Célian Ramis

8 mars : Aux USA, même ambivalence dans le sport et la culture

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Maison Internationale de Rennes
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Le 7 mars, l'Institut franco-américain de Rennes mettait sur la table la question de la promotion des femmes américaines à travers le sport et la culture, avec la venue d'Hélène Quanquin, spécialiste des mouvements féministes aux USA, à la Sorbonne.
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Elle n’est pas spécialiste du sport, a-t-elle précisé d’emblée, lors de la conférence qu’elle tenait le 7 mars, à l’Institut franco-américain. En revanche, la question des mouvements féministes aux Etats-Unis est le domaine de prédilection d’Hélène Quanquin, de Paris 3 – Sorbonne nouvelle.

La conférence ne pouvait pas mieux tomber. Le soir même, ou plutôt la nuit, la finale du championnat She Believes Cup (2e édition de la compétition visant à inciter les jeunes filles et les femmes à jouer au foot, réunissant les USA, la France, l’Allemagne et l’Angleterre) se déroulait à Washington et opposait l’équipe féminine de football des USA à celle de la France. Diffusée en direct sur C8, on pouvait assister à la victoire écrasante des Françaises, qui se sont imposées 3 à 0, face aux tenantes du titre.

Pour Hélène Quanquin, l’ascension des femmes dans le sport et la culture est due aux mouvements féministes. Parce que les femmes se sont battues pour se faire entendre et pour faire avancer leurs droits, vers l’égalité des sexes. Elles n’ont pas attendu la présidence de Donald Trump pour se mobiliser.

MOBILISATIONS FÉMINISTES

La marche du 21 janvier 2017, qui a réuni au lendemain de l’investiture plus de 4,5 millions de personnes aux USA – « la manifestation qui a réuni le plus de participant-e-s de toute l’histoire » - est en effet issue d’une tradition féministe basée sur le rassemblement.

Elles organisaient déjà des marches de femmes au début du XXe siècle, notamment en 1911 à New-York marquant leur volonté d’occuper l’espace ou encore en 1913 à Washington pour le droit de vote.

« Le mouvement féministe et suffragiste incorporait beaucoup d’éléments de la culture populaire, comme le théâtre, la chanson, les cartoons, la caricature… Toutefois, on voit que l’incorporation des revendications féminismes est graduelle. À cette époque, quand des femmes noires voulaient participer, certaines femmes blanches menaçaient de ne pas y participer. C’est l’époque de la ségrégation aux USA et le racisme est présent dans le féminisme. On parle alors pour ces marches de White women’s march. Pareil pour les revendications des femmes lesbiennes ! », développe la spécialiste des mouvements féministes américains.  

Elle poursuit :

« C’est là que l’on voit la différence avec janvier 2017. Dès novembre, dès l’élection, le comité d’organisation de la marche a voulu que l’événement réunisse tout le monde. Des blanches, des noires, des arabes, des latinas, des femmes voilées, des femmes trans, des hommes… ».

À quelques détails et années près, le féminisme américain connaît les mêmes vagues qu’en France et les années 60 et 70 représenteront également deux décennies importantes pour les droits des femmes, militant contre les discriminations liées au sexe, à la race et à l’ethnicité.

ÉGAL ACCÈS AUX SPORTS ET ACTIVITÉS

C’est dans ce contexte que sera adopté l’amendement Title IX qui protège les individus des discriminations basées sur le sexe dans les programmes éducatifs et activités recevant des fonds fédéraux (No person in the United States shall, on the basis of sex, be excluded from participation in, be denied the benefits of, or be subjected to discrimination under any education program or activity receiving Federal financial assistance.).

Un amendement qui enclenchera également une réflexion autour de la lutte contre le harcèlement sexuel dans les universités. Et qui empêchera, dans les écoles et facultés américaines, de restreindre la participation aux activités en raison de son sexe et de son genre. Et fera naitre également une loi imposant une réglementation de ce type dans les sports amateurs.

« Le sport fait partie intégrante de la vie des écoles et des universités américaines qui organisent beaucoup de compétitions. En 2002, 160 000 femmes y avaient participé. Maintenant, elles sont plus de 200 000. Il y a presque la parité. Et beaucoup de sportifs olympiques ont participé à ce type de compétition. Cela prouve l’incidence de certaines lois sur l’évolution du nombre de sportives de haut niveau », souligne Hélène Quanquin.

Et la dernière édition des JO, qui s’est déroulée à Rio en 2016, a mis en lumière plusieurs femmes athlètes, parmi lesquelles figurent l’équipe féminine de gymnastique – dont Simone Biles sera la plus médiatisée et mise en avant grâce à ses 4 médailles d’or -, Simone Manuel, première femme noire à remporter un titre olympique en natation ou encore Ibtihaj Muhammad, la première escrimeuse médaille à porter un voile lors de la compétition.

Pour les Etats-Unis, l’ensemble des performances les place au premier rang des JO de Rio avec 121 médailles. Dont 61 ont été gagnées par des femmes.

« Ce sont les deuxièmes Jeux olympiques qui marquent la supériorité des femmes aux USA, même si là c’est très léger. Elles ont remporté 27 médailles d’or, soit le même nombre que toute l’équipe britannique. »
indique la spécialiste.

POURTANT, LES HOMMES L’EMPORTENT…

Néanmoins, la promotion des femmes dans le sport interroge. Les performances prouvent leurs compétences et pourtant dans les médias quand Michael Phelps remporte l’argent, il remporte également le titre principal de Une, tandis que sur la même couverture, en plus petit, on inscrira la victoire de Katie Ledecky. Après tout, championne olympique à cinq reprises et championne du monde en grand bassin neuf fois, elle n’est que la détentrice des records du monde sur 400m, 800m et 1500m nage libre…

C’est ainsi que l’on constate l’ambivalence du domaine. D’un côté, le sport est un moyen pour promouvoir les droits des femmes. D’un autre, il est aussi un lieu d’inégalités subsistant entre les femmes et les hommes. Ces derniers gagnent plus d’argent, se réclamant d’un plus grand intérêt de la part des spectateurs/trices et par conséquent, des publicitaires et des sponsors.

Outre les mouvements féministes et les lois, les sportives doivent également se battre contre les préjugés, les idées reçues et les sportifs. À l’instar de Billie Jean King, grande joueuse de tennis, qui en 1973 a menacé de boycotter l’Open des Etats-Unis, revendiquant le droit des femmes à gagner le même salaire que les hommes en tournoi. La même année, elle crée une association de tennis féminin et bat Bobby Ricks – joueur réputé pour son machisme - en trois sets lors d’un match que ce dernier envisageait comme un moment voué à démontrer la supériorité masculine.

Pour Hélène Quanquin, « Billie Jean King a marqué l’histoire du tennis et l’évolution des droits des femmes dans ce sport. D’autant que c’est la première femme athlète à faire son coming-out. Ce qui lui coûtera plusieurs spots publicitaires, donc de l’argent. »

DANS LE CINÉMA, MÊME COMBAT

Les réflexions sexistes (des sportifs, des médias, des commentateurs sportifs…), la supériorité masculine très prégnante et les inégalités, notamment de salaires, se retrouvent également dans le domaine de la culture. En 2015 – 2016, cette problématique occupera une part importante du débat hollywoodien. Pour cause, l’affaire des piratages des mails de Sony qui fera découvrir à Jennifer Lawrence qu’elle était moins bien payée sur les pourcentages et les ventes du film.

Lors des cérémonies américaines, aux Oscars notamment, les voix féministes commencent à s’élever. Dans les discours de Patricia Arquette ou de Meryl Streep par exemple, l’égalité salariale est en première ligne des revendications. Suit ensuite le faible nombre de rôles principaux ou secondaires, mais importants, attribués aux femmes. Des messages que l’on entend également dans la bouche des anglaises Kate Winslet ou Emma Watson, et de plus en plus de la part des réalisatrices et actrices du cinéma français.

On notera alors que seules 28% environ des actrices obtiennent des rôles significatifs au cinéma et qu’aux Oscars seules 4 femmes ont été nominées dans la catégories des meilleur-e-s réalisateurs/trices dans l’histoire des récompenses. « Et les chiffres sont pires pour les femmes issues des minorités. On constate bien souvent que quand des femmes réalisent, il y a plus de rôles pour les femmes. », conclut Hélène Quanquin.

DANS LA MUSIQUE, PAREIL

Les chiffres sont révélateurs. Dans le secteur de la musique également. Moins de 5% des producteurs et ingénieurs sont des femmes, révèle la conférencière, qui enchaine immédiatement avec l’affaire Kesha. La chanteuse accuse son producteur, Dr Luke, de viol et demande alors à être libérée de son contrat, ce que le tribunal refusera, lui accordant seulement le droit de changer de producteur mais la sommant de rester chez Sony pour honorer l’acte signé.

La question tourne alors autour du pouvoir et de l’influence de l’industrie musicale, qui aurait tendance ces dernières années à instrumentaliser le féminisme. « Le pop féminisme serait-il la 4e vague ? », interpelle Hélène Quanquin. Le pop féminisme rassemble les chanteuses populaires actuelles, prônant leurs engagements féministes dans leurs discours et leurs chansons, comme Beyonce, en tête de cortège, Katy Perry, qui jusqu’à récemment hésitait tout de même à se revendiquer féministe, ou encore Miley Cirus, jugée plus trash.

UNE AMBIVALENCE PREGNANTE

Ce mouvement semble plus inclusif, à l’image de la marche de janvier 2017. Mais l’ambivalence persiste dans le secteur de la musique, du cinéma comme dans celui du sport. Là où on note des progrès, à ne pas négliger puisqu’ils influencent bon nombre de jeunes femmes, on ne peut nier également l’instrumentalisation marketing de ces milieux, régis par l’industrie, dans lesquels les inégalités persistent fortement.

