Célian Ramis
Plongée dans l'enfermement psychologique des taulardes
Deux jours avant la sortie sur les écrans (14 septembre) de son nouveau long-métrage, Audrey Estrougo et une partie de l’équipe étaient présentes au cinéma Gaumont de Rennes pour l’avant-première de La taularde, film tourné dans l’ancienne prison pour hommes Jacques Cartier.
En avril 2013, la prison Jacques Cartier - déjà vidée de ses détenus transférés alors à Vezin le Coquet - ouvrait ses portes aux Rennais-es à l’occasion d’une soirée Dazibao (lire notre article). Quelques années plus tard, l’ancien centre pénitentiaire reprend vie pour les besoins du tournage de La Taularde, nouveau film de la réalisatrice Audrey Estrougo (Une histoire banale, Toi, moi et les autres).
« C’était très surprenant d’entrer pour la première fois dans la prison Jacques Cartier, qui est un lieu très froid et pourtant très vivant alors qu’il est désaffecté. Il y avait une sorte d’omniprésence des anciens détenus, des textes sont encore écrits sur les murs. J’avoue que j’ai eu peur au début, car c’est très oppressant. Il n’y a pas de lumière naturelle. », se souvient Eye Haïdira.
EFFET D’ASPHYXIE
Elle est la co-détenue de Mathilde Leroy (Sophie Marceau), professeure de lettres, qui par amour fait évader son mari de prison et se retrouve incarcérée « à sa place ». Rapidement, elle va devoir apprendre les codes de la vie en détention. Quasiment coupée du monde extérieur – seul son fils (Benjamin Siksou) vient lui rendre visite / elle est sans nouvelle de son mari en cavale – elle désespère d’une quelconque amélioration de sa condition.
La réalisatrice prend soin de film l’enfermement physique et mental. Jusqu’à l’ulcération pour les claustrophobes. L’effet d’asphyxie est recherché et volontaire. Audrey Estrougo opère une plongée radicale dans la prison dès la première scène. « Quand on met en scène son personnage principal, on met aussi en scène le spectateur. », précise-t-elle.
Et elle ne laisse rien au hasard. Car l’univers carcéral, elle le connaît, il est son point de départ vers l’imagination de La taularde, et non l’inverse. Pendant un an et demi, elle a donné des ateliers d’écriture aux hommes et aux femmes de la maison d’arrêt de Fleury Merogis. De sa première visite chez les femmes, elle raconte : « Je n’avais aucun repère car nous avons une image biaisée du monde carcéral côté femmes. Les films sont beaucoup orientés vers les hommes en détention. »
UN TABLEAU (QUASI) RÉEL ET RÉALISTE
Le postulat de départ, une femme prenant la place de son mari en prison, elle le tire d’une détenue rencontrée lors des ateliers. « Elle a fait évader son mari de prison. Ensuite, tout diverge, on est dans une fiction. C’est simplement le point de départ du thriller. », souligne Audrey Estrougo. Des anecdotes racontées, des bruits et ambiances sonores entendus et perçus, des situations vues, elle puise au maximum pour dresser ici un tableau très réaliste de cet univers si fantasmé et si méconnu dans sa réalité profonde.
Ainsi, elle a baigné son équipe dans ce milieu, exigeant beaucoup de travail en amont et en groupe. « On a travaillé sur des impros pour construire l’esprit du groupe avant de le filmer. Puis on a chacun-e fait un travail perso. Moi, j’ai vaqué à mon imagination, j’ai regardé des vidéos sur YouTube, des documentaires que nous a conseillé Audrey, des reportages, etc. Et j’ai gardé ce qui avait du sens pour moi, ce qui résonnait. Ça pouvait être des phrases, des manières de parler mais aussi une couleur, un bruit, un sentiment. », livre Eye Haïdira, dont le jeu est irréprochable.
La composition des rôles n’est pas évidente pour ce film, basé et inspiré d’une multitude de faits réels. Les comédiennes ont alors pu rencontrer des détenues de la prison des femmes de Rennes, échanger avec elles, les retrouver sur le tournage pour certaines, discuter avec des figurant-e-s rennais-es « passé-e-s par la case détenu-e-s ou personnes proches d’un-e détenu-e. »
« Les toilettes qui débordent, le papier toilette en rupture de stock, le personnage vengeur d’infanticide, etc. Tout ça, c’est vrai. Les bruits sont vrais, ils ont été captés en prison. Le son en prison, c’est très particulier. Ce qui a été scénarisé, c’est le rapport à la psychologie. », dévoile la réalisatrice.
