Célian Ramis

Eddy de Pretto, l'expression des masculinités entrecroisées

Posts section: 
List image: 
Eddy de Pretto, en concert au Liberté, à Rennes le 6 avril 2024
Summary: 
Auteur talentueux maniant le verbe qui claque, chanteur confirmé de la scène pop rappée, Eddy de Pretto est également un performeur incontestable. À l'occasion du Crash Coeur Tour, il nous a régalé d’un show moderne et empouvoirant.
Text: 

Eddy de Pretto en concert au Liberté à Rennes le 6 avril 2024Écouter un album d’Eddy de Pretto  - n’importe lequel - est une expérience. Assister en live à un concert d’Eddy de Pretto en est une autre. Et c’est à l’occasion du Crash Cœur Tour, honorant son troisième opus, qu’on en a pris plein la vue : auteur talentueux maniant le verbe qui claque, chanteur confirmé de la scène pop rappée, il est également un performeur incontestable. Le 6 avril dernier, sur la scène du Liberté, il régalait le public rennais d’un show moderne et empouvoirant.

Plongée dans le noir, la foule acclame l’artiste. Sur la scène, un écran rectangulaire à la forme de panneau publicitaire dévoile en gros plan les yeux du chanteur dont on entend la voix mais dont on ne voit pas encore la silhouette. A cappella, Eddy de Pretto interprète, à la manière d’un Jacques Brel, son nouveau titre « Love’n’Tendresse ». Le public, ébahi, retient son souffle. Hissé sur un échafaudage, l’auteur-compositeur de Crash Cœur bouge et danse, au rythme de la vidéo qui alterne image figée, effets visuels et chorégraphiés et affiche le groupe de musiciens, paraissant en live dans un studio différé. 

La scénographie, époustouflante de modernité, se met au service d’un artiste à l’énergie débordante et communicative. Sa dynamique nous embarque instantanément et nous cueille avec étonnement. Si on a l’habitude de vibrer au son de ses textes percutants et d’entrer en intimité avec les histoires racontées, on perçoit ici une autre facette de sa personnalité artistique. On plonge, sans retenue aucune, dans sa proposition. Une invitation au lâcher prise et à la joie militante.

ÔDE AUX MASCULINITÉS PLURIELLES

Eddy de Pretto en concert au Liberté à Rennes le 6 avril 2024De « Parfaitement » à « R+V », en passant par « Kid », « Papa sucre » ou encore « Être biennn », Eddy de Pretto casse l’image Colgate et sa représentation idyllique, blanche et lisse pour nous « emmener dans (sa) conception du bonheur, (sa) vie et (son) sourire ». Dans sa vision de l’avenir, « il n’y aura jamais d’espace pour enfant dans (son) planning », pas « ces dimanches où l’on étale beauté rustine » ou encore « ces vacances comme vendues dans les magazines ».

Dans son parcours, il a « cherché les exemples dans (sa) vie » et n’a « trouvé qu’une poignée de gens en or », qui heureusement parlent fort et l’accompagnent, le guident et lui parlent : « Rimbaud, Verlaine, Elton, Genet, RuPaul, Franck, Freddie, Warhol font partie de ma vie, me libèrent de tous mes ennuis / me libèrent de toutes mes envies ! » Depuis « Kid », son tube à succès sorti en 2017 - qui fait partie de « ces textes qui vous dépassent et finissent dans les manuels scolaires et à l’Assemblée nationale pour lutter contre les thérapies de conversion »- il en a fait du chemin et du bien à la scène musicale comme à l’explosion des codes de la virilité. 

La masculinité, Eddy de Pretto la convoque au pluriel pour s’approprier l’étendue du genre, en distordre les codes, en déconstruire les normes et en faire sa singularité. Auteur engagé, il parle d’intimité et celle-ci résonne en chacun-e de nous. Peu importe l’orientation sexuelle et affective, ses mots touchent au cœur et au plus profond des viscères. Ce qui est puissant avec Eddy de Pretto, c’est sa capacité à nourrir nos imaginaires d’autres formes de vécus, d’autres façons d’aimer que celle définie et martelée par l’hétéronormativité, d’autres manières d’appréhender le monde, d’autres voies d’épanouissement personnel. 

ET À L’AMOUR, TOUJOURS

Eddy de Pretto en concert au Liberté à Rennes le 6 avril 2024Dans ses textes, comme sur la scène ce soir-là, le chanteur se joue de la virilité pour nous livrer ses tripes, sa rage mais aussi ses failles et ses vulnérabilités, ses forces et ses espoirs. S’il clame que désormais son seul but dans la vie, « c’est d’être bien avec moi-même », il prône également l’acceptation de soi et des autres. Dans son et leur entièreté, noirceurs et addictions comprises, en parallèle du chemin éprouvé et de l’amour revendiqué.

Et cet amour, il le chante avec réalisme, désespoir, poésie, liberté et fierté. Sans oublier son parlé cru qui, allié à l’onirique sensualité et l’univers pailleté de Juliette Armanet, résonne dans une verve magistrale qui nous laisse bouche-bée de plaisir : « Quand je t’embrasse, je sens la tendresse qui s’étale et qui se crache / Sur les effluves lascives de nos salives jusqu’à en être dégouté / Quand je t’embarque, je sens le business de nos fluides qui s’éclaboussent / Sur le doux contour de nos bouches toujours mouillées. »

Il relate la complexité du système de pensée, du patriarcat de la société, des impacts de la virilité, il brise le silence autour de l’homosexualité, rompt les tabous autour de modes de vie prédéfinis par la charte de l’hétéronormativité, raconte la vie d’artiste. Il dévoile ses maux en mots et met son corps en mouvement, dans une sorte de rage festive qui nous invite à nous délester du poids des normes et à le suivre dans sa danse libératrice et émancipatrice. Il s’affranchit du regard jugeant d’un monde réducteur et nocif qu’il fracasse pour clamer son existence et son plein droit d’exister. Il nous montre une autre représentation de l’homme. Un homme qui embrasse le spectre large des masculinités pour se sculpter sa propre identité.

 

  • Dans le cadre du festival Mythos.

Célian Ramis

Le patriarcat des objets, une histoire à pisser debout

Posts section: 
List image: 
Rebekka Endler, journaliste franco-allemande blanche, autrice de l'essai Le patriarcat des objets
Summary: 
C’est une plongée brutale dans un monde inadapté aux femmes. L'essai de Rebekka Endler, Le patriarcat des objets, crée un déclic. Un soubresaut nécessaire à l’élan collectif pour se soulever contre l’omniprésence de ces violences dans nos existences ébranlées.
Text: 

C’est une plongée brutale dans un monde inadapté aux femmes. L’essai de Rebekka Endler, Le patriarcat des objets, c’est la mise en mots et en exemples de ce malaise éprouvé intimement sans réellement le réaliser ou réussir véritablement à le formuler. La capacité à exprimer ce que le patriarcat fait endurer aux femmes, dans la matérialité de leur quotidien, permet un déclic. Un soubresaut nécessaire à l’élan collectif pour se soulever contre l’omniprésence de ces violences dans nos existences ébranlées.

Il s’agit, au départ, d’une histoire de toilettes publiques. Elle se souvient des longs trajets en voiture lors des grandes vacances d’été pour aller en France et elle se remémore la génance des arrêts pipi. « Avec ma mère, on devait faire la queue aux WC alors que mon frère et mon père pissaient dehors », se souvient-elle. Rebekka Endler pense alors qu’il s’agit d’un problème individuel : « Pour une femme, c’est plus long, elle doit peut-être changer de protection, le pantalon est peut-être plus difficile à enlever, etc. »

Mais elle s’aperçoit, à travers un documentaire audio qu’elle doit réaliser et pour lequel elle interviewe Bettina Möllring, designeuse spécialisée sur la question des toilettes publiques, qu’il s’agit en réalité d’un problème structurel et systémique. « Les racines de cette problématique sont patriarcales. Quand on a construit les canalisations, il y a 200 ans, on a pensé l’accès aux WC pour les personnes importantes : les hommes. Et depuis, il y a eu très peu de changement. En festival, quand il y a des urinoirs pour les personnes avec des vagins, c’est très joli mais ça a toujours un caractère événementiel et non durable », souligne-t-elle, précisant : « On veut un changement structurel, de grande surface. On attend ça mais il n’y a pas de volonté politique ! »

LE PROBLÈME, PRIS À L’ENVERS

Ni même médiatique. Après son entretien avec Bettina Möllring, la journaliste comprend que le sujet ne tiendra pas dans les 5 minutes dont elle dispose. Elle souhaite présenter, à la radio allemande, un documentaire d’une heure sur la question. Sa proposition est refusée dans plusieurs rédactions. Le motif : absence de pertinence sur le plan social et sur le plan politique. Une aberration qu’elle creuse avec le témoignage d’une étudiante hollandaise, punie d’une amende par la police pour le flagrant délit d’un pipi sauvage, en pleine nuit dans la rue. Celle-ci, choquée par l’injustice dont elle fait l’objet, refuse de payer et va plaider sa cause devant le tribunal. « Comme c’est la première femme à se retrouver là pour pipi sauvage, le juge en déduit que c’est un problème beaucoup plus important pour les hommes, plus nombreux à être jugés pour cet incident, que pour les femmes », explique-t-elle, bouche-bée. 