« Les progrès sont liés aux mouvements féministes et à l’avancée de la législation. Mais on voit des limites à ce progrès. Les femmes n’ont toujours pas d’égal accès aux positions de pouvoir, sont toujours représentées de manière différente dans les médias et font face à un fonctionnement de l’industrie extrêmement inégalitaire. Pas seulement pour les femmes mais aussi pour les personnes issues des minorités. », conclut Hélène Quanquin.

À noter qu’en France, les mentalités stagnent aussi. La preuve avec les remarques sexistes – et racistes – des commentateurs sportifs. « Elles sont là nos petites françaises », pouvait-on entendre dans la nuit du 7 au 8 mars lors de la finale de la She Believes Cup. Aurait-on dit la même chose de l’équipe de France masculine ?

 

Célian Ramis

Mr & Mme Adelman, une question de point de vue

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Cinéma Gaumont Rennes
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Nicolas Bedos et Doria Tillier sont Monsieur & Madame Adelman à l'écran, dans le premier film de l’écrivain-acteur lui-même, présenté mardi 21 février en avant-première, au cinéma Gaumont de Rennes.
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Nicolas Bedos et Doria Tillier sont Monsieur & Madame Adelman à l'écran, dans le premier film de l’écrivain-acteur lui-même. Le long-métrage a été présenté mardi 21 février en avant-première, au cinéma Gaumont de Rennes.

Victor est un écrivain à succès. Le jour où il meurt, Sarah, son épouse, livre à un journaliste leurs 45 ans de vie commune basée sur l’intellect, l’estime, l’admiration, le rire, la lumière pour l’un et l’ombre pour l’autre. Monsieur et Madame Adelman vont traverser années et difficultés ensemble, déceptions et ambitions, trahisons et pardons.

Nicolas Bedos signe ici son premier long-métrage et se rêve en « grandécrivain », comme il le dit. Il s’entoure alors de Doria Tillier, ancienne miss Météo de Canal +, à qui il offre son premier rôle au cinéma.

« Ce n’est pas parce que nous sommes ensemble dans la vie que nous avons fait un film de couple. J’ai travaillé aux côtés de Doria Tillier sur ce projet, pas de ma copine. J’ai choisi l’actrice que je supputais en elle depuis longtemps, parce qu’elle a un potentiel émotionnel et comique. C’est vrai que cela réduit les inhibitions de jouer avec quelqu’un avec qui on est dans la vie. On ne se pose pas la question du regard de l’autre. Et puis, tout seul, je ne me serais peut-être pas autorisé un scénario aussi ambitieux. », explique le réalisateur. 

Ils ont ainsi co-écrit le scénario. Ou plutôt ont imaginé les scènes et l’intrigue ensemble. « Ça venait comme ça, on buvait un verre et on délirait autour de certaines séquences. », précise Doria Tillier, rejointe par Nicolas Bedos : « C’est venu comme un rêve éveillé. Ensuite, je me suis emparé du film. Même si j’ai été très nourrie par Doria et sa voix dans ma tête, on ne peut pas tout diviser par deux. L’auteur principal harmonise le tout. Je tenais le guidon de l’écriture mais il fallait que ce soit notre film. »

Pas de doute, le film est une satire. Sous des airs de comédie romantique, Nicolas Bedos dresse le portrait d’un couple qui s’embourgeoise. Il va même jusqu’à parler de déflagration idéologique. Qu’il a souvent constaté chez des ami-e-s de ses parents. « Ils levaient le poing dans les années 70, maintenant ils lèvent le coude. C’est le portrait d’un embourgeoisement. », souligne-t-il.

Si l’on reconnaît la touche Bedos dans le langage – parfois pompeux – et l’amour de la littérature – et du name dropping – et la touche Tillier dans la subtilité et la veine avec laquelle elle mêle franc parler – parfois trash - et élégance, on est soulagé de ne pas assister à deux heures de cynisme absolu autour de l’amour.

Sarah Adelman nous plonge au cœur des époques vécues avec son mari qui exerce une forme de pouvoir sur elle, la rend dépendante. Avant que la situation s’inverse. Que la vieillesse le saisisse et que les années passées ternissent son existence. Tandis que son épouse déploie sa beauté et s’épanouit au-delà de lui.

« C’est un couple qui réussit, qui se croit intelligent, à l’abri de tout, parce que tout leur réussit. Ils s’attendent à avoir un enfant trop mignon et à la place ils ont un autiste. Là dessus on est allés loin, volontairement. Parce que quand tout nous réussit on a vraiment tendance à croire que rien de mauvais ne peut nous arriver. », commente l’ancienne miss Météo.

Alors que le réalisateur avoir dû s’enfoncer dans la mélancolie et la dépression pour « pour une fois être un acteur rigoureux », Doria Tillier, elle, a particulièrement apprécié de vieillir avec son personnage. « On pense toujours à l’homme très beau de 40 ans et à la femme qui au contraire se dégrade. Mais non ! Là c’est le contraire, on inverse les rôles ! », s’insurge Nicolas Bedos en riant.

Et l’inversion des rôles transparaitra tout au long du film, à la croisée du machisme et du féminisme, mais surtout de par le regard que l’on porte à une histoire. Pour Doria Tillier, c’est là le propos du film et spécialement de Sarah : « C’est l’art et le plaisir de raconter une histoire. La narratrice, Sarah, prend des libertés par rapport à la vérité. Elle est plus proche de sa réalité à elle, d’une histoire qu’elle trouve plus intéressante. »

Le récit construit à la manière d’un roman fonctionne de son écriture léchée et bien ficelée. Et le duo ne cesse de brouiller les pistes : « C’est peut-être Victor qui fantasme ce qui se passerait après sa mort. Peut-être que c’est un livre qu’il écrit. On ne sait pas. »

Célian Ramis

Fleur de tonnerre, sur les traces de l'Ankou au féminin

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Cinéma Gaumont Rennes
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Le 18 janvier sort au cinéma le premier long-métrage de fiction de Stéphanie Pillonca, Fleur de tonnerre. Avec Déborah François dans le rôle principal, elle nous emmène sur les traces d'Hélène Jégado, une des plus grandes tueuses en série.
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C’est sur l’ancien Champ de Mars de Rennes qu’a eu lieu l’avant-première de Fleur de tonnerre, le 11 janvier dernier, au cinéma Gaumont. Là où Hélène Jégado a perdu la tête, se sont rendues la réalisatrice et l’actrice Stéphanie Pillonca et Déborah François, afin de présenter le sombre destin de la plus grande empoisonneuse bretonne sur grand écran.

Déborah François n’a pas eu besoin de fouler le Champ de Mars pour y rejoindre les bourreaux de la Jégado puisque Stéphanie Pillonca, dans son film, a opté pour ne pas montrer son exécution. Pourtant, ce mercredi 11 janvier, les deux femmes s’avouent troublées de présenter le film en bordure de l’esplanade Charles de Gaulle.

« Dans une version du scénario, je devais monter à l’échafaud. Imaginer ma tête sous la lame, c’était trop dur, ça me bloquait. », explique l’actrice. Des derniers instants de vie d’Hélène Jégado, la réalisatrice n’a retenu que la confession au juge Vannier et le pardon auprès de l’aumônier Tiercelin, la veille de sa mise à mort qui surviendra le 26 février 1852.

« Il n’y a rien de plus beau que le pardon et cette femme demande pardon. C’est un peu une rédemption, j’aime cette vision-là (…) Le procès ne m’intéresse pas. L’avocat, qui était un très jeune avocat, a eu envie de la sauver, c’est très beau mais on sait qu’elle meurt donc ça ne m’intéressait pas. », souligne Stéphanie Pillonca. « Sans oublier qu’elle a été très absente de son procès. C’est à partir du moment où elle se livre au juge que ça devient intéressant. », ajoute Déborah François.

Le procès dont elles font l’évocation est relaté par Jean Teulé, en 2013, dans le livre Fleur de tonnerre, qui romance la plaidoirie de Magloire Dorange insistant sur l’inhumanité d’Hélène Jégado. L’adaptation cinématographique choisit au contraire de se centrer sur la part d’humanité de la tueuse en série nourrie petite aux « veillées de la ferme de Kerhordevin en Plouhinec où un feu d’ajoncs et de bouse flambait dans la cheminée pendant que les parents racontaient de trop féroces légendes bretonnes » (p.267, éditions Julliard).

Pour essayer de la comprendre. Elle, l’enfant de Plouhinec (Morbihan) à qui on attribue plusieurs dizaines d’assassinat, traumatisée par les racontars mystiques mais aussi et surtout par le manque d’amour et de soin, de la part de ses parents, notamment de sa mère, une femme froide et apathique. Voilà pourquoi la réalisatrice – qui signe ici son premier long-métrage de fiction – a choisi de dresser le portrait de la Jégado, subjuguée par la plume de Jean Teulé.

« Elle est fascinante. Fascinante dans sa solitude, son errance, sa folie, son déclin, mais aussi dans sa condition de femme, placée très jeune dans un presbytère – ça se faisait aussi à la ferme – pour réaliser les tâches avilissantes. J’ai été très sensible à ça. Sensible aussi au fait qu’elle est victime de sa propre criminalité, qu’elle est victime d’elle-même. Elle va semer la mort, c’est son attribut numéro 1.», s’enthousiasme Stéphanie Pillonca.

Et dans le film, Déborah François incarne avec merveille cette personnalité complexe et malade. Après avoir épluché autant les archives faisant part des actes d’Hélène Jégado que des carottes pour trouver la posture de la cuisinière que cette dernière a été, l’actrice n’a rien voulu laisser au hasard, allant même jusqu’à rencontrer des psychiatres expert-e-s en criminalité féminine.

