Célian Ramis

Michelle Perrot, l’histoire et la mémoire des femmes

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Michelle Perrot à Rennes
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8 mars 2024. Journée internationale des droits des femmes. Et désormais grève massive et féministe. Rencontre en ce jour militant, à Rennes, avec Michelle Perrot, historienne des femmes, professeure émérite, autrice et féministe.
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8 mars. Journée internationale pour les droits des femmes. Issue d’une tradition socialiste et ouvrière au début du XXe siècle, elle est désormais un jour de grève général et féministe, appelant les femmes à stopper travail productif et travail reproductif. En ce 8 mars 2024, des milliers de manifestant-e-s occupent l’espace public et en Bretagne, on célèbre le centenaire des Penn Sardin, ces ouvrières ayant profondément lutté, à Douarnenez, pour la dignité et l’amélioration des conditions de travail dans les conserveries. À Rennes, on célèbre également la venue de Michelle Perrot, historienne, professeure émérite d’histoire contemporaine et militante féministe, organisée par l'association Champs de Justice.

Un siècle de combats et de révoltes pour dénoncer les inégalités entre les femmes et les hommes, exiger des droits et gagner en liberté. Un siècle de révolution féministe pour faire entendre les voix des femmes et pour faire reconnaitre leurs existences. Toutes les existences. Un siècle de résistances pour affronter les retours de bâtons, les discours haineux et conservateurs, sans jamais rien lâcher. Un siècle aussi de transmission entre les générations pour poursuivre les luttes, réhabiliter les femmes du passé et construire un futur plus égalitaire, inclusif et sans violences. Un siècle que Michelle Perrot a, à quelques années près, entièrement vécu, observé et analysé.

Engagée en historienne - pour reprendre le titre de son dernier livre (S’engager en historienne, janvier 2024) - elle a marqué, de son empreinte, de ses travaux et de ses engagements, l’Histoire des femmes qu’elle a elle-même débroussaillée et mise sur le devant de la scène. A l’université dans un premier temps, permettant à la France de s’équiper d’études féministes en créant dans les années 70 à Jussieu le premier cours intitulé « Les femmes ont-elles une histoire ? ». Mais aussi sur la scène médiatique et littéraire, valorisant par ce biais un matrimoine riche et varié, mis sous silence et longtemps méprisé et ignoré. 

« Exhumeuse de vies oubliées », comme la définit Nathalie Appéré, maire de Rennes, lors de la cérémonie d’ouverture du 8 mars, elle est une pionnière de l’Histoire des femmes, « une passeuse de mémoires » dont le professionnalisme n’a d’égales que sa curiosité et soif de découvertes. Michelle Perrot, elle veut comprendre. Les ouvrières, le système carcéral, les différentes générations de féministes et les féminismes pluriels. Comment les marges s’inscrivent dans le temps long du passé pour aborder l’époque présente et se forger un avenir commun respectueux des individualités et spécificités de chaque groupe. Fine observatrice, elle manie les documents historiques avec intelligence et subtilité, les interrogeant d’un point de vue situé, les faisant parler sans jugement de leur propre histoire pour en révéler ce qui a trop longtemps été invisibilisé, minimisé et déprécié. 

UNE TRADITION MILITANTE

Dans sa quête insatiable de vérité, elle envisage le présent comme un pont entre le passé et l’avenir. Le 8 mars est un instant de bilan, comptabilisant les incontestables évolutions et les incontournables combats à poursuivre. « Quel que ce soit ce qu’il reste à faire, beaucoup de choses ont changé ! », souligne Michelle Perrot, en introduction de la discussion qu’elle entame, dans le grand salon de l’Hôtel de Ville, avec Geneviève Letourneux, conseillère municipale déléguée aux Droits des femmes et à la lutte contre les discriminations. L’inscription de l’IVG dans la Constitution figure dans les premières mentions : « À « liberté », j’aurais préféré « droit » mais déjà, par rapport aux années 70, c’est une avancée. À l’époque, ce n’était même pas imaginable ! » 

Celle qui a écrit l’an dernier Le temps des féminismes, avec Edouardo Castillo, connait bien l’histoire du patriarcat et ses progrès vers l’égalité, le droit à disposer de son corps, la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, l’importance de reconnaitre le pluralisme du mouvement, etc. « Déjà, il faut dire que les féministes, en France, ont toujours eu une conscience du Droit. Qui n’a peut-être pas toujours été très clair. Parce que le Droit, c’est l’État et l’État, ce sont les hommes. Mais elles ont pris conscience du Droit comme moyen d’organiser la société et elles ont demandé des droits. Les militantes féministes ont souvent été réformistes, légalistes », analyse l’historienne. Elles sont des conquérantes : 

« Les droits des femmes sont des droits conquis. Pour elles, il y avait toujours des frontières. Dans l’instruction, dans les droits civils, dans l’accès à la propriété, dans les droits du corps… Il fallait franchir les obstacles et les féministes françaises l’ont fait globalement de manière pacifique, en demandant que ce soit inscrit dans le droit. » 

Elle relate les années d’effervescence, de créativité et de contestation en 1980 et 1990, l’arrivée des socialistes au pouvoir, le soulagement et la joie des féministes, « plutôt à gauche », et la mandature d’Yvette Roudy, ministre de 81 à 86 des Droits de la femme, que l’on retiendra notamment pour la loi sur le remboursement de l’IVG et la loi pour la parité. « Moi, j’ai toujours été pour la parité. C’est très intéressant de voir que le féminisme s’est divisé à ce moment-là. Pour moi, le féminisme est porteur de tolérance et d’ouverture aux discussions. Ça a beaucoup apporté, la parité est un moyen pour les femmes d’avancer. C’est une expérience. Et ça demande aussi de prendre en compte les risques », poursuit-elle.

L’HÉRITAGE DES FEMMES

C’est un bonheur de l’écouter parler. Chacun de ses mots opère comme une libération. Dans cette salle marquée par le patrimoine breton – au plafond, trônent les noms de Surcouf, Laennec et tant d’autres hommes, aucune femme – Michelle Perrot rééquilibre la balance. De son savoir, de son travail, de sa présence et de sa vivacité d’esprit mais aussi de la mémoire de toutes celles qui ont œuvré pour faire bouger les mentalités, de toutes celles qui ont milité pour les droits des femmes et l’égalité et de toutes celles qui ont laissé traces dans l’Histoire de leurs passages et de leurs théories et/ou activismes. Elle cite Simone de Beauvoir et son Deuxième sexe encore aujourd’hui d’actualité, elle cite Françoise Héritier et son apport féministe à l’anthropologie et elle cite notamment la philosophe Geneviève Fraisse : « Elle dit que le féminise est une pensée. Ce n’est pas seulement une agitation mais c’est aussi une action. Le féminisme, c’est une vision sur la société ! » Les féminismes ont un matrimoine dense et riche qui mérite d’être connu et valorisé. 

« Le féminisme, c’est la pensée de la déconstruction. D’où est-ce qu’on parle ? D’où est-ce qu’on vient ? C’est une pensée pour analyser le présent et envisager l’avenir »
s’enthousiasme l’autrice des cinq volumes d’Histoire des femmes en Occident. 

Toutefois, elle reste lucide et réaliste : dans l’exercice du pouvoir, être femme ne signifie pas être nécessairement juste. « Elles sont confrontées aux difficultés du pouvoir. Elles passent du langage au concret. De l’idéal à la réalité. Ce n’est pas parce qu’elles sont femmes qu’elles ont toutes les solutions et toutes les vertus. Dans le monde actuel, il y a des formes totalitaires du pouvoir qui sont exercées par des femmes… », commente Michelle Perrot. Garder ce qui vient de l’expérience des femmes, à travers les vécus dans le temps, dans les difficultés et dans les obstacles qu’elles ont eu à affronter, lui apparait comme essentiel pour le futur. 

REGARD SUR LA NOUVELLE GÉNÉRATION

À bientôt 96 ans, elle en a vu et vécu des parcours jonchés d’embuches, d’injonctions, d’interdits et de tabous mais aussi de ripostes, de résiliences, de combats et de révolutions. À chaque époque, Michelle Perrot pose un regard bienveillant sur les récits recueillis, les modalités d’actions des générations qui se succèdent, les manières de s’organiser collectivement et les luttes à mener. « Je regarde avec beaucoup d’intérêt et de sympathie les militantes d’aujourd’hui. Je les trouve créatives et oui, plus radicales que nous avons été, ce qui est normal car des pas ont été franchis et elles affrontent maintenant des différentes plus grandes que celles que nous avons connues. Je suis fascinée et émerveillée par toutes ces associations, journaux, manifestations, événements, etc. qui existent », signale-t-elle. 

Et dans toute l’humilité qui la caractérise, elle précise : « Je vois dans le passé et je me vois timide. Je pourrais vous faire rire avec des anecdotes de l’époque, où on n’aurait jamais osé penser ou dire ce qu’elles disent aujourd’hui… Alors oui, de temps en temps, notamment aux USA, j’ai des amies qui me disent qu’elles ne savent plus trop où elles en sont. On n’arrive plus, parfois, à distinguer si on fait bien ou si on fait mal. » 

Michelle Perrot et Geneviève LetourneuxIl est aisé et presque normal que les générations précédentes critiquent, souvent avec sévérité et amertume, leurs successeuses. Au sein des féminismes, exception n’est pas faite autour de ce qui semble être un douloureux passage de flambeau, où règne incompréhensions et manque de dialogue entre les militantes des années 70, du Mouvement de Libération des Femmes, et les militantes de l’ère numérique et des #MeToo, qui n’hésitent à dénoncer et nommer leurs agresseurs, à revendiquer leur liberté de choisir et à crier leurs rages et colères, sans s’excuser. Dans ce marasme, Michelle Perrot prend du recul et, avec intelligence, analyse un par un les éléments qui viennent encombrer et polluer le débat public et médiatique. 

La pensée wok, l’intersectionnalité, la culture de l’effacement… Tout ce que les conservateur-ices et réactionnaires fustigent, elle vient les décortiquer pour s’élever par rapport à un discours qui tend à diviser : « L’intersectionnalité vise à croiser ensemble plusieurs variables. C’est scientifique ! C’est important, il me semble. Quand on parle de la « cancel culture », en tant qu’historienne, ça me gêne. Parce qu’on n’efface pas les traces. Mais quand, dans certains pays comme l’Algérie, par exemple, on ne veut pas de statues de certains généraux qui ont été horribles, je peux comprendre. Je trouve ça compréhensible. »

En interviews ou dans ses écrits, l’historienne décrypte les féminismes, sans les opposer à la notion d’universalité, qu’elle détache de l’universalisme prôné par certaines militantes des années 70. Faire des droits des femmes un combat universel, oui, mais lisser les vécus, expériences et ressentis des femmes en ne prenant pas en compte leurs spécificités (selon la couleur de peau, l’orientation sexuelle et affective, l’identité de genre, le handicap, la classe sociale, etc.), non. 

POURSUIVRE LES COMBATS

L’entendre en parler devant cette salle comble est vibrant et émouvant. Parce qu’elles sont rares les femmes de son expertise, de son âge et de sa fonction à engager un tel discours d’ouverture. Celle qui ne se livre que rarement sur son histoire personnelle, préférant faire entendre les voix venant des marges, nous offre encore une fois une démonstration de son regard si doux et perçant, percutant et bienveillant. Une main tendue vers le passé, une main tendue vers le futur, elle représente un présent traversé par un héritage profondément humain, par des récits de violences et de souffrances mais aussi par des espoirs et des ambitions hautes et porteuses. 

Elle reconnait les failles et les vulnérabilités d’un système, elle en fait état dans ses travaux et ne se prive pas de faire parler les faits : « Pour la question des programmes et des manuels, l’institution scolaire est conservatrice. Elle l’a toujours été. C’est très compliqué de faire évoluer les programmes à cause de la rigidité de l’institution. Ceci étant, il me semble quand même que certaines choses ont bougé. » Elle a plusieurs fois participé à des réflexions visant à l’évolution des manuels scolaires et des apprentissages, allant jusqu’à établir des propositions pour réintroduire les femmes dans chaque période de l’Histoire. « Mais cela n’aboutissait pas à grand-chose… Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas continuer », précise-t-elle. Elle poursuit :

« Il y a eu quelques progrès en littérature, qu’on doit à l’action de nos collègues littéraires, féministes ou pas. En Histoire, les programmes sont très chargés et il est nécessaire que les femmes apparaissent dans toutes les époques. L’action des jeunes profs finira par aboutir ! » 

Elle n’oublie pas non plus les scientifiques qui figurent parmi les femmes les plus oubliées et minorées : « On fait émerger plus facilement les littéraires ou les artistes. Parce que ce qui est compliqué, c’est que pour faire émerger des femmes scientifiques, il faut un peu l’être soi-même… » Questionnée sur l’intelligence artificielle, Michelle Perrot avoue ses lacunes dans le domaine et malgré tout, elle rebondit sur le sujet pour parler d’Alice Recoque, une pionnière oubliée de l’IA, qui fait l’objet d’un livre publié fin février (Qui a voulu effacer Alice Recoque ?, de Marion Carré), dont elle signe la préface. « Au début de l’informatique, il y avait beaucoup de femmes car le secteur n’était pas encore valorisé. À partir du moment où ça devient plus mathématisé, plus huppé, les hommes reviennent. Et tant mieux qu’ils reviennent. Mais il faut faire attention car aujourd’hui, nous sommes à 80% d’hommes et 20% de femmes. Il faut dire aux filles et aux femmes de ne pas hésiter devant les carrières scientifiques, tout autant que devant toutes les choses qu’on pense masculines ! », conclut-elle. 

Un phare dans le jour comme dans la nuit, Michelle Perrot nous guide de ses bons mots et de ses analyses fines et précieuses. Son regard se porte là où, en général, la société le détourne pour ne pas voir ce qui saute aux yeux. Avec elle, on est serein-es et fort-es, accroché-es et passionné-es par son savoir et son art de la transmission. Un modèle pour de très nombreuses générations.

Célian Ramis

Écrire les luttes féministes algériennes au pluriel

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Le 13 mars, Amel Hadjadj, militante féministe et co-fondatrice du Journal Féministe Algérien, est revenue sur l'histoire des luttes des femmes, d'hier et d'aujourd'hui, en Algérie, à la Maison Internationale de Rennes.
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Le 13 mars, l’association de Jumelage Rennes-Sétif invitait Amel Hadjadj, co-fondatrice du Journal Féministe Algérien, à la Maison Internationale de Rennes pour une conférence sur les luttes féministes, d’hier et d’aujourd’hui, en Algérie. 

« L’Histoire a été écrite par les hommes, pour les hommes. », rappellent la militante féministe Amel Hadjadj. « On manque de ressources et d’archives. On retrouve toujours les mêmes figures féminines dans l’Histoire. Il y en a 6 ou 7 qui reviennent régulièrement. », précise-t-elle. Le matrimoine algérien est minimisé. Ainsi, dans le récit féministe que les militantes entreprennent de raconter, un grand travail est effectué à ce niveau-là. « Les femmes sont la moitié de la société. 44 millions de personnes en Algérie. 22 millions de femmes donc… », souligne-t-elle. Une moitié d’humanité qui a besoin de connaitre son héritage sans que celui-ci soit amputé d’une partie de son histoire et sans que celui-ci soit dénaturé par les stéréotypes de genre. « On décrit les femmes pendant la guerre comme infirmières. C’est très bien, il en fallait mais on minimise leur rôle. Pendant la guerre de libération, les femmes poseuses de bombes ont pris des risques énormes ! Certaines sont mortes, SDF, dans l’anonymat… Pour transporter les armes, il fallait des femmes car les hommes se faisaient fouiller. Si elles se faisaient prendre, elles étaient violées, emprisonnées, etc. », scande Amel Hadjadj. Aux détracteurs qui estiment que la réhabilitation des femmes à travers l’Histoire est un argument biaisé pour simplement se donner une légitimité, elle répond :

« Je veux qu’on rende justice à ces femmes ! » 

SCOLARISATION ET TRAVAIL 

C’est en 1947 qu’est créée la première association de femmes en Algérie - l’Association des femmes musulmanes algériennes – venant préciser ici la spécificité de la condition des femmes. Quelques années plus tard, l’indépendance est déclarée et l’Algérie organise sa première assemblée constituante. Les femmes y sont quasiment absentes. « Elles sont 5 ou 6 sur plus d’une centaine de personnes ! Même les progressistes disaient que les femmes devaient retourner en cuisine… », signale Amel Hadjadj. L’Union des femmes organise la première manifestation le 8 mars 1965. Les pancartes prônent le soutien à toutes les femmes dans le monde vivant encore sous l’oppression du colonialisme mais ce jour-là est aussi l’occasion de revendiquer leur droit de travailler. 