Ainsi, dans son livre, Rebekka Endler écrit : « Aussi révoltante qu’elle puisse paraitre à beaucoup d'entre nous aujourd'hui, cette façon de penser a une longue tradition. Elle correspond à une idée cultivée de longue date elle aussi, selon laquelle les femmes auraient, pour correspondre aux exigences de leur genre, le contrôle total de leurs fonctions corporelles. Elles ne se grattent pas quand ça démange. Elles ne bâillent pas quand elles s’ennuient. Elles ne pètent pas quand elles sont ballonnées, et elles ne pissent pas non plus. Une femme comme il faut sait se maitriser. » Au-delà de l’aspect humoristique et corrosif du ton employé, elle souligne la difficulté pour les femmes en territoires occupés ou frappés par des catastrophes naturelles d’accéder à des toilettes : en plus de la violence de la situation et de l’énergie mobilisée à encaisser et survivre, elles doivent affronter les souffrances liées au manque ou à l’absence de points d’eau pour elles et, possiblement, pour leurs enfants.

La journaliste élargit le propos : il ne s’agit pas là simplement d’une problématique genrée mais aussi de classes sociales et d’âges. Elle évoque les risques accrus d’agressions sexuelles pour les personnes n’ayant pas accès à un WC à son domicile ou son travail, l’impact pour une personne SDF de pouvoir trouver une source d’eau, pour les personnes âgées, les femmes enceintes, les personnes handicapées, les enfants… « Des personnes se limitent à sortir de chez elles car elles ne savent pas où elles vont pouvoir aller faire pipi. La mobilité publique est un droit ! », précise Rebekka Endler. Elle pourrait en parler pendant des heures, elle aurait pu y consacrer un livre entier. « Mais il n’aurait pas été édité ou traduit… Alors, j’ai décidé de regarder ailleurs et ça a été un choc, car partout où je regardais, je trouvais du design patriarcal ! », relate-t-elle.

LES CODES (NÉFASTES) DU GENRE

C’est un effet boule de neige auquel elle assiste et participe activement durant plus d’une année d’enquête. Pas de suspens : le masculin l’emporte sur le féminin, et pas uniquement en grammaire. Partout, tout le temps. Tout est pensé et conçu selon les caractéristiques physiques et virilistes du masculin et des valeurs que l’on attribue au genre supérieur, censé représenter la neutralité. Pourtant, on notera que les adaptations à destination des femmes sont souvent teintés de couleurs pastels (principalement roses ou violettes), fabriquées avec des matériaux de moindre qualité et vendues à des tarifs plus élevés. Une vraie arnaque mais aussi un vrai risque pour la santé, comme Rebekka Endler va le démontrer au fil des pages à travers la sécurité automobile, la recherche pharmaceutique, les équipements professionnels et bien d’autres champs explorés uniquement au prisme des biais de genre.

« Les catégories féminines et masculines sont désignées par le patriarcat de manière arbitraire. Les valeurs de genre que l’on attribue à ces catégories se traduisent dans le design, le langage, etc. »
signale l’autrice du Patriarcat des objets

Pour ça, elle se pare d’une série d’exemples illustrant le sexisme notamment d’un ordinateur, conçu en 2009, pour les femmes « mais sans parler aux femmes lors de la création du produit » : des couleurs pastels, des applications pour échanger des recettes et compter ses calories. Un désastre. « L’ordinateur coûtait plus cher que n’importe quel autre ordinateur en comparaison, en ayant moins de fonction que les autres. Mais, immense avantage : il tenait dans un sac à main ! », rigole Rebekka Endler. En quelques semaines, le backlash amène le fabricant à retirer le produit du marché. 

L’ALLIANCE DU CAPITALISME

Il suffit d’inverser les codes pour constater les projections genrées que les cibles du marketing renvoient sur les appareils. Avec la perceuse Dolphia et le mixeur aux 27 vitesses Mega Hurricane, le test est effectué sans préciser la nature des produits au panel interrogé. Le premier objet, conçu aux formes arrondies et aux couleurs claires, apparait comme un produit cheap, fragile, qui se cassera rapidement. Le second, à la silhouette d’un outil de bricolage, est perçu comme professionnel et puissant. « Les produits ménagers et de domesticité marquent la dichotomie de la technologie en fonction de son utilisateur ou de son utilisatrice », analyse Rebekka Endler, consciente que l’industrie, sous couvert de facilitateur du quotidien, a en réalité induit les femmes à davantage de charges domestiques : « Quand le mixeur est arrivé, on a commencé à faire des gâteaux plus complexes, sur plusieurs étages. Un simple gâteau ne suffisait plus à témoigner de l’amour d’une mère pour sa famille. Cela a monté l’exigence attendue d’une femme. » Même combat avec l’invention de l’aspirateur, de la machine à laver, etc. 

Parce que le capitalisme et le patriarcat se sont unis dans le challenge est né le marketing genré, avec les vêtements pour filles et pour garçons ainsi que les jouets pour filles et pour garçons. Une distinction qui s’est opérée avec le développement de la technologie spécialisée dans les échographies : « Les jouets genrés sont assez récents. Ils arrivent avec la possibilité de révéler le sexe du bébé lors de la grossesse… Patriarcat et capitalisme sont deux petites roues qui tournent bien ensemble et s’accentuent entre elles. » Ainsi, on connait les difficultés pour les petites filles à se mouvoir dans l’espace du fait de leurs tenues amples (robes, jupes) ou trop serrées et glissantes (collants) mais moins l’impact de la représentation mentale qui opère dans les esprits lorsque l’on voit une fille habillée de manière genrée. La journaliste prend le cas d’une étude réalisée dans laquelle on montre des petites filles à l’apparence ultra genrée et ces mêmes petites filles dans des tenues unisexes. Résultat :

« Les gens pensent que les filles habillées de manière genrée sont moins intelligentes. » 

Conséquence : le regard et le jugement vont influer sur la construction de ces femmes en devenir qui vont alors intégrer l’idée qu’elles sont moins intelligentes, voire idiotes, que les autres. « Je ne suis pas pour supprimer le rose ou le violet mais simplement d’enlever la valeur que les gens mettent à une chose et pas à une autre chose », ajoute-t-elle.

PAS LES BONNES CONDITIONS DE TRAVAIL

Cette valeur dont elle parle investit le champ du domaine professionnel qui vient appuyer la thèse d’un monde conçu et pensé uniquement pour les hommes cisgenres et qui vient renseigner, de par l’absence de réflexions et d’adaptations structurelles, la place que la société réserve aux femmes. « Tout, dans le design, des open space, la température, les bureaux, les chaises…, tout est fait en fonction de la taille moyenne de l’homme », résume la journaliste qui prend l’exemple de la station spatiale internationale, espace où les femmes éprouvent des difficultés à s’accorder avec l’aménagement de la capsule, les modules pour poser les jambes, se tenir, etc. étant entièrement pensé pour les hommes. 