DÉNONCER UN SYSTÈME SCLÉROSÉ
Si dès le départ l’atmosphère est oppressante, la tension augmente au fil de l’histoire. Les situations se croisent autour de la protagoniste et révèlent de nombreuses difficultés inhérentes à la détention. Pas seulement pour les personnes incarcérées.
Mais aussi pour les surveillantes, qui résident dans l’enceinte de la prison. « Elles font les 2/8, elles sont corvéables à merci et restent tout le temps sur leur lieu d’affectation », rappelle Audrey Estrougo. Pour Marie-Sonha Condé, qui interprète la surveillante en chef, la rencontre avec des professionnel-le-s a été bouleversante :
« C’est très complexe. J’avais fait quelques dates avec Audrey sur les ateliers, j’ai visité quelqu’un en prison et là c’est encore une autre vision. Ici, j’ai dû me battre contre mon propre préjugé, je me disais « faut être con pour être surveillant de prison. » Vraiment. Et finalement, j’ai voulu rendre justice à ces femmes qui sont aussi des taulardes. L’administration leur donne quasiment rien mais leur demande de faire des miracles. Elles ne sont pas sans cœur mais ne peuvent pas être dans l’empathie totale, surtout la cheffe, faut qu’elle fasse tenir le bordel. Et le poids de l’uniforme les enferme. Tout est très complexe. »
La taularde ne se réduit pas simplement à une histoire d’amour et de sacrifice. Mais pourrait être un prétexte pour romancer la vie en détention et les conséquences d’un enfermement misérable. C’est ce que dénonce la réalisatrice dans son propos, placé entre les lignes.
« On enferme les gens, on les détruit puis on les relâche. Qu’est-ce qu’on fait toute la journée ? Rien. C’est un appauvrissement. On pourrait élever la pensée… Mais finalement on est le produit d’un système. On voit en prison tout ce qui ne va pas dans la société. Les détenu-e-s sont les fruits de failles sociétales. », lâche-t-elle.
Selon elle, la réflexion ne serait pas prise par le bon bout, par lâcheté et manque de convictions, et n’agirait pas pour une amélioration des conditions de vie en dehors des prisons. Elle évoque un état démissionnaire, un état qui « a abandonné ses citoyens ». Et le montre à travers cette micro-société au cadre rigide et froid et aux fondations pourtant balbutiantes et fragiles dans lesquelles s’immiscent colère, révolte, repentir et odeur de mort.
BRÈVES RESPIRATIONS…
Des instants d’aération rythment les scènes à haute tension, avec un pont vers l’extérieur en la figure du fils de Mathilde. Malgré une relation que l’on sent conflictuelle et un jeune homme qui ne comprend pas l’acte de sa mère, les deux personnages vont se retrouver subtilement.
« On a travaillé ça ensemble avec Sophie (Marceau, ndlr) aux répétitions : uniquement la relation mère / fils. Cette mère, elle n’est pas contre son fils et il le sait. Mais ils vont se redécouvrir et se récupérer. Moi, je devais travailler sur comment le fils appréhende pour la première fois sa mère comme une femme. », explique Benjamin Siksou, un des rares rôles masculins du long-métrage.
Ainsi, la réalisatrice parsème ça et là de brèves respirations – pas uniquement dans les scènes de parloir mère/fils – mais tient à la plongée suffocante dans le milieu carcéral et la symbolique de l’enfermement qu’il soit physique ou moral. Le décor est brillamment campé, l’univers réaliste et les actrices-teurs talentueux.
Toutefois, l’atmosphère anxiogène et asphyxiante prend le pas sur l’histoire, rendant les spectateurs-trices susceptibles de se désintéresser de la fiction pour s’évader des murs de Jacques Cartier et oublier que l’intrigue est moins léchée que le contexte. Un peu décevant, surtout lorsque l’on sait à quel point la réalisatrice avait maitrisé l’art de frapper et bouleverser les esprits avec Une histoire banale, abordant sans détour ni tabou le viol d’une jeune femme à son domicile ainsi que les conséquences psychologiques et physiques qui s’en suivent.