Célian Ramis

Quand la Vilaine fait des bulles

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Quand une trentaine d’autrices-eurs, scénaristes et dessinatrices-eurs, plus ou moins rennais-es associent leurs talents et univers, ça donne une revue inédite intitulée La Vilaine. Le numéro 2 est en cours...
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Quand une trentaine d’autrices-eurs, scénaristes et dessinatrices-eurs, plus ou moins rennais-es associent leurs talents et univers, ça donne une revue inédite intitulée La Vilaine, vendue à 450 exemplaires avant même sa sortie officielle grâce à une campagne de financement participatif. « La revue dessinée en bande » était à découvrir aux Champs Libres le 21 septembre, au festival Pré en Bulles à Bédée le 22 septembre, en dédicaces chez M’enfin ?! et Critic le 27 septembre, Sans oublier Quai des Bulles, à Saint-Malo, du 25 au 27 octobre. Pas de panique pour les autres, on trouve La Vilaine dans toutes les librairies indépendantes de Rennes.

Elle a failli s’appeler Gazette Saucisse cette revue. Elle se prénomme finalement La Vilaine et c’est tout aussi bien. Chaque histoire, signée par des autrices, auteurs, dessinatrices et dessinateurs du coin, se déroule dans le décor rennais. Et dans le (vilain) esprit rennais. Tantôt cynique, tantôt nostalgique, tantôt politique, tantôt humoristique, ou même tantôt tout à la fois, il est bien là, intact et vivace, étiré entre le milieu underground et l’univers start-up, une représentation qui, de loin, pourrait sembler un brin caricaturale mais qui s’imbrique planche par planche dans un tourbillon de réalisme.

Et ça fonctionne. De par la pluralité et la diversité des récits, des personnages, des rubriques et des styles, la revue, symbole d’un bouillonnement créatif, nous tient en haleine du début à la fin. On rigole du scénario d’un Plus belle la vieà la rennaise, on apprécie la découverte et la qualité de chaque univers littéraire et graphique, on s’amuse des jeux dessinés proposés et on se prend d’affection pour ce premier numéro qui n’oublie pas de taquiner notre bonne vieille capitale bretonne, tout en lui rendant hommage. Parfaites illustrations de l’adage « Qui aime bien châtie bien ». 

IMPULSER UNE ÉMULATION

« Ce projet parait évident. Et pourtant, ça a été un très gros travail. Il y a beaucoup de bédéistes à Rennes mais on n’en parle pas souvent. », indique WComics, autrice-dessinatrice qui a rapidement adhéré à l’ambition de l’équipe initiatrice - composée de Loïc Gosset, Maryse Berthelot, Lomig et Chloé Gwinner – qui donnait rendez-vous aux motivé-e-s, pros ou amateur-e-s tous les premiers mercredis du mois. Dans la revue, le premier rassemblement est malicieusement croqué par Lomig : la terrasse de l’Amarillys, tellement bondée de bédéistes qu’un personnage grimpe en haut d’un lampadaire.

« En fait, on a tout de suite été débordé-e-s alors que l’appel avait été lancé simplement par le bouche-à-oreille. On était plus d’une cinquantaine là-dedans ! On ne tenait pas à l’étage, certain-e-s sont parti-e-s parce qu’ils/elles n’entendaient rien. »,précise Chloé Gwinner. Elle n’est pas issue du milieu de la BD mais a mis un pied dedans en tant que journaliste, à l’occasion d’un reportage :

« Je me suis rapidement greffée aux initiateurs. Ils avaient envie de lancer un truc, de créer une émulation autour de la bande-dessinée. Un projet qui rassemble. Des amitiés sont nées, des projets se sont créés en dehors de la revue ! »

Coupler les forces pour valoriser les talents et compétences du cru rennais. Faire jaillir la scène locale sur la place publique. Parce qu’ielles sont nombreux-ses à se dédier au 9eart mais qu’ielles ne se connaissent pas forcément et que le grand public n’en a pas nécessairement conscience.

« Les libraires font un effort pour valoriser la production rennaise. Mais on n’achète pas local en BD. En tout cas, ce n’est pas un argument de vente mais ça peut le devenir. Pendant plus d’un an, les auteurs pros ont été présents aux réunions, ils ont pu conseiller les autres, les accompagner. Ils sont présents également aux rencontres avec le public et sont accessibles. Il y a un vrai intérêt à cet aspect local ! »
poursuit la co-présidente de l’association. 

UNE REVUE PARTICIPATIVE

Telle est la volonté du noyau dur de La Vilaine : que chacun-e puisse s’exprimer et proposer des histoires, des rubriques, un nom pour la revue… Ce qui au départ a été un peu casse-gueule : « Ça donnait l’impression qu’on ne savait pas trop ce qu’on faisait et c’était vrai. Dans les retours, on a compris qu’il y avait une envie d’être guidés donc on a repris les rênes du projet, avec un comité d’une dizaine de personnes, tout en laissant le champ ouvert aux propositions. Pour nous, c’est ça l’idée, que le projet grandisse d’après les rencontres et les envies. On s’adapte aux désirs des gens, en offrant des opportunités. »

Des opportunités de liberté pour certain-e-s qui en profitent pour sortir du cadre des commandes, de professionnalisation pour d’autres, à l’instar de WComics, ou de découvertes, comme cela a été le cas pour Vanessa Robidou, illustratrice d’albums jeunesse qui s’est testée à la bande-dessinée pour la première fois, en suivant le storyboard réalisé par Loïc Gosset.

Réunies dans La Vilaine pour des raisons différentes et par des manières de travailler différentes – chacun-e a pu plancher sur sa partie, seul-e, ou en binôme, ou encore réaliser une illustration unique, un jeu, etc. - elles ont un discours commun sur l’intérêt ici de se rassembler dans une expérience commune et collective.