« Il y a peu de chose spécifiquement sur elle. Le sexisme fait qu’on parle davantage des hommes qui tuent car c’est généralement plus spectaculaire. Pourtant, le poison, c’est très insidieux. Surtout pour elle, c’est la seule manière de tuer en mettant l’arsenic dans la nourriture puisqu’elle est cuisinière. Et c’est ça qui est fort car la nourriture fait vivre mais avec elle, ça peut aussi tuer. Elle a parfois rendu ses victimes malades, puis les a sauvées avant de les re-rendre malades, etc. Elle restait à leur chevet, tout le monde la trouvait dévouée, elle se rendait indispensable. », explique Déborah François, encore très investie dans son rôle.

Elle poursuit : « Je ne voulais pas faire une démonstration d’actrice mais bien rester au plus proche d’une personne malade mentale. Elle a tué 25 ans sans impunité ! J’ai travaillé sur la fixité du regard, mais aussi de certaines parties du corps, il fallait aussi que ça passe par des détails afin de rester subtile. Elle n’était pas schizophrène, on dit qu’elle avait des tendances schizo mais ne l’était pas. Elle était dans une psychose mais on ne sait pas si elle entendait réellement les voix. »

Fleur de tonnerre, ainsi que la surnommait sa mère, revendiquera être au service de l’Ankou, l’ouvrier de la mort et se convaincra d’avoir agi sur ses ordres. Jusqu’à devenir l’Ankou, ce qu’elle confesse à la fin de sa vie :

« Je voyais l’importance de l’Ankou dans la famille, me disais : « Je deviendrai importante. Je deviendrai ce qui les intéresse. » Du coup, j’ai tué mes parents, mes tantes maternelles, ma sœur. (…) Je suis devenue l’Ankou pour surmonter mes angoisses. Et ensuite je n’en avais plus puisque l’angoisse, ce fut moi. » (p.267, éditions Julliard).

L’actrice belge met son talent au service de ce personnage morbide et nous donne à entrevoir plusieurs facettes de la jeune femme, tantôt souillée, malmenée, endolorie et tantôt confiante, sûre d’elle et machiavélique. Elle manipule, hante, secoure, aime, protège et tue, sans explication et sans vergogne.

Stéphanie Pillonca nous emmène sur les traces d’une Hélène Jégado complexe, dont la sensibilité ne nous laisse pas indifférent-e-s. La réalisatrice réussit à se détacher de l’œuvre littéraire de Jean Teulé – qui se dévore avec ferveur et curiosité – en prenant des libertés quant à la chronologie et à l’histoire d’amour qu’elle partagera avec Matthieu Véron (interprété par Benjamin Biolay).

Toutefois, l’adaptation cinématographique n’écorche en rien l’esprit perturbé et troublant de la basse bretonne qui puise son énergie sur les chemins d’une Bretagne ésotérique, aux falaises écorchées et à la végétation luxuriante, sur fond social et économique en crise. Le film et le livre deviennent ainsi complémentaires pour découvrir et comprendre cet effroyable fait divers et se rappeler une époque pas si lointaine, qui apparaît pourtant comme révolue et presque confidentielle.

Pour son premier long-métrage de fiction, Stéphanie Pillonca frappe fort et bien, prenant le risque de mettre à l’écran, dès le 18 janvier, le portrait d’une femme, née en 1803, en Bretagne, tuant impunément et dont, néanmoins, l’Histoire n’a pas retenu le nom. La réalisatrice, amoureuse de la région, se saisit de l’affaire, convaincue en lisant le livre de son potentiel cinématographique. Et elle a raison, le résultat est brillant et ingénieux.

Célian Ramis

Emmanuelle Bercot, re-lanceuse d'alerte contre le Mediator

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Cinéma Gaumont Rennes
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La réalisatrice Emmanuelle Bercot frappe à nouveau et frappe fort. Son nouveau film, La fille de Brest, au cinéma dès le 23 novembre, revient sur la lutte acharnée d'Irène Frachon et son équipe contre le laboratoire Servier, créateur du Mediator.
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La pneumologue du CHU de Brest, Irène Frachon, a initié en 2009 un combat acharné contre le laboratoire Servier, fabricant du Mediator, médicament dont l’autorisation de mise en vente sur le marché a été suspendue en raison de sa toxicité. Elle est aujourd’hui La fille de Brest, incarnée par Sidse Babett Knudsen, dans le nouveau long-métrage d’Emmanuelle Bercot, présente le 15 novembre dernier au cinéma Gaumont de Rennes lors de l’avant-première.

Son dernier film en tant que réalisatrice a été un succès. Sorti en 2015, La tête haute a ouvert la 68e édition du festival de Cannes l’an dernier, a fait remporté des César à Rod Paradot et Benoit Magimel et a été fortement salué par la critique.

La même année, Emmanuelle Bercot s’es imposé également dans le cinéma français comme une actrice talentueuse et a reçu le prix d’interprétation à Cannes pour le rôle de Tony dans Mon roi, de Maïwenn.

Elle a été découverte sur le tard mais aujourd’hui elle crève l’écran, qu’elle soit devant ou derrière la caméra. Et La fille de Brest ne fait pas exception dans la carrière de l’actrice-réalisatrice. Ce film, elle y a consacré 4 ans de sa vie, à la suite de sa rencontre avec la pneumologue Irène Frachon, début 2011.

« En tant que citoyenne, en lisant son livre, j’ai trouvé ça effarant. Mais ça ne me suffisait pas. C’est la rencontre avec elle qui a été le déclic. Je m’attendais à une femme austère et en fait c’est une femme haute en couleurs, flamboyante, un clown ! Il y a un véritable contraste entre ce qu’elle a accompli et son caractère. J’ai eu envie de faire le portrait de cette femme. », explique Emmanuelle Bercot.

UNE ENQUÊTE SANITAIRE

Elle se lance alors dans l’élaboration d’un film de genre, le thriller. À travers le combat d’Irène Frachon, elle retrace le bras de fer trépidant entre la pneumologue, son équipe et ses soutiens, et le laboratoire Servier et l’agence du médicament, l’Afssaps. « Elle est la fille de Brest, c’est comme ça j’imagine qu’ils devaient l’appeler de manière méprisante », souligne la réalisatrice. Les Parisiens contre les Provinciaux du fin fond du Finistère.

En terre inconnue dans le thriller, elle apprend et intègre les codes du genre « à l’instinct ». Le rythme est tendu, la musique accentue la dramaturgie, humour et suspens s’entrecroisent et s’alternent et la caméra nous plonge au plus proche de la protagoniste, nous emportant simultanément dans le tourbillon de cette lutte acharnée.

Inspirée par Erin Brockovich, seule contre tous, de Steven Soderbergh – film tiré d’un fait réel – et Révélations, de Michael Mann, Emmanuelle Bercot se lance rigoureusement dans l’adaptation de l’enquête sanitaire révélée en détail dans le livre Mediator 150 mg – Combien de morts ? (par un référé en justice établi par le laboratoire contre les éditions Dialogues, le sous-titre sera pendant un temps censuré).

UNE ADAPTATION FIDÈLE

Pour le tournage, l’équipe s’est installée dans tous les lieux investis par l’histoire (CHU de Brest, Agence du médicament,…) et a travaillé au coude à coude avec les personnes ayant vécu cette affaire :

« Le médical, le technique, le scientifique : tout est vrai. Bien sûr, on a procédé à une simplification des discours car l’objectif n’est pas de sommer les gens de détails techniques. Mais l’ambiance relatée est celle qui a eu lieu. »

La réalisatrice est claire, l’adaptation est fidèle au livre. Seulement, la fiction doit se différencier du documentaire. Elle a donc romancé certaines scènes et avoue avoir pris une grande liberté sur le personnage d’Antoine, interprété par Benoit Magimel.

« Il existe mais le vrai n’a jamais baissé les bras et n’a jamais eu peur. Pour les besoins du thriller, pour tendre le film, je l’ai modifié et j’ai joué sur le lien entre les deux et leur ambigüité qui n’a jamais été présente dans la réalité. », explique Emmanuelle Bercot.

FAMILIER ET UNIVERSEL

Autre point qui diffère : Irène Frachon n’est pas danoise comme Sidse Babett Knudsen. Mais la cinéaste ne voit aucune actrice française avec le profil correspondant à la pneumologue. C’est Catherine Deneuve qui lui conseille de s’orienter vers l’actrice de Borgen :

« Je ne connaissais pas la série, je ne regarde pas de série de manière générale. Mais quand je l’ai vu, c’était une évidence que ça devait être elle. J’ai demandé l’accord à Irène et en fait c’est une grande fan de la série et elle ne pouvait pas rêver mieux. Et puis ce qui compte c’est le personnage et qu’elle ait un accent universalise le film. »

Car au-delà de la bataille du Mediator, c’est une plongée au cœur du système de santé qu’elle propose dans son nouveau long-métrage. Un univers qui lui est familier. Elle développe cet aspect dans le numéro 72 de Causette, paru en novembre 2016 :

« D’abord, mon père, aujourd’hui décédé, était chirurgien cardiaque ; or, il est précisément question de maladie cardiaque dans l’affaire du Mediator (l’autorisation de la mise en vente sur le marché a été suspendue par l’Agence du médicament en raison de sa toxicité avec risque avéré de vulvopathies susceptibles d’entrainer la mort, ce qui a d’ailleurs été le cas en France, ndlr). Mais surtout, il était très remonté contre l’industrie pharmaceutique et ses lobbies. On en parlait souvent chez nous. C’est pour ça que je lui dédie ce film : c’était un homme d’une grande intégrité, très à cheval sur la déontologie ; des valeurs que j’ai retrouvées chez le Dr Irène Frachon. »

UN ENGAGEMENT PUISSANT

Cette occasion, d’approcher et de montrer le monde médical, elle s’en saisit rigoureusement. Et pour soutenir la cause défendue par la pneumologue et ses collègues, la réalisatrice prend le parti de mettre à l’écran des scènes dures de chirurgie et d’autopsie. Pour que l’impact soit conséquent. Et que nul spectateur-trice ne puisse ignorer les conséquences de ce médicament antidiabétique utilisé en coupe faim sur des millions de personnes, « au prix de la vie ».

