Célian Ramis

Militantisme : visibiliser les lesbiennes

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C’est une histoire d’alliances. Toujours. Mais c’est aussi une histoire d’invisibilisation. Toujours. Les lesbiennes ont sans cesse lutté pour les droits des femmes, pour la dignité et le respect des individus, pour la défense des biens communs et sociaux. Pour tou-te-s.
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C’est une histoire d’alliances. Toujours. Mais c’est aussi une histoire d’invisibilisation. Toujours. Les lesbiennes ont sans cesse lutté pour les droits des femmes, pour la dignité et le respect des individus, pour la défense des biens communs et sociaux. Pour tou-te-s. Et pourtant, elles ont toujours été écartées de l’Histoire. Silenciées, méprisées, infériorisées, stéréotypées, stigmatisées… Elles sont souvent réduites à une série de clichés, quand elles ne sont pas ignorées par la société et ses représentations médiatiques, militantes, culturelles, artistiques ou encore sportives. 

Quand on pense homosexualité, on pense au masculin. Et dans les rares cas où on l’envisage au féminin, notre regard est biaisé par les clichés sexualisants et pornographiques. Par le fantasme de deux femmes hétéros se donnant du plaisir pour satisfaire les désirs des hommes. Et si elles affirment leur lesbianisme hors des codes hétéropatriarcaux, alors on les insulte en les traitant de mal baisées, d’aigries et on les réduit à l’image unique du « garçon manqué », d’une femme tentant de correspondre aux caractéristiques de la virilité hégémonique… Ces stéréotypes sexistes et lesbophobes encore très ancrés dans les mentalités accompagnent et participent significativement aux mécanismes d’invisibilisation des lesbiennes, de leur pluralité, de leur culture, de leurs trajectoires vécues, des difficultés subies, de leur histoire militante… Alors même qu’elles ont toujours été impliquées dans les mouvements féministes et LGBTIQ+, profitant à l’ensemble de la société. 

En mars dernier, tempête chez Disney-Pixar. Le géant de l’animation américaine s’apprête à sortir Buzz l’éclair sur les écrans et éclate alors la polémique autour d’une scène censurée montrant un baiser lesbien. Cela n’a rien d’anecdotique. Bien plus obscures que les salles dans lesquelles le dessin animé est projeté, les raisons de ce retrait résident dans une lesbophobie ambiante et insidieuse. Scandalisé-e-s par la découpe de la scène, des employé-e-s de Pixar ont décidé de dénoncer l’action publiquement afin de mettre les studios face à leurs responsabilités. Dans une lettre ouverte, iels déclarent que « presque tous les passages ouvertement gay sont coupés à la demande de Disney, sans prendre en considération les protestations des équipes créatives et exécutives de Pixar. »

La presse s’empare de l’information mais n’en analyse pas la profondeur et la spécificité. Certes, l’homophobie est incontestable du côté de la célèbre firme dont les films d’animation de ces dernières années ne sont teintés que de rumeurs autour d’un hypothétique progressisme (dans Luca, il est possible que les deux garçons s’aiment mais la ligne officielle défend qu’il ne s’agit là que d’amitié, et dans La reine des neiges, on suppose qu’Elsa pourrait être lesbienne, simplement parce qu’elle est célibataire du début à la fin du film et qu’elle ne se jette pas comme sa sœur sur le premier mec venu…). Mais surtout, elle est pensée quasi exclusivement au masculin.

NE PAS DIRE…

Et même lorsque la thématique lesbienne est abordée dans le film d’animation En avant, les articles ne mentionnent jamais le terme… On parle alors « du premier personnage homosexuel », tout comme on parle d’un « passage gay » censuré dans Buzz l’éclair, et on explique que le film est interdit de diffusion dans les pays du Moyen Orient en raison de ce « personnage homosexuel » qui explique « son homosexualité ». Ce personnage, c’est une policière. Si on ne le sait pas, on se figure une relation homosexuelle entre deux hommes. Parce que la lesbophobie s’exprime au croisement de l’homophobie et du sexisme. 

Au delà de l’élément de langage, qui lui non plus ne relève pas du détail, la polémique pointe le problème éducatif. Dans Le screen, à écouter sur Mouv’, Manon Mariani évoque, en parallèle de ce scandale, le vote de la loi – entrée en vigueur depuis le 1er juillet 2022 - en Floride interdisant d’enseigner à l’école des sujets en lien avec l’orientation sexuelle ou l’identité de genre. Cette loi nommée « Don’t say gay » par les opposant-e-s choque et suscite rapidement des réactions dénonçant la haine LGBTIphobe. De son côté, The Walt Disney Company reste, elle, silencieuse, puis finit par se positionner contre le projet, après avoir été sollicitée par des employé-e-s LGBTIQ+.

Plus qu’une histoire de puritanisme, le problème n’est pas isolé et propre à certains territoires uniquement. La lesbophobie dépasse les frontières de la Floride et du Moyen Orient. En France, la loi sur l’éducation à la vie sexuelle et affective existe depuis 2001 et son non respect ne choque personne. Si un rappel à l’obligation de dispenser au moins 3 cours par an dans les écoles, collèges et lycées a été tout de même effectué en 2018, le magazine Têtu souligne à juste titre que lorsque les sessions sont menées autour du consentement, de la contraception, des rapports femmes-hommes et de la sexualité, elles omettent « quasi-systématiquement l’aspect LGBT de ces sujets. » Et même dans des articles dédiés à la question, il est rare de voir apparaître le terme lesbienne, le terme homosexuelle étant plus largement répandu.

Comme s’il s’agissait de ne le dire qu’à demi mots. Comme s’il s’agissait de s’en excuser. Comme s’il s’agissait de préserver nos représentations bien hétéronormées de la femme soumise à l’homme. L’homosexualité au féminin serait-elle plus douce, plus rassurante, que le lesbianisme qui affirme et revendique une orientation sexuelle et affective en dehors des schémas patriarcaux ? Ce qui est certain, c’est qu’elles dérangent, les lesbiennes…

LES HOMMES D’ABORD

C’est toujours la même rengaine. Y compris dans les milieux LGBTIQ+ qui ne sont pas exempts de l’intégration et l’imprégnation des stéréotypes sexistes et des mécaniques d’oppression. En juin 2021, lorsque la FEERIE – Féministe Équipe de Recherche Insolente et Erudite – présente une partie de ses travaux à la Maison des Associations de Rennes, Alice Picard, Clémentine Comer et Françoise Bagnaud le disent : les engagements homos des années 70 et 80 commencent à peine à être étudiés. Surtout à Paris et surtout orientés gays. Elles ouvrent alors « la boite noire du militantisme rennais grâce aux archives de l’association Femmes Entre Elles et des militantes de A Tire d’elles. »

À cette époque, l’homosexualité figure sur la liste des maladies mentales. Elle se vit cachée. Beaucoup de femmes découvre le milieu LGBT par l’intermédiaire d’un homme, comme le précise ce jour-là la chercheuse et militante Clémentine Comer : « Les femmes que nous avons interviewées ont toutes à plusieurs reprises mentionné l’importance dans leur jeunesse, au lycée ou au travail, de la rencontre avec un homme gay qui a pu avoir la fonction de facilitateur d’une entrée dans le monde de l’homosexualité. » Dans la capitale bretonne, les lesbiennes militent au sein du Groupe de Libération Homosexuelle et tiennent, à l’occasion d’une semaine homosexuelle organisée à la MJC La Paillette, un stand dans le hall pour que les femmes puissent s’y retrouver. De là nait le Groupe Lesbien. Les rapports de force des hommes font obstacle à l’expression des femmes. Rapidement, des tensions apparaissent entre militantes lesbiennes et militants gays, scindant finalement le groupe en deux collectifs. 

Quatre ans plus tard, le Groupe Lesbien existe toujours et c’est dans son sillon que se lance l’association Femmes Entre Elles à l’ambition similaire : faire se rencontrer des femmes lesbiennes, leur permettant de vivre librement leur sexualité mais aussi de rompre l’isolement, de s’épanouir dans leurs vies, d’accepter et de comprendre leur homosexualité. La FEERIE livre des témoignages édifiants et joyeux. « Avant je ne comprenais pas ce que je vivais. C’est seulement quand on était ensemble que cela devenait réalité. », confie Chris. « C’est aussi le fait d’avoir pu vivre une relation amoureuse par le biais de l’association dans un milieu favorable et de ne plus être obligée de me cacher et de pouvoir enfin en parler ouvertement. », relate Laurence.

La non mixité, le rassemblement entre lesbiennes, apparaît comme essentiel et fondateur dans la construction de bon nombre de militantes de cette période. Car en dehors, nombreuses sont celles qui taisent leur orientation affective et sexuelle dans leurs familles, entourages et au travail. Certaines même la découvrent, comme Martine par exemple : « L’élément déclencheur, c’est dans ma vie d’adulte plus tard avec le wendo. C’était une ouverture vers un autre monde, des rencontres, une ouverture d’espace. J’avais un compagnon à l’époque, je l’ai quitté assez rapidement en 84/85. La séparation est liée au wendo et la rencontre des lesbiennes. C’est avec la création de cette association que je suis devenue lesbienne. »

LESBIANISME & FÉMINISME

C’est là que le militantisme lesbien et le militantisme féministe se rejoignent, à Rennes. Au début des années 80. L’association Femmes Entre Elles met en place des stages de wendo, une pratique d’auto-défense féministe adaptant les techniques des arts martiaux et de la self défense aux vécus spécifiques des femmes. Ces dernières « prennent collectivement conscience des violences qu’elles ont vécues » et partagent « un moment où elles acquièrent confiance en elles. » Se protéger lors d’une agression, apprivoiser sa peur dans une situation de tension pour ne pas céder à la panique, découvrir et valoriser sa force et sa puissance, voilà ce que le wendo propose.

En 1983, des adeptes de la pratique fondent l’association La Cité d’Elles qui se revendique féministe et se démarque de FEE, en donnant accès au wendo à des femmes hétérosexuelles. C’est alors un espace de rencontre entre le lesbianisme et le féminisme, des relations amoureuses émergent, l’homosexualité de certaines se découvre et se nourrit au fil des rencontres, ateliers et activités organisées. Les deux structures prônent le Do It Yourself et explorent les domaines menant à l’autonomisation des femmes, en se réappropriant des savoirs que l’on attribuait aux hommes, y compris ceux concernant le corps des femmes.

Les groupes lesbiens mènent de front défense des droits des femmes et reconnaissance des sexualités. Et surtout respect de celles-ci. Elles investissent La Paillette, proposent des activités, se mobilisent dans le cadre du 8 mars, nouent des relations avec les associations féministes, intègrent des réseaux féministes régionaux, nationaux et internationaux et participent à des rencontres avec d’autres groupes lesbiens, qui déboucheront sur la création d’une Coordination lesbiennes de l’ouest, en 1983. Si l’homosexualité et le wendo se pratiquent dans l’illégalité et dans le secret, les militantes s’épanouissent dans le cadre associatif qui permet un entresoi lesbien, portant un côté empouvoirant, facilitateur de rencontres et créateur d’opportunités. Ce dont témoignent Ulli et Nicole dont les voix résonnent à travers les travaux de la FEERIE.

« On avait des adresses. Une lesbienne donnait l’adresse d’une autre, comme ça, on pouvait voyager un peu partout, on était toujours hébergées. », dit la première. « Il y avait sans arrêt des femmes nouvelles, d’ouverture à d’autres choses et puis de nouvelles histoires d’amour qui commençaient et qui s’arrêtaient. », souligne la seconde. Là encore, les témoignages démontrent le côté structurant, social et militant de Femmes Entre Elles. « Le militantisme lesbien a forgé des apprentissages sociaux à l’international. Et pour certaines femmes, dans les milieux les plus modestes, ça a constitué un capital culturel de substitution. », analyse Françoise Bagnaud, membre de la FEERIE, militante féministe et lesbienne, et autrice d’un ouvrage à venir sur l’histoire de Femmes Entre Elles, dont elle est membre.

À cette époque, elles s’abreuvent des écrits lesbiens, fruits de réflexions émergentes, inspirantes et fondatrices dans l’histoire du féminisme des années 70 et 80. Monique Wittig, Christine Delphy, Marie-Jo Bonnet… toutes marquent le mouvement de luttes pour les droits des femmes, au sein du Mouvement de Libération des Femmes notamment, et l’enrichissent de théories d’émancipation, en particulier face à l’hétéronorme patriarcale. 

RETOUR DE L’INVISIBILISATION

C’est à cet endroit de la pensée féministe que les divergences et tensions apparaissent. Nous sommes au début des années 70 et les Gouines rouges naissent au croisement de la misogynie ambiante et la marginalisation ressenties par les lesbiennes dans le Front homosexuel d’action révolutionnaire et la volonté d’investir ces questions-là au sein des mouvements féministes, en particulier le MLF. Mais bientôt le processus d’invisibilisation se remet à l’œuvre. Il faudra attendre les années 2001 par exemple pour que le livre La pensée straight de Monique Wittig – publié en 1992 en anglais - soit traduit en français. Elle y présente l’hétérosexualité comme un système politique, basé sur la binarité des sexes auxquels sont attribués des genres – féminin et masculin – comportant des caractéristiques qui expliqueraient la répartition des rôles et des fonctions entre les femmes et les hommes dans la société (le travail reproductif pour les premières, le travail productif pour les seconds).

Elle appartient à un courant féministe dit matérialiste, soit un courant de pensée visant à réfuter les arguments biologiques comme moyens d’expliquer la supériorité d’un sexe sur l’autre. Elle défend l’idée que les hommes et les femmes sont des catégories politiques, produits d’une construction sociale visant à la domination masculine. Avec sa phrase, qui scandalisera de nombreuses militantes, « Les lesbiennes ne sont pas des femmes », elle affirme qu’en n’adhérant pas au modèle hétérosexuel en tant que système politique, les lesbiennes échappent au fait d’être femmes dans le sens de cette fameuse construction sociale. Adrienne Rich également théorise dans le même sens dans son livre La contrainte à l’hétérosexualité, critiquant par là même l’hétéronorme et ce qui en découle avec le mariage et la famille traditionnelle. Taxées de radicales, elles sont aujourd’hui seulement réhabilitées dans les milieux féministes, et encore, elles continuent de déranger comme le prouvent les réactions haineuses envers la journaliste et activiste Alice Coffin, autrice du brillant essai Le génie lesbien… 

Puisqu’elles ne couchent pas avec les représentants du patriarcat et de son sbire, le système hétéro, les lesbiennes sont-elles les seules véritables féministes ? La question bouscule et a le mérite d’entrer en profondeur dans le vif du sujet. Le féminisme serait la théorie et le lesbianisme, la pratique, selon Ti-Grace Atkinson, grande figure du féminisme radical et du militantisme lesbien. Dans les travaux présentés par FEERIE, on retrouve à Rennes ce climat de tensions, cette peur au sein de la Cité d’Elles « d’être définies comme moins féministes si on n’a pas de vécus lesbiens », indique un compte rendu de réunion. Un sentiment « que le lesbianisme peut être ressenti comme un jugement de valeur envers les femmes qui ne le sont pas. » Les points de vue divergent et toutes les militantes, féministes comme lesbiennes, ne s’identifient pas dans ce courant de pensée.

Les relations avec Femmes Entre Elles se dégradent alors que l’association défend certes la promotion de l’identité lesbienne, questionne les contraintes de l’hétérosexualité et de la binarité de genre, mais défend également l’expression plurielle des voix du lesbianisme. D’autres événements entachent la bonne entente et malgré l’action conjointe des deux associations contre la publicité sexiste (et notamment contre l’affiche d’une discothèque qui prône « Violer la nuit »), la communication leur fait défaut. Les militantes féministes « discréditent l’engagement de FEE » en parlant de « sous-culture lesbienne » et participent « encore une fois à invisibiliser les lesbiennes. »

AVANCÉES MAJEURES !

Et pourtant, elles ont œuvré et œuvrent toujours pour l’égalité. Elles fêtent cette année les 40 ans de l’association rennaise. Début juillet, FEE organisait un grand week-end festif à la MJC Bréquigny et revenait pour l’occasion sur les événements majeurs de sa création à aujourd’hui. On y constate une véritable volonté de créer un lieu convivial et militant, dans lequel les identités peuvent s’exprimer librement et dans lequel la visibilité et la reconnaissance sont des enjeux essentiels. Dans les années 80, la structure investit la radio en présentant une émission sur Radio Savane, devient le siège de l’association nationale Les Goudus télématiques, un service minitel créé par et pour les lesbiennes, participe aux stages de wendo et aux ateliers lecture, en invitant des pointures de la littérature et du militantisme féministe et lesbien comme Catherine Gonnard, Geneviève Pastre ou encore Suzette Robichon (dite Suzette Triton).

Le 17 mai 1990 marque un tournant hautement important : l’OMS retire l’homosexualité de la classification internationale des maladies mentales. Ce jour-là devient une journée mondiale de lutte contre les LGBTIphobies et FEE s’investit dans les actions orchestrées par le Centre LGBT de Rennes (devenu aujourd’hui Iskis), tout en poursuivant de nombreuses activités, comme l’organisation d’un rallye automobile, la réalisation d’un « Conte de FEE », une feuille d’informations mensuelle envoyée aux adhérentes, l’envoi d’une plaquette sur la visibilité lesbienne à plus de 150 médecins spécialisés (psys, gynécos, etc.) de Rennes et distribution de mini plaquettes à l’entrée du resto U. La décennie est marquante pour Femmes Entre Elles qui va désormais prendre part aux différentes manifestations du 8 mars, journée internationale pour les droits des femmes, et surtout qui va œuvrer pour que le terme lesbienne apparaisse dans la Gay Pride. Le 18 juin 1994, c’est une grande première en France.

La capitale bretonne accueille la toute première Lesbian & Gay Pride, appellation reprise au niveau national l’année suivante. FEE devient membre fondateur du Collectif Lesbian & Gay Pride de Rennes. En parallèle, elles poursuivent les fêtes femmes, soirées dansantes, les bistrotes, les ateliers d’arts plastiques, de théâtre, de clowne, de chant, les randonnées, sorties kayak, balades en vélo, les temps d’échanges de savoirs, les week-ends conviviaux, les séjours au ski ou à la mer ainsi que les ateliers écriture et lecture… Elles militent aux côtés de l’association féministe rennaise A Tire d’Elles pour se réapproprier l’espace public nocturne, elles dénoncent l’absence des noms de femmes dans les rues rennaises en renommant les rues du centre ville (initiative reprise ensuite dans diverses villes de France ainsi que dans un manuel scolaire de 1ère ES édité en 1997), elles participent à la Coordination Lesbienne Nationale, elles se mobilisent pour le PACS et contre les anti PACS et obtiennent une subvention pour le projet inter-associatif de création d’un théâtre forum contre l’homophobie. 

Depuis les années 2000, elles ne cessent d’interroger les inégalités entre les hommes et les femmes mais aussi le racisme intégré par les lesbiennes blanches, s’insurgent avec les féministes sur les différences de prix chez les coiffeurs ou sur la création d’un délit d’IVG, elles marchent dans la rue et font circuler des pétitions contre la montée du Front National en 2002, contre l’expulsion de Sena, une militante lesbienne turque (qui a ensuite obtenu son titre de séjour) ou encore pour les droits des femmes à circuler sans être importunées, à bénéficier de la contraception, du recours à l’IVG, pour les droits des sans-papières et des travailleuses du sexe, etc.

Elles initient une équipe de handball, des soirées FEEstives dans lesquelles les arts et la culture sont à l’honneur, instaurent de nouveaux ateliers, font perdurer certains anciens, se mettent aux réseaux sociaux, refont leur site internet, continuent les permanences à la MJC La Paillette et protestent contre les anti-Mariage pour tous, recevant au passage haine et injures des militant-e-s de la Manif pour tous… Elles maintiennent les liens étroits et partenariaux avec la Marche des Fiertés, le 8 mars à Rennes, les associations de santé des femmes à l’instar du Planning Familial, déménagent à Villejean, organisent des conférences, mettent en place des apéros zoom et une ligne téléphonique solidaire durant le confinement et éditent en 2021 le livre Paroles des FEES confinées avant de se concentrer sur l’organisation des 40 ans de l’association.

Quarante années de rencontres, de travail de réseaux, de combats pour les droits des femmes et des lesbiennes, de luttes pour visibiliser et faire reconnaître les identités de chacune. Quarante années de liens et de soutiens pour rompre l’isolement des femmes lesbiennes. Quarante années d’ateliers et d’activités pour avancer ensemble et pratiquer en toute sororité des loisirs créatifs, sportifs, artistiques et culturels. Quarante années d’échanges de compétences, autant en mécanique qu’en auto-défense en passant par la littérature et le yoga, et de savoirs, pour s’approprier son corps, sa vie, l’espace public, et s’autonomiser. Quarante années de remise en question du modèle patriarcal et hétérosexuel et d’interrogations face aux mécanismes de domination.

RÉHABILITER LE MATRIMOINE LESBIEN

Une histoire riche et passionnante que Françoise Bagnaud racontera bientôt dans un livre publié aux éditions Goater. Une histoire qui démontre que le militantisme s’exprime en province comme dans la capitale mais aussi qu’il côtoie aussi bien les problématiques sociales, politiques, culturelles, sportives, etc. « Ce que je veux montrer, c’est le côté dynamique de FEE, son côté politique aussi. Ce n’est pas pareil de se dire lesbienne qu’homosexuelle. C’est encore difficile aujourd’hui de le dire ! Des femmes n’ont pas voulu témoigner par peur d’être reconnues par leurs familles. », souligne Françoise Bagnaud. Membre de Femmes Entre Elles, investie dans la Lesbian and Gay Pride, co-présidente à une époque du Centre LGBT de Rennes et désormais militante au sein de l’association Histoire du féminisme à Rennes, elle le dit : « Il y a un travail de transmission et de matrimoine à faire. »

En 2015, elle commence à retracer l’histoire de FEE, retrouve des traces des fondatrices et en parallèle co-fonde la FEERIE, après avoir réalisé des entretiens sur les trajectoires des femmes lesbiennes. « Mon objectif avec le livre, c’est de revenir sur la dynamique de cette association unique en France qui continue d’exister. Des jeunes femmes sont venues nous voir à la Marche des Fiertés pour nous dire que Je crois que c’est important d’avoir des espaces et des moments de confort, de pouvoir se dire qu’à cet endroit-là, je peux être qui je suis sans qu’on me juge ou qu’on me renvoie des stéréotypes. C’est important qu’on change les images : les femmes ne sont pas toutes hétérosexuelles, blanches, etc. Beaucoup d’entre nous n’ont pas eu de figures lesbiennes au cours de leurs vies… », poursuit-elle. c’était bien ce qu’on avait fait. Les images comptent, les représentations manquent.

