Anne Lecourt – Le Breton a couché les portraits sur le papier mais ne se lasse pas de nous les décrire telles qu’elle se les remémore. Des femmes qui ont renoncé à toute vie personnelle pour s’établir au service de leur famille ou de leur terre.

« Elles ont quitté l’école très vite et pourtant toutes étaient brillantes. Mais à l’époque, les femmes n’avaient pas de vie propre, elles devaient obéissance au père, aux frères ou au mari. C’était une société complètement patriarcale. »
développe-t-elle.

C’est aussi une société pudique, en pleine mutation. La citoyenneté, à travers le droit de vote, vient tout juste d’être accordée aux femmes, les lois balbutiantes sur les conditions de travail n’en sont qu’aux prémices d’un long combat pour un changement des mentalités, la condition féminine est toujours réduite à la maternité, l’éducation et l’entretien du foyer. Mais si les femmes sont encore soumises aux désirs des autres, la pratique d’un métier et le début d’instruction qu’elles ont reçu les emmènent à progresser plus rapidement que leur époque. Et à rêver d’une autre vie pour leurs filles.

« Ce sont des femmes de devoir. Elles se marient. On s’aime par devoir. On a le souci du regard extérieur, du bourg, de la famille. Il y a aussi les mariages économiques, les communes sont étroites et on tient à ce que les terres restent dans la famille. Généralement, l’amour est inexistant ou douloureux, il y a le devoir conjugal mais ça ce sont des secrets de femmes. Elles font des enfants et là il y a de l’amour. On ne le montre pas dans les mots, on le montre dans des gestes du quotidien. », commente celle qui s’émeut de ces héroïnes non reconnues du quotidien.

Et ce qu’elle en retient, c’est comment sans s’opposer à la tradition, sans créer de rupture franche, en louvoyant en permanence, elles ont toutes avancé d’un pas et se sont distinguées de leurs mères à elles « en passant le permis de conduire, en conduisant un camion, portant des pantalons, faisant du vélo, s’impliquant dans les Jeunesses Agricoles Catholiques, entamant des démarches pour obtenir la majorité par anticipation, en plantant tout pour partir au Maroc, en côtoyant des intellos… »

UN PONT ENTRE LES GÉNÉRATIONS

On la sent exaltée par cette expérience enrichissante. Une expérience qui pose la question non seulement de l’évolution de la condition féminine dans les campagnes mais aussi du travail de mémoire permettant ainsi d’établir un pont entre les générations d’hier et d’aujourd’hui. Et de s’interroger sur nos rapports à nos racines autant que sur la transmission entreprise entre femmes du présent et jeunes filles de demain.

Un sujet qui a inspiré Anne Lecourt – Le Breton qui a le sentiment d’être passée à côté de sa grand-mère brétillienne : « Quand on est ado, on est auto-centré-e-s. Alors les vieux, le passé, on y consacre pas tellement de temps. » Elle se lance alors sur les traces d’un héritage quelque peu oublié. Ou trop souvent considéré comme désuet. Et à la restitution des textes, elle est frappée par les réactions des enfants qui tiennent à relire, modifier, supprimer même des passages.

« Beaucoup de choses n’ont pas pu être livrées dans le bouquin. C’était trop intime. Je me suis confrontée aux enfants, ça a été difficile de tenir le choc, j’ai été mal jugée et certain-e-s me traitaient de moins que rien. Ils-elles n’ont vu que des vies de mères et n’ont pas considéré que les mères pouvaient avoir eu des vies de femmes. », déclare l’auteure, visiblement attristée par ce manque. Les tabous sont encore nombreux, les clichés également.

Archaïques et profondément ancrés dans les mentalités, ils sont un fléau dont il est difficile de se détacher :

« On reproduit beaucoup de choses héritées de loin. Par exemple, avec mon fils de 15 ans, je suis obligée de lui faire tout un discours en lui apprenant à faire la lessive, le repassage, etc. Ce discours, je m’en passe auprès de ma fille. Comme si de femme à femme, les choses allaient de soi, étaient évidentes. »

À 49 ans, Anne Lecourt – Le Breton réalise un ouvrage constructif et pédagogique, dont elle est fière, « fière de prendre la parole pour valoriser leurs parcours à elles », tout en mêlant sa propre plume et une partie de son histoire personnelle qu’elle partage en héritage d’une époque et d’un territoire.

Dès septembre, elle partira à la rencontre de lycéen-ne-s, d’étudiant-e-s en BTS, de résident-e-s en EHPAD ou encore du Planning Familial 35 et devrait poursuivre sur sa lancée, bien décidée à mettre sa plume au service des paroles marginalisées.