A l’instar des équipements vestimentaires, concernant les combinaisons pour les astronautes mais aussi les accessoires, représentant là une difficulté pour se mouvoir et travailler mais aussi un danger pour leur survie : « En 2020, la première équipe féminine sort pour faire des travaux en dehors de l’ISS. L’une des deux astronautes explique, sur un plateau en Allemagne, que ça a été très compliqué car les gants sont trop grands. Et André Rieu, qui était présent ce jour-là (je ne sais pas si vous le connaissez en France, André Rieu, c’est une vraie peste qui joue du violon), lui demande : ‘Mais qui fait le ménage dans la station depuis que vous n’y êtes plus ?’ » De la blague sexiste arriérée aux embuches multiples pour réaliser à bien leurs missions, la misogynie couvre d’une cape d’invisibilité les besoins et les ambitions des femmes. On retrouve les mêmes mécanismes dans l’agriculture, le BTP, les secteurs ayant recours aux uniformes professionnels (pompier-es, avocat-es, policier-es…), l’aviation mais aussi dans le domaine du sport.

ROMPRE LE TABOU DE LA VULVE PARALYSÉE

C’est Hannah Dines, paracycliste Olympique, qui va venir rompre le silence concernant les conséquences d’une selle non adaptée à son organe génital. En 2018, après plusieurs opérations, elle brise le tabou. Le vélo, à haut niveau, lui a paralysé la vulve, à force de frottements répétés des lèvres sur la selle. « Elle n’en parlait pas au début car elle était entourée de médecins hommes. Quand elle a parlé, des cyclistes du monde entier lui ont écrit pour la remercier. Elles ont toutes pensé qu’il s’agissait d’un problème individuel alors qu’en fait, il s’agissait d’un problème de design, correspondant à des selles pour les hommes cisgenres », s’enthousiasme la journaliste, qui déchante en expliquant que par la suite, des selles « pour femmes » vont être vendues : plus larges et plus molles, elles sont, encore une fois, de moindre qualité et plus chères. 

« Mais il y a tellement de honte et de tabous autour de ces sujets qu’il est très difficile de prendre la parole ! » 

Côté foot, elle établit aussi une discrimination matérielle, en raison des chaussures souvent achetées au rayon enfants ou hommes, selon la pointure de la joueuse, afin de privilégier la qualité. Dans tous les modèles permettant de fabriquer des bottines, des escarpins, des baskets, etc. aucun n’existait jusqu’il y a peu pour le sport de course… : « Le risque de blessure est plus grand pour les femmes qui ne trouvent pas les bonnes chaussures. Pour augmenter la sécurité et la qualité du sport, il faudrait mettre l’effort, la science et l’argent. » 

Malheureusement, comme elle le démontre dans la grande majorité des cas qu’elle décrypte et analyse dans son livre, les prototypes, aménagements d’espace – à l’instar de l’espace public et des toilettes publics – objets, produits numériques, etc. sont quasiment toujours pensés et réalisés par des hommes « qui oublient, dans une application sur la santé, de prévoir un calendrier de règles… ».

DANGER POUR LA VIE DES FEMMES

C’est là que le défaut réside. Ne pas prendre en considération les femmes, les récits de leurs expériences, leurs ressentis et leurs expertises. Penser qu’elles sont simplement des versions réduites de l’homme cisgenre moyen. C’est déjà écarter une très grande et large partie de l’humanité. Mais c’est aussi mettre les vies concernées et non envisagées en danger. Jusqu’en 2010, signale Rebekka Endler, il n’existait aucune recherche genrée sur la mortalité lors des accidents de voiture. Si Lucile Peytavin, dans son essai Le coût de la virilité, montre que ce sont majoritairement les hommes qui créent des situations mortelles au volant, l’essai sur Le patriarcat des objets dévoile à son tour que les femmes et les personnes sexisées sont les principales victimes des habitacles non testées pour leur sécurité. « Elles ont 47% de risques en plus d’avoir des blessures graves, 71% de risques en plus d’avoir des blessures légères et 17% de plus de mourir », scande-t-elle. 

Où se loge le problème ? Principalement, dans l’ignorance : « Quand on ne sait pas, on n’a pas grand-chose à changer. Pour demander un changement, il faut des chiffres, des statistiques. On les a maintenant depuis 14 ans mais peu de chose bouge… » La journaliste creuse, explore des pistes et découvre que 5 crashs tests sont utilisés pour mesurer la sécurité d’un véhicule avant sa mise sur le marché. Tous sont réalisés selon le même mannequin, correspond, sans suspens, à la morphologie d’un homme cisgenre de 40 ans, d’environ 1m77 et de 80 kgs. « C’est le mannequin qui, quand il entre dans la voiture, n’a pas à avancer le siège, à baisser le volant, etc. Modifier les paramètres de la voiture nuit à la sécurité ! », alerte-t-elle. 

Et si, heureusement, une femme a réussi à développer d’autres types de mannequins, plus représentatifs et inclusifs de la diversité de la population et des spécificités qui en résultent, son invention est jugée trop chère, encore une preuve de l’absence de volonté de modifier l’équipement. L’industrie automobile a opté pour la création d’un mannequin, basé sur leur standard de test, en taille réduite, sans « prendre en compte la question de la répartition de la graisse, la densité des muscles, la densité des os, etc. ». Et la (mauvaise) blague va plus loin : « Le test est réalisé sur la place du passager. Parce que c’est là, la place de la femme… »

VIOLENCE ET RAGE

Dans un monde où on parle à des assistances vocales aux voix féminines, où l’intelligence artificielle rhabille les femmes dénudées sur Internet afin de les transformer en trad wife, où les réseaux sociaux « dépolitisent » leurs contenus (militants, de gauche…), où les habits de travail sont taillés pour un standard masculin normatif, où l’apparence genrée induit l’intelligence inférieure des filles et des femmes, où la sécurité des femmes n’est assurée par aucune vérification et aucun contrôle des produits vendus sur le marché, où le langage les invisibilise et les rabaisse, les femmes doivent sans cesse s’adapter et lutter doublement pour s’approprier un espace qui n’est pas taillé à leur mesure. Au quotidien, les femmes prennent place dans une chaise trop haute, de manière, inconsciemment, à leur rappeler que ce monde ne leur appartient pas et qu’elles n’y sont pas les bienvenues. Une violence inouïe qui se révèle au fil des pages et des chapitres que Rebekka Endler nous soumet comme une invitation à la prise de conscience, une invitation à comprendre ce malaise intimement ressenti sans jamais pouvoir le formuler aussi clairement. Une invitation qui nous met en rage et nous donne envie de nous soulever contre ce patriarcat des objets : 

« Avant de faire ce livre, je pense que, les femmes, on était seulement une arrière-pensée, qu’on passait après. En fait, je m’aperçois qu’on n’est pas seulement une arrière-pensée mais qu’il y a une volonté de carrément s’en foutre. Et c’est grave ! C’est grave d’être invisibles ou oubliées. On a du mal à rester civiles après ça. Parce qu’en plus, ça coûte des vies ! » 

Les solutions sont là, elles existent pour ne plus endurer, chaque jour, un parcours de combattant-es. Elles sont imaginées, fabriquées et promues par les personnes concernées pour les personnes concernées. Pour prendre en compte toutes les morphologies et les expériences. Pour considérer toutes les identités et toutes les existences. Pour rendre le quotidien non pas simplement supportable mais vivable et profitable à tou-tes. Comme le dit Rebekka Endler, le manque de volonté latent rend la tâche compliquée. Mais pas impossible. 

 

 

  • Le 12 mars, Rebekka Endler animait une conférence sur Le patriarcat des objets au Tambour à Rennes 2 dans le cadre des Mardis de l’égalité et du 8 mars à Rennes.

Célian Ramis

Diversifier les figures féminines dans le cinéma de genre

Posts section: 
List image: 
Summary: 
Interroger les représentations de genre dans le cinéma étrange, insolite et fantastique, tel était l’objectif de la rencontre avec Manon Franken, membre du collectif Sorociné, à l’occasion du festival Court Métrange.
Text: 

Interroger les représentations de genre dans le cinéma étrange, insolite et fantastique, tel était l’objectif de la rencontre avec Manon Franken, membre du collectif Sorociné (podcast, média papier, ciné-club féministe), à l’occasion du festival Court Métrange, le 28 septembre dernier. 

