Célian Ramis

Pétrifier les injonctions à la maternité pour faire voler les mythes en éclats !

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Noémie Fachan, autrice et dessinatrice de la lande-dessinée Maternités : miracles et malédictions.
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Dans la bande-dessinée Maternités : miracles et malédictions, Noémie Fachan explore les injonctions à la maternité, composées des mythes qu’elle prend soin de déconstruire. Parce que les mythes, elle en connait un rayon.
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Dans la bande-dessinée Maternités : miracles et malédictions, Noémie Fachan explore les injonctions à la maternité, composées des mythes qu’elle prend soin de déconstruire. Parce que les mythes, elle en connait un rayon. 

Créatrice du compte Instagram maedusa_gorgon, elle est l’autrice d’un premier ouvrage intitulé L’œil de la gorgone, dans lequel elle présente une vingtaine de figures mythologiques sous un regard féministe. Mais son regard à elle ne nous pétrifie pas, au contraire, il nous libère. Son avatar, son alter ego, son alliée est une interprétation militante du célèbre mythe de Méduse, gorgone victime de viol, punie par la déesse Athéna d’une chevelure serpentée et d’un regard pétrifiant : 

« C’est une histoire qui me posait un grand problème quand j’étais ado. Cette rivalité entre les personnages féminins… Je ne comprenais pas Athéna, elle, la déesse de la sagesse, si bienveillante d’habitude. Pourquoi aurait-elle eu un geste si violent envers une victime de viol ? » 

Elle évoque les biais de traduction, notamment dans l’interprétation des mythes anciens : « Il n’y a pas d’histoire originelle dans un mythe, c’est toujours l’histoire d’une variation et Ovide, poète latin en l’an O, répond au modèle patriarcal. Mais ça n’a pas de sens de punir quelqu’un avec un super pouvoir ! C’est un cadeau en fait ! En tout cas, moi, j’ai envie de voir ça dans cette histoire. J’ai décidé d’en faire une variation féministe pour mettre la sororité au cœur de l’histoire. »

Ainsi, elle actualise et élargit la définition des gorgones à toutes celles qui sont confrontées au sexisme et qui sentent les serpents siffler face aux injustices. « Toutes les strates de colère et de frustration dans ma vie ont pris la forme de ces gorgones et sont devenues mon identité graphique », précise Noémie Fachan.

TIC, TAC, TIC, TAC… UNE BOMBE À DÉGOUPILLER

Au début de son deuxième ouvrage, Maternités : miracles et malédictions, son personnage se confronte à une question existentielle : « J’ai 40 ans et je ne sais pas si je veux des enfants. » Une phrase encore difficile à cracher en société tant la norme est instaurée dans les mentalités : une femme cisgenre hétérosexuelle, en âge de procréer, se doit de répondre à l’exigence attendue. Les childfree ? Des femmes qui, un jour, le regretteront. Et si elles ne le regrettent pas ? Des monstres, des marginales, des traitresses au genre. 

Embrumée par les injonctions à la maternité, le désastre écologique, la précarité latente et l’instabilité politique actuelle, Noémie Fachan et Maedusa éprouvent des difficultés à faire le tri entre la pression sociale et genrée de la fameuse « horloge biologique » qui pèse sur ses épaules d’une femme ayant dépassé la trentaine et ce qu’elle désire intimement, en tant qu’individu conscient et éclairé. 

« À 35 ans, j’étais une femme célibataire qui enchainait les histoires pas terribles et j’ai senti l’étau de l’injonction à la maternité se refermer sur moi. J’ai vu une psy et, comme par hasard, il m’a fallu 9 mois de thérapie pour adopter une posture plus philosophique : assumer d’être en dépression, que je travaille beaucoup et que j’écrive énormément. Je représente le peuple des contradictoires », confie l’autrice avec humour. 

Consciente des discriminations et des violences ordinaires qui bordent la parentalité dont les approches plurielles et sensibles ne sont que trop peu mises en valeur, elle décide de rassembler ses connaissances, de par son vécu et les témoignages de personnes de son entourage, et ses compétences, en matière de vulgarisation et de dessins, pour brosser 19 portraits – dont le sien – de personnes concernées, évoquant leurs expériences et ressentis dans le bureau de la gorgonologue. 

LE SEXISME, SOCLE DE LA SOCIÉTÉ PATRIARCALE

Noémie Fachan expose une galerie de personnages variés, pluriels, multiples et singuliers, dont le commun repose sur la parentalité et ses injonctions. Des injonctions régies par une norme patriarcale dans une société binaire basée sur la performance hétéro (dans le couple, au travail, dans la parentalité, etc.) : la famille se constitue d’un papa, d’une maman et au moins d’un enfant. 

S’en serait presque une caricature et pourtant, c’est encore la conception majoritaire et quasi unique de la famille nucléaire : la mère porte l’enfant et la charge globale du foyer, tandis que le papa, en bon chef de famille, travaille pour nourrir et subvenir aux besoins de sa famille. Prétendument, puisqu’un des besoins serait principalement de participer aux tâches domestiques, au même titre que sa partenaire qui elle, aussi, bien souvent, travaille. 

Socle de la société patriarcale, le sexisme est un système inégalitaire que tous les personnages du livre ont éprouvé d’une manière ou d’une autre. Parfois, les expériences se croisent, s’entrelacent, et parfois, diffèrent. Parce que les dominations s’imbriquent. Et malheureusement, les représentations, elles, ne se démultiplient pas. L’image principale de la personne en charge de la grossesse et de l’enfant une fois né-e restant une femme, hétéra, cisgenre, valide… et désormais active, l’idéal Super Maman ayant balayé et remplacé ces dernières années la si répandue Maman au Foyer (une figure qui revient en force dans le mouvement trad wife). 

Au milieu, difficile de trouver l’équilibre. Difficile de ne pas complexer face à la mère parfaite, la « momfluenceuse » (derrière laquelle pèse drastiquement une idéologie conservatrice), la sublime maman qui coche toutes les cases de la réussite normative et concilie toutes les missions que la société patriarcale et capitaliste lui assène. Difficile de ne pas se comparer. Difficile de ne pas vaciller sur cette route vertigineuse de la perfection féminine et maternelle. Difficile de ne pas sombrer ou de ne pas déclarer forfait. Difficile de ne pas regretter le temps de la liberté innocente. Difficile de ne pas tout plaquer. Mais difficile aussi de lâcher prise.

S’INTERROGER, S’INFORMER & SE FAIRE DU BIEN

Et c’est là que la BD Maternités : miracles et malédictions nous parvient comme un cadeau du ciel. Ou plutôt d’un cadeau d’une gorgone alliée, destiné à nous faire un bien fou. Parce qu’à travers une nuée de portraits et de témoignages, Maedusa nous enchante d’une variété de situations et de ressentis, faisant face et front aux injonctions à la parentalité, au sexisme ordinaire et aux très nombreuses discriminations qui viennent semer le trouble dans une réflexion profondément intime et personnelle.

« L’idée, c’est d’ouvrir les imaginaires. J’ai dessiné un couple avec un homme enceint parce que, quand on n’a pas des personnes queer dans son entourage, on ne sait pas que des gens peuvent être enceints sans être des femmes », souligne Noémie Fachan dont l’objectif est bien de « sensibiliser les personnes qui n’ont pas les informations », de « soulever des questions et se familiariser avec les discriminations qui ne nous concernent pas » et surtout pas « de faire un guide sur la parentalité ». 

Ainsi, chaque tranche de vie illustrée suscite l’empathie, l’adelphité et la solidarité. On sourit, on rit, on se crispe, on s’insurge, on pleure, on tape du poing, on gueule, on s’émeut, on s’identifie, on découvre, on dévore. Impossible de refermer le bouquin. A la fin de chaque portrait, on veut en explorer un autre, on veut en savoir davantage. Pas par curiosité malplacée, voyeurisme ou sadisme. Non. C’est là toute la force de Noémie Fachan : elle sait transmettre, raconter, informer, vulgariser. C’est le propre de son compte Instagram maedusa_gorgon qui lutte contre les préjugés sexistes et déconstruit les stéréotypes et biais de genre.

MATERNITÉS CONTRASTÉES

C’est une bouffée d’oxygène sa bande-dessinée. Si au quotidien, on peut se figer, pétrifié-es par le patriarcat, elle nous rappelle notre puissance, nous redonne le souffle de vie nécessaire pour poursuivre notre chemin. Elle dépeint des réalités et des quotidiens, plongé-es dans les affres de la vie, dans ses contradictions et ses forces et montre à quel point bonheur et ras-le-bol d’avoir des enfants ne sont pas incompatibles ni même contradictoires, à quel point être femme et ne pas vouloir d’enfant est une question de liberté individuelle et de choix personnel, à quel point les injonctions à la parentalité et les discriminations se mêlent en toute impunité dans une extrême violence ou encore à quel point il est essentiel et salvateur pour tout le monde de déconstruire les images erronées et biaisées de la mère parfaite… 

La maternité peut être heureuse (et encore, pas tout le temps) que si elle est choisie et éclairée par les expériences des un-es et des autres. Ni toute noire ni toute blanche, celle-ci est contrastée et mouvementée. Pleine de sentiments contradictoires encore difficiles à entendre dans la société actuelle. Aurélia Blanc, autrice de l’essai Tu seras une mère féministe ! – Manuel d’émancipation pour des maternités décomplexées et libérées, témoigne : 

« Quand je repense aux mois qui ont suivi la naissance de mes enfants, mille sensations me reviennent. La douceur de leur peau. L’odeur de leurs cheveux. La chaleur de leurs petits corps contre moi. Mon émerveillement de les tenir entre mes bras. Mais aussi l’épuisement. Le temps distordu, entre ces journées qui s’étirent et ces nuits qui n’en sont plus. L’attente, qui nous fait compter les heures avant la prochaine tétée, la prochaine sieste, l’arrivée de celui ou celle qui pourra prendre le relais. L’ennui de répéter encore et encore les mêmes gestes. Et puis la solitude, surtout. »

CONSÉQUENCES D’UN RÔLE ASSIGNÉ AUX FEMMES

Si on tend à ouvrir davantage l’écoute face aux vécus et ressentis des parents en situation de post-partum, ombre est faite sur ce qui tourmente ces instants bouleversants, que l’on banalise souvent, insinuant qu’il faut en passer par là pour la plus merveilleuse des raisons : l’intérêt de son enfant et le bonheur qui accompagne sa venue et son développement. La journaliste poursuit : 

« Dans un sondage réalisé fin 2021, seules 22% des mères (et 35% des pères) disent avoir vécu cette période de manière sereine et sans difficulté. Les autres, en revanche, ont eu du mal à s’adapter à leur nouvelle vie, jusqu’à connaitre un épisode dépressif (c’est le cas de 30% des mères et 18% des pères), voire, pour certain-es, une dépression post-partum. Non pas un baby blues passager, mais une dépression post-partum qui nécessite une prise en charge spécialisée. »

Ces difficultés, elles sont aussi « la conséquence du rôle assigné aux femmes dans la maternité ». Elle aborde, à travers la thèse de la sociologue Déborah Guy, le poids des attentes sociales sur la santé mentale des mères. L’injonction n’est pas seulement de se reproduire (« et de ne le faire qu’à condition de pouvoir garantir à leur(s) enfant(s) les meilleures conditions matérielles et relationnelles d’accueil ») mais aussi de se transformer pour « endosser avec bonheur et sérénité un nouveau rapport à soi et aux autres ». 

Les concerné-es, nous montre Noémie Fachan, s’impliquent en général corps et âme dans ces nouvelles missions et s’investissent durement pour parvenir à embrasser cette image d’Épinal. Mais dans la réalité, dans les méandres d’un quotidien trop chargé, la plupart d’entre elles échouent. Des mauvaises mères ? La réponse est simple pour Aurélia Blanc : 

« Evidemment, il n’en est rien. Mais le décalage entre ces mythes et leurs réalités maternelles est la source d’une culpabilisation très forte pour les mères. À l’arrivée, celle qui vivent mal – ou avec ambivalence – leur entrée dans la maternité subissent une double peine : à leur mal-être initial s’ajoute cette culpabilité, qui vient à son tour amplifier leurs difficultés. Difficultés qui, une fois encore, ont aussi à voir avec leurs conditions sociales dans lesquelles se déroule leur maternité. » 

Elle pointe « l’isolement, la responsabilité quotidienne du nouveau-né, l’épuisement, les informations et injonctions contradictoires permanentes, la difficulté d’accéder à un mode de garde… » Noémie Fachan, dans sa BD, illustre avec précision, justesse, humour et parfois légèreté tous ces aspects de la charge maternelle, sans jamais dénaturer et minimiser les difficultés vécues, les violences et souffrances éprouvées par les personnes concernées. 

L’INTIME EST POLITIQUE

Elle parvient dans ce marasme collectif à rendre chaque histoire unique. À appuyer les injonctions et contradictions patriarcales, les discriminations handiphobes, transphobes, lesbophobes, racistes, islamophobes qui s’imbriquent au sexisme latent d’une société qui reste conservatrice dans sa vision de la famille nucléaire. 

Et puis, elle nous éclaire d’une grande quantité – et qualité – d’informations qui viennent nourrir et compléter les récits, cheminements et réflexions des un-es et des autres. Si on connait les affres – et les joies – de la parentalité, on se reconnait, on s’identifie, on se soulage de ne pas – ne plus – être seul-es, et puis, on découvre d’autres situations, d’autres possibles, d’autres expressions des difficultés endurées, d’autres manières d’apprivoiser son rôle de parent, d’autres formes de résistance. 

On ne s’interroge que très peu sur la dimension politique de la parentalité mais aussi et surtout sur ce que l’on définit, individuellement, dans la parentalité. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça veut dire pour nous ? Comment souhaite-t-on s’investir dedans ? Pourquoi veut-on des enfants ? Sans prendre en compte le chamboulement (auquel personne n’est préparé) réel qu’il constitue. Sans prendre en compte que la parentalité est un apprentissage. Et parce qu’on souffre du regard insistant et réprobateur d’une société qui enjoint les femmes à devenir mères mais exclut de facto les lesbiennes, les femmes en situation de handicap, les grosses, les hommes trans. Un jugement sévère s’abat sur tou-tes celleux que l’on préjuge incompétent-es dans les qualités parentales requises, simplement parce qu’elles échappent à la norme patriarcale. Tout ça, elle le raconte avec humour, contraste, légéreté et bienveillance.

« Le maitre mot de cette BD, c’est la solidarité ! »
signale l’autrice et dessinatrice.

Noémie Fachan relate ici des parcours de combattant-es, témoins d’un côté de la charge immense, physique et mentale, qui incombe aux femmes – qu’elles soient mères ou non – et d’un autre de la force inouïe des personnes concernées, qui malgré les embuches, les épreuves et les difficultés, puisent dans leurs ressources pour affronter, résister, contourner, inventer, lutter, faire avancer, s’adapter. Éblouissant-es de créativité, adelphes d’épuisement, partenaires de galère… Des gorgones puissantes et ordinaires, dans toute leur combattivité et leurs vulnérabilités, dans leurs failles, leurs routines, leurs échecs et leurs victoires. Dans leurs individualités et leurs intimités. Et surtout dans leur diversité et leur pluralité. Et double dose de bonne nouvelle : un tome 2 est en préparation et devrait arriver à la rentrée prochaine. 

 

  • La rencontre avec Noémie Fachan, animée par Juliana Allin, était organisée le 15 mars par la bibliothèque des Champs libres, à Rennes, dans le cadre du 8 mars.

Célian Ramis

Visibiliser les silencié-e-s

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Sookie, femme noire qui danse sur la scène à l'occasion de l'événement Visibles
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Elles prennent la parole, tendent le micro, montent sur scène, écrivent, transmettent et partagent. Pour rendre les femmes visibles et briser le schéma oppressif imposé par leur absence.
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Réduire la moitié de l’humanité au silence porte à conséquence. Effacer une partie de la société à travers les siècles porte à conséquence. Celle de croire en la légitimité de son invisibilité. Celle de penser que les personnes concernées n’ont ni histoires passées, ni récits à relater. Alors, elles prennent la parole, tendent le micro, montent sur scène, écrivent, transmettent et partagent. Pour rendre les femmes visibles et briser le schéma oppressif imposé par leur absence.

« Ce qu’il y a de plus redoutable dans l’invisibilisation des femmes, c’est qu’elle est invisible. », écrit la journaliste Lauren Bastide dans Présentes. Quelques pages et de nombreux chiffres plus loin, elle récapitule : « Les femmes sont invisibilisées partout où l’on produit de la connaissance, partout où l’on contribue à modeler l’inconscient collectif de la société. Et il ne peut pas y avoir de société juste si les représentations collectives se construisent en oubliant la moitié de l’humanité. » Ainsi, fin 2016, elle crée le célèbre podcast La Poudre pour faire entendre les voix, les discours, les réflexions, les engagements, les expertises, les revendications, les vécus, les analyses et les parcours des femmes. 

« Je les ai interviewées, détail important, sans les interrompre, ni leur expliquer la vie, ce qui est reposant dans un espace médiatique où tout être féminin doit composer, en permanence, avec les aléas du manterrupting (dû à ces hommes qui interrompent systématiquement les femmes) et du mansplaining (dû à ces hommes qui expliquent la vie aux femmes). Ces femmes à qui j’ai donné la parole, je les ai choisies extraordinaires, guerrières, créatrices, inspirées. Je voulais graver dans le marbre leurs accomplissements actuels pour que personne ne puisse les effacer ensuite. » 

MANQUE DE (RE)CONNAISSANCE

La question de la visibilité des femmes, à l’instar de la visibilité de toutes les personnes oppressées et marginalisées, constitue un enjeu majeur dans la lutte pour l’égalité entre les genres. L’Histoire est écrite par des hommes blancs hétéros cisgenres bourgeois valides, pour des hommes blancs hétéros cisgenres bourgeois valides. Elle exclut plus de la moitié de la population, la réduisant au silence, aux rôles secondaires, voire à la figuration. Les récits, qu’ils soient littéraires, cinématographiques ou encore médiatiques, sont articulés autour des hommes qui sont également experts sur les plateaux télévisés, dirigeants des grandes et moyennes entreprises, élus dans les lieux de décisions et de pouvoir… 

L’incidence entre l’apprentissage d’une Histoire à laquelle les femmes ne participent pas ou peu, le manque de représentations féminines dans les instances politiques, la presse, les arts et la culture ou encore le sport et l’absence de parité dans les événements publics, les comités de direction, les scènes conventionnées, les médias ou encore dans l’hémicycle, n’est ni anecdotique ni pure coïncidence. Loin de là.

« Les femmes ne sont pas suffisamment visibles et ne se sentent pas suffisamment légitimes. Elles manquent parfois de rôles modèles. »
souligne Fanny Dufour, fondatrice des Nouvelles Oratrices, entreprise de formations dédiées à la prise de parole des femmes. 

Et elles manquent souvent de reconnaissance. Si de nombreux films ne passent pas le test de Bechdel-Wallace (qui requiert d’avoir au moins 2 personnages féminins, nommés de la même manière que les personnages masculins, qui parlent entre elles d’un sujet autre que des hommes…), les articles de journaux sont des champions de cette invisibilisation. La spécialité : mentionner « Une femme », dans les titres, sans la nommer. L’outil de veille Meltwater révèle ainsi qu’en un mois – juin 2020 - 39 titres d’articles y ont eu recours. On lit par exemple que « Une femme (est) nommée à la Direction des missions d’exploration et d’opérations humaines à la Nasa », qu’il y a désormais « Une femme à la tête de l’École de l’air » et que « Pour la première fois de l’Histoire, le PDG le mieux payé du monde est une femme ». 