« Seulement 3% des algériennes travaillaient après l’indépendance. Le patriarcat et la mentalité algérienne acceptaient les enseignantes et les infirmières… » Elles se battent également pour la scolarisation des filles et des ainés, de manière générale, souvent envoyés tôt au travail pour aider le patriarche. À Alger, elles marchent du centre de la ville jusqu’à la baie où elles jettent leurs voiles : « C’est un acte éminemment politique mais cela n’a rien à voir avec le débat sur le port du voile. Il s’agit là d’un symbole : elles jettent le voile que portent les femmes au foyer. Les travailleuses, elles, ont une autre tenue. Elles luttent ici pour le travail. »

INSTAURATION DU CODE DE LA FAMILLE

Vont se multiplier les projets de loi concernant un code de la famille. Les codes français (civil, pénal, etc.) seront traduits. « Cela ne s’inscrivait pas du tout dans le reste des progressions du pays. Cela amenait la société vers quelque chose qu’elle n’avait jamais vécue ! », explique la militante. Après deux versions avortées – que les femmes des parlementaires ont faites fuiter auprès des étudiantes pour qu’elles les dénoncent – le code de la famille est promulgué en 1984. Dedans figure, entre autres, « le devoir d’obéissance à son mari et à la famille de son mari et tout un tralala… ». Amel Hadjadj réagit :

« C’est toute une idéologie qui opprimait les femmes des autres pays qu’on a importé ici. Aux luttes pour la scolarisation et le travail, s’ajoute l’abrogation du code de la famille. »

À cette époque, c’est un parti unique qui gouverne le pays. D’autres mouvances s’organisent en souterrain, dans la clandestinité, et font naitre à la fin des années 80 – à la création du multipartisme - des associations luttant contre cette répression politique à l’encontre des femmes. « Mais les années 90 arrivent et avec elles, le terrorisme. » Les féminicides se multiplient. Elles meurent parce qu’elles refusent de porter le voile. Elles meurent parce qu’elles s’assument féministes. Le mouvement est meurtri et entame les années 2000 fatigué. Les associations historiques des années 80/90 disparaissent quasiment toutes. 

UNE NOUVELLE DYNAMIQUE

La société algérienne n’est plus la même, signale Amel Hadjadj : « Il y a eu une rupture. On n’est plus dans l’organisation. Certains traumas de l’Histoire du pays n’arrivent pas à être dépassés. Beaucoup de féministes de ces années sont d’ailleurs venues vivre en France. Ma génération arrive et finalement, on revient inconsciemment à la clandestinité. Des associations naissent, les sujets ne sont plus les mêmes… » On y parle harcèlement, communauté LGBT, violences, etc. mais le contexte ne les rend ni visibles ni audibles. Un tournant s’opère en 2015 et, comme elle le dit, la force des réseaux sociaux met en lien des féministes d’hier et d’aujourd’hui et fait la lumière sur l’ampleur des féminicides. « On organise des rencontres intergénérationnelles féministes algériennes. Ce n’est pas simple de se comprendre et de comprendre les traumatismes des anciennes. », poursuit-elle.

En 2016, à Constantine, sa ville natale, un nouveau féminicide pousse les militantes à organiser un sit-in : « L’assassin était en cavale, il fallait qu’on diffuse partout sa photo. Des sit-in ont été organisés à Constantine, à Alger, à Oran et ailleurs. Le bruit incroyable que ça a suscité a permis d’arrêter l’assassin. Et ça nous a obligé à sortir du cocon des réseaux sociaux ! » En 2019, elles réalisent qu’un mouvement d’ampleur s’organise : « J’ai déménagé à Alger pour avoir plus de liberté et pour pouvoir lutter. Un mouvement grandiose se passe. Le collectif féministe d’Alger se cache toujours mais il y a une vraie volonté de rencontrer les autres. » Un besoin immense de reprendre en main l’histoire effacée de toutes les femmes dont le rôle a été minimisé, bafoué, méprisé, écarté, etc. Des carrés féministes s’instaurent dans la capitale mais aussi à Oran et en Kabylie. « Les survivantes des années 90 reprennent les associations qui avaient disparu. Ce qui n’a pas plu à tout le monde. Mais tant pis, le principal, c’est de s’organiser. », se réjouit la militante féministe. 

DES FÉMINISMES, AU PLURIEL !

Né ainsi le renouveau des dynamiques féministes. Elles sont de plus en plus dans l’espace public mais aussi dans les sports et d’autres secteurs de la société. Elles s’imposent. Mais cela n’est pas suffisant. De nombreuses revendications perdurent et les militantes sont sans cesse attaquées et décrédibilisées. « On a essayé de mettre les féministes dans les cases de tous les traumas, y compris ceux qui n’ont pas été traités. Pour moi, il y a une urgence à décoloniser les luttes. La peur des autres, de son passé et la violence sont encore présentes. En plus du patriarcat… La révolution, c’est pas les bisounours. Il faut continuer de sortir et de s’organiser malgré les divergences et les rejets. », commente Amel Hadjadj. Les médias et partis politiques adaptent leurs discours, intégrant de plus en plus les problématiques et revendications féministes. En parallèle, est créée l’association du Journal Féministe Algérien. « En 2015, on a ouvert une page sur les réseaux sociaux pour annoncer le sitting. On a eu de l’impact. On couvre tout ce qui se fait, les mouvements féministes, les lettres ouvertes, etc. Il faut continuer à s’organiser. », insiste-t-elle. Elle poursuit :

« Le vécu nous a poussé à réaliser qu’il n’y a pas un seul féminisme, mais plusieurs. C’est pour ça qu’on a fondé l’association. On veut rassembler toutes les femmes, qu’elles soient toutes représentées, qu’elles puissent toutes s’exprimer. »

L’idée : aller à la rencontre des groupes locaux, à travers tout le pays, afin de les accompagner dans leurs luttes. « On travaille à un manifeste des mouvements féministes algériens, pour créer le rapport de force. », signate-t-elle. Intrinsèquement liées aux territoires, les revendications diffèrent selon les zones : manque de gynéco, taux minime de travailleuses, absence de maternité… « Il y a des luttes qui sont plus visibles que d’autres. Notre association lutte pour qu’on ait toutes le même niveau d’informations. », insiste Amel Hadjadj. Visibiliser tous les combats sans les hiérarchiser et les prioriser. Valoriser les militantes, leur courage, leur diversité, leur pluralité, singularité et résilience. « En 2019, proche d’une des frontières Sud de l’Algérie, a lieu un viol collectif d’enseignantes dans leur logement de fonction. En mai 2021, une manifestation est organisée contre le viol. Des femmes sont venues de partout ! Elles n’ont pas simplement dénoncé les viols, les violences et l’insécurité, elles ont aussi réaffirmé leur volonté de travailler. Malgré le drame, elles ont dit : « On n’arrêtera pas de travailler ! » Il n’y a pas une seule région dans le pays où il n’y a pas de femmes en mouvement. », poursuit-elle avec hargne.

De nouvelles générations de militantes féministes émergent en Algérie et Amel Hadjadj témoigne de l’ampleur grandissant de l’engouement. Les revendications se multiplient. Les mouvements prônent la liberté d’être et d’agir, la pluralité des voix et des voies de l’émancipation, la diversité des identités et l’importance de la reconnaissance et de la prise en considération de toutes les personnes concernées, leurs spécificités, leurs trajectoires, traumatismes, souffrances et moyens d’organisation. 

Célian Ramis

Matrimoine : La mémoire des femmes

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Femmes du passé et d’aujourd’hui, militantes, comédiennes, metteuses en scène, autrices et chercheuses universitaires… Elles nous proposent de visiter le matrimoine. À travers une mise en mots, en scène et en réseau.
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Femmes du passé et femmes d’aujourd’hui, militantes, comédiennes, metteuses en scène, autrices et chercheuses universitaires… Elles nous proposent de visiter le matrimoine. À travers une mise en mots, en scène et en réseau, elles participent à valoriser et visibiliser toutes celles qui ont œuvré à l’avancée de la société. 

Elles ont marqué l’Histoire. Que ce soit dans le domaine de la philosophie, des sciences, des sports, de la théologie, du monde médical, des technologies, de la politique, de l’économie, du social, des arts et de la culture… elles ont toujours été présentes et ont toujours pensé le monde et agi pour concrétiser leurs idées. Elles sont pourtant reléguées aux tâches ménagères et domestiques, confinées au sein de l’espace privé, au travail de reproduction…

Méprisées, ignorées, oubliées de l’Histoire, cet héritage biaisé, réducteur et sexiste, nous amène à nous construire à travers un vide, un silence, une absence. L’apprentissage scolaire, le langage, les médias ainsi que les institutions artistiques et culturelles ne donnent pas accès à notre matrimoine. Iels nous enseignent et inculquent les valeurs de notre patrimoine. Un terme qui n’est pas neutre puisqu’il inscrit le masculin comme élément central de l’ADN commun des êtres humains.

RENDRE LE RÉCIT COMPLET

Or, les femmes, de tous temps et de toutes origines, ont créé elles aussi le monde d’hier et d’aujourd’hui et pensé le monde de demain. On ne les retient pas ? Parce que l’Histoire est écrite par les hommes, blancs, cisgenres, hétérosexuels, valides, bourgeois, etc. pour les hommes blancs, cisgenres, hétérosexuels, valides, bourgeois, etc.

Le matrimoine redonne aux enfants et aux adultes de quoi rêver leur vie en grand. De quoi se projeter. De quoi se réinventer. Oser. Se sentir légitimes. S’autoriser. Heureusement, militantes, chercheuses, historiennes, femmes de lettres et artistes partent à la conquête de notre héritage issu des femmes.

Elles incarnent des vies oubliées, négligées, elles dépoussièrent des siècles de méconnaissance et d’ignorance et font (re)surgir toutes ces figures de l’ombre. Là, sur scène. Au milieu de brodeuses, au détour d’un cimetière ou devant un pupitre. Elles les rendent vivantes. Elles les rendent présentes. Elles les rendent actrices de leurs destins et chemins. Elles nous les donnent à voir, à entendre, à comprendre, à découvrir.

Pour nous découvrir autrement. Pour regarder l’Histoire et la société à travers un prisme plus complet. Et par là, elles interrogent également la place et le rôle des femmes dans le secteur des arts et de la culture. Elles se mettent en mouvement, elles se mettent en réseau et activent des cercles de puissance, aussi épanouissants que valorisants.

FAIRE PARLER LES MORTES

« À chaque fois qu’on joue, c’est juste dingue l’énergie qu’il y a ! Quand ça commence, ça me bouleverse. C’est une grande émotion de voir ces oubliées. On fait parler les mortes… », s’enthousiasme Laure Fonvieille, metteuse en scène et costumière au sein la compagnie La mort est dans la boite. Son credo : « Toute vie mérite récit ! Toute vie vaut la peine d’être racontée ! »

Et ça, elle le démontre à chaque représentation de Celles d’en dessous, spectacle joué pour la première fois en 2019 au cimetière de l’Est et en novembre 2021 au cimetière du Nord, à Rennes (la création a été adaptée également dans différents cimetières de Strasbourg et de Nantes).

Près de leur tombe, les femmes se racontent et nous font partager leurs exploits, difficultés, engagements, métiers, quotidiens, etc. Ainsi, le 1ernovembre, on palpitait au rythme des récits de dame Hélène de Coëtlogon, alias la sainte aux pochons (Camille Kerdellant), de la directrice d’hôtel, résistante et déportée Anne-Marie Tanguy (Sophie Renou), de Marie Brune, illustre inconnue à la vie bien remplie (Manon Payelleville), d’Hélène Jégado, célèbre empoisonneuse (Sandrine Jacquemont), et de Joëlle Guillevic, alias Jo Manix, autrice de BD (Inès Cassigneul).

« On se rend dans le cimetière quand les services funéraires sont capables de nous faire une visite comprenant 10 – 15 femmes. J’en choisis 5, en fonction de la diversité des personnes, mais aussi en fonction de l’emplacement de la tombe, de la matière que je vais trouver aux archives, etc. On fait également appel aux familles, quand c’est possible, pour avoir des infos. Je fais toutes les recherches, j’adore mener des enquêtes sur toutes ces femmes, aller interviewer les gens, avoir les faits, essayer de palper ce qu’elles étaient puis je transmets aux comédiennes. », explique Laure Fonvieille.

Elle poursuit : « Elles sont là, elles sont présentes, elles ont fait des choses mais on efface leurs traces… C’est passionnant ! En général, on trouve des bribes d’infos car des personnes ont déjà enquêté avant. Pour Jo Manix, son amoureux a œuvré pour que ses livres soient publiés. Sinon, on l’aurait oubliée… Comme dans les encyclopédies sur le théâtre, les femmes sont réduites, enlevées progressivement. » 

TRANSMETTRE DES MODÈLES

Omettre toute une moitié de l’humanité, c’est priver chaque génération de son histoire dans toute son entièreté et de figures aux histoires fabuleuses, réalistes, contrastées et extraordinaires.

Ainsi, dans le nouveau spectacle de la compagnie Nos combats ordinaires intitulé Elles, l’autre mémoire, les comédiennes Caroline Alaoui et Lety Pardalis restituent, sous la forme de portraits ludiques et modulables selon la configuration dans laquelle elles jouent, la parole – entre autres - de Vanessa Nakate, militante écologiste ougandaise, Temple Grandin, scientifique et chercheuse autiste américaine, Wu Zetian, unique impératrice de Chine, Sonita Alizadeh, rappeuse afghane ou encore Thérèse Clerc, militante féministe.

« On a eu envie d’utiliser le théâtre pour parler des femmes dont on ne parle pas assez. Ce sont des femmes d’origines et d’époques différentes, d’âges et de champs d’exploration différents. Parce que les femmes ont toujours fait des choses exceptionnelles ! »
souligne Caroline Alaoui.

À travers des lectures vivantes, humoristiques et/ou poétiques, elles relatent leurs parcours et actions inspirantes : « Cela permet de transmettre et donner à voir des modèles qu’on n’a pas eu le loisirs d’avoir dans notre enfance et/ou adolescence. Et ça crée une différence pour chaque vie, sur la manière de se construire, dans la façon de se rêver, de s’imaginer… » C’est là bien l’objectif de la valorisation du matrimoine. 

SUBVERTIR LES LÉGENDES

Il comble le vide, rétablit l’équilibre et chasse l’absence de ces figures féminines dont les témoignages, passant par le théâtre documentaire ou la fiction, ou le mélange des deux, délivrent un message puissant. La transmission opère et interroge alors l’impact des représentations sur l’ensemble des sociétés et leur vision des filles et des femmes.

De la même manière que l’on questionne l’aspect moralisateur et sexiste transmis dans les contes, la comédienne de la compagnie Sentimentale foule, Inès Cassigneul, s’intéresse de près depuis plusieurs années à la légende oubliée d’Elaine d’Astolat, morte d’amour, qu’elle a choisi de subvertir dans son spectacle Vierges maudites !. 

« J’ai découvert ce personnage quand j’étais ado, par le biais d’un tableau lors d’un voyage à Londres. J’étais sous le charme, je me suis vraiment identifiée et j’ai acheté l’affiche. C’était comme un miroir. En fait, c’était un modèle morbide car il s’agissait du moment où elle meurt. L’association érotisme et beauté était très troublante. Je suis partie de cette confusion-là pour écrire. », commente Inès Cassigneul.