Social et engagé, le film met en lumière le mépris des laboratoires pharmaceutiques face aux conséquences, aussi avérées soient-elles, de leurs produits. Et la condescendance dont le laboratoire Servier a fait preuve face à cette équipe brestoise. Une attitude irrespectueuse qui a certainement créer l’engouement des bretons pour cette affaire, selon Emmanuelle Bercot :

« Ce n’est pas que l’histoire d’Irène, c’est aussi une histoire collective et humaine. En traitant cette équipe un peu comme des bouseux, ça a réveillé les bretons purs et durs. Et ils ont eu envie de prouver aux Parisiens qu’ils pouvaient les faire flancher et c’est d’ailleurs ce qu’ils ont fait. »

RÉVEIL DES CONSCIENCES

Irène Frachon est une lanceuse d’alerte. Et la réalisatrice s’affiche en re-lanceuse d’alerte. Car 7 ans plus tard, ce n’est pas terminé et la pneumologue poursuit son combat, en attente du procès pénal. Le film est donc une opportunité de garder en mémoire les dangers du Mediator, de rendre hommage aux victimes et de remobiliser l’opinion publique, dans l’espoir que les choses bougent.

« Son moteur, c’est les victimes. Quand elle en parle, aujourd’hui encore elle a les larmes aux yeux et a de la colère. Pour elle, c’est 2000 morts, c’est un crime ! En France, les attentats font moins de morts et pour elle c’est inacceptable que l’on en parle plus que de ça ! », milite la réalisatrice.

Avec le talent qu’on lui connaît et qu’on lui reconnaît désormais quasiment les yeux fermés, Emmanuelle Bercot présente une œuvre utile au réveil des consciences. Un hommage aux lanceurs/lanceuses d’alerte et à celles et ceux qui se battent pour des lendemains meilleurs, pour des conditions de vie dignes et respectables. Elle en parle avec assurance, les pieds ancrés dans le sol, le corps droit et le regard assuré. Et surtout avec admiration.

Elle le dit, les femmes ont toujours été au centre de son cinéma car elles l’inspirent. Et a à cœur de montrer leur force dans leur beauté, leur âge, leur diversité. Mais elle clarifie un point en guise de conclusion :

« Irène, c’est une femme exceptionnelle. Mais il y a aussi des femmes nulles et des hommes exceptionnels et des hommes nuls. S’il y a eu un si grand retentissement dans cette affaire c’est en partie parce que c’est une femme. Les gens ont eu conscience de ce qu’elle avait vécu et ça a touché les gens car elle est femme, mère, médecin, elle avait autre chose à faire que ce combat qui lui a donné une dimension supplémentaire. Mais qu’elle soit une femme ne change pas la valeur de son combat. »

Au cinéma le 23 novembre 2016.

Célian Ramis

Katell Quillévéré répare les vivants

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Cinéma Gaumont Rennes
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Katell Quillévéré adapte au cinéma le roman à succès de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants. L'histoire d'une transplantation cardiaque et plus largement du don de soi et de générosité.
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Katell Quillévéré a choisi d’adapter au cinéma le roman à succès de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants. La réalisatrice de Suzanne était accompagnée de l’acteur Tahar Rahim pour présenter le 3 octobre dernier son 3e long-métrage, en avant-première au Gaumont de Rennes.

Ce matin-là, Simon est allé surfer avec ses copains. Ce matin-là, la mer a le dos bien rond. Ce matin-là, Simon est transporté à l’hôpital du Havre, à la suite d’un accident de voiture, sur le chemin du retour. Ce matin-là, il est maintenu en vie par les machines mais son encéphalogramme est plat. En mort cérébrale, son cœur continue de battre.

Ce matin-là, Claire apprend que son état se dégrade. Ce matin-là, elle sait qu’il lui faut désormais une greffe de toute urgence. Ce matin-là, elle n’a pas encore conscience qu’un cœur va pouvoir, parce qu’un jeune homme de 17 ans est mort, prolonger sa vie.

À la lecture du synopsis, l’histoire peut rebuter. C’est sans compter sur le talent de la réalisatrice Katell Quillévéré, qui réunit ici un joli casting, composé entre autre de Tahar Rahim, Emmanuelle Seignier, Bouli Lanners, Anne Dorval, Kool Shen ou encore Alice Taglioni et Alice de Lencquesaing. Tou-te-s dans des seconds rôles.

UN GRAND COEUR

Le personnage principal, c’est le cœur. C’est celui qui va réunir les parents du jeune homme, le personnel médical, la femme atteinte de myocarde, ses enfants et son ancienne amante.

« Au-delà de la greffe, c’est l’expérience du lien qui est montrée dans cette histoire. C’est ce que j’ai aimé dans le livre, il n’y a pas que l’idée du don d’organes mais l’idée du don tout court, de la générosité. La sensation d’être relié-e au monde. », explique Katell Quillévéré.

Elle dévore le bouquin en 2014, dès sa sortie. Maylis de Kerangal n’a pas encore été couronnée de tous les honneurs et d’une multitude de prix et distinctions pour Réparer les vivants. Elle ressent rapidement un lien intime avec l’histoire qui évoque « des choses qui m’obsèdent, des choses qui me hantent. Dans Suzanne, le film est hanté par la perte, la mort. »

Katell Quillévéré ne démontre pas une fascination lugubre pour la mort mais au contraire témoigne d’une volonté de mettre en perspective la capacité des êtres humains à la résilience. C’est ce qui l’interpelle dans ce roman : « voir comment la pulsion de vie est plus forte que le chaos qui est là. » Elle ajoute :

« Je suis fascinée par les gens qui ont le courage de vivre leurs vies. Le don en général, et plus largement le don de soi, font partie intégrante de ce qui nous répare. »

RÉALISME ET LYRISME

À travers l’histoire d’une transplantation cardiaque, elle filme le milieu hospitalier et les comportements et réflexions humains qui se dessinent tout autour de ce lieu qui centralise l’intrigue. La réalisatrice instaure une distance entre la brutalité de la mort, la froideur de l’hôpital et l’aléa des réactions que tout cela suscite.

Elle réussit à trouver l’équilibre entre réalisme et lyrisme. Une exigence du livre qu’elle a souhaité conserver dans son adaptation. « C’est très documenté, c’est une aventure scientifique et médicale. Mais il y a une poésie magnifique et je trouvais ça bien que l’on puisse lier le poétique, le métaphysique et le trivial. », souligne la réalisatrice.

Et dans Réparer les vivants, un personnage incarne ce lien. L’infirmier coordinateur en charge des dons d’organe. Ce passeur de vie, c’est Tahar Rahim qui l’interprète. L’acteur le voit comme un ange sur terre porteur d’une mission. Et pour le camper, il a passé un mois à l’hôpital, au service réanimation avec un professionnel.

« C’est nécessaire dans ma fonction d’aller explorer le réel pour m’en libérer après. »
explique-t-il.

ENTRE LA VIE ET LA MORT ET VICE VERSA

Il est un trait d’union entre la vie et la mort. Un accompagnateur sans jugement et sans étiquette qui nous pousse sans brutalité à réfléchir à notre manière d’envisager le monde aussi bien dans sa dimension rationnelle que dans sa dimension spirituelle.

« L’histoire m’a touché, c’était quelque chose de neuf. Le cœur dans le rôle principal et nous qui nous relayons pour construire un film autour de la générosité. Forcément, les rôles nous changent. Après le tournage, au-delà de savoir si j’allais donner mes organes, ça m’a donné envie de donner. Ça m’a donné envie de profiter de chaque instant. », s’enthousiasme Tahar Rahim.

Pour son troisième long-métrage, à l’écran dès le 2 novembre prochain, Katell Quillévéré prend un double risque : celui de l’adaptation et celui d’un sujet complexe. La réalisatrice relève le défi vigoureusement et intelligemment. Elle nous confronte à l’élan vital et l’élan mortel dans un ping-pong rythmé entre les deux pulsions, alternant des champs contre champs, « soulignant la mort », et des travellings, « signifiant que la vie reprend. »

Pour elle, le cinéma est une expérience physique puissante. Après Suzanne, elle prouve ici son talent et potentiel et nous conforte dans l’idée qu’avec elle nous n’avons qu’à fermer les yeux et nous laisser embarquer dans une aventure sensorielle forte dont nous ne reviendrons jamais indemnes.

Célian Ramis

Plongée dans l'enfermement psychologique des taulardes

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Cinéma Gaumont Rennes
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Audrey Estrougo et une partie de l’équipe étaient à Rennes pour présenter La taularde, film tourné dans l’ancienne prison pour hommes Jacques Cartier.
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Deux jours avant la sortie sur les écrans (14 septembre) de son nouveau long-métrage, Audrey Estrougo et une partie de l’équipe étaient présentes au cinéma Gaumont de Rennes pour l’avant-première de La taularde, film tourné dans l’ancienne prison pour hommes Jacques Cartier.

En avril 2013, la prison Jacques Cartier - déjà vidée de ses détenus transférés alors à Vezin le Coquet - ouvrait ses portes aux Rennais-es à l’occasion d’une soirée Dazibao (lire notre article). Quelques années plus tard, l’ancien centre pénitentiaire reprend vie pour les besoins du tournage de La Taularde, nouveau film de la réalisatrice Audrey Estrougo (Une histoire banale, Toi, moi et les autres).

« C’était très surprenant d’entrer pour la première fois dans la prison Jacques Cartier, qui est un lieu très froid et pourtant très vivant alors qu’il est désaffecté. Il y avait une sorte d’omniprésence des anciens détenus, des textes sont encore écrits sur les murs. J’avoue que j’ai eu peur au début, car c’est très oppressant. Il n’y a pas de lumière naturelle. », se souvient Eye Haïdira.