Kathryn Lueders, Dominique Arbiol et Lisa Su ne sont pas des cas isolés du processus de minimisation et d’effacement. Une page Wikipédia parodique a été créée en l’honneur d’Une femme, décrite comme « journaliste, dirigeante d’entreprise, chimiste, diplomate, économiste, évêque, rabbin, imam, physicienne, sportive de haut niveau, directrice sportive, pilote de chasse, brasseuse, ouvrière, autrice de bande dessinée, footballeuse, handballeuse, cheffe d’orchestre, DJ, directrice de musée, astronaute et femme politique possédant au moins une vingtaine de nationalités. » 

OÙ SONT LES FEMMES ?

Les hommes laissent leurs empreintes. Dans les exploits de guerre, la gouvernance des pays, la musique, la peinture, la littérature, les découvertes scientifiques, le cinéma. En couverture des médias, ils sont le monde d’après le Covid 19 (tout comme ils étaient le monde d’avant le Covid 19) et ils sont l’espoir de la Reconquête du cinéma français (tout comme ils étaient l’espoir de la Conquête du cinéma français). Ils représentent et symbolisent toute notre culture et nos références collectives. Ils sont le liant de toutes les civilisations passées et sociétés actuelles. 

« Où sont les femmes ? », interroge la comédienne Catherine Bossard, en projetant les photos de classe post conseil des ministres, post G20, post comité de direction d’une entreprise du CAC40… Réponse : « Derrière, sur les côtés ou absentes ! » Dans la Halle de la Brasserie, sur le mail Louise Bourgeois à Rennes, elle donne le ton à la première édition de Visibles, l’événement organisé en 2022 par Les Nouvelles Oratrices qui en avril 2023 a renouvelé l’expérience et reviendra en avril 2024, à l’Antipode. Ici, elles ont des prénoms, des noms, des visages, des corps, des émotions, des choses à dire, à raconter, à partager. Ici, elles montent sur scène et prennent la parole. 

Pour parler d’elles, pour parler d’autres femmes. Pour créer la rencontre, provoquer les discussions et les échanges, favoriser la prise de conscience. « Avoir un plateau composé exclusivement de femmes, c’est possible. La non mixité, ça interroge les gens alors que quand il s’agit de plateaux composés uniquement d’hommes, on ne se pose pas la question… À un moment, il faut faire des efforts pour tendre vers une parité systématique dans les événements et ça passe par des événements comme Visibles. », analyse Fanny Dufour, faisant référence, entre autres, aux conférences TedX, qu’elle a présidé à Rennes pendant plusieurs années. Prendre la licence TedX Women, elle y a pensé. 

« C’est une marque puissante mais enfermante. Je voulais qu’on puisse bouger les formats. Qu’il y ait des prises de paroles en solo, des interviews, des duos, etc. Parce que l’idée, c’est qu’elles se sentent à l’aise sur scène, c’est ça qui servira au mieux leurs propos. On veut faire notre événement. Avec des femmes invisibilisées dans la société et des femmes qui œuvrent pour visibiliser les femmes. », souligne la directrice des Nouvelles Oratrices. Elle part de ses intérêts personnels et élargit ensuite le champ d’action : 

« Pour montrer que les femmes sont partout. Ça concerne le monde de l’entreprise mais aussi de l’éducation, la politique, les médias, les réseaux sociaux, etc. Ce que j’espère, c’est que les gens repartent en ayant saisi ce qui a déclenché chez les unes et les autres l’envie de se rendre visible. Ou de rendre d’autres femmes visibles. C’est cette émulation-là que je veux. Et que l’on prenne conscience de la diversité des déclencheurs. Qu’est-ce qui fait franchir le pas à un moment donné ? Comment se sentir une femme forte et oser se lancer ? »

ÉNERGIE ET DÉTERMINATION

Dix femmes montent sur scène pour se raconter. La première, c’est Clothilde Penet, 34 ans, elle vit à Marseille et, depuis 2 ans, elle fait du krump, une danse qu’elle a choisie et pour laquelle elle a passé des mois et des mois à observer les danseurs. Elle relate son parcours, son obstination, sa persévérance. Le rituel de la cage, le regard des danseurs, la colère qui monte, le lâcher prise, la transcendance. Elle ressent l’énergie. Elle ne baissera jamais les bras. Elle intègre sa famille de krump. Les questions qu’elle pose résonnent en chacun-e : 

« Comment tu es toi-même dans une discipline qui a déjà plein de codes ? Comment tu deviens visible alors que tu as peur jusqu’au bout des doigts ? » 

Elle tape du pied, plie les genoux, fixe un point d’horizon, elle recommence, elle tape du pied, de l’autre pied, elle envoie un uppercut, elle percute nos viscères de sa volonté et détermination, elle répète les pas de bases. Sans cesse. Elle ajoute des mouvements de bras, elle active son corps avec maitrise. Elle teste, expérimente. Elle n’abandonne jamais. « Dans le krump, je peux être moche, monstrueuse, faire des grimaces. Ça change des endroits où il fallait être sage et fermer sa gueule. J’ai peur de ne pas être à la hauteur, j’ai peur de vos regards sur moi. J’ai peur de ma vulnérabilité comme de ma puissance, j’ai peur d’être essoufflée quand j’ai des choses à dire. » Silence. 

Elle nous coupe le souffle, elle nous bouleverse. Son vécu, on le transpose. Son vécu, il résonne. Il diffère de celui d’Aicha et pourtant, il le croise. Algérienne âgée de 55 ans, elle se dit traversée par 3 choix essentiels dans sa vie : être autonome financièrement, divorcer, quitter son pays pour s’installer en France. Son bac S en poche, elle se marie à 18 ans pour satisfaire ses parents. Son époux refuse sa poursuite d’études, elle devient mère l’année suivante. Elle apprend la couture et en cachette, gagne de l’argent grâce à ça. Deux accouchements plus tard, elle ouvre son atelier et embauche des ouvrières. Elle divorce. Tant pis si c’est mal vu ! 

En 2017, elle rencontre son mari et l’année d’après, quitte l’Algérie. Aicha s’installe à son compte en 2020, juste avant le confinement. « J’ai un handicap, je marche avec une canne. En mars 2022, j’ai dû trouver un travail après une formation. J’ai choisi d’accompagner les personnes en situation de handicap dans la recherche d’un emploi. Ce qui m’a aidée, c’est mon ambition et le soutien de mes proches. Sans oublier les stages pratiques que j’ai fait en insertion. » Elle le dit, elle n’avait pas confiance en elle au départ mais avec le temps, la motivation et la formation, elle a développé et acquis les compétences nécessaires. « Je me suis reconvertie. Je me suis ouverte et intéressée aux autres. On a toutes des capacités à quitter, recommencer à zéro et choisir sa vie. »

RENDRE VISIBLE L’INVISIBLE

Sur la scène, les intervenantes brisent le silence et les tabous. Brisent l’absence de pluralité des modèles et des trajectoires. C’est ainsi qu’Hélène Pouille, facilitatrice graphique depuis 9 ans, et Anne-Cécile Estève, photographe depuis 15 ans, partagent l’espace. La première a lancé un blog féministe. La seconde, une association nommée Diapositive, autour de la photographie thérapeutique. Elle réalise à travers l’exposition Mue – pour laquelle elle a photographié les corps de femmes atteintes du cancer du sein – que cela participe à leur réparation et contribue à changer leur regard sur leur propre corps. 

Hélène Pouille aussi s’intéresse à une maladie qui touche principalement les femmes : le cancer du col de l’utérus. Son projet s’intitule Frottis chéri à la suite du diagnostic posé, en sortant d’un banal rendez-vous gynéco, du papillomavirus. « C’est un nom limite mignon. », rigole-t-elle. De l’humour et du dessin mais surtout beaucoup d’informations composent le fascicule illustré qu’elle a créé : « Parce que ce n’est pas naturel encore aujourd’hui de parler de ça et de rendre visible le fait qu’on a une IST… Et d’ailleurs, le prochain sujet que je veux traiter de cette manière-là, c’est la vie sexuelle et affective des personnes âgées. » Chacune trouve sa place au croisement de ses qualités professionnelles et de ses engagements. Et ça fait du bien. Beaucoup de bien. 

« La légitimité, ça a été le problème de toute ma vie. J’ai mis beaucoup de temps à me sentir légitime. Déjà j’ai mis 20 ans à me sentir photographe. Je m’approprie enfin le terme d’artiste. Je suis tellement à ma place aujourd’hui ! », scande, soulagée, Anne-Cécile Estève. Fière et puissante. 

ALTÉRITÉ ET RENCONTRE

Sans se connaître, des ponts se construisent. Quitterie et Myriam, elles, se côtoient depuis plusieurs années déjà et partagent ici leur rencontre. Celle de deux femmes qui n’ont a priori rien en commun. Myriam est de nationalité indéterminée, très probablement palestinienne. Elle vit dans un orphelinat jusqu’à ses 3 ans environ et a « la chance d’être adoptée par ses parents de cœur ». Quitterie est née en France « avec une cuillère en argent dans la bouche » et est adoptée elle aussi par des familles de cœur, au pluriel, car au total, elle compte 6 parents autour d’elle. Myriam subit le racisme à l’école puis les violences conjugales. Elle est une « femme violée et battue » mais surtout « pas abattue ». Quitterie n’a pas vécu ou subi les mêmes violences. 

Être femmes les réunit. Chacune poursuit le récit de ce qui l’a amenée en résistance. « Je suis devenue une guerrière grâce aux paroles de Jacques Prévert et aux récits de ma mère. », signale Myriam. « Aimer une femme m’a sorti de la tyrannie de la norme. », poursuit Quitterie. Résist-tente est le nom de la pièce que joue Myriam, dans laquelle elle raconte sa vie dans la rue. Quitterie assiste à la représentation : « En la rencontrant, les préjugés que j’avais sont tombés. Les SDF sont soudain devenu-e-s visibles à mon regard. » Elles sont toutes les deux engagées dans l’action pour la dignité et le respect de tous les êtres humains. Elles sont toutes les deux engagées dans la lutte contre le patriarcat. 

« Notre rencontre nous a transformées. L’altérité et la rencontre enrichissent la vie. », concluent-elles, avant que Sookie ne vienne secouer les corps légèrement ensuqués au contact des chaises. L’idée qu’elle met en pratique dans ses stages : danser comme dans les clips. Celui de Britney Spears, en l’occurrence. De quoi se sentir reine du dancefloor et des fantasmes.

Autant que Judith Duportail qui rêve d’une vie de glamour et de cocktails et qui télécharge Tinder, réfléchissant à sa phrase de présentation : « 5 étoiles sur Blablacar ». Elle annonce la couleur : « Je ne m’étais jamais sentie aussi désirable. Ça n’a pas duré. » Elle est journaliste et va mener une enquête très approfondie sur l’algorithme de l’application : « Nous avons tous une note secrète de désirabilité sur Tinder. J’ai décidé de partir en quête de ma note. » Elle accède ainsi à toutes les informations collectées à son sujet par le site de rencontre : 804 pages précisément. Ses données personnelles, toutes les conversations, les matchs, la manière de s’exprimer, les sujets évoqués… Tout contribue à ce que Tinder catégorise les participant-e-s, bien évidemment, en fonction du sexe et du genre. 

« La communication de Tinder se base sur une prétendue libération des femmes alors que leurs algorithmes créent des couples où l’homme est toujours supérieur à la femme soit en matière d’âge, soit en matière de catégorie socio-professionnelle et donc supérieur financièrement… Exactement pareil que dans la société hétérosexuelle… », lâche Judith Duportail, hypnotisante de vitalité. 

FAVORISER L’EXPRESSION DES FILLES ET DES FEMMES

Elle aussi citoyenne engagée, Marie Blandin plante le décor de son plaidoyer : « Imaginons un diner chez des amis, l’ambiance est excellente. Vous avez envie de partager une expérience personnelle… sur un cambriolage dont vous avez été victime. Tout le monde vous comprend. Imaginons le même diner mais vous avez envie de partager une expérience personnelle… sur un inceste dont vous avez été victime. Cela crée un malaise. » En tant qu’avocate, quand elle parle à son entourage d’une affaire de divorce, on raffole des détails. Mais quand il s’agit d’une affaire de violences à l’encontre d’une femme ou d’un enfant, on lui dit qu’elle plombe l’ambiance. 

« En 2022, il y a encore des choses qu’on peut dire ou pas. »
constate Marie Blandin, avocate.

Pourtant, deux élèves par classe, en moyenne, sont victimes de violences. Le plus souvent, dans le cadre familial. « Difficile d’en parler, le fléau perdure ! », scande-t-elle, avant d’impulser son discours vers le collectif. Tout le monde peut agir en apprenant à un enfant que la politesse consiste à dire bonjour et non obligatoirement à faire un bisou ou un câlin, en apprenant à un enfant les mots exacts qui désignent les différentes parties de son corps et en apprenant à un enfant que son corps lui appartient, à lui et à lui seul. 

Quasiment deux heures se sont écoulées et c’est à la marraine de Visibles de conclure. Najat Vallaud-Belkacem, ex ministre des Droits des femmes, de l’Education Nationale et actuelle directrice de l’ONG One, fait un tour d’horizon qui n’est pas sans rappeler celui de Catherine Bossard. Dans les conseils de défense, des hommes ! Sur les couvertures de magazines, des hommes ! Sur les plateaux télévisés et débats entre experts, des hommes ! Dans les métiers essentiels, des femmes ! Elle parle d’un « choc » de ne jamais leur donner la parole et dénonce « l’invisibilisation et l’absence des femmes dans les lieux de décisions. » Il n’y a pourtant « rien de mieux que de les mettre autour de la table pour les prendre en considération. » Néanmoins, elle pointe les conséquences sous-jacentes à la visibilité des femmes : 

« Même quand les femmes prennent la parole et se rendent visibles, elles se prennent la violence des réseaux sociaux. Souvent, elles se retirent de la scène, de la visibilité et de l’oralité qu’elles avaient en étant sur la scène. Et ça, c’est particulièrement dangereux car les droits à l’expression des femmes reculent ! »

LA PUISSANCE DES PODCASTS

Faire entendre les voix des concernées devient un enjeu majeur dans l’égalité des sexes et des genres. Une urgence. Depuis plusieurs années, les podcasts se multiplient. Facilité d’accès, simplicité technique, gratuité de l’écoute… Les ingrédients sont réunis pour tendre le micro et diffuser massivement, à travers les réseaux sociaux, les témoignages des personnes sexisées et plus largement des personnes oppressées et minorées. Des outils dont se saisissent Aminata Bléas Sangaré et Suzanne Jolys qui le 1er octobre 2022 ont organisé la première édition du festival Haut Parleuses, à l’Hôtel Pasteur à Rennes, et se sont ensuite attelées à la construction d’une deuxième édition, à l’automne 2023. 

L’occasion de valoriser toutes celles qui l’ouvrent, toutes celles qui disent et toutes celles qui permettent de parler. Et c’est ainsi que dans l’espace Lauren Bastide a lieu la conférence réunissant Marine Beccarelli, historienne et co-créatrice de la série radiophonique Laisse parler les femmes, diffusée sur France Culture, et Aurélie Fontaine, journaliste et fondatrice du podcast Breton-nes et féministes. Toutes les deux expriment « l’aspect parisiano-centré » des médias. Et évoquent « le manque de parole de l’ordinaire. » Alors, Marine Beccarelli et 3 consœurs sont parties à travers la France, en milieu urbain comme en milieu rural, à la rencontre des femmes du quotidien : 

« Pour les 8 épisodes, on a décidé de ne pas choisir nos interlocutrices en amont. L’idée, c’était d’aller dans des lieux et de donner la parole à des femmes de milieux différents, d’âges différents, etc. » 

Aurélie Fontaine acquiesce. De retour il y a quelques années dans le Finistère, elle souhaite explorer son territoire sous l’angle du féminisme et « laisser la parole et faire entendre des femmes qui n’ont pas forcément conscientisé ou intellectualisé le féminisme. » Croiser les voix, multiplier les regards, rendre compte de la diversité des profils, de la pluralité des parcours. Transmettre des vécus et des récits peu relatés dans la presse. « Il y a un problème au niveau de la formation des journalistes. Dans les rédactions, on manque de pluralisme social. Ce sont majoritairement des hommes blancs, hétéros, parisiens, de 40 – 50 ans… Ils ont des biais de genre, des visions et des formations élitistes. La formation en alternance permet d’amener des étudiant-e-s qui n’ont pas les moyens financiers pour les écoles de journalisme… », analyse Aurélie, rejointe par Marine : 

« Dans les représentations, il y a peu de diversité. Dans l’animation des émissions, comme dans les invité-e-s. » 

Alors, oui, la puissance des podcasts retentit du côté des personnes silenciées. Tout comme les réseaux sociaux offrent un medium immense de visibilité et de diffusion rapide et massive de cette visibilité. « Pouvoir rencontrer ces femmes, les écouter et les faire entendre à la radio, ça nous a bouleversées et émues. Cette expérience m’a transformée et a eu un impact fort dans ma vie et dans mon sentiment de légitimité. Les retours qu’on a eu nous donnent envie de continuer ! », s’enthousiasme Marine Beccarelli. La journaliste, Aurélie Fontaine, partage son émotion : « En fait, ça me procure des sensations opposées. Je ressens de la colère car on constate à quel point on est encore loin de l’égalité. Mais je ressens aussi beaucoup de joie de rendre visibles ces femmes, de donner de la représentativité à cette parole dans l’espace public. »

Pour parvenir à l’égalité, la société a besoin d’entendre les voix et les parcours de celles qu’on a intimé de taire, de celles que l’on a réduit au silence, de celles que l’on a enfermé dans l’espace privé, relégué à la maternité, conditionné à l’infériorité… « Le vent souffle dans les branches et toutes les feuilles de la forêt émettent des sons différents, des froissements soyeux, des crissements secs. Et si je tends l’oreille, il y a parmi les bruits du vent des histoires qui, un temps, ont été jamais-dites mais qui ont fini par venir à la parole. Parce que Toni Morrison. Parce que Maya Angelou, Monique Wittig. Parce que Maryse Condé, Sarah Kane, Virginie Despentes, Leonora Miano, Zoe Leonard, Rosa Montero, Zadie Smith, Anne Carson, Chimamanda Ngozi Adichie… Leurs noms et leurs voix, un peu partout au milieu des arbres, une assemblée de Guérillères, comme une autre forêt, mouvante, que je peux emporter avec moi sur le chemin du retour… jusqu’à la table où je me remets à écrire. », conclut Alice Zeniter dans son livre Je suis une fille sans histoire, adapté par l’autrice également sur les scènes des théâtres. Raconter, donner à entendre, visibiliser. Pour que toutes aient une histoire.  

 

Célian Ramis

Face à la virilité, l'expression des masculinités plurielles

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Ici, on déboulonne les fondations de la masculinité hégémonique afin de rompre avec ce qui isole les hommes des femmes : l’injonction à se construire en opposition à la féminité et l’obligation à correspondre conformément aux critères de virilité.
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Créer un podcast féministe sur la construction de la masculinité et les conséquences du patriarcat sur les hommes, c’est le projet qu’ont porté Elisabeth Seuzaret et Odoneila Tovolahy lors de leur service civique au sein d’Unis-Cité Bretagne. La série radiophonique Sincère life mêle témoignages des concernés, apports théoriques militants et déconstruction des stéréotypes de genre, pour qu’hommes et femmes s’allient contre le sexisme et ensemble, imaginent et bâtissent un autre possible. 

« Apprendre à porter un masque est la première leçon de masculinité patriarcale qu’un garçon apprenne ». Citation de bell hooks, intellectuelle, universitaire et militante américaine, théoricienne du black feminism et autrice de La volonté de changer : les hommes, la masculinité, l’amour (paru en 2021, quelques mois avant son décès), elle introduit le récent documentaire Make me a man, de Mai Hua et Jerry Hide.