Célian Ramis

Annie Ernaux, femme au-delà de son temps

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Librairie Le Failler
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Auteure de récits autobiographiques, Annie Ernaux a publié le 1er avril dernier un nouvel ouvrage, Mémoire de fille, aussi bouleversant que transcendant. Le 26 mai, elle en parlait à Rennes, à la librairie Le Failler.
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Auteure de récits autobiographiques, Annie Ernaux a publié le 1er avril dernier un nouvel ouvrage, Mémoire de fille, aussi bouleversant que transcendant. Le 26 mai, c’est au premier étage de la librairie rennaise Le Failler qu’elle a livré son rapport à l’écriture et son rapport à la fille qu’elle a été à la fin des années 50, celle sur qui elle se penche au long des 150 pages de son livre.

Elle est de celle qui n’a pas besoin d’écrire des pavés pour vous émouvoir, qui n’a pas besoin de hausser la voix pour vous transpercer l’âme et qui n’a pas besoin d’être qualifiée d’exceptionnelle par les autres pour remplir ses bouquins. Elle secoue, Annie Ernaux. De par la simplicité de son écriture pleine de sens, d’élégance et de vérités plus ou moins simples à dire ou à lire. De par la manière sérieuse et légère qu’elle emploie pour s’adresser aux autres dans ses œuvres ou lors d’une rencontre.

Pourtant, Mémoire de fille est le témoignage de quelque chose qui a pu être douloureux à sortir, à coucher sur des papiers destinés à la publication. Car les deux années dépeintes dans son récit (1958-1959) ont déjà été écrites, simultanément. De cette époque, elle conserve des archives internes et des archives externes, comme elle le dit elle-même le 26 mai, de passage à Rennes, rapprochant sa démarche à celle d’une historienne.

« J’ai mis beaucoup de temps à écrire ce livre car il m’a été difficile d’en trouver la forme. Cette histoire n’était pas réductible à une nuit. Je fais part ici d’un événement d’une banalité extrême, la « première fois ». La première fois au lit ou pas au lit d’ailleurs avec quelqu’un, avec l’Autre. Mais ce n’est pas seulement ça, parce que ça a été un événement singulier qui n’est pas soluble dans ma vie, dans ce qui suivra dans ma vie sentimentale et dans ma vie sexuelle. On n’est plus pareil-le après. Sur le coup, on ne comprend pas ce qui est arrivé. Pourquoi « elle » s’est conduite avec ce consentement et ce qui va suivre qui n’est pas d’une logique romanesque. « Elle », c’est une étrangère qui m’a légué sa mémoire. », se lance l’auteure, dans une tirade à vous faire repenser le cours de votre vie différemment.

RETROUVER LA FILLE DE 58

Née en 1940, la Normande qui grandit à Yvetot souhaite à 70 ans passés retrouver la fille qu’elle a été en 1958 et celle qu’elle a été avant l’été, celui de la colonie à S. dans l’Orne durant laquelle elle va croiser le chemin du moniteur chef qui l’invite à danser, éteint la lumière, l’embrasse, « et les choses s’enchainent, sans aller jusqu’au bout pour raisons techniques ou physiologiques. »

La question qu’elle se pose, c’est qui était « je » à ce moment-là. Ce « je » qui aujourd’hui est « elle » puisque plus de 50 années se sont écoulées entre temps.

À cette époque, juste avant de devenir monitrice, cette jeune fille élevée dans un milieu modeste, entre les étals de l’épicerie parentale, est dans l’attente de choses formidables, du désir et de toute forme de jouissance. En 2010, son amie avec qui elle a correspondu pendant environ 7 ans, à partir de l’âge de 16 ans, lui restitue les lettres.

Annie Ernaux est troublée. Depuis des années, elle écrit des instants de sa vie, des événements marquants comme la mort de sa grande sœur avant sa naissance, son avortement clandestin à 23 ans, la jalousie ressentie en apprenant la nouvelle relation d’un ex, la passion exprimée avec un amant de passage dans sa vie, son éducation, etc. En filigrane de ces textes se dissimule l’histoire de l’été 58. Sans jamais parvenir à l’exprimer aussi clairement que dans Mémoire de fille.

Si elle avoue n’avoir aucun intérêt pour le roman ou l’autofiction, elle confesse son envie profonde de redescendre dans « les choses qui me donnent la mémoire, et celle-ci était la plus dure à explorer ». Dans la correspondance et dans les notes indélébiles de son carnet et vaguement floutés de sa mémoire, elle replonge dans un langage qui la surprend parce qu’il est marqué par une époque – « avec des adjectifs ou des expressions comme « à la page », des naïvetés… » - qu’elle va tenter de situer par les mots employés, les ambiances décrites de « surprise party » ou contextualisée par la guerre d’Algérie. Et de ce retour dans le passé, elle éprouve le désir d’aller de la femme âgée qu’elle est à l’ado qu’elle a été, qui ne sait alors pas à quoi ressemble un homme nu.