Le cinéma, à l’instar des arts et de la culture, est un monde genré. Les chiffres en témoignent. Un quart des réalisateur-ice-s sont des femmes tandis qu’en école de cinéma, elles représentent la moitié des effectifs. À la sortie, elles seront 40% à réaliser un court-métrage, 30% un long-métrage et moins de 5% à diriger un film à gros budget. « C’est un secteur très masculin. Le cinéma d’horreur est pourtant le genre dans lequel il y a le plus de personnages féminins : très souvent, il s’agit de femmes poursuivies par des hommes avec des objets pointus », introduit Julia Lerat, membre de l’équipe du festival. Pour Manon Franken, « le cinéma s’ancre dans une culture occidentale très genrée autour d’artistes majoritairement masculins. »

Pas étonnant que les femmes soient représentées « en final girl – la survivante dans les slashers ou surviving movies – ou en vengeresse et que les thématiques comme les règles soient saisies, bien qu’elles ne soient pas souvent bien abordées. » Et pourtant : « Il suffit d’un tout petit pas très léger pour que ça change tout ! » Pour preuve : Riplay est la final girl d’Alien mais, interprétée par Sigourney Weaver, elle incarne aussi l’intelligence, la force et la détermination. Pour Julia Lerat, un seul bémol : « Elle est super forte mais elle a quand même le droit à sa scène en culotte qui n’apporte rien au film… » 

UN PROCESSUS D’IDENTIFICATION

En sous-vêtement dans Alien, en tenue sexy dans Star Wars ou en combinaison latex et talons aiguilles chez Marvel ou DC, le sans faute se fait rare. D’autant qu’il est difficile pour un film de faire l’unanimité, tant le cinéma en appelle aux subjectivités et sensibilités, même si les ressorts principaux résident sur des codes bien établis, dont le patriarcat tire profit, parfois même à coup de feminism washing...

« Il y a une grosse mouvance depuis MeToo quand même. On constate que les femmes sont prises plus au sérieux et que certaines ont moins de craintes pour se lancer. On est sur une bonne pente mais on commence à peine à l’entamer ! »
analyse Manon Franken, journaliste auprès de Sorociné.

Elle cite Titane, long-métrage de Julia Ducournau, qui en 2021 remporte la Palme d’or au festival de Cannes. « Ce film se situe dans la continuité du mouvement, il symbolise les changements qui se déroulent actuellement et baigne dans une époque en quête d’inclusivité », poursuit-elle. Pour Cyrielle Dozières, directrice de Court-Métrange, les personnages féminins forts fleurissent sur les écrans du cinéma de genre depuis plusieurs décennies. Elle s’interroge sur l’impact de cette représentation : « Suffit-il de montrer des femmes badass pour faire évoluer les mentalités ? »

Une question dont saisit Manon Franken pour témoigner de son envie de voir davantage de femmes médiocres, comprendre ici normales, avec leurs forces, leurs ambitions, leurs vulnérabilités, fragilités et leurs contraintes : « Ces femmes-là, elles constituent 90% de la population ! Il y a d’un côté la femme victime du tueur et de l’autre, la femme qui tue des aliens dans l’espace. Entre les deux, il y a un vide ! »

DES CORPS ET DU GORE

Dans le body horror, les personnages féminins sont fréquemment utilisés. La grossesse, l’accouchement, les menstruations, le post partum sont des thématiques récurrentes, « parfois abordées de manière catastrophique et parfois abordées de manière innovante ». Elle cite alors Ginger Snaps, de John Fawcett, dans lequel la protagoniste est griffée dans le dos par une bête. A l’approche de ses règles, la jeune femme devient de plus en plus monstrueuse. « Ce qui est drôle, c’est que finalement ce n’est pas parce qu’elle a ses règles qu’elle est comme ça, c’est parce qu’elle est devenue un loup-garou », s’amuse Manon Franken. Ce à quoi Cyrielle Dozières rétorque : « Le cinéma de genre a beaucoup exploité ça pour créer de l’horreur alors que pour les femmes, avoir ses règles, c’est quelque chose de banal… » Voilà qui pose la question du regard porté sur le propos cinématographique.  

DÉBOULONNER LE MALE GAZE

Les stéréotypes de genre sont intégrés par tou-te-s dès l’enfance. Toutefois, « le rapport au corps est différent quand il est filmé par des hommes ou par des femmes. D’autant plus dans le cinéma d’horreur, très en lien avec le corps et les fluides », souligne Julia Lerat. En 1975, la réalisatrice et critique de cinéma Laura Mulvey théorise le concept de male gaze, traduit en français par regard masculin. La culture visuelle – photo, cinéma, publicité, bande-dessinée… - est dominée par la vision masculine cisgenre hétérosexuelle et s’impose, par sa diffusion massive, auprès de tous les publics. Imprégnés de ce regard, les objets culturels transmettent les stéréotypes de genre et la culture du viol, validant les violences sexistes et sexuelles à l’encontre des personnes sexisées, soumises, victimes et réduites à leurs caractéristiques charnelles, érotiques et sensuelles.

« Heureusement, une nouvelle génération arrive. Elles travaillent depuis longtemps dans le domaine mais elles commencent à être de plus en plus médiatisées », signale Cyrielle Dozières qui fait référence à, entre autres, l’actrice, réalisatrice et scénariste Jennifer Kent, la réalisatrice Mary Lambert ou encore la réalisatrice et productrice Antonia Bird. « Le problème, c’est qu’on a souvent tendance à penser que si une femme réalise, le personnage sera féminin et vivra des choses « féminines ». Heureusement, non, ce n’est pas toujours aussi binaire ! », ajoute Manon Franken. Elle prend pour exemple Jennifer’s body, de Karyn Kusama :

« Après avoir joué dans Transformers, on accuse Megan Fox d’être juste une bimbo. Et là, elle joue une lycéenne séduisante et séductrice, enlevée par des gens veulent sacrifier une vierge alors qu’elle ne l’est plus. J’ai vu peu de films graveleux réalisés par une femme et franchement, c’est drôle et pas sexiste ! »

LA PRÉSENCE DES FEMMES

Le male gaze interroge le regard que l’on porte aussi bien devant que derrière la caméra. « Les réalisatrices s’imposent de plus en plus et des personnages féminins, plus intéressants et complexes, sortent de leurs plumes. Mais il y a aussi la question du public… », lance la directrice de Court-Métrange. En effet, « la cinéphilie n’est pas associée à une passion pour filles, surtout si on y ajoute le genre, on pense à des mecs nerds », répond Manon Franken. Et la difficulté à s’intégrer dans cette communauté, c’est du vécu pour Julia Lerat : « Plusieurs fois en festivals à Paris, on était 1 ou 2 femmes, de temps en temps. Réussir à oser y aller sans subir le regard mi admiratif mi amusé des mecs sur place, c’est pas si facile ! » Même discours du côté de Manon qui se souvient d’une séance avec pratiquement que des hommes dans le public : « Il y a une scène avec une femme qui enlève son tee-shirt et tout le monde se met à hurler « À poil ! », je n’ai pas compris… »

Le cercle est vicieux : manque de femmes dans la création, manque de femmes dans les représentations, manque de femmes dans l’assemblée… Néanmoins, les lignes bougent. « Les solutions ne sont pas simples pour atteindre la parité mais un changement profond a l’air d’être en route et d’ailleurs, c’est indispensable. Dégenrer, déconstruire… Le cinéma est un outil merveilleux pour rouvrir les champs ! », conclut Cyrielle Dozières. 

Célian Ramis

Cirque contemporain : Jongler avec le genre

Posts section: 
List image: 
Summary: 
Si le cirque traditionnel véhicule un certain nombre de clichés concernant la condition féminine, qu'en est-il du cirque contemporain, secteur dans lequel les femmes ne représentent encore qu'un tiers des circassiens ?
Text: 

Du 17 mars au 1er avril, ay-rOop, association rennaise de production, d’organisation et de promotion de spectacles et de manifestations culturelles du spectacle vivant, présentait son Temps fort Arts du cirque, dans la capitale bretonne et ses alentours. Dans la programmation, 1/3 des artistes sont des femmes. Un chiffre représentatif du nombre de circassiennes dans le secteur.

À l’instar du domaine des arts et de la culture, la présence de la gent féminine évolue, lentement. Comment l’expliquer et comment le vivent les professionnelles ? Dans ce dossier, elles témoignent d’esprits libres, persévérants et déterminés. Hors du cadre du genre.

Elles sont la grâce, ils sont les muscles. Elles sont la légèreté, ils sont la virilité. Elles sont voltigeuses, ils sont porteurs. Elles sont souples, ils sont clowns. Elles subliment de leur élégance aérienne, ils impressionnent de leur force terrienne. À quelques exceptions près… Bordées de (gros) stéréotypes, les représentations des circassiennes et des circassiens venues du cirque traditionnel évoluent avec le développement du cirque contemporain. Si les femmes sont encore minoritaires dans le secteur, il semble que la jeune génération fasse fi des codes du genre et du sexe.