Elle est réalisatrice, il est thérapeute et propose des groupes de parole pour les hommes souhaitant explorer leur vulnérabilité. Le documentaire propose une réflexion autour de la domination patriarcale et de la culture masculine. Les deux œuvres constituent la base de réflexion et le fil rouge de Sincère life, qui s’attache dans son prologue et ses trois épisodes à déboulonner les fondations de la masculinité hégémonique afin de rompre avec ce qui isole les hommes des femmes : l’injonction à se construire en opposition à la féminité et l’obligation à correspondre conformément aux critères de virilité.

ENTENDRE LES VOIX

Elisabeth Seuzaret et Odoneila Tovohaly ont postulé au même service civique à la suite de leur licence de sociologie et ont intégré ensemble l’équipe d’Unis-Cité Bretagne, structure qui organise et promeut les services volontaires des jeunes. La mission : créer son propre projet solidaire. « On était toutes les deux sur la thématique du féminisme. Moi, à travers un podcast et Elisabeth, à travers l’éducation. », signale Odoneila.

Résultat : elles mettent leurs connaissances et envies en commun au service de la création et réalisation de la série Sincère life qui cherche à ouvrir la voie aux questions qu’elles se posent concernant la place des hommes dans le féminisme. « On ne trouvait pas d’issues qui conciliaient le féminisme et le fait d’intégrer les hommes. On a trouvé ça dans le livre de bell hooks. Au départ, on pensait ne faire qu’un seul épisode sur le patriarcat et la masculinité et au final, on a commencé à écrire que sur le sujet. », précise Elisabeth.

C’est Morgane Soularue, chargée de l’éducation aux médias à canal b, radio associative rennaise, qui leur fait tester leurs voix et leur conseille de se rapprocher de l’Edulab de l’Hôtel Pasteur, un lieu d’expérimentation et d’apprentissage dédié aux usages et aux cultures numériques, leur permettant d’accéder à du matériel technique d’enregistrement : « Elle nous a encouragées en nous disant que nos voix se mariaient bien et qu’elles étaient accrocheuses. »

Très rapidement, elles doivent écrire leur trame narrative, s’exercer au micro, apprivoiser leurs voix, se faire aider pour le montage… « Entendre sa voix, la faire écouter. C’est intime… Ça donne confiance en nous, ça a un côté empouvoirant. », confie Odoneila. Elisabeth ajoute : « Souvent, on déteste sa voix. Pouvoir se familiariser autant avec, c’est top ! »

Consommatrices de podcast, elles voient dans cet outil une manière intime de parler de soi et des autres, de mettre des mots sur les problématiques et sur les vécus et d’ouvrir le dialogue sur les sujets traités. Parce que les hommes, disent-elles, n’ont pas conscience du patriarcat et du poids qu’il pèse sur leurs trajectoires, elles proposent là un espace de réflexions et de témoignages introspectifs pour libérer la parole de ceux qui, eux aussi, sont victimes du patriarcat alors qu’ils sont censés en être les gagnants. Et pourtant…

LA CONSCIENCE DES INJONCTIONS VIRILISTES

« C’est possible d’étudier autre chose que son propre vécu. Certes, c’est aux hommes de prendre cette initiative mais si les féministes ne lancent pas cette invitation, ça n’arrivera jamais et on ne règlera jamais le problème qui réside dans l’éducation patriarcale des hommes. », revendique Elisabeth Seuzaret qui poursuit :

« On ne met pas de côté la souffrance des femmes. On essaye de voir comment des mecs peuvent s’intégrer au féminisme. Et ce serait se mentir que de dire qu’ils ne souffrent pas eux aussi du patriarcat. On se met dans l’action, sinon ils resteront des alliés silencieux. »

L’idée n’est pas d’excuser les comportements virilistes et violents mais d’en comprendre les tenants et aboutissants pour les déconstruire. Comment les garçons apprennent-ils à devenir des hommes virils puis des dominants ? Comment intègrent-ils la norme sexiste et finissent par l’incarner ? Ce sont des questions que le duo pose dans les trois épisodes.

Les éléments de réponses, elles les puisent et les mettent en perspective à travers l’usage de la pensée féministe intersectionnelle, développée par bell hooks notamment, la construction de la virilité, décryptée par Olivia Gazalé dans Le mythe de la virilité, ainsi que des témoignages intimes d’hommes de leurs entourages relatant les normes inculquées dans leur enfance par l’éducation parentale et l’école mais aussi inculquées par le groupe social « Hommes ».

Masturbation collective devant des magazines pornos, cohabitation paradoxale entre le rejet de l’homosexualité et la fascination pour des hommes virils en mini shorts et sueur, atrophie des émotions dès le plus jeune âge avec l’injonction « Sois un homme mon fils », honte intégrée de jouer avec des poupées… La masculinité hégémonique se fabrique en opposition à la féminité et dans le mépris de tout ce qui s’en approche.

Ainsi, les femmes seront passives, dociles et aimantes, et les hommes seront actifs, entreprenants et violents. Pourtant, rien de tout cela n’est inné. Les podcasteuses démontrent bien à quel point les traits de caractère associés au féminin et au masculin, dans une binarité réductrice et oppressive, appartiennent à une construction sociale patriarcale.

À l’instar de la sexualité virile qui oblige les hommes à clamer leur domination sur leur partenaire ou encore la rupture intérieure à laquelle on contraint les garçons qui pour devenir des hommes, des vrais, doivent rompre avec leurs émotions et scinder leur personnalité en deux : « le moi acceptable et public et le moi honteux et intime ». 

POUR UNE DÉCONSTRUCTION DES NORMES

D’autres modèles sont possibles et Elisabeth et Odoneila ont à cœur de faire place aux modalités d’actions alternatives pour qu’enfin hommes et femmes entrent dans un dialogue profond et apaisé afin de détruire les fondements de la domination patriarcale qui entrave tous les êtres humains et la nature également. Ce qu’elles veulent, c’est « offrir une autre grille de lecture ».

Dans son ouvrage, « bell hooks ne veut pas détruire la masculinité mais changer le sens de la masculinité. La masculinité est patriarcale aujourd’hui mais elle peut être autre chose. Dans l’empathie, le soin de soi et des autres. Changer le sens de la masculinité, c’est une des clés de l’évolution. » Parce que la rupture intérieure dont elles parlent dans le troisième épisode « Et Dieu créa Adam », n’est pas sans conséquence et mène souvent à des violences que l’on veut croire innées et naturelles.

« Maintenant, comment on réinvente un autre système qui s’inscrit en dehors du système de domination ? Pour nous, La volonté de changer est un livre à mettre dans les mains de tout le monde. Il faut rendre accessible cette pensée. »
souligne Elisabeth.

Le podcast Sincère life pose des questions fondamentales à la compréhension des inégalités, de la manière dont elles se construisent et la façon dont elles se transmettent. Et ouvre la porte à l’expression de masculinités et de féminités plurielles. Elles proposent « une réflexion autant pour les hommes que pour les femmes. »

Parce que comme elles le martèlent : « La masculinité, ce n’est pas que pour les mecs ! » Il est bien temps qu’ils prennent conscience de leur pouvoir d’agir pour une société plus égalitaire et de ce qu’ils ont à y gagner, à savoir une véritable liberté à être qui ils sont, à être qui ils souhaitent être, en dehors des injonctions patriarcales et virilistes. 

 

Célian Ramis

Women in Copernicus : quelle place pour les femmes dans l'aérospatiale ?

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À l’occasion des Mardis de l’égalité, l’ingénieure d’études « Applications spatiales » Marie Jagaille intervenait au Tambour, à l’université Rennes 2, le mardi 8 mars, afin de présenter le collectif Women in Copernicus, ainsi que le podcast éponyme.
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À l’occasion des Mardis de l’égalité, l’ingénieure d’études « Applications spatiales » Marie Jagaille intervenait au Tambour, à l’université Rennes 2, le mardi 8 mars, afin de présenter le collectif Women in Copernicus, ainsi que le podcast éponyme. 

« La participation des femmes est un réel enjeu. », dit-elle. Et pour comprendre cet enjeu, il faut comprendre le cadre dans lequel elles opèrent. Ainsi, elle redéfinit les trois domaines de l’aérospatial qui s’appliquent sur la terre : le positionnement (GPS), les télécommunications et l’observation de la Terre. C’est dans ce dernier domaine que porte son intervention. 

Programme européen d’observation de la Terre, il fournit des satellites, appelés Sentinelles, qui tous les jours collectent des données qui une fois analysées permettent d’établir un état des lieux global de la santé de notre planète, captant par exemple les courants en mer d’Iroise pour mieux envisager les routes maritimes et ainsi consommer moins de carburants, les phytoplanctons dans la Manche pour mieux aider les scientifiques concernant la prolifération des micro-algues ou encore les infrarouges en ville qui pourraient nuire à la végétalisation urbaine, pourtant capitale dans leur rôle de régularisation des températures.

Toutes ces données sont gratuites et accessibles aux entreprises. Copernicus participe donc à l’amélioration des connaissances en terme d’environnement mais également au dévelppement économique, notamment en Bretagne, région très active dans le domaine spatial. C’est un programme important, résultant de nombreuses compétences et de nombreux domaines (traitement des images, algorithmes, intelligence artificielle, océanographie, climatologie, urbanisme…).

PAS POSSIBLE DE TROUVER DES FEMMES... VRAIMENT ?

« Des disciplines où les femmes sont moins nombreuses. », signale Marie Jagaille, qui en arrive donc au point de départ du lancement de Women in Copernicus, collectif réunissant une dizaine de femmes travaillant dans les domaines transversaux de l’observation de la Terre en Europe, fondé en 2020.

C’est Nathalie Stéphenne qui en est à l’initiative. En suivant un mook sur Copernicus, elle constate qu’il n’y a pas de femme et s’en étonne. Ce à quoi on lui répond que cette absence n’est pas expressément voulue mais aucune femme n’a été trouvée en tant qu’intervenante…

« Pour nous, cette réponse n’est pas satisfaisante car chacune d’entre nous connaissons des femmes expertes, légitimes à intervenir. », souligne l’ingénieure. C’est alors que Nathalie Stéphenne leur propose de participer à un appel à projet, permettant de récolter 5 000 euros.

« On a proposé un projet dont l’objectif vise à donner de la visibilité à ces femmes que l’on connaît déjà et aussi à celles que l’on ne connaissait pas encore. »

ALLER CHERCHER LES INFOS

S’il existe de nombreuses études sur les femmes issues des STEM (Sciences, Technologies, Ingénierie & Mathématiques), les données sont rares, voire inexistantes concernant un domaine aussi transversal que l’observation de la Terre. Les membres de Women in Copernicus entament alors une démarche significative : dresser un état des lieux.

Un questionnaire, traduit en 8 langues, est diffusé dans tous leurs réseaux respectifs, en lien avec Copernicus, et sur les réseaux sociaux. Résultat : 450 femmes ont répondu. Sachant « que quand on lance une étude sur un sujet lié au programme Copernicus, en général, on a plutôt 200 réponses. » C’est un succès qu’elle explique notamment par la période « puisque les secteurs s’emparent plutôt du sujet » et l’outil facilitant du questionnaire en ligne.

Les répondantes ont majoritairement entre 30 ans et plus, viennent principalement du secteur académique mais aussi – moins nombreuses – du privé. Elles ont étudié pour 75% d’entre elles les STEM et les autres démontrent des parcours variés, issus des sciences sociales, du journalisme, de l’administration, des arts et de l’éducation.

« Elles ont un rôle stratégique dans Copernicus car elles aident à s’approprier les données. », précise Marie Jagaille. Car pour les ¾ d’entre elles, elles travaillent en lien avec les utilisateurs finaux du programme, « c’est-à-dire toutes les personnes qui vont pouvoir bénéficier dans leurs métiers de ces données sans en être des expertes de l’observation de la Terre. »

Leur rôle est déterminant. D’ailleurs, les répondantes se disent satisfaites de leurs métiers et portent donc un message important puisqu’elles valorisent un secteur porteur, épanouissant professionnellement. Elles sont fières de contribuer à une meilleure connaissance et compréhension de notre planète afin de mieux l’habiter. C’est réjouissant.

LES DIFFICULTÉS PERSISTENT ET PERDURENT

Pour autant, cela ne signifie pas qu’elles ne font pas face à des difficultés au quotidien dans leurs carrières. Et quand la question leur est posée, elles signalent, « sans surprise », souffrir du fait d’être minoritaires dans leurs services. Ce qui était déjà le cas dans leurs études, en général.

La première barrière est identifiée : elles parlent de boy’s clubs, d’événements quasi exclusivement masculins, font part de l’inconfort à être la seule femme au travail. Ainsi, elles subissent les stéréotypes de genre sur leur lieu de travail, se sentent moins écoutées et ressentent qu’elles ont besoin de prouver plus que les hommes leurs compétences et leur légitimité.

Marie Jagaille évoque le plafond de verre qui se traduit par un écart entre le niveau d’expertise, plutôt élevé, et le niveau hiérarchique, moins élevé, de ces femmes. Un écart qu’elle signale d’autant plus flagrant dans le secteur académique que privé.

« C’est le phénomène du tuyau percé. Le pourcentage de femmes dans une carrière académique classique, toutes matières confondues, va diminuer au fil du temps. », explique-t-elle, chiffres à l’appui : 42% assistante, 34% professeure associée, 24% professeure.

L’autre barrière identifiée, c’est celle du manque de confiance. Une réponse qui « revient toujours ». Elles estiment que cela est un frein bloquant dans leurs carrières, et parlent, sans surprise là encore, du syndrome de l’imposteur et du manque de légitimité. Pour Marie Jagaille, il apparaît que l’absence de rôles modèles féminins dans les secteurs questionnés ait un rôle à jouer. C’est un des enjeux principaux : donner de la visibilité à toutes les femmes dans les sciences. 

CONTRIBUER À LA PRISE DE CONSCIENCE

Leur enquête a été présentée au niveau européen et diffusé dans de nombreux événements. Les missions sont multiples :

« Inspirer davantage les filles et femmes à aller vers ces secteurs, encourager les filles à aller vers des parcours scientifiques, montrer que toutes les compétences sont nécessaires, contribuer à la prise de conscience des inégalités de genre dans notre secteur et déconstruire les stéréotypes de genre en impliquant les hommes dans les discussions. »

Elle ne s’en cache pas, le dernier point constitue une véritable difficulté et une grande frustration pour les membres de Women in Copernicus puisque les événements estampillés du nom du collectif sont souvent suivis exclusivement par des femmes.

« A titre personnelle, la frustration pour moi par rapport au format visio des événements était aussi le manque de proximité et de liens avec les collègues. », ajoute-t-elle. Un appel à idées est lancé : survient l’envie et la volonté de lancer un podcast, réalisé et animé par Gwenael Morin, Roberta Rigo, Guglielmo Fernandez Garcia et Marie Jagaille. 

La ligne éditoriale : réaliser des entretiens avec des femmes actives de ce secteur en Bretagne, leur donner la parole, montrer ce qu’est leur métier avec l’objectif de démystifier le côté impressionnant de l’aérospatial et aborder les sujets d’égalité de genres à travers leurs parcours et des études.

À LA RECHERCHE DE SOLUTIONS COLLECTIVES

« On n’est pas des expert-e-s des questions de genre mais on sent bien que ce sont des enjeux. Le manque de confiance revient dans tous les entretiens, imprègne tous les discours. Et on constate que c’est systémique et non une expérience anecdotique. Quand on creuse, il y a un lien avec l’éducation, au sens large du terme, reçue et l’image que l’on attend des femmes. Ne pas prendre trop de place… alors que dans nos métiers, on a besoin d’entrer en discussions, de prendre de la place dans les débats, etc. Et on ne sent pas toujours légitime à la prendre cette place, dans nos laboratoires de recherches. », témoigne Roberta Rigo. 

Ainsi, elle pose la question : si le problème est systémique, les solutions ne devraient-elles pas être collectives ? Questions des quotas, et ce dès l’école et notamment dans les sélections des cursus d’études supérieures, mais aussi prix décernés aux femmes, tables rondes autour de ces sujets, partages des vécus, réflexions collectives (incluant les hommes et les comités scientifiques)… les pistes sont ouvertes et nombreuses pour que les un-e-s et les autres cheminent vers une déconstruction des stéréotypes de genre.

« Le podcast est notre façon à nous d’ouvrir la discussion et de contribuer à ces questions-là. », conclut Marie Jagaille, précisant que 5 épisodes de Women in Copernicus sont en libre écoute !

Célian Ramis

Artistes : un parcours semé d'embûches pour elles

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Quel lien peut-on établir entre précarité des intermittent-e-s et invisibilisation des femmes artistes ?
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En mars 2021, le collectif Les Matermittentes publie un communiqué demandant des mesures d’urgence pour les salarié-e-s discontinu-e-s qui ne perçoivent plus de congé maternité et maladie indemnisé. En juillet 2021, HF Bretagne publie un diagnostic sur la représentation des femmes dans les arts. Mais quel lien peut-on établir entre précarité des intermittent-e-s et invisibilisation des femmes artistes ?  

Aujourd’hui encore, des femmes salariées ne sont pas indemnisées pour leurs congés maternités. Ou très faiblement. Amandine Thiriet, comédienne et chanteuse, co-fondatrice du collectif Les Matermittentes explique :

« C’est encore possible, même en étant salariée. Ca concerne surtout les emplois discontinus, c'est-à-dire les intermittentes du spectacle mais pas que : cela concerne toutes les intermittentes de l'emploi ».

En somme, toutes les personnes qui alternent des périodes de contrat et de chômage. Le problème, c’est que, pendant longtemps, atteindre le seuil nécessaire était complexe : le système d’indemnisation privait des femmes du congé maternité. Et comme l’explique la bénévole, les conséquences peuvent être graves :

« Une femme qui a un enfant peut être condamnée à n’avoir pas de revenu ou un revenu de misère le temps de son congé maternité et donc, en terme d’indépendance financière, d’autonomie et d’engrenage de précarisation, c’est assez grave et c’est cela qu’on dénonce. »

Quand le collectif est créé en 2009, les membres sont directement concernées : initialement appelées Les recalculées, elles dénoncent un mauvais calcul de Pôle Emploi, pénalisant lourdement les intermittentes. Elles occupent les CPAM, les agences Pôle Emploi, font du bruit et obtiennent partiellement gain de cause.

L’expertise qu’elles acquièrent pendant leur combat leur permet d’analyser le système d’indemnisation et les inégalités qui en découlent. En effet, le système d’équivalence avec Pôle Emploi est défaillant : des femmes perdent leur intermittence car elles ont un enfant, les indemnisations sont trop basses et mettent les concernées dans des situations de précarité importante.

Rebaptisé Les Matermittentes, le collectif saisit le Défenseur des Droits et c’est seulement deux ans plus tard, en 2012 que les politiques se saisissent du sujet, constatant une inégalité. En 2015, elles obtiennent un abaissement des seuils, jusque-là démesurés, pour l’accès au congé maternité et en 2016 avec les syndicats, elles réussissent à faire changer la manière dont celui-ci est pris en compte dans l’assurance chômage pour que ce ne soit plus discriminant. 

NE RIEN LÂCHER

Malgré ces évolutions encourageantes, le travail du collectif ne s’arrête pas là. Depuis 2017, les Matermittentes sont très - trop - souvent sollicitées pour des cas d’erreur de calculs, des refus d’indemnisations et des refus de congés maternités. En cause ? Des mesures insuffisantes et le risque d’un retour en arrière important avec la réforme de l’assurance-chômage actuellement en débat.