Dans son spectacle, Elaine, au départ tisseuse, devient brodeuse : « La broderie est présente chez mes deux grands-mères. J’ai appris pour avoir un lien avec elles. Quand j’ai rencontré la brodeuse Muriel Fry, j’ai décidé de faire intervenir ce savoir faire technique dans la création. » Est venue alors l’idée de confectionner la tapisserie comme élément de décor qui servirait la narration pour sa première création La carte d’Elaine, en 2019.

À cela s’ajoute une nouvelle broderie reconstituant le voyage de la vierge au lys et l’envie de faire monter les brodeuses sur scène. « Elles ne sont pas souvent vues, pas souvent montrées. On a l’image de la femme au foyer, soumise, etc. qui brode. Souvent, elles n’ont pas eu la reconnaissance qu’elles méritaient pour leurs ouvrages. Il y a là un point commun avec Elaine qui est un personnage secondaire des légendes arthuriennes. Un personnage érotisé quand elle meurt. Une jeune fille sans destin qui meurt dès qu’elle sort à l’extérieur. À ce récit ultra sexiste, je lui ai tordu le cou. », analyse l’artiste.

Elle dénonce et critique un modèle néfaste pour l’éducation sentimentale des jeunes filles. Elle réactualise le propos en aventure initiatique dans laquelle Elaine part à la recherche du Chevalier sans nom, relatée dans un « matrimoine imaginaire ».

Elle explique : « Je pars d’une fiction totale, imaginant un poème qu’une autrice du 19esiècle aurait pu écrire parce que je me suis questionnée sur l’absence de transmission. L’histoire retient plus d’auteurs que d’autrices, alors j’invente des autrices carrément. Et des personnages de femmes dans des fictions passées. Il y a des héroïnes qui servent le patriarcat : on doit en tirer autre chose. On ne peut pas en rester au sacrifice, à la mort. On peut aussi en faire une source d’empowerment, quelque chose qui répare. Et la broderie, ça répare aussi… C’est important de changer de point de vue sur l’Histoire, déplacer le regard. Régénérer une héroïne pour la rendre vivante et réinventer une œuvre textile pour faire corps entre les femmes et les brodeuses. »

Brillants et libérateurs, tous ces spectacles proposés encouragent une plongée dans un univers bien plus vaste et inspirant que le modèle présenté et entrainent également une introspection personnelle, menant souvent à interroger sa propre place dans la société. 

PUISER L’ÉNERGIE CRÉATRICE

Parce qu’en parlant de se rêver en grand, Caroline Alaoui ne fait pas uniquement référence à l’effet positif qui s’instaure alors entre ces récits et le public. Mais aussi à l’impact que cela a sur elle en tant qu’artiste. Il y a celles qui s’expriment sur la scène et celles qui les incarnent. Et toutes forment et participent à notre matrimoine.

« Le travail que je fais autour d’Elaine, c’est la première écriture de cette ambition-là pour moi. De là est venu tout un cheminement autour de la narration. Je suis comédienne et je me suis rendue compte ici de mon désir d’écrire des histoires, plus fort encore que le désir d’incarner les personnages. », confie Inès Cassigneul.

Elle prend l’exemple du Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma : « (Re)convoquer des figures d’autrices et de personnages de fiction est source d’énergie et de force. » Cela participe à s’identifier et potentiellement déterrer des questions plus profondes. Et à questionner son rapport à la légitimité, problématique souvent relatée par les personnes sexisées et minorités oppressées, faiblement représentées dans les arts et la culture comme dans le reste de la société.

« Je me dis toujours metteuse en scène et costumière mais c’est vrai que sur ce spectacle, je suis aussi autrice. Manon Payelleville et Camille Kerdellant co-écrivent leurs textes aussi. Oui, je suis autrice. De plus en plus, je l’assume. Ça me plait ! »
se réjouit Laure Fonvieille.

Pareil du côté de Caroline Alaoui : « Au départ, on pensait adapter des œuvres autour du matrimoine et puis en se mettant à l’écriture, on a fini par écrire nos textes et à en faire une création à proprement parler. La question de la légitimité est toujours centrale. En tant que jeunes autrices, il faut toujours se convaincre que nos mots sont à la hauteur. Les temps de recherches étaient très nourrissants, empouvoirants. De ce travail est née l’envie de mettre en parallèle ces femmes et ce qui résonnait en nous (pas dans l’immédiat mais ce sera certainement pour une suite). Et ça nous a posé la question de la place des femmes dans le milieu théâtral. Et nous a poussé à avoir une réflexion sur comment on estimait la valeur de notre travail en tant que créatrices. S’autoriser à rêver grand. À rêver normal, en fait. Au contact de toutes ces femmes, dont on parle et avec qui on travaille, on a pris confiance en nous. »

Et sa consœur et camarade de jeu Lety Pardalis s’est découverte plus engagée : « Ça m’a fait avancer dans mon féminisme. Découvrir toutes ces histoires extraordinaires, ça permet de réaliser le combat de certaines femmes… Et d’être plus vigilantes à ne pas se faire substituer sa place. »

SE RELIER LES UNES AUX AUTRES

Toutes s’accordent sur le caractère puissant et inspirant de cette (ré)appropriation du matrimoine. Rendre visibles les femmes du passé, les femmes du quotidien, les femmes de l’ombre, comme celles qui sont dans la lumière. Un cercle vertueux qu’elles mettent en lien et perspective également avec la puissance du collectif, la puissance du réseau.

« Avec Lety, on s’est rencontrées par les Compagnies du 35. Ça permet de créer de la rencontre entre pairs. On a eu envie de travailler ensemble et on a choisi pour les regards extérieurs des personnes qui nous intéressaient artistiquement. Que ce soit des femmes nous convenait parfaitement car cela permet un peu de rétablir la balance. On connaissait Julie Michel par le collectif Deter et Frédérique Mingant par les Compagnies du 35. Marie Karedwen a réalisé le visuel car elle fait partie de L’imprimerie nocturne et on s’est beaucoup inspirées pour ce spectacle de la revue qu’elle a faite sur F comme Fières. », précise Caroline Alaoui.

Sans oublier HF Bretagne dont fait activement partie Laure Fonvieille : « C’est comme ça que j’ai connu Caroline par exemple. Après, en tant que costumière, je connais pas mal de créatrices. Je partirais bien faire un tour de Bretagne des metteuses en scène ! Parce qu’elles sont là, elle font des choses. On parle ici d’artisanat et vraiment ce n’est pas un gros mot ! J’ai d’ailleurs la broderie en commun avec Inès ! »

Et c’est en allant voir la tapisserie présentée un jour par Inès Cassigneul au musée de Bretagne qu’elle lui propose de participer à la création Celles d’en dessous. « On a fait le constat qu’on était plusieurs à faire du théâtre et de la broderie. C’est un art qui a traversé les luttes féministes du 20esiècle. Les Suffragettes brodaient des bannières. On s’est dit qu’on pouvait nous aussi faire nos bannières pour les manifestations ! », souligne l’interprète de Jo Manix. Elle attire l’attention sur l’importance des chercheuses :

« Elles sont hyper importantes dans l’émergence du matrimoine. On a souvent tendance à les oublier. Je pense qu’il faut les chercher et les écouter. Parce que oui, il y a un courant mainstream qui s’intéresse au matrimoine mais ce sont surtout les chercheuses d’université, les petites maisons d’édition, etc. qui délivrent à ce sujet une information de qualité ! »

Ne pas oublier celles qui œuvrent à rendre le matrimoine tout aussi vivant que les spectacles qu’elles écrivent, créent et mettent en scène. Et profiter de l’éclairage qui lui ait fait actuellement.

« Je ne me fais pas d’illusion. Quand je mourrais, le patriarcat existera encore. Mais je continue de militer ! Pour que l’on soit autant payées que les hommes, et autant reconnues. On gagne des petites batailles et c’est important, j’espère que ça restera et que l’on inscrira les Journées du Patrimoine et du Matrimoine. Je ne me fais pas d’illusions, je sais que l’on sera toujours plus dur-e-s dans la critique envers les femmes. Mais rappelons-nous que le talent n’est pas dans la génétique ni dans les testicules ! », scande Laure Fonvieille en rigolant.

Toutes participent à la création d’une dynamique commune faisant ressortir un tas de facettes de l’Histoire des femmes, du matrimoine, de l’héritage commun. Un héritage vivant !

Célian Ramis

Patricia Godard, sur les pas de Colette Cosnier

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Patricia Godard publie en février 2022, Colette Cosnier – Un féminisme en toutes lettres, aux éditions Goater. Un femmage réjouissant, interactif et vibrant avec une figure marquante d’un féminisme qui résonne dans notre temps.
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Engagée pour les droits des femmes, la valorisation et la reconnaissance du matrimoine, Patricia Godard a co-fondé l’association Histoire du féminisme à Rennes, avec Lydie Porée. Ensemble, elles ont signé le livre Les femmes s’en vont en lutte, paru aux éditions Goater en 2014. Aujourd’hui, la militante revient avec un nouvel ouvrage, publié en février 2022, Colette Cosnier – Un féminisme en toutes lettres. Un femmage réjouissant, interactif et vibrant avec une figure marquante d’un féminisme qui résonne dans notre temps. 

 

YEGG : Qu’est-ce qui vous a amené à écrire sur Colette Cosnier ?

Patricia Godard : Ça part d’une rencontre amenée par mon premier travail de recherches, fait avec Lydie Porée sur les luttes féministes à Rennes. On cherchait des féministes qui avaient fait des actions dans les années 70 et on nous disait d’aller interviewer Colette Cosnier. Elle nous avait répondu qu’elle n’avait rien fait. Parce qu’on avait amené les questions vers les luttes collectives, les groupes féministes. Elle ne s’était pas sentie concernée. On a gardé son nom en tête et puis on avait été sollicitées par Place publique Rennes pour écrire un abécédaire. On s’était dit que ça pouvait être bien de la recontacter et puis elle devait y participer aussi. Je suis allée chez elle l’interroger et ça a été un coup de foudre. C’était une sacrée personnalité. Quelqu’un de passionnant, d’attachant. Donc je dirais que le départ, c’est une rencontre. Je me suis sentie tout de suite à l’aise, avec beaucoup d’affinités alors qu’on est deux générations différentes, dans notre féminisme aussi. On est restées en lien, elle a adhéré à l’association Histoire du féminisme à Rennes, elle trouvait que c’était vraiment super qu’il y ait cette relève localement. Elle a écrit la préface de notre livre qui est sorti en 2014. J’avais lu Marion du Faouët et ses biographies aussi. Pour les hommages après son décès en janvier 2016, j’ai encore lu autre chose. J’en savais un peu plus et je me suis dit qu’il fallait que je continue à creuser. 

 

Comment est-ce que vous décririez Colette Cosnier. Passionnée, attachante, mais encore ?

Je dirais que c’était une écrivaine, une féministe, une universitaire… Il y a toutes ces dimensions-là qui sont très liées. Et puis des aspects que j’ai vraiment découvert : c’est aussi une femme de théâtre, une historienne des femmes… Elle a plein de facettes et en même temps il y a une cohérence dans tout son travail et dans toutes ses actions. Elle a fait de la vidéo, du théâtre, elle a écrit du théâtre, elle a fait journaliste… C’est difficile de s’arrêter à une dimension.

 

Mais comment vous, vous la percevez, au-delà de toutes ces casquettes ? 

Dans son engagement principal. Sortir de l’ombre des femmes qu’on a ignorées, oubliées ou dont l’Histoire a falsifié la vie. Il y a chez Colette Cosnier ce rôle de transmission. Et dans ce qu’on appelle aujourd’hui le matrimoine - car elle, elle n’appelait pas encore ça le matrimoine - c’est vraiment une pionnière. C’est la première universitaire, en 1973, qui travaillait sur les femmes et la littérature. Michelle Perrot le faisait à Jussieu en histoire mais en littérature, elle est vraiment pionnière. S’il y a une chose à retenir, c’est ça. Son côté justicière. Et anticonformiste. Je pense que c’est un aspect qui est très intéressant. C’est lié en partie à ses origines modestes (en tout cas, c’est mon hypothèse), elle ne rentre jamais vraiment dans les clous. Elle ne passe jamais l’agrégation, ne fait pas de thèse, elle rentre à la fac par la petite porte, avec un sujet hyper marginal : les femmes. A la fac, elle n’a pas du tout de réflexion sur sa carrière. J’ai interrogé notamment une ancienne collègue à elle à qui on a dit de ne pas bosser sur les femmes parce que ça allait ruiner sa carrière. C’est ce qu’on a dit aussi à Michelle Perrot en lui conseillant de s’intéresser plutôt aux ouvriers…

 

Alors que finalement, ça va beaucoup intéresser ses étudiant-e-s…

Oui ! Parmi les militantes que l’on a interrogées avec Lydie, beaucoup suivaient ses cours. Et c’était vraiment une caisse de résonnance par rapport aux luttes qui se passaient à ce moment-là. Colette Cosnier était très à l’écoute du mouvement des femmes dans les années 70. Elle lisait des revues féministes, s’intéressait à des débats sur l’écriture féminine. Son roman Le chemin des salicornes est très imprégné de la littérature féministe des années 70-80 autour du corps. Le corps prend vraiment de la place dans le récit. Ça va donc influencer son travail. Tout est imbriqué. Les luttes féministes, la littérature, son travail d’écrivaine, d’universitaire, de transmission… tout ça, ça fonctionne vraiment ensemble. Parce que sinon elle disait toujours qu’elle n’était pas militante à proprement parler. Elle a était adhérente du Planning familial à un moment mais elle n’était pas fan des groupes. 

 

Le féminisme résonne dans ses réflexions et travail mais elle ne se définissait pas militante dans le sens activiste…

Oui, et pourtant, à plein de moments, elle va avoir des positions assez politiques. Lors de la guerre du Golfe en 91, elle découpe sa carte d’électrice et elle l’envoie à Edmond Hervé (alors maire de Rennes, ndlr). C’est une rebelle un peu ! Elle est furax que les députées socialistes femmes aient voté la guerre. Elle fait référence à Louise Bodin et à toutes les féministes de gauche. Elle a l’impression qu’elles ont suivi les mecs dans leur truc viriliste de guerre. Elle est toujours révoltée mais ne se définit pas militante. Elle dit qu’elle fait ce qu’elle sait faire, à savoir écrire et enseigner. Et c’est là où s’exprime son féminisme.

 

Qu’est-ce qui résonne en vous dans le parcours de Colette Cosnier ?

Ses origines modestes, d’une petite ville de province… j’ai été touchée par la correspondance avec son prof. Elle est archivée aux Champs Libres. Elle raconte ses années étudiantes notamment à Paris. On la sent perdue, sans repères. Elle n’a pas les bons réseaux, elle n’est pas aiguillée et il n’y a que ce prof-là, qui est un facho mais bon… Et ça m’a vraiment touchée, ses années étudiantes. J’ai fait une prépa à Paris, à Louis le Grand, je suis fille d’ouvriers arrivant dans ce milieu-là et j’ai trouvé ça hyper violent. Et puis le fait d’être féministe. Quand elle parle des années 90, qui étaient des années assez difficiles dans le féminisme… J’ai milité au début des années 2000 avec Mix-Cité et dans les manifs, il n'y avait personne. Le 8 mars, on ne partait pas en manif, on était en rassemblement, il y avait 50 personnes… Il y a eu une traversée du désert. Ça commence à reprendre. Au début des années 2000, ça reprend très très doucement. Ça frémissait on va dire. On essayait de se marrer mais c’est vrai qu’il fallait assumer d’être dans la rue. Je me rappelle du 1ermai où on était 8 ou 9 avec nos casseroles à distribuer des tracts sur les tâches ménagères ou des trucs comme ça. Et puis j’ai beaucoup aimé faire les recherches, ça m’a éclaté de découvrir plein de trucs. Elle avait elle aussi ce goût des recherches. 