« Pour voir un homme nu dans un journal, fallait se lever de bonne heure ! Ils étaient nus en peinture mais pas en photo. Le monde de la mixité n’existait pas ! »

DES EXPÉRIENCES BANALES ET MARQUANTES

Mémoire de fille marque l’avènement de cette jeune fille dans sa vie de femme. Pas uniquement pour les actes sexuels répertoriés au fil des pages. Aussi pour son émancipation du cadre familial et son entrée dans le monde : « La colo, le lycée, le foyer de jeunes filles, l’école normale d’institutrice, le départ en Angleterre, la famille anglaise… C’est une éducation, une expérience du monde ! »

Elle fait alors vivre éternellement la fille de 58, celle qui tombe éperdument amoureuse du moniteur chef au moment où il la quitte et qui va passer de garçon en garçon « alors qu’elle ne voulait pas se donner à quelqu’un qu’elle n’aimait pas » et pour cela elle éprouvera plus tard de la honte. Elle la ressuscite dans une forme d’inconsistance, d’intrépidité et la situe dans le monde de cette époque. Qui n’est pas une époque de libération sexuelle :  

« C’était 10 ans trop tôt, en 68 la liberté sexuelle était admissible et même recommandée, je n’aurais pas vécu les choses de la même manière ».

Elle poursuit : « Je devais aller au bout de ses deux années marquées : elles m’ont fait frissonner d’horreur de les avoir vécues. Mon corps s’était transformé, je n’avais plus de règles – et c’est important les règles quand on est une fille – je souffrais de dérèglement alimentaire, j’avais tout le temps faim, je mangeais à l’extrême. Vingt ans après j’ai appris que ça s’appelait de la boulimie. Le résultat d’une passion dégradante dont j’avais honte… J’aurais pu être accablée définitivement par l’intensité de ces deux années mais j’ai trouvé une issue. Pas que dans l’écriture mais dans un ensemble de bons hasards. »

Elle fait état de cette honte qui lui collera longtemps à la peau. Une honte sexuelle mais aussi une honte sociale. La philosophie l’aidera. Simone de Beauvoir également. Avec la lecture de Deuxième sexe qu’elle dévore avec avidité, elle entrevoit les clés du comportement des garçons, de la domination (« qui n’est pas un terme de Simone de Beauvoir mais de Bourdieu »), de la supériorité dans les faits, des « hommes supposés avoir la transcendance. »

EXPIER LA HONTE PAR L’ÉCRITURE

Annie Ernaux est touchée de plein fouet. Ne pas être l’objet de sa propre vie mais bel et bien le sujet. Dans Mémoire de fille, elle décrypte son rapport à l’écriture, pas simplement comme échappatoire mais aussi comme expérience : « J’ai commencé à faire de moi-même un être littéraire, quelqu’un qui vit les choses comme si elles devaient être écrites un jour. » (p.143) Dernière raison invoquée : rétablir une forme de « justice » à la fille de 18 ans avide de liberté, pleine d’orgueil, bonne élève, fille unique, pas à l’aise socialement, ballotée dans un amour déraisonnable qui lui fait honte.

En 2002, elle publie L’occupation. Sur une jalousie dévorante dont elle va subir les effets néfastes et dangereux. À l’instar de Passion simple, elle raconte sans vergogne, de manière très factuelle – ce qui la caractérise dans l’ensemble de son œuvre – l’instantanée, le ressenti. Le vécu d’une femme jalouse ou éprise sexuellement de son amant. D’une femme dont la vie va quasiment se mettre sur pause pour ne vivre plus que ce qui lui trotte dans l’esprit et la hante. Et tout comme elle parle de banalité extrême en racontant « une première fois », ses bouquins sont les récits de la banalité humaine non-dite, presque taboue si ce n’est honteuse de l’éprouver.

Telle est la force d’Annie Ernaux qui bouleverse, transcende et chamboule nos corps et âmes. Elle marque à vie de par la banalité qu’elle rompt avec honnêteté et authenticité, dans une démarche sociologique, historique, quasi scientifique de l’âme humaine. Dans L’occupation, elle écrit :

« L’exposition que je fais ici, en écrivant, de mon obsession et de ma souffrance, n’a rien à voir avec celle que je redoutais si je m’étais rendue avenue Rapp. Écrire, c’est d’abord ne pas être vu. Autant il me paraissait inconcevable, atroce, d’offrir mon visage, mon corps, ma voix, tout ce qui fait la singularité de ma personne, au regard de quiconque dans l’état de dévoration et d’abandon qui était le mien, autant je n’éprouve aujourd’hui aucune gêne – pas davantage de défi – à exposer et explorer mon obsession. À vrai dire, je n’éprouve absolument rien. Je m’efforce seulement de décrire l’imaginaire et les comportements de cette jalousie dont j’ai été le siège, de transformer l’individuel et l’intime en substance sensible et intelligible que des inconnus, immatériels au moment où j’écris, s’approprieront peut-être. Ce n’est plus mon désir, ma jalousie, qui sont dans ces pages, c’est du désir, de la jalousie, et je travaille dans l’invisible. » (p.45-46)