Au fil des interviews, les mêmes sont citées. Muriel Robin, Amélie Mauresmo, pour hier. Adèle Haenel, Céline Sciamma, Pomme, Hoshi, Angèle, pour aujourd’hui. Et dans les programmes télévisés populaires, les couples de lesbiennes apparaissent : « Dans Plus belle la vie par exemple - on en pense ce qu’on veut - mais ça permet de transformer la honte intégrée en quelque chose qui fait parti du monde. C’est très important de rendre les trajets des femmes lesbiennes d’hier vivants et de les relier à aujourd’hui. Sinon, on ne sait pas d’où on vient. C’est très important de partir des témoignages des femmes lesbiennes. Construire l’Histoire sans la parole des concernées, c’est de la domination. » 

Ne pas savoir d’où on vient et se sentir hors des normes. Se construire sans représentations permettant l’identification et la déconstruction par conséquent de l’idée que l’on est en marge de la société dans laquelle on évolue. Donner accès à une Histoire plus complète et complexe permet de rééquilibrer les savoirs qui ont partiellement ou entièrement été confisqués, au même titre que les mémoires de celles qui ont participé à bâtir les théories et ont permis les avancées dont les générations actuelles profitent. « Ça contribue à plus d’égalité, de respect entre les êtres humains. De comprendre de là où on vient pour savoir où on va. Créer de la solidarité entre les générations. Et rendre la fierté à toutes ces femmes qui ont dans l’ombre œuvré et n’ont pas eu de reconnaissance. », analyse Françoise Bagnaud.

Elle poursuit : « Je pense que c’était plus difficile d’être lesbienne dans les années 80 qu’aujourd’hui. On peut être fières de notre Histoire écrite collectivement. Quand des jeunes viennent me voir, c’est pour parler de cette Histoire. Ce que j’ai envie de transmettre, c’est que l’on peut être heureuses en étant lesbiennes ! Quand on grandit sans en parler, on intériorise une sensation de honte, d’anormalité. C’est un poids que l’on retrouve toute sa vie et que les gens ne mesurent pas. » Elle nous raconte la violence des manifestations anti-PACS et des manifestations anti-Mariage pour tous. Elle nous raconte comment elle a consolé des jeunes en pleurs après avoir essuyé insultes et menaces. « Va te faire soigner ! », « T’es un monstre ! » ou encore « Les goudus dans les trous ! » ne sont que quelques exemples d’injures haineuses et traumatisantes qui se répandent encore aujourd’hui avec la très récente extension de la PMA aux couples de lesbiennes (excluant toujours les personnes trans du dispositif).

L’homophobie est encore prégnante. « Si dans tous les lieux publics et dans les médias, on voyait des couples de femmes… Si dans les lycées, il y avait quelque chose sur d’autres possibles que l’hétérosexualité… Ça ferait du bien. Quand on voit ce qu’il s’est passé pour l’ABC de l’égalité… C’est spectaculairement rétrograde ! », scande la militante. Elle croit aux mobilisations, aux alliances, en l’empouvoirement dû à la réhabilitation des femmes ayant participé à l’Histoire, en les espaces de rencontres et de partage et au pouvoir de la parole, des échanges et de la communication. « Il faut amener les gens à sortir de leur point de vue pour regarder les questions des autres. Quand je vais chez des professionnel-le-s de la santé, je leur dis toujours que je suis lesbienne et on en discute. Ça permet une vision à 360° ! », précise-t-elle. 

UN COMBAT INCESSANT POUR LA RECONNAISSANCE

Ne pas visibiliser l’Histoire des lesbiennes, ne pas visibiliser la pluralité des orientations sexuelles et affectives dans les lieux de travail, les médias, les publicités, les espaces de socialisation, les sports, etc. participe aux violences qui s’exercent contre les concernées dans l’espace privé comme public, comme le démontre le rapport 2022 sur les LGBTIphobies, réalisé par SOS Homophobie. « Constat alarmant en 2021 : les lesbiennes qui subissent des violences et discriminations sont de plus en plus jeunes. Pas moins d’une sur quatre est mineure (contre une sur cinq en 2020) et près de la moitié a moins de 24 ans. », peut-on lire dans l’enquête. Insultes, menaces, rejets, séquestrations… Les violences ont principalement lieu dans la sphère familiale, premier contexte de lesbophobie, avant le cadre professionnel. Autre source de violence en augmentation : l’outing.

« Ce dévoilement de l’orientation ou de l’identité de genre sans le consentement de la victime représente 14% des cas de lesbophobie rapportés à l’association en 2021, contre 10% en 2020. », souligne le rapport. Manque ou perte de confiance en elles, nombreuses sont les lesbiennes à vivre (ou survivre) dans un climat de peur et de tensions permanentes : « Les agressions physiques et sexuelles représentent encore 14% des cas rapportés tous contextes de lesbophobie confondus. Les femmes en couple sont particulièrement exposées à ces violences : 21% d’entre elles sont en couple, contre 11% des victimes de gayphobie, par exemple. »

Pour lutter, les militantes ont instauré en avril 2021 la première Marche pour la visibilité lesbienne en France, à l’occasion de la Journée de la visibilité lesbienne (26 avril). Elles luttent contre l’invisibilisation constante des lesbiennes et revendiquent le droit d’accès à la PMA, au même titre que les couples hétéros. Elles sont des milliers à occuper l’espace public, à prendre la rue et donner de la voix pour faire entendre leurs histoires, leurs trajectoires et leurs désirs. Parce que c’est encore un lieu d’agressions verbales, physiques et symboliques, elles se le réapproprient. 

L’intime est politique. Et en tant que LGBTIQ+, leurs existences sont sans cesse soumises au jugement de la société. Dans les années 80, il faut batailler pour faire sauter l’homosexualité de la liste des maladies mentales. Dans les années 90, il faut batailler pour instaurer le PACS et que les couples homosexuels puissent obtenir un statut face à l’institution. Dans les années 2010, il faut batailler pour que les couples homosexuels accèdent au même droit que les couples hétérosexuels : le mariage. Dans les années 2020, il faut batailler pour inscrire dans la loi la possibilité pour les couples lesbiens d’avoir recours à la PMA. Les combats sont longs et douloureux.

Les victoires, faibles par rapport à l’ampleur des énergies qu’il aura fallu déployer. Et souvent, les victoires sont amères. Les lois sont votées au rabais, après une déferlante de souffrances infligées sans relâche par des opposant-e-s LGBTIphobes ultra médiatisé-e-s, là où les concerné-e-s sont elleux peu consulté-e-s et interrogé-e-s. Leur absence des débats publics choquent à peine tandis que leurs luttes profitent largement aux personnes hétérosexuelles, qui peuvent opter pour le PACS et ainsi donner à leurs couples un cadre juridique plus souple que le régime matrimonial, et aux célibataires, qui peuvent désormais concevoir un enfant ou plusieurs sans avoir un-e partenaire dans la parentalité. 

LA MATERNITÉ EST PLURIELLE

Des avancées qui ne seraient jamais arrivées sans les combats acharnés des personnes LGBTIQ+, obligées de justifier non seulement de leurs existences mais également de leurs désirs d’officialiser et protéger leurs relations et leurs familles (dès lors qu’elles ont prouvé, en démontant les arguments essentialistes, réducteurs, opprimants et autres thèses biologiques, leurs capacités à élever des enfants…). « Nos combats minoritaires profitent à toute la société. On ne se bat pas que pour nous ! », s’exclame Lisa, co-fondatrice avec Elsa, du compte Matergouinité à découvrir sur Instagram. « J’ai eu du mal à me projeter en tant que mère avec mon ex compagne. J’avais du mal à me retrouver car je ne voyais pas d’images d’autres mères qui me ressemblaient. », explique-t-elle. Parce que la maternité est pensée dans le cadre hétérosexuel.

Parce que la maternité est pensée dans les critères de la féminité patriarcale. Lorsqu’Elsa arrive à Bagnolet dans la colocation, elle cherche pour les besoins de son travail de journaliste une photo pour illustrer un article concernant la maternité. Et ne trouve que des images stéréotypées : « Sur les photos en général, on voit des femmes très féminines, avec les ongles vernis, couleurs pastel, les cheveux longs, etc. D’autres femmes existent ! » Elles fondent alors Matergouinité dont l’objectif est de diffuser des visuels et des témoignages démontrant la pluralité des modèles familiaux. Le compte valorise deux piliers : la représentation des mères qui leur ressemblent davantage, « butchs, punks à chiens, etc. », dans des configurations familiales diverses (familles monoparentales, couples lesbiens cis et/ou trans, familles recomposées, etc.) et la diffusion d’une culture lesbienne « hyper riche et radicale au point de vue des luttes ».

Elles citent Hanane, co-fondatrice des Femmes en lutte 93, Magie Nelson, essayiste, poétesse et universitaire américaine, ou encore Faika El-Nagashi, personnalité politique écologiste, féministe et lesbienne en Autriche. Comme elles le disent, elles souhaitent mettre leur grain de sel autour de la politisation de la mère, à l’instar de Fatima Ouassak, fondatrice de Front de Mères à Bagnolet, ou encore du festival Very Bad Mother à Concarneau. « Au départ, on a fait ça pour se faire plaisir. Pas forcément dans l’optique de changer les mentalités. On a eu des retours très positifs. Mères rasées, poilues, avec des enfants… ça me fait du bien de voir d’autres mères qui me ressemblent ! », souligne Lisa qui poursuit : « Soit on est militantes, soit on est mères. Ce sont des sphères souvent assez séparées alors qu’on peut partir du fait d’être mère pour construire son militantisme. »

La politisation de la maternité lesbienne et la parentalité queer s’affirme rapidement sur leur compte Instagram qui participe à visibiliser la communauté. De manière très accessible. « Il y a plein de mères, elles n’ont pas à s’excuser, elles n’ont pas à montrer pattes blanches. La sociologue Sylvie Tissot montre que les mères lesbiennes sont acceptées quand elles sont blanches, aisées, etc. Quand elles ne remettent pas en question l’ordre établi… Nous, on veut montrer autre chose. », ajoute Elsa. Parce que les lesbiennes n’ont pas attendu l’extension de la PMA pour avoir des enfants. Parfois, elles sont allées à l’étranger. Parfois, elles ont eu des enfants dans un couple hétérosexuel. Parfois, elles se sont mises en couple avec des femmes ayant déjà des enfants. Elles ne se sentent pas toutes légitimes à en parler. Elles ne se sentent pas toutes mères lesbiennes. Lisa et Elsa le signalent : le compte Matergouinité n’est pas une publicité pour la maternité.

Pas question pour elles de rajouter de la pression à l’injonction d’avoir des enfants. Il s’agit là de visibiliser une réalité, de repenser les représentations autour de la maternité, de questionner les schémas de la famille nucléaire, de s’interroger sur le militantisme quand on est mère, etc. Pour Lisa, « il y a une injonction très forte de dire que les femmes doivent être mères. Le féminisme a voulu rompre avec ça à l’époque. Aujourd’hui, c’est important de politiser la maternité en pensant les modes de garde et les manières de s’organiser pour continuer à militer. » Elsa prend la suite, posant la question : « Comment concilier la vie de mère gouine militante ? Nos lieux de sociabilité sont tournés vers les manifs et la fête. Qui ne sont pas forcément pour les enfants. Des choses se jouent à ce niveau-là. Il y a une super alternative grâce à La Bulle, à Rennes. C’est très concret puisque l’association propose de garder les enfants pendant les événements festifs et militants. C’est en train de se monter en ce moment à Paris. »

Par les photos et les messages qu’elles postent sur les réseaux sociaux, les deux militantes donnent accès à de nouvelles représentations. Nouvelles dans le sens de la diffusion. À des représentations plurielles, multiples, réelles. Qui bouleversent les codes d’une maternité unique et hétérosexuelle. Qui déboulonnent l’indécrottable idéologie binaire et fascisante basée sur la famille « papa, maman, enfant-s » comme unique modèle... Et qui clament des réalités joyeuses et libérées du schéma traditionnel patriarcal. Les fondatrices de Matergouinité le revendiquent : « On est ravies d’être lesbiennes ! On n’a pas besoin qu’on nous tolère. On existe, on est là. La société attend qu’on se fonde dans la masse. On questionne l’hétéronorme et on le fait du point de vue de la marge. C’est une position hyper précieuse. »

Alors oui, elles ont conscience qu’en gagnant en visibilité, elles s’exposent au fameux backlash (retour de bâton), et ont également conscience que les comptes militants sur les réseaux sociaux, bien que très investis par les lesbiennes, restent encore assez restreints en terme d’abonné-e-s : « On se heurte toujours à une certaine limite, ce n’est pas du média de masse. Mais l’idée, c’est de se faire du bien et d’échanger des ressources. » Ici, montrer qu’il y a de nombreuses manières de vivre sa maternité lesbienne, de nombreuses manières d’être une mère lesbienne, un parent queer. Diverses manières d’être une famille.

Casser avec les représentations de la famille parfaite. Concilier vie privée et vie militante. Poser des questions spécifiques au vécu de femme lesbienne. Témoigner de sa parentalité trans. Rendre légitime les existences, doutes, vulnérabilités, expériences, ressentis, etc. des parents queer. « Les lesbiennes continuent d’être invisibilisées. Même moi, en tant que lesbienne depuis l’adolescence, si j’arrive dans un nouveau boulot et qu’une femme à l’air hétéronormé me parle de ses enfants, je vais d’abord penser qu’elle est mariée à un homme. Alors qu’il n’existe pas que le schéma hétéro et patriarcal ! », scande Mireille Le Floch, membre de Femmes Entre Elles, militante féministe et lesbienne.

SILENCE AU TRAVAIL…

Elle brandit son homosexualité comme un étendard dès quand elle en a l’occasion : « Quand je vais à un stage de yoga ou de développement personnel, sur 40 personnes, je suis la seule lesbienne. La seule lesbienne à le dire. » Elle l’affirme dans l’espace public ou semi public pour ouvrir la voie, donner l’opportunité à d’autres de le faire, si jamais elles n’osent pas, par peur des jugements, des insultes et menaces. « Aujourd’hui, on pense qu’il n’y a plus de problème autour de l’homophobie mais il y en a toujours ! », scande-t-elle. Et en effet, un rapport récent montre que les lesbiennes parlent très peu de leur orientation sexuelle et affective dans le cadre du travail. Pour la première fois en France – et en Europe – une enquête offre des données représentatives des femmes lesbiennes et bies (en couple homo) et des chiffres parlants concernant la visibilité en entreprise.

Cette enquête VOILAT (visibilité ou invisibilité des lesbiennes au travail), que l’on doit à l’association LGBTIQ+, L’Autre Cercle, et à l’Ifop, révèle que 53% des personnes interrogées a subi au moins une discrimination ou une agression au cours de sa carrière professionnelle. Conséquences lourdes et directes sur la santé émotionnelle et mentale : elles sont 34% à avoir quitté leur travail et 45% à avoir eu des pensées suicidaires. Le rapport souligne également que 41% des répondantes ont vécu des moqueries ou des propos désobligeants qui leur étaient personnellement adressé-e-s et 62% ont été témoins de termes lesbophobes sans qu’ils leur soient personnellement adressés.

Ces ambiances malaisantes et discriminatoires entrainent un véritable frein à la visibilité lesbienne et bie dans le cadre professionnel et expliquent que les personnes concernées taisent leur orientation sexuelle et affective sur les lieux de travail. Dans Le génie lesbien, Alice Coffin explique : « À l’université, en entreprise, dans les institutions, la République français estime que pour bien faire son travail, il faut être neutre. Ne pas afficher d’appartenance particulière. Être lesbienne en est une. Être noire en est une autre. On tolère que vous soyez lesbienne ou noire. À condition de ne pas le mettre en avant. C’est ce principe de « neutralité » qui sert de repoussoir. « La neutralité de l’État » est un concept solidement implanté en France. Théoriquement. Cat l’État sort volontiers de sa neutralité pour mettre les drapeaux en berne et célébrer, en 2005, la mort d’un pape aux positions homophobes (Jean Paul II). »

À propos du monde des médias, elle écrit : « Appliqué au journalisme, où règne déjà le mythe de l’objectivité, ce totem du neutre a des conséquences graves sur le recrutement ou l’encadrement des professionnels des médias et sur la qualité de l’information. Se dégager de ce mythe est une question de survie démocratique. J’ai été bâillonnée comme journaliste féministe et lesbienne. » Les chiffres montrent que si elles en parlent, elles auront plutôt tendance à le dire à quelques collègues ayant à peu près le même niveau qu’elles et moins à leurs supérieur-e-s hiérarchiques. 

« Seul un tiers des femmes lesbiennes et bisexuelles est visible de l’intégralité de ses supérieurs. En creux, ces indicateurs permettent de prendre la mesure du chemin qui reste à parcourir pour que leur visibilité au travail ne soit plus un sujet. »

C'est ce qu'indique l’enquête qui se poursuit sur une liste de renoncements « qui ont un coût psychique et émotionnel certain », comme par exemple le fait de ne pas participer à un événement organisé par le travail où les conjoint-e-s des salarié-e-s sont invité-e-s (41%), le fait d’omettre volontairement de parler de ses activités « connotées LGBT+ » comme la Marche des Fiertés, un événement ou une soirée LGBT+ (44%), le fait de ne pas prendre de congés pour un PACS ou un mariage avec sa femme (34%), le fait de ne pas prendre des congés pour maternité ou parentalité (33%) ou encore le fait de ne pas indiquer le nom de sa conjointe sur la mutuelle, le plan d’épargne entreprise ou en tant que personne contact (38%).

« J’étais à Belfort au début de ma carrière et j’ai ressenti l’isolement. On ne s’affiche pas en début de carrière, on ne veut pas être l’objet d’exclusion. Quand on est lesbienne et qu’on vit une rupture, c’est difficile d’en parler au boulot. L’isolement est important. C’est sûr que c’est plus facile quand on est dans les normes de la société. », explique Isabelle Siaud, présidente de FEE. Ingénieure chez Orange, côté recherches, elle a pratiqué le féminisme durant toute sa vie, comme elle le dit, en côtoyant le monde masculin des matières scientifiques.

« Au travail, je ne dis pas que je suis lesbienne. Par contre, j’ai un Facebook avec mon vrai nom sur lequel j’affiche mon militantisme. Je ne cache pas mon identité. Si on me cherche, on me trouve. Mais je ne fais pas une promotion de mon identité. Je ne suis pas obligée de la revendiquer. Je ne suis pas dans un affichage de l’identité lesbienne mais plutôt dans un affichage féministe car le problème vient de là : la société est régie par les hommes. », poursuit-elle, en précisant : « Je vais être à la tête d’un gros projet. Je voulais publier une photo de moi à la Marche des Fiertés avec un tee-shirt FEE et j’ai hésité par peur que mon patron change d’avis et donc de cheffe de projet. » Elle défend néanmoins l’idée que ce qui se passe dans la sphère intime reste dans la sphère intime. « Alice Coffin parfois, je la trouve trop violente. On n’est pas obligées de révéler ce qui se passe dans la vie privée… », affirme-t-elle. 

LE PRIVÉ EST POLITIQUE

Ici, les points de vue divergent. Si toutes sont d’accord pour dire que la revendication de l’identité lesbienne ne doit pas être une injonction mais un choix et une affirmation de chacune, en revanche, elles affichent un discours différent sur le côté politique de l’intimité. Car le fait de taire son identité lesbienne est encore majoritairement subi et non choisi, comme l’indique l’enquête VOILAT. Ainsi, Mireille Le Floch réagit :

« Evidemment, le privé est politique ! C’est parce qu’on n’a pas encore l’égalité que je me nomme lesbienne. Parce qu’il y a encore des discriminations. Dans mon idéal, je voudrais me nommer « la vie qui me traverse », revendiquer ma tête, mon corps, mes jambes, mon amour, etc. Mais tant qu’il y a de l’invisibilité, des discriminations, de la souffrance, je pense que c’est important de le dire. On est d’accord que le privé, ça ne regarde personne. Mais ici, mettre le privé dans le public permet de se dire par exemple « ah mais oui, ma médecin est homo, je l’adore ma médecin, elle est super ! ». Comme ça, sans prosélytisme, ça permet de prendre en compte la diversité des manières de vivre. Il y a encore trop d’invisibilité et cela mène aux préjugés. »

Elle pointe l’absence de modèles. L’absence de représentations. Et rejoint alors le propos d’Alice Coffin à ce sujet : « Eh bien, moi, cela me regarde. Je suis passée à côté de dix ans de ma vie parce que je n’avais pas d’exemples de lesbiennes auxquels m’identifier. À cause de ceux qui confinent l’homosexualité à la sphère privée. Un quart des ados LGBT a déjà fait une tentative de suicide. L’absence de personnalités out en France a un lien direct avec l’écho donné à la haine de la Manif pour tous, le suicide des adolescents LGBT, le report systématique du vote de la PMA (elle explique d’ailleurs dans une autre partie du livre comment le débat s’est déroulé sans les lesbiennes, ndlr), les discriminations qui visent l’ensemble des minorités françaises et pas juste les homosexuels. La familiarité entraine l’acceptation. Quand des politiques ont pour collègue un député gay, quand des journalistes ont pour consœur une reporter lesbienne, quand des sportifs ont un coéquipier homo, ils, elles hésitent avant de balancer une insulte homophobe. » 

L’enquête sur les lesbiennes et les bies confirme : les leviers de la visibilité identifiés par les interrogées non-visibles reposent sur la visibilité de la présence d’autres personnes LGBT+ au travail. Dans les explications données par les femmes lors des entretiens, réalisés par les bénévoles de l’association L’Autre Cercle, le sexisme apparaît en premier lieu. Les risques de discriminations dues au fait d’être une femme évoluant dans le milieu professionnel, teinté de la vision patriarcale encore aujourd’hui, rendent encore plus difficile la visibilité et génèrent une auto-censure spontanée des femmes concernées, précise le rapport qui pointe la peur de subir une double discrimination en se rendant visibles (la première étant la précarité et les faibles revenus des postes « féminisés »), la peur d’être hypersexualisées à cause du fantasme masculin et la peur d’être cataloguée « lesbienne de service ».