La méthode de calcul imaginée va en effet très lourdement pénaliser les personnes qui alternent des petits contrats. La crise sanitaire et sa gestion ont également accentué ces inégalités. Plus généralement, ce sont les discriminations et le manque de reconnaissance liées aux emplois discontinus que le collectif dénonce :

« Quand on écoute Elisabeth Borne (Ministre du Travail, de l'Emploi et de l'Insertion, ndlr) au Sénat, elle parle comme si les professions discontinues choisissaient leur manière de travailler : si on ne travaille qu’un jour sur deux, c’est de notre faute, on a qu’à trouver un CDI ! Mais ce n’est pas vrai, (...) il faut reconnaître qu’il existe des pratiques de travail. On ne peut pas être tous les jours en représentation ou en tournage ! »

UN MANQUE DE REPRÉSENTATION 

En juillet, HF Bretagne publie un diagnostic sur la représentation des femmes dans les arts. En portant des valeurs de féminisme, collégialité et de transversalité, il souhaite agir pour faire avancer l’égalité réelle entre les femmes et les hommes.

Avec cette étude, qui existe depuis 2014, publiée tous les deux ans, l’objectif est de compter, révélant ainsi cet écart majeur en défaveur des femmes, à la fois dans les équipes artistiques, les équipes permanentes et de direction. Lucile Linard, coordinatrice de l’association explique :

« Le diagnostic légitime notre action, c’est dire “voilà la photographie de la réalité” mais c’est aussi pour responsabiliser les structures et faire prendre conscience que même si on a l’impression que ca avance, en fait, pas vraiment, ca avance très très lentement. C’est pour ça qu'on compte. »

Cette année le collectif a fait le choix de changer sa méthodologie permettant de mettre en lumière de nouvelles informations et de nouveaux indicateurs, comme les budgets, la communication, l'accueil de résidence, etc. Le diagnostic permet de rendre compte d’une situation qui évolue, mais encore trop doucement.

Dans les arts visuels, on constate par exemple des chiffres encourageants avec une hausse de 6 points de pourcentage entre 2014 et 2019 : les femmes représentaient 29% des artistes exposées contre 35% en 2019. Mais le combat est loin d’être fini ! De plus, les femmes, si elles sont plus exposées, c’est surtout dans les expositions collectives que monographiques. Elles sont donc davantage invisibilisées …

Dans les musiques actuelles et les musiques traditionnelles, on retrouve les plus grosses inégalités avec des chiffres choquants : sur 562 concerts étudiés, 3 se sont déroulés sans aucun homme et 71 sans aucune femme. Soit 12,5% des concerts sans femmes.

Lucile s’indigne « Comment se projeter quand on est habitué-e à ça ? Il y a un mouvement de dénonciation avec Music too, mais on est encore trop habitué-e à ne pas voir de femmes sur scène. » 

UN PROCESSUS D'ÉVAPORATION DES FEMMES ?

On le sait, les diplômées sont là. Pourtant, elles sont moins exposées. Dans le focus sur les arts visuels, elles comptent : aux écoles d’art sur l’année 2019-2020, ce sont 72% de femmes diplômées. Et déjà, sur les bancs de l’école, les étudiantes ne peuvent pas se projeter : ce sont 53% d'enseignants, 62% d’artistes masculins intervenants.

Mathilde Dumontet, chargée d’étude pour le diagnostic, souligne : « Quand on leur enseigne, quand elles vont voir des expositions, il y a un manque de représentativité, elles ne voient que des hommes. La figure de l’artiste est masculine. Ça limite le “oui, moi aussi, je peux le faire”. »

De plus, les violences sexistes et sexuelles ainsi que les discriminations vécues dès l’école participent à écarter les femmes des parcours artistiques à la fin de leurs études. Les mots de trop, un projet mené par 3 étudiantes de l'EESAB de Rennes fin 2019, met en lumière ces discriminations.

Sous forme d’une enquête et d’un projet graphique, elles ont récolté au total 343 témoignages d’élèves. Le sexisme est une des formes de discriminations le plus vécu parmi toutes les expériences citées : racisme, validisme, homophobie, etc. Notons qu'elles sont toutes cumulables et prennent des formes variées, allant de l’humour oppressif au harcèlement. En tête des attitudes discriminantes : l’équipe pédagogique. Lucile Linard explique :

« Régulièrement on se demande pourquoi cet écart entre les diplômées et les femmes actives ? On parle d’un processus d’évaporation. Pourquoi est-ce qu'elles s’évaporent après leurs études ? Peut-être que ces violences, ces discriminations vécues dès l’école, ce sont des pistes de réflexion. » 

TALENT, NOM MASCULIN ? 

Sur le site d’HF Bretagne est écrit en gros “Talent = Moyens + Travail + Visibilité". La coordinatrice explique l'importance de ce slogan : encore aujourd’hui, trop de personnes pensent que le manque de représentation des femmes dans les milieux artistiques est dû à un manque de talent. Sans moyens, comment rendre le travail des femmes artistes visibles ?

Le collectif Les Matermittentes et sa mission d’accompagnement permettent de révéler les inégalités et les risques de précarité importants pour les femmes. Une étude publiée en mai 2021 par la DARES « Emploi discontinu et indemnisation du chômage : Quels usages des contrats courts ? » montre que les femmes sont surreprésentées dans les emplois discontinus.

Elles seront donc les premières touchées par la réforme d’assurance-chômage. Amandine Thiriet dénonce une stratégie : « C’est hypocrite car ils font comme si c’était de la faute des employé-e-s alors qu’ils encouragent en même temps cette économie de la précarité : ils voudraient que ces gens ne soient pas salarié-e-s mais indépendant-e-s, la stratégie c’est d’enlever les indemnités. C’est un combat pour une protection sociale qui touche surtout les femmes. »

Les violences sexistes et sexuelles, l’expérience des discriminations mais aussi les violences matérielles et le manque de moyens qui touchent les femmes participent et accentuent le phénomène d'évaporation des femmes artistes après leurs études. Dans les équipes permanentes se sont majoritairement des femmes.

Une évolution partiellement victorieuse, car si les femmes sont plus présentes, on constate toutefois que leur présence diminue quand les moyens et les budgets augmentent. Plus il y a d’argent dans les structures, plus il y a d’hommes. Mathilde Dumontet commente :

« On parle d’évaporation des femmes mais on constate aussi un phénomène d’apparition des hommes. »

Des différences de moyens, qui entraînent aussi des visibilités inégales. 

Les actions des associations et collectifs comme les Matermittentes et HF Bretagne sont colossales et encourageantes. Le travail pour l’égalité est immense et les avancées encore fragiles. HF Bretagne prévoit ainsi déjà un autre diagnostic sur l’impact de la crise sanitaire dans les arts. Comme les Matermittentes, le collectif s'inquiète des conséquences dans le milieu artistique. Ainsi, compter, analyser, se mobiliser et se soutenir permet de faire face et de faire avancer l’égalité, la visibilité et les représentations des femmes artistes. 

Célian Ramis

Violences sexuelles : Les voix de la colère

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Action publique – L’association Prendre le droit a fait entendre les voix de 55 victimes de violences sexistes et sexuelles qui ont témoigné d’un mauvais accueil de la part des forces de l’ordre et de la Justice, dans le cadre d’un dépôt de plainte ou d’une enquête judiciaire.
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Action publique – Samedi 20 mars, l’association Prendre le droit a fait entendre les voix de 55 victimes de violences sexistes et sexuelles qui ont témoigné d’un mauvais accueil de la part des forces de l’ordre et de la Justice, dans le cadre d’un dépôt de plainte ou d’une enquête judiciaire.

« Vous avez eu des menaces ? Des coups ? Non ? Alors, ce n’est pas un viol… » Un policier, lors d’un dépôt de plainte pour viol. « Ce sont des choses qui arrivent dans un couple. » Un procureur, dans le cadre d’un procès pour viol conjugal. « Si c’était aussi dur que vous le décrivez, pourquoi êtes-vous restée 3 ans ½ avec lui ? Il fallait partir. » Même situation. « L’amnésie traumatique, c’est des conneries. À 12 ans, on se souvient de ce genre de choses. »

Un policier, lors d’un dépôt de plainte pour inceste. « Vous êtes sure que vous ne l’avez pas un peu provoqué ? Un peu chauffé ? ». Un policier, lors d’un dépôt de plainte pour viol digital. « Vous comprenez, il y a trop d’agressions sexuelles ici, faut pas s’attendre à quoi que ce soit. » Un gendarme, lors d’un dépôt de plainte pour viol. « Mais c’est quoi cette mode de porter plainte pour viol ? Depuis BalanceTonPorc, c’est devenu du n’importe quoi ! » Un policier, lors d’un dépôt de plainte pour viol. 

LA DOUBLE PEINE

Ce samedi de mars, à République, 55 témoignages recueillis par l’association rennaise Prendre le droit sur les réseaux sociaux via les hashtags #PayeTaJustice, #PayeTaPlainte et #PayeTaPolice sont déclamés à plusieurs voix par les bénévoles de la structure. Ce qu’elles dénoncent : le mauvais accueil des personnes victimes de violences sexistes et sexuelles par les forces de l’ordre et la Justice.

« Il y a une vraie double peine à être victime et à chercher une protection qui n’arrive pas. Et même qui broie les femmes car on leur dit que ce n’est pas si grave. C’est ce mécanisme qu’on dénonce. Le fait qu’on demande aux femmes de fournir la preuve qu’elles se sont débattues, qu’elles n’étaient pas consentantes, etc. »
nous explique Gabrielle Jarrier, militante féministe investie dans l’association depuis 2 ans.

Banalisation des faits, remise en cause des propos et de la sincérité des victimes, sexisme, découragement pour le dépôt de plainte… Les premiers contacts avec celles et ceux chargé-e-s d’enquêter et de rendre justice sont encore majoritairement problématiques, malgré les annonces du ministère de l’Intérieur qui début 2021 défendait que « 90% des femmes ayant porté plainte en 2020 pour des faits de violences conjugales étaient satisfaites de l’accueil en commissariats et gendarmeries. »

Peu convaincues par la réalité de ce pourcentage, considéré comme décalé par rapport à ce qui est constaté sur le terrain par le tissu associatif et militant, le collectif #NousToutes a lancé une enquête auprès de personnes ayant tenté de porter plainte ou ayant porté plainte pour des faits de violences conjugales, violences sexistes ou sexuelles. En 15 jours, 3 500 témoignages, venant majoritairement de femmes ainsi que de personnes non binaires, principalement majeures, ont été récoltés. Sur l’ensemble, 66% des répondantes font état d’une mauvaise prise en charge par les forces de l’ordre lorsqu’elles ont voulu porter plainte pour des faits de violences sexuelles. 

CULTURE DU VIOL

« C’est un problème de société. Si on a choisi de faire cet événement dans l’espace public, c’est parce que ce n’est pas un problème individuel. Il faut que les femmes s’organisent et que les hommes, socialisés en tant qu’hommes, entendent toutes ces choses. », souligne Gabrielle Jarrier.

Elle pointe là la culture du viol dont toutes les sphères de la société sont imprégnées. Et les phrases entendues par les victimes de violences sexistes et sexuelles, que ce soit dans les commissariats, les gendarmeries ou les tribunaux le prouvent régulièrement. Le mythe du prédateur est établi depuis longtemps, laissant penser que les agresseurs sont généralement racisés et tapis dans l’ombre d’une ruelle ou d’un parking, prêts à bondir sur les femmes qui rentrent seules le soir et la nuit.

Pourtant, 80% des agressions sexuelles et viols sont commis par des proches, membres de l’entourage ou de la famille, des victimes. Toutefois, la parole des personnes sexisées est banalisée, mise en doute, voire en accusation quant à sa tenue et son comportement. On condamne finalement celles qui franchissent les portes des forces de l’ordre et des parquets et on retourne le processus contre elles : elles sont culpabilisées, elles sont rendues coupables. Tout du moins, suspectes.

« Pourquoi n’avez-vous pas crié ? Pourquoi êtes-vous restée passive ? », « Allez, oubliez, ça arrive pendant les vacances de faire un faux pas. », « Comment était votre pyjama ? Parce que l’agresseur a surement eu des idées en vous regardant dormir ! », « Si vous n’aviez pas consommé d’alcool, il ne vous serait rien arrivé. », « On ne va pas fouiller à toutes les portes sous prétexte que vous êtes imprudente… ».

Et puis, dans certains cas, on défend l’accusé : « Vous savez, c’est sérieux, il risque la prison. Sa vie ne sera plus jamais la même. Vous êtes sure de vouloir continuer ? » ou encore « Il va se marier dans deux mois. Vous voulez lui gâcher la vie ou quoi ? Vous avez une idée du prix du traiteur ? » 

UN TRAITEMENT À LA RACINE, PAS UN PANSEMENT !

Pour la membre de Prendre le droit – Féministes pour un monde sans viol(s), il est urgent de faire évoluer les mentalités et de former tou-te-s les agent-e-s de la chaine policière et judiciaire, accueillant des victimes de violences sexistes et sexuelles. Elle rappelle les chiffres du ministère de l’Intérieur – là où à sa tête, Gérald Darmanin est visé par des enquêtes pour harcèlement et viol – ainsi que de l’enquête VIRAGE, réalisée en 2014, autour des violences : 80% des plaintes pour viols et agressions sexuelles sont classées sans suite, 1% des viols aboutit à une condamnation « et souvent, les peines ne sont pas bien lourdes » et 95% des affaires de violences sexistes et sexuelles sont perpétrées par des hommes.

Sans parler de tous les crimes de viols correctionnalisés, c’est-à-dire renvoyés vers le tribunal correctionnel qui requalifie l’acte ou les actes en agression-s sexuelle-s. « On ne peut pas comprendre les viols conjugaux sans formation. Ni même les différentes réactions qui peuvent survenir lors d’une agression, l’amnésie traumatique, etc. Ça touche aussi la santé mentale des femmes, c’est une question de santé publique : comment les traumas mettent les femmes au banc de la société quand elles pètent les plombs parce que la mémoire leur revient des années après sans que personne comprenne ! Souvent, on nous demande des formations. On n’est pas ultra d’accord sur le fait que ce soit encore une fois aux forces associatives de faire ça ! Ça devrait être une mission de service public. », commente Gabrielle Jarrier.

A la suite de leur rencontre avec le procureur Philippe Astruc, elle le dit clairement : « Il y a des avancées. Il veut renforcer le pré accueil car il le dit, tous les agents ne pourront pas être formés. En gros, il y a peu de moyens et des affaires, il y en a trop. Sur le pré accueil au commissariat de Rennes, on a des témoignages très différents. À la brigade des mœurs, il semble que ça s’arrange un peu. Mais ça manque toujours de bienveillance… Il faut un positionnement politique fort par rapport à tout ça. On ne veut pas des mesures pansements, on ne veut pas mieux vivre les violences : on veut les éradiquer à la racine ! Il y a beaucoup de chemin à parcourir. »

Alors pour l’association, qui à l’année accompagne de très nombreuses femmes victimes de violences dans les procédures juridiques mais aussi dans le conseil et l’orientation en vue d’une prise en charge, il est important de porter ces paroles dans l’espace public. Pour changer l’imaginaire collectif mais aussi pour aider celles qui se sentiraient isolées après avoir subi agression-s sexuelle-s, viol-s, violences conjugales, insultes, menaces, etc.

« Ça aide aussi dans la réparation de poser un discours féministe et de savoir qu’on n’est pas seules. Que ce n’est pas un coup de pas de bol, ça dépasse les cas individuels. »
explique la militante. 

Informer. Autour des lois mais aussi de ce qui régit les inégalités entre les hommes et femmes et permet à la domination masculine, mais aussi au racisme, des LGBTIphobies, du validisme, etc. de perdurer. Écouter les femmes victimes de violences sexistes et sexuelles. Sans remettre en cause son témoignage. En commençant par une parole toute simple : « Je te crois ». Prendre la parole et le droit, libérer l’écoute, des actions qui paraissent banales, et qui pourtant ont été confisquées aux personnes sexisées et racisées.

Célian Ramis

Grossophobie : Extra large

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La grossophobie tend à exclure et mépriser les personnes en surpoids et obèses. Les personnes concernées prennent la parole, pour lutter contre ce fléau du quotidien.
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Environ 15% des français-es sont obèses et on estime, dans la globalité, à près de 40% les personnes en surpoids. Un chiffre bien plus important qu’hier et moins important que demain. Au cours de leur vie, voire au quotidien, la majorité d’entre elles vont subir de la grossophobie.

Le terme désignant l’ensemble des stigmatisations et des discriminations à l’encontre des personnes grosses. Aujourd’hui, les voix des concerné-e-s se multiplient pour dénoncer la grossophobie et lutter contre.

Et ça fait du bien de déplacer ce regard que nous impose la société actuelle, obsédée par le corps parfait – comprendre blanc, très mince, jeune, valide… - et de s’interroger sur ce qui fait la norme et celles et ceux qui se réapproprient le hors norme. 

« Si vous n’êtes pas gros, vous êtes certainement grossophobe par défaut. », indiquent Daria Marx et Eva Perez-Bello dans leur livre « Gros » n’est pas un gros mot. Une phrase citée dans l’article de Télérama, dont la Une présentant Leslie Barbara Butch nue en gros plan a été censurée sur Instagram.

Toutes les trois sont militantes contre la grossophobie et ouvrent, avec d’autres, la voie de la reconnaissance des vécus et discriminations subies par les personnes grosses. Gros-se, un terme derrière lequel on instaure depuis plusieurs décennies une connotation péjorative. Un terme qu’elles revendiquent comme un qualificatif de leur apparence physique mais qu’elles réfutent comme une caractéristique unique permettant de les définir entièrement et de les rejeter de la société.

Désormais, les témoignages se multiplient pour faire entendre les inégalités et souffrances que la grossophobie engendre, pour tendre vers l’égalité et prendre la place que chaque individu mérite. Une place que la société a encore bien du mal à accepter. Pourquoi ?

Le 8 mars dernier, à l’occasion de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, se déroulait le Festival des Courbes, à Bruz, à quelques kilomètres de Rennes. Au centre de cette journée, un défilé organisé à l’instar du reste de l’événement par l’association Les élégantes courbes, qui a réuni une trentaine de femmes et d’hommes, effectuant leurs passages bien rythmés sur le tapis rouge, dressé sur le sol de l’espace Vau Gaillard.

Les modèles s’avancent d’un pas énergique, posent d’un côté, puis de l’autre, et repartent. Avec le sourire, pour la majorité. Ici, les participant-e-s ne valorisent pas seulement les bijoux et les vêtements portés. Elles valorisent également la diversité des morphologies. Un défilé de mode sans critères dans lequel se mélangent des femmes racisées, des femmes blanches et quelques hommes, de tout âge, de toute taille et de tout poids.

Certain-e-s ont plus d’aisance que d’autres mais tou-te-s affichent le plaisir d’être là, ensemble, et de montrer qu’il n’y a pas besoin de faire 1m90, de rentrer dans un 34 et de tirer la gueule pour mettre en avant les créations des stylistes et couturier-e-s. Les choix de vêtements sont différents, les corps aussi. Des jupes ou des robes longues, d’autres plus courtes, des tenues moulantes, d’autres plus amples.

Toutes dessinent et dévoilent des courbes, des formes, des hanches plus ou moins prégnantes, des fesses plates ou rebondies, parfois tombantes, des poitrines opulentes, des ventres plats ou arrondis, des jambes galbées, des cuisses avec plus ou moins de cellulite, etc.

C’est fascinant cet événement, et surtout très libérateur de regarder ces femmes, aux morphologies particulièrement éloignées de celles imposées par les diktats de la mode et de la beauté unique, s’assumer et s’affranchir des codes normatifs oppressifs et extrêmement réducteurs. Ça procure un enthousiasme visiblement contagieux. Pourvu que l’idée se répande.

CHANEL, JILL KORTLEVE ET SA « PARTICULARITÉ »

Quelques jours avant le Festival des Courbes, les médias titraient sur l’incroyable pas franchi par Chanel lors d’un défilé de mode, réalisé à l’occasion de la Fashion week : la maison française de haute-couture a dérogé à la maigreur sur le podium, ce qui n’était pas arrivé depuis 10 ans.

