Célian Ramis

Le patriarcat des objets, une histoire à pisser debout

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Rebekka Endler, journaliste franco-allemande blanche, autrice de l'essai Le patriarcat des objets
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C’est une plongée brutale dans un monde inadapté aux femmes. L'essai de Rebekka Endler, Le patriarcat des objets, crée un déclic. Un soubresaut nécessaire à l’élan collectif pour se soulever contre l’omniprésence de ces violences dans nos existences ébranlées.
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C’est une plongée brutale dans un monde inadapté aux femmes. L’essai de Rebekka Endler, Le patriarcat des objets, c’est la mise en mots et en exemples de ce malaise éprouvé intimement sans réellement le réaliser ou réussir véritablement à le formuler. La capacité à exprimer ce que le patriarcat fait endurer aux femmes, dans la matérialité de leur quotidien, permet un déclic. Un soubresaut nécessaire à l’élan collectif pour se soulever contre l’omniprésence de ces violences dans nos existences ébranlées.

Il s’agit, au départ, d’une histoire de toilettes publiques. Elle se souvient des longs trajets en voiture lors des grandes vacances d’été pour aller en France et elle se remémore la génance des arrêts pipi. « Avec ma mère, on devait faire la queue aux WC alors que mon frère et mon père pissaient dehors », se souvient-elle. Rebekka Endler pense alors qu’il s’agit d’un problème individuel : « Pour une femme, c’est plus long, elle doit peut-être changer de protection, le pantalon est peut-être plus difficile à enlever, etc. »

Mais elle s’aperçoit, à travers un documentaire audio qu’elle doit réaliser et pour lequel elle interviewe Bettina Möllring, designeuse spécialisée sur la question des toilettes publiques, qu’il s’agit en réalité d’un problème structurel et systémique. « Les racines de cette problématique sont patriarcales. Quand on a construit les canalisations, il y a 200 ans, on a pensé l’accès aux WC pour les personnes importantes : les hommes. Et depuis, il y a eu très peu de changement. En festival, quand il y a des urinoirs pour les personnes avec des vagins, c’est très joli mais ça a toujours un caractère événementiel et non durable », souligne-t-elle, précisant : « On veut un changement structurel, de grande surface. On attend ça mais il n’y a pas de volonté politique ! »

LE PROBLÈME, PRIS À L’ENVERS

Ni même médiatique. Après son entretien avec Bettina Möllring, la journaliste comprend que le sujet ne tiendra pas dans les 5 minutes dont elle dispose. Elle souhaite présenter, à la radio allemande, un documentaire d’une heure sur la question. Sa proposition est refusée dans plusieurs rédactions. Le motif : absence de pertinence sur le plan social et sur le plan politique. Une aberration qu’elle creuse avec le témoignage d’une étudiante hollandaise, punie d’une amende par la police pour le flagrant délit d’un pipi sauvage, en pleine nuit dans la rue. Celle-ci, choquée par l’injustice dont elle fait l’objet, refuse de payer et va plaider sa cause devant le tribunal. « Comme c’est la première femme à se retrouver là pour pipi sauvage, le juge en déduit que c’est un problème beaucoup plus important pour les hommes, plus nombreux à être jugés pour cet incident, que pour les femmes », explique-t-elle, bouche-bée. 

Ainsi, dans son livre, Rebekka Endler écrit : « Aussi révoltante qu’elle puisse paraitre à beaucoup d'entre nous aujourd'hui, cette façon de penser a une longue tradition. Elle correspond à une idée cultivée de longue date elle aussi, selon laquelle les femmes auraient, pour correspondre aux exigences de leur genre, le contrôle total de leurs fonctions corporelles. Elles ne se grattent pas quand ça démange. Elles ne bâillent pas quand elles s’ennuient. Elles ne pètent pas quand elles sont ballonnées, et elles ne pissent pas non plus. Une femme comme il faut sait se maitriser. » Au-delà de l’aspect humoristique et corrosif du ton employé, elle souligne la difficulté pour les femmes en territoires occupés ou frappés par des catastrophes naturelles d’accéder à des toilettes : en plus de la violence de la situation et de l’énergie mobilisée à encaisser et survivre, elles doivent affronter les souffrances liées au manque ou à l’absence de points d’eau pour elles et, possiblement, pour leurs enfants.

La journaliste élargit le propos : il ne s’agit pas là simplement d’une problématique genrée mais aussi de classes sociales et d’âges. Elle évoque les risques accrus d’agressions sexuelles pour les personnes n’ayant pas accès à un WC à son domicile ou son travail, l’impact pour une personne SDF de pouvoir trouver une source d’eau, pour les personnes âgées, les femmes enceintes, les personnes handicapées, les enfants… « Des personnes se limitent à sortir de chez elles car elles ne savent pas où elles vont pouvoir aller faire pipi. La mobilité publique est un droit ! », précise Rebekka Endler. Elle pourrait en parler pendant des heures, elle aurait pu y consacrer un livre entier. « Mais il n’aurait pas été édité ou traduit… Alors, j’ai décidé de regarder ailleurs et ça a été un choc, car partout où je regardais, je trouvais du design patriarcal ! », relate-t-elle.

LES CODES (NÉFASTES) DU GENRE

C’est un effet boule de neige auquel elle assiste et participe activement durant plus d’une année d’enquête. Pas de suspens : le masculin l’emporte sur le féminin, et pas uniquement en grammaire. Partout, tout le temps. Tout est pensé et conçu selon les caractéristiques physiques et virilistes du masculin et des valeurs que l’on attribue au genre supérieur, censé représenter la neutralité. Pourtant, on notera que les adaptations à destination des femmes sont souvent teintés de couleurs pastels (principalement roses ou violettes), fabriquées avec des matériaux de moindre qualité et vendues à des tarifs plus élevés. Une vraie arnaque mais aussi un vrai risque pour la santé, comme Rebekka Endler va le démontrer au fil des pages à travers la sécurité automobile, la recherche pharmaceutique, les équipements professionnels et bien d’autres champs explorés uniquement au prisme des biais de genre.

« Les catégories féminines et masculines sont désignées par le patriarcat de manière arbitraire. Les valeurs de genre que l’on attribue à ces catégories se traduisent dans le design, le langage, etc. »
signale l’autrice du Patriarcat des objets

Pour ça, elle se pare d’une série d’exemples illustrant le sexisme notamment d’un ordinateur, conçu en 2009, pour les femmes « mais sans parler aux femmes lors de la création du produit » : des couleurs pastels, des applications pour échanger des recettes et compter ses calories. Un désastre. « L’ordinateur coûtait plus cher que n’importe quel autre ordinateur en comparaison, en ayant moins de fonction que les autres. Mais, immense avantage : il tenait dans un sac à main ! », rigole Rebekka Endler. En quelques semaines, le backlash amène le fabricant à retirer le produit du marché. 