« La vache ! Elles envoient les filles ! », « C’est incroyable ce qu’elles sont capables de faire ! », « Je suis bluffée par les nanas »… Dimanche 19 mars, les huit artistes de la compagnie Baro D’Evel viennent d’éblouir le public à l’occasion de la première des neuf représentations qu’ils donneront de Bestias lors du Temps fort Arts du cirque, organisé par ay-rOop.

À la sortie de leur chapiteau, installé plus de 10 jours durant, sur l’esplanade Charles de Gaulle, les commentaires tournent autour des prestations des trois artistes féminines, Camille Decourtye, Noëmie Bouissou et Claire Lamothe. Des commentaires qui résument assez bien l’opinion publique quant à la condition des femmes. Dans le spectacle, pas d’inversion des genres, pas de porteuses soutenant des portés, pas de montées vertigineuses au mât chinois, pas d’acrobaties tape à l’œil.

Qu’est-ce qui crée alors la stupéfaction de ces spectateurs/trices ébahi-e-s ? Leur présence scénique. Leur place au sein de la compagnie. Leurs rôles tout aussi essentiels que ceux des hommes. Leur manière propre à chacune de prendre l’espace. Leur intérêt à prendre part à l’expérience Bestias. Leurs compétences pluridisciplinaires.

DES PARCOURS HORS DU CADRE

Camille Decourtye, à la direction de Baro d’Evel avec Blaï Mateu Trias, vient du monde équestre. Bonito et Shengo, les chevaux, et Gus, le corbeau-pie, sont ses compagnons de scène comme ses compagnons de vie. Elle manie avec eux le langage mais maitrise aussi parfaitement sa voix à elle qui envahit le chapiteau et notre esprit.

Noëmie Bouissou a intégré la compagnie en 2013, en sortant de la réputée école de cirque du Lido, à Toulouse, où elle a travaillé la danse, les acrobaties, le jeu et le théâtre. Avant, elle avait effectué une année à l’École nationale des arts du cirque à Rosny-sous-Bois, et encore avant, l’école professionnelle de cirque de Lille.

« J’ai commencé le cirque à 4 ans, dans une école à Toulouse et je n’ai jamais arrêté. Dans mes promos, il y avait souvent plus de mecs que de filles. Et dans les compagnies, la plupart du temps, on voit bien que ce n’est pas très équitable. D’où ça vient ? On ne sait pas. », explique-t-elle. Spécialisée en mât chinois, elle fait partie de la nouvelle génération de circassienne qui ne s’embarrasse pas des codes et des questions liées au genre ou au sexe :

« Le mât est une discipline au départ réservée aux hommes. Quand je suis arrivée à Lille, le maitre chinois commençait à l’enseigner aux filles. Il n’y a pas de raison qu’elles ne puissent pas en faire. C’est physique mais c’est intéressant justement de l’appréhender d’une nouvelle manière, de voir comment on peut travailler dessus en adaptant à son corps. Pas simplement au corps d’une femme, mais comment l’adapter à tous les corps, selon son propre corps. »

Plus qu’une problématique liée au sexe, il en va de la différence des morphologies, et la plupart des artistes établira le même constat et la même réflexion. En parallèle, elle développe son potentiel comique - faisant des stages de clown quand son emploi du temps le lui permet – qu’elle met au service de Bestias, avec ou sans Zou, Farouche et Midinette, les trois perruches qui l’accompagnent à un moment du spectacle.

« Ce n’est pas moi qui les élève, elles ont leur papa, Laurent (Jacquin), rigole-t-elle. Mais on a fait un stage avec un oiseleur. On les a eu imprégnées, c’est-à-dire nourries à la main, à un mois. Elles font parties de la troupe. » Pas question de mettre une étiquette de cirque « pur » dans la démarche qu’elle entreprend, celle du cirque contemporain qui croise les disciplines et élargit les champs de réflexion.

Pour elle, « le nouveau cirque n’est plus axé sur la performance physique ou sur l’exploit. » Ce qui expliquerait l’augmentation du nombre de femmes ? « Non, je ne pense pas. Dans le cirque traditionnel, les femmes sont souvent montrées pour la beauté des corps, en string, ou elles font les potiches… Après, faut pas non plus cracher dans la soupe, elles ne sont pas moins compétentes. Dans le cirque contemporain, on adapte aux corps. On s’approprie les techniques du classique pour les faire ressortir personnellement et trouver, former, un univers. Si elles sont encore souvent dans des disciplines pensées féminines comme la contorsion ou le trapèze, elles sont douées et font de super formes. Et ça commence à bouger, en mât chinois par exemple, il y a de plus en plus de femmes. », commente Noëmie.

INDÉPENDANCE ET LIBÉRTÉS

Sortir du cadre, c’est ce qu’apprécie Claire Lamothe qui a rejoint Baro d’Evel depuis quelques mois. Elle n’est pas issue du milieu du cirque, mais de la danse. En horaires aménagés à Toulouse, elle a ensuite intégré une école à Auriac avant d’obtenir son diplôme d’état au Conservatoire supérieur de Belgique, « là où j’ai rencontré la danse, hors contexte français, car là-bas ils ont cassé les codes, ils travaillent beaucoup dans le sol et j’ai pu trouver mon identité. »

Quand on aborde le sujet de l’égalité entre les femmes et les hommes dans le milieu artistique, elle confirme. Le secteur de la danse n’est pas épargné. Compagnies et structures sont majoritairement dirigées par des hommes et les subventions et aides se révèlent encore être plus largement attribuées aux créations portées par ces derniers que par leurs homologues féminines. Claire a 24 ans, Noëmie, 26 ans. Toutes les deux sont conscientes du regard qui se porte sur la vie d’artiste. La vie en tournée. La vie d’itinérance.

« Ça arrive que mon entourage me demande quand est-ce que je vais me stabiliser ou quand est-ce que je vais avoir des enfants. C’est une vie peu commune, ça pose question aux gens. », souligne Noëmie Bouissou. Autour du chapiteau, les caravanes sont stationnées en demi-cercle. Pour elles, ce quotidien de troupe constitue un élément phare de l’aventure humaine que propose Baro d’Evel, qui se raconte notamment dans Bestias.

« On a tou-te-s notre caravane, on est amené-e-s à être dehors pour aller à la douche par exemple. On croise tout le temps du monde. Il y a une énergie particulière, on vient tou-te-s d’horizons différents, mais il y a un grand respect de la vie de chacun-e, on a la possibilité d’être très indépendant-e-s et de faire des choses ensemble quand on en ressent l’envie. C’est une grande liberté. », s’enthousiasme Claire Lamothe, approuvée par sa co-équipière :

« On apprécie ces moments de vie. On a notre maison et on la déplace. Quand on joue le spectacle, on fait venir les gens chez nous en quelque sorte, puis on les rencontre dans notre petit bar à la suite de la représentation. »

Et elles sont affirmatives, être une femme n’est pas incompatible avec cette vie d’itinérance, malgré certaines opinions. « Ce n’est pas une contrainte, on le voit bien avec les deux familles et les cinq enfants qui vivent dans ce petit village. Oui, il faut s’arrêter quand on est enceinte et ensuite réadapter son corps, mais c’est faisable et les femmes le font. », insiste la circassienne.

Neta Oren rejoint ce discours. Elle a plusieurs exemples d’amies devenues mères sans arrêter leurs carrières, et heureusement. Elle a alors en tête que tout est question de choix et d’organisation. « Il y a toujours une solution ! », positive-t-elle, avec le sourire.

« J’ai beaucoup travaillé en solo, mais je n’aime pas trop cette vie, avant de rejoindre la compagnie (EA EO, collectif réunissant 5 artistes dans All the fun, présenté du 28 mars au 1er avril lors du Temps fort, ndlr). Oui, tu perds la notion de la vie normale, de routine. C’est beaucoup de voyage, de nuits à l’hôtel et souvent tu ne te sens pas chez toi. Mais à côté, tu découvres une ambiance géniale et une famille. Je pense que c’est dur pour tout le monde, filles et mecs. On a les mêmes problèmes, les mêmes dilemmes. Après, j’ai 26 ans, je suis encore jeune et je n’ai pas encore eu à me poser la question de ma vie privée en tant que mère. », précise-t-elle.