« Il n’y a pas de lieu à Rennes où les gens qui dessinent peuvent se retrouver. Moi, je suis illustratrice, je vis en dehors de Rennes, et donc je suis un peu isolée. Là, c’était super riche pour moi, c’est chouette ! », souligne Vanessa Robidou, rejointe par WComics :

« Il y a le Bar À Mines mais c’est pas non plus une institution. C’est vrai que c’est assez solitaire comme métier. On a pu partager le ras-le-bol de la solitude. Et surtout rencontrer plein de monde, des auteurs, des auteurs BD, des scénaristes, des journalistes, des dessinateurs-scénaristes… C’est très enrichissant ! »

Pour le public aussi, c’est précieux. Un premier numéro, tiré à 1500 exemplaires, sans financement public pour l’instant, rassemblant une trentaine de talents (bénévoles) illustrant un pan de la société sur fond d’ambiance rennaise, et laissant présager un deuxième numéro tout aussi surprenant. En espérant qu’au même titre que Casier(s),sa grande sœur brestoise, La Vilaine fera sensation à Angoulême en janvier 2020.

« C’est une vitrine importante car elle va circuler dans les événements, les festivals. C’est une chance quand on n’habite pas à Angoulême, Lyon ou Paris… », s’enthousiasme WComics. Une chance en effet qui nous donne l’envie de creuser désormais la question de l’égalité dans le secteur de la bande-dessinée. Promis, on planche dessus (et c'est ce qu'on a fait dans le numéro 84 - octobre 2019). 

 

INFO HYPER IMPORTANTE : Le numéro 2 se dessine à l'horizon. Le rendez-vous est donné à tou-te-s celles et ceux qui souhaitent participer mercredi 6 novembre aux Champs Libres pour les 4C. Il est également possible de contacter les membres de l'association par mail : la.vilaine.asso@gmail.com, avec en objet "je suis zinzin et je veux participer au projet de l'asso".

 

Célian Ramis

Dangereuses lectrices ou l'empuissancement par les mots

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Les 28 et 29 septembre, aux Ateliers du Vent, la première édition du festival de littérature féministe, articulée autour de la figure de la sorcière, n’a eu aucun mal à trouver son public.
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Il était attendu ce festival ! Début septembre déjà, plusieurs ateliers affichaient complets, les préventes réduisaient à vive allure, la soirée de soutien au Panama avait cartonné et beaucoup trépignaient d’impatience à l’idée de participer à un événement comme celui-ci, encore jamais organisé à Rennes. Les 28 et 29 septembre, aux Ateliers du Vent, la première édition du festival de littérature féministe, articulée autour de la figure de la sorcière, n’a eu aucun mal à trouver son public. 

La sorcière n’est pas la même partout. Elle n’est pas la même pour tout le monde. Mais elle est toujours marginalisée par une communauté, une société, victime d’un rapport de domination. Que nous dit l’Histoire à ce sujet ? Qui sont-elles aujourd’hui ? La sorcellerie peut-elle être source d’empuissancement ? Quel est l’impact des mots sur nos esprits et nos actions ? Sommes-nous toutes des héritières des sorcières d’hier ?

De nombreuses questions ont été soulevées les 28 et 29 septembre aux Ateliers du Vent pour cette première édition de Dangereuses lectrices. Et les réponses se sont croisées, articulées, percutées, confrontées, ont résonné, rebondi, retenti, ont fait écho à des vécus, des ressentis, des expériences, ont apporté un éclairage sur un sujet caricaturé dans la pop culture mais aussi réapproprié par certaines féministes au fil des siècles. Ou encore ont soulevé d’autres questions.

Les mots sur les maux ont été lus, joués et mis en scène, chantés, performés, discutés, théorisés, photographiés, démontrés, animés. Le politique et l’intime se sont donnés rendez-vous dans les paroles des unes et des autres. Pourquoi et en quoi la figure de la sorcière cristallise-t-elle toujours siècle après siècle le rapport de domination exercé par les hommes sur les femmes ?

VILAINE SORCIÈRE...

Nez crochus, chapeaux pointus, turlututu. On pense que la vilaine sorcière n’est attribuée qu’au monde enfantin. On se trompe. Elle influence toutes les générations. Et vise « les femmes qui a priori sont sorties du rôle attendu d’elles. », souligne Fanny Bugnon, historienne à l’université Rennes 2, lors de sa conférence « Les sorcières dans l’histoire, des procès au symbole féministe ». 

Ce samedi après-midi, elle décortique alors les images de la sorcière à travers le contexte historique. Les premières représentations, qui dateraient de 1451, sont en effet très symboliques : « Des sorcières qui chevauchent un objet emprunté à l’espace domestique, à savoir un balai ou un bâton. » 

Entre le 13esiècle et le 15esiècle, la lutte s’accélère, la grande chasse s’intensifie. Au départ, ce sont les autorités ecclésiastiques qui dénoncent les agissements des sorciers et des sorcières, puis au fil du temps, les accusées sont majoritairement des femmes et des milliers de buchers s’enflamment pour anéantir les sorcières. Elles sont pensées comme des ennemies de la chrétienté et pour cela, elles subiront de nombreuses « mises en humiliation et souffrances de leur corps. »

Instruments de la répression, les femmes vont être les boucs émissaires d’une société européenne frappée par la crise économique et politique. À la fin du Moyen-Âge, « l’économie rurale est bouleversée, la famine guette la population appauvrie, les réformes sont les prémices de la société capitaliste. La révolte gronde. L’Etat déploie la répression et l’Eglise se met en chasse contre les comportements les plus déviants. Les naissances deviennent un enjeu majeur. L’avortement et la contraception sont sévèrement punis… Les savoir-faire et les connaissances des femmes deviennent alors les cibles de la répression ». 

ACCUSÉES, CONDAMNÉES, BRÛLÉES…

Le décor est planté par le collectif L’Intruse, venu jouer ici Le procès de Péronne. On se situe dans le Nord de la France, à la fin du 17esiècle. Des rumeurs circulent sur la vieille Péronne, âgée d’environ 46 ans. Saoulée par un groupe de soldats, elle est un soir humiliée, harcelée physiquement et sexuellement. Sa faute ! déclarent les soldats, expliquant avoir été ensorcelés. 