 

Vous êtes allée à La Flèche, sa ville natale…

Oui, c’était le premier lieu de recherches. Je suis allée sur les pas de Colette Cosnier. Voir ses maisons, les tombes de ses parents, de ses grands-parents et puis aux archives municipales, j’ai feuilleté les vieux journaux. C’était une première étape. J’ai ensuite fait pas mal d’entretiens, je suis allée aux archives municipales de Rennes et surtout au centre des archives du féminisme à Angers. André Hélard (son mari, ndlr) a versé les archives pendant ma recherche, donc il a fallu que j’attende que ce soit classé, et encore ce n’est pas terminé… On m’a laissé y accéder avant le classement définitif. Il y avait 17 cartons et je me suis plongée dedans. Je n’avais qu’une semaine. Le bon côté, c’est que je suis allée chercher plein de choses par des moyens détournés avant ça. Pendant 7 jours, je faisais l’ouverture et la fermeture de la bibliothèque universitaire, j’étais plongée dedans. C’était très très riche. Pas mal de photos, qui figurent dans le bouquin d’ailleurs, des traces de son enfance, de sa scolarité. Il y a des manuscrits, c’est très chouette de voir comment elle travaillait, elle raturait, faisait des tirets, elle accumulait beaucoup puis elle retirait de sa matière… Quelques revues de presse autour de la sortie de ses bouquins aussi. Les entretiens ont pris du temps, j’ai interrogé une trentaine de personnes et André Hélard, la personne que j’ai le plus souvent rencontrée. Une de mes sources principales à partir de 1972.

 

Vous avez choisi une forme particulière puisque vous discutez avec elle. Comment avez-vous articulé travail de recherches et imagination autour des réponses qu’elle vous donne ? 

J’ai essayé d’organiser toute cette matière-là pour répondre aux questions que je me posais : comment elle était devenue féministe par exemple ? Je n’ai pas trouvé d’élément déclencheur - c’est rare qu’on devienne féministe parce qu’une lumière nous tombe dessus (Rires) – mais plein de faisceaux qui convergeaient donc j’essaye de lui faire dire ça. Il y a une petite part d’imagination mais pas tant que ça finalement. Je m’appuie beaucoup sur sa manière de parler, qu’on entend dans des émissions de radio, dans des conférences, etc. J’ai essayé de calquer sa façon de parler. Et puis tout ce que je raconte est sourcé, je n’ai rien inventé. Le fait de la connaître, ça aide. Souvent, les personnes qui l’ont connue parlaient de sa voix. Elle a fait beaucoup de théâtre, il paraît qu’elle était vraiment bonne comédienne, notamment en improvisation… Sa voix dégageait quelque chose.

 

C’est hyper intéressant de se dire que les gens ont retenu la voix d’une femme qui en plus parle des femmes ! 

Oui ! Le mot voix, elle l’utilise aussi quand elle parle de ses grands-parents. Elle dit qu’elle veut leur donner une voix parce qu’ils n’ont pas laissé d’archives particulières. Elle utilise souvent ce mot-là, pour les femmes biographiées aussi. Elle leur donnait une voix. Le fait que les femmes soient enfermées dans des modèles. Ça va avec le silence… Ce dialogue, c’est aussi une poursuite de l’entretien que j’avais commencé avec elle. Je l’avais revue depuis mais il y avait des questions que j’avais envie de lui poser. Et puis, s’est posée la question de la légitimité. Je me suis dit que c’était une grande biographe et je ne me sentais pas capable d’écrire une biographie sur elle. Au départ, c’était une pirouette pour éviter d’écrire une biographie classique, traditionnelle. Parce qu’il faut, comme avec un roman, avoir un sens du récit, tenir le fil tout du long… Maintenant, je me dis que j’aurais finalement peut-être été capable mais je suis contente de cette forme-là car c’est vivant, accessible à lire, et ça s’y prête bien.

 

Est-ce que les gens qui la connaissent et qui ont lu le livre entendent justement cette voix marquante ? 

André Hélard m’a dit qu’il avait eu l’impression de l’entendre. Que ça passait très bien. Le livre vient tout juste de sortir donc je n’ai pas encore eu beaucoup de retours mais j’ai plutôt des bons échos. Michelle Perrot, au départ, elle était hyper sceptique. Et finalement, elle trouve que ça fonctionne bien. C’est vrai que c’était un peu gonflé, je ne m’en suis pas rendu compte sur le coup, c’est un peu atypique comme manière d’aborder la biographie. Mais ça correspond au personnage qui était aussi atypique.

 

Vous disiez qu’elle ne parlait pas à cette époque-là de matrimoine. Est-ce qu’en avançant dans sa vie, elle a entendu ce terme ?

On n’en parlait pas encore trop en 2016. On se disait ça avec André Hélard, son mari, en préparant la conférence du 17 mars - à la MIR avec Justine Caurant de HF Bretagne et Marie-Laure Cloarec, clown qui lira des textes à cette occasion. On se disait qu’elle aurait été trop contente de voir tout ce qui sort sur le matrimoine, toutes ces questions-là, le livre de Titiou Lecoq (Les grandes oubliées, ndlr) entre autre… Elle aurait été super contente. Elle a manqué toutes les étapes qui découlent de MeToo et ça l’aurait je pense conforté dans ce qu’elle a fait. Elle se disait être un « dinosaure féministe », elle se voyait comme une ancienne combattante… Elle a du souffrir je pense de solitude en étant féministe. 

 

Surtout quand on fait un travail de mémoire sur les femmes à une époque où on n’a pas du tout envie de les entendre. On l’a dit à ce moment-là, il n’y a pas de mot, comment elle se considère, elle, en ressortant ces femmes de l’oubli ?

Peut-être comme une historienne des femmes, même si ce n’était pas sa formation. Elle fait quelque part œuvre d’historienne, notamment dans Le silence des filles. Le sujet du bouquin, c’est pourquoi au 19eet au début du 20e, il y a si peu d’écrivaines, de compositrices, d’artistes, etc. Elle s’était rapprochée de Michelle Perrot, elles avaient participé au livre de Christine Bard sur Un siècle d’antiféminisme. À partir des journaux intimes, des manuels d’éducation des femmes, elle va plus loin dans l’analyse des mécanismes d’effacement des femmes. Avec toujours l’entrée littéraire. D’où le titre, « en toutes lettres ».

 

Une association comme Histoire du féminisme à Rennes poursuit sa lignée, sa continuité de Colette Cosnier. Quelle est l’importance du local pour elle ? 

Tous les travaux de Colette s’ancrent dans un territoire. Ça démarre avec les vidéos qu’elle fait. Ce sont des films de famille, de vacances, mais on voit qu’elle filme les gens sur un territoire. Elle filme notamment à merveille les pêcheurs du Croisic. Il y a les vidéos mais aussi tous les textes qu’elle écrivait dans des revues locales. Pour elle, c’était important de s’ancrer sur un territoire. Ses origines sarthoises étaient importantes pour elle. Elle a fait des recherches sur la fléchoise Marie Pape-Carpantier et d’autres personnalités locales. Elle a continué ce travail-là dans Les gens de l’office, sur ses grands-parents. Après, elle arrive en Bretagne, s’intéresse à Marion du Faouët. Quand elle fait partie de la troupe du TRAC, les pièces se passent toujours à Rennes : le grand incendie, la révolution française, les luttes de 1936, Dreyfus, etc. Et puis sa grande figure : Louise Bodin qu’elle a fait revivre auprès des rennaises et des rennais. Même à Chamonix, elle va écrire George Sand et les quatre montagnesVictor Hugo et le Mont Blanc, ou une biographie d’Henriette d’Angeville, la première femme à avoir franchi le sommet du Mont-Blanc.

 

La première femme seule…

Oui, seule, sans être portée comme sa prédécesseuse en effet. Et puis elle a fait aussi avec Dominique Irvoas-Dantec un travail sur les rues, les quelques rues avec des noms de femmes mais aussi avec des personnages anonymes, des prostituées, etc.

 

Vous dites qu’elle avait déjà des réflexions sur l’écriture. Nous sommes aujourd’hui aux prémices d’un gros débat sur l’écriture inclusive. Quel regard portait-elle sur ce sujet-là ?

Dans les années 80, elle faisait partie de la commission sur la féminisation des noms de métiers, présidée par Benoite Groult. Elle n’a pas beaucoup participé, elle a fait quelques réunions, elle ne se sentait pas légitime car elle n’était pas linguiste mais c’est une question qui l’intéressait. Elle avait bien compris l’enjeu de la langue dans l’égalité entre les femmes et les hommes. Très tôt, dans les textes, elle féminise les mots. Avec un slash. Etudiant/e, par exemple. C’est hyper novateur. Elle féminisait les noms. Elle n’écrivait pas autrice mais auteure. Elle aimait bien le mot écrivaine. Elle avait bien saisi l’enjeu. À cette époque-là, en 85, elle publie un livre sur Marie Bashkirtseff où elle découvre que son journal a été censuré, que des mots y ont été barrés. Donc elle voit bien que la langue et l’écriture sont un enjeu de visibilité, de paroles. Elle n’a pas négligé cet aspect-là du combat féministe et aujourd’hui, elle serait vraiment pour l’écriture inclusive, je n’en doute pas.

 

Elle était plutôt libérée des carcans et des étiquettes. Est-ce que dans ce que l’on constate des réflexions qu’elle portait, qui sont des réflexions qui commencent à émerger dans le débat public alors qu’on est en 2022, elle est en avance sur son temps ou est-ce que cela témoigne justement de ce creux dont vous parliez dans les vagues féministes ? 

Oui, il y a un vrai backlash dans les années 90 qui essaye de renverser tout ce qui a été pensé, toutes les avancées. Et ça se passe où ? Dans les livres, les médias, etc. Dans le bouquin de Susan Faludi, elle explique bien ça. Et aujourd’hui, on sent clairement qu’on peut bien se reprendre ça dans la figure. Colette Cosnier a fait une conférence en 2009 qui s’appelle De l’utilité des écrivaines, où elle dit bien que ce n’est pas dans les années 70 qu’on a inventé le féminisme ou la parole des femmes. Elle reprend l’histoire littéraire à partir de Christine de Pisan pour montrer que cette parole-là a toujours existé. Effectivement, on l’a faite taire régulièrement mais les femmes ont toujours parlé. Ça fait écho au livre de Titiou Lecoq. Les femmes ont toujours été là dans l’Histoire. Colette Cosnier s’inscrivait elle-même dans une chaine. Elle avait de la reconnaissance justement pour ces femmes qu’elles disaient être comme des phares qui nous ont guidé jusqu’à aujourd’hui. 

 

Est-ce qu’elle aurait pu imaginer être elle aussi un phare pour les nouvelles générations féministes qui peuvent la découvrir grâce à ce livre notamment ?

Je pense que c’était son souhait le plus profond mais elle n’avait pas du tout cette prétention-là. Elle s’effaçait par rapport à ses sujets. Elle était toujours dans la transmission mais jamais elle ne s’est présentée comme un phare. Mais de fait, elle l’était. Quand je discute avec ses anciennes étudiantes, elles gardent vraiment un souvenir très très fort de ce modèle-là. Il y avait moyen de penser autrement, de lire autrement, de lire autre chose. Elle a fait beaucoup en terme de transmission. Elle a fait par exemple un travail avec des étudiantes de 2eannée et des femmes retraitées de l’université du temps libre où elle confrontait d’un côté les souvenirs des femmes de l’université du temps libre et les textes qu’étudiaient les étudiantes. Sur plein de sujets : la maternité, le mariage, les modèles… Je trouve ça super intéressant comme expérience. 

 

Sur la notion de mariage, on voit dans les extraits anotés dans le livre qu’elle est parfois Colette Hélard, Colette Hélard-Cosnier et Colette Cosnier. Elle réaffirme son identité personnelle malgré le mariage ? 

Alors c’est plus complexe que ça. Moi aussi ça m’a questionné et je me suis dit que j’allais faire un tableau. Après, j’ai compris la logique. Au départ, à l’université, elle était Colette Hélard et c’est là que ça a évolué. Car sur les textes, il n’y a que Marion du Faouët qui est écrit par Colette Hélard-Cosnier. Après elle signe toujours ses livres en tant que Colette Cosnier. Dans le cadre universitaire, dans ses collaborations, colloques, etc. d’abord elle était Colette Hélard et ensuite ça a évolué en Hélard-Cosnier. Par contre, elle a fini sa carrière au Mans en tant que Colette Cosnier, en 95.

 

On sait ce qui l’amène à ses réflexions qui encore une fois (ré)apparaissent aujourd’hui dans le débat féministe ? 

Je pense qu’elle avait conscience de l’importance du patriarcat qui s’inscrit dans le nom de famille. Je pense aussi qu’elle a du s’appeler Hélard pour des raisons administratives parce qu’à l’époque, on ne pouvait même pas imaginer que ça se passe autrement. Peu à peu, elle a fait rentrer son nom. Et puis, elle avait le modèle de Marie Pape-Carpantier qui a apposé son nom de famille, Carpantier, à celui de son mari. Ça a pu faire un déclic pour elle.

 

Qu’est-ce que raconte plus largement ce livre sur Colette Cosnier qui parle d’une figure mais s’étend plus largement à nous faire réfléchir plus globalement au matrimoine ? Qu’est-ce qu’il représente dans ce matrimoine que l’on n’a pas envie de réduire à Rennes ?

De plus en plus, j’y réfléchis et je pense qu’il faut que j’arrête de la présenter comme une écrivaine rennaise. Il faut que je dise écrivaine française. Que ce soit la plume de Colette Cosnier qui est vraiment une belle plume, ou dans l’ensemble de son travail, elle mérite d’être reconnue, vraiment, et pas simplement comme une figure locale. Oui, il s’agit du matrimoine tout court et je regrette qu’elle ne soit pas dans le Dictionnaire des féministes qui a été publié en 2017, il me semble. Il faudra peut-être une réédition…

 

Sans doute faudra-t-il de très nombreuses rééditions de livres et manuels pour faire apparaître les femmes dans l’Histoire. Merci Patricia Godard ! 

 

  • LES DATES À RETENIR : 

  • Les 12 et 13 mars : rencontre avec Patricia Godard au festival Rue des livres, au Cadet de Bretagne, à Rennes.
  • Le 13 mars à 10h15 : table-ronde sur le matrimoine littéraire avec Patricia Godard, Gaëlle Pairel et André Hélard au festival Rue des livres, au Cadet de Bretagne, à Rennes.
  • Le 17 mars à 18h30 : Deux livres, une femme – Colette Cosnier, conférence avec Patricia Godard organisée par Histoire du féminisme à Rennes, à la Maison Internationale de Rennes.
  • Le 19 mars à 14h30 : Déambulation dans Rennes autour de Colette Cosnier – un combat pour la place des femmes, organisée par Histoire du féminisme à Rennes (lieu précisé lors de la réservation : histoire.feminisme.rennes@gmail.com)

 

Célian Ramis / Illustrations d'Adeline Villeglé

L'île aux femmes ou la résilience du matrimoine breton

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La série radiophonique L'île aux femmes, fruit d'une collaboration entre HF Bretagne et la Corlab, réhabilite le matrimoine breton, raconté en dix épisodes. Un projet brillant et puissant !
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Bertina Lopes, artiste mozambicaine, Flora Nwapa, écrivaine nigériane, Joséphine Baker, artiste et résistante française, Marguerite Duras, écrivaine française… Toutes les quatre figurent parmi les 8 femmes engagées dont les noms seront bientôt attribués à des rues de la capitale bretonne. Si à Rennes, on atteint le 13% de rues qui portent des noms de femmes, la France affiche encore une moyenne de 6%. Ce n’est pas insignifiant. C’est au contraire révélateur de l’idée que l’on se fait du genre des personnes qui ont marqué l’Histoire. Le masculin n’est donc pas neutre et le patrimoine ne l’est tout autant pas. 

Tendre le micro à celles et ceux qui savent raconter notre héritage culturel commun. Ainsi commence « M ton matrimoine », le premier épisode de la série radiophonique L’île aux femmes, fruit d’une collaboration entre HF Bretagne, association pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes dans les arts et la culture, et la Corlab, Coordination des radios locales associatives bretonnes. 

En 2016, se forme au sein de HF Bretagne le groupe Matrimoine, composé d’Elise Calvez, Justine Caurant, Marie-Laure Cloarec et Adeline Villeglé. Elles viennent d’horizons différents et ont des sensibilités diverses pour telle ou telle discipline artistique. L’une s’intéresse davantage à la photographie, là où l’autre sera passionnée par les arts plastiques et où une autre encore préférera se dédier aux musiques bretonnes.