PEU DE FEMMES DANS LE JONGLAGE

En Israël, son pays natal, elle fréquente une petite école de cirque, apprend le trapèze, les acrobaties et le jonglage. Elle a environ 15 ans et le hasard qui l’a menée au cirque lui fera trouver sa vocation, elle veut être jongleuse. La pratique du cirque n’étant pas à ce moment-là encore très développée, elle s’installe en France à 18 ans pour tenter d’entrer à l’école du Lido, qui lui répond qu’elle est encore trop jeune.

À Lyon, elle intègre une école préparatoire, avant de pouvoir être prise à Toulouse. Elle fait des balles sa spécialité, aime travailler l’objet et la manière « d’écrire le jonglage pour trouver comment créer une chorégraphie ». Dans ses vidéos, à découvrir sur Internet, on se fascine pour ses propositions et on se questionne sur qui s’articule autour de quoi ou de quoi s’articule autour de qui. Le jonglage prend une nouvelle dimension dans le cirque contemporain et Neta Oren apprécie la complémentarité et la diversité des approches.

« C’est tellement vaste comme domaine ! À chaque fois que je travaille avec des compagnies ou sur des projets, on trouve un fil rouge qui te force à aller chercher de nouvelles choses pas évidentes. Dans All the fun, on tourne tout le temps la tête. Dans une autre proposition, l’idée était que la balle traverse à chaque fois un anneau. », se passionne-t-elle.

Son temps de recherche s’articule autour d’exercices et d’improvisations basées sur la technique avant de trouver le sens qui s’en dégage. Un jeu de ping-pong s’installe alors entre le fond et la forme. Dans l’écriture, elle se défend de penser en terme de sexe ou de genre. Son duo avec Eric Longequel est un défi entre deux artistes. Entre deux jongleurs.

« Ce sont des histoires que l’on raconte. On ne cherche pas à faire quelque chose de l’ordre de la confrontation ou autre entre une fille et un garçon. », signale Neta, qui souligne toutefois que les femmes sont rares dans le domaine du jonglage. En réfléchissant, elle ne trouve pas d’explication à ce constat. Se dit que depuis qu’elle a participé à des conventions, où elles étaient seulement deux jongleuses sur l’ensemble des participants, il y a en certainement plus maintenant. Mais elles restent en marge. Des exceptions à double tranchant :

« D’un côté, je trouve du boulot plus facilement. D’un autre, certains me prennent parce que je suis une femme, sans même regarder mes numéros. »

Comme une caution. Une garantie pour ne pas être accusé de sexisme.

LA DÉSESPÉRANTE CAUTION FEMME…

Cette sensation, Sandrine Juglair, 33 ans, l’expérimente depuis la création de son spectacle, seule en scène, Diktat, qu’elle jouait les 25 et 26 mars à l’occasion du Temps fort. Dedans, elle joue des codes et des clichés. Aussi bien des stéréotypes sur les femmes que sur les hommes. Et aborde tout au long de la proposition, la question du regard que la société porte sur les individus mais aussi du regard personnel sur sa propre personne.

« Je suis très musclée et pas du tout souple. Depuis longtemps, j’adore le sport, je suis très raide et j’ai une attitude de petit gars. Pour ce premier solo, je suis partie du personnel, du vécu mais aussi des fantasmes. Ça je m’en suis rendue compte après. Mais j’avais envie d’être chanteuse lyrique, d’être un mec, d’être une rock star, d’être une boxeuse, j’ai mis tout ça sur scène. », développe-t-elle.

Elle poursuit : « Au début, on me demandait de jouer le spectacle en mars. Je ne comprenais pas pourquoi. Puis j’ai compris que c’était par rapport au 8 mars (journée internationale de lutte pour les droits des femmes, ndlr). Ça me gonfle qu’on veuille mon spectacle uniquement en mars. Depuis Diktat, je suis hyper sollicitée pour parler de la place des femmes dans le cirque. Je trouve que ça bien de s’y intéresser mais ça me pose question. Je suis pour les réflexions autour de ce sujet mais j’ai peur de l’effet inverse qui pourrait être dangereux. »

Des anecdotes illustrant le sexisme dans le milieu professionnel, elle n’en manque pas. Elle se souvient d’une audition qu’elle a passée en sortant de l’école. Il y a quasiment le même nombre d’hommes que de femmes. Au bout de trois jours, on leur annonce que finalement ils ne cherchent pas de femmes. Sandrine souligne que « de toute manière, sur 10 places, en général, 9 sont pour les hommes. ». Elle raconte aussi avoir du interrompre un projet car le metteur en scène avec qui elle travaillait « était trop gêné car il ne pensait pas qu’une femme pouvait faire du mât ». Souvent, elle est la seule circassienne au milieu des circassiens. La réflexion est fréquente :

« ‘Super, tu seras le contrepoint’. On a la sensation de servir les quotas, d’être la couleur féminine. »

Et qu’on lui demande de mettre une jupe sur scène, ça l’emmerde.

COMBATTRE LES PRÉJUGÉS

Toujours être ramenée à la question de la féminité et du genre parce qu’elle s’amuse des hypercodes, parce qu’elle est femme, et surtout parce qu’elle est femme dans la catégorie « monstrueuse ». Monstrueuse dans le sens entendu par Anne Quentin dans son article « Les femmes dans le cirque contemporain », publié sur le site Territoires de cirque en mai 2010.

Ainsi, Sandrine Juglair semble se retrouver dans le passage dédié à Pénélope Hauserman, de la compagnie Les intouchables : « La trapéziste travaille sur le corps depuis plus de 5 ans. Son « Cirque de chambre » n’utilise pas de marionnette, mais s’attaque à l’image du corps-objet. Quelques élastiques posés à même la peau suffisent à évoquer une poupée désarticulée, à la manière des sculptures érotiques d’Hans Bellmer dont l’artiste s’est inspirée. Avec ses jeux vocaux un brin gothiques, ses contorsions monstrueuses, ses apparitions hallucinatoires de corps suspendu. Pénélope synthétise à elle seule les formes que le propos de femme peut prendre au cirque : sensualité, érotisme, manipulation, corps objet, androgynie, abstraction… Même si à voir les travaux d’Angela (Laurier), Jeanne (Mordoj) ou Pénélope, on peut se demander pourquoi la monstruosité semble un thème de prédilection des femmes… » Pour elle, elle fait partie « de celles qui explorent le monstrueux. Il n’y a pas de normalité féminine à 100% ».

À l’école, à Rosny-sous-Bois, elle se verra lutter pour faire du mât chinois. Cette spécialité vit un moment charnière à cette époque. Les femmes commencent à y venir. « On me disait que je n’allais pas y arriver parce que j’étais une femme. J’ai eu envie de leur montrer que c’était faux. J’ai bourriné jusqu’à plusieurs blessures, je voulais prouver des choses. Je ne me suis pas battue hyper longtemps, ils ont vu que ça marchait ! Mais c’est clair qu’il faut redoubler d’effort. Aujourd’hui, je pense qu’il y autant de femmes que d’hommes au mât. Ce qui est sûr c’est que toutes les filles qui sont passées par là ont apporté des choses. Ma marque de fabrique, c’est d’avoir tout enlevé. Les deux pantalons, les pulls, etc. Car on est très couvert, à cause des brulures. Je suis allée voir une dimension qui n’avait pas encore été exploitée, en enlevant un maximum de tissu. », affirme-t-elle.

Elle parle avec beaucoup d’engagement. Son agrée, elle le pense dans une dimension globale. Dans son rapport au sol, ses appuis à l’horizontal, sa capacité à s’élever dans les airs. Un tout qui forme sa liberté, ouvre le champs des possibles et le territoire d’exploration : « Je ne me sens pas emprisonnée dans un cadre. » Et sur scène, pas de cadre non plus mais des codes, oui. Ceux du jeu muet, du comique et du théâtre. Utilisant le mât pour illustrer certains propos et non comme un outils de démonstration de la performance pure.