Sans doute aussi est-elle la cause « du brouillard épais, de la pluie froide, de la gelée qui ravage les récoltes, des orages, des mouches, des maladies, de la lèpre, la peste, des entrailles qui pourrissent » car « c’est évident, c’est un signe du malin. » 

Les deux comédiennes, Camille Candelier et Anna Wessel, interprètent tour à tour les protagonistes du procès en sorcellerie de Péronne. Tantôt fonctionnaires qui complotent, tantôt voisines qui commèrent, elles nous emmènent avec humour et talent dans l’obscurité de l’esprit humain et patriarcal, démontrant l’aisance et la pression avec laquelle les « puissants » de l’époque tricotaient leur manipulatrice influence, allant jusqu’à faire avouer à des femmes leurs accouplements avec le démon.

« On les torture pour les faire avouer leur coït avec le diable. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque, la Justice est uniquement composée d’hommes. Et puis il y a ce rapport à la bestialité, à la sexualité. Le bourreau recherche la marque du diable. C’est le signe qu’elle a été possédée par le démon. Si elles connaissent le diable, cela veut dire qu’elles peuvent enfanter des êtres maléfiques. », précise Fanny Bugnon, dont les contenus résonnent avec la pièce de théâtre, le soir même. Elle poursuit :

« La mort ne suffit pas. Par le feu, on purifie le corps social. Parfois, la sorcière n’est pas tuée, elle est bannie. Mais le plus souvent, elle est exécutée, brûlée vive, étranglée… Leurs noms ne figurent pas dans les registres des décès et leurs biens sont confisqués. Elles sont considérées comme païennes, vicieuses, marginales, elles sont célibataires ou non, mais toujours pécheresses. Pour ça, on leur retire leur existence. »

QUE SONT-ELLES DEVENUES ?

Au 18esiècle, la chasse aux sorcières ne disparaît pas réellement. « La sorcellerie devient le monde de l’empoisonnement. Ce sont encore les femmes : les empoisonneuses, les infanticides (le sujet dans sa globalité fait l’œuvre d’un ouvrage collectif, auquel a participé Fanny Bugnon, intitulé Présumées coupables – les grands procès faits aux femmes, ndlr). On va oublier les sorcières et elles vont revenir à la postérité. », souligne l’historienne. 

Dès la fin du 19e, elles réapparaissent. Dans l’essai La Sorcière, écrit par Jules Michelet en 1862 mais aussi le film musical Le magicien d’Oz, la série Ma sorcière bien aimée, le livre jeunesse La sorcière de la rue Mouffetard ou encore un peu plus tard, le film d’animation Kirikou et la sorcière. Entre autre. 

« Dans Merlin l’enchanteur, sorti en 1963, Madame Mim est laide, vieille, elle fait peur. Elle est l’archétype de la vieille sorcière aux pouvoirs maléfiques. Mais les sorcières reviennent aussi dans le monde féministe avec, dans les années 70, la revue Sorcières par exemple. Elles sont des figures d’empowerment car elles sont des femmes qui échappent aux hommes. Les sorcières sont la métaphore de la condition des femmes. Elles sont des femmes qui peuvent, j’ai envie de le croire, réenchanter le monde. », conclut Fanny Bugnon. 

QUI SONT LES SORCIÈRES ?

Plusieurs centaines d’années après la chasse aux sorcières, elles sont nombreuses les militantes à se revendiquer héritières des sorcières d’hier. Et si on attribue souvent ce retour sur le devant de la scène à Mona Chollet grâce à son brillant essai Sorcières – la puissance invaincue des femmes, on néglige et on méconnait alors tous les mouvements qui existent depuis longtemps, aux quatre coins du monde. 

L’autrice Laura Nsafou, dans sa conférence « Soucougnan, sukunabe, deum– Transversalité de la figure de la « sorcière » dans la diaspora africaine », attire l’attention du public, dans un premier temps, sur la barrière de la langue. Car « sorcière » est terme européen. « Si on traduit ce mot français, on n’obtiendra pas la même signification aux Antilles ou en Afrique, ni même d’un pays à l’autre. », précise-t-elle. 

Il est important de décoloniser le vocabulaire, fondé sur une méconnaissance absolue des religions et des croyances des pays colonisés. 

« Le surnaturel est très présent dans la diaspora africaine. Mais il y a eu une diabolisation qui a commencé lors des périodes de la colonisation. Le vaudou, par exemple, on le retrouve énormément dans la fiction occidentale. On parle de magie noire. De magie qui tue. Le vaudou est une vraie religion qui signifie « mettre en paix ». »
explique Laura Nsafou.

Elle exprime sa fatigue face à ce processus de diabolisation permanente : « L’imaginaire blanc qui catégorise ces religions a des conséquences sur la manière dont les personnes concernées le vivent. » 

Encore aujourd’hui marginalisées et stigmatisées, les conséquences sont immenses et souvent passés sous silence dans les médias. Elle mentionne par exemple les camps de sorcières dans lesquels vivent les femmes accusées, par leurs entourages, de sorcellerie. Les camps sont insalubres et des maltraitances y sont subies.

« Mais sur ce sujet, je n’ai pas trouvé beaucoup de sources pour le moment. Que des articles en anglais. », souligne-t-elle.

Autre exemple : les persécutions se poursuivent pour les adeptes du candomblé, une des religions afro-brésiliennes, qui voient leurs lieux de culte réduits à néant. Et d’un autre côté, sans vergogne, les Occidentaux-tales se réapproprient les rituels des peuples minorisés, sans se soucier de la pertinence et de ce que cela représente pour eux/elles.  

L’autrice insiste, il est nécessaire de se situer et de se questionner : « C’est comme pour l’exotisation des corps des femmes noires. En littérature, la présence des corps noirs a commencé par la littérature de voyage à destination des hommes blancs. Pour les divertir et non pas pour les informer. Il fallait le rendre attrayant pour le regard blanc occidental. Quand la représentation est produite par des non concerné-e-s, elle devient une caricature, un divertissement aux dépens des concerné-e-s. Le discours devient alors marginalisant. »

TOUTES DES SORCIÈRES ?

Qui sont les sorcières et que signifie le fait de se revendiquer descendantes de sorcières ou sorcières tout court ? La table ronde réunissant Camille Ducellier, artiste multimédia, Taous Merakchi (alias Jack Parler), autrice et rédactrice, et Maureen Wingrove (alias Diglee), illustratrice et autrice, a permis de poursuivre le propos de Laura Nsafou, dans le fait de se situer.