Un sentiment souvent partagé avec les hommes gays, à la différence que « dans certains cas, être gay peut apparaître comme positif, notamment dans le monde créatif par exemple, qui assoie une forme de légitimité. Or, ce « bénéfice » n’existe pas pour les lesbiennes, aucune situation ne permet de le valoriser dans l’imaginaire collectif. Elles ne bénéficient pas non plus des réseaux gays puissants associés car, de par leur éducation notamment, elles développent moins une stratégie de réseau et n’ont pas l’habitude de revendiquer et de demander. » Le sexisme s’affiche donc comme le ciment de cette invisibilité à laquelle se rajoute la spécificité d’être lesbienne et donc en dehors de la norme, celle-ci étant hétérosexuelle (blanche, valide, cisgenre, etc.).

Les rôles modèles sont précieux, à tous les niveaux de la hiérarchie professionnelle et sociale, dans tous les secteurs de la société. « On a besoin d’expression des histoires d’amour lesbien au cinéma par exemple, comme dans Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma. », cite Isabelle Siaud, là où Mireille Le Floch prend pour exemple la série Dix pour cent, de Fanny Herrero :

« On voit un couple de lesbiennes et c’est super mais ça reste de l’exception. Le fait qu’on le remarque montre bien que ce n’est pas banalisé. » 

LE BONHEUR D’ÊTRE SOI…

Tout comme le terme lesbienne n’est pas banalisé. « Dans cette société hétérosexiste, on pense avec des mots. Les mots ont un impact structurel sur notre manière de penser. On apprend à lire et à écrire de façon hétérosexiste. Le mal être vient quand on se dit qu’on est différent-e-s. Et on a besoin du sentiment d’appartenance par sécurité. », commente Mireille. Elle interroge : « Comment fait-on par rapport au groupe alors ?! À plusieurs, on devient plus fort-e-s. Quand je suis entrée dans l’association, je vivais avec ma compagne depuis 10 ans. Elle ne s’est jamais sentie lesbienne. Moi, à 23 ans, mon père m’avait rejetée, reniée. Je vivais cachée. Heureuse mais cachée. Je voulais rencontrer d’autres femmes comme moi et changer les mentalités. Et pour cela, il fallait se rendre visible. Pour moi, ça a été une grande découverte parce qu’à la télé, dans les documentaires, etc. je ne m’identifiais pas. Là, en arrivant dans FEE, on pouvait être soi-même et bien avec les autres. Et quel bonheur de pouvoir être soi avec d’autres ! C’est un bonheur banal mais un bonheur ! »

Un bonheur qui participe à la construction de l’identité de femme, de lesbienne. « Et si on est plus fortes collectivement et qu’on acquiert de la visibilité collective, on devient plus fortes individuellement, dans nos vies, auprès de nos familles, nos entourages, nos boulots, etc. Ce qui n’est pas nommé n’existe pas. Alors, au sein de FEE, on s’est nommées lesbiennes dans les statuts et on s’est rendues visibles au monde. Puis on est allées vers la mairie pour obtenir des subventions. On a obtenu la première en 1994, je peux vous dire que ça a fait grand bruit ! Il y avait même un tract du FN qui disait que les impôts locaux étaient gaspillés en nous donnant de l’argent… On a fait ajouter le terme Lesbian à la Gay pride parce qu’il n’y était pas alors que les femmes participaient à la Marche ! Et puis, on a eu un stand comme les autres à l’occasion du 8 mars plus tard. On voyait bien qu’on dénotait. Que tout le monde n’était pas habitué à rencontrer des lesbiennes… On a continué encore et encore à se rendre visibles. », scande la militante.

Se nommer pour exister, se rendre visible pour exister. Pour casser les clichés et élargir le champ des possibles. Et donner la possibilité de nommer : « Une lesbienne va avoir la capacité de dire qu’elle est lesbienne si on lui donne l’espace pour le dire. Je suis psy et je travaille dans une structure médico-sociale. Quand je rencontre une personne, je lui demande où elle en est au niveau affectif en posant la question « Vous êtes avec une femme ? Avec un homme ? ». Sans préjugé, on peut donner l’espace pour parler. »

LA PEUR DES MOTS…

Sinon encore une fois, on participe à l’invisibilisation toujours très marquée et très forte dans le langage. Encore une fois, la journaliste, essayiste et activiste lesbienne Alice Coffin pointe l’angoisse que le terme lesbienne provoque. Dans Le génie lesbien, elle commente : « Le mot « lesbienne » fait peur. Lesbienne, lesbienne, lesbienne, lesbienne. L’écrire, le dire, est une transgression, une émancipation, une révolution. Le terme terrifie. Les lesbiennes elles-mêmes répugnent parfois à l’employer. » Plus jeune, elle se dit que c’est parce qu’il sonne mal à l’oreille. Elle réalisera plus tard que nombreuses sont celles qui pensent comme ça, révélant ici une problématique latente qui se démontre jusque dans le titre de la série The L Word, de la même manière que l’on dit à demi mots « the F word » pour ne pas dire Fuck, ou ici Lesbian.

Les médias, les politiques, etc. préféreront parler de « couple féminin », à l’instar d’Edouard Philippe dans une émission consacré à la PMA pour tou-te-s, ou de « fascinante amitié », à l’instar de certains journaux proposant une critique du film de Céline Sciamma, Portrait d’une jeune fille en feu. Ce qui sera repris et calqué sur les histoires d’amour hétéros : « Roméo et Juliette. L’histoire de la fascinante amitié entre deux jeunes gens à Vérone » ou « Jack et Rose, une fascinante amitié nouée juste avant le naufrage du Titanic ». Ça fait sourire de prime abord. Puis, ça refroidit sévèrement. Parce que la lesbophobie est criante. Elle analyse ensuite :

« Ce qui définit la lesbophobie, outre le sexisme, outre l’homophobie, qui en sont les composantes, c’est l’invisibilisation. Faire en sorte que les lesbiennes n’existent pas, n’existent plus, en commençant par usurper leur nom. Le leur voler. Ou le rendre imprononçable. Je ne connais pas d’autres minorités qu’on efface à ce point. La responsable d’une grande organisation LGBT internationale tentera de m’expliquer la chose : « Tu comprends, tout le monde a l’impression que les lesbiennes sont toujours contre. » Contre ? Nous, on est contre ? Nous, qui donnons de notre temps, de notre argent, de notre bien-être pour toutes les causes sans nous occuper de nous-mêmes, nous serions contre ? »

Elle démontre même comment les algorithmes des GAFA pervertissent l’appellation lesbienne, dit-elle, allant jusqu’à bloquer les mails envoyés par la Conférence Lesbienne Européenne, les reléguant au rang de courrier indésirable à cause de la mention lesbienne. Les associations ont mené bataille et obtenu gain de cause auprès de Google qui a modifié ses paramètres. « Désormais, on ne tombe plus sur des scènes de sexe destinées aux hommes hétéros lorsqu’on tape « lesbienne » dans la barre de recherche du Google français. Mais cela a été le cas pendant des années et ça l’est toujours dans de nombreux pays. Toute la problématique lesbienne, tout le pouvoir du patriarcat est là. Les lesbiennes ne peuvent se renseigner sur leur actualité, chercher des informations sur leur histoire, parce que des hommes ont occupé et confisqué leur terrain pour satisfaire leurs désirs. Le mot « lesbienne » invisible partout ailleurs, est le plus visible des mots, le plus recherche, sur les sites de cul. », poursuit la journaliste.

REVENDIQUER SA FIERTÉ

Même discours du côté d’Elsa, du compte Matergouinité, qui regrette que « le mot lesbienne renvoie à des contenus pornos sur internet… ». Dans l’intitulé, elle et Lisa affirment leur appartenance à la communauté queer : « On part de qui on est nous. Et nous, on est gouines. Gouine inclut les lesbiennes, les bi-e-s, les trans, les non binaires, etc. » Au même titre que pute, PD ou queer, l’appropriation de l’insulte gouine permet d’inverser le stigmate.

« C’est un mot que seules les lesbiennes, les queer peuvent utiliser. Ce serait super gênant que les hétéros le disent. C’est une dimension très politique pour nous. On est fières d’être gouines. C’est au cœur de ce qu’on est nous, de ce qui nous fait penser le monde. C’est hyper fort de se dire gouines ! Ça veut dire qu’on ne s’excuse pas d’être nous ! Et puis, le terme apporte la dimension queer incluant les trans les gouines et les pédés, un groupe dans lequel on se retrouve. Le mot lesbienne est chargé aussi et c’est important d’utiliser ces deux termes politiques. », analysent-elles.

Elles ajoutent : « Le mot gouine passe crème chez les lesbiennes, ça se voit dans les podcasts ! » Et ce n’est pas Juliette qui dira le contraire. Avec d’autres militantes lesbiennes, elle anime la très qualitative émission de radio Gouinement lundi, diffusée chaque 4ème lundi du mois sur Fréquence Paris Plurielle (à écouter également sur les plateformes de podcasts et sur leur site). 

LE POUVOIR DES MOTS ! 

Elle a rejoint le projet en 2016. Il était lancé depuis déjà un an, porté par plusieurs associations comme SOS Homophobie, Yagg, l’inter-LGBT et Fières, structure dans laquelle elle a commencé à militer. « Le constat était qu’au sein même du milieu LGBT, il y avait peu de représentations lesbiennes. Radio Fréquence Plurielle a proposé un créneau par et pour les lesbiennes en réponse à ce manque d’espace dans les médias mainstream et communautaires pour la parole des lesbiennes et bies, cis et trans. », explique Juliette. L’équipe travaille d’arrache pied à l’accessibilité de l’émission. Si les militantes rendent visibles les parcours, les joies et les difficultés des lesbiennes, elles n’en oublient pas de les rendre audibles également.

« On fait attention au langage, ne pas utiliser le jargon du militantisme, bien expliquer les choses, ne pas faire de l’entresoi parisien. L’idée, c’est qu’une jeune de 14 ans dans la Creuse puisse nous trouver sur internet, nous écouter et nous comprendre. », précise-t-elle. À travers les mots, elles donnent à entendre la culture lesbienne. À travers la parole des concerné-e-s, elles donnent corps à leurs existences. « Et on existe depuis longtemps ! », rigole-t-elle, en poursuivant : « On est plutôt pas mal en terme de visibilité. On constate une croissance de nos écoutes. Par mois, on est entre 2 000 et 3 000 écoutes. Alors, on n’est pas très écoutées du grand public, par contre, on est bien référencées et c’est ça qui compte : servir à celles et ceux qui font des recherches sur internet. On est dans une niche en fait. Les retours sont touchants et chaleureux. On propose des sujets qui parlent des lesbiennes, cis et trans, avec des réflexions qualitatives, et les gens nous disent qu’ils découvrent des choses et s’identifient aussi. En fait, ça nous donne un lien, on existe et on se retrouve dans des références communes. »

Elle le dit sans détour, Gouinement lundi répond à un besoin. La violence envers les lesbiennes, physique comme verbale, est quasi quotidienne et insidieuse. L’érotisation, la « tolérance » de la société, les insultes, les remarques, les regards, les jugements. Alors, elle revendique haut et fort et avec beaucoup de fierté la qualité de leur émission : « On est légitimes, on existe et on ne va pas s’excuser d’exister ! Je dis toujours qu’on fait une super émission : aucune modestie ! En tant que femme, on apprend à ne pas faire de vague, à faire taire son ego… En tant que lesbienne, on intègre ça et en plus on doit se cacher à cause des agressions LGBTIphobes qui sont en hausse, l’érotisation, etc. J’aime bien fracasser tout ça moi ! J’aime bien utiliser le terme gouine. Se réapproprier les insultes, le stigmate, c’est classique chez les minorités oppressées. Alors oui, on est ouf, intelligentes, drôles, on offre du réconfort, on crée l’impulsion et de la fierté aussi. C’est le sous titre de l’émission « Votre phare dans la nuit ». On ne s’excuse pas, on est géniales et on est là ! » 

AFFIRMER ET REVENDIQUER SA FIERTÉ

Fierté d’être, fierté de faire, fierté de donner la parole à celles qui l’ont peu, voire pas du tout. Fierté d’explorer des sujets majeurs. Pas de frilosité, Gouinement lundi n’hésite pas à aborder des thématiques qui fâchent ou qui divisent mais jamais sous l’angle de la polémique stérile et futile. « Il y a des tabous au sein de la communauté. Etre lesbienne, c’est plutôt confortable quand on est cisgenres, blanches, pas précaires, valides, normée dans son corps… comme c’est mon cas. Mais il y a de la réelle transphobie chez les lesbiennes aussi, on l’a vu l’an dernier avec les TERF dans la Pride. Et puis, il y a du racisme aussi. Les lesbiennes les plus représentées ne sont pas racisées. On essaye d’aborder ces tabous dans l’équipe et dans l’émission. Certaines ne se sentent pas légitimes et d’autres se disent qu’il faut les mettre sur la table pour briser le tabou. », commente Juliette.

Pour elle, l’essentiel, c’est « de porter les voix des personnes concernées ». C’est la manière dont elle aime pratiquer son « militantisme gouine ». Casser les clichés, les envoyer bouler, jouer et frapper un grand coup dans la fourmilière. Ou dans le ballon, par exemple, comme le font Les Dégommeuses qui fêtent cette année leurs 10 ans. Elles expliquent que malgré la médiatisation de plus en plus importante des compétitions féminines, la pratique du football reste encore stigmatisée lorsque l’on est une femme et cette stigmatisation redouble pour les personnes lesbiennes, trans ou non binaires.

« En effet, d’une part, différents clichés et fantasmes ont encore cours sur les équipes de sport collectif comme possible lieux de « conversion » à l’homosexualité féminine. D’autres part, pour promouvoir le foot féminin, les clubs et fédérations ont tendance à mettre en avant dans leur communication uniquement des sportives adoptant un look et des attitudes conformes aux normes de genre (féminines, sexy, en couple hétéro, mères de famille…) et à dévaloriser toutes les autres (lesbiennes, bi, trans, mais aussi femmes hétéros ne correspondant pas au modèle traditionnel de la féminité). », peut-on lire sur leur site.

Cela entraine là encore une forme d’injonction au silence des lesbiennes, des personnes trans ou non binaires. Plus pernicieuse car implicite. On retrouve ici les mêmes rouages que dans l’enquête VOILAT. Dans le football amateur, même combat, signalent Les Dégommeuses : « sous-entendus, blagues lourdes, vexations, insultes ou discrimination au moment des sélections ne sont pas rares. Et cela est d’autant plus problématique que ces comportements sont souvent le fait de dirigeants et d’éducateurs sportifs censés donner l’exemple aux plus jeunes. » C’est dans ce contexte qu’elles ont décidé de fonder une équipe de football accueillante et inclusive. Pour visibiliser les personnes marginalisées, oppressées, éloignées des terrains et de la pratique sportive en raison de leur orientation sexuelle et affective, de leur identité de genre ou encore de leurs origines réelles ou supposées.

Elles défendent profondément l’égalité entre les femmes et les hommes, entre les homos et les hétéros, entre les cisgenres et les transgenres, etc., la volonté de partir des joueur-ses concerné-e-s et de leurs expériences sur le terrain pour engager des actions de sensibilisation et de plaidoyers et d’aborder conjointement les problèmes liés au sexisme et à l’homophobie et à toutes les autres discriminations (racisme, classisme,…). Ainsi, « les personnes trans, précaires, réfugiées, racisées, en situation d’exclusion familiale, sont prioritaires au moment des inscriptions. Différentes mesures sont prises pour encourager la diversité dans les prises de paroles publiques de l’association et dans la composition de ses instances représentatives. »

CRÉER DES ESPACES DE SOCIABILITÉ

Les Dégommeuses partagent également un lien social fort, comme le souligne également Juliette de Gouinement lundi. En dehors de l’émission, c’est aussi une opportunité de se créer des espaces et des moments de sociabilité, de créer des liens et des rencontres avec d’autres lesbiennes « que ce soit pour des amours, des amitiés, des histoires de sexe… » et enrichir son réseau. Ce qui correspond également aux discours recueillis au sein de Femmes Entre Elles. C’est d’ailleurs ce qui a motivé Isabelle Siaud à les contacter :

« J’avais envie de rencontrer d’autres femmes lesbiennes. A Paris, j’ai un peu côtoyé le milieu associatif mais j’avais beaucoup de boulot. Et puis, j’étais bien dans ma vie, j’étais avec une femme. Au moment de la rupture, je me suis tournée vers le milieu lesbien rennais. Je me suis retrouvée rapidement dans le bureau puis présidente de l’asso. J’aime bien monter des activités, j’avais envie de m’investir. C’est chouette de faire des activités ensemble, être à l’écoute des adhérentes et de soutenir les initiatives. »

Ce qui lui plait : « Être un lieu d’accueil chaleureux qui permet une vraie reconnaissance aux femmes lesbiennes. Contre l’isolement et pour les rencontres, le milieu associatif est fondamental. On travaille beaucoup sur la visibilité lesbienne, la convivialité et les arts et la culture. On a monté des activités avec d’autres assos qui sont lesbiennes et d’autres assos qui ne le sont pas. Et c’est une avancée intéressante parce qu’on garde toujours notre identité propre, on n’est pas invisibilisées par d’autres identités, par le mélange. » La structure tend de plus à plus à développer l’aspect de partage et de rencontres sur des temps de soirées ou de week-ends.

Découverte des algues, apéros, cuisine partagée, sortie en mer, kayak, poterie, danse… La présidente insiste sur les notions de soutien, d’affinités, d’amour et de ruptures : « Les femmes sont belles entre elles et ensemble ! » Empouvoirement, créativité, force, joie, solidarité sont autant de valeurs et de concepts qui reviennent fréquemment dans les témoignages. Pour les fondatrices et animatrices du compte Matergouinité, il y a eu rapidement l’envie d’aller plus loin que le lien créé par le réseau social sur lequel elles postent. Elles ont ainsi lancé un groupe Discord « afin de créer des ponts dans la vraie vie, d’organiser des actions en dehors des réseaux. »

Militer ensemble mais aussi profiter de ce bonheur banal exprimé par Mireille Le Floch. « C’est très bien de montrer des photos mais on veut créer des ponts pour s’accorder sur des luttes concrètes, se donner rendez-vous pour rompre la solitude. », souligne Lisa, rejointe par Elsa qui complète : « On part aussi en vacances, dans un camping écolo dans les Cévennes. Sur 2 semaines, on propose un groupement de parent-e-s lesbiennes et queer pour des vacances de rêve ! On vient de différentes régions de France, on ne se connaît pas tou-te-s mais ça va être super chouette !!! »

LA QUESTION DE L’INCLUSION

S’allier autour des spécificités communes et des luttes militantes partagées, c’est renforcer le collectif, renforcer la minorité oppressée pour en faire jaillir sa puissance. Mais c’est aussi l’occasion de rencontrer des personnes dans leurs individualités sans la crainte du jugement, sans la peur de la mise à l’écart, sans la menace d’être à nouveau invisibilisée. Pour autant, elles en témoignent quasi toutes, la communauté lesbienne n’est pas exempte de préjugés et stéréotypes discriminatoires. Une remise en question des privilèges blancs, cisgenres et valides notamment est à faire ou à poursuivre pour assumer un mouvement plus inclusif encore. Pour une réelle prise en considération des croisements qui s’opèrent de manière exponentielle à mesure que l’on s’éloigne de la norme établie.

Pour davantage multiplier les représentations, à l’instar des Prides radicales qui naissent et fleurissent depuis plusieurs années, revendiquant le côté plus politique des existences LGBTIQ+ en parallèle et complément des Marches des Fiertés qui affichent un côté plus festif, tout en restant un événement militant marquant. Les voix de la marge s’élèvent et celles des lesbiennes émergent constamment dans les mouvements féministes et queer. De leurs vécus et expériences vient le soubresaut, nait l’électrochoc. L’invisibilisation subie de toute part n’est pas anodine ou révolue. Elle cristallise la volonté de faire taire les récits et trajectoires proposées par le lesbianisme qui entend se débarrasser de tous les résidus du patriarcat, non dans le sens d’une destruction physique mais bel et bien dans celui de la déconstruction des injonctions normatives perpétrées par le modèle hétérosexuel.