Sandrine Juglair ne ressent pas de jugement ou de sexisme entre les artistes. Mais il est certain que le monde du cirque, comme celui des arts et de la culture en général, doit opérer un changement de mentalité vis-à-vis des femmes :

« J’ai eu des difficultés à vendre Diktat, je n’arrive pas à savoir vraiment si c’est parce que je suis une nana mais je suis sûre que oui. Forcément, sur environ 500 compagnies de cirque, on ne connaît quasiment que des mecs ! Il y a une sorte de réticence à aider ou à produire des « projets de filles ». On a peur que ce soit trop « fi-fille », que ça manque de couille ! Moi aussi j’ai pensé ça… »

L’EXPÉRIENCE DE L’AUTRE

Un sentiment que n’a pas ressenti Clémence Rouzier de la compagnie Les GüMs lors de la création de Stoïk, programmée sur le Temps Fort du 25 au 30 mars. La différence étant qu’elle n’est pas seule, elle forme un duo avec Brian Henninot. « Je n’ai jamais eu la sensation qu’on s’adressait plus à Brian qu’à moi. Il faut se positionner, on est là, on existe autant l’un que l’autre. On a tous les deux la même place. Je pense que ce qui est difficile par contre, c’est de ne pas être connu, de ne pas avoir un nom encore. », commente-t-elle.

Les lieux de résidence sont compliqués à trouver et beaucoup d’argent personnel sera investi. C’est pourquoi, le spectacle sera d’abord joué dans la rue, pour une plus grande accessibilité, et dans les offs des festivals. « On a gagné des prix et ça a déclenché la suite. Finalement, faire avec nos moyens et peu de matériel – on a 1 valise, un sac, 2 tables, 2 chaises et des costumes – ça fonctionne. », dit-elle, amusée. Stoïk voit ses débuts lors de leur 3e année à l’école de clown Le Samovar, dédiée au suivi et l’accompagnement d’une création.

Avant d’arriver là, le parcours et le cheminement ont été tumultueux mais nécessaires. Clémence fait de la gymnastique depuis ses 12 ans et passe un bac arts plastiques, option cirque. En sortant du lycée, elle tente les écoles de cirque et intègre l’école du Balthazar, à Montpellier, pendant 2 ans.

« Je voulais être acrobate, je voulais être circassienne. Et là-bas, on me disait que j’avais un truc clownesque à explorer. Mais je ne voulais pas assumer ça. J’ai été prise pour un cursus de 4 ans en Hollande, j’y suis allée mais cette histoire de clown ne résonnait dans la tête. Au bout d’un an de technique, je me suis remise en question. », se remémore-t-elle.

Un stage d’été dans une école de clown à côté de Paris suffira à la convaincre de s’embarquer dans l’aventure, elle est sélectionnée au Samovar.

Le duo avec Brian Henninot apparaît comme une évidence. Lui, mesure 1m92. Elle, 1m52. Il est grand, dégingandé. Elle est petite, énergique. Le comique en résulte. Après de longues recherches, de nombreuses improvisations et l’arrivée d’un metteur en scène, Johan Lescop, la forme initiale de 20 minutes évolue vers un spectacle burlesque plus abouti. Stoïk aborde les différences des corps mais aussi des sexes, dans la dimension biologique. Clémence et Brian partent à la découverte du corps de l’un et de l’autre, se glissant dans la peau de l’autre.

« On est partis de la phrase : « Ce qui est à toi n’est pas à moi ». On se demande ce que ça fait d’avoir un corps de femme, un corps d’homme, qu’est-ce que ça fait d’être grand ? d’être lent ? d’être robuste ? d’avoir des seins ? d’avoir un paquet entre les jambes ? Et on se rend compte qu’il y a plein de chose qu’on est incapable de faire. »
souligne-t-elle.

Il n’est pas question de la place des femmes et de la place des hommes, des assignations et des injonctions. Pourtant, quand le personnage de Clémence « pète un câble et sort complètement du cadre », plusieurs spectateurs/trices y voient un signe de libération des femmes. « Pourtant, ce n’est pas pensé féministe et ce n’est pas comme ça qu’on l’a écrit. », explique la jeune artiste de 29 ans.

SE RASSEMBLER POUR PARTAGER

Peut-être le public n’a-t-il pas l’habitude de voir une femme clown ? « Dans le cirque traditionnel, c’est vrai que c’est majoritairement des hommes mais il y avait des femmes aussi, grimées en homme. À l’école, dans mon année, il y avait beaucoup de filles. Je pense qu’il y a aujourd’hui énormément de femmes qui veulent être clown. Et d’ailleurs beaucoup de recherches tournent autour de ce sujet. C’est très intéressant de ce développement mais par contre je ne pourrais pas dire à quoi il est dû. »

Depuis une dizaine d’années, les groupes non mixtes de circassiennes (lire encadré ) se développent et les labos également. « Ce sont des temps de recherches, avec ou sans objectif de résultat. Je vais participer prochainement à un labo de recherches acrobatiques entre femmes à Toulouse. Le but est de voir comment chacune travaille avec son propre corps et comment on peut trouver un langage commun. », conclut Noëmie Bouissou.

Une manière de pouvoir s’émanciper collectivement des codes du genre et de pouvoir avancer ensemble, loin des injonctions et des pressions sociétales et sociales. Une manière aussi, en filigrane, de renforcer le sentiment de confiance et de sécurité.

Consolider leur légitimité à se trouver à une place égale à celle des hommes devient alors fondamental pour espérer un changement des mentalités et obtenir une plus juste représentation des sexes et des genres. Le cirque contemporain apparaît alors comme un terrain privilégié à l’exploration de nouvelles formes, de nouvelles pensées et réflexions, hors du cadre du cirque traditionnel et hors des cases restreintes de chaque discipline, puisqu’il mêle aussi bien théâtre, danse, cirque, burlesque, et musique que corps musclés, robustes, fins, souples et rigides. Masculins ou féminins.

Tab title: 
Le cirque, territoire d’exploration et de libertés
Sur la piste des femmes
Un espace de bienveillance

Célian Ramis

Divines, les femmes du XXIe siècle ont du clitoris !

Posts section: 
Location: 
Cinéma Gaumont Rennes
List image: 
Summary: 
À partir du 31 août, le grand public peut découvrir Divines, l'oeuvre résolument explosive de la réalisatrice Houda Benyamina, révélée lors de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes.
Text: 

À partir du 31 août, le grand public peut découvrir l'oeuvre résolument explosive de la réalisatrice Houda Benyamina, révélée lors de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes. Présente au cinéma Gaumont de Rennes le 18 juillet dernier, pour l’avant-première de Divines, son premier long-métrage, elle était accompagnée des trois actrices principales du film, Oulaya Amamra, Déborah Lukumuena et Jisca Kalvanda.

Elle a frappé fort, Houda Benyamina, au moment du festival de Cannes. Repérée lors de la Quinzaine, elle s’est vue décerner pour son premier long-métrage la Caméra d’Or. Et a été révélée au grand public grâce à son discours viscéral et sans langue de bois marquant ainsi les esprits de par sa manière d’inciter à avoir du clito.

« Bientôt, j’en suis sûre, cette phrase (« T’as du clito », citation du film, ndlr) sera connue à l’international ! », glisse-t-elle, de passage à Rennes. Elle croit au pouvoir des petites choses qui font bouger les grandes. Si les petites filles ont conscience dès le plus jeune âge que le monde n’est pas qu’une affaire de couilles mais aussi de clitoris, la société évoluera différemment.

LA REVENDICATION D’UN FILM HUMANISTE

Elle croit en la responsabilité collective et la responsabilité individuelle, la prise de conscience. Éprise de liberté, elle joue des codes aussi bien cinématographiques que sexués. Elle ne croit pas qu’en le féminisme, mais globalement en l’humanisme.

Et c’est un film humaniste qu’elle revendique aujourd’hui. Ni un film de femmes, ni un film de banlieue, elle le présente comme un constat. « Ce n’est pas énième film de banlieue. Et même si ça l’était… Ça ne dérange personne quand un réalisateur fait un énième film parisien ! Divines est nouveau dans son ADN. Je suis une femme et je parle de ce que je connais. Et de là où je viens, les femmes sont comme ça. », lâche-t-elle d’entrée de jeu.

Houda Benyamina présente sa réalité et ses fascinations. « Française de confession musulmane, d’origine marocaine, virée du bahut qui s’est orientée vers un CAP coiffure avant de reprendre des études en arts du spectacle, d’intégrer l’ERAC (école de formation au métiers d’acteurs, ndlr) à Cannes », elle est multiple et marche loin des sentiers battus et des images stéréotypées que l’on voudrait lui coller.  