Ainsi, Jill Kortleve est qualifiée par la presse de mannequin « plus size », définie par « sa particularité », comme la décrit Le Parisien : sa taille 40. Incroyable, et pas tellement vrai, c’est qu’il s’agirait là de la taille moyenne des Françaises. On s’extasie donc de cette représentation inédite de la même manière que l’on est ébahi-e-s quand TF1 donne un rôle, mineur et caricatural, à une actrice noire dans un de ces téléfilms.

Et on n’oublie pas de dire que c’est osé. Ce que l’on écarte en revanche, c’est la réflexion profonde autour des conséquences qui se propagent et s’amplifient depuis plusieurs décennies autour de l’injonction à la beauté unique, caractérisée en premier lieu par la blancheur du corps à égalité avec une minceur, proche de la maigreur.

Les mentalités ont évolué au profit de la minceur, mais en dépit des femmes maigres qui subissent les regards désapprobateurs d’une grande partie de la société, sans même chercher à savoir si cela est du à leur morphologie, à une maladie ou à autre chose. Ce qui reste en revanche une problématique constante, c’est le jugement que l’on émet sur les personnes qui dépassent le duo 38/40, principalement quand celles-ci sont des femmes.

Car comme le rappelle la comédienne et autrice féministe Typhaine D. dans son spectacle La pérille mortelle, il existe pour les hommes une sorte de dérogation à la bedaine. Ce jugement, généré par toute une palette de clichés et d’idées reçues, et les attitudes et comportements haineux et discriminatoires qui en découlent portent un nom : la grossophobie. 

CRÉATION D’UNE NORME PAS REPRÉSENTATIVE

Le corps des femmes est un enjeu essentiel du patriarcat et du capitalisme qui, de pair, tentent de les contrôler et de les assujettir afin de les dominer. La mode depuis plusieurs siècles conforme la gent féminine à des normes, à travers des tendances. Et des vêtements taillés non pour le confort mais pour souligner son appartenance sociale d’un côté, et son rôle genré, de l’autre.

Ainsi, le corset et toute l’armada de la « taille de guêpe » permettaient de mettre en valeur les poitrines et les hanches, signifiant son rang de noblesse et les attributs de la maternité. Dans l’article « La mode de l’heure : petite histoire de la silhouette féminine », le site canadien Les dessous de la beauté rappelle les propos de l’ethnologue Suzanne Marchand : « Le respect des lignes naturelles du corps traduit l’aspiration à un monde idéal et égalitaire. »

Au début du XXe siècle, l’attirail de torture est abandonné mais rapidement les couturiers lancent des modes adéquates à la dissimulation des rondeurs. Les magazines féminins ne tardent pas à leur emboiter le pas, et participent activement à la mise en place d’esthétiques normatives, toujours en correspondance avec le statut social. Plus on est, ou on veut paraître, riche, plus on est mince.

C’est dans cette même époque qu’apparaissent véritablement les régimes alimentaires et que l’on essaye à tout prix de ressembler aux stars hollywoodiennes qui, aujourd’hui encore, sont symboles de femmes pulpeuses aux formes sensuelles. On reste toujours dans une norme sexualisante tant qu’on ne dépasse pas le léger surpoids.

Une norme qui inflige bien des dommages psychologiques et physiques à celles qui courent après le fantasme du « corps parfait ». Ce qui profite royalement à l’industrie qui vend produits miraculeux et opérations chirurgicales comme remèdes efficaces pour parvenir enfin au bonheur.

La recherche de l’idéal corporel pour se fondre dans la masse normative. La chasse aux kilos. Le sport pour se maintenir en bonne forme. Les injonctions nous obsèdent et nous font culpabiliser. Une femme grosse est une femme fautive. Fautive d’avoir pris du poids. Fautive de ne pas le perdre. Fautive de ne pas tout faire pour le perdre.

Sauf que la population au fil du temps, des pesticides, de la mal bouffe et des doubles journées, elle, se met à accroitre son pourcentage de personnes allant du surpoids à l’obésité. Près de 40% en France. 

INSIDIEUSE ET VICIEUSE

Et pourtant, on continue de nier leur existence, de nier qui elles sont, en dehors de leur apparence physique. On tolère la surcharge pondérale mais toujours en laissant présager que cela ne doit pas rester permanent et surtout qu’il ne faudrait pas prendre un kilo de plus.

On rappelle régulièrement qu’avec l’âge, il devient difficile de perdre du poids, et on culpabilise les femmes, en leur faisant miroiter l’idée qu’elles ne seront plus attirantes aux yeux de leurs chers et tendres qui eux, possèdent la fameuse dérogation bedaine sans se soucier du reste. Ils sont bien là, présents et vicieux, les discours sexistes, grossophobes, hétérocentrés, totalement réducteurs et avilissants, amenant à penser que si on déroge à la règle de la minceur, on entre dans la catégorie du corps « hors norme ».

Dans le livre « Gros » n’est pas un gros mot – Chroniques d’une discrimination ordinaire, Daria Marx et Eva Perez-Bello écrivent : « Si vous n’êtes pas gros, vous êtes certainement grossophobe par défaut. Vous avez été élevé dans une société qui vous apprend que les personnes grosses ne sont pas des modèles, que l’état gros est détestable. Vous reproduisez donc les schémas sans vous poser de question, c’est compréhensible. Il n’est jamais trop tard pour changer ! Commencez pas interroger vos représentations des gros. Si vous êtes gros, vous pouvez souffrir de grossophobie intériorisée. On la caractérise par cette voix insidieuse qui vous pousse à vous déprécier et à vous culpabiliser en fonction du poids sur la balance. Rassurez-vous, on peut s’en sortir. Éduquez-vous à la grossophobie et sur son fonctionnement, de nombreuses études scientifiques et sociologiques sont maintenant disponibles. Vous apprendrez ainsi à faire taire la vilaine petite voix, et à vivre au mieux avec le corps que vous avez aujourd’hui. »

Les deux militantes, qui se sont rencontrées via Twitter, ont créé il y a quelques années Gras politique, une association qui lutte contre la grossophobie et se revendique féministe et queer. Dans leur manifeste, elles décryptent à travers leurs vécus, leurs savoirs et des témoignages recueillis, ce qu’est la grossophobie, comment elle s’exprime et quelles conséquences elle engendre.

Elles la définissent comme « l’ensemble des attitudes hostiles et discriminantes à l’égard des personnes en surpoids. »Au moment de la publication, la définition n’est pas encore entrée dans le dictionnaire. Les Immortels de l’Académie française n’ont pas validé le terme dans le langage officiel, les hommes – et donc l’opinion publique – n’ont pas validé l’existence réelle des discriminations subies.

Néanmoins, la connotation péjorative de l’emploi de « gros », « grosse », « grossier », « grotesque », etc., elle se répand comme une trainée de poudre. Ce n’est que depuis 2019, soit à peine une année, que Le Petit Robert définit la grossophobie comme « attitude de stigmatisation, de discrimination envers les personnes obèses ou en surpoids. »

Pourtant, ce phénomène a été popularisé en France par l’actrice Anne Zamberlan, fondatrice de l’association Allegro Fortissimo et autrice du livre Coup de gueule contre la grossophobie, publié en 1994. 

TOUT LE MONDE EST CONCERNÉ

Le terme est là, les mentalités peinent à évoluer en revanche et les dégâts esquintent bon nombre de personnes. Lutter contre la grossophobie est l’affaire de tou-te-s, rappelle Gras politique en introduction du bouquin :

« Si les personnes grosses apprennent dès leur plus jeune âge à ne pas prendre de place, les discriminations grossophobes se chargent de leur rappeler le volume qu’elles occupent. Un des premiers pas de la lutte anti-grossophobie est donc de rendre aux personnes grosses leur espace, et la légitimité à l’occuper. Leur apprendre, en leur donnant la parole, qu’elles sont victimes de discriminations et que peu importe la raison pour laquelle elles sont grosses, elles ont le droit de revendiquer une égalité des chances et une paix de l’esprit.

Auprès des non-concernés, il s’agit de déconstruire les idées reçues liées à l’obésité pour que l’espace public et le lien social ne soient plus un calvaire entravant pour un certain nombre de personnes en situation d’obésité. Enfin, les pouvoirs publics et les institutions doivent entendre qu’ils ont un rôle à jouer. Santé publique, urbanisme, accès aux soins, à l’emploi, à la formation, égalité d’éducation… Il convient de prendre des mesures et de mettre en œuvre les politiques nécessaires, à la fois pour endiguer l’épidémie et pour assurer à ceux qui en sont victimes les mêmes droits qu’à tous. »

Les stéréotypes sur les gros-ses, façonnés au cours du XXe siècle, sont intégrés dès le plus jeune âge, sans forcément y avoir été confronté. « Les plus jeunes apprennent très tôt que l’obésité est associée à des traits de caractère peu recherchés : une étude sur des enfants de 4 à 6 ans montre qu’ils décrivent les gros comme méchants, stupides, négligés et bruyants (…) Dans notre société basée sur la performance, les corps hors normes sont jugés inutiles : ils ne seraient pas producteurs de valeur. Dans une étude menée sur le sujet, la majorité des interrogés préférait se voir amputer d’un membre plutôt que de prendre 30 kilos. », soulignent Daria Marx et Eva Perez-Bello. 

AU PAYS DE LA GROSSOPHOBIE (PARTOUT, DONC)

Une jeune fille de 11 ans se rend à l’école. Depuis la maternelle, les autres enfants la traitent de grosse, de bibendum, de marshmallow, de gros tas. « C’est parce qu’elle bouffe trop qu’elle est une grosse baleine. » En EPS, elle est la dernière choisie. Elle est, comme elle le dit, imposée aux autres. Son prof de sport pense qu’elle est fainéante alors que courir lui ferait du bien, affirme-t-il.

Tout le monde d’ailleurs autour d’elle lui répète sans arrêt que c’est pour son bien. Comme sa mère qui lui étale de la crème anti-cellulite sur le corps : « Si tu restes grosse, les gens vont se moquer de toi, les garçons voudront jamais de toi. C’est ça que tu veux ? Tu dois souffrir plus que les autres pour qu’on te trouve jolie. »

La portion alimentaire qu’elle est autorisée à manger est source de dispute entre ses parents. « Dans ce genre de moment, je ne me nourris pas, je mange mes émotions. Je les avale pour mieux oublier ma vie. » La petite fille grandit de 20 ans. Elle est toujours grosse, elle se trouve laide et difforme.

En entretien d’embauche, le recruteur ne daigne même pas ouvrir son dossier de candidature. « Il faut être en bonne santé pour ce poste. Sans parler de l’espace que vous allez prendre dans le bureau. » Elle serre les dents. Lors de son rendez-vous gynéco, pris en raison d’une aménorrhée (absence de règles), la professionnelle s’énerve de rien voir à l’échographie, « à cause du gras ».

Elle lui enfonce alors, violemment et sans la prévenir, une sonde pelvienne. Elle est dépossédée de son corps. À la caisse du supermarché, elle est agressée. Quant à son petit ami, il n’essaye ni de la comprendre ni de la soutenir. Son poids semble justifier l’hostilité des un-e-s et des autres se permettant de la juger et de l’engueuler.

Une crise de boulimie de plus, une hospitalisation d’urgence, elle se rend à un groupe de paroles : « J’ai toujours été grosse. Même si ça me caractérise, ça ne me définit pas. Moqueries, insultes, cruauté gratuite… je connais ça depuis toujours parce que je suis grosse. On disait même que j’étais facile. J’ai toujours douté de moi. Je passe mon temps à me détester et à rejeter mon corps. »

Le moyen métrage Grosse a été diffusé sur Internet en décembre 2018. Réalisé par Maxime Ginolin, le YouTubeur surnommé Magic Jack a intégré, pour le film, un groupe de paroles « Obèses Anonymes » et montre à l’écran ce que peut vivre une personne grosse au quotidien et comment elle peut le vivre. À travers cette fiction réaliste, il pointe les nombreux stéréotypes et idées reçues qui encadrent la grossophobie et y ajoute le point de vue d’une concernée.

ON NE NAIT PAS GROSSE

On fustige les personnes grosses en raison de leur poids. On les imagine fainéantes, incapables de fournir un effort physique, incapables de se retenir d’engloutir burgers, glaces, biscuits et sodas. On les pense bêtes et méchants.

Rappelez-vous de ce petit gros à l’école qui se goinfrait à la cantine et n’arrêtez pas d’embêter les filles. Personne ne l’aimait, tout le monde avait peur de lui, tout le monde se moquait de lui dans son dos, mais faisait en sorte que quand même, il entende qu’on le traite de gros lard. Il a mérité l’humiliation publique. Il est gros.

Finalement, ça met tout le monde d’accord. En masquant notre grossophobie – en la rendant légitime et acceptable – on réfute la vie de toutes les personnes grosses. On nie leur existence et on refuse de leur accorder une place dans la société.

« Les médias ont une responsabilité importante dans la construction et la propagation des idées reçues sur les gros. Les quelques émissions et documentaires qui leur sont consacrés traitent le sujet de manière spectaculaire ou pathétique, souvent par le biais des troubles alimentaires (dont souffrent seulement une partie des obèses) ou de l’impératif de la perte de poids (Zita dans la peau d’une obèse, The Biggest Looser, Tellement vrai…). Il n’existe à l’heure actuelle pas de livre consacré à la discrimination grosssophobe – à peine trouve-t-on quelques thèses ou études, bien éloignées du grand public. Le témoignage On ne nait pas grosse de Gabrielle Deydier a posé la première pierre d’un mouvement jusqu’ici cantonné à Internet et aux réseaux sociaux : enfin, les concernés prennent la parole et sont relayés par les grands médias. », explique Gras politique.

Le témoignage auquel Daria Marx et Eva Perez-Bello font référence est celui de la militante Gabrielle Deydier qui en 2017 a publié On ne nait pas grosse, un livre dans lequel elle raconte sa vie de grosse. Oui, grosse. Comme elle le dit dans l’article de Télérama, paru début février 2020 :

« C’est essentiel d’être clair avec les mots. À vous de voir si vous y mettez ou non une connotation péjorative. Moi, en tout cas, je suis grosse, c’est factuel mais je ne suis pas que cela. »

Quelques jours plus tard, le 25 février exactement, l’émission de France 2, Infrarouge, diffuse le documentaire Daria Marx, ma vie en gros. Elle est le sujet et la narratrice. Comme Gabrielle Deydier, elle se situe en introduction : « Je m’appelle Daria Marx, j’ai 38 ans, je suis grosse pour de vrai. Ni ronde, ni voluptueuse, ni pulpeuse, juste grosse. »

Le mot est posé. Il divise, il fait peur. Quand on le dit, on sent les visages se crisper, les corps se figer. A-t-on dit un gros mot ? Gras politique répond non sur la couverture de son livre. On interroge plusieurs femmes, membres des Elégantes courbes qui, le 8 mars, défilaient à Bruz, lors du Festival des Courbes. Zorica, 48 ans, n’est pas à l’aise avec le terme : « Je n’aime pas, je préfère dire enrobée ou ronde. Pour autant, j’aime qui je suis, j’assume mes rondeurs. »

De son côté, Elisa, 37 ans, explique que dire grosse ne lui pose plus de soucis aujourd’hui : « Ce n’est plus un mot qui me fait du mal. Mais je trouve qu’il y a des termes plus adéquats, plus jolis. On peut dire en forme, en courbe ou plus size. Dans grosse, en fait, il faut changer la négativité, que ce ne soit plus péjoratif. »

Et enfin, pour Marie, 58 ans, « il faut appeler un chat un chat, oui je suis grosse par rapport aux standards établis, par rapport à l’IMC. » L’IMC désigne l’indice de masse corporelle. On considère une personne en surpoids quand celui-ci est supérieur ou égal à 25 et on considère une personne obèse lorsque celui-ci est supérieur ou égal à 30.

QUE CACHE LA PEUR DU MOT ?

Aurait-on peur de dire grosse comme on a peur de dire féministe ? Pourtant, les militantes revendiquent le droit à l’égalité, le droit à la dignité. Elles dénoncent les inégalités entre les individus et les discriminations qui en découlent, et pointent les impensés. De nombreux combats d’hier et d’aujourd’hui prouvent l’importance des mots. Nommer fait exister.

Que nous dit notre peur de les prononcer à voix haute ? Pourquoi hésite-t-on avant de dire qu’une personne est noire ? Pourquoi hésite-t-on avant de dire qu’une personne est grosse ? Dans quel état se met-on si une personne est grosse et noire ? Depuis l’enfance, on nous apprend à bannir ces mots de notre vocabulaire sans nous expliquer pourquoi. Ainsi, on forme un tabou sur le tabou.

Sans le terme, on n’en parle pas. On met un mouchoir sur le problème. Parce qu’on considère que c’est un problème. On est projeté sans préavis dans la grossophobie (tout comme dans le racisme, le sexisme, le validisme, les LGBTIphobies, etc.) et on nous dépossède des savoirs et connaissances nécessaires pour éviter de cautionner et de faire perdurer des fléaux aux conséquences dramatiques sur les personnes concernées.

Paradoxalement, ces silences se transforment en remarques mesquines et haineuses, en regards méprisants et culpabilisateurs. On demande aux personnes grosses que l’on ne veut pas nommer de ne pas se faire remarquer mais on leur fait remarquer qu’elles prennent tout de même de la place.

On accumule les clichés à leur sujet : elles sont fainéantes, elles manquent de courage et de volonté, tout comme elles manquent de dynamisme et de compétences, elles sont malodorantes, bêtes, méchantes ou au contraire très gentilles et drôles, mal habillées, sans vie sexuelle ou sentimentale mais des bons coups au lit. La liste dressée par Gras politique n’est pas exhaustive :

« Il s’agit d’une partie de la charge mentale que les gros portent chaque jour : l’exigence de ne pas ressembler aux clichés que la société leur colle aux bourrelets. »

Au quotidien, il y a les stéréotypes qui heurtent, qui blessent et qui traumatisent. Mais aussi les infrastructures, nullement pensées pour les personnes obèses. L’exemple le plus flagrant est certainement celui des transports en commun dans lesquels les sièges ne sont pas adaptés. Dans les écoles, même combat. Dans les hôpitaux, on n’en parle pas alors qu’il faudrait puisqu’ils ne sont pas équipés de lits prévus pour des personnes de plus de 120 kilos.  

DES VIES SEMÉES D’OBSTACLES

Dans le documentaire diffusé dans Infrarouge, Daria Marx livre « l’histoire intime du petit peuple des gros ». Le clin d’œil à une communauté légendaire et imaginaire est très bien senti. Parce qu’elle le dit, elle a longtemps cru qu’elle était la seule grosse de France, ne voyant personne à la télévision ou dans sa famille qui lui ressemblait.

Accompagnée de plusieurs ami-e-s, iels mettent en commun leurs expériences personnelles qui relèvent finalement d’un système collectif oppressif ayant décidé de bannir les gros-ses de la société. Dès la petite enfance, la grossophobie commence. Les médecins alertent les parents que leur enfant est « dans la courbe haute. » I

l est préconisé de faire « attention ». Attention à ce que l’enfant ne grossisse pas davantage. Là encore, on ne nomme pas précisément le fameux danger mais on sait qu’il préfigure dans les inconscients de l’ensemble de la population. Puis, il y a la pesée à l’école, devant tou-te-s les camarades, les cours d’EPS où comme dans le film de Maxime Ginolin, les enfants gros sont choisis en dernier.