Elles partagent néanmoins cette volonté de mettre en lumière toutes les artistes qui ont participé à la vie culturelle et sociale de la région mais qui ont été oubliées, ignorées, méprisées. Parce qu’elles sont femmes et que l’Histoire est écrite par et pour les hommes.

Dans le premier épisode, Laurie Hagimont, alors coordinatrice d’HF Bretagne, qualifie le groupe « d’encyclopédie vivante ». Elise Calvez nous explique que le travail de recherches a été de longue haleine mais révèle « un vrai vivier » d’artistes et d’initiatives à visibiliser. Elle le dit, elles sont parties de leur propre ignorance et de leur propre étonnement à en connaître si peu. 

Trois ans de boulot plus tard, elles ont recensé plus de 300 femmes « peu connues ou connues mais disparues des mémoires. » La base de données est immense, classée par discipline, territoire et époque. Un travail minutieux et colossal. « Il y a un vrai travail de recherches et de sortie de l’oubli. », souligne Elise Calvez.

Et puis, elles ont aussi participé à l’écriture des scénarios qui vont donner lieu sur un an à la diffusion de 10 épisodes radiophoniques, réalisés par Anaëlle Abasq, au départ service civique puis journaliste salariée de la Corlab.

LE MATRIMOINE, C’EST QUOI ?

A l’école, on apprend que le masculin l’emporte sur le féminin. Ce n’est pas neutre comme message et cela s’étend bien au-delà de la question du langage. Car en masculinisant tous les termes, notre quotidien et nos imaginaires collectifs se construisent sur l’invisibilisation des femmes.

Et quand on parle de patrimoine, on a beau dire que le terme englobe aussi bien les hommes que les femmes, on entend quand même ce qui vient de nos pères. Dans les manuels scolaires, les films, les livres, les séries, les ouvrages jeunesse mais aussi la peinture ou les sciences, ce sont les travaux et les exploits des hommes que l’on présente très majoritairement.

Et les quelques femmes qu’on aborde du bout des lèvres sont présentées comme le signale Elise Calvez comme des femmes d’exception. Ainsi, quand Anaëlle Abasq tend le micro pour demander si le terme « matrimoine » parle aux gens qu’elle rencontre, la réponse est claire : c’est non.

« On pense que c’est un néologisme. Mais le terme existait déjà au Moyen-Âge : patrimoine, ce qui vient des pères, et matrimoine, ce qui vient des mères. Les deux termes étaient usités, la langue était mixte à cette époque. Au siècle des Lumières, on a décidé qu’on était égaux mais différents. On a commencé à genrer. Aux femmes l’éducation, les enfants, les tâches domestiques. Aux hommes la sphère professionnelle, la guerre, etc. En parallèle, des mots disparaissent de la langue française : autrice, matrimoine… La manipulation de la langue dit bien des choses : que les femmes n’ont pas accès à des fonctions de prestige, de représentation. C’est une idéologie, ça n’a rien de biologique. », explique Laurie Hagimont.

Les luttes au sein du mouvement féministe sont nombreuses. Et parmi elles, figure le combat concernant le langage. Le droit à la parole est essentiel, tout autant que celui de pouvoir nommer ce que l’on vit. Les mots ont un sens. Les récits autour des violences sexistes et sexuelles le prouvent tous les jours. C’est également le cas avec la question de la féminisation des termes et celle de l’écriture inclusive.

La série L’île aux femmes pointe cela très clairement : identifier notre matrimoine et le nommer, c’est rappeler que des créatrices de talent ont existé à toutes les époques et dans tous les domaines. C’est aussi bousculer nos représentations collectives et stéréotypées sur les arts et la culture et œuvrer pour l’égalité. Dans toute la société en général. 

Le podcast s’attache à décrypter ce processus d’invisibilisation subi par les femmes et qui s’étend tout autant aux personnes LGBTIQ+ et aux personnes racisées. Mais il s’attache aussi à mettre en exergue des initiatives actuelles comme le mentorat mis en place par la Fedelima dans le secteur des musiques actuelles, formant des binômes sur des fonctions encore très genrées comme les postes de direction, de technique, etc. Ou encore les actions régulières de l'association Histoire du féminisme à Rennes.

DÉCONSTRUIRE LE MYTHE DU MATRIARCAT BRETON

En introduction du deuxième épisode intitulé « Figures féminines et imaginaire breton », Justine Caurant signale : « On est toutes d’accord pour dire ce que ce n’est pas parce qu’on a un imaginaire collectif mixte que ça veut dire que l’égalité est réelle. Loin de là. » 

En Bretagne, on aime à penser qu’il existerait dans l’histoire régionale un matriarcat breton. A travers 5 figures féminines – Dahut, Sainte Anne, Marion du Faouët, Naïa et les Bigoudènes - ancrées dans l’imaginaire collectif et la mythologie bretonne, la série questionne cette idée reçue.

Justine Caurant poursuit : « Comment est-ce qu’elles sont représentées ces femmes ? Elles sont toutes archétypales et représentent toutes un aspect, une dimension, une caractéristique qu’on prête aux femmes. »

Pêcheresses, maternelles, sorcières… Elles incarnent la morale des légendes : les filles et les femmes doivent être obéissantes, sinon elles sont punies. Elles doivent être sages et sont en charge de l’éducation et de la transmission. Quand elles transgressent les normes et les assignations de genre, on cherche à les évincer de l’histoire, on les réduit à leur physique et leurs beautés envoutantes. Et même quand elles se lancent dans des mouvements de résistance et de protestation, elles se voient érigées en symboles de folklore régional, dépossédées petit à petit de leurs fonctions et rôles.

La série énonce : « Ce qui a été construit, on peut aussi le déconstruire. »

VALORISER LE MATRIMOINE BRETON

La construction de L’île aux femmes est brillante. Et il faut le dire, empouvoirante. Elle fait du bien cette série radiophonique. Parce qu’elle est complète sans être indigeste. Parce qu’elle parcourt les époques et les disciplines artistiques, explore les fondations et les mécanismes des inégalités qui subsistent encore aujourd’hui, donne à entendre des voix d’hier et d’aujourd’hui et à découvrir des parcours forts et des points de vue variés et pas toujours consensuels et parce qu’à travers cette mise en perspective de ce matrimoine culturel tombé aux oubliettes, elle nous éclaire sur la construction et le fondement de notre société actuelle, légèrement moins inégalitaire qu’autrefois, et encore, pas tant que ça.

Elle est aussi très accessible et sans jugement. Elle apaise cette part qui nous manquait et nous renvoyait un sentiment d’illégitimité et nous offre une matière inépuisable pour satisfaire notre curiosité d’en savoir plus sur cette histoire confisquée de notre héritage culturel commun.

On rencontre, pour la première fois ou non, des artistes qui transcendent les codes comme la styliste Val Piriou qui mêle dans ses créations influences punk et bretonnes, comme la passeuse d’histoires Maryvonne Le Flem, au CV impressionnant entre aide-maçon, goémonière, couturière ou encore « dynamiteuse » de rochers, ou comme la harpiste et compositrice Kristen Noguès, qui a renouvelé les musiques bretonnes notamment grâce au jazz et aux musiques improvisées.

Les citer toutes n’aurait pas de sens. Il faut écouter chaque épisode pour s’imprégner de l’univers de L’île aux femmes, trésor inestimable en terme de ressources et de travail réalisé. Mais aussi en terme d’analyse fine des freins et des obstacles rencontrés par les femmes, artistes en l’occurrence (mais pas que) mais par extension à toutes les femmes. Muses, femmes de, etc. elles sont souvent victimes de critiques et de minimisation de leurs rôles. Et pourtant, elles ont agi et montré quand elles l’ont pu l’étendue de leurs capacités et savoirs.

TIRER LE FIL : L’IMPACT

« Avant, je pensais que souligner à chaque fois le genre de la personne ne faisait que renforcer les inégalités parce que je n’avais pas conscience de l’invisibilisation des femmes. Dans les faits elles sont présentes mais dans le récit, non, on les éclipse. Que ce soit les femmes, les personnes racisées, les LGBTIQ, les personnes issues des classes moyennes, etc. Avant, ce qu’il manquait, c’était les chiffres. Là, c’est indéniable, les femmes sont sous-représentées. », nous confie Anaëlle Abasq.

Durant 10 épisodes, elle a tendu le micro à de multiples personnes racontant et expliquant le matrimoine et son impact. « C’est une narration à la première personne du singulier. Je pars à la découverte et à la compréhension du matrimoine. On parle de l’art mais l’art est surtout un prétexte pour parler de la société. Chaque domaine est champion : l’invisibilisation est systématique. », précise-t-elle.

Tirer le fil de cette histoire permet de créer un choc. Une prise de conscience. C’est d’ailleurs là le reflet de tout le travail mené par HF Bretagne qui compte et établit un diagnostic chiffré tous les deux ans sur la place des femmes dans les arts et la culture en Bretagne.

Pour Elise Calvez, cette (re)découverte de l’histoire des arts et de l’histoire en général est « importante pour la construction des femmes et des filles et de tout le monde en fait, car cela permet d’avoir une vision plus juste de l’Histoire et de la place des femmes au fil de l’Histoire. »

Elle raccroche tout ça aux violences sexistes et sexuelles qui sévissent encore dans notre société à l’égard des personnes sexuées. Car ce sont les stéréotypes dont il fait état dans L’île aux femmes, avec les assignations genrées et le manque de représentations variées, qui perdurent dans le temps qui permettent la transmission de la domination masculine d’une génération à l’autre. Effacer les femmes de l’Histoire permet à cette domination de s’instaurer et de se légitimer.

Toute cette matière, distillée dans la série radiophonique mais aussi élaborée dans la base de données créée par le groupe Matrimoine, peut servir de ressources. « Les territoires peuvent se l’approprier. Pour chaque commune, chaque lieu, il y a des figures méconnues à revaloriser. », souligne Elise Calvez qui précise l’enjeu militant intrinsèque à ce travail.

Parce qu’en interrogeant cette partie manquante de l’héritage culturel commun, on fait bouger les lignes. On interroge alors les manuels scolaires, les noms de rue, les répertoires joués dans les Conservatoires, la manière dont on transmet nos savoirs, le genre de nos expositions, le rapport que l’on entretient avec le milieu des sciences, etc. Ainsi, HF, en Bretagne comme dans les autres antennes régionales, agit auprès des collectivités pour que les Journées du Patrimoine deviennent les Journées du Patrimoine et du Matrimoine.

« Il faut que ce savoir entre à la connaissance du grand public. Tant que ce n’est pas intégré à l’Histoire en général, ça reste une affaire de passionné-e-s. Il y a toujours eu des femmes en responsabilités, en création ou en travail. Elles ont galéré mais elles ont agi. L’Histoire a ensuite été écrite par les hommes qui ont minimisé le rôle des femmes. Il faut passer par la formation, la reconnaissance et la pérennité de ces savoirs. Par le prisme du matrimoine, on questionne les pratiques anciennes qui perdurent aujourd’hui. Comment on reconnaît les œuvres d’aujourd’hui pour les pérenniser demain ? Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui pour transmettre aux générations de demain ? »

  • Tous les épisodes sont à retrouver sur le site de L’île aux femmes et dans le cadre du 8 mars 2024, l'exposition et le podcast sont à (re)découvrir au festival Rue des livres (Cadets de Bretagne) les 16 et 17 mars.

Célian Ramis

Le cinéma documentaire à l'aune du genre

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Du 8 au 29 mars, Docs au féminin a réglé sa focale sur les luttes féministes et les personnes sexisées. Sans oublier celles qui créent, écrivent, produisent, réalisent, sélectionnent et partagent des visions et des points de vue, des émotions et des tranches de vie.
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Du 8 au 29 mars, Docs au féminin a réglé sa focale sur les luttes féministes et les portraits de personnes sexisées à travers une série de longs et courts métrages documentaires, diffusés en ligne ou à travers des vitrines, à l’occasion du 8 mars à Rennes. Sans oublier celles qui créent, écrivent, produisent, réalisent, œuvrent à la mise en place de l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, sélectionnent et partagent des visions et des points de vue, des émotions et des tranches de vie.

En février 2019, on rencontrait la réalisatrice Céline Dréan pour parler avec elle de la place des femmes dans le milieu du cinéma. Elle venait de participer avec Véronique Le Bris, journaliste et fondatrice du magazine en ligne Cine-Woman à une table ronde sur le sujet, animée par HF Bretagne dans le cadre du festival Travelling. 

Cet événement était précédé de la projection du film de Clara et Julia Kuperberg, Et la femme créa Hollywood qui s’attache à montrer qu’au départ, dans les années 1910 - 1920 les femmes étaient présentes dans la création cinématographique, et pas qu’un peu ! Elles étaient en nombre, compétentes et à des postes à responsabilité. Mais depuis que s’est-il passé ? 

« Je suppose qu’il y a un faisceau assez complexe de causes mais l’essentiel, c’est que l’argent est arrivé. Au départ, le cinéma était un art complètement expérimental, il n’y avait pas d’enjeu financier. C’était plutôt un endroit dans lequel venaient les personnes qui n’avaient pas de travail, c’est-à-dire les femmes, qui n’arrivaient pas à être embauchées ailleurs. C’est quand les industriels ont commencé à s’intéresser au cinéma et donc à y mettre de l’argent que l’enjeu a été modifié. Ce n’était plus seulement un enjeu de création mais c’était également un enjeu économique et c’est là que les hommes sont arrivés et ont pris le pouvoir. Ce qui est assez symptomatique – alors là je m’avance peut-être un peu – de plein d’autres domaines, comme les sciences par exemple. », nous avait alors répondu Céline Dréan.

La situation a-t-elle beaucoup évolué depuis ? Oui, c’est indéniable. Il y a désormais davantage de réalisatrices que dans les années 50. Mais pour la professionnelle, il y a encore de nombreux écarts, notamment dans la répartition femmes-hommes selon les genres cinématographiques. Dans le documentaire, notamment, encore une fois très imprégné de l’esprit expérimental, et peu étiqueté « gros budgets ».

Le cinéma, comme le reste des arts et de la culture, n’est pas un secteur qui fait exception. Il est empreint, à l’instar de tous les domaines de la société, d’une éducation genrée, permise par un système global reposant sur des mécanismes de domination : sexisme, racisme, validisme, LGBTIphobie, grossophobie, classisme, âgisme, etc. Les oppressions pouvant se croiser et se cumuler.

Compter, c’est une des premières étapes essentielles à la prise de conscience générale. C’est ce que rappelle Elise Calvez, membre de HF Bretagne, association œuvrant pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes dans les arts et la culture, mardi 23 mars.

Elle animait, en visio, une table ronde autour de la place des femmes dans le cinéma documentaire, à l’occasion de Docs au féminin, réunissant Natalia Gómez Carvajal, chargée de la programmation, Claire Rattier-Hamilton, chargée de mission court-métrage et documentaire à la Région Bretagne, Marine Ottogalli, co-réalisatrice de Ayi, et Leïla Porcher, co-réalisatrice de Je n’ai plus peur de la nuit. 

DES CHIFFRES ÉDIFIANTS, ENCORE…

Du côté de la Scam, la Société civile des auteurs multimédia, l’enquête concernant la répartition des autrices et des auteurs sur une décennie (2009 – 2019) montre une évolution très faible du nombre d’autrices membres de la structure. En 2009, elles représentent 36%. Dix ans plus tard, 37%. Le chiffre est dérisoire.

En mars 2021, le CNC publie son étude sur « La place des femmes dans l’industrie cinématographique et audiovisuelle », de 2010 à 2019, montrant que différents métiers au sein même du secteur de la production cinématographique sont encore profondément genrés et les salaires des femmes encore inférieurs à ceux des hommes (37,3% d’écart entre un réalisateur et une réalisatrice concernant le salaire moyen).

Les postes de scripte et assistant-e scripte, costumier-e et habilleur-euse et de coiffeur-euse et maquilleur-euse sont principalement occupés par des femmes, tandis que les professions techniques comme machiniste, électricien-ne et éclairagiste sont largement occupées par des hommes.