Elle parsème des bouts d’elle-même, et de son co-scénariste, dans l’ensemble de son film, bâti sur plusieurs années de galère, et ses traits de caractère dans tous les personnages. Entrecroise du Vivaldi à des chants coraniques, de la danse à du trafic de drogues. Un mélange loin d’être antinomique.

Pour la réalisatrice, « l’art incarne une forme de sacré. Vivaldi souligne la confiance et le Coran nous guide vers le chemin de la rectitude. Ce n’est pas un film sur la religion mais il y a le côté spiritualité dans le sens de la recherche de l’intime. Dans la danse, on voit aussi une sorte de prière, il répète tout le temps le même mouvement comme s’il cherchait à se dépasser jusqu’à la perfection. Alors que Dounia, elle, est en combat contre elle-même, elle est déchirée entre toutes ces aspirations, son besoin de reconnaissance. Je m’intéresse beaucoup à la dignité. »

La dignité, la reconnaissance, Dounia (Oulaya Amamra) court après. Sans relâche. Surnommée « la bâtarde », elle vit avec sa mère dans un camp roms bordant l’autoroute. Avec son acolyte Maimouna (Déborah Lukumuena), qui elle réside dans une cité voisine, elles rêvent d’argent, elles rêvent de la grande vie. Et Dounia ne va pas hésiter à se lancer dans un trafic de drogues en rencontrant Rebecca (Jisca Kalvanda), dealeuse charismatique et respectée. En parallèle, la jeune femme s’émerveille secrètement devant Djigui, danseur passionné et perfectionniste.

Pour le rôle de Dounia, Oulaya Amamra va se battre pour convaincre Houda Benyamina, sa grande sœur. « Sur le plateau, elle était très dure avec nous mais encore plus avec elle-même. », souligne la jeune actrice, rejointe par Déborah Lukumuena :

« Elle nous a aidé à nous surpasser et nous a appris l’ambition pour nous-mêmes. »

COLLER À LA RÉALITÉ

Les interprètes, la réalisatrice les a choisies pour les émotions qu’elles dégagent et pour ce dont elles sont capables humainement : « Ce sont de vraies comédiennes, je n’ai pas pris des filles de cité transformées en actrices. Il n’y a que Djigui qui est danseur professionnel et qui a dû apprendre à jouer en même temps. » Les personnages doivent être représentatifs d’eux-mêmes et gommer les frontières des assignations genrées attribuées à chaque sexe.

« Dounia est une ado plutôt dure, renfermée, qui a besoin de reconnaissance et de dignité. Rebecca recherche la reconnaissance et l’argent. Maimouna incarne l’amour absolu, c’est un personnage sacré. Rien là-dedans n’est l’apanage de l’homme. Djigui est gracieux et la grâce n’est pas un attribut féminin. Mes personnages sont des guerrières. Il n’y a pas de masculinité, je ne sais pas ce que ça veut dire. Et je pense qu’il faut redéfinir la femme du XXIe siècle. Redéfinir la féminité. », explique Houda Benyamina.

Redéfinir la féminité. Ouvrir les yeux. Pour voir que les femmes fortes sont partout. Et pouvoir ainsi proposer de justes représentations des êtres humains. Ne plus être obligée de justifier les caractères de ses personnages parce qu’ils sont hommes ou femmes.

« Pour jouer Dounia, j’ai dû opérer une transformation physique. J’étais plutôt délicate à la base…, rigole Oulaya Amamra. Je viens d’un lycée privé, je viens de la banlieue mais mes parents ont toujours évité que je traine dans la rue. C’était donc nouveau pour moi, c’était un vrai travail de composition, entre les films que Houda nous a conseillé de regarder –films de samouraïs, de gangster, Scarface ou Aliens même – et le terrain car je suis allée dormir dans un camp de roms avec Houda. Et tout ça a nourri les personnages, tout ça a fait qu’on est dans une vérité. Mais nous sommes des personnages de cinéma, même s’ils peuvent être proches de la vraie vie. »

Proches de la vraie vie car Rebecca existe réellement et la réalisatrice a souhaité la représenter à sa manière dans son long-métrage. Proches de la vraie vie car Oulaya Amamra et Déborah Lukumuena ont dû passer beaucoup de temps ensemble pour faire naitre la complicité entre les deux amies qui se portent un amour amical inconditionnel. Proches de la vraie vie car les thèmes traités sont ceux d’un quotidien universel. De ceux qui percent l’abcès sans tabous ni complexes. Pour une recherche de réelle liberté.

LE PRIX DE LA LIBERTÉ

Divines, c’est une histoire de quête. Dounia cherche à s’extirper de sa condition sociale, à travers la reconnaissance et l’argent. Poussée par cette vie vécue dans la pauvreté, elle refuse de se résoudre à rester dans cette strate.

« Elle ne peut pas ne pas s’en sortir. Mais elle doit perdre quelque chose pour comprendre, pour sa quête intérieure. Je suis convaincue que la souffrance et les erreurs permettent d’avancer. Personnellement, faut que je tombe pour comprendre. »
précise Houda Benyamina.

Ici, elle pose des questions car « le cinéma est un poseur de questions, tout en étant dans l’émotion, car le verbe, seul, peut mentir. ». Ici, elle interroge les valeurs de la jeunesse d’aujourd’hui, mise face à la dictature du capitalisme, sans en faire une critique acerbe. Simplement un constat, sans juger que l’argent est un problème en soi. Ici, elle aborde le fait d’aimer et d’être aimé-e. Ce que n’a jamais appris Dounia et qu’elle découvre.

Et aborde également la question du libre arbitre, de la responsabilité de nos actes, de la colère. La colère profonde, néfaste, dangereuse. Qui vient des entrailles et bouffe tout le reste autour.

La réalisatrice l’affirme, la colère est un sentiment mauvais et convoque Pythagore pour le confirmer : « ‘’Aucun Homme n’est libre s’il ne sait pas se contrôler’’. Dounia ne sait pas maitriser ses émotions. Comme tout le monde, elle a besoin d’apprendre de ses erreurs. On perd et on gagne. Pour moi, ça doit passer dans le corps, dans l’action. Moi, ma colère est dans mon art.»

L’heure de la révolte devrait sonner dans son prochain opus, qu’elle évoque à demi-mots lors de son passage dans la capitale bretonne.

« Lors de la Révolution française, les armes ont été prises par les pauvres. Je suis fière d’être française car on ne supporte pas l’état d’humiliation. Comment on transforme la colère en révolte ? Ce sera certainement le sujet du prochain film. Comme Pasolini, je n’invente rien, je suis simplement témoin de mon époque. Dounia est en colère, pas encore en révolte, elle n’a pas encore le verbe. La colère et l’humiliation vont nous mener à notre perte. Je n’ai pas l’impression que l’on avance à notre époque. Au contraire, on régresse. La misère est grandissante. C’est une question de responsabilité collective et individuelle. »

Son action à elle, au-delà du constat réaliste délivré dans son premier long-métrage aussi puissant que lyrique, passe par la création et la pérennité de l’association 1000 visages, fondée en 2006 avec son ami Eiji Ieno à Paris. Une structure qui permet l’accessibilité à la culture et à l’éducation à l’image pour un public qui en est éloigné.

Pénétrant dans les quartiers défavorisés, 1000 visages souhaite insuffler une nouvelle dynamique dans le secteur culturel et audiovisuel et ainsi témoigner de la réelle diversité qui nourrit la richesse de la France, pour une plus juste représentation de la société devant ou derrière la caméra.

« Pour construire une estime de moi-même, j’ai eu quelqu’un sur mon chemin pour ça. C’est pour ça que l’association 1000 visages est importante pour moi. », précise Houda Benyamina. Pas étonnant que les 3 actrices principales en soient membres et manifestent la volonté de s’investir pleinement dans cette dynamique. C’est de là qu’elles puisent leurs réseaux, formations et agents.

Un tremplin pour la suite puisque Oulaya Amamra est admise au Conservatoire. De leur côté, Jisca Kalvanda (que l’on pourra découvrir et apprécier dans le court-métrage de la réalisatrice rennaise Lauriane Lagarde, A l’horizon, lire YEGG#49 – Juillet/Août 2016, rubrique Culture) et Déborah Lukumuena intègrent des formations au Théâtre de la Colline à Paris ainsi qu’au Théâtre National de Strasbourg.