EFFET D’ASPHYXIE 

Elle est la co-détenue de Mathilde Leroy (Sophie Marceau), professeure de lettres, qui par amour fait évader son mari de prison et se retrouve incarcérée « à sa place ». Rapidement, elle va devoir apprendre les codes de la vie en détention. Quasiment coupée du monde extérieur – seul son fils (Benjamin Siksou) vient lui rendre visite / elle est sans nouvelle de son mari en cavale – elle désespère d’une quelconque amélioration de sa condition.

La réalisatrice prend soin de film l’enfermement physique et mental. Jusqu’à l’ulcération pour les claustrophobes. L’effet d’asphyxie est recherché et volontaire. Audrey Estrougo opère une plongée radicale dans la prison dès la première scène. « Quand on met en scène son personnage principal, on met aussi en scène le spectateur. », précise-t-elle.

Et elle ne laisse rien au hasard. Car l’univers carcéral, elle le connaît, il est son point de départ vers l’imagination de La taularde, et non l’inverse. Pendant un an et demi, elle a donné des ateliers d’écriture aux hommes et aux femmes de la maison d’arrêt de Fleury Merogis. De sa première visite chez les femmes, elle raconte : « Je n’avais aucun repère car nous avons une image biaisée du monde carcéral côté femmes. Les films sont beaucoup orientés vers les hommes en détention. »

UN TABLEAU (QUASI) RÉEL ET RÉALISTE

Le postulat de départ, une femme prenant la place de son mari en prison, elle le tire d’une détenue rencontrée lors des ateliers. « Elle a fait évader son mari de prison. Ensuite, tout diverge, on est dans une fiction. C’est simplement le point de départ du thriller. », souligne Audrey Estrougo. Des anecdotes racontées, des bruits et ambiances sonores entendus et perçus, des situations vues, elle puise au maximum pour dresser ici un tableau très réaliste de cet univers si fantasmé et si méconnu dans sa réalité profonde.

Ainsi, elle a baigné son équipe dans ce milieu, exigeant beaucoup de travail en amont et en groupe. « On a travaillé sur des impros pour construire l’esprit du groupe avant de le filmer. Puis on a chacun-e fait un travail perso. Moi, j’ai vaqué à mon imagination, j’ai regardé des vidéos sur YouTube, des documentaires que nous a conseillé Audrey, des reportages, etc. Et j’ai gardé ce qui avait du sens pour moi, ce qui résonnait. Ça pouvait être des phrases, des manières de parler mais aussi une couleur, un bruit, un sentiment. », livre Eye Haïdira, dont le jeu est irréprochable.

La composition des rôles n’est pas évidente pour ce film, basé et inspiré d’une multitude de faits réels. Les comédiennes ont alors pu rencontrer des détenues de la prison des femmes de Rennes, échanger avec elles, les retrouver sur le tournage pour certaines, discuter avec des figurant-e-s rennais-es « passé-e-s par la case détenu-e-s ou personnes proches d’un-e détenu-e. »

« Les toilettes qui débordent, le papier toilette en rupture de stock, le personnage vengeur d’infanticide, etc. Tout ça, c’est vrai. Les bruits sont vrais, ils ont été captés en prison. Le son en prison, c’est très particulier. Ce qui a été scénarisé, c’est le rapport à la psychologie. », dévoile la réalisatrice.

DÉNONCER UN SYSTÈME SCLÉROSÉ

Si dès le départ l’atmosphère est oppressante, la tension augmente au fil de l’histoire. Les situations se croisent autour de la protagoniste et révèlent de nombreuses difficultés inhérentes à la détention. Pas seulement pour les personnes incarcérées.

Mais aussi pour les surveillantes, qui résident dans l’enceinte de la prison. « Elles font les 2/8, elles sont corvéables à merci et restent tout le temps sur leur lieu d’affectation », rappelle Audrey Estrougo. Pour Marie-Sonha Condé, qui interprète la surveillante en chef, la rencontre avec des professionnel-le-s a été bouleversante :

« C’est très complexe. J’avais fait quelques dates avec Audrey sur les ateliers, j’ai visité quelqu’un en prison et là c’est encore une autre vision. Ici, j’ai dû me battre contre mon propre préjugé, je me disais « faut être con pour être surveillant de prison. » Vraiment. Et finalement, j’ai voulu rendre justice à ces femmes qui sont aussi des taulardes. L’administration leur donne quasiment rien mais leur demande de faire des miracles. Elles ne sont pas sans cœur mais ne peuvent pas être dans l’empathie totale, surtout la cheffe, faut qu’elle fasse tenir le bordel. Et le poids de l’uniforme les enferme. Tout est très complexe. »

La taularde ne se réduit pas simplement à une histoire d’amour et de sacrifice. Mais pourrait être un prétexte pour romancer la vie en détention et les conséquences d’un enfermement misérable. C’est ce que dénonce la réalisatrice dans son propos, placé entre les lignes.

« On enferme les gens, on les détruit puis on les relâche. Qu’est-ce qu’on fait toute la journée ? Rien. C’est un appauvrissement. On pourrait élever la pensée… Mais finalement on est le produit d’un système. On voit en prison tout ce qui ne va pas dans la société. Les détenu-e-s sont les fruits de failles sociétales. », lâche-t-elle.

Selon elle, la réflexion ne serait pas prise par le bon bout, par lâcheté et manque de convictions, et n’agirait pas pour une amélioration des conditions de vie en dehors des prisons. Elle évoque un état démissionnaire, un état qui « a abandonné ses citoyens ». Et le montre à travers cette micro-société au cadre rigide et froid et aux fondations pourtant balbutiantes et fragiles dans lesquelles s’immiscent colère, révolte, repentir et odeur de mort.

BRÈVES RESPIRATIONS…

Des instants d’aération rythment les scènes à haute tension, avec un pont vers l’extérieur en la figure du fils de Mathilde. Malgré une relation que l’on sent conflictuelle et un jeune homme qui ne comprend pas l’acte de sa mère, les deux personnages vont se retrouver subtilement.

« On a travaillé ça ensemble avec Sophie (Marceau, ndlr) aux répétitions : uniquement la relation mère / fils. Cette mère, elle n’est pas contre son fils et il le sait. Mais ils vont se redécouvrir et se récupérer. Moi, je devais travailler sur comment le fils appréhende pour la première fois sa mère comme une femme. », explique Benjamin Siksou, un des rares rôles masculins du long-métrage.

Ainsi, la réalisatrice parsème ça et là de brèves respirations – pas uniquement dans les scènes de parloir mère/fils – mais tient à la plongée suffocante dans le milieu carcéral et la symbolique de l’enfermement qu’il soit physique ou moral. Le décor est brillamment campé, l’univers réaliste et les actrices-teurs talentueux.

Toutefois, l’atmosphère anxiogène et asphyxiante prend le pas sur l’histoire, rendant les spectateurs-trices susceptibles de se désintéresser de la fiction pour s’évader des murs de Jacques Cartier et oublier que l’intrigue est moins léchée que le contexte. Un peu décevant, surtout lorsque l’on sait à quel point la réalisatrice avait maitrisé l’art de frapper et bouleverser les esprits avec Une histoire banale, abordant sans détour ni tabou le viol d’une jeune femme à son domicile ainsi que les conséquences psychologiques et physiques qui s’en suivent.

Célian Ramis

Victoria, loin des assignations genrées

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Cinéma Gaumont Rennes
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Avec son film Victoria, Justine Triet réalise un portrait humain d'une femme - incarnée par Virginie Efira - ancrée dans son époque, loin des clichés de sexe et de genre.
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Virginie Efira incarne Victoria dans le film éponyme de Justine Triet (La bataille de Solférino), à découvrir sur les écrans dès le 14 septembre. L’actrice et la réalisatrice étaient de passage à Rennes, le 5 septembre dernier, pour présenter en avant-première au cinéma Gaumont ce long-métrage fortement courtisé lors du festival de Cannes.

Victoria, c’est une nébuleuse bien bordélique. Avocate pénaliste qui peine à se payer, mère de deux petites filles, célibataire en plein néant sentimental, elle enchaine les journées à courir partout, sans désirs palpables ni désaveux.

Son quotidien est bousculé par une succession de désagréments, entre son ex qui lance un blog littéraire (trop) largement inspiré de sa vie et sa personnalité à elle (et des dossiers de ses client-e-s), son ami accusé de tentative de meurtre sur sa compagne et sa rencontre impromptue avec un ancien client désireux de se lancer dans une carrière d’avocat qu’elle embauche comme jeune homme au pair.

Elle doit alors composer avec tous ces éléments, tiraillée entre son obsession de comprendre qui elle est – que ce soit à travers une thérapie ou une visite chez une voyante - et sa tendance à passer à côté de sa vie :

« J’aime beaucoup le fait que le propos ne soit pas enfermé, que le film ne fasse pas les contours du personnage. Ce n’est pas juste une femme avec des enfants qui bosse beaucoup. Tout rejaillit sur elle, il y a une sorte de chaos, d’absurdité, de vérité qui n’est pas facile à trouver. L’intime contamine son travail, elle passe son temps à s’analyser et avec son sens de la rhétorique à anéantir la parole spontanée et finalement, elle manque vraiment de lucidité sur elle-même. Moi, j’en connais plein des gens comme ça. », explique Virginie Efira.

UNE FIGURE CONTEMPORAINE

L’actrice belge campe ici une femme que l’on pourrait voir au bord de la crise de nerfs ou de la dépression. Mais le portrait va au-delà d’une simple réduction d’une personne à l’état second. Ce que filme Justine Triet, c’est une femme happée par le quotidien, ses aléas et les difficultés rencontrées au cours d’une vie. Une personne qui reçoit des émotions et doit traiter avec. Et qui intellectualise ce qu’elle ressent pour tenter de dominer l’impalpable et l’ingérable.