Inégalités encore avec les films français agréés encore majoritairement réalisés ou co-réalisés par des hommes à 74,1%. Et ils coûtent plus chers. En 2019, le devis moyen des films français réalisés par des femmes est inférieur d’environ 2 M€ à celui des hommes.

« Ces écarts s’expliquent en partie par l’absence de très grosses productions réalisées par des femmes et l’importance du genre documentaire au sein des films réalisés par des femmes, genre moins coûteux à produire »
indique l’étude du CNC dans sa synthèse. 

LA RÉGION S’Y MET DOUCEMENT

En région, la question des chiffres est complexe, comme l’explique Claire Rattier-Hamilton, chargée de mission Court-métrage et Documentaire à la région Bretagne. Elle a récolté des données à la demande du festival mais insiste sur le fait qu’elles sont à prendre avec précaution. Il n’y a pas encore d’étude précise et officielle sur le sujet.

Ainsi, en 2020, tout genre confondu, elle constate qu’il y a eu plus de projets portés par des hommes aidés au niveau de la production « mais c’est un tout petit peu moins flagrant en développement et en écriture. »Ainsi, les écarts se resserrent : « On a aidé plus de projets en développement et en écriture portés par les femmes. »

D’un point de vue financier, les projets portés par les femmes demandent moins de budget pour les aides à la production. Et l’écart n’est pas fin : « Environ 29 000 euros pour les femmes et environ 47 000 euros pour les hommes. » En revanche, ce qu’elle note, c’est qu’au final, les hommes obtiennent un budget inférieur à leur demande initiale et les femmes obtiennent « à peu près » ce qu’elles demandent.

Elise Calvez le souligne : l’évolution est lente et modeste malgré la prise en compte de ces préoccupations, globalement dans de nombreux secteurs des arts et de la culture depuis plusieurs années. Il faut compter pour établir des données chiffrées parlantes et révélatrices d’une problématique profonde. Il faut compter pour établir une prise de conscience significative.

S’outiller pour comprendre d’où viennent les problématiques, ces sources d’inégalités qui persistent et pouvoir ainsi analyser ces écarts qui non seulement perdurent mais aussi se creusent au fil des échelles que l’on étudie. On sait notamment grâce au diagnostic chiffré établi en 2019 par HF Bretagne sur la place des femmes dans le spectacle vivant et les arts visuels que les femmes représentent :

« 60% des étudiant-e-s, 40% des artistes actif-ves, 20% des artistes aidé-e-s par des fonds publics, 20% des dirigeant-e-s, 20% des artistes programmé-e-s, 10% des artistes récompensé-e-s. »

ÉMERGENCE D’UNE NOUVELLE GÉNÉRATION

Cette évolution lente et modeste dont Elise Calvez parlait amène tout de même à faire bouger quelques lignes. Heureusement. Avec l’arrivée par exemple de davantage de réalisatrices mais aussi de productrices. En 2020, par exemple, Claire Rattier-Hamilton précise que la région a aidé 16 productrices et 17 producteurs. Pour que ce chiffre soit satisfaisant, il doit se pérenniser.

Ce constat est partagé également par Leïla Porcher qui a travaillé pour son premier long-métrage avec une équipe quasi exclusivement féminine parce que ses productrices étaient entourées de femmes sur tous les postes, excepté le mixage : « On a sans doute été préservées de ce que ça représente dans la confrontation au quotidien. »

Celle qui a d’abord entrepris des études d’anthropologie avant de se former en documentaire et réalisation à Aix-Marseille, précise : « Dans ma formation, on était une majorité de femmes. À la sortie, par contre, les gens que je connais et qui ont poursuivi en réalisation sont des hommes. »

Marine Ottogalli, elle, a une formation de technicienne. Ce qui l’anime dans le cinéma, c’est d’être cheffe opératrice. Les chiffres cités précédemment ne sont, selon elle, pas surprenants : « Ils me parlent, surtout sur le fait que les femmes arrivent dans la production. »

Ce qu’elle remarque principalement, c’est la difficulté qu’ont les femmes, en règle générale, à imposer un salaire : « Ce sont les hommes autour de moi qui font monter les salaires, souvent. Mais après, je pense aussi qu’il y a une question de personnalité, au-delà de la question du genre. »

Si très rares sont les modèles de cheffes opératrices, en revanche, la réalisatrice précise que dans ces influences lui viennent principalement des femmes, à l’instar de Chantal Akerman. Si elle a eu davantage d’hommes mentors dans son parcours, en revanche « après, dans les stages ou les postes d’assistante, ce sont des femmes qui m’ont aidée à monter dans ma carrière. » 

VISIBILISER LES FEMMES

De son côté, Leïla Porcher regrette de n’avoir bénéficié d’aucun modèle de réalisatrices. « J’aurais aimé en avoir. C’est avec Anna Roussillon que j’ai découvert que c’était possible, que oui, on pouvait arriver à ce type d’écriture, etc. », explique-t-elle. Sur le relationnel avec les hommes dans ce secteur, elle n’en a pas encore fait l’expérience.

En revanche, elle l’affirme : le film Je n’ai plus peur de la nuit n’aurait pas pu être réalisé par des hommes. « La société kurde est ségréguée sexuellement. Je pense que ça aurait été impossible d’accès pour des hommes. En tout cas, ils n’auraient pas pu développer les liens qu’on a pu avoir. Nous avons passé beaucoup de temps avec ces femmes, des combattantes kurdes, déjà ça a changé notre regard mais je pense aussi qu’en tant que femmes, on avait moins de risque de tomber dans l’exotisation et la romantisation. », analyse-t-elle.

Au départ du projet documentaire d’Ayi, l’idée était de montrer les cuisines de rue. Au bout de la première année, Marine Ottogalli et Aël Théry ont choisi d’axer autour de la figure d’Ayi, « tellement charismatique que tout s’est polarisé autour d’elle. » Le film est devenu un portrait de femme migrante dans un quartier de Shangaï, racontant « l’émancipation d’une femme partie de son village où elle s’occupait de sa famille et qui a choisi de partir et de trouver une place en ville. »

Donner à voir des luttes féministes et des portraits de femmes. C’est là l’objectif de Docs au féminin, géré par Natalia Gómez Carvajal, sa chargée de programmation au sein de Comptoir du doc depuis septembre 2020. Elle avait l’espoir que l’événement se déroule en présentiel mais la gestion gouvernementale de la situation sanitaire a contraint les salles de cinéma et lieux de culture a fermé leurs portes.

Prévoir les projections en ligne, cela pose question au sein de la structure qui défend l’espace du cinéma comme opportunité de faire du lien et de rencontrer le public. Ainsi, Docs au féminin s’est inspiré d’une initiative grenobloise et a organisé le 13 et 20 mars des séances de courts-métrages, diffusés dans les vitrines de commerces du centre ville et de Maurepas.

Concernant la diffusion via une plateforme ciné, un avantage se profile rapidement : si la manifestation est d’ordinaire organisée à Rennes – aux Champs libres – cette année, tout le monde pourra bénéficier de ses séances gratuitement, sans barrières géographiques.

« Les violences sexistes et sexuelles existent de partout. Surtout dans les foyers, on le sait et on le voit bien depuis les confinements. Là, on fait entrer des films documentaires qui parlent de ces sujets, par différents biais, directement dans les foyers. »
souligne Natalia Gómez Carvajal.

Du 8 au 29 mars, 4 films ont été proposés tous les lundis soirs : In search de Beryl Magoko et Jule Katinka Cramer, sur le rapport à l’excision d’une femme kenyane qui va ensuite découvrir la chirurgie réparatrice, Ayi de Marine Ottogalli et Aël Théry, sur le combat d’une femme migrante qui cuisine dans la rue en évitant les forces de l’ordre dans un quartier de Shangai, The Giverny document de Ja’Tovia Gary sur les conséquences des représentations coloniales des femmes noires sur l’intégrité de leurs corps ainsi que leurs résiliences, et Je n’ai plus peur de la nuit, de Leïla Porcher et Sarah Guillemet, sur la formation politique et militaire des combattantes kurdes. 

Natalia Gómez Carvajal nous explique sa manière de procéder pour la sélection de films : « Je regarde un maximum de films sans regarder si c’est fait par un homme ou une femme. C’est vraiment un choix. Je lis le synopsis, s’il me plait, je regarde. Je fais au ressenti. À chaque fois, ça a été des films réalisés par des femmes. J’étais contente ! J’avoue que si ça n’avait été que des hommes à la réalisation, je me serais posée des questions… Ensuite, je travaille avec un groupe de programmation, cette année, constitué de 8 – 9 personnes qui ont vu tous les films et suivi tous les échanges. »

L’objectif a été rempli selon la chargée de programmation qui s’enthousiasme de pouvoir proposer, au sein de la thématique vaste des femmes et des luttes féministes, des visions plurielles et diverses. Pas uniquement centré sur l’occident, sur le corps blanc, etc.

« On aborde dans le festival également la question des identités de genre. Et on réfléchit et on est preneur-euse-s de proposition d’un nom qui pourrait justement inclure davantage toutes les identités de genre. », souligne Natalia Gómez Carvajal.

UN MOMENT DE BASCULEMENT

On questionne la place des femmes et des minorités de genre dans les différents secteurs de la société. On réalise un travail profond de réhabilitation de celles-ci dans l’Histoire. On valorise le matrimoine. On déconstruit au fur et à mesure ce qui fondent les inégalités profondes de notre société. On dénonce les violences sexistes et sexuelles. On compte. Aussi bien en terme de chiffres que dans les récits et les parcours.

« On est peut-être à un moment de basculement. », nous dit la chargée de programmation de Docs au féminin. Elle poursuit : « Ce qui est intéressant avec les deux réalisatrices qui étaient présentes à la table ronde, c’est que pour toutes les deux c’était leur premier film et qu’elles représentent cette nouvelle génération qui arrive avec des nouvelles réalisatrices, des nouvelles productrices. Elles osent davantage. »

Pour elle, les études sont encore très difficiles à analyser et ne peuvent pas tout à fait être considérées comme photographie fidèle et globale du secteur du cinéma : « Mais c’est intéressant car ça interroge. Il y a des choses à creuser à mon avis. Comme cette chute que l’on constate : en ce qui concerne les aides à l’écriture, les femmes demandent partout. Mais ensuite au moment du développement, il y a un écart. Ce qu’il faut voir, c’est que ce sont les boites de production qui font les demandes d’aides financières. Est-ce qu’elles osent demander plus quand ce sont des projets portés par des hommes ? Il faut creuser la question. »

Numériser les projets aiderait à suivre précisément tout le trajet du dossier pour l’analyser plus en détail et en profondeur. La question est encore très complexe et Elise Calvez le signale également : du côté de HF Bretagne, aucun groupe Cinéma n’a encore été constitué. L’appel est lancé. Pour compter, décrypter, prendre conscience, informer, sensibiliser, former, faire bouger les lignes ensemble.

Célian Ramis

De la solitude des femmes iraniennes à la répression d'une population

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9 mars 1979. Les Iraniennes envahissent massivement l’espace public pour protester contre l’obligation de porter le voile. Du point de vue de Mahnaz Shirali, sociologue et enseignante à Sciences Po Paris, cette photo symbolise la "solitude des femmes en Iran".
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9 mars 1979. Les Iraniennes envahissent l’espace public pour protester contre l’obligation pour elles de porter le voile. Du point de vue de Mahnaz Shirali, sociologue et enseignante à Sciences Po Paris, cette photo symbolise la situation des femmes en Iran, aujourd’hui encore : 

« C’est ce que j’appelle la solitude des femmes iraniennes. Elles sont seules dans la rue. Sans le soutien des hommes. Dès qu’elles parlent de ce qu’elles vivent au quotidien, après 42 ans de résistance, tout de suite les voix masculines s’élèvent pour dire ‘Nous aussi, on souffre’. Je reconnais que ce n’est pas facile pour eux non plus mais il y a une séparation entre ces deux situations. »

Elle poursuit : « On pense qu’il y a tellement de problèmes qu’il ne faut pas parler des conditions des femmes. » Elles ne sont pas une priorité. Pour la sociologue, ce que les hommes iraniens ne voient pas, c’est que la répression, dont ils souffrent à l’heure actuelle, s’est imposée en plusieurs étapes.

Mercredi 10 mars, Mahnaz Shirali animait une conférence « Décalage entre les sexes : la solitude des femmes iraniennes », organisée par l’Association Franco-Iranienne de Bretagne à l’occasion du 8 mars à Rennes, et retraçait l’histoire d’une répression qui a débuté par celle des femmes avant de s’étendre à l’ensemble de la population.

LA SOCIOLOGIE DE TERRAIN… À DISTANCE

« Il y a eu d’énormes cas d’infanticides et de féminicides cet été. La société iranienne n’a jamais été aussi violente. », déplore la sociologue qui avant de démarrer sa conférence explique sa méthode de travail. 

« Les sociologues – critiques avec le régime - ne sont pas les bienvenu-e-s en Iran. Jusqu’en 2000, j’y allais régulièrement. Je pratiquais la sociologie de terrain. En 2001, ma thèse a été publiée et je n’ai pas osé ouvertement y retourner. Je me suis tournée vers l’histoire de l’Iran. »
souligne-t-elle.

En 2008, elle parle d’un changement majeur : l’arrivée des réseaux sociaux. Facebook tout d’abord puis Twitter, Instagram, etc. Ainsi, elle accède aux Iranien-ne-s et depuis 2014, peut explorer la possibilité d’en tirer un travail sociologique. Prochainement son livre Fenêtre sur l’Iran – le cri d’un peuple bâillonné, dans lequel elle raconte tous ces bouleversements, sera publié.

« C’est inédit ! Ce sont de vraies mines d’or pour nous. Par contre, ce qui est compliqué c’est d’extraire et d’utiliser la matière récoltée. Depuis mai 2020, on assiste à une explosion des violences à l’encontre des femmes. On le voit à travers les journaux du pays et les vidéos postées par les iranien-ne-s sur les réseaux sociaux, qui sont des outils qui leur permettent de communiquer avec le monde libre. Ils filment les situations et les postent. Ces scènes quotidiennes sont confirmées ensuite dans les journaux. »

Elle fait mention d’une femme décapitée par son père parce qu’elle s’était réfugiée chez son amoureux. Le patriarche n’a pas été inculpé pour l’infanticide commis. « Le corps de la femme appartient au père. Dans les cas de féminicides, les femmes sont tuées par la famille du mari, le mari ou sa propre famille. Selon les lois, les hommes sont les chefs de la famille. Les victimes sont les enfants et les femmes. », commente-t-elle.

S’ATTAQUER AUX DROITS DES FEMMES

Plus l’économie est en chute libre, plus la quantité de violences intrafamiliales augmente. On le sait, les droits des femmes ne sont jamais acquis et les crises, qu’elles soient politiques, économiques et/ou religieuses, les menacent sans relâche. Au fil de ses recherches, Mahnaz Shirali constate que les violences à l’égard des femmes deviennent de plus en plus banalisées.

Elle se rappelle notamment de l’époque où elle se rendait en Iran. La polygamie était autorisée mais mal vue : « Sous la république islamique, le mariage des enfants est devenu tout à fait légal. Sous l’ancien régime, l’âge légal était fixé à 15 ans. Ensuite, Khomeini l’a baissé à 13 ans. Aujourd’hui, il n’y a plus d’âge, à partir du moment où le père accepte. Cet acte de marier les enfants est devenu banal. »

Concernant la maternité, les femmes sont réduites à l’état de la nourricière, déclare-t-elle. Aucune décision concernant l’éducation des enfants ne peut être encadrée par la mère. La sociologue concède aux ayatollahs au pouvoir la réalisation d’un travail minutieux pour avantager massivement les hommes, « les rendant complices de ses établis » et créant un conflit entre eux et les femmes, isolées, sans alliés.

Sans célébrer l’ancien régime du Shah d’Iran, elle explique tout de même la modernité alors du pays, de ses infrastructures et des structures politiques. Ce n’est certes pas une démocratie mais le pays est modernisé et les femmes y ont accès à des postes à responsabilité, comme juges, chirurgiennes ou encore ministre de l’Education.