« Sauf en rugby », précise Eva Perez-Bello dans le documentaire. Dès le début de la vie, humiliations et culpabilisations sont présentes. Les personnes concernées intègrent l’idée qu’elles n’ont pas les mêmes capacités que les autres. On cherche à les mettre en garde, à les faire maigrir, « pour leur bien », soi-disant, mais on les gave à coup de traumatismes et de séquelles.

« À chaque fois, la nourriture a été mon seul réconfort. La honte et la colère ont nourri mes troubles alimentaires. Les jugements et conseils avisés des autres ne m’ont pas aidée à maigrir. Ils m’ont renvoyé une image de moi déformée à jamais. C’est un traumatisme qu’on se traine toute sa vie. », décrit Daria Marx, qui poursuit : « Si je n’avais pas pris ce poids, je serais morte en fait. Prendre ce poids m’a sauvée. C’était la seule manière que j’avais de gérer mes émotions. »

Eva Perez-Bello, quant à elle, explique qu’à 13 ans, on lui a découvert le syndrome des ovaires polykystiques. Une maladie hormonale qui entraine souvent la prise de poids. « Il n’y a pas que ça qui fait que je suis obèse. Quand j’étais petite, un cousin a décidé qu’il avait le droit de me tripoter. Ça a joué aussi je pense. Peut-être une façon de me construire une armure de gras ?! », souligne-t-elle.

Les causes du surpoids et de l’obésité sont nombreuses et parmi elles figurent notamment les violences sexuelles et physiques, la maltraitance, l’abandon ou encore des situations de séparations… Les événements de vie jouent souvent un rôle dans les troubles du comportement alimentaire. Les kilos s’activent comme une barrière de protection.

L’ENFER BANALISÉ…

Manger ses émotions. C’est une phrase qui revient souvent dans les témoignages des personnes concernées. Tout comme reviennent constamment les injonctions à la minceur. Les femmes en surpoids sont dix fois moins embauchées que les femmes en poids normé (six fois moins pour les hommes en surpoids).

La vie sentimentale et sexuelle peut également être ébranlée, à l’instar de l’estime et de la confiance en soi. Crystal, une amie de Daria, confie qu’elle était persuadée de vivre seule toute sa vie, au point d’envisager d’être nonne. Daria, qui avoue ne pas avoir de complexe dans l’intimité, fait part de relations toxiques dans lesquelles elle s’est laissée enfermée parce qu’elle est grosse et qu’elle a pensé que c’était déjà bien qu’un homme soit avec elle.

Eva aussi livre l’existence d’une faille : « Moi alors que je suis avec des nanas qui me disent qu’elles me kiffent, je doute encore, alors que j’ai 33 ans, que j’ai fait du chemin, que j’ai accepté mon corps, y a toujours ce truc… » Une autre amie, Anouch, analyse : « Le corps gros est soit hypersexualisé, soit déséxualisé. Dans l’imaginaire populaire, on pense que les femmes grosses ne séduisent pas. » Ainsi, sa gynéco a été surprise qu’elle lui demande la pilule, persuadée qu’elle n’avait pas d’activité sexuelle. 

Les personnes grosses sont souvent concernées par l’errance médicale. Malmenées, voire violentées, par les professionnel-le-s de la santé, oubliées des réflexions quant aux infrastructures et équipements et souvent mal diagnostiquées, elles ont des difficultés à trouver des médecins « safe », bienveillants, en qui elles peuvent avoir confiance.

Elles le disent dans le documentaire : « Nous sommes les oubliées de la médecine. On veut absolument nous faire maigrir mais on nous oublie de nous soigner. » Ça commence à bouger et les membres de Gras politique peuvent aujourd’hui intervenir dans des événements, tels que les colloques de médecins pour aborder avec les professionnel-le-s de la santé la lutte contre l’obésité et pour déjouer l’amalgame que l’on fait en France, comme le souligne Daria Marx « entre faire la guerre à l’obésité et faire la guerre à l’obèse. »

Zorica, de l’association Les élégantes courbes, approuve : « Ça me dégoute d’entendre les médecins me dire que je devrais perdre du poids. Même en sous poids, j’avais mal. Quand on a une pathologie, parfois, le poids n’y est pour rien. Les kilos en trop arrivent bien trop vite dans les conversations et c’est dur à entendre. »

L’injonction à la chirurgie bariatrique est, selon de nombreux témoignages, très élevée. Télérama, dans l’article « Je suis grosse et alors ? », indique qu’en 2017, ce service chirurgical comptabilisait 68000 interventions, soit 4,5 fois plus qu’en 2006. Et à 90%, elles concernent des femmes. Ainsi, la France est le pays européen qui compte le moins de personnes grosses mais le plus d’opérations gastriques. 

INJONCTIONS, INJONCTIONS, INJONCTIONS…

Que les femmes soient majoritaires à souhaiter être opérées n’est pas un fait surprenant puisque ce sont elles les plus touchées par les injonctions à la sacro sainte minceur. Partout, en permanence, on rappelle à la gent féminine qu’elle se doit de correspondre aux standards de beauté établis par le patriarcat qui n’en a rien à cirer que la norme soit représentative ou non, il est impératif de la désirer, cette norme. Et de tout faire pour y parvenir.

L’injonction est omniprésente. Mieux vaut se priver que de prendre un kilo. Alors pour les femmes en surpoids et les femmes obèses, c’est un calvaire de tous les instants. Car non seulement, elles n’ont visiblement pas pris au sérieux les mises en garde mais en plus, elles ne font visiblement pas grand chose pour que ça change.

On pense « les pauvres », et on pense « c’est de leur faute, elles pourraient aussi se remuer le cul pour perdre du poids et vivre mieux ». Elles seraient sans doute aussi un peu plus jolies et auraient alors plus d’occasion de se trouver un mec potable… Oui, c’est ça qu’on se dit dans notre tête ou dans leur dos. Parfois même devant elles. Constamment, elles entendent ce discours ou le lisent dans les regards.

« Le regard est cruel. Dès que tu achètes un pain au chocolat, les gens te regardent l’air de dire « Comme si t’étais pas assez grosse… ». »
signale Zorica.

Pareil pour Marie, également membre de l’association Les élégantes courbes : « Vous mangez un gâteau, on vous regarde genre « elle se goinfre ». Mais non ! L’obésité ne vient pas forcément du fait que l’on mange trop ou que l’on mange mal. Ça peut être dû à plein de chose. Ça peut être hormonal, ça peut être psychologique, pour mettre une barrière entre soi et les autres. C’est trop facile de juger sans savoir ! » 

Le jugement est permanent. Daria Marx et Eva Perez-Bello ne s’en cachent pas. Quand elles prennent le train, elles réservent en 1èreclasse. Afin d’avoir un peu plus de place qu’en seconde et peut-être éviter de voir la peur dans les regards des autres passagers, craignant que ce soit sur eux que ça tombe, le malheur de voyager assis-e « à côté de la grosse ». À force, elles avaient pris l’habitude de s’installer au wagon bar durant tout le trajet.

« On passe notre temps à toucher les gens et à être touchées par les gens, malgré notre volonté. L’enfer, c’est pour nous d’abord. Eux, ils voyagent une fois avec nous mais nous, c’est toute notre vie qu’on a à dealer avec notre volume. Partout on déborde, rien n’est fait pour nous et on nous le fait remarquer. », note Eva. 

Il est clair que tout est fait pour rebuter la population. Le signal est fort : dans la norme de beauté, les femmes sont considérées comme des objets, en dehors de la norme de beauté, les femmes sont rejetées et méprisées. Moquées, harcelées. Gratuitement. Et ça, en période de confinement, on ne cesse de le rappeler. 

RAS LA CULOTTE !

Le 9 avril, Olga Volfson, journaliste et militante féministe engagée contre la grossophobie, publie son billet d’humeur sur le site Terrafemina. Intitulé « Je suis grosse et je refuse d’être votre enfer de confinement », elle dénonce les multiples blagues grossophobes qui circulent depuis mi-mars, visant à faire rire, tout en nous faisant craindre de la prise de poids prévisible (ou non) lors du confinement.

Sur les réseaux sociaux, phrases, images, montages et autres s’interrogent sur l’apparence physique, principalement des femmes, à la sortie. Et ça bombarde de propositions de régimes, d’exercices à pratiquer au quotidien pour s’entretenir et garder la ligne. L’injonction à la minceur et au « corps parfait » s’immisce jusque dans l’intimité des foyers allant même jusqu’à écarter la gravité de la crise sanitaire.

Dans sa chronique, la journaliste relève qu’il y a des milliers de mort-e-s, des centaines et des centaines de malades sous assistance respiratoire, des manques de moyens matériels et financiers pour soutenir les soignant-e-s, que les plus précaires continuent d’aller travailler, que les travailleurs-euses du sexe crèvent de faim, que les sans-abris se prennent des amendes pour non respect du confinement, que les réfugié-e-s n’ont ni moyen de se prémunir du virus ni moyen de vivre dignement. Mais finalement, ce n’est pas là le souci majeur :

« Le vrai problème du confinement, ce sont tous ces vilains kilos que l’on va prendre pendant. Vous imaginez ? Si c’est pour ressembler au bonhomme Michelin une fois autorisé-e-s à profiter, enfin, de la saison du maillot de bain, à quoi bon survivre ? Heureusement que les influences et autres mèmeurs se sont lancé-e-s dans le concours de la blague la plus crassement grossophobe sur leurs réseaux sociaux afin de prévenir un grossissement généralisé de la population. Il ne faudrait surtout pas qu’on pense un instant qu’une pandémie planétaire puisse être plus grave qu’un manquement envers le sacro-saint culte de la minceur ! »

C’est oppressant et énergivore d’être confronté-e en permanence au rapport au corps maigre, mince, gros. Trop grosse, trop maigre, pas assez mince. Le corps d’une femme ne lui appartient jamais entièrement. Jamais pleinement. Le miroir reflète les millions de regards grossophobes qui se pose sur nos chairs et nos formes. Nos bourrelets et nos amas de peau. Nos vergetures et notre cellulite. Et ça nous bouffe du temps de cerveau.

L’obsession de ne pas avoir fait ce qu’il fallait, de ne pas avoir mangé correctement, de ne pas avoir remué sa graisse dans la journée. Ça envahit nos pensées, ça augmente notre culpabilité. Et oui, l’anxiété accroit les troubles alimentaires. C’est un cercle vicieux. Olga Volfson est furieuse et tape du poing sur la table, et ça fait du bien de nous remettre les idées en place :

« Mais ces gens qui plaisantent si bruyamment sur les kilos pris pendant le confinement et qui s’acharnent à communiquer sur le meilleur moyen de faire de cette épidémie un prétexte à maigrir, ont-iels pensé une seule seconde aux répercussions de leur inconséquence sur la vie  des personnes grosses ? Nous ne sommes pas un chiffon rouge que l’on agite en guise de motivation à rester « fit ». Nous sommes des êtres humains aussi, avec plus de chair que d’os comparé à vous, certes. Et alors ? Nous avons autant le droit à la considération, au respect, à la dignité que vous. Et nous aimerions bien pouvoir prétendre au peu de tranquillité d’esprit qu’il est possible de grappiller en ce moment, sans être inlassablement réduit-e-s au statut d’épouvantail, pointé-e-s du doigt pour un oui et pour un non. »

PERSONNE NE VEUT GROSSIR

Les militantes le répètent : la grossophobie n’est pas l’éloge de l’obésité. Elles ne jugent pas non plus les personnes grosses souhaitant perdre du poids. Elles pointent les inégalités de traitement et dénoncent les actes, les attitudes et les discriminations qui s’abattent sur les femmes et les hommes en surpoids et au-delà. Elles font entendre leurs vécus et ressentis et se réapproprient leurs corps, qu’on leur confisque en raison de leur apparence physique.

Dans le livre « Gros » n’est pas un gros mot, Gras politique souligne qu’il existe également une différence au sein des gros-ses. Il y a les « bons gros », ceux que l’on tolère. Qui ont un motif acceptable. Comme les jeunes femmes ayant vécu un parcours de PMA. Les adolescent-e-s atteint-e-s de dérèglement hormonal. Là, on éprouve de l’empathie. Là, on va même jusqu’à dire « Toi, tu es gro-se, mais c’est pas pareil… ». Le fameux « pas pareil ».

On les distingue donc de celles et ceux que l’on imagine s’empiffrer tous les jours devant la télé, incapables de se mouvoir hors de son canapé. « Peut-être que cet obèse ne sort plus car la grossophobie latente est trop difficile à supporter. Personne ne désire être gros. Ce n’est jamais un choix conscient. Qui voudrait être l’objet de moquerie, de harcèlement, victime de discrimination ? La volonté n’entrera en jeu qu’au moment de s’accepter, éventuellement. », peut-on lire dans le bouquin.

Interrogée par Télérama, la psychanalyste Catherine Grangeard explique qu’il est compliqué de diverger des normes : « Soit vous êtes suffisamment solide pour les dénoncer et affirmer vos différences. Soit vous n’avez pas confiance en vous et vous vous reprochez de ne pas correspondre à ce que les autres attendent. Vous vous sentez alors incapable, minable. »

La perte d’estime de soi, le manque de confiance, la peur d’être jugé-e, la peur d’être discriminé-e – des peurs basées sur l’expérience bien souvent – mènent au repli et à l’isolement, parfois à la dépression. 

Les mouvements qui émergent depuis plusieurs années visant à photographier et poster nos bons petits plats très sains ont un effet pervers puisqu’ils participent souvent à culpabiliser, majoritairement, les femmes qui s’écartent de l’assiette radis, avocat, pousses de soja et salade verte.

Sans écarter les bienfaits sur le corps, sur la santé, sur le fait de se réapproprier notre alimentation, ces mouvements sont critiquables tant ils tendent à créer une obsession autour de la nourriture au lieu d’enrichir la notion de plaisir à manger. Ce que l’on appelle l’orthorexie conduit à être obnubilé-e par le fait d’ingérer une nourriture exclusivement saine et de rejeter systématiquement ce qui est perçu comme de la mal bouffe.

NAISSANCE DU BODY POSITIVE

Dans les années 90 nait le mouvement Body positive, prônant l’idée d’acceptation de tous les corps et englobant les questions de morphologie mais aussi de couleur de peau et de genre. Vient l’époque des Tumblr, sites sur lesquels on peut s’afficher épanoui-e-s dans nos corps quels qu’ils soient, puis l’époque des réseaux sociaux et du culte de l’image.

C’est là particulièrement, à la naissance d’Instagram notamment, que le mouvement prend encore plus d’ampleur. Tout en s’exposant à la grossophobie, encore moins contenue lorsque l’on se cache derrière son écran. L’idée est de briser les normes et les tabous, pour s’affranchir et s’émanciper des diktats de la beauté unique. Tous les corps sont les bons corps.

Il faut donc également casser le côté retouche de l’image, à travers des logiciels ou des filtres proposés par les applications. Se montrer tel que l’on est. Et même souligner tout ce qui relève soi-disant des imperfections. Bourrelets, cellulite, vergeture, poils, boutons, rougeurs… C’est désormais aux complexes d’avoir la vie dure. La honte doit changer de camp.

Pas si simple quand la société, au quotidien, a décidé de vous rappeler que vous ne correspondez pas à la norme. Que vous n’êtes même pas considéré-e entièrement comme un être humain. Parce que la grossophobie dépossède les personnes concernées de leur humanité.

Si le mouvement Body Positive aide et accompagne des femmes, principalement, et des hommes à mieux vivre avec leur corps. Tant mieux. C’est à prendre et à ne pas négliger. Chaque chemin est important. S’accepter soi est une étape cruciale. Sans doute la plus cruciale. Mais en parallèle, les mentalités doivent évoluer, les moyens doivent être mis en œuvre pour prendre en compte et en considération toutes les personnes, tous les corps, toutes les morphologies.

VALORISER TOUTES LES MORPHOLOGIES

Modèle plus size en amateur, Elisa a commencé par un concours de beauté. Pour se lancer un challenge et sortir de son quotidien de mère au foyer. À l’été 2017, elle déménage en Bretagne et continue de faire des défilés et des shooting photos.

« Ça m’a aidé à prendre confiance mais les concours de Miss ne sont pas mes valeurs. Il n’y a pas l’esprit de bienveillance et en fait, ce n’est pas encourageant. Les gens sont là pour valoriser leur concours, leur argent, etc. Il y a de plus en plus de concours qui se développent comme les Miss Curvy, Miss Ronde, etc. Mais c’était pas pour moi, j’ai arrêté fin 2017. », explique-t-elle.

Elle poursuit sa route en participant à des événements comme des salons par exemple. À cette époque, elle fait du 46 et constate qu’elle est bien reçue mais… « pour les robes de mariée par exemple, je pouvais en avoir une, là où ma collègue qui faisait du 38 pouvait en porter 4 ou 5. »

En mars 2018, Elisa décide de créer ses propres événements et ses propres défilés sans critères de taille, de poids, etc. en fondant l’association Les élégantes courbes. L’objectif : montrer qu’il existe une multitude de morphologies. « Et faire profiter les autres qui n’ont pas eu la même expérience que moi. Parfois, on est timide, on a peur de se montrer et puis l’effet groupe fait qu’on y va. Avant un défilé, on se prépare, on se lance et on ressent de la fierté de l’avoir fait. Ça donne envie de recommencer ! », précise Elisa.

Au sein de la structure, subsiste également la volonté d’accompagner les adhérentes dans l’acceptation et la valorisation de leurs corps. « Quand les filles me contactent pour participer à l’association, aux défilés et aux shooting, c’est l’occasion de discuter avec elles. Certaines veulent parler de leur rapport à leur corps, ont besoin d’être rassurées, encouragées. Ensuite, on a un groupe de discussion pour l’organisation des événements, chacune peut s’exprimer. Je tiens vraiment à ce que les femmes se sentent bien dans l’association, que l’on soit toujours dans un esprit de bienveillance. Ce n’est pas un concours de beauté ! », poursuit-elle. 

Le public, composé d’ami-e-s et de membres des familles des modèles bénévoles, est très réceptif à leurs propositions. C’est une aubaine de pouvoir assister à des défilés durant lesquels il est possible de s’identifier à la mannequin :

« On a fait le choix de ne pas mettre de critères, il n’y a pas que des grandes tailles. On a aussi des femmes maigres. Quand on fait 1m50 et 40 kilos, on est complexées aussi. On a toutes des complexes qui viennent de la représentation des femmes. Ici, c’est le vrai, la vie, le réel. »

L’accompagnement à l’acceptation de son corps et la valorisation de toutes les morphologies sont les deux missions phares de l’association. « Nous ne sommes pas là pour représenter des marques. Nos créateurs comprennent notre but et respectent notre charte. », insiste-t-elle.

Parce qu’il persiste également une problématique autour de l’habillement. Trouver un vêtement adapté à sa taille et à sa morphologie n’est pas tache aisée lorsque l’on dépasse le 44 ou le 46. Elisa le sait pertinemment : « J’ai fait le yoyo toute ma vie. A 18 ans, j’étais anorexique et puis j’ai pris du poids, obligée de porter des sacs à patate car je n’avais pas les sous pour acheter des tenues adaptées. Au niveau tarif, les habits ne sont pas abordables. Quand on a des revenus moyens, que l’on a des enfants, etc. ce n’est pas évident. À Paris, il y a plus de boutiques mais ici, on se rabat vite vers des sites internet anglo-saxons. Malgré tout, il y a des créateurs qui font des efforts évidemment. Mais dans l’association, les tenues restent secondaires. »

L’an dernier, elle a participé à un happening Body Positive, organisé par la mannequin grande taille Georgia Stein. « Le but n’est pas le même que celui des Élégantes courbes, c’est plus militant. Ça permet de faire bouger les médias. », commente-t-elle. Faire bouger peut-être aussi les agences de mannequinat…

« On est trop abreuvées de squelettes dans les médias, les concours de beauté, les salons, etc. Personnellement, depuis que je fais des défilés, je prends confiance en moi. Et pourtant, j’ai 37 ans et 4 enfants. Mais ça me procure des sensations qui restent en moi, notamment la sensation d’avoir relever le challenge que je m’étais lancée. », conclut-elle. 