PARTAGER L’INTIME

Et ce thème de l’intime universel lui apparaît dans Mémoire de fille. Quand en 1958, Violette Leduc rencontre René Gallet et découvre alors son premier orgasme à 50 ans mais brusquement la relation s’arrête et l’auteure fait état de son désespoir et de sa douleur dans ces correspondances à Simone de Beauvoir jusqu’en 1959. Annie Ernaux établit un parallèle et met cette expérience en perspective avec la sienne :

« Étrange douceur de la consolation rétrospective d’un imaginaire qui vient réconforter la mémoire, briser la singularité et la solitude de ce qu’on a vécu par la ressemblance, plus ou moins juste, avec ce que d’autres ont vécu au même moment. » (p.91)

Par l’écriture, elle transforme la honte et diminue celle de celles et ceux qui se reconnaissent dans le sentiment éprouvé. Lors de la rencontre à Rennes, elle parle de « devoir ». Et face à l’épaisse foule dispersée dans les rayons de la librairie venue l’écouter, elle montre sa grande humilité.

Elle écrit sur elle, sur l’être littéraire qu’elle s’est fixée de devenir en parallèle de son métier de professeure de lettres – elle a renoncé à devenir institutrice par manque de vocation – et s’adresse à toutes et tous de par la capacité qu’elle a de proposer des œuvres désireuses d’exister en dehors de soi.

Une révélation survenue à partir du moment où elle a voulu parler de son père. « J’ai pris conscience avec La place que les mots faisaient partie intégrante de la vision que l’on peut avoir du monde social. Dire que l’on est issue d’un milieu modeste, c’est déjà accepter les hiérarchies. Faire de ce qui m’arrive un objet littéraire, je pense que ça m’a aidé. Dans la vie, les conséquences de la honte sociale demeurent. Comme si on n’y échappait pas dans certaines conditions. Le fait de ne pas se sentir à l’aise dans certaines situations… Les hiérarchies sociales, les dominations sociales, sont évidentes. », explique-t-elle en conclusion de son intervention.

Annie Ernaux est de celles qui réussissent à parler vrai, à écrire des vérités accablantes, une fois écloses de leur banalité, sans toutefois rendre les auditrices-teurs et les lectrices-teurs moroses. Au contraire, elle rend le quotidien plus clair, plus simple, plus limpide. Elle bouleverse de sa vie de femme affirmée, pas toujours avertie, ni toujours assouvie.

Elle a quelque chose de touchant, dans sa naïveté dérobée jeune mais conservée par cette envie de vivre des expériences, de les vivre pleinement. De ses mots, elle nous perturbe et nous conforte dans nos voies non tracées, loin des sentiers battus de la norme genrée qui cherche par tous les moyens à s’imposer à nous. Elle nous fait du bien et nous donne l’espoir de pouvoir nous réaliser en tant que sujet de nos vies, et non comme objet.

« Aujourd’hui, j’ai le sentiment d’avoir enfin fait ce livre, d’être allée au bout de l’entreprise. Ça n’a pas toujours été simple, c’était un défi qui me rendait triste qu’il ne soit pas relevé. Aujourd’hui, j’éprouve quelque chose du fait accompli, même si je me disais que je n’y arriverais pas. »
poursuit Annie Ernaux.

Et si Mémoire de fille sonne comme l’œuvre qui manquait à sa collection avant de raccrocher les stylos et claviers, son regard perçant et convaincu et son sourire fin et enfantin laissent entrevoir que ses mots résonneront dans nos pensées, dans nos bibliothèques, dans les ouvrages de Marie Darrieussecq, Colombe Schneck et bien d’autres encore et à venir, aussi longtemps qu’elle sera une femme de tous les temps.

Célian Ramis

Mythos 2016 : Fascinante figure de mère, bourgeoise et catho

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Théâtre de la Parcheminerie, Rennes
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Le 20 avril, à l’occasion du festival Mythos, Marine Bachelot Nguyen, David Gauchard et Emmanuelle Hiron dévoilaient une partie du cheminement invoqué dans la pièce Le fils, au théâtre de la Parcheminerie.
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Quand d’une idée originale de David Gauchard né un texte de Marine Bachelot Nguyen, sur la réflexion d’une mère bourgeoise et catholique, lu par Emmanuelle Hiron, la création avoisine le docu-fiction subtil et coup de poing. Le 20 avril, à l’occasion du festival Mythos, le trio dévoilait une partie du cheminement invoqué dans la pièce Le fils, au théâtre de la Parcheminerie.