Pour la réalisatrice, Victoria n’incarne pas celle que l’on qualifie de « femme moderne » souvent poussée à son paroxysme, dans le sens WonderWoman, sorte de super-héroïne qui répondrait à toutes les assignations genrées de son sexe en y ajoutant celles de l’autre sexe. Dans le long-métrage, elle choisit une réalité plus raisonnable. Plus appréciable dans sa justesse et son regard.

Car la protagoniste sort du cadre figé de la norme dans laquelle on enferme les individus, féminins comme masculins. Elle ose affirmer un écœurement momentané pour le sexe, se laisse dépasser par les événements sans pour autant baisser les bras et chute en faisant transparaitre sa vulnérabilité.

Et de cette femme, on en garde uniquement l’essence et ce qu’elle renvoie de son existence. Une mise à nu véritable qui casse la recherche de toute catégorisation de cette femme ancrée dans les réflexions de son époque.

« En écrivant, je n’ai pas pensé à la femme moderne et à comment éviter les clichés sur les femmes. J’ai mis des choses en elle qui me plaisait, je me suis inspirée de figures cinématographiques, de mes ami-e-s, de Virginie dans ce qu’elle dégage, de moi également. Je ne pense pas trop à la femme moderne mais je pense en revanche à la figure trop vue. », précise Justine Triet.

COMPLEXITÉ HUMAINE

La figure trop vue tout autant que la figure trop peu vue. Les hommes étant souvent au centre des scénarios. « Du coup, je m’identifie plus facilement aux personnages masculins que féminins qui sont satellites et qui sont soit les épouses, soit les maitresses… Je préfère les personnages complexes qui ne sont pas réduits à femme / mère / qui travaille ou pas. », poursuit la cinéaste.

Virginie Efira acquiesce. « On ne dit pas d’un film sur un personnage central masculin que c’est un portrait d’homme. », souligne l’actrice.

Les hommes ne sont pas laissés pour compte dans le récit de Victoria. Semeurs de trouble à l’origine des ennuis de la protagoniste, ils sont aussi des éveilleurs de conscience. Ex amant, ami et amoureux transit, tous les trois culminent autour de Victoria et l’aident, directement ou non, dans son cheminement tout aussi bien vers ses échecs que ses victoires. Sans pour autant être réduits à une représentation manichéenne de la figure masculine.

Ils sont complexes. À même niveau que le personnage féminin. Mais à moindre échelle puisque c’est elle le cœur du film. « Avec le personnage de Vincent Lacoste, on voit bien les velléités de l’être humain. Car je suis convaincue que la comédie peut aussi montrer la cruauté des êtres humains. Ce n’est pas juste un personnage angélique, il y a aussi le rapport trivial à l’argent, son côté intéressé que l’on découvre. », commente Justine Triet.

Elle aime dépeindre ici des personnalités doucement borderline et jouer avec. Montrer la fragilité humaine avec simplicité. Et on apprécie de se faire embarquer dans l’aventure, même si les intrigues satellites au portrait sont loin d’être réalistes et réussies.

Le film croise les genres de la comédie, qu’elle soit dramatique, romantique ou humoristique, et on se laisse guider par cet instant de vie livré avec talent par une Virginie Efira qui s’efface de plus en plus de ce que l’on connaît de sa carrière pour habiter des personnages plus significatifs et intéressants.

Célian Ramis

Divines, les femmes du XXIe siècle ont du clitoris !

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Cinéma Gaumont Rennes
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À partir du 31 août, le grand public peut découvrir Divines, l'oeuvre résolument explosive de la réalisatrice Houda Benyamina, révélée lors de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes.
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À partir du 31 août, le grand public peut découvrir l'oeuvre résolument explosive de la réalisatrice Houda Benyamina, révélée lors de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes. Présente au cinéma Gaumont de Rennes le 18 juillet dernier, pour l’avant-première de Divines, son premier long-métrage, elle était accompagnée des trois actrices principales du film, Oulaya Amamra, Déborah Lukumuena et Jisca Kalvanda.

Elle a frappé fort, Houda Benyamina, au moment du festival de Cannes. Repérée lors de la Quinzaine, elle s’est vue décerner pour son premier long-métrage la Caméra d’Or. Et a été révélée au grand public grâce à son discours viscéral et sans langue de bois marquant ainsi les esprits de par sa manière d’inciter à avoir du clito.

« Bientôt, j’en suis sûre, cette phrase (« T’as du clito », citation du film, ndlr) sera connue à l’international ! », glisse-t-elle, de passage à Rennes. Elle croit au pouvoir des petites choses qui font bouger les grandes. Si les petites filles ont conscience dès le plus jeune âge que le monde n’est pas qu’une affaire de couilles mais aussi de clitoris, la société évoluera différemment.

LA REVENDICATION D’UN FILM HUMANISTE

Elle croit en la responsabilité collective et la responsabilité individuelle, la prise de conscience. Éprise de liberté, elle joue des codes aussi bien cinématographiques que sexués. Elle ne croit pas qu’en le féminisme, mais globalement en l’humanisme.

Et c’est un film humaniste qu’elle revendique aujourd’hui. Ni un film de femmes, ni un film de banlieue, elle le présente comme un constat. « Ce n’est pas énième film de banlieue. Et même si ça l’était… Ça ne dérange personne quand un réalisateur fait un énième film parisien ! Divines est nouveau dans son ADN. Je suis une femme et je parle de ce que je connais. Et de là où je viens, les femmes sont comme ça. », lâche-t-elle d’entrée de jeu.

Houda Benyamina présente sa réalité et ses fascinations. « Française de confession musulmane, d’origine marocaine, virée du bahut qui s’est orientée vers un CAP coiffure avant de reprendre des études en arts du spectacle, d’intégrer l’ERAC (école de formation au métiers d’acteurs, ndlr) à Cannes », elle est multiple et marche loin des sentiers battus et des images stéréotypées que l’on voudrait lui coller.  

Elle parsème des bouts d’elle-même, et de son co-scénariste, dans l’ensemble de son film, bâti sur plusieurs années de galère, et ses traits de caractère dans tous les personnages. Entrecroise du Vivaldi à des chants coraniques, de la danse à du trafic de drogues. Un mélange loin d’être antinomique.

Pour la réalisatrice, « l’art incarne une forme de sacré. Vivaldi souligne la confiance et le Coran nous guide vers le chemin de la rectitude. Ce n’est pas un film sur la religion mais il y a le côté spiritualité dans le sens de la recherche de l’intime. Dans la danse, on voit aussi une sorte de prière, il répète tout le temps le même mouvement comme s’il cherchait à se dépasser jusqu’à la perfection. Alors que Dounia, elle, est en combat contre elle-même, elle est déchirée entre toutes ces aspirations, son besoin de reconnaissance. Je m’intéresse beaucoup à la dignité. »

La dignité, la reconnaissance, Dounia (Oulaya Amamra) court après. Sans relâche. Surnommée « la bâtarde », elle vit avec sa mère dans un camp roms bordant l’autoroute. Avec son acolyte Maimouna (Déborah Lukumuena), qui elle réside dans une cité voisine, elles rêvent d’argent, elles rêvent de la grande vie. Et Dounia ne va pas hésiter à se lancer dans un trafic de drogues en rencontrant Rebecca (Jisca Kalvanda), dealeuse charismatique et respectée. En parallèle, la jeune femme s’émerveille secrètement devant Djigui, danseur passionné et perfectionniste.

Pour le rôle de Dounia, Oulaya Amamra va se battre pour convaincre Houda Benyamina, sa grande sœur. « Sur le plateau, elle était très dure avec nous mais encore plus avec elle-même. », souligne la jeune actrice, rejointe par Déborah Lukumuena :

« Elle nous a aidé à nous surpasser et nous a appris l’ambition pour nous-mêmes. »

COLLER À LA RÉALITÉ

Les interprètes, la réalisatrice les a choisies pour les émotions qu’elles dégagent et pour ce dont elles sont capables humainement : « Ce sont de vraies comédiennes, je n’ai pas pris des filles de cité transformées en actrices. Il n’y a que Djigui qui est danseur professionnel et qui a dû apprendre à jouer en même temps. » Les personnages doivent être représentatifs d’eux-mêmes et gommer les frontières des assignations genrées attribuées à chaque sexe.

« Dounia est une ado plutôt dure, renfermée, qui a besoin de reconnaissance et de dignité. Rebecca recherche la reconnaissance et l’argent. Maimouna incarne l’amour absolu, c’est un personnage sacré. Rien là-dedans n’est l’apanage de l’homme. Djigui est gracieux et la grâce n’est pas un attribut féminin. Mes personnages sont des guerrières. Il n’y a pas de masculinité, je ne sais pas ce que ça veut dire. Et je pense qu’il faut redéfinir la femme du XXIe siècle. Redéfinir la féminité. », explique Houda Benyamina.

Redéfinir la féminité. Ouvrir les yeux. Pour voir que les femmes fortes sont partout. Et pouvoir ainsi proposer de justes représentations des êtres humains. Ne plus être obligée de justifier les caractères de ses personnages parce qu’ils sont hommes ou femmes.

« Pour jouer Dounia, j’ai dû opérer une transformation physique. J’étais plutôt délicate à la base…, rigole Oulaya Amamra. Je viens d’un lycée privé, je viens de la banlieue mais mes parents ont toujours évité que je traine dans la rue. C’était donc nouveau pour moi, c’était un vrai travail de composition, entre les films que Houda nous a conseillé de regarder –films de samouraïs, de gangster, Scarface ou Aliens même – et le terrain car je suis allée dormir dans un camp de roms avec Houda. Et tout ça a nourri les personnages, tout ça a fait qu’on est dans une vérité. Mais nous sommes des personnages de cinéma, même s’ils peuvent être proches de la vraie vie. »

Proches de la vraie vie car Rebecca existe réellement et la réalisatrice a souhaité la représenter à sa manière dans son long-métrage. Proches de la vraie vie car Oulaya Amamra et Déborah Lukumuena ont dû passer beaucoup de temps ensemble pour faire naitre la complicité entre les deux amies qui se portent un amour amical inconditionnel. Proches de la vraie vie car les thèmes traités sont ceux d’un quotidien universel. De ceux qui percent l’abcès sans tabous ni complexes. Pour une recherche de réelle liberté.