L’ALLIANCE DU CAPITALISME

Il suffit d’inverser les codes pour constater les projections genrées que les cibles du marketing renvoient sur les appareils. Avec la perceuse Dolphia et le mixeur aux 27 vitesses Mega Hurricane, le test est effectué sans préciser la nature des produits au panel interrogé. Le premier objet, conçu aux formes arrondies et aux couleurs claires, apparait comme un produit cheap, fragile, qui se cassera rapidement. Le second, à la silhouette d’un outil de bricolage, est perçu comme professionnel et puissant. « Les produits ménagers et de domesticité marquent la dichotomie de la technologie en fonction de son utilisateur ou de son utilisatrice », analyse Rebekka Endler, consciente que l’industrie, sous couvert de facilitateur du quotidien, a en réalité induit les femmes à davantage de charges domestiques : « Quand le mixeur est arrivé, on a commencé à faire des gâteaux plus complexes, sur plusieurs étages. Un simple gâteau ne suffisait plus à témoigner de l’amour d’une mère pour sa famille. Cela a monté l’exigence attendue d’une femme. » Même combat avec l’invention de l’aspirateur, de la machine à laver, etc. 

Parce que le capitalisme et le patriarcat se sont unis dans le challenge est né le marketing genré, avec les vêtements pour filles et pour garçons ainsi que les jouets pour filles et pour garçons. Une distinction qui s’est opérée avec le développement de la technologie spécialisée dans les échographies : « Les jouets genrés sont assez récents. Ils arrivent avec la possibilité de révéler le sexe du bébé lors de la grossesse… Patriarcat et capitalisme sont deux petites roues qui tournent bien ensemble et s’accentuent entre elles. » Ainsi, on connait les difficultés pour les petites filles à se mouvoir dans l’espace du fait de leurs tenues amples (robes, jupes) ou trop serrées et glissantes (collants) mais moins l’impact de la représentation mentale qui opère dans les esprits lorsque l’on voit une fille habillée de manière genrée. La journaliste prend le cas d’une étude réalisée dans laquelle on montre des petites filles à l’apparence ultra genrée et ces mêmes petites filles dans des tenues unisexes. Résultat :

« Les gens pensent que les filles habillées de manière genrée sont moins intelligentes. » 

Conséquence : le regard et le jugement vont influer sur la construction de ces femmes en devenir qui vont alors intégrer l’idée qu’elles sont moins intelligentes, voire idiotes, que les autres. « Je ne suis pas pour supprimer le rose ou le violet mais simplement d’enlever la valeur que les gens mettent à une chose et pas à une autre chose », ajoute-t-elle.

PAS LES BONNES CONDITIONS DE TRAVAIL

Cette valeur dont elle parle investit le champ du domaine professionnel qui vient appuyer la thèse d’un monde conçu et pensé uniquement pour les hommes cisgenres et qui vient renseigner, de par l’absence de réflexions et d’adaptations structurelles, la place que la société réserve aux femmes. « Tout, dans le design, des open space, la température, les bureaux, les chaises…, tout est fait en fonction de la taille moyenne de l’homme », résume la journaliste qui prend l’exemple de la station spatiale internationale, espace où les femmes éprouvent des difficultés à s’accorder avec l’aménagement de la capsule, les modules pour poser les jambes, se tenir, etc. étant entièrement pensé pour les hommes. 

A l’instar des équipements vestimentaires, concernant les combinaisons pour les astronautes mais aussi les accessoires, représentant là une difficulté pour se mouvoir et travailler mais aussi un danger pour leur survie : « En 2020, la première équipe féminine sort pour faire des travaux en dehors de l’ISS. L’une des deux astronautes explique, sur un plateau en Allemagne, que ça a été très compliqué car les gants sont trop grands. Et André Rieu, qui était présent ce jour-là (je ne sais pas si vous le connaissez en France, André Rieu, c’est une vraie peste qui joue du violon), lui demande : ‘Mais qui fait le ménage dans la station depuis que vous n’y êtes plus ?’ » De la blague sexiste arriérée aux embuches multiples pour réaliser à bien leurs missions, la misogynie couvre d’une cape d’invisibilité les besoins et les ambitions des femmes. On retrouve les mêmes mécanismes dans l’agriculture, le BTP, les secteurs ayant recours aux uniformes professionnels (pompier-es, avocat-es, policier-es…), l’aviation mais aussi dans le domaine du sport.

ROMPRE LE TABOU DE LA VULVE PARALYSÉE

C’est Hannah Dines, paracycliste Olympique, qui va venir rompre le silence concernant les conséquences d’une selle non adaptée à son organe génital. En 2018, après plusieurs opérations, elle brise le tabou. Le vélo, à haut niveau, lui a paralysé la vulve, à force de frottements répétés des lèvres sur la selle. « Elle n’en parlait pas au début car elle était entourée de médecins hommes. Quand elle a parlé, des cyclistes du monde entier lui ont écrit pour la remercier. Elles ont toutes pensé qu’il s’agissait d’un problème individuel alors qu’en fait, il s’agissait d’un problème de design, correspondant à des selles pour les hommes cisgenres », s’enthousiasme la journaliste, qui déchante en expliquant que par la suite, des selles « pour femmes » vont être vendues : plus larges et plus molles, elles sont, encore une fois, de moindre qualité et plus chères. 

« Mais il y a tellement de honte et de tabous autour de ces sujets qu’il est très difficile de prendre la parole ! » 

Côté foot, elle établit aussi une discrimination matérielle, en raison des chaussures souvent achetées au rayon enfants ou hommes, selon la pointure de la joueuse, afin de privilégier la qualité. Dans tous les modèles permettant de fabriquer des bottines, des escarpins, des baskets, etc. aucun n’existait jusqu’il y a peu pour le sport de course… : « Le risque de blessure est plus grand pour les femmes qui ne trouvent pas les bonnes chaussures. Pour augmenter la sécurité et la qualité du sport, il faudrait mettre l’effort, la science et l’argent. » 

Malheureusement, comme elle le démontre dans la grande majorité des cas qu’elle décrypte et analyse dans son livre, les prototypes, aménagements d’espace – à l’instar de l’espace public et des toilettes publics – objets, produits numériques, etc. sont quasiment toujours pensés et réalisés par des hommes « qui oublient, dans une application sur la santé, de prévoir un calendrier de règles… ».