Ainsi, les trois femmes ne se définissent pas toutes sorcières et composent ensemble, pendant cette rencontre, autour de leurs différents points de vue, qui parfois se complètent, parfois s’opposent et parfois se rejoignent.

Diglee, elle, n’est pas une sorcière. Elle nuance : elle est passionnée et curieuse de l’archétype de la sorcière. Elle ne pratique pas, ou très rarement, elle préfère écouter les récits de pratique. Taous Merakchi parle quant à elle de spiritualité alternative car elle ne sait pas encore précisément où se situe le politique et où se situe le spirituel dans sa pratique. Et Camille Ducellier explique qu’il lui arrive, parmi son « millefeuille identitaire », de se définir comme sorcière. 

« Ça m’a réconciliée et aidée d’avoir un terme. Passionnée par les cultures ésotériques et baignée dans une culture féministe, ça m’a donné un trait d’union entre tout ça. Se dire lesbienne, queer, sorcière… C’est la puissance du verbe. Se dire quelque chose, c’est déjà un acte ! Je me sens sorcière queer, ça a une dimension politique. Ma vie de gouine et ma vie de queer font que j’ai des pratiques marginales qui se rajoutent encore… »
signale-t-elle. 

A chacune, la sorcellerie apporte, de manière différente. Diglee, passionnée au départ par la connaissance des minéraux, veut comprendre ce qu’est la magie. « Mais dans le milieu ésotérique, le sexisme est roi, comme partout ailleurs. Il y a peu de femmes, peu de personnes racisées. Pour m’informer, je vais dans un tas de conférences sur le sujet, elles sont souvent animées par des hommes qui catégorisent la haute magie comme étant celle héritée de l’église donc pour les hommes et la sorcellerie, héritée des femmes donc intuitive et instinctive. Je veux comprendre ce qu’est la magie. Mais quand on est une femme, c’est difficile. Alors que je ne suis pas non plus du genre « féminin sacré ». Attention, c’est bien de revaloriser les qualités du féminin. Mais il faut qu’on puisse aussi conquérir les qualités du masculin ! Je veux me sentir humain avant d’être femme, ce qui est totalement illusoire. », déclame-t-elle. 

Pour Taous Merakchi, la sorcellerie intervient sur un plan personnel et intime : « Revenir à moi-même, qui je suis, comment avancer avec les outils que j’ai déjà. Moi, je ne suis pas à plaindre du tout. C’est pour ça que ça ne m’appartient pas la définition de sorcière. Je ne suis pas prioritaire, il y a bien plus marginalisée que moi. »

Là où elles tombent toutes d’accord, c’est sur la source d’empuissancement que cela crée, peu importe si la personne se définit ou non sorcière. L’accès à l’information amène sur le chemin de la déconstruction. Que ce soit avec le livre de Mona Chollet, celui de Camille Ducellier intitulé Guide pratique du féminisme divinatoire, celui de Jack Parker et Diglee intitulé Grimoire de la sorcière moderneou encore à travers les réseaux sociaux. 

« Ma déconstruction a commencé sur internet. Pour comprendre où était le problème et construire ma vision de la féminité. De ma féminité. Le féminin n’est pas sacré par essence. » précise Taous Merakchi, rejointe par Maureen Wingrove : 

« Le collectif est porteur. Ça a été avéré qu’un groupe dégage une énergie. Quand il y a du nombre et de l’émotion, ça circule et ça fait du bien que ce soit psychologique, magique ou autre. On sent que quelque chose agit, quelque chose se passe. »

Camille Ducellier, elle, croit également que cette énergie, source d’empuissancement car source de transformation, ne doit pas rester au niveau individuel. Politiser le mouvement mais aussi le sortir des normes que l’on ne connaît que trop bien.

« Les américaines par exemple sont plus tournées vers l’action. En France, on est très accroché-e-s à la parole, l’analyse, la critique, etc. C’est très bien mais ce n’est pas la seule manière de comprendre le monde. La psychanalyse, l’ésotérisme et le féminisme sont trois systèmes symboliques que j’aime et que j’essaye de faire dialoguer. », souligne-t-elle. 

À CHACUNE SES RITUELS

La table ronde, au large succès, n’apporte pas de réponse concernant la définition précise de ce qu’est une sorcière aujourd’hui. Elle nous incite plutôt à nous questionner sur nos propres attentes et pratiques, nous déculpabilisant grâce à une phrase de Camille Ducellier :

« Je pars du principe que si on se sent intimement en lien avec cet héritage, on peut se définir sorcière si on a envie. C’est un va et vient entre le passé, le présent et le futur. Les événements ont été effacés par le patriarcat, confisqués par le colonialisme. Aujourd’hui encore, il y a des femmes stigmatisées, des femmes considérées comme des « mauvaises femmes ». On peut se sentir connectées à cet héritage. »

Cet héritage, Liz Viloria le met en partage et en résonnance lors d’une performance qui se déroule à la nuit tombée sur le parvis des Ateliers du Vent. L’instant est solennel, une bougie est allumée, quatre personnes attisent la curiosité des festivalier-e-s qui, petit à petit, forment un cercle autour d’elles. On pense évidemment à l’exécution d’un rite magique.

Liz Viloria travaille sur une thèse, à l’université Rennes 2, en littérature comparée portant sur le statut des femmes dans les Caraïbes. « L’idée de la performance est née de mon parcours académique car je me suis rendu compte que mis à part le fait que le travail intellectuel est très solitaire, sa portée est limitée à un public restreint et plutôt spécialisé », explique-t-elle.