LE PRIX DE LA LIBERTÉ

Divines, c’est une histoire de quête. Dounia cherche à s’extirper de sa condition sociale, à travers la reconnaissance et l’argent. Poussée par cette vie vécue dans la pauvreté, elle refuse de se résoudre à rester dans cette strate.

« Elle ne peut pas ne pas s’en sortir. Mais elle doit perdre quelque chose pour comprendre, pour sa quête intérieure. Je suis convaincue que la souffrance et les erreurs permettent d’avancer. Personnellement, faut que je tombe pour comprendre. »
précise Houda Benyamina.

Ici, elle pose des questions car « le cinéma est un poseur de questions, tout en étant dans l’émotion, car le verbe, seul, peut mentir. ». Ici, elle interroge les valeurs de la jeunesse d’aujourd’hui, mise face à la dictature du capitalisme, sans en faire une critique acerbe. Simplement un constat, sans juger que l’argent est un problème en soi. Ici, elle aborde le fait d’aimer et d’être aimé-e. Ce que n’a jamais appris Dounia et qu’elle découvre.

Et aborde également la question du libre arbitre, de la responsabilité de nos actes, de la colère. La colère profonde, néfaste, dangereuse. Qui vient des entrailles et bouffe tout le reste autour.

La réalisatrice l’affirme, la colère est un sentiment mauvais et convoque Pythagore pour le confirmer : « ‘’Aucun Homme n’est libre s’il ne sait pas se contrôler’’. Dounia ne sait pas maitriser ses émotions. Comme tout le monde, elle a besoin d’apprendre de ses erreurs. On perd et on gagne. Pour moi, ça doit passer dans le corps, dans l’action. Moi, ma colère est dans mon art.»

L’heure de la révolte devrait sonner dans son prochain opus, qu’elle évoque à demi-mots lors de son passage dans la capitale bretonne.

« Lors de la Révolution française, les armes ont été prises par les pauvres. Je suis fière d’être française car on ne supporte pas l’état d’humiliation. Comment on transforme la colère en révolte ? Ce sera certainement le sujet du prochain film. Comme Pasolini, je n’invente rien, je suis simplement témoin de mon époque. Dounia est en colère, pas encore en révolte, elle n’a pas encore le verbe. La colère et l’humiliation vont nous mener à notre perte. Je n’ai pas l’impression que l’on avance à notre époque. Au contraire, on régresse. La misère est grandissante. C’est une question de responsabilité collective et individuelle. »

Son action à elle, au-delà du constat réaliste délivré dans son premier long-métrage aussi puissant que lyrique, passe par la création et la pérennité de l’association 1000 visages, fondée en 2006 avec son ami Eiji Ieno à Paris. Une structure qui permet l’accessibilité à la culture et à l’éducation à l’image pour un public qui en est éloigné.

Pénétrant dans les quartiers défavorisés, 1000 visages souhaite insuffler une nouvelle dynamique dans le secteur culturel et audiovisuel et ainsi témoigner de la réelle diversité qui nourrit la richesse de la France, pour une plus juste représentation de la société devant ou derrière la caméra.

« Pour construire une estime de moi-même, j’ai eu quelqu’un sur mon chemin pour ça. C’est pour ça que l’association 1000 visages est importante pour moi. », précise Houda Benyamina. Pas étonnant que les 3 actrices principales en soient membres et manifestent la volonté de s’investir pleinement dans cette dynamique. C’est de là qu’elles puisent leurs réseaux, formations et agents.

Un tremplin pour la suite puisque Oulaya Amamra est admise au Conservatoire. De leur côté, Jisca Kalvanda (que l’on pourra découvrir et apprécier dans le court-métrage de la réalisatrice rennaise Lauriane Lagarde, A l’horizon, lire YEGG#49 – Juillet/Août 2016, rubrique Culture) et Déborah Lukumuena intègrent des formations au Théâtre de la Colline à Paris ainsi qu’au Théâtre National de Strasbourg.

Célian Ramis

Sous tes doigts : "On n'aborde rarement les guerres du point de vue des femmes"

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De passage à Rennes, la réalisatrice Marie-Christine Courtès aborde la condition des femmes ayant fui le Vietnam, en 1956, et la question de l’héritage transmis aux générations futures.
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Une semaine avant la journée nationale d’hommage aux « morts pour la France » en Indochine, célébrée le 8 juin dernier, Marie-Christine Courtès, scénariste et réalisatrice, était de passage à Rennes pour présenter Sous tes doigts, son premier court métrage d’animation au festival Courts en Betton. L’occasion d’aborder la condition des femmes ayant fui le Vietnam, en 1956, et la question de l’héritage transmis aux générations futures.

Ce premier court métrage était dans les tuyaux depuis plusieurs années. Quand Marie-Christine Courtès rencontre Jean-François Le Corre, producteur pour la société rennaise Vivement lundi !, ce dernier lui demande d’écrire un scénario destiné à l’animation, domaine qu’elle n’a encore jamais expérimenté. Et qui la mènera aux César, Sous tes doigts ayant été nominé cette année dans la catégorie Meilleur film d’animation (court métrage).

En une dizaine de minutes, la réalisatrice nous propose un docu-fiction animé onirique et poétique, dans lequel les non-dits se brisent sans un mot. L’histoire de trois femmes héritières d’une transmission douloureuse.

Ainsi, Sophie, à la mort de sa grand-mère, découvre-t-elle ce que celle-ci a vécu en Indochine, délaissée, enceinte, par un colon français, puis rapatriée en France en 1956 et placée dans le camp de Saint-Livrade dans le Lot-et-Garonne.

Pour comprendre ce qui a motivé Marie-Christine Courtès à aborder ce sujet, il convient de présenter rapidement son parcours. En sortant diplômée du Centre de Formation des Journalistes, elle devient JRI (journaliste reporter d’images) et travaille notamment dans différentes villes bretonnes, entre Brest, Rennes, Saint-Brieuc ou encore Lorient. Avant d’exercer son métier en Asie du sud-est, où elle sera entre autre correspondante pour une agence américaine.

Toutefois, elle quitte la profession : « Pour moi, c’était uniquement du magazine, ce n’était pas du journalisme que je faisais ! » C’est une amie vietnamienne qui lui parle pour la première fois du camp de Saint-Livrade, un des camps d’accueil des français d’Indochine, ouvert aux 1 160 réfugié-e-s arrivés dans l’Hexagone.

En effet, en 1954, après la défaite de Diên Biên Phu, les accords de Genève et le retrait des troupes françaises du nord du Vietnam marquent l’engagement de l’État français de prendre en charge les couples mixtes et les veuves de Français qui fuient la guerre et le communisme.

Leur hébergement se veut provisoire. Mais 50 ans plus tard, ils et elles sont toujours là, dans ce camp, oublié-e-s de tou-te-s. D’où le titre du premier documentaire de Marie-Christine Courtès, co-réalisée avec son amie My-Linh Nguyen, Le camp des oubliés, qui sera diffusé en 2004 sur France 3. « C’est incroyable, j’ai grandi à côté et je n’en avais jamais entendu parler. », explique-t-elle.

POINTER L'INDICIBLE

Cette réflexion va nourrir l’ensemble des contenus qu’elle va produire par la suite puisqu’en 2012, quelques années après avoir intégré une formation de scénariste à la Fémis, elle réalise Mille jours à Saigon (produit par Vivement lundi !). En cherchant un dessinateur pour les personnages et décors de Sous tes doigts - qu’elle commence à écrire en 2009 - elle pense à Marcelino Truong qui évoque son roman graphique qu’il bâti sur son père, traducteur du président vietnamien Ngo Dinh Diem, et la guerre civile qui opposa le Nord et le Sud du pays après le départ des français.

Son court-métrage sonne alors comme une continuité de son voyage à travers l’Histoire contemporaine qui lie le Vietnam à la France. Parler des femmes apparaît comme une évidence pour elle, qui constate qu’au camp de Saint-Livrade, ce sont surtout des femmes et des enfants qui ont résidé dans ces bâtisses :

« Le dessin de ces femmes s’est imposé, il permettait d’appuyer là où ça fait mal. Car on n’évoquait pas le fait que les hommes français les ont oubliées, puis que les pouvoirs publics les ont abandonnées. »

BRISER LES TABOUS

Tout comme elle a côtoyé les trois générations installées dans le camp, la réalisatrice les illustre dans un scénario et une mise en scène léchée et poignante, accompagnée de la dessinatrice Ludivine Berthouloux (Marcelino Truong ayant réalisé également quelques dessins). L’occasion de dire et de questionner tout ce qu’elle n’aurait osé demandé frontalement à celles qui peuplent ou ont peuplé Saint-Livrade.

Sophie est une adolescente, repliée sur elle-même, en prise à la colère identitaire qui se fait sentir depuis plusieurs décennies dans les banlieues françaises. « Il y a aujourd’hui des jeunes issu-e-s de la 4e génération qui se disent vietnamiens, pas français, alors qu’ils ne connaissent rien du Vietnam. C’est révélateur ! », souligne Marie-Christine.

La communication avec sa mère semble rompue et le rejet de la tradition, une manière d’exprimer une personnalité perdue, brisée par le tabou. Comme si elle endossait, sans le savoir, le poids de son passé. Un thème qui fascine l’ex-journaliste : « On a tous un héritage plus ou moins douloureux. Comment le reçoit-on et qu’en fait-on ? » En découvrant l’histoire de sa mère et de sa grand-mère, Sophie va faire corps avec son aïeule et renouer avec la danse traditionnelle qu’elle influence de son vécu personnel.