DANGER POUR LA VIE DES FEMMES

C’est là que le défaut réside. Ne pas prendre en considération les femmes, les récits de leurs expériences, leurs ressentis et leurs expertises. Penser qu’elles sont simplement des versions réduites de l’homme cisgenre moyen. C’est déjà écarter une très grande et large partie de l’humanité. Mais c’est aussi mettre les vies concernées et non envisagées en danger. Jusqu’en 2010, signale Rebekka Endler, il n’existait aucune recherche genrée sur la mortalité lors des accidents de voiture. Si Lucile Peytavin, dans son essai Le coût de la virilité, montre que ce sont majoritairement les hommes qui créent des situations mortelles au volant, l’essai sur Le patriarcat des objets dévoile à son tour que les femmes et les personnes sexisées sont les principales victimes des habitacles non testées pour leur sécurité. « Elles ont 47% de risques en plus d’avoir des blessures graves, 71% de risques en plus d’avoir des blessures légères et 17% de plus de mourir », scande-t-elle. 

Où se loge le problème ? Principalement, dans l’ignorance : « Quand on ne sait pas, on n’a pas grand-chose à changer. Pour demander un changement, il faut des chiffres, des statistiques. On les a maintenant depuis 14 ans mais peu de chose bouge… » La journaliste creuse, explore des pistes et découvre que 5 crashs tests sont utilisés pour mesurer la sécurité d’un véhicule avant sa mise sur le marché. Tous sont réalisés selon le même mannequin, correspond, sans suspens, à la morphologie d’un homme cisgenre de 40 ans, d’environ 1m77 et de 80 kgs. « C’est le mannequin qui, quand il entre dans la voiture, n’a pas à avancer le siège, à baisser le volant, etc. Modifier les paramètres de la voiture nuit à la sécurité ! », alerte-t-elle. 

Et si, heureusement, une femme a réussi à développer d’autres types de mannequins, plus représentatifs et inclusifs de la diversité de la population et des spécificités qui en résultent, son invention est jugée trop chère, encore une preuve de l’absence de volonté de modifier l’équipement. L’industrie automobile a opté pour la création d’un mannequin, basé sur leur standard de test, en taille réduite, sans « prendre en compte la question de la répartition de la graisse, la densité des muscles, la densité des os, etc. ». Et la (mauvaise) blague va plus loin : « Le test est réalisé sur la place du passager. Parce que c’est là, la place de la femme… »

VIOLENCE ET RAGE

Dans un monde où on parle à des assistances vocales aux voix féminines, où l’intelligence artificielle rhabille les femmes dénudées sur Internet afin de les transformer en trad wife, où les réseaux sociaux « dépolitisent » leurs contenus (militants, de gauche…), où les habits de travail sont taillés pour un standard masculin normatif, où l’apparence genrée induit l’intelligence inférieure des filles et des femmes, où la sécurité des femmes n’est assurée par aucune vérification et aucun contrôle des produits vendus sur le marché, où le langage les invisibilise et les rabaisse, les femmes doivent sans cesse s’adapter et lutter doublement pour s’approprier un espace qui n’est pas taillé à leur mesure. Au quotidien, les femmes prennent place dans une chaise trop haute, de manière, inconsciemment, à leur rappeler que ce monde ne leur appartient pas et qu’elles n’y sont pas les bienvenues. Une violence inouïe qui se révèle au fil des pages et des chapitres que Rebekka Endler nous soumet comme une invitation à la prise de conscience, une invitation à comprendre ce malaise intimement ressenti sans jamais pouvoir le formuler aussi clairement. Une invitation qui nous met en rage et nous donne envie de nous soulever contre ce patriarcat des objets : 

« Avant de faire ce livre, je pense que, les femmes, on était seulement une arrière-pensée, qu’on passait après. En fait, je m’aperçois qu’on n’est pas seulement une arrière-pensée mais qu’il y a une volonté de carrément s’en foutre. Et c’est grave ! C’est grave d’être invisibles ou oubliées. On a du mal à rester civiles après ça. Parce qu’en plus, ça coûte des vies ! » 

Les solutions sont là, elles existent pour ne plus endurer, chaque jour, un parcours de combattant-es. Elles sont imaginées, fabriquées et promues par les personnes concernées pour les personnes concernées. Pour prendre en compte toutes les morphologies et les expériences. Pour considérer toutes les identités et toutes les existences. Pour rendre le quotidien non pas simplement supportable mais vivable et profitable à tou-tes. Comme le dit Rebekka Endler, le manque de volonté latent rend la tâche compliquée. Mais pas impossible. 

 

 

  • Le 12 mars, Rebekka Endler animait une conférence sur Le patriarcat des objets au Tambour à Rennes 2 dans le cadre des Mardis de l’égalité et du 8 mars à Rennes.

Célian ramis

Le coût de la virilité : toute une éducation à repenser

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La virilité a un coût. Exorbitant. Chaque année, la France dépense 95,2 milliards d’euros pour colmater les trous béants d’une société patriarcale bercée aux idéaux virilistes. Une estimation calculée par l’historienne et essayiste Lucile Peytavin.
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La virilité a un coût. Exorbitant. Chaque année, la France dépense 95,2 milliards d’euros pour colmater les trous béants d’une société patriarcale bercée aux idéaux virilistes. Une estimation calculée par l’historienne et essayiste Lucile Peytavin.

« Nous en sommes tous et toutes victimes. Les chiffres ne secouent pas la société : ça en dit long sur celle-ci ! » Il y a quelques années de ça, Lucile Peytavin rédigeait – dans le cadre de ses études en histoire – une thèse sur le travail des femmes et des hommes dans l’artisanat et le commerce aux XIXe et XXe siècles. Au fil de ses recherches, elle tombe sur une statistique à l’origine de son essai Le coût de la virilité – Ce que la France économiserait si les hommes se comportaient comme les femmes : la population carcérale française est composée de 96,3% d’hommes. Pour elle, c’est un choc. « Les prisons sont remplies d’hommes et ce n’est même pas un sujet. À partir de ce moment-là, je n’ai plus du tout vu la société de la même manière », signale-t-elle. Sa prise de conscience se poursuit et le déclic se produit le jour où passent devant elle, dans la rue, des véhicules de police, sirènes hurlantes : « Je me dis alors qu’ils vont intervenir pour un délit probablement commis par un homme. Et à ça, il faudra ajouter l’intervention des pompiers puis de la Justice, des services pénitentiaires, des services de santé, des services d’insertion, etc. Je me suis demandée combien nous dépensions chaque année pour ça ? Et je me suis lancée dans le calcul de ce que j’ai appelé le coût de la virilité ! »

UNE ESTIMATION ALARMANTE ET POURTANT EN DEÇA DE LA RÉALITÉ

Les chiffres sont effarants. Et cerise sur le gâteau, l’essayiste précise que son estimation est en deçà de la réalité. Elle parle « d’un gouffre statistique ». Les hommes représentent 83% des 2 millions d’auteurs d’infractions pénales traitées annuellement par les parquets, 90% des personnes condamnées par la Justice, 86% des mis en cause pour meurtre, 99% des auteurs de viols, 84% des auteurs présumés d’accidents routiers mortels, 95% des auteurs de vols avec violences, 97% des auteurs d’agressions sexuelles… « Tous les hommes ne sont pas des délinquants et des criminels mais majoritairement les délinquants et les criminels sont des hommes ! Et il y a là un point d’aveuglement car quand on étudie la violence, on ne prend pas ça en compte », souligne Lucile Peytavin qui prend l’exemple d’un soir de match de foot : jamais dans les médias, par exemple, on ne mettra en exergue le fait que dans 98% des affaires de violence sont commises par des hommes.