Sa performance, Calíbana,vient de son envie de partager les outils acquis auprès de tou-te-s les autrices et auteurs « écrivant au service de la déconstruction de la notion patriarcale du statut Femme. » Initialement réalisée en Colombie sur la thématique de la sexualité féminine, elle a eu lieu la première fois devant la cathédrale de Barranquilla : 

« Sans que ceci ne soit voulu, aux yeux des spectateurs, la représentation parut comme un rite sorcier. Malgré les préjugés, les personnes (dont la police) sont venues regarder intriguées, curieuses et bienveillantes. »

Dans Calíbana, le sujet change selon l’occasion. Pour le festival Dangereuses lectrices, une nouvelle équipe s’est constituée et la thématique s’est portée sur la figure de la sorcière. Pendant un mois, ielles se sont retrouvées pour faire des cercles, travailler sur les rapports au corps mais aussi à leur lignée féminine, ainsi que les rapports aux arcanes majeurs du Tarot « qui dans la performance viennent représenter les différents archétypes présents dans l’inconscient collectif. »

Liz Viloria poursuit :

« Parmi ces archétypes, la sorcière est la femme savante, celle qui sait, qui lit, qui détient différents savoirs, la sorcière se perçoit elle même comme un organisme qui fait parti de la nature, qui connaît ses rythmes et qui écoute et connaît son corps. Cette connaissance ne vient pas du monde extérieur. »

Pour se préparer, elle a donc puisé dans son univers personnel, qu’elle a ensuite mis en partage et en résonnance avec les expériences des trois autres membres de l’équipe.

« Je viens d’une culture dont le rapport à ces rythmes est toujours présent : du citron avec de l’eau chaude le matin pour alcaliniser le corps, couper les légumes avec les mains et non avec des couteaux afin de garder leur texture pour la cuisson, nettoyer la maison avec de la sauge une fois par mois… Ce sont des petits rituels qui, au delà de leurs effets sur le monde extérieur, organisent la vie intérieure de la personne qui pratique : les rituels aident au bien vivre. Pendant le mois de préparation, on a partagé des rituels, certains nouveaux, d’autres déjà appris au cours de nos vies… On se déconstruit et se resignifie en prenant conscience de l’immersion du corps propre dans le monde quotidien. Dans cette édition, Laura Zylberyng (française), Jason-Jasmine Fortheringham (australien-ne), Touré Mayalan (guinéenne) et moi-même, portant le poids de la culture de quatre continents différents, avons décelé des points en commun dans l’assomption du corps propre et dans la construction de ce que Femme peut signifier. », analyse Liz Viloria. 

SORTIR DE LA NORME HÉTÉRO-CIS-BLANCHE

Ainsi, le festival Dangereuses lectrices met en avant et en perspective des expériences sensibles, des récits de vie, des théories féministes, des héritages, des vécus et ressentis, qui s’expriment à travers chacun-e de manière et sous des formes différentes. Il y a les conférences et tables rondes, des ateliers, mais aussi du théâtre, une performance, la projection d’un film, une lecture, un concert… 

Les arts sont porteurs de paroles et de points de vue. Et ici, ils prennent évidemment un sens militant et politique, même si on peut s’en détacher pour n’y voir que de l’informatif et du divertissement (intelligent). 

Le mélange des genres et des styles est exaltant durant ce week-end aux Ateliers du Vent. Il suffit de tendre l’oreille pour entendre des propositions enthousiasmantes comme la lecture de Lizzie Crowdagger, spécialiste des histoires fantastiques et de fantasy avec des vampires motardes, des sorcières lesbiennes et des punks garous. 

Elle lit des extraits de trois de ses ouvrages parmi lesquels figurent Enfant de Mars et de Vénus, une enquête fantastique avec une lesbienne motarde, une camionneuse trans, du surnaturel et des morts, Une autobiographie transsexuelle (avec des vampires),un roman de fantasy avec des lesbiennes vampires à moto, et La sorcellerie est un sport de combat, dans lequel le balai est une Clio un peu particulière. 

L’autrice prouve que d’autres personnages et récits sont possibles et que les sorcières sont tout aussi plurielles et multiples que les autres. Elle s’affranchit des assignations et casse les normes d’un genre littéraire codifié au masculin, et pré supposé hétérosexuel. Tout comme le cabinet d’intimité nous invite à observer des sexes, photographiés en noir et blanc, en oubliant totalement l’étiquette binaire assignée par l’organe, Homme ou Femme. 

ÉCRITURE POIGNANTE

Petit à petit, l’enchainement des expressions permet de mieux comprendre le fonctionnement des systèmes d’oppression et au fil du temps, et des investissements, de nous déconstruire nous-mêmes. Dangereuses lectrices participe grandement à cette exploration et analyse, aussi personnelle que collective. 

Mais incontestablement, pour nous, c’est le concert de Petra Pied de Biche qui marque nos esprits. Sans détours, l’artiste clame sa Rage de raison, du nom de son dernier album. Un vrai coup de poing dans la gueule. 

Son écriture brute, la violence de ses récits et vécus, son regard très franc souvent accompagné d’un large sourire, le rythme percutant de ses musiques nous hypnotisent complètement. Quand Petra Pied de Biche s’exprime, on la boucle et on l’écoute. 

Témoignage du racisme latent vécu au quotidien, témoignage des jugements incessants quant à ses choix de vie, témoignage du sexisme ambiant mais aussi culture du viol, exploitation des travailleur-euse-s, minimisation des faits et des ressentis, l’artiste dénonce avec talent et engagement et secoue les mentalités. Parce qu’il y a urgence à écouter et à prendre en compte les discours des personnes concerné-e-s. 

Par le biais de la littérature sous ses formes diverses, le festival Dangereuses lectrices a convoqué l’âme des révolté-e-s. Révolté-e-s parce que marginalisé-e-s en raison de leur sexe, de leur apparence, de leur orientation sexuelle, de leur couleur de peau, de leur identité de genre, de leurs choix de vie, etc. 

Sorcières ou pas, une chose est sure : les femmes qui lisent sont dangereuses. Tout comme les femmes qui écrivent sont dangereuses. Alors, patriarcat, gare à ton cul. Les Dangereuses lectrices entendent bien être libres. 