Dans Réinventer l’amour – comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, la journaliste et essayiste Mona Chollet revient sur les contraintes à l’hétérosexualité et le soulagement des lesbiennes à y échapper. En parlant d’Adrienne Rich, elle écrit : « Elle y déplorait que l’existence lesbienne ait été « effacée de l’histoire ou reléguée à la rubrique des maladies », ce qui empêche de reconnaître que l’hétérosexualité « peut n’être en rien une « préférence » mais quelque chose qui a dû être imposé, dirigé, organisé, répandu par la propagande et maintenu par la force ». » Elle poursuit : « Dans son livre La tragédie de l’hétérosexualité, l’essayiste américaine Jane Ward confie, comme Despentes, son soulagement d’échapper à la « culture hétéro » (straight culture), à son conformisme, son ennui, ses oppressions, ses déceptions et ses frustrations ; un sentiment largement partagé autour d’elle, dit-elle. »

En effet, en 2017, l’autrice et réalisatrice Virginie Despentes lâchait être devenue lesbienne à 35 ans et évoquait à sa manière cinglante et éloquente ce que cela avait provoqué en elle. Ainsi, elle chamboule les mentalités :

« Sortir de l’hétérosexualité a été un énorme soulagement. Je n’étais sans doute pas une hétéro très douée au départ. Il y a quelque chose chez moi qui n’allait pas avec cette féminité. En même temps, je n’en connais pas beaucoup chez qui c’est une réussite sur la période d’une vie. Mais l’impression de changer de planète a été fulgurante. Comme si on te mettait la tête à l’envers en te faisant faire doucement un tour complet. Woufff ! Et c’est une sensation géniale. On m’a retiré quarante kilos d’un coup. Avant, on pouvait tout le temps me signaler comme une meuf qui n’était pas assez ci, ou qui était trop comme ça. En un éclair, le poids s’est envolé. Ça ne me concerne plus ! Libérée de la séduction hétérosexuelle et de ses diktats ! D’ailleurs, je ne peux même plus lire un magazine féminin. Plus rien ne me concerne ! Ni la pipe, ni la mode. »

Scandale en haut lieu à la suite de ses propos relatés dans le journal Le Monde

UNE RÉFLEXION PROFONDE

Le lesbianisme radical, dit aussi lesbianisme politique, met les pieds dans le plat depuis longtemps et secoue la marmite. Le fond du discours n’a pourtant rien de choquant. Une refonte en profondeur du système patriarcal s’impose pour libérer les consciences. Les lesbiennes affirment leurs existences et leurs fiertés. Elles ont raison.

Elles écrivent, théorisent, agissent, parlent, scandent, luttent, lèvent le poing, tapent du pied, shootent dans le ballon, prennent le micro, en n’oubliant surtout pas de le tendre, proposent des activités de loisirs, culturelles, sportives et artistiques, partagent des instants de sociabilité, témoignent de leurs difficultés spécifiques au croisement du sexisme et de l’homophobie auxquels s’ajoutent encore d’autres discriminations selon l’endroit (identitaire, géographique, psychique, etc.) où on se situe, réfléchissent aux chemins de déconstruction, œuvrent au fonctionnement de la société et son évolution…

Elles sont partout mais ont majoritairement intégré que pour survivre, il fallait se taire. Vivons libres, vivons cachées… Ras-le-cul ! Ne plus silencier les concerné-e-s. Les écouter. Les prendre en compte. Réellement. Pas au nom de la tolérance… Pas uniquement le 26 avril à l’occasion de la Journée de la visibilité lesbienne. Pas seulement au mois de juin, lors des Fiertés. Au quotidien. Dans tous les secteurs de la société. Pour la pluralité des identités et la liberté d’être qui on est. 

Tab title: 
(In)visibilité lesbienne
Politiser les représentations lesbiennes
Déloger les impensés
Vieillir lesbienne

Célian Ramis

Doully, l'humoriste pas comme il faut

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L'humoriste Doully en spectacle à Mythos
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Addictions, handicap, voix de clocharde et orteils pourris… Dans son spectacle Hier j’arrête, Doully se met à nu (et les pieds aussi) avec une bonne dose d’autodérision, de cru et de trash. Et ça fonctionne, c’est hilarant !
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Addictions, handicap, voix de clocharde et orteils pourris… Dans son spectacle Hier j’arrête, Doully se met à nu (et les pieds aussi) avec une bonne dose d’autodérision, de cru et de trash. Et ça fonctionne, c’est hilarant !

Un style percutant, une voix facilement reconnaissable, un humour décapant, elle est la cheffe des « p’tits culs », une stand-uppeuse hors pair, la présentatrice de Groland à la tessiture de Garou (dans les karaokés dont elle raffole), la chroniqueuse déjantée du Grand Dimanche Soir – émission animée par Charline Vanhoenacker - sur France Inter. Et à celles et ceux qui ne la connaissent pas, elle précise qu’elle n’est pas bourrée, c’est simplement Dame Nature qui l’a dotée d’une voix qui lui valait, gamine, d’être prise « pour un pédophile nain » au jardin d’enfants, « surtout qu’à cause des poux, on m’a rasé la tête jusqu’à mes 7 ans… ». Avec l’âge, ça empire, raconte-t-elle, en se marrant face aux remarques et jugements dont elle écope, que ce soit sur scène ou dans un taxi à 4h du matin.

VOIX DE CLOCHARD ET HANDICAPS INVISIBLES

L'humoriste Doully sur scène à Mythos, à Rennes, pour son spectacle Hier j'arrêteImpossible de contracter un prêt par téléphone, jamais le banquier ne la prendrait au sérieux. Avoir des enfants ? Non merci, pas pour elle, inutile de subir 9 mois de jugement pour que son gosse l’appelle papa. Par contre, gros avantage : sa voix lui a permis d’éviter une bonne dizaine de viols. « Si je hurle « Au viol ! », on prend ça pour un cri de ralliement… », précise-t-elle. Alors, elle a décidé d’en rire. Et pas uniquement de sa voix. Au rythme palpitant du stand-up, l’humoriste passe en revue ses failles et ses vulnérabilités. 

Des pieds pourris dus à une anomalie qui se dégrade, des tremblements constants depuis qu’elle est enfant, un passé d’héroïnomane et à présent, l’obtention de sa carte Handicap, Doully ne s’épargne rien et égratigne sans précaution l’image de la belle blonde aux yeux bleus. Et ça fait du bien. Hors des normes de genre, elle brise avec fracas le silence et les tabous et, loin du cliché de la prétendue douceur féminine, nous embarque avec elle dans sa vie de galères mais aussi de résilience et de puissance.

La thématique du handicap n’est pas sans retenir l’attention du public qui se cramponne à son siège et s’interroge, par regards plus ou moins discrets aux voisin-es, sur la légitimité à se poiler autour d’un sujet si sérieux et touchy dans la société qui invisibilise au quotidien les concerné-es. Doully, elle, met les pieds dans le plat et brandit avec impertinence un sketch sur les sites de rencontres pour personnes handicapées à qui elle reproche - gentiment -l’honnêteté dans la création des profils, qui affichent des photos en blouse d’hôpital psy ou des recherches très ciblées type « Valide cherche tétra qui s’assume ». Par l’absurde, l’humoriste nous saisit sur le manque de représentations concernant le sujet dans la société et de réflexions et réactions des valides face à l’invisibilité de la plupart des handicaps.

ADDICTIONS ET FLATULENCES 

Elle enchaine les sujets comme les punchlines et ne cesse de surprendre son auditoire avec des listes improbables de faits et d’anecdotes sur ces prouesses passées. A commencer par son CV, assurément singulier et impressionnant : gogo danseuse, dame pipi en boite de nuit, prof de français à Barcelone, doubleuse porno, « pute morte de dos et à contrejour » au cinéma… Sans oublier héroïnomane dans sa jeunesse, une addiction à l’origine de ses 3 overdoses. L’humoriste « déjà morte 3 fois » ne dort quasiment pas, ne se drogue plus, ne boit pas car ça lui fixe le fer dans le sang et s’évanouit en mangeant de la mozzarella, parce qu’entre temps, elle est devenue allergique au lait. 

L'humoriste Doully sur scène à Mythos, à Rennes, pour son spectacle Hier j'arrête« Il me reste la bite », lâche-t-elle au fil du décompte de ses tares, en enfonçant le clou : « Il me reste aussi la dépression et la laïcité ! » Doully, elle a ce don de créer des ruptures trash dans la montée des émotions qu’elle provoque. Le sens de la mesure. La veine de l’humour cru qui choque pour désacraliser, rire un bon coup et finalement, réfléchir autrement. Sans entraves ni pincettes, elle aborde la question de la sobriété et surtout de la difficulté que cela représente aujourd’hui en France dans une société qui banalise l’alcool, ses dérives et ses dangers. Elle parle de drogues sans jugement ou discours moralisateur et en fait même son plan vieillesse : « À 85 ans, je serais Porte de la Chapelle et je vais m’en foutre plein le buffet ! »

Elle se moque des carcans réducteurs d’une société genrée aux injonctions pesantes, refuse la vie de couple et surtout le pet décomplexé, n’oubliant pas de préciser la raison de son dégoût – « C’est le bâillement de ton caca, faut pas faire ça ! » - et raille les remarques qu’on lui fait autour de son choix de ne pas céder aux sirènes de la maternité : « En tant que femme qui choisit de ne pas avoir d’enfant, on te dit ‘Tu verras, tu changeras d’avis’ mais on ne me dit jamais ça quand je dis que je n’aime pas le choux fleur et les petites bites… »

Elle parle de cul, elle parle cru mais surtout, elle parle vrai et sans complexes. Et elle se marre quasiment autant qu’elle nous fait marrer. Doully joue sur le contraste d’un propos léger – en apparence – avec un langage trash, et maitrise à merveille, et à force de travail et de talent, les codes du stand-up et de l’humour sans barrière qui peut se permettre de rire de tout puisqu’avant tout, on rit de soi. 

L’humoriste fédère, embarquant ainsi avec elle un public hilare, de par cette mise à nu ubuesque qui jamais ne tombe dans la facilité ou la caricature. Au contraire, Doully emprunte des chemins de traverse pour nous faire entrevoir la vie autrement. Avec ses hauts et ses bas. Avec ses trajectoires pas droites mais ses plus ou moins bonnes tranches de vie qui font de nous ce que l’on est. Des gens pas comme il faut et c’est tant mieux.

 

 

  • Dans le cadre du festival Mythos, le 9 avril au Cabaret botanique.

Célian Ramis

Libérer les menstruations !

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En 2023, la précarité menstruelle reste un fléau que subissent toutes les personnes ayant leurs règles, et en particulier celles qui sont en situation de grande vulnérabilité économique.
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En 2023, la précarité menstruelle reste un fléau que subissent toutes les personnes ayant leurs règles, et en particulier celles qui sont en situation de grande vulnérabilité économique. Selon une étude de l’association Dons Solidaires, 1,7 millions de femmes en France n’ont pas les moyens d’acheter les protections périodiques nécessaires. Un chiffre qui ne prend pas en compte les personnes trans et les personnes non binaires menstruées.

On estime à 2 400, en moyenne, le nombre de jours durant lesquels du sang s’écoulera de l’utérus à la vulve, en passant par le vagin, de plus de la moitié de la population. Et pourtant, les personnes menstruées vont apprendre à taire ce phénomène biologique et intégrer la honte assignée à leur condition. Elles rougiront au supermarché, murmureront pour demander un tampon ou une serviette et se les refileront sous le manteau… Quand elles n’auront pas à choisir entre ça et leur alimentation. Entre ça et leur dignité.

« 30% des étudiantes disent qu’elles doivent choisir entre un paquet de pâtes et des protections périodiques. », signale Elise Thiebaut, journaliste et autrice, entre autre, de l’essai Ceci est mon sang. Le 24 mai, elle était présente à la table ronde « Femmes sans abris et règles », organisée à Askoria, à Rennes, par les associations Entourages et Bulles Solidaires.

Au total, 3 femmes sur 10 sont concernées par la précarité menstruelle, indique le dépliant distribué à l’entrée réalisé et illustré par la talentueuse facilitatrice graphique, Zèdegrafik. Elise Thiebaut poursuit,  précisant que les femmes sont également plus précaires puisque majoritairement investies dans les domaines du soin et des services à la personne, les fameux métiers rendus essentiels lors des confinements mais quotidiennement dévalorisés socialement et financièrement, et majoritairement dans des postes en CDD, à temps partiel, etc.

« Le seul fait d’avoir leurs règles est une raison de mal être. Surtout quand la situation sociale est difficile. Plus on est stigmatisées, plus la douleur est forte. , souligne-t-elle. 

FORTE INVISIBILISATION

Autour de la table, Myriam Jolivet et Elina Dumont, toutes deux anciennes SDF (les femmes représentent 40% des personnes sans abris), témoignent de leurs vécus. La première, membre du Comité de la rue, autrice et comédienne de la pièce Résis-tente, décrit dans un poème « l’errance d’un corps qui saigne » et aborde la condition de femme vivant dans la rue :

« Être une femme à la rue, c’est être une proie. On se masculinise, on s’enlaidit, on se déféminise. C’est notre première préoccupation : protéger notre enveloppe corporelle. Cette hyper vigilance, c’est déjà épuisant. »

La seconde, vice-présidente nationale du Comité de la rue, chroniqueuse radio dans l’émission « Les grandes gueules » sur RMC et autrice de Longtemps j’ai habité dehors, dénonce une réalité qu’elle a connu et qui perdure encore aujourd’hui :

« Oui, en 2022, des femmes prennent des journaux, des tissus dans les poubelles, etc. pour en faire des protections périodiques. Depuis 2020, je propose de mettre des distributeurs devant les pharmacies, via un système de jetons. Parce que quand on est à la rue, on n’a pas le même rapport au temps. Dans le système social, il y a des horaires de journée pour les douches, les bagageries, les structures d’accueil, etc. Il faut que ce soit ouvert 24h/24 et 7 j/7. »

Ensemble, elles posent la problématique du manque de formation et de sensibilisation des professionnel-le-s du social à la condition des personnes sexisées et de leurs cycles. Sarah Garcel confirme. Infirmière au sein de l’accueil de jour Le Puzzle, à Rennes, elle le dit : « C’est un sujet socialement tabou. Dans les formations dans le domaine de la santé, on ne parle pas de précarité menstruelle. C’est tabou pour tout le monde. »

D’autant plus quand les femmes cherchent à se rendre invisibles. « On reçoit très peu de femmes. 6% environ. Pour celles qui reviennent – et vraiment, elles sont très peu nombreuses – c’est un sujet qui n’est pas abordé. Souvent, elles s’en tiennent à la question de comment obtenir des protections. », explique-t-elle.

Même discours du côté de Sarah Placé, cheffe de service à l’Asfad, structure d’accueil et d’hébergement pour les femmes ayant subi des violences conjugales et intrafamiliales, à Rennes.

« Je peux témoigner, dans d’autres structures, des douches non estampillées femmes ou hommes ou qui n’ont pas de séparation femmes – hommes. Cela représente un risque pour les femmes. Ça m’est arrivé de voir 5 minutes avant la fermeture une femme qui prenait plein de sopalin pour en faire une serviette… Il faut réussir en mixité à isoler cette personne pour lui demander si elle a besoin de protection. Ce n’est pas simple ! Encore moins quand les femmes ne parlent pas français. On montre alors des images. Oser dire, oser demander, ce n’est pas simple. Il est important que les éducateurs et éducatrices soient à l’affut du moindre signe. Car il est facile de demander une brosse à dents mais pas de demander des tampons et des serviettes… », déclare-t-elle.

Au sein de l’Asfad, une semaine a été organisée autour de la précarité menstruelle. Alors même qu’il s’agit d’un espace dédié aux femmes, il est apparu des carences en la matière : « On pensait que c’était de l’ordre du non sujet car c’était une évidence. La question de l’hygiène est inclue à l’Asfad. Finalement, on s’est dit qu’on en parlait peu et pas précisément. Pendant cette semaine-là, on a parlé que de ça, on a affiché des protections périodiques partout, on a abordé le sujet des protections lavables, etc. On s’est aperçu que plein de femmes ne savaient pas comment marche le cycle menstruel… »

UN IMPENSÉ DE NOS VIES !

Le tabou perdure, profondément ancré dans les mentalités. Briser le silence autour des menstruations. Rompre avec les traditions archaïques d’isolement des personnes réglées. Pour Elise Thiebaut, la situation a évolué depuis qu’elle a publié Ceci est mon sang, en 2017. Mais la gêne et le dégoût qu’elle a perçu chez la plupart des gens, y compris de la part de certaines militantes féministes, et qui l’ont mené à explorer le sujet, se ressentent encore et toujours dans la société actuelle.

« Quand on a nos règles, on s’entend dire « Ça y est, tu es une femme ! ». C’est une arnaque ! Ce qui fait que l’on vous désigne comme femme réduit votre existence à cela et est entouré de honte ! On ne vous dit alors rien à ce sujet. Alors qu’on parle de son transit à table… »
signale la journaliste.

L’ignorance qui persiste face à ce tabou a de grandes conséquences sur la santé physique des personnes ayant un utérus (rapport à la douleur, diagnostic très long voire inexistant des endométrioses, des ovaires polykystiques, etc.) mais aussi sur leur santé mentale en raison du mépris que l’on porte aux menstruations (mauvaise estime de soi, dégoût, assimilation des sautes d’humeur et de l’état d’énervement aux règles, etc.).

« Cela mène à une situation où on a honte d’être ce qu’on est ! », s’insurge Elise Thiebaut qui poursuit : « 17 millions de femmes ont leurs règles en France. Dans les collèges, les lycées, les universités (hormis Rennes et Lyon, ndlr), les restaurants, les cafés, etc. il n’y a pas de protections périodiques ! Alors qu’il y a partout des préservatifs et qu’ils sont gratuits… Et c’est génial mais si on a ses règles, c’est plus compliqué. Dans les camps de migrant-e-s, des kits d’hygiène contiennent des rasoirs, des shampooings, etc. mais pas de protections hygiéniques ! C’est un impensé total de nos vies ! »

Elle revient sur une expérience pas du tout anecdotique lors d’un séjour dans un hôtel qui propose alors des chambres spécialement pour les femmes. Curieuse, elle teste. Résultat : « Le prix était deux fois plus élevé et il n’y avait que 2 protections périodiques. Il ne s’agissait pas pour moi d’avoir des règles hémorragiques ! » Les rires provoqués par ce commentaire sont nerveux et de courte durée. Parce qu’il révèle l’étendue de la problématique induite par une société patriarcale alliée à un système capitaliste. 

LES RAISONS D’UNE INACCESSIBILITÉ FLAGRANTE

Ainsi, la difficulté d’accès aux protections périodiques est pointée. « Trente milliards de dollars, soit 26 milliards d’euros : c’est ce que représente le marché annuel de la protection périodique, soit l’équivalent du PIB de Bahreïn, un archipel pétrolier du sud de l’Arabie saoudite qui va sans doute être ravi de l’apprendre. En France, selon le magazine professionnel de la consommation LSA, le chiffre d’affaires de l’hygiène féminine représentait, en 2014, 433 millions d’euros, dont 170 millions pour les serviettes hygiéniques, 103 millions pour les protège-slips et 49 millions pour les tampons, qui accusent cependant une baisse de 5% », peut-on lire dans Ceci est mon sang.

Et en plus de cela, il aura fallu attendre 2016 pour obtenir, grâce au combat et à la mobilisation du collectif féministe Georgette Sand, la suppression de la « taxe tampon », ramenant la TVA sur les protections périodiques à 5,5% au lieu de 20%. Malgré leur précarité, les personnes menstruées payaient plus cher leurs serviettes et tampons que n’importe quel autre produit essentiel.

D’où parfois le dilemme entre un paquet de pâtes et des protections périodiques. Des protections périodiques dont on ne connaît quasiment pas la composition. Des protections périodiques à propos desquelles l’information est faible et rare.

« Il y a un déficit d’informations et de formations. Il y a un risque de choc toxique quand on change sa protection avec des mains pas propres, quand on garde le tampon trop longtemps, etc. Quand on n’a pas la notion du temps parce qu’on est dans un présent de survie et qu’on oublie de changer son tampon, c’est très problématique ! », insiste Elise Thiebaut.

Ce présent de survie est relaté par Myriam Jolivet : « T’as déjà pas l’esprit en paix alors penser à aller ici et là pour ta dignité, être propre, faire gaffe à l’heure, etc… C’est trop fatiguant ! » Elina Dumont acquiesce et appuie : « Pour les personnes précaires, la serviette, on la retourne. Et on peut rajouter des couches (sous-entendu avec PQ ou sopalin, ndlr). Avec les tampons, non, on ne peut pas. Sachant que certaines femmes préfèrent ne pas mettre de tampons car si un mec te viole, il n’enlève pas le tampon… À la rue ou en grande précarité, faut vraiment être courageuse quand t’es une femme ! »

CASSER LE TABOU

Parler des règles permet d’approfondir de nombreux sujets, comme le signale Sarah Placé : « Cela permet de parler de ce qui se passe sous la ceinture : les douleurs liées aux règles, la précarité, les violences sexuelles, etc. Tout ce qui est hyper dur à dire ! »

Faire sauter le tabou parce qu’il « est chargé de pouvoir », selon Elise Thiebaut, et parler de nos corps, « pour revenir à ce qui est le plus important : l’humain, l’humanité, la question du vivant. » Partager, changer le regard sur l’autre, tendre la main. Et l’oreille. Pour Myriam Jolivet, « on habite tous la même planète, il faut se sentir concerné-e par l’autre. Je retiens toujours cette citation : « Sois toujours du côté de l’opprimé-e et tu ne te tromperas jamais ». Rien ne justifie d’opprimer quelqu’un ! »

L’information, la formation, l’accès aux protections périodiques doivent être des priorités des politiques publiques, qui se reposent trop souvent sur les engagements et volontés des associations et des militant-e-s qui ensemble collectent et distribuent gratuitement serviettes jetables et lavables, tampons, coupes et culottes menstruelles.

« Grâce à Bulles Solidaires, nous avons plus de stocks mais on nous demande peu des protections… », précise Sarah Garcel pointant là le cercle vicieux du tabou maintenu et garanti par un système à la fois patriarcal et capitaliste.

À l’instar de l’Ecosse qui en novembre 2020 a rendu gratuit l’accès aux protections périodiques, le gouvernement français doit se positionner concrètement contre la précarité menstruelle. Parce que non, les règles ne sont pas sales. Parce que non, les personnes qui ont leurs règles ne sont pas sales. Parce que non, notre santé physique et notre santé mentale ne sont pas négociables. 