« Il a donc fallu chercher les chiffres au-delà du point d’aveuglement. Le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Justice fonctionnent majoritairement pour des hommes, en fait ! J’ai donc calculé les coûts directs et les coûts indirects. Le coût de la virilité correspond à la différence entre les sommes dépensées pour faire face aux comportements asociaux des hommes et les sommes dépensées pour faire face aux comportements asociaux des femmes », explique-t-elle. Et ce coût s’élève à 95,2 milliards par an, en France. Dans son livre, elle détaille tous les éléments, toutes les formules mathématiques et toutes les dépenses, qu’elle récapitule dans un tableau aux résultats vertigineux. Il y a tout d’abord les dépenses de l’État : 9 milliards d’euros pour la défense et la sécurité (dont les forces de l’ordre avec 8,6 milliards d’euros), 7 milliards d’euros pour la justice (incluant l’administration pénitentiaire) et 2,3 milliards d’euros pour la santé.

Et puis il y a les coûts humains et matériels selon la méthode qu’elle détaille dans les pages précédentes : 18 milliards d’euros pour les coups et violences volontaires, 17,8 milliards d’euros pour les crimes et délits sexuels (hors famille), 13,3 milliards d’euros pour l’insécurité routière, 7,5 milliards d’euros pour le trafic de stupéfiants, 8,4 milliards d’euros pour la maltraitance des enfants ou encore 3,3 milliards d’euros pour les violences conjugales. D’autres lignes viennent noircir le tableau : les homicides et tentatives d’homicide, les vols, la traite humaine ou encore les atteintes à la sureté de l’État (attentats du 13 novembre 2015).

« Le surcoût de 95,2 milliards d’euros par an est colossal ! C’est une somme largement sous-estimée puisqu’il est très difficile d’avoir accès aux données par sexe et qu’un grand nombre de délits et crimes ne font pas l’objet d’une procédure pénale… »
déplore Lucile Peytavin.

LA VIRILITÉ : MYTHES ET IDÉES REÇUES

Mais l’idée de la co-fondatrice de l’association Genre et statistiques est d’aller encore au-delà des chiffres. Ou plutôt de les faire parler, ces chiffres explosifs. De les mettre sur la table et de les analyser. Décrypter ce qu’ils nous disent des comportements des hommes et surtout des injonctions sociales à la virilité. Car c’est là que réside tout l’intérêt du travail titanesque effectué par Lucile Peytavin : déconstruire les mythes et idées reçues qui fondent l’éducation patriarcale et genrée, obligeant les garçons dès le plus jeune âge à se construire dans la violence et le mépris d’autrui, en particulier des femmes. « Il y a des hommes pacifiques et des femmes violentes. Nous ne sommes pas prédéterminé-e-s. Des idées reçues circulent pour expliquer et légitimer les violences des hommes », explique l’historienne.

Dans sa ligne de mire : le temps des cavernes confrontant les chasseurs et les cueilleuses, l’impact de la testostérone dans le processus de violence et le cerveau soi-disant différent entre les femmes et les hommes. Au fil des pages comme de sa conférence, elle détricote tous les stéréotypes et préjugés essentialistes visant à établir une nature de la femme et une nature de l’homme. Exit la douceur et l’instinct maternel qui caractérisent le genre féminin et la bravoure et l’agressivité qui caractérisent le genre masculin. « Le paléolithique est la période la plus étendue de notre histoire. Les femmes aussi chassaient et avaient du pouvoir. Et surtout, attention à l’importance qu’on accorde à la chasse ! A cette époque, les populations se nourrissent principalement d’une alimentation végétale », rappelle-t-elle, non sans lien avec l’essai de Marylène Patou-Mathis, L’homme préhistorique est aussi une femme.

Autre notion à manier avec précaution : la testostérone et son influence viriliste. « Des études récentes ont montré que chez un individu, l’hormone peut être attribuée aussi bien à un comportement violent qu’à un comportement altruiste. On le voit chez différentes espèces de singes. La fluctuation du taux de testostérone se fait en fonction du rôle social ! », insiste-t-elle, avant de déboulonner un dernier élément crucial : le cerveau n’a pas de sexe. « On a longtemps pensé que les hommes et les femmes avaient des cerveaux différents. Là encore, le XIXe siècle est passé par là… Aujourd’hui, on sait que ce n’est pas vrai. A la naissance, nous n’avons que 10% de nos capacités neuronales. Ensuite, la plasticité cérébrale s’effectue en fonction de nos expériences, de nos environnements, etc. » Il s’agit donc bien d’une construction sociale, fruit d’une éducation différenciée dès le plus jeune âge entre les filles et les garçons, qui induit des différences de comportements chez les individus en fonction de leur genre. 

LE FLÉAU DE LA VIRILITÉ

Les injonctions pèsent, dès la petite enfance. Partout, la virilité est brandie du côté masculin. Un idéal normatif, défini selon les termes d’Olivia Gazalé, philosophe et autrice de l’essai Le mythe de la virilité. Une norme à atteindre et à travers laquelle on éduque les garçons, les poussant à des rapports de domination, intégrant les violences, les discriminations, la haine des autres, etc. Dès les premiers jours de vie du bébé, on attribuera davantage d’importance à la tonicité d’un garçon, on prendra ses pleurs pour de la colère – là où on verra de la tristesse pour une fille – on sera plus permissif, on communiquera moins avec l’enfant et on misera, grâce à des vêtements confortables et adaptés, sur sa motricité – là où les filles seront plus restreintes à cause des robes et des collants – on les sanctionnera moins et on les mettra moins en garde face aux potentiels dangers.