Célian Ramis

#MeFoot : un road trip au pays des inégalités

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Lucie Brasseur est l'autrice de #MeFoot. L’occasion pour nous de réaliser le sixième et dernier épisode de notre série sur la Coupe du monde féminine de football : le road trip d’une journaliste dans le milieu macho du ballon rond.
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La Coupe du monde de football 2019 est terminée et malheureusement, les Bleues n’ont pas gagné. Mais elles ont suscité de l’intérêt, battant des records d’audience (que les chaines et les organisateurs n’avaient pas envisagés…), permettant ainsi de s’interroger sur la place des femmes dans le milieu du football. Un sujet qui a passionné la romancière et journaliste Lucie Brasseur, qui rend compte de son enquête dans le livre #MeFoot, publié le 13 juin dernier aux éditions du Rêve (et prochainement dans un documentaire télévisé). Elle était en dédicace à Rennes, au centre culturel Leclerc – Cleunay le 20 juin. L’occasion pour nous de réaliser le sixième et dernier épisode de notre série sur la Coupe du monde féminine de football : le road trip d’une journaliste dans le milieu macho du ballon rond. 

Valentin a 6 ans et demi quand il se tourne vers sa belle-mère en lui disant qu’il ne savait pas que les filles avaient le droit de jouer au football. « Ça a été comme s’il m’assommait d’un uppercut version poids lourd. Les mots étaient là terrifiants. Comment ce petit garçon, élevé dans une famille plutôt très féministe, pouvait-il poser de tels mots ? « Avoir le droit ? » J’en frissonne encore. », souligne Lucie Brasseur dans l’introduction de son livre. 

Le pire, c’est que Valentin met le doigt sur une réalité. Plusieurs réalités même. La plus fragrante, c’est celle de l’ignorance quant à l’existence de la pratique du football par les femmes. Celle qui souligne à quel point les inégalités sont grandes, en terme de visibilité tout d’abord, en terme de légitimité et de reconnaissance, ensuite.

L’autre réalité, qui s’insinue dans la remarque prétendument naïve de Valentin, c’est que pendant plusieurs dizaines d’années, le football a bel et bien été interdit aux femmes, pour d’obscures raisons que feu Pierre de Coubertin pourrait nous expliquer (mais on vomirait nos tripes à l’idée de l’écouter déblatérer des conneries essentialistes sur les femmes).

Entre l’interdiction et l’autorisation, visiblement nouvelle pour le petit garçon, il y a d’autres tristes réalités, comme le fait que les filles ne jouent pas au ballon rond dans la cour de récréation, parce qu’elles sont souvent moquées ou méprisées par leurs homologues masculins. Elles sont d’ailleurs rarement encouragées à des pratiques sportives mêlant physique et stratégie, on leur préfère (encore) la danse et la gymnastique (qui, il serait temps de le réaliser, sont des disciplines sportives exigeantes en terme physique)…

LA POLITIQUE DU « RIEN »

« Le sujet est très peu traité. Pourtant, ça explose ! De 40 000 à 200 000 licenciées en quelques années… Dans la presse, dans la rue, dans les arts, personne ne se saisit du sujet. Dans les footballeuses d’aujourd’hui, il n’y a pas une génération qui a eu des modèles pour se projeter. Maintenant, grâce aux Coupes du monde de 2011, 2015 et celle de maintenant, de 2019, il y a Wendy Renard et Eugénie Le Sommer que les enfants citent majoritairement. Mais ça reste un sujet peu traité. À partir du moment où y a rien sur le sujet, comment s’y intéresser ? C’est juste dingue… », s’insurge Lucie Brasseur.

C’est ce vide, cette zone du quasi rien, qui lui a titillé l’esprit critique, journalistique et féministe. Parce qu’elle a écumé les rayons des librairies et n’y a rien trouvé là non plus. Ou une fois, elle est tombée sur l’autobiographie de Marinette Pichon, meilleure buteuse de l’histoire des Bleues (bientôt détrônée par Eugénie Le Sommer) et pionnière du football féminin. C’est tout.

L’espoir, c’est que la Coupe du monde de football 2019 crée un engouement suffisamment fort et solide pour qu’il y en ait d’autres, pour qu’il y en ait plus. Il y a depuis début mai, celui de Mélissa Plaza, Pas pour les filles ?, et depuis mi juin, le sien, #MeFoot. Mais Lucie Brasseur n’est pas du genre à s’en satisfaire quand partout autour d’elle, elle ne voit aucune publicité, aucune communication : 

« Je fais un tour de France pour la promo du livre et je vais dans les grandes surfaces. Rien n’avait été prévu pour la Coupe du monde 2019 ! Rien, rien, nulle part. Dans les rues, je ne vois rien. Ah si, je vois des pubs pour les gars en septembre. Pour les gars, là, oui, on en entend parler. Et c’est leur rentrée, c’est pas non plus le Mondial ! Sur les filles, rien, rien, tout le monde s’en fout. La plupart des gens ont découvert qu’il y avait une grande compétition 8 jours avant le coup d’envoi ! Combien de personne s’y intéresse réellement ? »

AVANCER ENSEMBLE

Son désarroi et sa colère, on les partage avec elle. Parce que l’on est convaincu-e-s des propos que tient Marinette Pichon dans la conclusion de la préface : « Parce que, comme sur un terrain, nous sommes toutes les deux (elle fait référence à Lucie Brasseur et à elle-même, ndlr) persuadées que l’on peut aller plus loin, si l’on avance ensemble. »

C’est d’ailleurs grâce à l’ancienne footballeuse professionnelle - qui est la première a avoir été jouer aux Etats-Unis pour gagner de l’argent grâce au foot – que le livre a pris vie et surtout a pris des allures de road trip. En France, en Allemagne, en Espagne… la journaliste est sans appel, c’est Marinette qui lui a ouvert les portes et c’est grâce à elle qu’elle a pu rencontrer la majeure partie des personnes interviewées dans #MeFoot

Ainsi, en chemin, on croise l’ancienne joueuse bretonne Mélissa Plaza, qui désormais œuvre pour l’égalité entre les femmes et les hommes, Béatrice Barbusse, ancienne handballeuse, Laurence Prudhomme, historienne, enseignante et autrice de Histoire du football féminin au XXe siècle, Marie-George Buffet, ex-ministre des Sports. 