David Gauchard, metteur en scène, collabore pour la première fois avec l’auteure et metteuse en scène Marine Bachelot Nguyen. Et l’avant-goût qu’ils nous proposent ce mercredi à la Parcheminerie est délicieux. Poignant, criant de vérités, original et intelligent. L’écriture est franche et sincère, teintée d’humour et d’émotions. Basée sur un fait d’actualité aussi terrible qu’intéressant, sociologiquement parlant, elle nous emporte dans une histoire qu’on voudrait être inventée de toute part.

Cette histoire, David Gauchard en est à l’initiative dans le processus de création. En 2011, en allant chercher sa fille à l’école, il est marqué par un événement. Dans la rue St Hélier à Rennes, l’accès est bloqué. Et pour cause, le 10 novembre se joue une pièce de Castellucci jugée blasphématoire par le mouvement Civitas qui manifeste son mécontentement de la place de Bretagne au TNB.

« De ce mouvement jusqu’à la Manif pour tous, j’avais envie de raconter ça. On discute donc avec Marine depuis 6-7 mois. La fin est encore à inventer. Mais on voudrait le présenter avant mai 2017 et les élections. », explique-t-il avant de laisser la parole à Marine Bachelot Nguyen, elle-même marquée par l’événement en question et engagée pour les droits des femmes et des LGBTI :

« Je suis intéressée par la socio-politique, le documentaire et la fiction. Et ça m’intéresse aussi la question du glissement idéologique et de la radicalisation dans les milieux de droite. Voir comment on raconte ça ensuite. »

Deux jours avant la présentation de la pièce Le fils, la comédienne Emmanuelle Hiron - dont le spectacle documentaire Les résidents était présenté l’an dernier lors du festival Mythos à l’Aire Libre - a eu connaissance du texte, qui devrait ensuite être accompagné en musique par une création d’Olivier Mellano.

UNE FEMME QUI SE RACONTE

Elle va se glisser, 35 minutes durant, dans la peau d’une femme mariée, pharmacienne, qui devient mère à 22 ans puis à 24 ans. Deux garçons, Olivier et Cyril. L’un est né par voie naturelle, l’autre par césarienne. Elle se souvient et raconte ses accouchements. Comment son mari a promis d’être un père moderne sans jamais oser de changer une couche.

La famille va à la messe, tous les dimanches « par tradition, par conviction, pour la représentation. » Ses enfants grandissent, deviennent des ados, s’éloignent. Elle questionne son rôle de mère, sa présence peut-être insuffisante dans leur éducation, à cause de son implication dans la pharmacie. Elle avoue l’ambivalence de son statut. Celle qui la fait aimer passionnément ses fils, en être fière, et celle qui la fait les détester en même temps.

Et elle s’interroge : comment a-t-elle glissé du perron de l’église au boulevard de la Liberté ? La suite de l’œuvre décortique les effets et les conséquences de sa présence à la manifestation, à la « prière de réparation ». Sur ses fils également. L’un étant présent dans le mouvement contestataire. L’autre étant à l’intérieur du TNB et assistant à la représentation. Et qui juge le spectacle chrétien, a contrario de ce qui est scandé dehors. « Le Christ est magnifié. Ça parle de la foi qui parfois nous abandonne mais le Christ lui est toujours là. (…) Va voir le spectacle, juge par toi-même. », dira-t-il à sa mère.

UNE FEMME QUI S’ÉLÈVE

Dès lors, la protagoniste sympathise avec la femme d’un médecin, qu’elle admire jusqu’alors. Une sorte d’élévation sociale dans sa vie et son quotidien de femme bourgeoise et commerçante. Elle fréquente un groupe de femmes qui discutent bioéthique, parlent IVG, de l’atrocité que subissent celles qui le vivent, elle admire « ces femmes et leur aisance » et fait retirer son stérilet, « geste d’ouverture à la vie ».

En parallèle, son fils ainé se radicalise et vote FN en 2012. Elle minimise, même si elle trouve ça un peu extrême, un peu choquant.

Un an après la procession de Civitas, elle intègre la Manif pour tous, s’investit dans ce mouvement qui prend de l’ampleur et qui prône la différence de droits entre les couples hétérosexuels et les couples homosexuels. Contre le mariage homosexuel et surtout contre l’accès de ces couples à la famille.

Elle s’exprime à la tribune, est transcendée par l’énergie du rassemblement, elle exulte, se sent belle, revigorée. Elle reprend vie dans le regard de son mari, avec qui la vie sexuelle s’était mise en veille. A présent, il la regarde, l’admire et ressent « une poussée de virilité provoquée par sa métamorphose. » Ils font l’amour, passionnément.

La suite est à écrire, à inventer. Mais l’essence de la pièce est posée. Et elle promet une création aboutie et passionnante. Le regard présenté à travers les yeux et les réflexions de cette mère est prenant et stimulant. Il invite à comprendre les mécanismes des glissements idéologiques et de la radicalisation.