DES EFFETS TRÈS POSITIFS

Marie a connu Elisa par son travail, à l’espace textile et bijouterie d’une grande surface. Elle lui a proposé de défiler. Ce qu’elle apprécie particulièrement dans l’association, c’est l’ambiance et la bienveillance. « Ici, pas de regards en coin. », nous dit-elle. Elles ont toutes des rondeurs ou de maigreurs, elles sont là pour valoriser leurs corps, souvent oubliés ou méprisés.

« Ça m’a beaucoup apporté, m’a permis de me sentir plus à l’aise et de porter des habits que je n’aurais jamais porté. Ça donne une autre vision des corps des femmes. », poursuit-elle. Quand on lui parle du défilé de Chanel qui crée l’émulation avec un mannequin en taille 40, elle nous répond : « C’est se foutre de la gueule du monde. »

Dans sa famille, sa mère, ses grands-mères et sa sœur ont des rondeurs. « Moi, j’ai des rondeurs et je n’ai pas de problème de santé. Oui, des filles en ont et il faut faire attention quand ça touche la santé. Personnellement, je n’ai pas spécialement souffert de mes rondeurs. Oui, avant j’avais des complexes parce que je suis cambrée et mes fesses ressortaient. J’ai rencontré un homme qui faisait des photos de charme et j’ai pris conscience de ce que pouvait être mon corps et que mes courbes sont belles. C’est vrai que le regard de l’autre permet d’accepter. Quand on fait des photos et des défilés, on est soumises au regard des autres. Quand on met les photos sur Facebook, on prend le risque d’avoir des commentaires désobligeants. Mais la plupart des retours sont des encouragements. », indique Marie.

Pour elle, faire un défilé avec des femmes et des hommes aux morphologies différentes participe à changer le regard que l’on porte sur les corps : « Et puis, les gens voient que l’on défile dans la bonne humeur. Alors, on n’est pas des pros mais on est dans la bonne humeur ! Ça m’enrichit énormément. C’est très intéressant, ça offre une ouverture d’esprit. On a des particularités, on se complimente, ça fait du bien et ça rassure. Ça aide beaucoup de filles. Quand on se sent bien dans son corps, ça se voit rapidement. Les autres ne peuvent que se dire « elle assume », un point c’est tout. Chacun-e réagit à sa façon bien sûr. Arrivée à bientôt 60 ans, personnellement, je me sens bien. Qu’on me dise que je suis grosse ne va pas me faire déprimer ! »

UNE FEMME LIBRE, HEUREUSE, CÉLIBATAIRE, QUI ASSUME SON CORPS

Zorica est elle aussi très positive à ce sujet. Aujourd’hui. Car cela n’a pas toujours été le cas. « J’ai toujours été rondouillette et il y a eu des périodes où j’ai mis le doigt dans l’anorexie. Et bien, je n’étais pas plus heureuse quand j’étais maigre… Maintenant, j’assume qui je suis, j’assume mes rondeurs. Je ne veux plus lutter avec mon corps. », s’enthousiasme-t-elle.

Elle a à plusieurs reprises tenté des régimes. Ça ne marchait pas, elle reprenait du poids en arrêtant. Par deux fois, elle a eu « des accidents de vie », selon ses dires : 35 kilos perdus en un peu plus de 4 mois. « Là, le corps se bloque de tout. On ne peut plus rien faire du tout. La descente aux enfers est dangereuse. D’abord, ça rend euphorique de perdre du poids, ensuite, le corps nous dit stop. C’est compliqué le poids dans le plus ou dans le moins. On m’a forcée après ça à reprendre du poids. », nous explique Zorica.

Dans son entourage, Laëtitia est adhérente de l’association Les élégantes courbes. Elle lui en parle. Zorica se dit pourquoi pas, elle aime l’idée d’aller à l’encontre des diktats. « Je suis mère de 4 enfants. Mon fils a un poids « normal ». Mes jumelles ont 14 ans. À un moment, entre copines, elles allaient essayer les fringues et une des copines a dit à une de mes filles qu’elle était trop ronde. Hop, elles arrêtent de manger. Du coup, je surveille, je force un peu à manger. Je sais qu’à cet âge-là, c’est difficile de ne pas se comparer. Je pense que c’est plus facile à mon âge, avec l’expérience et le recul. Mais je vois bien, ma grande fille a 20 ans. Elle a toujours souffert d’un surpoids. Là, ça y est, elle commence à accepter son poids et sa morphologie. Oui, on plait comme on est ! Il faut s’accepter et accepter le regard des autres. Ce n’est pas toujours facile parce que quand on fait les magasins, c’est hyper difficile de se dire que les tailles s’arrêtent au 44. Même si aujourd’hui, on peut déjà mieux s’habiller qu’il y a 10 ou 15 ans. On n’est plus obligées de s’habiller comme un sac ou une mamie. Y a une évolution dans les mentalités quand même. »

Elle a parcouru du chemin Zorica quant au rapport qu’elle entretient avec son corps. Elevée par des parents immigrés, originaires d’ex-Yougoslavie, elle a été nourrie à la culture du bien et du beaucoup mangé. Elle n’a jamais été privée de nourriture, au contraire, on l’a toujours incitée :

« En Croatie, on fait à manger à outrance. Quand la maitresse de maison prépare à manger, c’est une offense si les plats sont vides, ça veut dire qu’il n’y avait pas assez. » Elle a été mariée à un homme qui la critiquait pour son poids, pour ses rondeurs. Avec le temps, elle se dit que ce n’était pas le bon, qu’il n’aurait jamais dû se comporter comme ça. Maintenant, son corps ne veut plus rien savoir :

« J’arrête de culpabiliser et déjà, ça me fait du bien. De toute manière, le stress, l’angoisse, le fait de se restreindre, ça n’aide pas. Le corps fait des réserves. Les élégantes courbes, j’y adhère depuis peu mais j’adhère vraiment à leurs valeurs. Le 8 mars dernier, c’était la première fois que je défilais. Et on m’a dit que j’étais à l’aise et que j’étais belle. Ça me plait de montrer qu’on peut être heureuse sans être habillée dans du 38. Ça booste et je me suis sentie belle. On est belles ! Je suis heureuse comme je suis, je m’affirme et puis merde ! »

Elle a particulièrement envie de mettre son expérience à profit de ses enfants. Pour qu’il et elles se sentent bien dans leur corps. Elle le dit et le redit :

« Je me suis libérée des diktats de la mode. L’acceptation permet de mieux vivre. Je suis une femme heureuse, libre, célibataire qui assume son corps ! » 

MANGER, BOUGER. MAIS ENCORE ?

Daria Marx le scande elle aussi haut et fort : « Je n’en peux plus qu’on parle de l’obésité en terme de régimes et de sport. Qu’on me résume à ce qui rentre dans ma bouche et aux nombres de pas que je fais chaque jour. Qu’on parle des vraies causes de l’obésité !!! La précarité, els abus dans l’enfance, etc. On n’en parle jamais parce que ça couterait trop cher au gouvernement la prise en charge thérapeutique, les aides, l’éducation alimentaire dans les familles et les écoles, etc. Ça coûte beaucoup plus cher que d’écrire « Manger, bouger » en bas des pubs. » Oui, ça coûte moins cher mais ce n’est pas suffisant. Largement pas. 

« Je ne veux plus m’excuser d’exister. Mon corps est très gros, différent, mais rien ne m’empêchera de l’aimer. Il me porte et aujourd’hui nous avons fait la paix. Nous, les gros et les grosses, allons continuer à vivre, à prendre la place qui nous revient, à nous battre contre les discriminations que nous subissons. Certains d’entre nous maigriront, d’autres pas. Mais ce n’est pas ça qui déterminera la réussite de nos vies. Le bonheur ne se mesure au nombre de kilos perdus. Notre corps est un champ de bataille, nous réclamons un armistice, un peu de paix pour être heureux et l’égalité pour avoir les mêmes chances. Si vous nous croisez dans la rue, ne pensez plus qu’on est fainéants ou idiots. Nous sommes vivants. »

Il n’y a aucun doute, l’injonction à la minceur est une plaie pour la majeure partie de la population enfermée dans l’idée que pour être heureux-euse, il faut atteindre absolument cette norme qui finalement n’est en rien représentative. Et le pire, c’est ce qu’elle nous entraine à faire, créant de la grossophobie et de la grossophobie intégrée. Mais le corps parfait n’existe pas et il est plus que temps de revoir nos copies sur ce que nous jugeons « hors norme » à propos des corps. Et d’écouter, sans minorer, banaliser ou juger les personnes concernées.

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Grossophobie : un enjeu de taille
Le poids de la norme
Hors norme

Célian Ramis

Solidarité avec les personnes LGBTI+ de Pologne

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Le 17 mai, journée mondiale contre l’homophobie, la biphobie et la transphobie, l'association Iskis - Centre LGBTI+ de Rennes organisait une action symbolique en soutien aux personnes LGBTI+ de Pologne.
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Il y a seulement 31 ans que l’OMS – Organisation Mondiale de la Santé – a retiré l’homosexualité de la liste des maladies mentales. C’est le 17 mai 1990 que la décision a été prise et aujourd’hui, la date symbolise la Journée mondiale contre l’homophobie, la biphobie et la transphobie.

Une action symbolique a eu lieu dans la matinée du 17 mai 2021, dans le quartier du Blosne, à l’initiative de l’association Iskis – Centre LGBTI+ de Rennes. « Chaque année, ce jour-là, nous faisons particulièrement attention à visibiliser, soit des questions générales concernant les droits et les luttes des personnes LGBTI soit un point précis, dans l’espace public. », nous explique les militant-e-s.

Iels sont peu nombreux-ses. Trois seulement. Au croisement de l’avenue de Pologne et du boulevard de Yougoslavie, les membres d’Iskis ont pour autant à cœur de soutenir les personnes LGBTI+ de Pologne, dénonçant les politiques virulentes exercées par les partis conservateurs et d’extrême droite, actuellement au pouvoir.

Depuis 2019, plus de 100 zones « sans idéologie LGBT » ont été recensées. Concrètement, des collectivités polonaises autorisent les commerçant-e-s à interdire l’accès à leurs boutiques à des personnes LGBTIQ+ et s’octroient le droit de couper les subventions à des initiatives pro-LGBTIQ+. 

Et quand on ne prône pas leur exclusion totale, on en appelle « au moins » à la discrétion. Traduction : on veut voir uniquement des personnes hétéros et cisgenres, pour le reste, on ne veut pas le savoir. Mais vivre caché-e-s en permanence quand la population renie votre existence, ça ne s’appelle pas vivre…

« ON N’EN PEUT PLUS DE CE SILENCE ! »

En réponse, l’Union Européenne a coupé les subventions à seulement 6 de ces zones en 2020 et en mars 2021 s’est proclamée « zone de liberté » pour les personnes LGBTIQ+. Des « mesures » largement insuffisantes face aux violences d’une politique drastiquement stigmatisante et discriminatoire.

« On avait déjà organisé une mobilisation il y a trois ans par rapport à la situation en Pologne. On constate que rien n’a bougé. Ça s’enlise même. », déclare les militant-e-s d’Iskis qui ont organisé cette action à l’appel de Solidarités LGBTI+ Pologne, dont l’association a rejoint le mouvement. « On n’en peut plus de ce silence ! », poursuivent-iels.

Iels dénoncent l’utilisation du sujet et des droits des personnes LGBTI+ pour plaire à un certain électorat. En effet, le parti au pouvoir, parmi lequel figure PiS (Droit et justice), vise par des campagnes de haine les personnes LGBTI+ au nom des valeurs traditionnelles familiales. Un papa, une maman, un enfant…

« Ça crée un climat de fond propice aux attaques contre les droits de la population LGBT. Et c’est une attaque envers tous les individus. Car cela concerne aussi les personnes qui viennent sur le territoire. En Erasmus ou autre. Ce qu’on pose aujourd’hui, c’est la question des droits humains. Faut-il agir ou se taire ? », signale Iskis.

L’association, ainsi que Solidarités LGBTI+ Pologne, somment les gouvernant-e-s français-es au même titre que l’Union Européenne de réagir, sans plus tarder, par des mesures concrètes et fortes. Sans « fausse pudeur ». « La Pologne n’est pas éloignée de nous. Nous partageons un socle commun de lois européennes. Si on laisse faire en Pologne, qu’est-ce qui empêche cette haine de se répandre dans les autres pays ? », s’inquiètent les militant-e-s.

« ON CRAINT UNE SITUATION SIMILAIRE »

Iels le disent : « En Pologne, la restriction des droits LGBTI est promue par des partis fascisants. En France, des partis fascisants prennent aussi place dans les médias. On craint une situation similaire. »

Pinkwashing en période électorale, discours LGBTIphobes décomplexés, lâcheté politique face, entre autre, à l’extension de la PMA pour tou-te-s… les violences sont quotidiennes également en France. L’action de ce 17 mai est symbolique mais lance un message clair : l’Union Européenne, ainsi que nos dirigeant-e-s, doivent assumer une position claire et ne plus cautionner les actes haineux et discriminants envers une partie de la population.

De l’injure aux meurtres, en passant par les humiliations, agressions physiques et/ou sexuelles et les discriminations (à l’emploi, au logement, etc.), les LGBTIphobies ne sont pas anecdotiques. Elles sont nombreuses et plurielles, relevant du sexisme, du racisme, du validisme, etc.

Dans son rapport 2020, SOS Homophobie – qui a enregistré une augmentation de 26% des témoignages - signale : « Le nombre d’agressions physiques rapportées par les personnes trans a plus que doublé, avec une augmentation de 130%. Les violences physiques dont sont victimes les personnes LGBTI sont une réalité indéniable qui reste ancrée dans notre société. »

Sans oublier que la crise sanitaire mondiale a exacerbé les violences à l’encontre des personnes sexisées, des personnes LGBTIQ+ ainsi que des personnes racisées et des personnes handicapées.

La situation est alarmante. La réaction doit être à la hauteur. Que ce soit dans les politiques européennes et nationales, avec des positionnements clairs et forts comme l’extension de la PMA pour tou-te-s, l’adoption pour les familles LGBTI, l’auto-détermination des personnes trans, l’obtention du titre de séjour pour les personnes exilées menacées par les LGBTIphobies, etc. comme dans les médias, les films et les séries, le sport, la littérature, etc.

Les représentations non stéréotypées et stigmatisantes sont essentielles et indispensables à la déconstruction d’une société patriarcale qui sanctionne faiblement des agissements de marginalisation, d’exclusion et de violences.

Célian Ramis

"Nous revendiquons un déconfinement militant et féministe"

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"Partout, depuis quelques mois, se créent des réseaux spontanés de solidarité et d'entraide, qui sont autant de preuves que l’auto-organisation constitue un fer de lance essentiel de la société à laquelle nous aspirons."
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Mardi 19 mai, la coordination féministe nationale a réuni plusieurs personnes de Grenoble, Marseille, Toulouse, Rennes, Rouen et Paris. La tribune a été publiée sur le site de Mediapart le 22 mai dernier. À notre tour, nous relayons ce texte essentiel, signé par de nombreux-ses collectifs et associations, dont Nous Toutes 35 et le Groupe féministe de Fougères. Ensemble, iels appellent à une mobilisation nationale le 8 juin. Parce qu’il y a urgence.

FACE À LA CRISE SANITAIRE, ÉCONOMIQUE ET SOCIALE, UN PLAN D'URGENCE FÉMINISTE 

Nous ne nous habituerons jamais au decompte de nos mort·e·s. Le déconfinement tel qu’il est organisé montre que pour nos dirigeant·e·s, limiter les mort·e·s n’est plus la priorité, « l’économie » passe d’abord. 

Ce décompte devrait devenir aussi insignifiant que celui des femmes assassinées par leur conjoint, des enfants tués par leur père, des migrant·e·s noyé·e·s dans la Méditerranée, des victimes d’accidents et maladies du travail ou des victimes de violences policières. 

Ces mort·e·s paraissent tolérables car les profits passent avant tout, justifiant l’exploitation capitaliste, sexiste, raciste, extractiviste et écocide au mépris de notre santé. 

La crise renforce et souligne les inégalités de race, de genre et de classe. Les femmes sont en première ligne. Les travailleur·se·s les plus précaires et les plus pauvres sont les plus exposé·e·s à la maladie : salarié·e·s de l’hôpital et de la grande distribution, aides à domicile, travailleur·se·s sociaux·ales et ouvriè·re·s de l’industrie agro-alimentaire. 

Les métiers les plus méprisés sont les plus féminisés et les plus mal payés, or ils sont aujourd'hui déclarés essentiels. Dans l’éducation nationale aussi, les femmes sont en première ligne. Agentes d’entretien, ATSEM, AESH, enseignantes : toutes doivent faire face à des conditions de travail ubuesques. 

Enfin, au sein des foyers, ce sont là encore les femmes qui assurent principalement les tâches éducatives et ménagères. Confinement et déconfinement ne font que renforcer cette assignation des femmes à la sphère familiale et domestique : rien n’a changé, tout s’est exacerbé. 

La crise sanitaire actuelle, combinée à une crise économique mondiale, se traduit déjà par une précarisation généralisée et des vagues de licenciements. Les chômeur·se·s, les saisonnier·e·s, les intermittent·e·s, les prostitué·e·s et personnes qui se revendiquent comme travailleur.se.s du sexe voient leurs revenus disparaître. 

Ces dernièr·e·s sont également souvent exposé·e·s, sans protection au virus, car tou·te·s ne peuvent pas se permettre de cesser leur activité et la pratiquent dans des conditions extrêmement dangereuses. 

La menace du chômage de masse sert de chantage pour relancer l’activité des entreprises. Cette dernière augmente la potentialitéde transmission du virus, et se fait au mépris des vies des personnes dont la santéest fragile : celles qui subissent des maladies chroniques, les personnes en situation de handicap, les personnes âgées. Pour celleux placé·e·s en établissements médico-sociaux (EHPAD, ESAT, foyers, MAS, FAM), et dont les situations reposent sur les choix des personnes en charge de leur établissement, cela aura souvent pour conséquence d’aggraver leur isolement et leur enfermement. 

La casse des services publics et la destruction des dispositifs de solidarité comme l’assurance maladie, les retraites ou l’assurance chômage, visent àdiminuer le coût du travail salariéet sont responsables de notre incapacitéàrépondre à la crise sanitaire et àla crise économique qui s’annonce. 

Dans un tel contexte, une tendance au repli sur la famille risque d’accroître la marginalisation des plus vulnérables et les plus isolé·e·s : les personnes handicapées, les personnes LGBTQI, les personnes migrantes, les mères séparées, les personnes âgées isolées, les travailleur·se·s les plus pauvres. 

Mais l’Etat poursuit la répression qui frappe les hospitalièr·e·s et les personnels des maternités et continue d’expulser les réfugié·e·s sans-papiers, de mater les révoltes en prison, en CRA et dans les quartiers populaires. 

Cela est d'autant plus visible quand les gouvernements, partout dans le monde, décident de répondre à cette crise par des mesures liberticides, répressives, et par l’austérité. 

L’état d’urgence sanitaire permet à l’État de casser le code du travail et à sa police de réprimer les contestations et multiplier les violences racistes. 

Face à cette nouvelle crise mondiale, sanitaire, économique et écologique, l'ensemble du mouvement féministe se mobilise et s’inspire des grèves féministes internationales et des luttes des territoires en résistance. 

NOS REVENDICATIONS FÉMINISTES, ANTICAPITALISTES, SOLIDAIRES

Nous ne nous laisserons pas dicter en silence les mesures de « l’après », celles-là mêmes qui auront pour seul objectif de sauver à tout prix le modèle capitaliste. Nous revendiquons un déconfinement militant et féministe. 