« On se dit que c’est innocent tout ça, que ce n’est pas très grave ! », ponctue Lucile Peytavin. Pourtant, les jeux de bagarre et les armes factices qu’on fournit aux garçons délivrent des messages de violence, imprimés dans leurs esprits dès qu’ils sont petits. « La violence s’exprime très tôt ! La majorité des héros sont des hommes qui s’adonnent à une violence légitime : ils sauvent le monde donc c’est normal », poursuit l’historienne. Par la suite, à l’adolescence, la virilité se joue dans le regard des pairs. Se donner des coups, s’insulter, résister aux douleurs physiques et psychologiques ressemblent à des rites initiatiques. Le passage dans le monde adulte. Dans le monde de l’homme. Invectiver les femmes, les mépriser, rejeter tout ce qui est attribué au féminin. Apprendre que ce dernier est méprisable : « C’est encore tabou d’offrir du rose à un garçon. Quand on compare avec une fille, c’est pour humilier. Quand on dit ‘Tu cours comme une fille’, c’est rabaissant. On intègre ça et ça crée des comportements sexistes. »

Si les femmes subissent majoritairement les conséquences des violences sexistes et sexuelles, les hommes aussi payent le prix de la virilité, à une échelle différente et non comparable. Mais le risque sur la santé - et sur la vie - est élevé. « À l’âge de 14 ans, les garçons ont 70% de risque supplémentaire d’avoir un accident que les filles. 80% des cancers (dus à l’alcool, au tabac, etc.) atteignent les hommes », souligne-t-elle. Dès les premières lignes de son livre, elle écrit : « Le taux de mortalité évitable est 3,3 fois plus élevé que celui des femmes. »

Face à ses conséquences dramatiques figure l’absence de prévention. L’absence de remise en question. L’absence de prise de conscience. L’absence d’évolution et de changements nécessaires et indispensables au bon déroulement de la vie des filles et des garçons. « Les filles sont éduquées à l’empathie, au respect d’autrui et à la gestion des émotions. Ce qui favorise le capital humain et une meilleure cohésion sociale. Nous avons donc la solution : pourquoi ne pas éduquer les garçons comme les filles ? Ça revient simplement à donner une éducation plus humaniste. Nous vivrions dans une société plus riche et plus apaisée ! », questionne Lucile Peytavin.

COUPER LES ROBINETS DE LA VIOLENCE

Sa réflexion dérange, bouscule, remet les choses en perspective. Pourquoi pousser les filles à recevoir une éducation plus « masculine » alors que celle-ci est synonyme d’exposition à la violence et mise en danger de sa vie et de celle des autres ? L’historienne, convaincue et convaincante, vient interroger nos représentations, nos modes d’éducation et de pensées et les conséquences de toutes les injonctions sexistes et virilistes que nous transmettons aux enfants de génération en génération.

« Ces chiffres sont un excellent outil de sensibilisation. Je fais beaucoup de plaidoyer pour agir sur les politiques publiques et maintenant je veux intervenir à l’échelle européenne »

Son livre, Le coût de la virilité – Ce que la France économiserait si les hommes se comportaient comme les femmes, vient d’être traduit en Italie et adapté à la réalité du pays voisin, tout comme le travail est en cours de réalisation du côté de la Suisse. « Le problème est d’avoir accès aux ressources chiffrées. Il y a encore beaucoup d’études à mener pour qu’on précise les coûts de la virilité. Notamment pour le coût des violences conjugales qui a été estimé il y a 10 ans… », poursuit Lucile Peytavin. Pour elle, le problème majeur et le drame principal de l’immensité de ces dépenses réside dans le fait qu’elles sont réalisées pour colmater les conséquences de la virilité mais non pour les endiguer.

« On augmente les budgets de l’Intérieur et de la Justice mais on ne réfléchit pas aux sources du problème. On ne dépense pas pour prévenir ces comportements. On ne coupe pas les robinets des violences ! On peut se douter que si le surcoût venait des femmes, ce serait beaucoup moins dans l’impunité totale… », déplore-t-elle, sourire froissé. Si on peut se réjouir d’une légère évolution – notamment dans la campagne de la sécurité routière prenant en considération les chiffres – il faut poursuivre les luttes féministes, compter encore et toujours, ne rien lâcher et « jouer sur tous les tableaux ! »

 

  • Lucile Peytavin était en conférence à l'hôtel de Rennes Métropole le 21 novembre dans le cadre de la journée d'études autour des violences sexistes et sexuelles : "Violences de genre : s'en sortir "

Célian Ramis

Diversifier les figures féminines dans le cinéma de genre

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Interroger les représentations de genre dans le cinéma étrange, insolite et fantastique, tel était l’objectif de la rencontre avec Manon Franken, membre du collectif Sorociné, à l’occasion du festival Court Métrange.
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Interroger les représentations de genre dans le cinéma étrange, insolite et fantastique, tel était l’objectif de la rencontre avec Manon Franken, membre du collectif Sorociné (podcast, média papier, ciné-club féministe), à l’occasion du festival Court Métrange, le 28 septembre dernier. 

Le cinéma, à l’instar des arts et de la culture, est un monde genré. Les chiffres en témoignent. Un quart des réalisateur-ice-s sont des femmes tandis qu’en école de cinéma, elles représentent la moitié des effectifs. À la sortie, elles seront 40% à réaliser un court-métrage, 30% un long-métrage et moins de 5% à diriger un film à gros budget. « C’est un secteur très masculin. Le cinéma d’horreur est pourtant le genre dans lequel il y a le plus de personnages féminins : très souvent, il s’agit de femmes poursuivies par des hommes avec des objets pointus », introduit Julia Lerat, membre de l’équipe du festival. Pour Manon Franken, « le cinéma s’ancre dans une culture occidentale très genrée autour d’artistes majoritairement masculins. »

Pas étonnant que les femmes soient représentées « en final girl – la survivante dans les slashers ou surviving movies – ou en vengeresse et que les thématiques comme les règles soient saisies, bien qu’elles ne soient pas souvent bien abordées. » Et pourtant : « Il suffit d’un tout petit pas très léger pour que ça change tout ! » Pour preuve : Riplay est la final girl d’Alien mais, interprétée par Sigourney Weaver, elle incarne aussi l’intelligence, la force et la détermination. Pour Julia Lerat, un seul bémol : « Elle est super forte mais elle a quand même le droit à sa scène en culotte qui n’apporte rien au film… » 

UN PROCESSUS D’IDENTIFICATION

En sous-vêtement dans Alien, en tenue sexy dans Star Wars ou en combinaison latex et talons aiguilles chez Marvel ou DC, le sans faute se fait rare. D’autant qu’il est difficile pour un film de faire l’unanimité, tant le cinéma en appelle aux subjectivités et sensibilités, même si les ressorts principaux résident sur des codes bien établis, dont le patriarcat tire profit, parfois même à coup de feminism washing...

« Il y a une grosse mouvance depuis MeToo quand même. On constate que les femmes sont prises plus au sérieux et que certaines ont moins de craintes pour se lancer. On est sur une bonne pente mais on commence à peine à l’entamer ! »
analyse Manon Franken, journaliste auprès de Sorociné.