Célian Ramis

Grossophobie : Extra large

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La grossophobie tend à exclure et mépriser les personnes en surpoids et obèses. Les personnes concernées prennent la parole, pour lutter contre ce fléau du quotidien.
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Environ 15% des français-es sont obèses et on estime, dans la globalité, à près de 40% les personnes en surpoids. Un chiffre bien plus important qu’hier et moins important que demain. Au cours de leur vie, voire au quotidien, la majorité d’entre elles vont subir de la grossophobie.

Le terme désignant l’ensemble des stigmatisations et des discriminations à l’encontre des personnes grosses. Aujourd’hui, les voix des concerné-e-s se multiplient pour dénoncer la grossophobie et lutter contre.

Et ça fait du bien de déplacer ce regard que nous impose la société actuelle, obsédée par le corps parfait – comprendre blanc, très mince, jeune, valide… - et de s’interroger sur ce qui fait la norme et celles et ceux qui se réapproprient le hors norme. 

« Si vous n’êtes pas gros, vous êtes certainement grossophobe par défaut. », indiquent Daria Marx et Eva Perez-Bello dans leur livre « Gros » n’est pas un gros mot. Une phrase citée dans l’article de Télérama, dont la Une présentant Leslie Barbara Butch nue en gros plan a été censurée sur Instagram.

Toutes les trois sont militantes contre la grossophobie et ouvrent, avec d’autres, la voie de la reconnaissance des vécus et discriminations subies par les personnes grosses. Gros-se, un terme derrière lequel on instaure depuis plusieurs décennies une connotation péjorative. Un terme qu’elles revendiquent comme un qualificatif de leur apparence physique mais qu’elles réfutent comme une caractéristique unique permettant de les définir entièrement et de les rejeter de la société.

Désormais, les témoignages se multiplient pour faire entendre les inégalités et souffrances que la grossophobie engendre, pour tendre vers l’égalité et prendre la place que chaque individu mérite. Une place que la société a encore bien du mal à accepter. Pourquoi ?

Le 8 mars dernier, à l’occasion de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, se déroulait le Festival des Courbes, à Bruz, à quelques kilomètres de Rennes. Au centre de cette journée, un défilé organisé à l’instar du reste de l’événement par l’association Les élégantes courbes, qui a réuni une trentaine de femmes et d’hommes, effectuant leurs passages bien rythmés sur le tapis rouge, dressé sur le sol de l’espace Vau Gaillard.

Les modèles s’avancent d’un pas énergique, posent d’un côté, puis de l’autre, et repartent. Avec le sourire, pour la majorité. Ici, les participant-e-s ne valorisent pas seulement les bijoux et les vêtements portés. Elles valorisent également la diversité des morphologies. Un défilé de mode sans critères dans lequel se mélangent des femmes racisées, des femmes blanches et quelques hommes, de tout âge, de toute taille et de tout poids.

Certain-e-s ont plus d’aisance que d’autres mais tou-te-s affichent le plaisir d’être là, ensemble, et de montrer qu’il n’y a pas besoin de faire 1m90, de rentrer dans un 34 et de tirer la gueule pour mettre en avant les créations des stylistes et couturier-e-s. Les choix de vêtements sont différents, les corps aussi. Des jupes ou des robes longues, d’autres plus courtes, des tenues moulantes, d’autres plus amples.

Toutes dessinent et dévoilent des courbes, des formes, des hanches plus ou moins prégnantes, des fesses plates ou rebondies, parfois tombantes, des poitrines opulentes, des ventres plats ou arrondis, des jambes galbées, des cuisses avec plus ou moins de cellulite, etc.

C’est fascinant cet événement, et surtout très libérateur de regarder ces femmes, aux morphologies particulièrement éloignées de celles imposées par les diktats de la mode et de la beauté unique, s’assumer et s’affranchir des codes normatifs oppressifs et extrêmement réducteurs. Ça procure un enthousiasme visiblement contagieux. Pourvu que l’idée se répande.

CHANEL, JILL KORTLEVE ET SA « PARTICULARITÉ »

Quelques jours avant le Festival des Courbes, les médias titraient sur l’incroyable pas franchi par Chanel lors d’un défilé de mode, réalisé à l’occasion de la Fashion week : la maison française de haute-couture a dérogé à la maigreur sur le podium, ce qui n’était pas arrivé depuis 10 ans.

Ainsi, Jill Kortleve est qualifiée par la presse de mannequin « plus size », définie par « sa particularité », comme la décrit Le Parisien : sa taille 40. Incroyable, et pas tellement vrai, c’est qu’il s’agirait là de la taille moyenne des Françaises. On s’extasie donc de cette représentation inédite de la même manière que l’on est ébahi-e-s quand TF1 donne un rôle, mineur et caricatural, à une actrice noire dans un de ces téléfilms.

Et on n’oublie pas de dire que c’est osé. Ce que l’on écarte en revanche, c’est la réflexion profonde autour des conséquences qui se propagent et s’amplifient depuis plusieurs décennies autour de l’injonction à la beauté unique, caractérisée en premier lieu par la blancheur du corps à égalité avec une minceur, proche de la maigreur.

Les mentalités ont évolué au profit de la minceur, mais en dépit des femmes maigres qui subissent les regards désapprobateurs d’une grande partie de la société, sans même chercher à savoir si cela est du à leur morphologie, à une maladie ou à autre chose. Ce qui reste en revanche une problématique constante, c’est le jugement que l’on émet sur les personnes qui dépassent le duo 38/40, principalement quand celles-ci sont des femmes.

Car comme le rappelle la comédienne et autrice féministe Typhaine D. dans son spectacle La pérille mortelle, il existe pour les hommes une sorte de dérogation à la bedaine. Ce jugement, généré par toute une palette de clichés et d’idées reçues, et les attitudes et comportements haineux et discriminatoires qui en découlent portent un nom : la grossophobie. 

CRÉATION D’UNE NORME PAS REPRÉSENTATIVE

Le corps des femmes est un enjeu essentiel du patriarcat et du capitalisme qui, de pair, tentent de les contrôler et de les assujettir afin de les dominer. La mode depuis plusieurs siècles conforme la gent féminine à des normes, à travers des tendances. Et des vêtements taillés non pour le confort mais pour souligner son appartenance sociale d’un côté, et son rôle genré, de l’autre.

Ainsi, le corset et toute l’armada de la « taille de guêpe » permettaient de mettre en valeur les poitrines et les hanches, signifiant son rang de noblesse et les attributs de la maternité. Dans l’article « La mode de l’heure : petite histoire de la silhouette féminine », le site canadien Les dessous de la beauté rappelle les propos de l’ethnologue Suzanne Marchand : « Le respect des lignes naturelles du corps traduit l’aspiration à un monde idéal et égalitaire. »

Au début du XXe siècle, l’attirail de torture est abandonné mais rapidement les couturiers lancent des modes adéquates à la dissimulation des rondeurs. Les magazines féminins ne tardent pas à leur emboiter le pas, et participent activement à la mise en place d’esthétiques normatives, toujours en correspondance avec le statut social. Plus on est, ou on veut paraître, riche, plus on est mince.

C’est dans cette même époque qu’apparaissent véritablement les régimes alimentaires et que l’on essaye à tout prix de ressembler aux stars hollywoodiennes qui, aujourd’hui encore, sont symboles de femmes pulpeuses aux formes sensuelles. On reste toujours dans une norme sexualisante tant qu’on ne dépasse pas le léger surpoids.

Une norme qui inflige bien des dommages psychologiques et physiques à celles qui courent après le fantasme du « corps parfait ». Ce qui profite royalement à l’industrie qui vend produits miraculeux et opérations chirurgicales comme remèdes efficaces pour parvenir enfin au bonheur.

La recherche de l’idéal corporel pour se fondre dans la masse normative. La chasse aux kilos. Le sport pour se maintenir en bonne forme. Les injonctions nous obsèdent et nous font culpabiliser. Une femme grosse est une femme fautive. Fautive d’avoir pris du poids. Fautive de ne pas le perdre. Fautive de ne pas tout faire pour le perdre.

Sauf que la population au fil du temps, des pesticides, de la mal bouffe et des doubles journées, elle, se met à accroitre son pourcentage de personnes allant du surpoids à l’obésité. Près de 40% en France. 

INSIDIEUSE ET VICIEUSE

Et pourtant, on continue de nier leur existence, de nier qui elles sont, en dehors de leur apparence physique. On tolère la surcharge pondérale mais toujours en laissant présager que cela ne doit pas rester permanent et surtout qu’il ne faudrait pas prendre un kilo de plus.

On rappelle régulièrement qu’avec l’âge, il devient difficile de perdre du poids, et on culpabilise les femmes, en leur faisant miroiter l’idée qu’elles ne seront plus attirantes aux yeux de leurs chers et tendres qui eux, possèdent la fameuse dérogation bedaine sans se soucier du reste. Ils sont bien là, présents et vicieux, les discours sexistes, grossophobes, hétérocentrés, totalement réducteurs et avilissants, amenant à penser que si on déroge à la règle de la minceur, on entre dans la catégorie du corps « hors norme ».

Dans le livre « Gros » n’est pas un gros mot – Chroniques d’une discrimination ordinaire, Daria Marx et Eva Perez-Bello écrivent : « Si vous n’êtes pas gros, vous êtes certainement grossophobe par défaut. Vous avez été élevé dans une société qui vous apprend que les personnes grosses ne sont pas des modèles, que l’état gros est détestable. Vous reproduisez donc les schémas sans vous poser de question, c’est compréhensible. Il n’est jamais trop tard pour changer ! Commencez pas interroger vos représentations des gros. Si vous êtes gros, vous pouvez souffrir de grossophobie intériorisée. On la caractérise par cette voix insidieuse qui vous pousse à vous déprécier et à vous culpabiliser en fonction du poids sur la balance. Rassurez-vous, on peut s’en sortir. Éduquez-vous à la grossophobie et sur son fonctionnement, de nombreuses études scientifiques et sociologiques sont maintenant disponibles. Vous apprendrez ainsi à faire taire la vilaine petite voix, et à vivre au mieux avec le corps que vous avez aujourd’hui. »

Les deux militantes, qui se sont rencontrées via Twitter, ont créé il y a quelques années Gras politique, une association qui lutte contre la grossophobie et se revendique féministe et queer. Dans leur manifeste, elles décryptent à travers leurs vécus, leurs savoirs et des témoignages recueillis, ce qu’est la grossophobie, comment elle s’exprime et quelles conséquences elle engendre.

Elles la définissent comme « l’ensemble des attitudes hostiles et discriminantes à l’égard des personnes en surpoids. »Au moment de la publication, la définition n’est pas encore entrée dans le dictionnaire. Les Immortels de l’Académie française n’ont pas validé le terme dans le langage officiel, les hommes – et donc l’opinion publique – n’ont pas validé l’existence réelle des discriminations subies.

Néanmoins, la connotation péjorative de l’emploi de « gros », « grosse », « grossier », « grotesque », etc., elle se répand comme une trainée de poudre. Ce n’est que depuis 2019, soit à peine une année, que Le Petit Robert définit la grossophobie comme « attitude de stigmatisation, de discrimination envers les personnes obèses ou en surpoids. »

Pourtant, ce phénomène a été popularisé en France par l’actrice Anne Zamberlan, fondatrice de l’association Allegro Fortissimo et autrice du livre Coup de gueule contre la grossophobie, publié en 1994. 

TOUT LE MONDE EST CONCERNÉ

Le terme est là, les mentalités peinent à évoluer en revanche et les dégâts esquintent bon nombre de personnes. Lutter contre la grossophobie est l’affaire de tou-te-s, rappelle Gras politique en introduction du bouquin :

« Si les personnes grosses apprennent dès leur plus jeune âge à ne pas prendre de place, les discriminations grossophobes se chargent de leur rappeler le volume qu’elles occupent. Un des premiers pas de la lutte anti-grossophobie est donc de rendre aux personnes grosses leur espace, et la légitimité à l’occuper. Leur apprendre, en leur donnant la parole, qu’elles sont victimes de discriminations et que peu importe la raison pour laquelle elles sont grosses, elles ont le droit de revendiquer une égalité des chances et une paix de l’esprit.

Auprès des non-concernés, il s’agit de déconstruire les idées reçues liées à l’obésité pour que l’espace public et le lien social ne soient plus un calvaire entravant pour un certain nombre de personnes en situation d’obésité. Enfin, les pouvoirs publics et les institutions doivent entendre qu’ils ont un rôle à jouer. Santé publique, urbanisme, accès aux soins, à l’emploi, à la formation, égalité d’éducation… Il convient de prendre des mesures et de mettre en œuvre les politiques nécessaires, à la fois pour endiguer l’épidémie et pour assurer à ceux qui en sont victimes les mêmes droits qu’à tous. »

Les stéréotypes sur les gros-ses, façonnés au cours du XXe siècle, sont intégrés dès le plus jeune âge, sans forcément y avoir été confronté. « Les plus jeunes apprennent très tôt que l’obésité est associée à des traits de caractère peu recherchés : une étude sur des enfants de 4 à 6 ans montre qu’ils décrivent les gros comme méchants, stupides, négligés et bruyants (…) Dans notre société basée sur la performance, les corps hors normes sont jugés inutiles : ils ne seraient pas producteurs de valeur. Dans une étude menée sur le sujet, la majorité des interrogés préférait se voir amputer d’un membre plutôt que de prendre 30 kilos. », soulignent Daria Marx et Eva Perez-Bello. 

AU PAYS DE LA GROSSOPHOBIE (PARTOUT, DONC)

Une jeune fille de 11 ans se rend à l’école. Depuis la maternelle, les autres enfants la traitent de grosse, de bibendum, de marshmallow, de gros tas. « C’est parce qu’elle bouffe trop qu’elle est une grosse baleine. » En EPS, elle est la dernière choisie. Elle est, comme elle le dit, imposée aux autres. Son prof de sport pense qu’elle est fainéante alors que courir lui ferait du bien, affirme-t-il.

Tout le monde d’ailleurs autour d’elle lui répète sans arrêt que c’est pour son bien. Comme sa mère qui lui étale de la crème anti-cellulite sur le corps : « Si tu restes grosse, les gens vont se moquer de toi, les garçons voudront jamais de toi. C’est ça que tu veux ? Tu dois souffrir plus que les autres pour qu’on te trouve jolie. »

La portion alimentaire qu’elle est autorisée à manger est source de dispute entre ses parents. « Dans ce genre de moment, je ne me nourris pas, je mange mes émotions. Je les avale pour mieux oublier ma vie. » La petite fille grandit de 20 ans. Elle est toujours grosse, elle se trouve laide et difforme.

En entretien d’embauche, le recruteur ne daigne même pas ouvrir son dossier de candidature. « Il faut être en bonne santé pour ce poste. Sans parler de l’espace que vous allez prendre dans le bureau. » Elle serre les dents. Lors de son rendez-vous gynéco, pris en raison d’une aménorrhée (absence de règles), la professionnelle s’énerve de rien voir à l’échographie, « à cause du gras ».

Elle lui enfonce alors, violemment et sans la prévenir, une sonde pelvienne. Elle est dépossédée de son corps. À la caisse du supermarché, elle est agressée. Quant à son petit ami, il n’essaye ni de la comprendre ni de la soutenir. Son poids semble justifier l’hostilité des un-e-s et des autres se permettant de la juger et de l’engueuler.

Une crise de boulimie de plus, une hospitalisation d’urgence, elle se rend à un groupe de paroles : « J’ai toujours été grosse. Même si ça me caractérise, ça ne me définit pas. Moqueries, insultes, cruauté gratuite… je connais ça depuis toujours parce que je suis grosse. On disait même que j’étais facile. J’ai toujours douté de moi. Je passe mon temps à me détester et à rejeter mon corps. »

Le moyen métrage Grosse a été diffusé sur Internet en décembre 2018. Réalisé par Maxime Ginolin, le YouTubeur surnommé Magic Jack a intégré, pour le film, un groupe de paroles « Obèses Anonymes » et montre à l’écran ce que peut vivre une personne grosse au quotidien et comment elle peut le vivre. À travers cette fiction réaliste, il pointe les nombreux stéréotypes et idées reçues qui encadrent la grossophobie et y ajoute le point de vue d’une concernée.

ON NE NAIT PAS GROSSE

On fustige les personnes grosses en raison de leur poids. On les imagine fainéantes, incapables de fournir un effort physique, incapables de se retenir d’engloutir burgers, glaces, biscuits et sodas. On les pense bêtes et méchants.

Rappelez-vous de ce petit gros à l’école qui se goinfrait à la cantine et n’arrêtez pas d’embêter les filles. Personne ne l’aimait, tout le monde avait peur de lui, tout le monde se moquait de lui dans son dos, mais faisait en sorte que quand même, il entende qu’on le traite de gros lard. Il a mérité l’humiliation publique. Il est gros.

Finalement, ça met tout le monde d’accord. En masquant notre grossophobie – en la rendant légitime et acceptable – on réfute la vie de toutes les personnes grosses. On nie leur existence et on refuse de leur accorder une place dans la société.

« Les médias ont une responsabilité importante dans la construction et la propagation des idées reçues sur les gros. Les quelques émissions et documentaires qui leur sont consacrés traitent le sujet de manière spectaculaire ou pathétique, souvent par le biais des troubles alimentaires (dont souffrent seulement une partie des obèses) ou de l’impératif de la perte de poids (Zita dans la peau d’une obèse, The Biggest Looser, Tellement vrai…). Il n’existe à l’heure actuelle pas de livre consacré à la discrimination grosssophobe – à peine trouve-t-on quelques thèses ou études, bien éloignées du grand public. Le témoignage On ne nait pas grosse de Gabrielle Deydier a posé la première pierre d’un mouvement jusqu’ici cantonné à Internet et aux réseaux sociaux : enfin, les concernés prennent la parole et sont relayés par les grands médias. », explique Gras politique.

Le témoignage auquel Daria Marx et Eva Perez-Bello font référence est celui de la militante Gabrielle Deydier qui en 2017 a publié On ne nait pas grosse, un livre dans lequel elle raconte sa vie de grosse. Oui, grosse. Comme elle le dit dans l’article de Télérama, paru début février 2020 :

« C’est essentiel d’être clair avec les mots. À vous de voir si vous y mettez ou non une connotation péjorative. Moi, en tout cas, je suis grosse, c’est factuel mais je ne suis pas que cela. »

Quelques jours plus tard, le 25 février exactement, l’émission de France 2, Infrarouge, diffuse le documentaire Daria Marx, ma vie en gros. Elle est le sujet et la narratrice. Comme Gabrielle Deydier, elle se situe en introduction : « Je m’appelle Daria Marx, j’ai 38 ans, je suis grosse pour de vrai. Ni ronde, ni voluptueuse, ni pulpeuse, juste grosse. »

Le mot est posé. Il divise, il fait peur. Quand on le dit, on sent les visages se crisper, les corps se figer. A-t-on dit un gros mot ? Gras politique répond non sur la couverture de son livre. On interroge plusieurs femmes, membres des Elégantes courbes qui, le 8 mars, défilaient à Bruz, lors du Festival des Courbes. Zorica, 48 ans, n’est pas à l’aise avec le terme : « Je n’aime pas, je préfère dire enrobée ou ronde. Pour autant, j’aime qui je suis, j’assume mes rondeurs. »

De son côté, Elisa, 37 ans, explique que dire grosse ne lui pose plus de soucis aujourd’hui : « Ce n’est plus un mot qui me fait du mal. Mais je trouve qu’il y a des termes plus adéquats, plus jolis. On peut dire en forme, en courbe ou plus size. Dans grosse, en fait, il faut changer la négativité, que ce ne soit plus péjoratif. »

Et enfin, pour Marie, 58 ans, « il faut appeler un chat un chat, oui je suis grosse par rapport aux standards établis, par rapport à l’IMC. » L’IMC désigne l’indice de masse corporelle. On considère une personne en surpoids quand celui-ci est supérieur ou égal à 25 et on considère une personne obèse lorsque celui-ci est supérieur ou égal à 30.

QUE CACHE LA PEUR DU MOT ?

Aurait-on peur de dire grosse comme on a peur de dire féministe ? Pourtant, les militantes revendiquent le droit à l’égalité, le droit à la dignité. Elles dénoncent les inégalités entre les individus et les discriminations qui en découlent, et pointent les impensés. De nombreux combats d’hier et d’aujourd’hui prouvent l’importance des mots. Nommer fait exister.

Que nous dit notre peur de les prononcer à voix haute ? Pourquoi hésite-t-on avant de dire qu’une personne est noire ? Pourquoi hésite-t-on avant de dire qu’une personne est grosse ? Dans quel état se met-on si une personne est grosse et noire ? Depuis l’enfance, on nous apprend à bannir ces mots de notre vocabulaire sans nous expliquer pourquoi. Ainsi, on forme un tabou sur le tabou.

Sans le terme, on n’en parle pas. On met un mouchoir sur le problème. Parce qu’on considère que c’est un problème. On est projeté sans préavis dans la grossophobie (tout comme dans le racisme, le sexisme, le validisme, les LGBTIphobies, etc.) et on nous dépossède des savoirs et connaissances nécessaires pour éviter de cautionner et de faire perdurer des fléaux aux conséquences dramatiques sur les personnes concernées.

Paradoxalement, ces silences se transforment en remarques mesquines et haineuses, en regards méprisants et culpabilisateurs. On demande aux personnes grosses que l’on ne veut pas nommer de ne pas se faire remarquer mais on leur fait remarquer qu’elles prennent tout de même de la place.

On accumule les clichés à leur sujet : elles sont fainéantes, elles manquent de courage et de volonté, tout comme elles manquent de dynamisme et de compétences, elles sont malodorantes, bêtes, méchantes ou au contraire très gentilles et drôles, mal habillées, sans vie sexuelle ou sentimentale mais des bons coups au lit. La liste dressée par Gras politique n’est pas exhaustive :

« Il s’agit d’une partie de la charge mentale que les gros portent chaque jour : l’exigence de ne pas ressembler aux clichés que la société leur colle aux bourrelets. »

Au quotidien, il y a les stéréotypes qui heurtent, qui blessent et qui traumatisent. Mais aussi les infrastructures, nullement pensées pour les personnes obèses. L’exemple le plus flagrant est certainement celui des transports en commun dans lesquels les sièges ne sont pas adaptés. Dans les écoles, même combat. Dans les hôpitaux, on n’en parle pas alors qu’il faudrait puisqu’ils ne sont pas équipés de lits prévus pour des personnes de plus de 120 kilos.  