Les silhouettes s’entremêlent dans une chorégraphie émouvante et virevoltante. L’esthétique rencontre le propos au service d’un message qui transparait avec une grande beauté et une intensité telle qu’elle nous reste en mémoire et nous enveloppe de sa violente douceur.

HISTOIRE D’UN TROU DE MÉMOIRE

Sous tes doigts brise bien des tabous. Avec ce court-métrage, Marie-Christine Courtès ne met pas seulement l’histoire de ces femmes sur le tapis. Elle met en relief le silence qui perdure aujourd’hui en France autour de la guerre d’Indochine et des années qui ont suivi. Et quand on rapproche ce tabou de celui des harkis, elle nous répond subitement : « Un camp de harkis se trouvait à 2 kms du camp de Saint-Livrade ! Tout comme pour les harkis, la France n’a pas assuré l’accompagnement et l’intégration des rapatrié-e-s. »

Et le cinéma n’a pas saisi la thématique pour la mettre sur le devant de la scène. Ce que souligne Delphine Robic-Diaz, auteure de La guerre d’Indochine dans le cinéma français. Images d’un trou de mémoire publié en 2015 aux Presses Universitaires Rennaises, dans la jaquette du DVD qui réunit Sous tes doigts et Son Indochine de Bruno Collet (deux productions Vivement lundi !) :

« La guerre d’Indochine hante le cinéma français depuis plus d’un demi-siècle. Jamais complètement abordée, elle ne bénéficie pour autant que très rarement d’un réel traitement à l’écran. »

Tout comme « on n’aborde rarement les guerres du point de vue des femmes », selon Marie-Christine Courtès. Et l’histoire de la grand-mère, séduite par un colon français, résonne dans l’Histoire et l’actualité, les femmes étant trop souvent des victimes de l’occupation militaire, peu importe les territoires en guerre.

Multi-primé depuis sa diffusion en festivals en 2015, le court-métrage poursuit son chemin cette année, en route pour le Cartoon d’or, prix visant à récompenser le meilleur court d’animation européen. En parallèle, la réalisatrice travaille à un futur projet qui pourrait la faire renouer avec son passé de journaliste, sans la ramener à son premier métier. « Je ne veux plus faire ça, mais les journalistes en tant que personnages me fascinent. », conclut-elle, avant de retrouver son producteur pour une journée de travail.

Célian Ramis

Les Innocentes, entre pureté esthétique et horreur de la situation

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Cinéma Gaumont, Rennes
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La réalisatrice Anne Fontaine revient sur un fait tragique de l’Histoire, lors de la Seconde guerre mondiale en Pologne, dans son nouveau film Les Innocentes.
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La réalisatrice Anne Fontaine revient sur un fait tragique de l’Histoire, lors de la Seconde guerre mondiale en Pologne, dans son nouveau film Les Innocentes, qu’elle présentait en avant-première le 18 janvier dernier, au cinéma Gaumont de Rennes.

Décembre 1945, Pologne. Mathilde Beaulieu est en mission pour la Croix-Rouge française. Elle y assiste un chirurgien dans le but de soigner les rescapés de la guerre avant leur rapatriement en France. Appelée à l’aide par une religieuse polonaise, elle va accepter de se rendre dans le couvent où vivent trente bénédictines coupées du monde, enchainées à une tragédie survenue quelques mois plus tôt. Violées par des soldats de l’Armée Rouge, plusieurs d’entre elles sont sur le point d’accoucher.

La trame est historique. Ignorés encore aujourd’hui de la majeure partie de la population polonaise, mais confirmés par des historiens du pays, les faits ont eu lieu à divers endroits, souvent situés vers la frontière de Silésie, au Sud-Ouest de la Pologne. Violées, tuées pour certaines, laissées enceintes pour d’autres. Dans le film d’Anne Fontaine, l’action se concentre sur le cas des bénédictines soignées par Madeleine Pauliac, médecin-chef de l’hôpital français de Varsovie en ruines, et chargée de la mission de rapatriement à la tête de la Croix-Rouge française.

LA VÉRACITÉ D’UNE AMBIANCE

Dans un carnet, dévoilé par Philippe Maynial, son neveu, elle y écrit son quotidien auprès des patients et témoigne de cet épisode au couvent où elle rencontre des femmes en proie à une problématique tragique, qu’elle garde secrètement par peur de mettre le couvent en péril. Les Innocentes en est une adaptation, non la copie exacte. « Il y a très peu de choses écrites sur ce carnet. C’est très bref, tel jour j’ai fait ça, point. », explique Anne Fontaine, lors de son passage à Rennes.

Pour nourrir les personnages et relater de l’atmosphère monacale avec véracité et fidélité, la réalisatrice de Gemma Bovery ou encore Perfect Mothers s’est rendue à 2 reprises dans un couvent : « La première fois, 3 jours, la deuxième fois, 4 jours. Je faisais tout comme elles, j’étais considérée comme une novice. J’ai été très touchée par cette expérience. C’était important pour ma façon de filmer. Les visages cadrés par le voile, les mains qui sont les seuls membres à apparaître en dehors du chasuble, les corps ensevelis par les tissus… ça change vraiment la manière de regarder une personne. »

L’occasion de contempler et d’observer les rythmes qui structurent les journées des nonnes entre les instants de silence, les prières et les chants. Pour les reproduire au plus près du réel et ainsi pouvoir nous plonger dans l’ambiance et le contexte. Défi relevé puisque la pureté des couleurs contrastées entre le noir anthracite et les nuances de blanc, dans un décor épuré, accentue la violence du propos et nous maintient sous pression, comme pour nous dire que jamais cela ne s’arrête, malgré quelques instants de respiration et d’espoir.

FOI ET VOCATION

Un propos qui n’est d’ailleurs pas singulier mais qui s’attèle à saisir chaque réaction manifestée par les protagonistes et leur évolution, sans porter de jugement moral et sans imposer de vision manichéenne, la complexité de l’être humain étant un élément sous-jacent à l’histoire (et à l’Histoire). Gérer le drame, vivre une grossesse imposée, conséquence d’un viol, affronter des dénis, se buter contre les règles, se battre et se débattre avec sa foi. C’est là l’essence même du film. Comment garder la foi dans une situation comme celle-ci ? La foi peut-elle être inébranlable ?

« La maternité pour une Sœur, c’est ce qu’il y a de plus difficile à abandonner quand elle s’engage devant Dieu. C’est ce qui est ressorti dans ce qu’elles m’ont raconté quand je suis allée au couvent. Là, en plus, elles y sont confrontées de force. Chacune d’entre elles va alors dialoguer à sa manière avec cet événement. », livre la réalisatrice transcendée par le sujet dès lors que ses producteurs le lui ont proposé.

Et le film ne se limite pas à la foi religieuse touchant plus largement à la vocation et à l’espérance. L’importance de l’espérance, s’il en est. Confrontant ainsi le monde spirituel à celui du monde laïc, à travers le personnage de Mathilde, communiste par éducation, pragmatique, scientifique. Une jeune femme qui s’est jetée tête baissée dans l’horreur de la guerre et qui est arrivée en Pologne avec ses certitudes, dénuées de certaines réflexions philosophiques.

DE LA BEAUTÉ JAILLIT L’HORREUR

Interprétée par Lou de Laâge, elle captive spectatrices et spectateurs. De son comportement transgressif – femme médecin, bravant les ordres de sa hiérarchie, entamant une relation « non conventionnelle » (pour l’époque) avec le chirurgien, gardant le secret des Sœurs, agissant en pleine nuit malgré les dangers des barrages des soldats russes – elle tire un roman d’apprentissage à travers un enchainement d’expériences initiatiques.

« J’ai voulu Lou pour sa grâce. C’est très fort au cinéma d’avoir de la grâce. Je l’ai dirigée d’une manière particulière car au départ elle devait être froide, ne pas montrer ses émotions. Si son personnage était trop atteint, elle ne pouvait plus faire correctement son travail. », justifie Anne Fontaine. Et entre Mathilde Beaulieu et les Sœurs se nouent des relations profondes qui vont rompre avec le quotidien et s’immiscer dans cette communauté à la dramaturgie semblable à celle de chaque groupe identitaire, composé  d’égos, de tensions et de tempéraments différents.

La beauté des Innocentes réside dans la découverte de l’autre et l’acceptation, ou non, des événements en cours. Dans le choix du renoncement ou de l’espérance, dans les motivations à commettre un acte répréhensible comme le sacrifice d’un enfant pour préserver sa communauté du déshonneur et de la disgrâce. Sans minimiser ou grossir le trait, la réalisatrice rend le poids de la religion, la rigidité de la pensée catholique tout comme celle de la pensée scientifique, malléables. Interrogeant ainsi qui de l’individu ou de la foi guide l’autre.

Tout est travaillé, chaque détail est peaufiné. Décors, lumières, dialogues (français soutenu pour la polonaise Sœur Maria), interprétations sans failles des comédiennes, tout est confiné dans la plus grande pureté et dans la plus grande sobriété. Comme pour déclencher un choc entre la perfection esthétique et l’horreur du sujet, qui, réunis, bouleversent les spectatrices et les spectateurs.

Sortie de son contexte, la situation exposée se transpose à notre époque contemporaine, la cruauté des actes infligés n’ayant pas cessé à la fin de la Seconde guerre mondiale. Le film nous invite à réfléchir à la réalité des violences sexuelles, pas seulement crimes de guerre mais aussi et surtout crimes du quotidien. En France, c’est en moyenne 84 000 femmes par an (âgées entre 18 et 75 ans) qui sont victimes de viols ou de tentatives de viols, selon le site gouvernemental contre les violences faites aux femmes.

Au cinéma à partir du 10 février 2016.

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