UNE FEMME QUI S’ACCOMPLIT

Pour l’auteure, il était important « de regarder ce qui peut être à l’œuvre, ce qui se joue, car on est des êtres complexes. Cette femme, elle se réalise, elle vit un accomplissement. » Les discussions entre David Gauchard, Marine Bachelot Nguyen et maintenant Emmanuelle Hiron sont riches. De leurs histoires intimes et personnelles, leur ressenti sur les événements, les nombreux articles, recherches, entretiens trouvés et réalisés, résultent Le fils et l’envie d’en parler, de le mettre en mots et en scène.

A la demande du metteur en scène, la pièce est un monologue de mère, de femme. Marine Bachelot Nguyen s’en empare et en fait quelque chose de résolument engagé et politique. Ce projet auquel elle se met au service lui parle. Mais le cœur du sujet de la Manif pour tous lui reste incompréhensible. Un mouvement contre des droits, une communication extrêmement bien construite, grâce à des gros moyens financiers, une homophobie exacerbée, libérée, décomplexée.

Celle qui travaille sur l’intersectionalité des luttes, le féminisme et le racisme, se passionne pour les rapports de domination en tout genre, et ici pour le rapport de classes.

« Ce qui m’intéresse aussi, ce sont les monologues de femmes idéologiquement à l’opposé de moi. Comme j’avais fait pour un spectacle sur Cécilia Sarkozy. Il y a un truc qui m’intrigue chez ces femmes cathos. »
confie Marine Bachelot Nguyen.

Dans la Manif pour tous, elle observe des gens « extrêmement caricaturaux » mais également « des personnes qui nous ressemblent, des jeunes, des gens de 35-40 ans ». C’est cette figure « proche de nous » qui la saisit et qu’elle délivre dans cet extrait très bien écrit. Une femme pour qui on peut éprouver de l’empathie. Et une femme qui fait un effort d’introspective, de recul sur sa vie et qui ne nous épargne pas des passages que la norme a décidé tabous.

« On a tous des petites lâchetés au jour le jour. Des choses où on se dit « bof, c’est pas si grave ». Après il y a les conséquences. La pièce parle de sa réalisation à elle. De mère de famille à militante. Elle se réalise, s’épanouit. », explique Marine Bachelot Nguyen. Nous, on est séduit-e-s, subjugué-e-s, par l’ensemble du projet, on adhère illico.

Fonds Dreyfus - Musée de Bretagne

Réhabiliter Lucie Dreyfus, oubliée de l'Histoire

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Rennes
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Le 30 septembre dernier a été publié le livre Lucie Dreyfus, la femme du capitaine, d'Elisabeth Weissman, journaliste. L’occasion de s’intéresser à une figure féminine oubliée de l’Histoire qu’elle a pourtant marqué.
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Le 30 septembre dernier a été publié le livre Lucie Dreyfus, la femme du capitaine, signé de la plume d’Elisabeth Weissman, journaliste et essayiste. L’occasion de s’intéresser à Lucie Dreyfus, une figure féminine oubliée de l’Histoire qu’elle a pourtant marqué.

15 octobre 1894. Lucie Dreyfus attend que son mari, Alfred Dreyfus officier de l’armée française, rentre déjeuner. Ce midi-là, comme tous les autres pendant les 5 années suivantes, il ne viendra pas.

Accusé de haute trahison envers son pays, il est arrêté, dégradé, emprisonné puis déporté en Guyane.

Plus de 100 ans plus tard, l’histoire du capitaine reste dans les mémoires. Pas celle de Lucie, à tort, qui va pourtant jouer un rôle fondamental dans l’Affaire.

C’est ce qui a poussé Elisabeth Weissman à se lancer sur les traces de cette épouse aimante et mère de famille attentionnée qui se révèle au fil des pages être une force de la nature décrite par l’auteure comme « une très belle figure, un très bel exemple de droiture, qui ne répond qu’à sa conscience, qu’à son devoir. »

SE PLONGER DANS L’HISTOIRE

« J’ai cherché sur Internet, il n’y avait quasiment rien sur Lucie. Et ça m’intéressait de faire une biographie sur une femme qui a marqué la grande Histoire. Cela m’avait plu de faire la biographie sur Coco Chanel mais c’était une commande. », explique l’auteure de Lucie Dreyfus, la femme du capitaine, publié aux éditions Textuel le 30 septembre dernier.

Une manière de réhabiliter l’oubliée mais aussi de visiter une époque, son époque à elle. Celle d’une IIIe République fragile, à la solde de l’armée, avec un ministère de la Guerre ou encore un ministère des Colonies, un Président de la République – Jean Casimir-Périer – qui assurera le mandat le plus court de l’histoire des Républiques (soit 6 mois et quelques jours) avant de laisser la place à Félix Faure.