DES VIES SEMÉES D’OBSTACLES

Dans le documentaire diffusé dans Infrarouge, Daria Marx livre « l’histoire intime du petit peuple des gros ». Le clin d’œil à une communauté légendaire et imaginaire est très bien senti. Parce qu’elle le dit, elle a longtemps cru qu’elle était la seule grosse de France, ne voyant personne à la télévision ou dans sa famille qui lui ressemblait.

Accompagnée de plusieurs ami-e-s, iels mettent en commun leurs expériences personnelles qui relèvent finalement d’un système collectif oppressif ayant décidé de bannir les gros-ses de la société. Dès la petite enfance, la grossophobie commence. Les médecins alertent les parents que leur enfant est « dans la courbe haute. » I

l est préconisé de faire « attention ». Attention à ce que l’enfant ne grossisse pas davantage. Là encore, on ne nomme pas précisément le fameux danger mais on sait qu’il préfigure dans les inconscients de l’ensemble de la population. Puis, il y a la pesée à l’école, devant tou-te-s les camarades, les cours d’EPS où comme dans le film de Maxime Ginolin, les enfants gros sont choisis en dernier.

« Sauf en rugby », précise Eva Perez-Bello dans le documentaire. Dès le début de la vie, humiliations et culpabilisations sont présentes. Les personnes concernées intègrent l’idée qu’elles n’ont pas les mêmes capacités que les autres. On cherche à les mettre en garde, à les faire maigrir, « pour leur bien », soi-disant, mais on les gave à coup de traumatismes et de séquelles.

« À chaque fois, la nourriture a été mon seul réconfort. La honte et la colère ont nourri mes troubles alimentaires. Les jugements et conseils avisés des autres ne m’ont pas aidée à maigrir. Ils m’ont renvoyé une image de moi déformée à jamais. C’est un traumatisme qu’on se traine toute sa vie. », décrit Daria Marx, qui poursuit : « Si je n’avais pas pris ce poids, je serais morte en fait. Prendre ce poids m’a sauvée. C’était la seule manière que j’avais de gérer mes émotions. »

Eva Perez-Bello, quant à elle, explique qu’à 13 ans, on lui a découvert le syndrome des ovaires polykystiques. Une maladie hormonale qui entraine souvent la prise de poids. « Il n’y a pas que ça qui fait que je suis obèse. Quand j’étais petite, un cousin a décidé qu’il avait le droit de me tripoter. Ça a joué aussi je pense. Peut-être une façon de me construire une armure de gras ?! », souligne-t-elle.

Les causes du surpoids et de l’obésité sont nombreuses et parmi elles figurent notamment les violences sexuelles et physiques, la maltraitance, l’abandon ou encore des situations de séparations… Les événements de vie jouent souvent un rôle dans les troubles du comportement alimentaire. Les kilos s’activent comme une barrière de protection.

L’ENFER BANALISÉ…

Manger ses émotions. C’est une phrase qui revient souvent dans les témoignages des personnes concernées. Tout comme reviennent constamment les injonctions à la minceur. Les femmes en surpoids sont dix fois moins embauchées que les femmes en poids normé (six fois moins pour les hommes en surpoids).

La vie sentimentale et sexuelle peut également être ébranlée, à l’instar de l’estime et de la confiance en soi. Crystal, une amie de Daria, confie qu’elle était persuadée de vivre seule toute sa vie, au point d’envisager d’être nonne. Daria, qui avoue ne pas avoir de complexe dans l’intimité, fait part de relations toxiques dans lesquelles elle s’est laissée enfermée parce qu’elle est grosse et qu’elle a pensé que c’était déjà bien qu’un homme soit avec elle.

Eva aussi livre l’existence d’une faille : « Moi alors que je suis avec des nanas qui me disent qu’elles me kiffent, je doute encore, alors que j’ai 33 ans, que j’ai fait du chemin, que j’ai accepté mon corps, y a toujours ce truc… » Une autre amie, Anouch, analyse : « Le corps gros est soit hypersexualisé, soit déséxualisé. Dans l’imaginaire populaire, on pense que les femmes grosses ne séduisent pas. » Ainsi, sa gynéco a été surprise qu’elle lui demande la pilule, persuadée qu’elle n’avait pas d’activité sexuelle. 

Les personnes grosses sont souvent concernées par l’errance médicale. Malmenées, voire violentées, par les professionnel-le-s de la santé, oubliées des réflexions quant aux infrastructures et équipements et souvent mal diagnostiquées, elles ont des difficultés à trouver des médecins « safe », bienveillants, en qui elles peuvent avoir confiance.

Elles le disent dans le documentaire : « Nous sommes les oubliées de la médecine. On veut absolument nous faire maigrir mais on nous oublie de nous soigner. » Ça commence à bouger et les membres de Gras politique peuvent aujourd’hui intervenir dans des événements, tels que les colloques de médecins pour aborder avec les professionnel-le-s de la santé la lutte contre l’obésité et pour déjouer l’amalgame que l’on fait en France, comme le souligne Daria Marx « entre faire la guerre à l’obésité et faire la guerre à l’obèse. »

Zorica, de l’association Les élégantes courbes, approuve : « Ça me dégoute d’entendre les médecins me dire que je devrais perdre du poids. Même en sous poids, j’avais mal. Quand on a une pathologie, parfois, le poids n’y est pour rien. Les kilos en trop arrivent bien trop vite dans les conversations et c’est dur à entendre. »

L’injonction à la chirurgie bariatrique est, selon de nombreux témoignages, très élevée. Télérama, dans l’article « Je suis grosse et alors ? », indique qu’en 2017, ce service chirurgical comptabilisait 68000 interventions, soit 4,5 fois plus qu’en 2006. Et à 90%, elles concernent des femmes. Ainsi, la France est le pays européen qui compte le moins de personnes grosses mais le plus d’opérations gastriques. 

INJONCTIONS, INJONCTIONS, INJONCTIONS…

Que les femmes soient majoritaires à souhaiter être opérées n’est pas un fait surprenant puisque ce sont elles les plus touchées par les injonctions à la sacro sainte minceur. Partout, en permanence, on rappelle à la gent féminine qu’elle se doit de correspondre aux standards de beauté établis par le patriarcat qui n’en a rien à cirer que la norme soit représentative ou non, il est impératif de la désirer, cette norme. Et de tout faire pour y parvenir.

L’injonction est omniprésente. Mieux vaut se priver que de prendre un kilo. Alors pour les femmes en surpoids et les femmes obèses, c’est un calvaire de tous les instants. Car non seulement, elles n’ont visiblement pas pris au sérieux les mises en garde mais en plus, elles ne font visiblement pas grand chose pour que ça change.

On pense « les pauvres », et on pense « c’est de leur faute, elles pourraient aussi se remuer le cul pour perdre du poids et vivre mieux ». Elles seraient sans doute aussi un peu plus jolies et auraient alors plus d’occasion de se trouver un mec potable… Oui, c’est ça qu’on se dit dans notre tête ou dans leur dos. Parfois même devant elles. Constamment, elles entendent ce discours ou le lisent dans les regards.

« Le regard est cruel. Dès que tu achètes un pain au chocolat, les gens te regardent l’air de dire « Comme si t’étais pas assez grosse… ». »
signale Zorica.

Pareil pour Marie, également membre de l’association Les élégantes courbes : « Vous mangez un gâteau, on vous regarde genre « elle se goinfre ». Mais non ! L’obésité ne vient pas forcément du fait que l’on mange trop ou que l’on mange mal. Ça peut être dû à plein de chose. Ça peut être hormonal, ça peut être psychologique, pour mettre une barrière entre soi et les autres. C’est trop facile de juger sans savoir ! » 

Le jugement est permanent. Daria Marx et Eva Perez-Bello ne s’en cachent pas. Quand elles prennent le train, elles réservent en 1èreclasse. Afin d’avoir un peu plus de place qu’en seconde et peut-être éviter de voir la peur dans les regards des autres passagers, craignant que ce soit sur eux que ça tombe, le malheur de voyager assis-e « à côté de la grosse ». À force, elles avaient pris l’habitude de s’installer au wagon bar durant tout le trajet.

« On passe notre temps à toucher les gens et à être touchées par les gens, malgré notre volonté. L’enfer, c’est pour nous d’abord. Eux, ils voyagent une fois avec nous mais nous, c’est toute notre vie qu’on a à dealer avec notre volume. Partout on déborde, rien n’est fait pour nous et on nous le fait remarquer. », note Eva. 

Il est clair que tout est fait pour rebuter la population. Le signal est fort : dans la norme de beauté, les femmes sont considérées comme des objets, en dehors de la norme de beauté, les femmes sont rejetées et méprisées. Moquées, harcelées. Gratuitement. Et ça, en période de confinement, on ne cesse de le rappeler. 

RAS LA CULOTTE !

Le 9 avril, Olga Volfson, journaliste et militante féministe engagée contre la grossophobie, publie son billet d’humeur sur le site Terrafemina. Intitulé « Je suis grosse et je refuse d’être votre enfer de confinement », elle dénonce les multiples blagues grossophobes qui circulent depuis mi-mars, visant à faire rire, tout en nous faisant craindre de la prise de poids prévisible (ou non) lors du confinement.

Sur les réseaux sociaux, phrases, images, montages et autres s’interrogent sur l’apparence physique, principalement des femmes, à la sortie. Et ça bombarde de propositions de régimes, d’exercices à pratiquer au quotidien pour s’entretenir et garder la ligne. L’injonction à la minceur et au « corps parfait » s’immisce jusque dans l’intimité des foyers allant même jusqu’à écarter la gravité de la crise sanitaire.

Dans sa chronique, la journaliste relève qu’il y a des milliers de mort-e-s, des centaines et des centaines de malades sous assistance respiratoire, des manques de moyens matériels et financiers pour soutenir les soignant-e-s, que les plus précaires continuent d’aller travailler, que les travailleurs-euses du sexe crèvent de faim, que les sans-abris se prennent des amendes pour non respect du confinement, que les réfugié-e-s n’ont ni moyen de se prémunir du virus ni moyen de vivre dignement. Mais finalement, ce n’est pas là le souci majeur :

« Le vrai problème du confinement, ce sont tous ces vilains kilos que l’on va prendre pendant. Vous imaginez ? Si c’est pour ressembler au bonhomme Michelin une fois autorisé-e-s à profiter, enfin, de la saison du maillot de bain, à quoi bon survivre ? Heureusement que les influences et autres mèmeurs se sont lancé-e-s dans le concours de la blague la plus crassement grossophobe sur leurs réseaux sociaux afin de prévenir un grossissement généralisé de la population. Il ne faudrait surtout pas qu’on pense un instant qu’une pandémie planétaire puisse être plus grave qu’un manquement envers le sacro-saint culte de la minceur ! »

C’est oppressant et énergivore d’être confronté-e en permanence au rapport au corps maigre, mince, gros. Trop grosse, trop maigre, pas assez mince. Le corps d’une femme ne lui appartient jamais entièrement. Jamais pleinement. Le miroir reflète les millions de regards grossophobes qui se pose sur nos chairs et nos formes. Nos bourrelets et nos amas de peau. Nos vergetures et notre cellulite. Et ça nous bouffe du temps de cerveau.

L’obsession de ne pas avoir fait ce qu’il fallait, de ne pas avoir mangé correctement, de ne pas avoir remué sa graisse dans la journée. Ça envahit nos pensées, ça augmente notre culpabilité. Et oui, l’anxiété accroit les troubles alimentaires. C’est un cercle vicieux. Olga Volfson est furieuse et tape du poing sur la table, et ça fait du bien de nous remettre les idées en place :

« Mais ces gens qui plaisantent si bruyamment sur les kilos pris pendant le confinement et qui s’acharnent à communiquer sur le meilleur moyen de faire de cette épidémie un prétexte à maigrir, ont-iels pensé une seule seconde aux répercussions de leur inconséquence sur la vie  des personnes grosses ? Nous ne sommes pas un chiffon rouge que l’on agite en guise de motivation à rester « fit ». Nous sommes des êtres humains aussi, avec plus de chair que d’os comparé à vous, certes. Et alors ? Nous avons autant le droit à la considération, au respect, à la dignité que vous. Et nous aimerions bien pouvoir prétendre au peu de tranquillité d’esprit qu’il est possible de grappiller en ce moment, sans être inlassablement réduit-e-s au statut d’épouvantail, pointé-e-s du doigt pour un oui et pour un non. »

PERSONNE NE VEUT GROSSIR

Les militantes le répètent : la grossophobie n’est pas l’éloge de l’obésité. Elles ne jugent pas non plus les personnes grosses souhaitant perdre du poids. Elles pointent les inégalités de traitement et dénoncent les actes, les attitudes et les discriminations qui s’abattent sur les femmes et les hommes en surpoids et au-delà. Elles font entendre leurs vécus et ressentis et se réapproprient leurs corps, qu’on leur confisque en raison de leur apparence physique.

Dans le livre « Gros » n’est pas un gros mot, Gras politique souligne qu’il existe également une différence au sein des gros-ses. Il y a les « bons gros », ceux que l’on tolère. Qui ont un motif acceptable. Comme les jeunes femmes ayant vécu un parcours de PMA. Les adolescent-e-s atteint-e-s de dérèglement hormonal. Là, on éprouve de l’empathie. Là, on va même jusqu’à dire « Toi, tu es gro-se, mais c’est pas pareil… ». Le fameux « pas pareil ».

On les distingue donc de celles et ceux que l’on imagine s’empiffrer tous les jours devant la télé, incapables de se mouvoir hors de son canapé. « Peut-être que cet obèse ne sort plus car la grossophobie latente est trop difficile à supporter. Personne ne désire être gros. Ce n’est jamais un choix conscient. Qui voudrait être l’objet de moquerie, de harcèlement, victime de discrimination ? La volonté n’entrera en jeu qu’au moment de s’accepter, éventuellement. », peut-on lire dans le bouquin.

Interrogée par Télérama, la psychanalyste Catherine Grangeard explique qu’il est compliqué de diverger des normes : « Soit vous êtes suffisamment solide pour les dénoncer et affirmer vos différences. Soit vous n’avez pas confiance en vous et vous vous reprochez de ne pas correspondre à ce que les autres attendent. Vous vous sentez alors incapable, minable. »

La perte d’estime de soi, le manque de confiance, la peur d’être jugé-e, la peur d’être discriminé-e – des peurs basées sur l’expérience bien souvent – mènent au repli et à l’isolement, parfois à la dépression. 

Les mouvements qui émergent depuis plusieurs années visant à photographier et poster nos bons petits plats très sains ont un effet pervers puisqu’ils participent souvent à culpabiliser, majoritairement, les femmes qui s’écartent de l’assiette radis, avocat, pousses de soja et salade verte.

Sans écarter les bienfaits sur le corps, sur la santé, sur le fait de se réapproprier notre alimentation, ces mouvements sont critiquables tant ils tendent à créer une obsession autour de la nourriture au lieu d’enrichir la notion de plaisir à manger. Ce que l’on appelle l’orthorexie conduit à être obnubilé-e par le fait d’ingérer une nourriture exclusivement saine et de rejeter systématiquement ce qui est perçu comme de la mal bouffe.

NAISSANCE DU BODY POSITIVE

Dans les années 90 nait le mouvement Body positive, prônant l’idée d’acceptation de tous les corps et englobant les questions de morphologie mais aussi de couleur de peau et de genre. Vient l’époque des Tumblr, sites sur lesquels on peut s’afficher épanoui-e-s dans nos corps quels qu’ils soient, puis l’époque des réseaux sociaux et du culte de l’image.

C’est là particulièrement, à la naissance d’Instagram notamment, que le mouvement prend encore plus d’ampleur. Tout en s’exposant à la grossophobie, encore moins contenue lorsque l’on se cache derrière son écran. L’idée est de briser les normes et les tabous, pour s’affranchir et s’émanciper des diktats de la beauté unique. Tous les corps sont les bons corps.

Il faut donc également casser le côté retouche de l’image, à travers des logiciels ou des filtres proposés par les applications. Se montrer tel que l’on est. Et même souligner tout ce qui relève soi-disant des imperfections. Bourrelets, cellulite, vergeture, poils, boutons, rougeurs… C’est désormais aux complexes d’avoir la vie dure. La honte doit changer de camp.

Pas si simple quand la société, au quotidien, a décidé de vous rappeler que vous ne correspondez pas à la norme. Que vous n’êtes même pas considéré-e entièrement comme un être humain. Parce que la grossophobie dépossède les personnes concernées de leur humanité.

Si le mouvement Body Positive aide et accompagne des femmes, principalement, et des hommes à mieux vivre avec leur corps. Tant mieux. C’est à prendre et à ne pas négliger. Chaque chemin est important. S’accepter soi est une étape cruciale. Sans doute la plus cruciale. Mais en parallèle, les mentalités doivent évoluer, les moyens doivent être mis en œuvre pour prendre en compte et en considération toutes les personnes, tous les corps, toutes les morphologies.

VALORISER TOUTES LES MORPHOLOGIES

Modèle plus size en amateur, Elisa a commencé par un concours de beauté. Pour se lancer un challenge et sortir de son quotidien de mère au foyer. À l’été 2017, elle déménage en Bretagne et continue de faire des défilés et des shooting photos.

« Ça m’a aidé à prendre confiance mais les concours de Miss ne sont pas mes valeurs. Il n’y a pas l’esprit de bienveillance et en fait, ce n’est pas encourageant. Les gens sont là pour valoriser leur concours, leur argent, etc. Il y a de plus en plus de concours qui se développent comme les Miss Curvy, Miss Ronde, etc. Mais c’était pas pour moi, j’ai arrêté fin 2017. », explique-t-elle.

Elle poursuit sa route en participant à des événements comme des salons par exemple. À cette époque, elle fait du 46 et constate qu’elle est bien reçue mais… « pour les robes de mariée par exemple, je pouvais en avoir une, là où ma collègue qui faisait du 38 pouvait en porter 4 ou 5. »

En mars 2018, Elisa décide de créer ses propres événements et ses propres défilés sans critères de taille, de poids, etc. en fondant l’association Les élégantes courbes. L’objectif : montrer qu’il existe une multitude de morphologies. « Et faire profiter les autres qui n’ont pas eu la même expérience que moi. Parfois, on est timide, on a peur de se montrer et puis l’effet groupe fait qu’on y va. Avant un défilé, on se prépare, on se lance et on ressent de la fierté de l’avoir fait. Ça donne envie de recommencer ! », précise Elisa.

Au sein de la structure, subsiste également la volonté d’accompagner les adhérentes dans l’acceptation et la valorisation de leurs corps. « Quand les filles me contactent pour participer à l’association, aux défilés et aux shooting, c’est l’occasion de discuter avec elles. Certaines veulent parler de leur rapport à leur corps, ont besoin d’être rassurées, encouragées. Ensuite, on a un groupe de discussion pour l’organisation des événements, chacune peut s’exprimer. Je tiens vraiment à ce que les femmes se sentent bien dans l’association, que l’on soit toujours dans un esprit de bienveillance. Ce n’est pas un concours de beauté ! », poursuit-elle. 

Le public, composé d’ami-e-s et de membres des familles des modèles bénévoles, est très réceptif à leurs propositions. C’est une aubaine de pouvoir assister à des défilés durant lesquels il est possible de s’identifier à la mannequin :

« On a fait le choix de ne pas mettre de critères, il n’y a pas que des grandes tailles. On a aussi des femmes maigres. Quand on fait 1m50 et 40 kilos, on est complexées aussi. On a toutes des complexes qui viennent de la représentation des femmes. Ici, c’est le vrai, la vie, le réel. »

L’accompagnement à l’acceptation de son corps et la valorisation de toutes les morphologies sont les deux missions phares de l’association. « Nous ne sommes pas là pour représenter des marques. Nos créateurs comprennent notre but et respectent notre charte. », insiste-t-elle.

Parce qu’il persiste également une problématique autour de l’habillement. Trouver un vêtement adapté à sa taille et à sa morphologie n’est pas tache aisée lorsque l’on dépasse le 44 ou le 46. Elisa le sait pertinemment : « J’ai fait le yoyo toute ma vie. A 18 ans, j’étais anorexique et puis j’ai pris du poids, obligée de porter des sacs à patate car je n’avais pas les sous pour acheter des tenues adaptées. Au niveau tarif, les habits ne sont pas abordables. Quand on a des revenus moyens, que l’on a des enfants, etc. ce n’est pas évident. À Paris, il y a plus de boutiques mais ici, on se rabat vite vers des sites internet anglo-saxons. Malgré tout, il y a des créateurs qui font des efforts évidemment. Mais dans l’association, les tenues restent secondaires. »

L’an dernier, elle a participé à un happening Body Positive, organisé par la mannequin grande taille Georgia Stein. « Le but n’est pas le même que celui des Élégantes courbes, c’est plus militant. Ça permet de faire bouger les médias. », commente-t-elle. Faire bouger peut-être aussi les agences de mannequinat…

« On est trop abreuvées de squelettes dans les médias, les concours de beauté, les salons, etc. Personnellement, depuis que je fais des défilés, je prends confiance en moi. Et pourtant, j’ai 37 ans et 4 enfants. Mais ça me procure des sensations qui restent en moi, notamment la sensation d’avoir relever le challenge que je m’étais lancée. », conclut-elle. 

DES EFFETS TRÈS POSITIFS

Marie a connu Elisa par son travail, à l’espace textile et bijouterie d’une grande surface. Elle lui a proposé de défiler. Ce qu’elle apprécie particulièrement dans l’association, c’est l’ambiance et la bienveillance. « Ici, pas de regards en coin. », nous dit-elle. Elles ont toutes des rondeurs ou de maigreurs, elles sont là pour valoriser leurs corps, souvent oubliés ou méprisés.