Nous exigeons que les métiers essentiels, très souvent occupés par des femmes, soient reconnus à leur juste utilité, reconsidérés socialement et mieux rémunérés. 

Nous revendiquons la reconnaissance des conséquences du travail sur notre santé, et l'augmentation des salaires, notamment dans les emplois féminisés : l'égalité salariale entre les femmes et les hommes et la réduction du temps de travail. 

Nous revendiquons la fin des politiques de casse des services publics et du code du travail. Nous nous battons pour des services publics gratuits et de qualité, prenant en charge la petite enfance, la prise en compte de la dépendance, la restauration, le nettoyage et pour qu'il y ait un partage des tâches au sein de chaque foyer. 

Nous exigeons l'augmentation des budgets publics pour la recherche, l'embauche, la titularisation massive de personnels hospitaliers et de travailleur·se·s sociaux·ales 

ainsi que la réouverture des hôpitaux, des services et des lits supprimés. Nous demandons un accès gratuit et rapide à tous les soins de santé, nous défendons le droit à l’IVG et exigeons un allongement du délai d'avortement sous toutes ses formes. 

Nous réclamons des logements de toute urgence pour les personnes qui subissent lourdement des violences sociales et économiques : les femmes victimes de violences conjugales, les réfugié·e·s, femmes sans domicile, les prostitué·e·s et les personnes qui se revendiquent comme travailleur·se·s du sexe, les femmes migrantes avec ou sans papiers, les personnes LGBTQI marginalisées ; ces personnes qui ne sont pas prises en compte dans les dispositifs mis en place par les institutions. 

Contre les violences faites aux femmes et aux enfants, nous revendiquons un budget et des mesures conséquentes, réclamées haut et fort depuis de nombreuses années par les associations féministes.
Nous exigeons des politiques d’éducation au genre et à la sexualité, essentielles à la construction d’une société égalitaire pour déconstruire les rapports de domination. 

Nous inscrivons notre combat féministe dans le sillon du mouvement international et de toutes les luttes qui, de l'Italie au Rojava, de l'Etat Espagnol àla Corée du Sud et au Chili, de la Pologne au Mexique ou à l'Argentine, démontrent la force et la vitalité du combat féministe. 

Dans un climat mondial de récession, de replis nationalistes, de montée des mouvements racistes, sexistes, LGBTQIphobes et misogynes, nous sommes nécessairement internationalistes ! 

Il est impératif que nous nous organisions collectivement, tant localement qu’à travers les frontières. 

Le féminisme a un fort pouvoir d'action politique et un rôle important à jouer pour la société que nous voulons : nos luttes féministes sont essentielles et doivent s’inscrire dans les transformations écologiques, sociales, économiques d'une société débarrassée de tous rapports d'exploitation, de domination, d'oppression. 

La grève féministe déjà utilisée lors des mobilisations du 8 mars doit devenir un moyen d’action puissant et reste encore à construire. Partout, depuis quelques mois, se créent des réseaux spontanés de solidarité et d'entraide, qui sont autant de preuves que l’auto-organisation constitue un fer de lance essentiel de la société à laquelle nous aspirons. 

 

Nos mouvements féministes s’unissent et appellent à une coordination nationale féministe. 

Nous appelons àune journée d’actions féministes le 8 juin partout sur le territoire ! 

 

Signataires : Assemblée Féministe Toutes en Grève 31, Collages féminicides Rouen, Collages féministes Toulouse, Collectif Bavardes, Collectif Droit des Femmes 14, Collectif Émancipation, Colleurses Grenoble, Droit des femmes Rouen, FASTI, Féministes Révolutionnaires Nantes, Femmes kurdes de Toulouse, GAMS Haute Normandie, Groupe féministe Fougères, GRAF, Marseille 8 mars, Marseille Féministe, Nous Toutes 35, Nous Toutes 38, Nous Toutes 54, Nous Toutes 76, Planning Familial, Planning familial 06, Transat. 

 

Célian Ramis

8 mars 2020 : La Révolution !

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« Le 8 mars, on ne veut pas des bons de réduction mais la révolution ! », scandent les militantes du collectif Nous Toutes 35, en cette Journée internationale de lutte pour les droits des femmes.
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« Le 8 mars, on ne veut pas des bons de réduction mais la révolution ! », scandent les militantes du collectif Nous Toutes 35, en cette Journée internationale de lutte pour les droits des femmes. Dans le contexte politique déplorable que nous vivons actuellement, l’événement est galvanisant et électrisant. Ce 8 mars 2020 marque l’accroissement de luttes qui convergent vers une égalité réelle entre les individus. Contre l’invisibilisation et le rejet des personnes en raison de leur couleur de peau, de leur sexe, de leur identité de genre, de leur handicap, de leur orientation sexuelle, de leur âge. Contre les normes restrictives qui isolent les populations précaires. Contre le patriarcat, le capitalisme et le colonialisme qui encouragent l’exclusion, la division, les violences sexistes, sexuelles, racistes, LGBTIphobes et handiphobes. 

Faut-il encore rappeler à quoi sert le 8 mars ? Oui, il le faut. Car on voit toujours écrit et on entend toujours parler de la « journée de la femme ». La femme unique n’existe pas. On ne peut parler des femmes qu’au pluriel. Oui, la création d’une journée internationale des femmes est l’idée d’une femme, Clara Zetkin, qui en 1910 la propose lors de la conférence internationale des femmes socialistes.

Cette journée est envisagée dans une perspective révolutionnaire, comme le rappelle le site dédié 8mars.info. En 1917, c’est la grève des ouvrières de Saint Pétersbourg qui va l’ancrer à la date qu’on lui connaît aujourd’hui, même s’il faudra attendre la fin de la Seconde guerre mondiale pour qu’elle se propage à travers le monde.

Les Nations Unies reconnaissent officiellement le 8 mars comme Journée internationale des femmes en 1977. La France attend 1982… C’est un événement militant qui commémore les luttes féministes passées, dénonce les inégalités et discriminations qui persistent aujourd’hui et rassemble les énergies pour construire le monde de demain. Un monde qui doit être inclusif et solidaire.

Alors non, on n’offre pas de fleurs à une femme ce jour-là et on ne compare pas le 8 mars à la Saint-Valentin ou à une autre fête commerciale. Les militantes féministes déconstruisent les rapports de domination créés, garantis et transmis par les sociétés patriarcales, capitalistes et coloniales. Les femmes ne sont ni des objets ni des marchandises. Encore moins des êtres inférieurs, faibles et fragiles.

REVENDICATIONS D’HIER ET D’AUJOURD’HUI

Elles le clament haut et fort. À l’année. Et le 8 mars, on les entend plus que jamais car elles unissent leurs forces, elles unissent leurs voix. Leurs colères sont nombreuses et résonnent dans les chants, les danses, les slogans, les pancartes et l’ambiance qui rythment et animent la manifestation. Leurs espoirs et leurs ambitions sont communicatives et dynamisantes.

Les féminismes sont évolutifs et constamment en mouvement. On parle de vague mais au-delà de ça, les militantes affrontent les levers de boucliers et les résistances conservatrices face à leurs revendications et à leurs avancées qui on le rappelle sont conquises et jamais acquises, toujours menacées par l’esprit rétrograde ambiant des privilégiés refusant la remise en question.

Du droit de vote au droit de se disposer librement de son corps, en passant par le droit d’avoir un chéquier et un compte bancaire sans l’autorisation du mari, le droit de divorcer, le droit à la contraception, le droit à l’avortement et autres, les combats ont été nombreux au siècle dernier et poursuivent des luttes déjà engagées par d’autres militantes, à travers le monde entier.

Les paroles autour des violences systémiques se multiplient. Réappropriation du corps, réappropriation de l’espace public, réappropriation des savoirs… Les femmes réclament à juste titre le droit d’exister et d’être qui elles sont et font savoir qu’elles comptent bien l’obtenir par elles-mêmes. Elles sont des individus à part entière et comme chaque être humain, elles sont complexes et ne peuvent être réduites à un corps-objet.

« Cela a déjà commencé dans le cinéma, dans le sport, dans les collectifs intersectionnels, dans les syndicats, les associations, les associations de précaires, de parents. Poursuivons nos efforts, élargissons nos alliances. Nous en appelons à l’indulgence et la solidarité. Nous ne sommes pas que des femmes qui osons prendre la parole aujourd’hui, nous sommes des personnes à part entière et complexes. Cette manifestation à l’image de la révolution, nous la voulons réellement pour tou-te-s, peu importe son identité de genre, peu importe les vêtements qu’on porte, notre lieu de naissance, avec un voile, un tailleur, une mini jupe, en fauteuil, à pied. Et pour toutes les personnes qui subissent d’autres systèmes d’oppression et d’exploitation. Le patriarcat, le colonialisme et le capitalisme s’alimentent ensemble et nous devons les combattre ensemble. », lance le collectif Nous Toutes 35, avant le départ du cortège.

À Rennes, plus de 5000 personnes ont répondu à l’appel du « 8 mars : on arrête toutes » et se sont rassemblées à République, dans la manifestation organisée par le collectif Nous Toutes 35. Un vent de liberté a vite soufflé fort entre les bouches de métro et sous les arcades, où les militantes ont repris des chants révolutionnaires dont « Un violador en tu camino », hymne crée par le collectif de femmes chiliennes Las Tesis à l’occasion du 25 novembre dernier, journée internationale de lutte pour l’élimination des violences faites aux femmes.

NE PLUS SE TAIRE

Depuis plusieurs mois, les témoignages s’accumulent. Il y a l’actrice Adèle Haenel qui porte plainte contre le réalisateur Christophe Ruggia pour agressions sexuelles et harcèlement sexuel lorsqu’elle avait 15 ans, il y a la patineuse artistique Sarah Abitbol dénonce les viols commis par son ancien entraineur Gilles Beyer, il y a Vanessa Springora qui raconte dans son livre Le consentement sa relation toxique avec l’écrivain Gabriel Matzneff, il y a Giulia Foïs qui témoigne de son viol subi il y a 20 ans.

Bien sûr, il y en a d’autres. Et puis, il y a un décompte. 149 femmes assassinées en 2019 par leur conjoint ou ex conjoint. Non pas par amour ou par passion. Comme le rappelle un-e manifestant-e brandissant sa pancarte à République : « Le sexisme TUE. Le racisme TUE. L’homophobie TUE. La transphobie TUE. » Non loin de là, une autre pancarte rappelle également que des prostituées trans sont également assassinées dans l’indifférence la plus totale : « Jessyca Sarmiento, on pardonne pas, on n’oublie pas. »

Le 8 mars, Awa Gueye, membre du collectif Justice et Vérité pour Babacar Gueye, prend la parole pour ne pas qu’on n’oublie que son frère et d’autres personnes racisées sont mort-e-s en raison de leur couleur de peau. En raison du racisme d’état, impuni par la Justice.

« Je suis une femme. Si je suis là aujourd’hui, c’est en tant que mère pour cette manifestation sur les droits des femmes. Je suis là aussi en tant que sœur de Babacar Gueye, assassinée à Maurepas à Rennes, le 3 décembre 2015. Je suis là avec le collectif Justice et Vérité pour Babacar. On est nombreuses, en tant que familles de victimes. On est plusieurs femmes qui luttent contre les violences policières, contre le racisme d’état. Je suis là en tant que femme noire. Mon frère a été assassiné parce qu’il est noir et c’est du racisme d’état. L’état français est raciste. La manière dont ils ont assassiné mon frère, c’est pas normal. Parce qu’une personne qui fait une crise d’angoisse mérite d’avoir du soutien, il mérite d’avoir de l’aide mais c’est pas le cas de Babacar. Babacar il avait 27 ans quand on l’a assassiné de 5 balles. Le policier qui a assassiné mon frère a demandé une mutation dans une autre commune, on l’a muté dans une autre commune. »
a-t-elle déclaré haut et fort. 

LA HONTE DOIT CHANGER DE CAMP, ET VITE !

La veille, à Paris, une Marche féministe nocturne était organisée. Pour revendiquer le droit des femmes d’être dans l’espace public de jour comme de nuit. Sans craindre d’être agressées, harcelées, violées, frappées. Sans craindre les menaces et les rappels à l’ordre. La manifestation s’est clôturée par l’intervention des forces de l’ordre qui ont chargées et interpellées violemment des militantes féministes.

La honte doit changer de camp. « Distinguer Polanski, c’est cracher au visage de toutes les victimes. Ça veut dire : « Ce n’est pas grave de violer des femmes. », a dit Adèle Haenel au lendemain de la cérémonie des César qui a le 28 février dernier remis le prix de la meilleure réalisation à Roman Polanski.

Elle se lève, avec la réalisatrice Céline Sciamma, et crie « La honte ! ». Son visage et ses paroles accompagnent la manifestation. Tout comme les visages d’Aïssa Maïga, actrice, Megan Rapinoe, footballeuse, Lizzo, parolière et rappeuse, Anne Sylvestre, musicienne, Leslie Barbara Butch, DJ et activiste, Virginie Despentes, écrivaine et réalisatrice, Meryl, compositrice et rappeuse, Beyonce, musicienne, Paul B. Preciado, philosophe, Monique Wittig, rmancière, théoricienne et militante féministe lesbienne, et Sakine Cansiz, co-fondatrice du Parti des travailleurs du Kurdistan, assassinée en 2013. 

Il y a aussi le groupe des Femmes exilées de Rennes qui expriment leurs conditions de vie : « Nous femmes migrantes, exilées, sans papiers, nous manifestons pour dire égaux, égales, personne n’est illégale. On dit stop aux violences sexistes, sexuelles et racistes que nous demandons et demandons la régularisation de toutes les personnes sans papiers. Beaucoup d’entre nous fuient des violences qu’elles subissent dans leur pays. Des mariages forcés, des viols, l’excision, les guerres. Certaines sont mortes. Nous n’oublierons jamais. Pour arriver jusqu’ici, sur la route, beaucoup de femmes vivent des violences, parce qu’elles sont des femmes. La loi française devrait nous protéger. Les femmes victimes de violences sexistes et sexuelles n’obtiennent quasiment jamais d’asile politique pour avoir subi ces violences. Quitter son mari peut empêcher d’avoir son titre de séjour. La loi ne nous protège pas. Elle nous demande toujours plus de documents, de preuves. Quand tu n’as pas de papier, à qui te plaindre ? à qui dire que l’on est victimes de violences ? Une femme quand elle est sans papiers, c’est impossible d’aller à la police pour porter plainte. Beaucoup d’entre nous vivent dans des situations très précaires et n’ont pas de logements. On est donc souvent dépendantes des personnes qui nous logent. On vous laisse imaginer ce que l’on demande à certaines d’entre nous en échange d’un toit. C’est ça ou dormir à la rue, dans des squats. Les femmes qui dorment dehors, elles subissent aussi beaucoup de violences. Pour être indépendantes et libres, nous voulons toutes avoir des papiers, un logement, pouvoir travailler, pouvoir étudier. On veut se battre par nous-même ! Là-bas, ici, partout, on dit stop aux violences sexistes, sexuelles et au racisme. Merci ! »

D’autres associations, d’autres femmes, d’autres personnes viennent alimenter les réflexions de leurs témoignages, de leurs forces, de leur courage et de leur détermination, à l’instar du Collectif Lutte et Handicaps pour l’Egalité et l’Emancipation, Commune Vision, le collectif Braves, les militantes féministes kurdes ou encore le Collectif d’aide internationale inceste et pédocriminalité.

Evidemment, nombreuses sont les personnes présentes qui n’ont pas d’étiquette associative, politique et/ou syndicale. Elles manifestent à titre individuel, pour l’émancipation de chaque individu, pour l’émancipation de toutes les femmes. Pour que celles-ci soient entendues, crues et considérées.

« Pour gagner le rapport de force est nécessaire. Être toujours plus nombreux-euses à entrer en lutte, lutter ensemble, favoriser la solidarité entre et avec les plus précaires et les plus isolé-e-s d’entre nous. Le rapport de force doit être capable de changer le réel. »
conclut Nous Toutes 35.

LES RENCONTRES DES CULTURES FÉMINISTES

Après la manifestation, pendant laquelle chacun-e peut apprécier les collages et messages inscrits sur les murs et les trottoirs de la ville par le collectif Collages Féminicides Rennes, l’équipe organisatrice donnait rendez-vous à l’Hôtel Dieu pour les Rencontres des cultures féministes.

À l’intérieur, ça bouillonne. C’est joyeusement militant, encore une fois super revigorant en terme d’énergies. L’événement est fédérateur et créatif. Au mur, on découvre une carte particpative des lieux d’intérêts & ressources pour les femmes et/ou féministes et/ou LGBTIQA+. Plus loin, on peut sérigraphier à la peinture des photos comportant des slogans ou des images féministes.

Tout le long du couloir, il y a des stands avec des tracts, des infos à prix libre, des personnes faisant partie d’associations et de collectifs comme Commune Vision, Histoire du Féminisme à Rennes, le Collectif d’aide internationale inceste et pédocriminalité, Las Tesis, le groupe de Femmes exilées de Rennes.

Et des affiches en ornent les murs. Femmes racisées, femmes voilées, femmes en fauteuil, femmes blanches, en robe ou en pantalon, avec les cheveux courts ou longs, avec des poils apparents ou non. Elles se tiennent la main. « Parce que les institutions ont été conçues sur un modèle patriarcal et de classe dans lequel nous n’apparaissons qu’en incise ».  

Sans oublier les messages collés à différents endroits du lieu, comme dans les toilettes par exemple : « Tu fais ce que tu veux de ton corps, alors abstiens toi de toute remarque sur le corps ou la tenue des autres personnes. »

La bienveillance est de mise et les Rencontres des cultures féministes exigent le respect de chaque personne présente pour préserver un espace safe :

« Ici, on ne tolère pas les racismes, la transphobie, la grossophobie, le sexisme, le validisme, la putophobie, l’homophobie… Si vous êtes importunés par quelqu’un, vous pouvez vous adresser à une personne du SAPP (Service d’Auto Protection Pailletée) pour en parler, dire ce dont vous avez besoin. Si vous êtes témoins de ce genre de scène, on vous invite à intervenir et/ou nous prévenir. On veut pas faire d’espaces non mixtes mais on veut de la place parce que c’est notre journée, du coup, on compte sur l’attention des mecs cis hétéros dans cette soirée (et tous les autres jours). »

Un espace bibliothèque est installé également avec la Bibli féministe, les Impudentes et Sexclame, et des ateliers sont proposés. On peut assister aux lectures des Dangereuses conteuses qui racontent des histoires pour les petit-e-s et les grand-e-s, dessiner des sorcières ou préparer, apprendre et échanger des punchlines, avant de profiter du concert d’Underbreizh Vulvettes et du DJ set animé par Constance de Rosa Vertov.

On l’a déjà dit, ce 8 mars 2020 a été électrisant et galvanisant. Le militantisme est épuisant mais aussi joyeux. Cette journée internationale de lutte contre les droits des femmes a montré que les femmes étaient de plus en plus nombreuses à aller dans la rue manifester pour leurs droits mais aussi à inventer des slogans, chanter, danser, aller dans des événements pour s’informer, échanger, réaliser des collages, écrire, faire entendre leur voix. Et que les hommes étaient aussi de plus en plus nombreux à marcher à leurs côtés.

C’est inspirant. On peut crier notre colère en tenant la main (symboliquement ou non, tant que les personnes sont consententes) à nos sœurs de lutte, à nos adelphes. On peut découvrir des luttes, des formes de militantisme, des discours, des profils, vécus et expériences varié-e-s. C’est enrichissant. Et tellement enthousiasmant de se dire que ça, c’est un aperçu de ce qui se trame au quotidien, tout au long de l’année. La révolution !

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