« Je ne suis pas historienne, je suis journaliste. J’ai fait une enquête journalistique sur Lucie pendant 3 ans. Heureusement, j’ai pu rencontrer des témoins vivants avec le petit-fils et l’arrière petit-fils du couple Dreyfus. », précise Elisabeth Weissman. Et pour le reste, elle a écumé les bibliothèques et les services d’archives en France, en Suisse et en Israël, a reçu des cours de graphologie par des historiens afin de déchiffrer une lettre de Jean Jaurès, par exemple :

« Ils m’ont enseigné la méthode précise, c’est très méticuleux lorsqu’on numérise les documents, il faut les grossir, les rétrécir puis les re-grossir à nouveau… ça m’a pris 2 ans de lire toutes les correspondances, toutes les lettres, tous les documents. »

RENNES, PASSAGE OBLIGÉ

Et passe même plusieurs semaines à Rennes, visitant le lycée Emile Zola, détours obligé pour marcher sur les pas du célèbre « J’accuse », et se rendant surtout au musée de Bretagne qui détient le fonds Dreyfus depuis 1978, une des collections les plus importantes sur l’Affaire Dreyfus, comptabilisant 6800 pièces, consultables sur le site Internet du musée, et qui ne cesse de grossir ses rangs avec notamment l’acquisition récente d’une carte de presse d’un journaliste présent lors du procès de Rennes en 1899.

« L’ancien conservateur était un passionné de l’histoire  de Dreyfus, c’est lui qui a mis ça en place avec la donation de Jeanne Lévy, leur fille. Il y a quelques éléments sur Lucie dans l’exposition permanente du musée de Bretagne mais pas beaucoup. », déclare Laurence Prod’Homme, conservatrice du musée de Bretagne depuis 1989 et responsable du fonds Dreyfus.

Concernant de nouveaux éléments visant à présenter Lucie Dreyfus et lui donner la place qu’elle mérite, peu de solutions sont envisagées. « C’est très difficile de faire bouger les choses rapidement. Cela prend des années et des années. Et puis, vous voyez l’expo Dreyfus, c’est très fermé comme muséographie. », justifie Laurence Prod’Homme. Pour la conservatrice, pas question de minimiser le rôle joué par l’épouse du capitaine mais aucun élargissement ne s’ouvre à l’horizon.

« C’est une injustice de faire perdurer son petit rôle. C’est une époque d’hommes et ce sont eux que l’on retient : Mathieu Dreyfus, les intellectuels qui se sont engagés, les hommes politiques… Lucie est tombée dans l’oubli après l’Affaire. Eux, moins. Mais tout comme la journaliste Séverine par exemple (journaliste écrivant dans le quotidien féministe La Fronde, fondé par Marguerite Durand, présente au procès de Rennes, ndlr), on ne parle pas beaucoup d’elle non plus… », détaille-t-elle.

Et même si l’historien, spécialiste de l’affaire Dreyfus, Vincent Duclert a déjà publié un article sur Lucie, la majorité des professionnels ne s’intéresse pas à cette figure féminine si dévouée à la cause de son mari dans cette Affaire.

« Les historiens sont encore majoritairement des hommes et il y a une manière d’écrire l’Histoire, ce n’est jamais neutre. »
déclare la conservatrice du musée de Bretagne, ravie d’avoir vu débarquer une journaliste souhaitant orienter son ouvrage sur Lucie Dreyfus.

« On a souvent des demandes d’universitaires qui viennent faire des recherches dans le fonds Dreyfus. Là, c’était différent. Première fois qu’une journaliste s’y intéressait. Et à travers l’angle de la femme en plus ! », conclut-elle enjouée, avouant une légère déception à la lecture du livre de ne pas trouver plus de sources inédites et de pas en connaître davantage sur l’enfance, l’adolescence et la construction de Lucie.

UNE FEMME DISCRÈTE ET EN RETRAIT

Pour les novices, plus de 300 pages permettent à travers ce livre de découvrir l’Affaire Dreyfus sous un angle particulier. Au delà du rappel des faits et du contexte socio-politique, c’est un portrait dressé avec justesse, précision et surtout sans exagération que nous propose l’auteure de La désobéissance éthique, La nouvelle guerre du sexe ou encore Un âge nommé désir – Féminité et maturité.

Car il aurait été commode de dépeindre une femme engagée et précurseure de son époque. Loin de là, puisque Lucie refusera catégoriquement tous les contacts avec les journalistes féministes qui plaideront pourtant à 100% la cause du détenu accusé à tort. Et  ne souhaitera à aucun moment être dans la lumière médiatique.