Elle cite Titane, long-métrage de Julia Ducournau, qui en 2021 remporte la Palme d’or au festival de Cannes. « Ce film se situe dans la continuité du mouvement, il symbolise les changements qui se déroulent actuellement et baigne dans une époque en quête d’inclusivité », poursuit-elle. Pour Cyrielle Dozières, directrice de Court-Métrange, les personnages féminins forts fleurissent sur les écrans du cinéma de genre depuis plusieurs décennies. Elle s’interroge sur l’impact de cette représentation : « Suffit-il de montrer des femmes badass pour faire évoluer les mentalités ? »

Une question dont saisit Manon Franken pour témoigner de son envie de voir davantage de femmes médiocres, comprendre ici normales, avec leurs forces, leurs ambitions, leurs vulnérabilités, fragilités et leurs contraintes : « Ces femmes-là, elles constituent 90% de la population ! Il y a d’un côté la femme victime du tueur et de l’autre, la femme qui tue des aliens dans l’espace. Entre les deux, il y a un vide ! »

DES CORPS ET DU GORE

Dans le body horror, les personnages féminins sont fréquemment utilisés. La grossesse, l’accouchement, les menstruations, le post partum sont des thématiques récurrentes, « parfois abordées de manière catastrophique et parfois abordées de manière innovante ». Elle cite alors Ginger Snaps, de John Fawcett, dans lequel la protagoniste est griffée dans le dos par une bête. A l’approche de ses règles, la jeune femme devient de plus en plus monstrueuse. « Ce qui est drôle, c’est que finalement ce n’est pas parce qu’elle a ses règles qu’elle est comme ça, c’est parce qu’elle est devenue un loup-garou », s’amuse Manon Franken. Ce à quoi Cyrielle Dozières rétorque : « Le cinéma de genre a beaucoup exploité ça pour créer de l’horreur alors que pour les femmes, avoir ses règles, c’est quelque chose de banal… » Voilà qui pose la question du regard porté sur le propos cinématographique.  

DÉBOULONNER LE MALE GAZE

Les stéréotypes de genre sont intégrés par tou-te-s dès l’enfance. Toutefois, « le rapport au corps est différent quand il est filmé par des hommes ou par des femmes. D’autant plus dans le cinéma d’horreur, très en lien avec le corps et les fluides », souligne Julia Lerat. En 1975, la réalisatrice et critique de cinéma Laura Mulvey théorise le concept de male gaze, traduit en français par regard masculin. La culture visuelle – photo, cinéma, publicité, bande-dessinée… - est dominée par la vision masculine cisgenre hétérosexuelle et s’impose, par sa diffusion massive, auprès de tous les publics. Imprégnés de ce regard, les objets culturels transmettent les stéréotypes de genre et la culture du viol, validant les violences sexistes et sexuelles à l’encontre des personnes sexisées, soumises, victimes et réduites à leurs caractéristiques charnelles, érotiques et sensuelles.

« Heureusement, une nouvelle génération arrive. Elles travaillent depuis longtemps dans le domaine mais elles commencent à être de plus en plus médiatisées », signale Cyrielle Dozières qui fait référence à, entre autres, l’actrice, réalisatrice et scénariste Jennifer Kent, la réalisatrice Mary Lambert ou encore la réalisatrice et productrice Antonia Bird. « Le problème, c’est qu’on a souvent tendance à penser que si une femme réalise, le personnage sera féminin et vivra des choses « féminines ». Heureusement, non, ce n’est pas toujours aussi binaire ! », ajoute Manon Franken. Elle prend pour exemple Jennifer’s body, de Karyn Kusama :

« Après avoir joué dans Transformers, on accuse Megan Fox d’être juste une bimbo. Et là, elle joue une lycéenne séduisante et séductrice, enlevée par des gens veulent sacrifier une vierge alors qu’elle ne l’est plus. J’ai vu peu de films graveleux réalisés par une femme et franchement, c’est drôle et pas sexiste ! »

LA PRÉSENCE DES FEMMES

Le male gaze interroge le regard que l’on porte aussi bien devant que derrière la caméra. « Les réalisatrices s’imposent de plus en plus et des personnages féminins, plus intéressants et complexes, sortent de leurs plumes. Mais il y a aussi la question du public… », lance la directrice de Court-Métrange. En effet, « la cinéphilie n’est pas associée à une passion pour filles, surtout si on y ajoute le genre, on pense à des mecs nerds », répond Manon Franken. Et la difficulté à s’intégrer dans cette communauté, c’est du vécu pour Julia Lerat : « Plusieurs fois en festivals à Paris, on était 1 ou 2 femmes, de temps en temps. Réussir à oser y aller sans subir le regard mi admiratif mi amusé des mecs sur place, c’est pas si facile ! » Même discours du côté de Manon qui se souvient d’une séance avec pratiquement que des hommes dans le public : « Il y a une scène avec une femme qui enlève son tee-shirt et tout le monde se met à hurler « À poil ! », je n’ai pas compris… »

Le cercle est vicieux : manque de femmes dans la création, manque de femmes dans les représentations, manque de femmes dans l’assemblée… Néanmoins, les lignes bougent. « Les solutions ne sont pas simples pour atteindre la parité mais un changement profond a l’air d’être en route et d’ailleurs, c’est indispensable. Dégenrer, déconstruire… Le cinéma est un outil merveilleux pour rouvrir les champs ! », conclut Cyrielle Dozières. 

Célian Ramis

Sciences : performer le genre binaire

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Interroger la binarité et la performance du genre dans les sciences, et notamment dans les domaines du numérique et du sport, était l’objet des conférences de Cécile Plaud et Ludivine Brunes, à l’occasion de la journée « Égalité et sciences : la place des femmes ».
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Interroger la binarité et la performance du genre dans les sciences, et notamment dans les domaines du numérique et du sport, était l’objet des conférences de Cécile Plaud et Ludivine Brunes, jeudi 9 mars, à l’occasion de la journée « Égalité et sciences : la place des femmes », organisée par l’Université de Rennes, à la fac de Sciences économiques. 

« L’informatique a attrapé un sexe et ce sexe est masculin. », affirme Cécile Plaud, en introduction de sa conférence « Pour dégenrer le numérique, cassons les codes ! ». L’enseignante chercheuse en science de l’éducation à l’ENSTA Bretagne, à Brest, cite Grace Hopper, Ada Lovelace, Margaret Hamilton ou encore Betty Holberton, « des femmes qui ont marqué de leurs découvertes le monde de l’informatique mais n’ont été que tardivement reconnues. » Et explique l’effet Matilda – appelé ainsi par sa théoricienne Margaret Rossiter en femmage à la militante féministe Matilda Joslyn Gage – comme un phénomène définissant « comment les femmes scientifiques profitent moins des retombées de leurs recherches et ce, souvent au profit des hommes. » Un effet qui malheureusement se retrouve dans tous les domaines majoritairement masculins, comme le soulignera également Raphaëlle Rannou, de l’Institut National d’Histoire de l’Art, lors de la conférence suivante sur la place des femmes en archéologie.