On croise également Sandrine Roux, de la Fédération Française de Football, Célia Sasic, footballeuse allemande au palmarès éblouissant, Estrela Paulo, (la seule) agente de joueurs-euses au Portugal, Darlene, attaquante brésilienne, et plein d’autres pointures comme Eugénie Le Sommer, Marinette Pichon ou encore Aïssatou Tounkara.

Toutes apportent un éclairage sur les différences entre les femmes et les hommes dans le milieu du football, en France comme à l’étranger. Et rien ne ramène les femmes à leur soi-disant état naturel. Au contraire, dans le livre de Lucie Brasseur, l’étau se resserre sur les enjeux et les conséquences des constructions sociales visant à opposer les sexes et les genres. Déjà convaincu-e-s par le postulat de départ, on se laisse transporter d’une interview à l’autre, d’une rencontre à la suivante, d’une thématique à l’autre.

LE SEXISME AU QUOTIDIEN

Il apparaît clair, au fil des pages et des chapitres, que les femmes ne sont pas dans les mêmes conditions psychologiques que les hommes, dès le départ. Même si les hommes ne peuvent pas tout miser sur une carrière professionnelle, les raisons sont différentes. Chez eux, la concurrence est féroce.

Tandis que chez les femmes, elles pensent études et reconversion parce qu’elles sont terre à terre et n’ont pas beaucoup d’opportunité, tant la professionnalisation est précaire, hormis quelques clubs qui s’illustrent tant sur le plan national que la scène internationale.

« Quand il y a des femmes dans les instances dirigeantes, elles sont plutôt dans un discours de protection. Souvent, ce sont d’anciennes footballeuses et elles ont tellement conscience, parce qu’elles ont vécu ça, que c’est difficile pour les femmes de jouer au football et d’en vivre, qu’elles sont dans la pédagogie auprès des autres femmes pour qu’elles s’engagent dans un double projet : mener études et vies professionnelles en parallèle. Mais on ne leur dit pas « Deviens professionnelle ». On ne dit pas de foncer. », commente la journaliste. 

Dans le livre, elle cite Corinne Diacre, sélectionneuse des Bleues, qui en interview avait déclaré : « Être une femme dans le football est un combat quotidien. » Parce que le sexisme se loge dans chaque journée d’une footballeuse. 

Il y a les remarques, que ce soit dès le plus jeune âge en équipe mixte (les « ah on va gagner, ils ont une fille dans leur équipe » dont parle Sabrina Delannoy, Eugénie Le Sommer, Mélissa Plaza, etc. ) à la question « Est-ce que savez twerker ? » posée par Martin Solveig à Ada Hegerberg lors de la cérémonie du tout premier ballon d’or remis à une footballeuse.

Et il y a aussi les écarts monumentaux de salaire. Et les différences du quotidien, en terme d’équipements sportifs, comme l’explique Mélissa Plaza. Lucie Brasseur s’intéresse de près à l’affirmation de la sélectionneuse et à la manière dont chacune se confronte à la problématique :

« Quand on a évoqué que pour la première fois, cette année en Coupe du monde, elles allaient avoir leur propre maillot, elles avaient des étoiles dans les yeux. C’est comme si on libérait l’accès à quelque chose à quoi on leur disait non avant. Après, chaque joueuse fait à sa façon, selon son pouvoir aussi d’influence. Par exemple, Ada Hegerberg a refusé de jouer cette Coupe du monde. Martha a porté des chaussures noires avec deux barres dorées pour militer pour l’égalité salariale. Chaque joueuse agit en fonction de ce qui lui semble bon de faire. Mais le message global, c’est qu’elles ne veulent pas être traitées au rabais ! »

NE PAS LAISSER RETOMBER LE SOUFFLET

Le chemin est long et laborieux. Mais par la force des combats des anciennes et des actuelles et par les compétences démontrées au cours des dernières compétitions (les femmes doivent, dans tous les domaines, toujours redoubler d’effort pour prouver des valeurs similaires à celles des hommes), les joueuses marquent petit à petit leur Histoire.

À la lecture de #MeFoot, on s’indigne et on se révolte face à ce milieu machiste (qui n’est hélas pas le seul) mais aussi on puise dans la détermination des joueuses et dans l’expertise des intervenant-e-s pour nourrir l’espoir que l’élan fédérateur créé par les Bleues et par toutes les actrices de ce Mondial ne s’arrêtera pas le 7 juillet. 

Aussi optimiste que fataliste, on passe par des émotions éparses et divergentes, et pourtant la conviction profonde qu’on parviendra à bouger les mentalités et à resserrer les écarts entre footballeurs et footballeuses se tient intact dans notre esprit. Une conviction renforcée par celle de Lucie Brasseur :

« La Coupe du monde est un vrai levier pour les petites filles, ça c’est certain. On est en train de se créer un vivier de futures footballeuses. C’est fort possible que ça retombe vite mais si déjà en septembre, on arrive à les accueillir correctement dans le cadre des activités extrascolaires, ce sera déjà une bonne chose. »

Le petit bémol : « Tout ça, c’est plein de points d’interrogation, de question de responsabilité de la Fifa, etc. » Le Mondial est terminé et il reste encore une multitude de points à examiner de près pour réduire les inégalités entre les femmes et les hommes dans le domaine du football entre autre. 

Ce qui nous inquiète aussi, c’est cette fâcheuse tendance qu’on entend dans les gradins visant à appeler les joueuses par leur prénom, là où on nomme les joueurs par leur nom de famille. Quand on en parle avec Lucie Brasseur, elle comprend l’inquiétude et la méfiance mais nous répond :

« Je vois bien ce que vous voulez dire. C’est une forme d’infantilisation, genre « elles sont bien mignonnes ». C’est vrai que moi ça ne me choque pas parce que je suis franco-brésilienne et qu’au Brésil, c’est super normal d’appeler les joueurs et les joueuses par le prénom. Mais c’est vrai qu’on le fait aussi pour les garçons… Là où moi je ne m’inquiète pas trop à ce sujet, c’est que ça, c’est dans les stades. Et ça veut dire que les gens se sentent proches des joueuses et l’engouement populaire vient de là. Et ce qui est rassurant, c’est que dans les commentaires de match, ils font attention à bien dire les prénoms et les noms. »

Ce qui est rassurant également, c’est qu’il y a plein d’actions à entreprendre et que chacun-e peut faire un ou des gestes à son échelle. Et pour commencer, lire #MeFoot est un pas dans l’intérêt que l’on peut porter à un sujet qui dépasse la pratique sportive puisqu’il vient s’imbriquer dans un large sujet de société. 