« Ça m’a beaucoup apporté, m’a permis de me sentir plus à l’aise et de porter des habits que je n’aurais jamais porté. Ça donne une autre vision des corps des femmes. », poursuit-elle. Quand on lui parle du défilé de Chanel qui crée l’émulation avec un mannequin en taille 40, elle nous répond : « C’est se foutre de la gueule du monde. »

Dans sa famille, sa mère, ses grands-mères et sa sœur ont des rondeurs. « Moi, j’ai des rondeurs et je n’ai pas de problème de santé. Oui, des filles en ont et il faut faire attention quand ça touche la santé. Personnellement, je n’ai pas spécialement souffert de mes rondeurs. Oui, avant j’avais des complexes parce que je suis cambrée et mes fesses ressortaient. J’ai rencontré un homme qui faisait des photos de charme et j’ai pris conscience de ce que pouvait être mon corps et que mes courbes sont belles. C’est vrai que le regard de l’autre permet d’accepter. Quand on fait des photos et des défilés, on est soumises au regard des autres. Quand on met les photos sur Facebook, on prend le risque d’avoir des commentaires désobligeants. Mais la plupart des retours sont des encouragements. », indique Marie.

Pour elle, faire un défilé avec des femmes et des hommes aux morphologies différentes participe à changer le regard que l’on porte sur les corps : « Et puis, les gens voient que l’on défile dans la bonne humeur. Alors, on n’est pas des pros mais on est dans la bonne humeur ! Ça m’enrichit énormément. C’est très intéressant, ça offre une ouverture d’esprit. On a des particularités, on se complimente, ça fait du bien et ça rassure. Ça aide beaucoup de filles. Quand on se sent bien dans son corps, ça se voit rapidement. Les autres ne peuvent que se dire « elle assume », un point c’est tout. Chacun-e réagit à sa façon bien sûr. Arrivée à bientôt 60 ans, personnellement, je me sens bien. Qu’on me dise que je suis grosse ne va pas me faire déprimer ! »

UNE FEMME LIBRE, HEUREUSE, CÉLIBATAIRE, QUI ASSUME SON CORPS

Zorica est elle aussi très positive à ce sujet. Aujourd’hui. Car cela n’a pas toujours été le cas. « J’ai toujours été rondouillette et il y a eu des périodes où j’ai mis le doigt dans l’anorexie. Et bien, je n’étais pas plus heureuse quand j’étais maigre… Maintenant, j’assume qui je suis, j’assume mes rondeurs. Je ne veux plus lutter avec mon corps. », s’enthousiasme-t-elle.

Elle a à plusieurs reprises tenté des régimes. Ça ne marchait pas, elle reprenait du poids en arrêtant. Par deux fois, elle a eu « des accidents de vie », selon ses dires : 35 kilos perdus en un peu plus de 4 mois. « Là, le corps se bloque de tout. On ne peut plus rien faire du tout. La descente aux enfers est dangereuse. D’abord, ça rend euphorique de perdre du poids, ensuite, le corps nous dit stop. C’est compliqué le poids dans le plus ou dans le moins. On m’a forcée après ça à reprendre du poids. », nous explique Zorica.

Dans son entourage, Laëtitia est adhérente de l’association Les élégantes courbes. Elle lui en parle. Zorica se dit pourquoi pas, elle aime l’idée d’aller à l’encontre des diktats. « Je suis mère de 4 enfants. Mon fils a un poids « normal ». Mes jumelles ont 14 ans. À un moment, entre copines, elles allaient essayer les fringues et une des copines a dit à une de mes filles qu’elle était trop ronde. Hop, elles arrêtent de manger. Du coup, je surveille, je force un peu à manger. Je sais qu’à cet âge-là, c’est difficile de ne pas se comparer. Je pense que c’est plus facile à mon âge, avec l’expérience et le recul. Mais je vois bien, ma grande fille a 20 ans. Elle a toujours souffert d’un surpoids. Là, ça y est, elle commence à accepter son poids et sa morphologie. Oui, on plait comme on est ! Il faut s’accepter et accepter le regard des autres. Ce n’est pas toujours facile parce que quand on fait les magasins, c’est hyper difficile de se dire que les tailles s’arrêtent au 44. Même si aujourd’hui, on peut déjà mieux s’habiller qu’il y a 10 ou 15 ans. On n’est plus obligées de s’habiller comme un sac ou une mamie. Y a une évolution dans les mentalités quand même. »

Elle a parcouru du chemin Zorica quant au rapport qu’elle entretient avec son corps. Elevée par des parents immigrés, originaires d’ex-Yougoslavie, elle a été nourrie à la culture du bien et du beaucoup mangé. Elle n’a jamais été privée de nourriture, au contraire, on l’a toujours incitée :

« En Croatie, on fait à manger à outrance. Quand la maitresse de maison prépare à manger, c’est une offense si les plats sont vides, ça veut dire qu’il n’y avait pas assez. » Elle a été mariée à un homme qui la critiquait pour son poids, pour ses rondeurs. Avec le temps, elle se dit que ce n’était pas le bon, qu’il n’aurait jamais dû se comporter comme ça. Maintenant, son corps ne veut plus rien savoir :

« J’arrête de culpabiliser et déjà, ça me fait du bien. De toute manière, le stress, l’angoisse, le fait de se restreindre, ça n’aide pas. Le corps fait des réserves. Les élégantes courbes, j’y adhère depuis peu mais j’adhère vraiment à leurs valeurs. Le 8 mars dernier, c’était la première fois que je défilais. Et on m’a dit que j’étais à l’aise et que j’étais belle. Ça me plait de montrer qu’on peut être heureuse sans être habillée dans du 38. Ça booste et je me suis sentie belle. On est belles ! Je suis heureuse comme je suis, je m’affirme et puis merde ! »

Elle a particulièrement envie de mettre son expérience à profit de ses enfants. Pour qu’il et elles se sentent bien dans leur corps. Elle le dit et le redit :

« Je me suis libérée des diktats de la mode. L’acceptation permet de mieux vivre. Je suis une femme heureuse, libre, célibataire qui assume son corps ! » 

MANGER, BOUGER. MAIS ENCORE ?

Daria Marx le scande elle aussi haut et fort : « Je n’en peux plus qu’on parle de l’obésité en terme de régimes et de sport. Qu’on me résume à ce qui rentre dans ma bouche et aux nombres de pas que je fais chaque jour. Qu’on parle des vraies causes de l’obésité !!! La précarité, els abus dans l’enfance, etc. On n’en parle jamais parce que ça couterait trop cher au gouvernement la prise en charge thérapeutique, les aides, l’éducation alimentaire dans les familles et les écoles, etc. Ça coûte beaucoup plus cher que d’écrire « Manger, bouger » en bas des pubs. » Oui, ça coûte moins cher mais ce n’est pas suffisant. Largement pas. 

« Je ne veux plus m’excuser d’exister. Mon corps est très gros, différent, mais rien ne m’empêchera de l’aimer. Il me porte et aujourd’hui nous avons fait la paix. Nous, les gros et les grosses, allons continuer à vivre, à prendre la place qui nous revient, à nous battre contre les discriminations que nous subissons. Certains d’entre nous maigriront, d’autres pas. Mais ce n’est pas ça qui déterminera la réussite de nos vies. Le bonheur ne se mesure au nombre de kilos perdus. Notre corps est un champ de bataille, nous réclamons un armistice, un peu de paix pour être heureux et l’égalité pour avoir les mêmes chances. Si vous nous croisez dans la rue, ne pensez plus qu’on est fainéants ou idiots. Nous sommes vivants. »

Il n’y a aucun doute, l’injonction à la minceur est une plaie pour la majeure partie de la population enfermée dans l’idée que pour être heureux-euse, il faut atteindre absolument cette norme qui finalement n’est en rien représentative. Et le pire, c’est ce qu’elle nous entraine à faire, créant de la grossophobie et de la grossophobie intégrée. Mais le corps parfait n’existe pas et il est plus que temps de revoir nos copies sur ce que nous jugeons « hors norme » à propos des corps. Et d’écouter, sans minorer, banaliser ou juger les personnes concernées.

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Grossophobie : un enjeu de taille
Le poids de la norme
Hors norme

Célian Ramis

Précarité menstruelle : la couleur de la réalité

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Mais qu’est-ce qui horrifie tant quand on parle des règles ? Il semblerait que le fait de savoir qu’une femme en face de nous est en train de saigner soit perturbant. Voire dégoûtant si elle ose le dire ouvertement. « J’ai mes règles », ça glace le sang.
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Les médias en parlent beaucoup en ce moment. Quasiment depuis un an. Le concept de précarité menstruelle vise à dénoncer la charge financière qui émane de l’achat de protections périodiques et qui incombe uniquement aux personnes ayant leurs règles. La revendication est claire : l’accès gratuit pour tou-te-s à ces produits de première nécessité, et non de confort.

Mais en pointant seulement l’aspect économique, on en oublierait presque que la précarité menstruelle dépasse largement le côté pécunier qui finalement est une conséquence du tabou engendré et entretenu par le patriarcat…

Au cours du transport des kits Virilité, l’accessoire « poche de sang » a certainement dû être bien secoué… Parce que les bonhommes, ils ont le cœur bien accroché pour faire la guerre, dépecer les animaux tués à la chasse, opérer des êtres vivants, jouer à des jeux vidéos bien belliqueux ou encore pour ne pas détourner le regard pendant un épisode de Game of Thrones. Mais paradoxalement, on leur attribue la grande capacité à tourner de l’œil à la vue du sang, que ce soit pour une prise de sang ou un accouchement. Pas étonnant donc qu’ils aient un petit haut-le-cœur dès qu’on mentionne que tous les mois, nous les femmes, on saigne, phénomène créé par la non fécondation de l’ovule qui s’évacue avec une partie de notre endomètre via notre vagin, pour finir absorbé par un tampon ou une éponge, récupéré par une coupe menstruelle ou une serviette hygiénique ou encore évacué aux toilettes ou dans le bain ?! Peu importe, ça sort. C’est cyclique. Point barre. 

Mais qu’est-ce qui horrifie tant – les hommes et les femmes - quand on parle des règles ? Il semblerait que le fait de savoir qu’une femme saigne au moment même où elle se tient debout juste en face de nous à la machine à café et discute de manière tout à fait normale soit perturbant. Voire dégoûtant si elle ose le dire ouvertement. « J’ai mes règles », ça glace le sang. Cette image implicite d’un ovule non fécondé qui vient s’écraser par filets et caillots de sang dans la culotte, ça répugne… 

ZUT À LA FIN !

Ras-la-culotte de tous ces mythes oppressants autour des menstruations ! Ras-la-serviette de voir les visages se crisper quand le mot « règles » vient à être prononcé ! Ras-le-tampon de la vieille réflexion disant de se mettre aux abris pour ne pas essuyer le courroux de la harpie menstruée ! La coupe est pleine, évidemment.

Peut-être que cette soi-disant bande d’hystériques mal lunées l’est à cause des fortes douleurs ressenties avant, pendant et après ce fameux moment du cycle ou à cause des milliers d’euros dépensés pour s’acheter des produits hygiéniques imbibés pour la plupart de pesticides et de composés chimiques…

Ou tout simplement parce qu’elle a été éduquée dans la peur de la tâche et de l’odeur du sang et qu’elle a intégré depuis l’adolescence que « règles » équivaut à « impure ». Le cycle des femmes inquiète et dégoute. Nous, forcément on voit rouge et on milite pour que tout le monde se sente concerné, pas directement par nos vagins ensanglantés mais par tous les à côté.

Actuellement, nombreuses sont les publicités qui nous sollicitent au fil de la journée, sur les réseaux sociaux principalement, pour nous filer LA solution pour vivre paisiblement nos règles et sauter de joie à la première coulée… Chouette des nouvelles culottes de règles méga absorbantes ! Aussi écolos soient-elles, ça interpelle. Vivre sereinement nos règles n’est pas qu’une histoire de culotte tâchée ou pas tâchée, de vulve au sec ou à la fraiche ! Non, c’est bien plus complexe et complet que ça.

#ERROR

On touche ici à un système global de connaissance du corps des femmes et son fonctionnement cyclique. Souvent, on le connaît peu, on le connaît mal. En France, en 2016, le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes (HCEfh) a révélé qu’une fille de 15 ans sur quatre ignore qu’elle possède un clitoris et 83% ne connaissent pas son unique fonction érogène.

On l’appelle « minou », « chatte », « zezette », « abricot », « moule », etc. On les nomme « ragnagnas », « trucs » ou carrément « les anglais débarquent ». On pense qu’au moment des règles, les femmes ratent la mayonnaise (en Argentine, c’est la crème fouettée, au japon, les sushis et en Italie, l’ensemble des plats) et sont énervées sans raison aucune pendant leur durée entière.

Si la majorité de la population a tendance à minimiser, il serait une erreur de penser que l’utilisation des termes exacts est à négliger. Pire, à penser que cela constitue un danger ! Car apprendre aux enfants que les petites filles ont entre les jambes à l’extérieur un pubis, un clitoris et une vulve et à l’intérieur, un vagin et un utérus, c’est déjà briser le tabou visant à laisser croire que là où les garçons ont un pénis bien apparent, elles n’ont « rien ».

Les premières menstruations déboulent dans la culotte, c’est la panique et l’incompréhension. Ce passage que tout le monde imagine comme un symbole de l’évolution de fille à femme peut être un véritable séisme pour qui n’y est pas préparé-e et un moment de solitude si aucun espace de parole libre et d’écoute bienveillante n’a été créé que ce soit au sein de la famille, de l’entourage et/ou de l’école.

On passe de l’innocence enfantine à la femme potentiellement active sexuellement. Sans information anatomique. On passe du « rien » à la possibilité d’avoir un enfant, et cela même sans comprendre comment notre cycle fonctionne. Et quand à cela on ajoute des complications type fortes douleurs au moment des règles pour lesquelles on nous explique qu’avoir mal, c’est normal, on apprend à souffrir en silence, à serrer la mâchoire et à redoubler d’effort pour faire taire la douleur.

Peut-être sera-t-on diagnostiquées plus tard d’une endométriose, du syndrome des ovaires polykystiques, du Syndrome PréMenstruel et même de trouble dysphorique prémenstruel. Heureusement, les combats féministes permettent de faire avancer la cause et des personnalités issues des milieux artistiques – actrices, chanteuses, etc. – témoignent de leurs vécus et des parcours chaotiques qu’elles ont enduré de nombreuses années durant afin de faire reconnaître les maladies et les conséquences physiques et psychologiques que cela inclut.

Aussi, de supers ouvrages existent pour en apprendre plus au sujet des règles comme Sang tabou de Camille Emmanuelle, Le grand mystère des règles de Jack Parker, Cycle féminin et contraceptions naturelles de Audrey Guillemaud et Kiffe ton cycle de Gaëlle Baldassari (les deux derniers étant écrit par des Rennaises – lire l’encadré).

Sans oublier le livre Les règles… Quelle aventure ! d’Elise Thiebaut et Mirion Malle à destination des préados et ados, filles et garçons. Cela participe à la découverte de soi et de l’autre, car comme le disent Elise Thiebaut et Mirion Malle à juste titre « rendre les règles invisibles, c’est rendre les femmes invisibles. »

SUR LE FIL DE L’EXPÉRIENCE

Lis Peronti est une artiste-chercheuse installée à Rennes depuis plusieurs années. Elle y a notamment fait un mémoire autour des menstruations et des performances durant lesquelles elle a laissé le sang de ses règles couler sur une robe blanche ou un pantalon (lire le focus « Menstruations : ne plus avoir honte de ses règles » - yeggmag.fr – août 2017).

Aujourd’hui, elle continue son travail de recherches et de restitution sous forme artistique, mêlant savoirs théoriques et vécus personnels, autour du sexe féminin. Quand on lui demande ce qu’est pour elle la précarité menstruelle, elle répond :

« Comme ça, je pense au prix des protections hygiéniques. J’en ai beaucoup acheté avant la cup. Mais en fait, c’est plus que ça. C’est le fait que les règles soient considérées comme dégueu, tabou, comme quelque chose à cacher. La précarité menstruelle n’est pas juste liée au prix des tampons et des serviettes mais aussi au manque d’informations qu’on a sur les règles si on ne fait pas la démarche d’aller chercher plus loin. »

Sa démarche au départ, elle le dit, n’était pas consciemment féministe. En commençant à travailler sur le sujet « de façon intuitive », elle a fait des choix pas forcément réfléchis mais qui l’ont mené à mieux comprendre le fonctionnement de son corps, de son cycle et aussi à mieux protéger sa santé. Plus tard, elle a fait des liens avec sa recherche académique :

« C’était une porte d’entrée vers toutes les études féministes et vers la connaissance de mon corps aussi. Par exemple, c’est au moment où j’ai commencé à faire une performance à chaque menstruation, performance qui était censée fonctionner selon mon cycle naturel, que j’ai arrêté la pilule pour retrouver le temps décidé par mon corps pour l’arrivée des règles, et aussi parce que j’avais entendu que la pilule provoquait des maladies. À ce moment-là, j’ai commencé à me rendre compte de quand est-ce que les règles arrivaient. Le fait de les laisser couler sur un tissu ou sur la terre m’a permis de me rendre compte de la quantité de sang versée, qui était d’ailleurs beaucoup moins importante que ce que je croyais. »

Aujourd’hui, elle connaît mieux son cycle et s’étonne d’autant plus de tous les tabous liés aux règles : « On a d’autres pertes au cours du cycle et ça ne choque personne. » Pour elle, en tout cas, le mémoire et les performances l’ont amenée à de nombreuses lectures et réflexions sur le sujet mais aussi à apprécier la beauté de la couleur du sang menstruel et de son mouvement lorsqu’il se dissout dans l’eau. Voilà pourquoi elle a choisi la coupe menstruelle, bien avant le scandale autour de la composition des tampons et des serviettes.

À ce propos, elle nous livre son opinion : « Les fabricants ont toujours su que c’était de la merde à l’intérieur mais on en parle aujourd’hui parce qu’il y a un nouveau marché à prendre. On en voit partout maintenant des culottes menstruelles, des tampons bios, des serviettes lavables, etc. C’est bien mais ce n’est pas nouveau. »

Ce que Lis Peronti retient particulièrement de tout cet apprentissage menstruel, c’est que « travailler sur les règles m’a aussi fait prendre l’habitude d’échanger sur ses sujets avec différentes personnes, que ça soit des bio ou techno femmes ou desbio ou techno hommes(termes utilisés par Beatriz Preciado dans Testo Junkie. Sexe, drogue et biopolitique). Et connaître le vécu ou l’opinion des autres est la chose la plus enrichissante dans cette recherche artistique. »

Et même sans démarche artistique, on la rejoint : échanger et partager les vécus et opinions, en prenant soin d’écouter en premier lieu les personnes concernées, est enrichissant et nécessaire à la déconstruction du tabou et des stéréotypes autant autour des règles que du genre. 

SOURCE DE SOUFFRANCES

Car ce tabou autour des règles peut être une source de violence à l’encontre de celles à qui on ne permet pas l’expression de leurs souffrances et à qui on dit que la douleur est uniquement dans leur tête. Mais aussi à l’encontre de celles qui n’osent pas l’exprimer et qui demandent, en chuchotant à l’oreille de leurs copines, si elles n’ont pas un tampon et qui le cachent ensuite dans le revers de leur manche ou encore de celles qui intègrent malgré elles un sentiment de honte et de peur.

Le silence et la méconnaissance qui règnent autour de cette thématique sont également à la base de la lenteur du diagnostic de l’endométriose, qui touche entre 1 femme sur 7 et 1 femme sur 10. Il faut en moyenne 7 ans pour diagnostiquer l’endométriose. Pourquoi ? Parce que le corps médical est mal informé, mal formé. Parce qu’une femme expliquant que tous les mois elle est handicapée par son cycle (transit perturbé, gênes urinaires, gênes ou douleurs lors des rapports sexuels, fortes douleurs utérines, incapacité à marcher au moment des règles, etc.) ne sera pas réellement écoutée et prise en charge, encore aujourd’hui, en 2019.

L’alliance des charges symboliques, émotionnelles et physiques qui s’ajoutent et s’imbriquent provoque une première forme de précarité, dans le sens de fragilité, contre laquelle les femmes luttent, bien conscientes qu’au premier signe de « faiblesse », elles seront renvoyées à la thèse essentialiste, c’est-à-dire à leur prétendue nature et fonction première : celle d’enfanter et de s’occuper du foyer.

Aujourd’hui, et cela est d’autant plus vrai avec le développement de l’image (fausse) de la Wonder Woman, une femme doit pouvoir affronter sans ciller et sans transpirer une double, voire une triple journée. La charge mentale s’accumule et pourtant, elle reste toujours suspectée de ne pas pouvoir y parvenir. De ne pas être assez forte, de ne pas pouvoir garder son sang froid et de ne pas avoir les épaules assez solides.

Alors, en plus des taches domestiques et de son travail, elle doit aussi penser à la contraception et aux protections hygiéniques, sans oublier les multiples remèdes de grand-mère ou les médicaments à prendre en cas de douleurs.

LES INÉGALITÉS SE CREUSENT

« Le tabou des règles est l’un des stéréotypes sexistes qui affecte la quasi-totalité des filles et des femmes dans le monde. », signale l’ONG internationale CARE. Si la majorité des femmes éprouvent de la honte concernant leurs règles, il existe aussi une partie de la population féminine touchée par l’isolement social, voire l’exil menstruel.

Au Népal, notamment, avec la pratique du chhapaudi, un rituel pourtant interdit visant à exiler les femmes du domicile familial pendant leurs règles, une brutalité à laquelle elles sont confrontées en raison de leurs menstruations encore pensées comme signe d’impureté et source de malheurs.