DES CHIFFRES ÉDIFIANTS

En 2018, les femmes représentaient 33% des salarié-e-s des secteurs de l’informatique. Elles occupent principalement (75%) les fonctions supports, à savoir les ressources humaines, l’administratif, le marketing et la communication, « souvent les moins prestigieuses et les moins rémunérées » et se font rares (15%) dans les fonctions techniques de développement, gestion de projets, etc. Et certains métiers sont particulièrement fermés aux femmes comme dans les start up dans le domaine de la tech (9%) et le big data (12%). Autre chiffre édifiant : en 2020, dans les écoles d’ingénieur-e-s, « alors qu’en 1983, l’informatique était la spécialité la plus féminisée », c’est désormais la moins féminisée avec 16,6% de femmes. « Ce chiffre illustre à lui seul le retournement de situation sans précédent dans le champ professionnel : le numérique est la seule filière scientifique ayant enregistré une nette baisse de la proportion de femmes depuis les années 80. », signale Cécile Plaud, qui interroge alors : « Pourquoi en est-on arrivé là ? » Et la réponse est sans équivoque : c’est une question de pouvoir. Partout où les activités se professionnalisent, les femmes sont écartées. Alors qu’elles ont souvent été à l’initiative du secteur et de son développement :

« Le numérique est partout dans nos vies et est devenu un monde d’hommes. Et cela pèse fortement sur les inégalités professionnelles entre les femmes et les hommes. Au-delà des inégalités systémiques et durables, cela participe à la reproduction du sexisme. »

DES ALGORITHMES SEXISTES

L’enseignante chercheuse se base sur une série d’exemples démontrant le sexisme intégré de la société et diffusé à travers les algorithmes des GAFA. C’est Amazon qui ouvre le bal en 2018 en développant un algorithme permettant d’automatiser le recrutement sur les postes techniques. Systématiquement, celui-ci excluait les CV de femmes : « L’algorithme a déduit, sur la base des postes techniques d’Amazon déjà en fonction, qu’être une femme était un critère discriminatoire. » Fin 2019, c’est Apple qui se rend compte que l’algorithme de sa carte de crédit défavorise largement les femmes. « Les données enregistrées étaient vieilles. Comme leur émancipation financière est récente, il en a déduit que les femmes disposaient de crédits moins élevés. », analyse Cécile Plaud. Vient ensuite le tour de Facebook et Google. Une ONG fait une étude sur les algorithmes des offres d’emploi diffusées par les deux firmes et achète des espaces publicitaires en Suisse, en Allemagne, en Espagne et en France pour des postes de développeurs en machine d’apprentissage, camionneurs, coiffeurs, éducateurs jeunes enfants, conseillers juridiques ou encore infirmiers. Toutes les annonces sont volontairement rédigées au masculin : « Facebook, surtout, a automatiquement ciblé un sexe pour chaque emploi. » Pas de surprise sur la catégorie choisie selon le secteur. Cécile Plaud réagit :

« Il est urgent de dégenrer le numérique pour en faire un champ d’égalité professionnelle et inclusif, pour ne plus reproduire, à notre insu, les stéréotypes de genre. »

On peut aussi constater que les sites de rencontre agissent de manière sexiste par le même processus, tel que l’a démontré la journaliste Judith Duportail, journaliste dont l’enquête sur Tinder a fait l’objet d’un livre, L’amour sous algorithme. Et on retrouvera les mêmes mécanismes concernant les discriminations racistes et validistes, entre autres. 

POIDS DE L’ÉDUCATION GENRÉE

Elle le dit, les femmes n’ont pas toujours été sous-représentées dans le champ du numérique : « Au début de l’informatique et jusqu’au milieu des années 60, les femmes étaient présentes. L’ordinateur était le prolongement de la machine à écrire, associé à la machine de bureau, au secteur tertiaire. » Puis, dans les années 80 et 90, le retrait des femmes s’opère et la micro-informatique y joue un rôle important puisque l’ordinateur familial a été préempté par les hommes, devenus les utilisateurs prioritaires. « Côté professionnel, on passe d’un monde artisanal – je caricature un petit peu – à un monde scientifique et les sciences sont des champs masculins. », déclare l’enseignante chercheuse en science de l’éducation. Elle cite l’anthropologue Alain Testart : « Le travail reste féminin quand il se déroule dans un cadre domestique et devient masculin quand il s’érige en métier. » Au fil des siècles, et des derniers principalement, les hommes se sont appropriés les savoirs en matière de reproduction, dépossédant ainsi les femmes de leurs propres connaissances et compétences concernant leur corps, leur fonctionnement, les plantes médicinales, etc., mais aussi les outils de production et le savoir scientifique.

Aujourd’hui, on associe les sciences du numérique, de l’informatique et des techniques à la rationalité et aux connaissances, caractéristiques que l’on pense au masculin. Et ces stéréotypes sont intégrés et diffusés dans tous les secteurs de la société, le domaine de l’éducation n’en fait pas exception. « L’école n’est pas neutre. C’est un lieu de production et de reproduction des normes binaires de genre. Ces pratiques ne sont pas conscientes. », précise Cécile Plaud qui revient sur l’éducation genrée, la différence de traitement entre les filles et les garçons à l’école mais aussi dans tous les lieux et espaces d’apprentissage, y compris à la maison. Les filles sont littéraires et les garçons, scientifiques. C’est encore une pensée de la société actuelle. Elle pointe les énoncés des exercices de mathématiques qui établissent par association des prénoms, du genre et du rôle, que les hommes pratiquent des métiers et les femmes achètent des choses : « Les hommes sont utiles, les femmes sont futiles. » Les mathématiques étaient à l’origine de l’informatique, les mêmes stéréotypes y seront accolés. La binarité infuse profondément le langage de ce secteur. 

SOUS-REPRÉSENTATIONS ET CLICHÉS

La socialisation genrée influe sur l’orientation scolaire qui elle précède l’organisation genrée du travail. C’est donc à la racine qu’il faut agir, tout en œuvrant en parallèle à la réhabilitation du matrimoine (et en dénonçant les nombreuses spoliations dont ont été victimes les femmes dans les sciences) et la déconstruction des idées reçues et représentations proposées : « La représentation des métiers du numérique passe encore par l’image du hacker et du geek. Encore aujourd’hui, on image un homme asocial, plutôt laid, qui passe son temps avec sa machine, qui a peur des filles, etc. Ce qui n’est pas représentatif du tout ! Mais cette figure agit comme repoussoir auprès des filles. » Sans compter que les modèles féminins présentés sont souvent soit inaccessibles soit référencées en tant qu’épouses de, filles de, etc. Les clichés ont la vie dure et entrainent dans leur sillon ce que l’on appelle « la menace du stéréotype » ou l’effet Pygmalion : les filles intégrant qu’elles sont mauvaises en maths sabotent leur réussite aux tests. Celles qui franchiront les obstacles rencontreront dans leurs carrières professionnelles des difficultés à se sentir légitimes et subiront dans de nombreux cas des violences sexistes et sexuelles dans le cadre de leur travail.