« Le 8 mars 1979, c’est la première année de Khomeini. Son arrivée n’était pas facile. Il a aboli la loi de protection de la famille, a imposé le port du voile aux femmes et a réprimé les droits des femmes. », souligne Mahnaz Shirali, partageant alors son écran sur lequel est diffusé la photo d’une foule compacte composée exclusivement de femmes dans la rue. Le fameux 9 mars 1979 illustrant « la solitude des femmes iraniennes ». 

Le régime en place a instauré la répression progressive de toute une population. En commençant par celle des femmes. «

 Il n’aurait pas pu s’installer s’il n’avait pas commencé par là pour ensuite réprimer le reste de la société. Parler des femmes en Iran n’est pas marginal. La lutte contre la répression doit commencer par la lutte pour les droits des femmes. Et ce n’est pas une lutte marginale ! »
insiste la conférencière. 

CONDITIONNER LES ENFANTS AUX ASSIGNATIONS DE GENRE

Et comme dans toute problématique de discrimination, l’enjeu se niche dans l’éducation. Dès le plus jeune âge, on conditionne les enfants à établir une distinction entre les deux sexes et les deux genres et petit à petit à ancrer la supériorité de l’un sur l’autre.

Ainsi, les petites filles sont éduquées à devenir des mères. « J’ai remarqué dans les dessins animés, etc., elles sont invitées à devenir mères mais dans le sens, comme je vous le disais tout à l’heure, de nourricières ! Ce sont les pères qui prennent les décisions pour les enfants. », s’insurge-t-elle.

Les petits garçons, eux, sont nourris à la violence des images d’exécution et de tortures. « C’est devenu le quotidien dans les villes. La république islamique montre son plein pouvoir. », conclut Mahnaz Shirali.

Elle le dit sans vergogne : en tant qu’iranienne, la situation la déprime au plus haut niveau mais la fascine, en tant que sociologue. 

Célian Ramis

La clitocratie en pérille mortelle

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Bienvenue en Matriarcate. Ici, les menstruations ne sont pas une taboue, la féminine l'emporte sur la masculine et les petites filles jouent avec des armes à feu. Vous l'aurez compris, ici, les femmes dominent depuis la Nuit des temps...
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Jeudi 12 mars, la maison de quartier de Villejean accueillait, un an après la représentation de Contes à rebours, la comédienne et autrice Typhaine D. qui présentait son one woman show féministe La pérille mortelle. Un spectacle drôle et engagé.

Et si on imaginait un monde dans lequel le ciel est le sol et le sol est le ciel ? Ou un monde dans lequel les autres animaux sont décrétés supérieurs et tuent les humains pour en manger la viande et les foies gras ? Et en profitent pour accrocher dans leur salon leurs trophées de chasse ? La tête de Polanski, comme ça au hasard… Ou un monde dans lequel les outils de jardinage sont inversés et c’est bien le bordel parce que dans ce cas on se roule des râteaux et on se fout des pelles ?

Un monde dans lequel les truies dénonceraient les porcs sur Twitter avec le #balancetonhomme. Ou encore un monde dans lequel 90% de la population mondiale posséderait presque toutes les richesses mondiales, les 10% restant étant des hommes, blancs, pauvres.

Et si on allait un peu plus loin et on imaginait un monde dans lequel les femmes détiennent le pouvoir et dominent les hommes ? Alors oui, on la voit venir Typhaine D. mais on se laisse embarquer par curiosité et par plaisir dans sa proposition de société inversée. Comme elle le dit si bien : « Ça a beau être sans conséquence l’imagination, c’est un peu subversif… »

Nous voilà donc en Matriarcate, où la règle grammaticale de la française est simple : la féminine l’emporte sur la masculine. Ici, les petits garçons sont éduqués à la passivité et à la douceur, éduqués pour s’occuper des autres et des tâches domestiques. Ce sont eux qui dans les contes attendent patiemment du haut de leur tour d’être délivrés par la princesse. Eux qui souffrent du syndrome du schtroumpf.

En Matriarcate, les femmes exhibent fièrement leurs menstruations et les manuels scolaires sont remplis de clitoris et de vulves. En SVT, en classe de 4e, on étudie toute l’année l’organe sexuel féminin dans sa fonction reproductrice mais aussi dans sa fonction de plaisir, et on accorde tout juste une demi journée à l’organe sexuel masculin. 

Les poils sur les femmes sont super féminins et automatiquement dégueulasses et moches sur les hommes, obligés d’être minces. Les femmes, elles, ont des dérogations donnant droit à la bedaine. Elles sont les héroïnes, ils sont les oubliés de l’Histoire. On ne connaît que les femmes de Cro Magnone et de Néandertale, « les copines qui mettaient du sang de menstruation partout. » Puis vinrent les fama erectus, les fama sapiens, etc.

En Matriarcate, on sait soigner l’endométriose, les femmes ne souffrent plus de douleurs menstruelles, les hommes développent des tas de complexes et un des plus gros tabous est l’érection hors mariage. « Mais vous avez quand même des privilèges les copains, on vous ouvre la porte quand vous passez ! », scande Typhaine D. cynique à souhait.

On rit à l’évocation de cette énumération aussi jouissive que sa veste pleine de pins pour les droits des femmes. On rit encore plus quand elle revient en « vieille femelle dominante », animant une conférence de rédaction. À l’ordre du jour : la représentation des hommes dans les médias. Non pas pour creuser la problématique en profondeur, non, plutôt pour trouver « comment on justifie qu’on y arrive pas, à la parité… »

En Matriarcate, il existe plusieurs techniques. Celle du « On n’était pas au courant ». Celle du « On n’y est pour rien et d’ailleurs nous, dans notre entreprise, on en cherche des hommes ». Celle du « C’est de leur faute à eux, nous on leur propose des postes à responsabilités et ils n’en veulent pas ». Ou encore celle de l’empathie : « J’ai trop de respect pour mes amis réalisateurs pour faire l’offense de les sélectionner parce qu’ils sont des hommes ». 

Elle en profite pour faire un point langage. Sur l’écriture « inclu-excessive ». L’argument est choc : les mots ne sont pas au féminin, ils sont neutres, tout le monde a bien compris qu’au féminin, on ne parle pas des femmes mais de tout le monde.

« On ne va quand même pas doublé tous les mots ?! Comme ma copine Jine Delajardine, les MeToo, # machin… Je suis fatiguée ! »
poursuit-elle. 

Un féminicide donc vaut aussi bien pour le meurtre d’une femme que d’un homme. C’est évident. Il est important de continuer de parler de crimes passionnels, de drames familiaux, etc. Et surtout de bien accentuer sur le profil des agresseuses : femmes noires migrantes précaires. Il est impératif que les hommes continuent de penser que ce sont des faits isolés et qu’ils n’ont pas de liens entre eux : 

« C’est importante. Ils ne doivent pas se rendre compte que c’est une système matriarcale. »

C’est d’autant plus jubilatoire quand elle fait apparaître une membre prestigieuse de l’Académie Française : Aline Finkielkroute qui a légèrement modifié son nom, sinon ça se prononçait « Finkielkrotte ».

Et elle y va franchement : « Chères consœurs ovariennes, chères éjaculeuses de Sainte Cyprine, mes chères comatriotes. » Et elle ne lésine pas sur les « Elle était une fois » et « La féminine l’emporte sur la masculine. » Elle enfonce le clou : « La genre féminine est neutre ». Et elle frappe, même après avoir mis ses adversaires à terre : « La langue ne vous concerne que quand on vous la demande. »

Elle est odieuse, méprisante, misandre et perverse. Et elle ne s’appuie que sur des discours et des propos réellement tenus par des hommes, dans le but de rabaisser les femmes. Comme ceux qui ont été étalés dans Valeurs actuelles, criant ici à la nouvelle terreure masculiniste, et arguant qu’ils préfèrent le foot masculin et cassent l’ambiance en soirée.

« Leur écriture incultive et obscène, c’est une pérille mortelle ! », scande-t-elle en conclusion de ce brillant spectacle à l’épilogue savoureux, puisque Typhaine D. rend une femmage à Michèle Sardousse, à la guitare électrique. Evidemment, une femmage à ce glorieux titre sur les « hommes des années 2020, hommes jusqu’au bout du frein ».

On se marre vraiment pendant le one woman show de Typhaine D. Parce qu’elle gratte la merde en profondeur et avec, elle éclabousse le patriarcat, et ça, forcément, ça nous met en joie. Ça fait du bien d’en rire d’ailleurs. La comédienne réussit là où de nombreuses personnalités échouent. Car inverser les rôles est un exercice périlleux et elle, le fait avec beaucoup de talent.

Féminiser l’ensemble de son langage est une gymnastique qui demande rigueur et entrainement. Déjà, c’est impressionnant. Ensuite, ce qui fonctionne avec l’artiste, en parallèle de son enthousiasme, son cynisme et sa légèreté, ce sont les exemples et les arguments dont elle se saisit pour faire basculer le cours des événements.

C’est parce qu’elle est renseignée, c’est parce qu’elle maitrise le sujet lorsque celui-ci est à l’endroit, c’est parce qu’elle comprend et saisit les mécanismes de domination, qu’elle parvient à les renverser et les inverser. Et au passage, à nous faire rire, de par ses choix de thématiques, mais aussi de par ses mimiques et du rythme qu’elle donne à son spectacle. 

Tout ce qu’elle relate est affreux, dans les faits. Mais qu’est-ce qu’elle les met bien en perspective ! On est ébahi-e-s par sa prestation et par l’énergie que ça dégage et procure dans la salle. Elle contrecarre les discours haineux visant à réduire les féministes à des hystériques rabat-joie et pointent toutes les dissonances de nos sociétés actuelles en matière d’égalité femmes-hommes. 

De l’éducation dès la petite enfance aux institutions phallocentrées, en passant par les tabous autour du sexe, qu’il s’agisse des menstruations, de l’organe ou de la sexualité, par l’histoire écrite par et pour les hommes ou encore par les injonctions et les violences faites aux femmes, elle ratisse large (ou elle pelle large, si on se trouve dans un monde où les outils de jardinage ont été inversés) mais elle ratisse bien (ou elle pelle bien, on aura compris). On regrette en revanche que l'inversion reste au niveau de la dominance présupposée : femme blanche cisgenre hétérosexuelle.

C’est extrêmement libérateur de s’autoriser à rire en écoutant et en regardant Typhaine D. sur scène. D’imaginer les mecs à notre place et de s’imaginer, nous les meufs, à leur place, tel que cela est présenté dans La pérille mortelle, c’est drôle. Et cela n’implique pas que l’on soit pour l’inversion des rôles. Simplement, elle démontre qu’il est urgent de déplacer notre regard, mais aussi et surtout le curseur entre les individus. 

 

Célian Ramis

Rokhaya Diallo : « Ne pas voir les couleurs, c’est un luxe »

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Le 21 janvier, la journaliste, autrice, militante antiraciste Rokhaya Diallo était à l’université Rennes 2, au Tambour précisément, pour échanger, dans le cadre des Mardis de l’égalité, autour de la thématique du corps.
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Le 21 janvier, la journaliste, autrice, militante antiraciste Rokhaya Diallo était à l’université Rennes 2, au Tambour précisément, pour échanger, dans le cadre des Mardis de l’égalité, autour de la thématique du corps, et particulièrement quand celui-ci sort du cadre normatif. Un cadre normatif imposé par les personnes dominantes, blanches, occidentales, cisgenres, hétérosexuelles, valides…

« Ne pas voir les couleurs, c’est un luxe. », explique Rokhaya Diallo qui souligne que pour les personnes racisées, voir les couleurs est justement une acuité qu’il leur faut développer pour survivre au quotidien. 

D’où l’introduction des podcasts de Kiffe ta racedans lesquels Grace Ly et elle, toutes deux animatrices de l’émission, demandent à leurs invité-e-s si ielles se situent sur le plan racial et si oui, comment : « C’est important de dire que quelque soit le groupe social auquel on appartient, on a un rapport situé à la race. Ensuite, on essaye de voir comment la question raciale est entrée dans leur vie. »

Comme de nombreuses personnes racisées, Rokhaya Diallo a découvert, en France, qu’elle était une femme noire à travers le regard des autres. Dans l’Hexagone, pays qui est le sien, elle le dit, elle a toujours été traitée comme une femme noire.

Penser que se situer, s’affirmer en tant que personne blanche ou en tant que personne racisée, n’a pas d’impact au quotidien pour soi et pour les autres, c’est nier le rapport de domination qui existe. Elle parle de processus :

« Noir-e, c’est une construction socio-historique liée à la domination. Noir ou blanc, c’est une altérité radicale qui permettait de justifier qu’on asservisse la population. Noir-e est un processus et non une description parce que les noir-e-s ne sont pas noir-e-s réellement, il y a une carnation très variée de la peau noire. Et les blanc-he-s ne sont pas blanc-he-s, on se rapproche plus du beige… »

Et souvent la valeur d’une personne croit et décroit en fonction de la clarté de sa peau. Plus la peau est claire, plus la personne est valorisée. Plus la peau est foncée, plus la personne est dévalorisée. Et l’Histoire a montré avec la théorie de la goutte de sang que les humains dominants pouvaient aller très loin : aux Etats-Unis, cette règle affirmait que quiconque avait ne serait-ce qu’un ancêtre d’ascendance africaine était considéré comme noir et pouvait donc être potentiellement réduit en esclavage.

LES AUTRES, LES NON-BLANC-HE-S

Rokhaya Diallo note également que l’on désigne les personnes racisées par des couleurs mais que l’on ne nomme jamais les blanc-he-s. « C’est la question de Qui a le droit de nommer ? Qui a le droit de réagir ? », interroge-t-elle. La couleur de peau sert à souligner que la personne n’est pas blanche. Soit pas dans la norme établie par un rapport de domination, qui subsiste encore profondément aujourd’hui. 

De même, « on ne décrit jamais la forme des yeux sauf pour désigner les personnes asiatiques. Et quand une minorité nomme la majorité et dit donc « blanc-he-s », on dit que les membres de cette minorité sont racistes. Il n’y a qu’à voir les réactions extrêmement hostiles qu’il y a eu lorsque Lilian Thuram a parlé des blancs. »

Elle le dit, le démontre et insiste : ne pas voir les couleurs est un luxe de privilégié-e-s. Un luxe qui dénote également une touche d’hypocrisie. D’un côté, on ne voit pas les couleurs. D’un autre, on interroge sans cesse les personnes non blanches sur leurs origines (réelles ou supposées). 

« Ça n’a aucun sens de ne pas voir les couleurs. C’est absurde. Peut-on être maquilleuse sans voir les couleurs ? Peut-on être coiffeur sans voir les couleurs ? Non. Nous, on ne peut pas se permettre de ne pas voir ce que ça implique dans le quotidien. »
déclare-t-elle. 

La militante en vient à aborder la question raciale d’un point de vue publicitaire, commercial. Pour elle, pas question de penser que les entreprises sont militantes, quand elles proposent des poupées Barbie racisées ou quand elles sortent un hijab de running, mais :

« Il y a des femmes musulmanes aussi veulent aller courir ou veulent à la piscine. Les entreprises ont des raisons commerciales, marketing. Comme Barbie. Je ne pense pas que ce soit la révolution féministe chez Mattel mais c’est important pour les petites filles, et les petits garçons, de voir des poupées handicapées par exemple. Ça n’empêche pas d’avoir un regard critique. Mais ça répond à des besoins. Tout le monde n’a pas le luxe de pouvoir boycotter une entreprise capitaliste qui traite mal ses employé-e-s. Encore une fois, c’est une question de privilèges. »

Elle rappelle la réalité par exemple des personnes noires qui ne trouvent pas en supermarché de shampooing adapté à leurs cheveux. Ou de produits cosmétiques adaptés à leurs teints. Il faut alors se tourner vers une boutique spécialisée, penser à s’y rendre puis s’y rendre. La charge mentale des personnes racisées est une question négligée, voire même méprisée.