Selon les pays, les croyances diffèrent : dans certains coins d’Amérique du Sud, on pensera que côtoyer des femmes réglées peut provoquer des maladies, tandis qu’ailleurs, on pensera que le sang qui souille la terre la rend stérile. Elles seront alors tenues à l’écart de leur maison mais aussi de leur travail si celui-ci par exemple consiste à la culture et aux récoltes dans les champs. Dans la religion juive également, l’exil menstruel peut être appliqué, un rituel sera alors à suivre pour réintégrer le foyer. Afin de se laver et de redevenir pure.

Au-delà de la précarité sociale imposée par cette exclusion et de l’humiliation engendrée par celle-ci – et des morts fréquentes des exilées asphyxiées par les fumées du feu qu’elles ont allumé pour se réchauffer, mordues par des serpents, agressées, etc. – leur quotidien est affecté depuis très longtemps.

Ce n’est que depuis le 2 janvier que des femmes ont pu se rendre dans le temple d’Ayyappa à Sabarimala (dans la région du Kerala en Inde), après que la Cour suprême indienne ait levé l’interdiction, pour les femmes menstruées, d’accéder aux lieux sacrés hindous. Malgré tout, elles n’ont pas pu franchir les marches du temple, obligées d’emprunter l’entrée du personnel pour se protéger des réactions hostiles de certains croyants. 

ISOLEMENT ET DÉSCOLARISATION

Malheureusement, en Inde, la population féminine est habituée dès le plus jeune âge à être rejetée à cause des règles, comme le montre le documentaire Les règles de notre liberté (en anglais Period. End of sentence) diffusé en France, en février 2019, sur Netflix.

Dans le village de Kathikhera, située en zone rurale, avoir ses menstruations est véritablement synonyme de précarité. Ce qui apparaît dans les silences filmés par la réalisatrice Rayka Zehtabchi lorsque le mot « règles » est prononcé. Les femmes du village n’ont pas accès aux protections hygiéniques, trop chères, qu’elles ne connaissent que de « réputation », comme une légende urbaine.

Elles, elles se tapissent le fond des sous-vêtements avec du papier journal ou des tissus usagés. Comme le font en France les femmes SDF, les détenues n’ayant pas l’argent nécessaire pour cantiner ou encore les personnes les plus précaires, étudiantes comprises dans le lot.

Selon l’ONG Care, elles sont environ 500 millions de filles et de femmes dans le monde à ne pas avoir accès aux protections hygiéniques. Autre problématique mondiale qui en découle : la déscolarisation des jeunes filles. En Afrique, 1 fille sur 10 manque l’école lors de ses menstruations.

En Inde, 23 millions de filles arrêtent l’école à cause de leurs règles. Soit par manque d’accès aux produits d’hygiène, soit parce que les toilettes ne sont pas séparées dans les établissements. Dans tous les cas, la honte l’emporte. 

Les femmes de tous les pays ne vivent pas à la même échelle le même degré d’exclusion face aux stéréotypes et au tabou des règles. Si on revient à notre propre plan national, on ne peut pas parler de déscolarisation des jeunes filles mais certaines ont des absences répétées au fil de leur cursus justifiées par le début de leur cycle, que ce soit à cause des complications physiques – nausées, douleurs, diarrhées, fatigue… - ou en raison de l’hygiène.

Mais aussi de cette fameuse peur qui rend les adolescentes « indisposées » pendant les cours de natation. On voit aussi dans l’Hexagone une certaine réticence à réfléchir à la mise en place du congé menstruel, comme cela s’applique dans d’autres pays, comme l’Italie ou le Japon. Parce qu’on craint des abus, nous répond-on régulièrement.

En clair, des abus de la part des femmes qui profiteraient de l’occasion pour prendre des jours de congé alors qu’elles n’ont pas leurs règles ou qu’elles n’ont aucune difficulté avec celles-ci. Certainement un abus justifié par une soudaine envie de faire les boutiques... C’est croire en la frivolité des femmes et en un manque de cadre législatif qui viendrait entourer la loi.

C’est surtout ne pas considérer que les règles puissent entrainer de vraies difficultés et constituer un handicap dans le quotidien d’une partie des femmes dont on profit e qu’elles ont intégré le risque de précarité dans laquelle cela les mettrait si elles se permettaient des absences répétées au travail, aussi justifiées soient-elles.

LA SITUATION DES FEMMES EN GRANDE PRÉCARITÉ

Parler des règles, montrer un vêtement tâché par les menstruations, ça choque. Là où une porte s’ouvre en direction de la prise de conscience, c’est sur l’accès aux protections hygiéniques pour les plus démuni-e-s. Et elle ne s’opère pas en un claquement de doigts.

Il a fallu le concours de plusieurs actions, notamment associatives et médiatiques, et un film grand public Les invisibles de Louis-Julien Petit (lire notre critique dans YEGG#77 – Février 2019) pour que l’on commence à ouvrir les yeux sur une réalité jusqu’ici très peu prise en compte.

Une réalité que relate le sondage IFOP publié le 19 mars dernier et réalisé pour Dons solidaires : 8% des Françaises, soit 1,7 million de femmes, ne disposent pas suffisamment de protections hygiéniques et 39% des femmes bénéficiaires d’associations sont concernées.

Conséquence : 1 femme sur 3 (sur ce pourcentage) « ne change pas suffisamment de protection ou à recours à l’utilisation de protections de fortune. », souligne le communiqué. Là encore, on recroise la précarité sociale puisque, selon le sondage toujours, 17% des femmes en grande précarité renoncent à sortir à l’extérieur durant la période des règles et se retrouvent parfois en incapacité de se rendre à un entretien d’embauche ou un rendez-vous professionnel, par manque de protections hygiéniques. Un fait que l’on sait dangereux pour la santé et propice au Syndrome du Choc Toxique. 

Trop souvent, on oublie les exclues du débat dont font parties les détenues et les femmes SDF. Elles ont rarement voix au chapitre parce que par confort, on oublie celles qui n’en disposent pas et parce qu’elles pâtissent d’une image stéréotypée due à leur condition. Et pourtant, elles aussi ont leurs règles, et elles aussi ont le droit à la dignité.

Le 19 mars, L’Obs et Rue89 révèlent la précarité sanitaire que subissent les femmes incarcérées qui selon les établissements disposent de protections périodiques de mauvaise qualité souvent à des prix trop élevés, particulièrement pour celles qui ne cantinent pas.

« De nombreuses détenues utilisaient des tissus, des draps ou encore des serviettes de bain qu’elles mettaient dans leurs culottes », témoigne une ancienne détenue tandis que d’autres fabriquent des coupes menstruelles artisanales : « Elles utilisent une bouteille en plastique qu’elles découpent afin de n’en garder que la partie supérieure. Pour éviter de s’arracher les parois internes, la cup de fortune doit être lissée contre un mur. »

Le système débrouille côtoie alors le facteur risque sanitaire. Et s’applique également aux femmes SDF. Corinne Masiero, comédienne dans Les invisibles notamment, a vécu elle aussi dans la rue et dit au média Brut :

« Tout est dix fois plus problématique quand t’es une gonzesse, dix fois plus. Un truc tout con : quand t’as tes règles et que t’as pas de quoi t’acheter des trucs, alors tu vas chouraver des serviettes, des machins et tout. Mais des fois t’as pas eu le temps ou t’as pas pu, comment tu fais ? Tu te mets des journaux, des machins… on en parle jamais de ça. Pourquoi ces trucs là, c’est pas remboursé par la Sécu par exemple ? » 

AGIR POUR LES AIDER

Lors de notre reportage au Salon bien-être solidaire fin novembre à Vitré, organisé par l’association brétillienne Bulles Solidaires, Anaëlle Giraurdeau, alors stagiaire au sein de la structure, expliquait que l’impact de la sensibilisation des passantes à ce propos était important lors des collectes effectuées à l’entrée des supermarchés.

La majorité de la société ne réalise pas qu’être une femme dormant à la rue signifie également ne pas avoir de quoi s’acheter des protections hygiéniques. D’où la mobilisation de Bulles Solidaires, créée en septembre 2017 par Laure-Anna Galeandro-Diamant afin de récolter des échantillons et produits d’hygiène corporelle (non entamés et non périmés) pour tou-te-s lors de collectes, via le bouche à oreille, le démarcharge des pharmacies, instituts de beauté et hôtels ou encore grâce aux points de collecte disposés dans certains magasins du centre ville, à l’Ecole des Hautes Etudes de la Santé Publique de Rennes, ou encore dans des commerces vitréens.

Ces produits sont ensuite redistribués aux occupant-e-s des établissements avec lesquels l’association travaille comme le Secours populaire, le foyer Saint Benoit de Labbre à Rennes, Le Puzzle, etc. Mais aussi à l’occasion des maraudes organisées dans la ville. Collecter serviettes, tampons et coupes menstruelles est alors essentiel pour les femmes en grande précarité car à l’heure actuelle, les associations venant en aide aux personnes sans abris sont principalement spécifiques à la question du logement et à celle de l’alimentation.

Bulles Solidaires réalise donc une mission particulière sur un terrain presque vierge à ce niveau-là, à l’échelle locale, et n’en oublie pas les besoins des femmes. Sur le plan national, Règles élémentaires est la première association depuis 2015 à collecter des produits d’hygiène intime à destination des femmes sans abris et mal logées. Initiée par Tara Heuzé-Sarmini, la structure a réussi à organiser plus de 150 collectes en France et à redistribuer plus de 200 000 tampons et serviettes à plus de 20 000 femmes bénéficiaires.

La dynamique crée des émules. Le 16 mai prochain, une soirée autour de la précarité menstruelle est organisée à Askoria, à Rennes, par Aux règles citoyen-ne-s, un collectif de travailleurs-euses sociaux en formation dans l’école.

« Les femmes en situation de précarité sont les premières victimes. Elles sont déjà vulnérables et en plus, elles doivent se cacher à cause des tâches et c’est très difficile d’aller demander une protection hygiénique à quelqu’un dans la rue, c’est tellement tabou dans notre société actuelle… »
signale les membres du collectif.

En creusant le sujet, ielles ont l’idée d’une collecte mais rapidement se pose la question de la forme : « Une collecte c’est bien mais si en plus on peut sensibiliser autour de ça, c’est mieux ! On a donc fixé le prix de la soirée à une boite de tampons ou de serviettes qui seront ensuite données à Bulles Solidaires. »

Si le collectif souhaite provoquer des rencontres, des échanges et des débats entre professionnel-le-s du secteur social, futur-e-s professionnel-le-s, associations féministes (ou pas), il tient à ce que le grand public, hommes comme femmes donc, soit convié, intéressé et concerné. Ainsi, le débat sera précédé de la diffusion du film Les invisiblespour faire le pont avec la précarité menstruelle, un sujet large qui touche un grand nombre de femmes.

RENDRE LES PROTECTIONS HYGIÉNIQUES ACCESSIBLES

Et parmi les plus impactées, on trouve également la population étudiante dont les revenus sont souvent faibles voire inexistants. Pour une boite de tampons ou de serviettes, il faut compter entre 3 et 8 euros. Pendant une période de règles, les femmes peuvent utiliser les deux sortes de protection, pour ne pas dormir avec un tampon ou une coupe menstruelle, et ainsi réduire le risque d’infection.

Aussi, il faudra certainement prévoir l’achat de boites d’anti-inflammatoires ou autres médicaments, l’investissement dans une bouillote, etc. Et rien dans la liste ne peut être répertorié comme produit de confort. C’est pourquoi en janvier, l’université de Lille, sur les conseils de Sandrine Rousseau, fondatrice de l’association Parler, ancienne élue EELV et actuellement professeure d’économie à la fac, a décidé au début de l’année 2019 de distribuer gratuitement 30 000 kits de protections hygiéniques, contenant tampons, serviettes et coupes menstruelles réutilisables.

Une idée qui a été inspirée par le modèle écossais. En effet, le pays qui avait déjà investi pour lutter contre la « period poverty » auprès des femmes en grande précarité réitère son action auprès des étudiantes à présent, en levant 5,7 millions d’euros afin de fournir aux 395 000 élèves d’Ecosse des protections hygiéniques gratuites. Dans les écoles, collèges et universités sont, depuis la rentrée scolaire, accessibles tampons, serviettes, serviettes lavables et coupes menstruelles.

La réforme crée des émules là encore puisque début mars, la newsletter pour adolescentes « Les petites Glo » - la petite sœur des « Glorieuses » – lançait le mouvement #StopPrécaritéMenstruelle afin de demander la gratuité des protections hygiéniques dans tous les établissements scolaires français. 

Johanna Courtel est étudiante à l’université Rennes 2. Début avril, son projet de protections périodiques en accès libre – co-piloté avec une autre étudiante – figurait parmi les 10 lauréats qui seront financés par le budget participatif de la faculté.

« Il existait déjà un projet de l’Armée de Dumbledore, une organisation politique de Rennes 2, pour installer 3 distributeurs de protections hygiéniques. C’est bien mais c’était limité. Là, l’idée est d’installer des meubles avec des tampons, des serviettes, des cups, en libre accès. Et que les produits soient le moins toxiques possible. On veut privilégier le bio et la qualité, des produits respectueux pour nous et pour la nature. », explique-t-elle, précisant qu’elle ne connaît pas encore la date de mise en fonction des installations et du premier ravitaillement.

« Peut-être que beaucoup vont hésiter à en prendre au début mais l’objectif est vraiment que les personnes s’habituent à ce que ce soit gratuit. À ce que ce soit normal que ce soit gratuit,poursuit-elle. En tant que femmes, depuis qu’on a nos règles, on sait que c’est la galère. Dès la naissance, on sait qu’on va être précaires. En plus de ça, on doit payer plus de choses avec un moindre salaire… Etudiante, je me suis déjà retrouvée à la fin du mois avec du sopalin dans la culotte car j’ai préféré m’acheter à manger qu’acheter des protections. » 

UNE BATAILLE À POURSUIVRE

Mais avant même d’être contrainte à tester le « dépannage menstruel » que de nombreuses femmes connaissent au cours de leur vie, Johanna Courtel avait déjà conscience de la problématique, notamment grâce à la campagne médiatisée du collectif Georgette Sand qui a ardemment lutté contre la taxe tampon et obtenu gain de cause en décembre 2015 lorsque l’Assemblée nationale a voté l’abaissement de la taxe de 20% à 5,5%, reclassant ainsi les protections hygiéniques injustement qualifiées de « produits de luxe » à la catégorie « produits de première nécessité ».

Bonne nouvelle donc ! Pas tant que ça en fait, indique le collectif Georgette Sand dans un article paru dans Ouest France : « Malheureusement, l’abaissement de la TVA n’a pas été répercuté sur les produits des grandes marques. Maintenant que nous avons pu constater que la baisse de la TVA n’est qu’un cadeau pour les marques qui leur permet d’augmenter leurs marges sans faire monter leurs prix, nous avons conscience que cette taxe n’est plus la question. Il faut prendre conscience que le sujet est une question de santé publique. Des décisions comme celle prise par la LMDE d’allouer une somme de son forfait étudiant au remboursement des protections hygiéniques est un progrès que nous saluons. »

Dans le fait que la parole se libère petit à petit et que les exemples d’actions concrètes se développent, l’étudiante rennaise y sent le vent tourner et saisit l’occasion du budget participatif pour apporter sa pierre à l’édifice. Pour elle, le vote des étudiant-e-s en faveur de son projet marque l’importance de répondre désormais à un besoin bien réel de lutte contre la précarité.

Tout comme sur le campus, on trouve une épicerie solidaire, on trouvera prochainement des protections périodiques en libre service : « C’était important aussi de ne pas mettre un moment spécifique durant lequel les gens viennent se servir. Parce qu’en faisant ça, je pense que plus de gens vont s’autoriser à en prendre alors que si ça se faisait devant tout le monde pendant une permanence, beaucoup de personnes n’oseraient pas. Et quand on a pas une bonne protection hygiénique ou qu’on a oublié d’en prendre d’autres, on n’est pas à l’aise, on est moins aptes à écouter, à se concentrer. On pourrait parfaitement ne pas être dans cet état si justement on savait que, même si on oublie d’en mettre dans son sac ou qu’on n’a pas les moyens d’en acheter, on va pouvoir en trouver sur place. Dans les toilettes par exemple, pour que ce soit un lieu plus intime. »

L’ESPACE PUBLIC, ENCORE ET TOUJOURS GENRÉ…

Les toilettes, c’est encore un autre sujet dans le sujet. Mais là, on ne parle plus de l’université mais de l’espace public. À Rennes, tandis que la municipalité installe des urinoirs en forme de kiwi, de pastèque et autres fruits pour que ces messieurs arrêtent de pisser où bon leur semble lors des soirées arrosées du jeudi au samedi, personne ne s’inquiète du devenir de nos abricots qui marinent dans la sauce airelles chaque jour de nos règles.

Et ça ne me passe pas inaperçu dans les médias, avec en tête de fil le site Alter1fo qui par deux fois interpelle sur la question. En janvier, d’abord, on peut lire l’article « Précarité menstruelle : Rennes manque une occasion de « régler » la question » dans lequel le rédacteur Politistution dévoile qu’un projet concernant l’augmentation du nombre de toilettes pour femmes n’a pas pu être mis au vote du budget participatif de la ville car entre autre « la ville de Rennes dispose déjà de sanitaires publiques et aucun emplacement n’a pu être trouvé pour en construire de nouvelles. »

Il revient dessus en mai se saisissant de l’actualité chaude des urinoirs mobiles pour souligner, à juste titre, qu’il s’agit là encore d’un privilège de mâles. Il conclut son article :

« Les toilettes publiques restent finalement révélateurs des inégalités entre les sexes et ne doivent pas accentuer l’hégémonie masculine dans la ville. »

De par cette phrase, il pointe une nouvelle problématique qui enfonce encore davantage les femmes dans la précarité menstruelle. Les villes pensées par et pour les hommes permettant uniquement aux femmes de se déplacer dans l’espace public mais pas de l’occuper comme les hommes le font.

Encore moins quand elles ont leurs règles et qu’elles n’ont pas d’autres choix pour changer leurs protections que d’aller dans un bar ou rentrer chez elle, si leur domicile n’est pas trop éloigné. Alors des urinoirs en forme de fruits, c’est bien joli mais c’est quand même discriminatoire, même si on est équipé-e-s d’un pisse-debout, c’est ce que développe Virginie Enée, journaliste pour Ouest France, dans son billet d’humeur daté du 6 mai :

« Alors oui, une cabine de toilette mixte ne coûte certainement pas le même prix. Probablement que cela prend plus de place dans l’espace public et que c’est moins ludique qu’un urinoir déguisé en pastèque ou en kiwi. Mais justifier une inégalité par l’incivilité de certains, c’est ni plus ni moins qu’une discrimination. Réclamons des cabines de toilettes publiques dans une citrouille, type carrosse de Cendrillon. (Sinon nous aussi, on se soulagera sur ses roues.) »

LES TOILES D’ARAIGNÉE, C’EST SALE… 

De nombreux facteurs convergent, créant ainsi une précarité menstruelle qui pourrait s’apparenter à une toile d’araignée, tissée autour du tabou des règles pour coincer les femmes dans leur émancipation. Comme le souligne Lis Peronti, les règles ne sont qu’une partie du cycle, et non l’entièreté et surtout pas la fin comme on vise souvent à le penser. Bien au contraire même puisqu’en réalité l’arrivée des règles marque le début du cycle.

Elles ne sont pas donc pas synonymes de la fin, dans le sens de l’échec de la femme dans son soi-disant rôle premier et majeur de procréatrice, mais le début, le renouveau, l’instant de tous les possibles. La possibilité de choisir son mode de vie, son mode de contraception, son corps.

De plus en plus de comptes, comme Dans Ma culotte, SPM ta mère ou encore Mes règles et moi, se créent sur les réseaux sociaux, utilisant la toile non pour nous coller à une matière et se faire dévorer ensuite mais pour dénoncer la précarité menstruelle, briser le tabou et dévoiler la couleur de la réalité, parce que non ce qui coule dans nos culottes n’est pas bleu comme le montre la publicité, mais bel et bien rouge.

Montrer le sang - comme l’a fait la youtubeuse Shera Kirienski en posant en pantalon blanc tâché et comme l’a fait auparavant Lis Peronti - participe à ne plus cautionner les mythes et les mensonges qui entretiennent la précarité menstruelle dans sa globalité. Les initiatives fleurissent. Au Canada, par exemple, au musée de Kitchener, en Ontario, a dévoilé l’exposition Flow pour démystifier les règles et aider les femmes qui se sentent stigmatisées à cause de ça à s’émanciper.

Sinon, sans prendre l’avion plusieurs heures durant, on peut de chez nous, en toute intimité si on a honte (en espérant ensuite qu’on aura le courage d’en parler avec d’autres, au café, puis dans le bus, puis au milieu d’une foule ou mieux, à table) regarder le super documentaire d’Angèle Marrey, Justine Courtot et Myriam Attia, 28 jours, disponible sur YouTube.

Ou encore on peut participer à la campagne Ulule de financement participatif afin d’aider Leslye Granaud pour la réalisation et diffusion de son documentaire SPM ta mèrequi interroge hommes et femmes sur leur rapport aux menstruations. 

Mise en garde (qui arrive bien trop tard, tant pis) : après tout ça, vous ne penserez plus que les règles, c’est dégueu et vous prônerez le choix pour toutes les femmes d’en parler librement ou de garder ça pour elles. Car si cela ne doit pas virer à l’injonction au témoignage, il est urgent de se libérer des sentiments de honte et d’humiliation qui entourent toutes les personnes ayant leurs règles.

De garantir l’accès aux protections hygiéniques à toutes les personnes ayant leurs règles, sans conditions. D’apprendre à toutes les filles et à tous les garçons l’anatomie des un-e-s des autres et d’ouvrir la voix aux personnes désireuses de connaître davantage leur cycle que l’écoféminisme met en parallèle du cycle de la Nature. Mais ça, c’est un autre sujet. Et c’est pour bientôt.

 

 

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Les règles de la précarité
La précarité menstruelle : pas qu'une affaire de femmes
Aimer son cycle, c'est possible ?
Alerte : vulves et vagin pollué-e-s