« C’est difficile de se replacer dans ce contexte-là. Mais à l’époque, il y avait un rôle pré-déterminé dans les familles et il était logique qu’avec son éducation bourgeoise et sa condition de femme, elle soit en retrait. Pourtant, elle est beaucoup intervenue dans l’Affaire, notamment dans sa correspondance avec les ministres. »
souligne Laurence Prod’Homme.

Et quand on lit la chronologie très détaillée de l’Affaire sur le site du Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, le nom de Lucie n’apparaît qu’au bout d’une année (elle demande la révision du procès en 1895) et ne sera mentionné qu’à 5 reprises.

Pour la conservatrice du musée de Bretagne et l’auteure, Lucie Dreyfus est représentative de son époque, soit « mineure en politique, sans aucun droit ». Elle s’est mariée jeune, a eu des enfants très rapidement, est de nature discrète, bien éduquée, bien sous tous les rapports.

Elisabeth Weissman voit en elle quelque chose de novateur. Qui l’incite à la découvrir avec admiration et respect. Républicaine conservatrice, quasi anti-féministe, et pourtant ne répondant qu’à son objectif : se battre pour la dignité de son mari qui va connaître toutes les humiliations en étant dégradé dans un premier temps puis traité en prison sans aucune considération, isolé et bafoué dans sa condition d’être humain.

DIGNE DANS TOUTES LES ÉPREUVES

Amoureuse, elle ne cessera de lutter et de correspondre avec celui qu’elle chérit tant et pour qui elle serait prête à tout quitter pour le rejoindre et partager le fardeau. Et c’est certainement grâce à elle qu’il survivra les 5 années de réclusion durant, lui promettant de ne pas mettre fin à ses jours. « Ce couple a une grande valeur et une grande noblesse de caractère, s’exclame Elisabeth Weissman. Ils se battent pour universaliser leur combat, celui de la Justice républicaine. Ils n’en ont jamais fait une affaire juive et ne souhaitaient pas en faire une affaire juive malgré l’antisémitisme latent déjà à cette époque. »

Lucie, humble et modeste, ne voudra jamais être érigée en héroïne, le dira très clairement à son amie Hélène Naville avec qui elle correspond très régulièrement (comme avec beaucoup de gens puisque Lucie recevra des milliers de lettres de soutien du monde entier), et assumera sans complexe le rôle de la femme de l’ombre.

Néanmoins, sans conscientiser ses actions guidées par la volonté de faire revenir son mari en France afin qu’il soit libéré et réhabilité, elle crée les possibilités de l’Affaire, ne baissant jamais les bras, demandant constamment la réouverture du procès, ne faiblissant jamais face aux affronts de l’administration qui lit et recopie toutes leurs lettres y compris les plus intimes. Elle accepte, sans baisser la tête, et dépasse sa condition de femme en s’adressant aux hauts gradés et aux ministres.

« Tout en étant discrète et réservée quant à sa condition de femme, en rapport à son éducation, elle balaye l’assignation sexuée attribuée à la gent féminine. Elle se montre même peu conventionnelle pour aller retrouver son mari, elle serait prête à quitter ses enfants. Elle déborde complètement du cadre par moment en intervenant auprès des hommes politiques, en signant des pétitions et des lettres et surtout en s’indignant. », s’emballe la journaliste qui après avoir passé 3 ans à côtoyer et caresser la mémoire de Lucie semble toujours aussi passionnée par son sujet.

PARALLÈLE ENTRE LES SOCIÉTÉS

Car ce qui l’anime en parallèle de ce portrait, c’est de créer une ouverture sur le monde qui s’instaure par le biais de l’intimité de l’individu. D’humaniser, de particulariser, de féminiser une partie de l’Histoire « sans faire de la mauvaise psychologie, en ne lâchant pas le contexte. » Un contexte passé qui trouve pourtant écho dans l’actualité avec la crise économique, le relent d’antisémitisme, de racisme, l’image des hommes virils et poilus, le rôle restreint des femmes, le pouvoir de la presse avec la naissance d’une presse d’opinion…

« On voit à cette époque les soubresauts des paparazzis, les journalistes et les médias qui répandent des rumeurs sur l’état physique de Lucie par exemple. C’est le début de la presse caniveaux et on y voit le pouvoir de la manipulation et la contre information. »
s’insurge la journaliste.

Autre élément que l’on perçoit de manière abrupte et qui n’évolue que trop doucement : « L’épouse n’est jamais assimilée dans l’Histoire. Il n’y a rien pour Lucie sur la plaque figurant dans la rue où ils ont vécu alors qu’on signale pourtant que c’est ici que vivait le capitaine Dreyfus. On note toujours le grand homme. Elle, elle a été une grande femme. »

 

Légendes photos :

  1. Lucie Dreyfus et son père devant la prison de Rennes.
  2. Lucie Dreyfus et ses enfants.
  3. Journalistes du quotidien féministe La Fronde.

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