SYMBOLES DE L’IMPENSÉ

Les inégalités sont profondes et restent encore largement impensées quand il s’agit de les regarder et de les analyser à travers la question raciale. Et des écarts se creusent quand certaines personnes médiatisées à outrance, à l’instar des Kardashian, s’approprient un héritage.

« La silhouette associée aux femmes noires était considérée comme vulgaire. La Vénus Hottentote a été étudiée même après sa mort, comme un corps anormal, comme un corps de cirque. Un corps qu’aujourd’hui les Kardashian essayent de reproduire. Et ça, ça leur rapporte de l’argent ! Elles en tirent des bénéfices alors que les femmes noires qui sont naturellement comme ça sont considérées comme vulgaires ! »

À la question « Est-ce là de l’appropriation culturelle ? », Rokhaya Diallo répond du tac au tac que « l’appropriation culturelle, c’est quand Kim Kardashian essaye de déposer le mot « kimono » comme original. Alors que tout le monde sait que « kimono » existe déjà et ce que ça désigne. »

L’exemple fait rire et sourire dans la salle. Mais finalement, elle pointe là une réalité qui existe et agit dans le quotidien, sans que l’on envisage sa violence, en tant que personne située dans la norme blanche occidentale. Tout comme elle avait souligné dans une émission la problématique du sparadrap, qu’elle évoque comme symbole de l’impensé.

« Les personnes non dominantes doivent sans cesse s’adapter. On prend la couleur du sparadrap comme acquise. Alors, on m’a dit « Oui, mais le sparadrap, il est pas vraiment blanc, c’est plus beige, plus foncé. » Oui, enfin le sparadrap il a quand même une teinte plus proche de la peau des blanc-he-s que de la mienne. Il y a le sparadrap mais il y a l’oreillette à la télévision, les collants, on dit « couleur chair »… ou même les chaussons de danse ! Les danseuses noires, elles teignent leurs chaussons en noir. Vous imaginez là encore le temps qu’elles y passent ? C’est du temps où elles ne dansent pas. Il faut sans cesse s’adapter, passer du temps à se renseigner, aller chercher le produit, colorer les trucs… Au CAP coiffure, ne pas savoir coiffer les cheveux crépus n’est pas un critère pour le diplôme. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que si tu as des cheveux crépus, peut-être que dans ton salon de coiffure, on ne va pas savoir s’occuper de toi. Qu’il va falloir te renseigner sur l’endroit où te faire coiffer, que ça va coûter cher, peut-être même finalement que tu vas pas être coiffé-e. Il faut habiter les grandes villes et mettre une logistique en place.», précise-t-elle. 

Pour son exemple du sparadrap, elle sera cyberharcelée pendant 15 jours. Parce que comme elle le dit, elle a fait exister sur la sphère publique un sujet qui n’avait jamais été traité. « Cette agressivité est liée par le fait qu’ils aient contraints de se positionner par rapport à ça. », précise l’autrice de La France tu l’aimes ou tu la fermes ?.

JUSQU’OÙ VA LA STIGMATISATION, LE MÉPRIS, LA MOQUERIE ?

Le corps non blanc est pensé et vu comme un corps hors norme. Pire, il est pensé et vu comme un corps qu’on peut habiter. Dont on peut se parer pour se déguiser. C’est bien là l’enjeu du blackface que Rokhaya Diallo tient à traduire en français par le terme barbouillage, soulignant ici l’ancrage de cette pratique - visant à se grimer pour ressembler aux personnes noires – en France (mais aussi en Europe, dans les pays esclavagistes).

« Quand on se déguise, on met un costume qui représente une profession ou une personnalité connue. On ne se déguise pas en autre humain. C’est là la manière la plus brutale de déshumaniser l’autre. On imite pour se moquer. On animalise, on décrédibilise une partie de la population. Et souvent dans des espaces où ces personnes sont minorisées. »
scande Rokhaya Diallo. 

Elle fait référence notamment au sketch « Le chinois » de Gad Elmaleh et Kev Adams : « Ils font un sketch en se déguisant et en se moquant alors que les personnes asiatiques sont complètement invisibilisées. Y a quasi 0 asiatique à la télévision française. C’est une dépossession de l’humanité des gens concernés et une dévalorisation de leur culture. »

Elle conclut son intervention dans le cadre des Mardis de l’égalité sur le titre de son dernier ouvrage Ne reste pas à ta place ! (sous-titré : Comment s’accomplir en ne faisant rien de ce qui était prévu). Un titre qui a pu déranger certaines personnes concernées, craignant qu’une injonction en remplace une autre.

L’autrice se justifie : l’intitulé n’a pas été voulu comme une injonction. « C’est un privilège que j’ai eu dans mon parcours. Et j’ai bien conscience que quand on appartient à un groupe opprimé, on n’a pas forcément la possibilité individuellement de s’extraire des injonctions et des oppressions. », poursuit-elle.

Le message, c’est de ne pas stigmatiser les personnes qui subissent une oppression, tout comme il est également très important, l’a-t-elle souligné précédemment dans son discours, d’arrêter de juger les femmes voilées en France et de leur ordonner d’ôter leurs voiles. Pour Rokhaya Diallo, il est important de célébrer « les victoires individuelles » et de « s’encourager les un-e-s les autres pour nos petite victoires. »

Sans se fixer des objectifs irréalisables, il est bon « de savoir que l’on peut avoir un impact chacun-e à son échelle. » Reconnaître ses privilèges en fait parti. Ainsi, une des premiers leviers que l’on peut actionner à titre individuel, c’est une remise en question autour de nos pratiques.

« Quand on est de gauche souvent on refuse de se poser des questions sur nous même, sur nos erreurs, sur nos fautes. La faculté à se remettre en question doit être intégrée. La gauche a besoin de revoir son histoire, c’est la gauche initialement qui était coloniale. », souligne-t-elle.

Il nous faut abandonner la rhétorique post-colonialiste et raciste. Celle qui consiste à vouloir penser « que la colonisation n’a pas eu que des mauvaise côtés… ». « On nous parle des routes mais qui a construit les routes dans le pays colonisés ? Pas ceux qui ont colonisé, je pense pas ! Les habitants n’en avaient pas les besoins, il ne faut pas inverser les choses. », resitue-t-elle dans le contexte.

Il y a aussi celle qui consiste à dire « Je suis pas raciste, je suis marié à une personne noire. » Rokhaya Diallo dégage cette absurdité avec une répartie bien sentie :

« Mais dans ce cas-là, ça veut dire qu’aucun homme hétérosexuel n’est macho ! Personne ne dit « Je suis pas sexiste, je suis marié à une femme ». Et quand l’exemple ne passe pas avec une femme, ça ne passe nulle part ! » 

Ecouter les personnes concernées. Ne pas stigmatiser. Réfléchir à nos pratiques et à nos privilèges. Se situer clairement. Cela constitue la base, la première marche. On peut aussi écouter les podcast de Kiffe ta race, suivre les événements organisés par des structures telles que déCONSTRUIRE à Rennes et même se rendre dans la bibliothèque de l’association. À nous de nous renseigner. À nous de faire le chemin. Pour être des allié-e-s et non des passeurs-euses de rapports de domination.

Célian Ramis

Celles du dessous racontées par celles du dessus

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Le 21 septembre 2019, ce sont Simone Alizon, Christine Papin, Odette Séveur, Raymonde Tillon et Maria Aubault qui sont Celles d’en dessous et leurs récits de vie, souvent délaissés ou méprisés par l’Histoire, composent une partie de notre Matrimoine.
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« Je vous appelle à la rescousse, je vous appelle à mon secours, femmes en qui j’ai pris ma source, mais dont l’image tourna court, qui ne demeurez dans l’histoire, que sous la forme de portraits, Ô vous dont l’œuvre dérisoire, jour après jour se défaisait, je vous appelle et je commence, derrière l’immobilité, de vos maintiens de convenance, à deviner la vérité, et quand monte en moi la colère, que, désespérément, je crois, retrouver au bout de la lumière, c’est vos visages que je vois. », chantait Anne Sylvestre dans Portrait de mes aïeules, en 1977. Le 21 septembre 2019, ce sont Simone Alizon, Christine Papin, Odette Séveur, Raymonde Tillon et Maria Aubault qui ont repris cette chanson, au cimetière de l’Est, à Rennes. Elles sont Celles d’en dessous et leurs récits de vie, souvent délaissés ou méprisés par l’Histoire, composent une partie de notre Matrimoine. 

Devant leur tombe, chacune leur tour, elles nous content leurs histoires personnelles. Il y a Simone Alizon qui, durant la seconde guerre mondiale, s’engage avec sa sœur Marie dans la résistance. Toutes les deux arrêtées en 1942, elles sont déportées à Auschwitz, rasées « aisselles et pubis compris, marquées comme des bêtes. » Sa frangine décède à 22 ans, et Simone, elle, est envoyée ailleurs pour travailler à l’armement nazi, là où avec d’autres, elles saboteront le boulot. Elle a 20 ans lorsque survient la Libération.

Christine Papin, elle, meurt en 1937, à l’asile public d’aliénés de Rennes. Condamnée à mort quatre ans plus tôt, c’est la faim qui la précipite dans la tombe. Avec sa sœur cadette, Léa, elles travaillaient au service de la famille Lancelin, au Mans. Jusqu’au soir où elles arrachèrent les yeux de Madame et sa fille et les tabassèrent jusqu’à leur dernier souffle. La scène du crime sera retrouvée nettoyée, le duo, nu, dans le lit de leur patronne et le double assassinat sera avoué sans motif ni préméditation. 

Y A-T-IL UNE VIE QUI NE MÉRITE PAS D’ÊTRE RACONTÉE ?

Quelques centaines de mètres plus loin, c’est la cousine Odette que l’on retrouve. Dans les années 30, « ne voulant pas (s)e réduire aux tâches ménagères », Odette Séveur répond à une annonce pour une émission à destination des enfants, sur une radio locale. En direct du cimetière de l’est, elle anime ce jour-là son fameux programme « Les matinées enfantines de cousine Odette ».

Enjouée, elle nous parle de l’historique du lieu et avec son énergie débordante nous cite quelques épitaphes dont la splendide « Si le paradis existe, attends moi au bar ». Aujourd’hui, elle donne son nom à un square rennais, heureuse qu’il y ait là «une aire de jeux pour les enfants ! »

Raymonde Tillon a elle aussi son avenue à Rennes, qu’elle partage avec son deuxième mari Charles Tillon. Grande militante pour le Front populaire, elle s’engage, lorsque la guerre éclate, dans la résistance et est arrêtée sur dénonciation, condamnée à 20 ans de travaux forcés. Elle mène la prison à la révolte, est envoyée dans différents camps en Allemagne en 1944, sabote les ateliers d’armement et sort de là 35 kilos à peine.

Mais Raymonde Tillon ne va pas s’arrêter là. À Marseille, elle reprend ses engagements politiques et devient responsable de la commission féminine de la CGT, avant de devenir députée et de figurer parmi les 33 premières élues à l’Assemblée nationale. La citoyenneté s’ouvre aux femmes :

« Je pense à Olympe de Gouges et sa déclaration. Il aura fallu 150 ans pour obtenir le droit de vote. Avec le combat de Louise Michel, d’Hubertine Auclert, de Séverine, des suffragettes et de bien d’autres. »

Et enfin il y a Maria Aubault, « une femme, une épouse, une travailleuse, une mère, une grand-mère, une arrière grand-mère, une arrière arrière grand-mère », décédée à l’âge de 107 ans. Elle se présente à nous, en 1930, elle est âgée de 23 ans et c’est le jour de son mariage.

Elle ne le sait pas encore mais elle va mettre au monde 4 enfants, va vivre dans une ferme avant de venir habiter à Rennes, de connaître les restrictions et les arrestations durant la guerre, elle va travailler à l’usine Monnier, subir 2 paralysies faciales dues au froid et à la fatigue des ménages, va aller au bal rue Ginguené, faire des voyages, marcher sur les bords de la Vilaine, perdre son fils ainé traumatisé par la guerre d’Algérie, va voir ses petits enfants grandir et être fière de sa descendance. En 2015, la grippe l’emporte. « Y a-t-il une vie qui ne mérite pas d’être racontée ? »

LEUR RENDRE LA PAROLE

La proposition initiée par la compagnie La mort est dans la boite est exaltante. Créée au départ en amateur, entre étudiant-e-s de Rennes 2, elle se professionnalise en 2010 et réalise des pièces, classées dans la catégorie Théâtre documentaire. C’est grâce à son nom que la structure est repérée par Nathalie Bidan, chargée du patrimoine funéraire.

« Elle fait des visites autour des sépultures remarquables et a constaté que ce sont quasiment que des hommes dont elle parle, souligne Laure Fonvieille, metteuse en scène. Je suis aussi co-présidente d’HF Bretagne et je suis très attachée au matrimoine. » Le spectacle Celles d’en dessous répond à une demande pour le cimetière de l’est, là où sont enterrées une criminelle, une animatrice radio, une politique mais aussi des inconnues, comme Maria Aubault, entre autre :

« C’est la grand-mère d’un ami. Il a interviewé son entourage pour nous apporter de la matière. Ça me plaisait énormément d’avoir une inconnue. On en a besoin, et moi la première, de voir que telle ou telle femme a vécu telle chose, a subi telle chose, etc. On se dit que ça arrive à d’autres femmes et que nous aussi on peut le faire ! Et puis, ça permet aussi de ne pas connaître que Frida Kahlo… »

DES FEMMES INSPIRANTES

Réhabiliter celles du dessous par celles du dessus, c’est l’engagement ici de Laure Fonvieille, combinant son militantisme, son métier de metteuse en scène et celui de costumière. Elle bâtit le projet avec Sophie Renou (Raymonde Tillon), et toutes les deux s’entourent d’une brillante équipe de comédiennes parmi lesquelles figurent Gaëlle Hérault (Simone Alizon), Sandrine Jacquemont (Christine Papin), Camille Kerdellant (Odette Séveur) et Manon Payelleville (Maria Aubault).

La première représentation, jouée le 2 juin 2019, fait carton plein avec 120 personnes présentes. Rebelote en septembre, avec une jauge volontairement réduite à une petite centaine de curieuses-eux arpentant les rues pavées du cimetière de l’est, à la découverte et à la rencontre de celles qui ont vécu hier. Pour certaines, les ressources sur leur vie étaient limitées, pour d’autres, il a fallu trier.

« On a écrit en trois jours avec les comédiennes qui sont vraiment parties prenantes de leur scène. On a monté ça avec la chanson d’Anne Sylvestre et aussi la déclaration d’Olympe de Gouges, les deux me tenaient à cœur. », souligne Laure Fonvieille. On ressent un réel plaisir à assister à cette déambulation, aussi engagée que créative, à la fluidité et l’équilibre très maitrisés grâce aux formes rythmées et variées des récits, mêlant poésie, violences, épreuves de la vie, combats du quotidien et militantisme politique.

« Quand on voit Maria Aubault, Simone Alizon, Raymonde Tillon, etc. et la richesse de leurs vies, ça fait du bien ! Y a pas que des grands hommes ! C’est chouette parce qu’il y a de tout. »
précise la metteuse en scène.

Raconter d’autres histoires, ouvrir son regard, attiser la curiosité, rendre possible les mêmes choses pour les filles et pour les garçons, intégrer la notion d’égalité dans le vocabulaire, les arts et les autres secteurs de la société… Valoriser le matrimoine à la même hauteur que le patrimoine, parce que non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin. 

 

  • DES DATES À VENIR ?

  • Le spectacle Celles d’en dessous n’a pour l’instant pas d’autres dates annoncées. Mais il y a de fortes possibilités pour qu’une adaptation se fasse au cimetière du nord, à Rennes. La ville de Strasbourg, également intéressée, a contacté Laure Fonvieille. La metteuse en scène, enthousiaste, explique qu’elle doit d’abord se rendre sur place afin de s’assurer pouvoir trouver de la matière. On n’en doute pas… Il faut donc rester à l’affut de l’actualité de la compagnie La mort est dans la boite (l’occasion de découvrir une compagnie locale qui développe des pièces de théâtre super intéressantes !) : https://cielmdb.com

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