C’est pourquoi Cécile Plaud conclut sur l’importance d’actions à mettre en place à plusieurs niveaux, en valorisant les professions techniques directement auprès des filles « mais en faisant attention à ne pas leur faire porter la responsabilité » de cette sous-représentation actuelle. Elle évoque le dispositif L Codent, L Créent, mis en place pour la 5e année dans 6 collèges brestois : « Ce sont des ateliers de programmation par des étudiantes pour des collégiennes de 3e. Les étudiantes interviennent en binôme ou en trinôme, pendant 45 minutes. On a intégré récemment des étudiants, que l’on a formé à l’égalité et qui doivent accepter de laisser le leadership aux filles et aux femmes. Pendant ces temps, des liens de proximité se créent. Des rôles modèles, aussi. ». Et désormais, les collégiennes ayant participé forment à leur tour leurs camarades masculins. La perception change et les mentalités évoluent. 

SEXISME ET TRANSPHOBIE DANS LE SPORT…

Autre domaine dans lequel s’exerce la binarité de genre : le sport. La place des femmes trans dans le milieu sportif, c’est le sujet de thèse de Ludivine Brunes, doctorante à l’Université de Rennes. Si au départ, elle réalise des entretiens avec des personnes trans tous niveaux confondus, elle en vient rapidement à recentrer la thématique aux sports de loisirs. « Le haut niveau en France comprend 4000 athlètes qui représentent 1% des sportif-ve-s français. C’est donc très faible pour y étudier la transidentité. La majeure partie des français pratique le sport en loisirs. », souligne-t-elle. Ce jeudi 9 mars, elle s’attache principalement toutefois à décrypter le sujet sous l’angle de la pratique professionnelle. « Les athlètes sont autorisé-e-s dans les compétitions dès 2003 par le Consensus de Stockholm. Sous condition d’avoir eu recours à une opération de réassignation sexuelle. Ce qui sera modifié en 2015. », explique-t-elle. La participation des personnes trans aux événements d’ampleur nationale et internationale dérange et suscite des réticences dans les rangs.

« À part l’Ultimate et le Quidditch, tous les autres sports font des distinctions de genre. En 2022, aux JO de Tokyo, on a vu un tournant à ce sujet avec des athlètes trans ou non binaires, sélectionné-e-s et/ou participant à la compétition, notamment en haltérophilie, BMX, foot, triathlon et skateboard. », poursuit la doctorante. Elle parle d’une réelle évolution en terme d’ouverture aux sportif-ve-s LGBTIQ+, s’appuyant sur le chiffre de 182 athlètes queer présent-e-s, « dont une dizaine transgenres », tandis qu’en 2016, iels étaient moins de 100 au total. 

DES CRITÈRES DOUTEUX

Si le premier texte de 2003 oblige les athlètes trans à la réassignation sexuelle pour les femmes et les hommes trans, la deuxième version de 2015 fixe, pour les femmes trans, un taux de testostérone en dessous de 10 nmol/L. Rien pour les hommes. « Déjà, il faut savoir que le Consensus tient sur une page qui contient 5 points à peine développés. Mais pour les hommes, il n’y a pas du tout de critère d’hormones. Ils sont contrôlés comme les hommes cisgenres, pour s’assurer qu’ils ne sont pas doppés. », signale Ludivine Brunes. Pour les femmes, l’accès à l’Olympiade est bien différent. Aujourd’hui, les tests de féminité ne sont plus valables mais ils l’ont été jusqu’en 2012 au moins : « On teste, lors des compétitions sportives, que l’athlète répond bien aux critères associés à la féminité : cheveux longs, minceur, musclée mais pas trop… En dehors, on remet en question leur féminité par des contrôles hormonaux, des examens gynécologiques, voire la vérification de leurs chromosomes… » Un moyen de s’assurer que la sportive appartient bien au sexe féminin biologiquement parlant.

« Aujourd’hui encore, on s’appuie sur le taux de testostérone alors que le féminin et le masculin se basent sur bien d’autres choses ! »
poursuit la doctorante.

Selon les fédérations, les sportives trans devront suivre entre 1 an et 4 ans de traitements médicamenteux pour atteindre le seuil jugé comme tolérable. 

UN RAPPEL À LA NORME

Le scandale apparait à chaque fois qu’une femme dépasse le taux d’hormones accepté. Cis, trans, non binaires et intersexes doivent se soumettre, si iels veulent concourir, à une médicalisation de leur corps. On se souvient de Caster Semenya en 2019 jugée par les instances sportives comme étant un homme. Double championne olympique et triple championne du monde du 800 mètres, elle a été contrainte de suivre le traitement afin que la Fédération internationale d’athlétisme ne retire pas les résultats de ses performances et a fini par refuser de faire baisser son taux d’hormones. Pendant plusieurs mois et années, débat a été fait dans la presse autour de son identité de genre sans prendre en compte la parole de la concernée. La binarité réduit les athlètes à performer le genre et à afficher publiquement leur identité de genre et à s’en justifier. Les femmes trans sont particulièrement visées et la transphobie s’exprime sans complexe.

Même si la doctorante affirme que les difficultés évoquées lors des entretiens menés dans le cadre de sa thèse dépassent la question de la transidentité et s’appliquent à un public plus large (femmes victimes de grossophobie, par exemple), il reste clair que dans l’opinion publique, ce sont les femmes trans qui « sont souvent vues comme tricheuses et voulant gagner facilement des médailles. On oublie la personne en tant que telle, la femme qu’elles sont. » Un rappel à l’ordre pour rester à sa place et entrer dans le moule de la norme cisgenre. Et en 2024 ? « Pas encore de communication à ce propos puisqu’il n’y a pas encore eu de retours sur les athlètes sélectionné-e-s pour les prochains JO. »

 

 

 

 

 

Les définitions proposées par Ludivine Brunes en introduction de la conférence : 

• Queer : ensemble des identités de genre et d’orientations sexuelles qui se vivent en dehors de la cisidentité et/ou de l’hétérosexualité.

• Non binaire : Non identification (partielle ou totale) aux genres masculin et féminin.

• Transidentité : Fait de s’identifier à un genre différent de celui assigné à la naissance. Contraire de cisidentité.