 

  • L’enquête de Lucie Brasseur donnera également lieu à un documentaire, comme elle l’explique dans le livre pour lequel elle est accompagnée de Marc, un cameraman avec qui elle a l’habitude de collaborer. Au moment où nous écrivons ces lignes, aucune date n’a encore été fixée pour la diffusion mais l’autrice nous indique que le documentaire sera visible sur la chaine du CNOSF (Comité National Olympique et Sportif Français), lancée en prévision des JO de Paris sur la TNT.

Célian Ramis

Dangereuses lectrices, un festival qui rime avec féminismes

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Ateliers du Vent, Rennes
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Les 28 et 29 septembre prochains, aux Ateliers du Vent, aura lieu la première édition du festival littéraire féministe Dangereuses lectrices, porté par l’association CLIT à Rennes. Interview.
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Les 28 et 29 septembre prochains, aux Ateliers du Vent, aura lieu la première édition du festival littéraire féministe Dangereuses lectrices, porté par l’association CLIT à Rennes. Camille Ceysson et Emilie Cherbonnel, respectivement présidente et membre active de la structure, nous parlent de l’organisation. 

YEGG : Qu’est-ce qui a motivé l’envie de créer ce festival ? 

Dangereuses lectrices : Dans le collectif, on est plusieurs à s’est rencontré-e-s en faisant du roller derby, qui est un sport militant mais qui l’est de moins en moins à mon sens et au sens d’autres personnes dans l’association. On avait envie de continuer à militer et en réfléchissant on s’est dit qu’on aimait les livres et qu’on aimait le féminisme donc pourquoi pas un festival autour de la littérature et du féminisme. Tout simplement. Certaines d’entre nous travaillent dans le spectacle vivant, c’était une forme appropriée parce qu’on savait déjà comment faire, on avait déjà les compétences. Ça nous a bien aidé. Puis on a lancé un appel aux copines qui avaient envie de nous rejoindre et aujourd’hui on est une dizaine.

Monter un festival comme celui-là, est-ce que ça répond à un besoin, à un manque sur le territoire rennais mais aussi plus largement breton, voire encore plus largement puisqu’il n’existe pas d’autres festivals comme celui-ci en France ?

Sur la région, il n’y en a pas a priori. Il y a pas mal de festivals autour du livre, ça c’est sûr. Il y a pu aussi avoir des événements féministes comme avec Gast, dans le Finistère, mais Gast a disparu. Il y a aussi eu une édition de la Ladyfest. Je ne sais pas si le public rennais pense qu’il y a un manque mais en tout cas ça n’existait pas. Même au niveau national, il y a des festivals féministes mais j’ai pas l’impression qu’il y ait des propositions sur le texte. Nous, on a choisi cette forme aussi parce qu’elle nous permet de déborder. Il n’y aura pas que du livre. On pourra parler de féminisme en sensibilisant un assez grand public.

L’objectif est de toucher au-delà du public très convaincu, très féminin. L’entrée livres, on espère, permet de faire venir des gens intéressés par la thématique qui vont avoir envie de venir rencontrer une autrice en particulier et puis qui repartiront un peu plus féministes, un peu plus militants. On croise les publics littéraires, les publics féministes et les publics sur la thématique de la sorcière, qui est aussi une thématique qui peut amener un autre type de public.

Avant qu’on parle de cette thématique précisément, on voit dans les festivals littéraires que ce qui manque, ce sont des gens qui programment des femmes. Les femmes sont des lectrices, les bénévoles qui aident à l’organisation sont des femmes…

Les libraires sont des femmes, les éditrices sont des femmes…

On les voit surtout du côté jeunesse mais dans le roman, la fantasy, la SF… Elles disparaissent…

Oui, nous on a envie de mettre en valeur la création féminine et féministe. Parce que oui, c’est toujours un manque. Ne serait-ce que l’objectif de la mixité, on voit que c’est un cauchemar… Quand on voit le festival d’Avignon l’année dernière qui s’est prévalu de mixité alors qu’en fait il n’arrivait même pas à 30%. Mais c’était énorme par rapport aux autres… Cette année, je crois qu’un festival de musique arrive à la parité sur sa programmation. C’est bien mais ça devrait être comme ça tout le temps. Alors, voilà, nous on sera pas à la parité du tout parce qu’on a que des femmes !

Comment est-ce reçu par les collectivités ? Comprennent-elles l’importance de ce type de festival ? 

C’est en cours… Les collectivités en règle générale sont assez ouvertes au projet. On a eu assez peu de réflexions là-dessus. Ponctuellement, on nous dit « Mais vous êtes ouvertes à la mixité ? » et là on se dit que dans l’autre sens, on ne pose la question. Sur notre sujet, qui est le féminisme, on préférera toujours programmer une femme. Ça ne veut pas dire qu’on n’invitera jamais aucun homme mais c’est juste que sur le sujet, ce sont les femmes qui sont les plus compétentes.

Mais c’est plutôt bien reçu par les collectivités car ça leur va en ce moment. Ça peut leur rendre service de communiquer sur le fait qu’ils soutiennent des événements féministes. Enfin, ce n’est pas encore le cas car nous n’avons pas encore de subventions publiques (l’interview a été réalisée le 17 avril, ndlr) mais ce n’est pas impossible.

Notamment, Rennes qui est dans une démarche à ce niveau-là, en étant adhérente d’HF Bretagne par exemple. Il y a une volonté, même au niveau des noms des rues, etc. On est dans un bon moment et les collectivités en sont tout à fait conscientes et ça peut jouer en notre faveur. Mais, là pour l’instant, nous n’avons pas de subventions publiques. 

C’est financé uniquement par HelloAsso pour le moment ? 

En grande partie oui. La campagne dure jusqu’au 13 mai. Aujourd’hui, on est à 86% de l’objectif, il ne faut pas lâcher l’effort. Le plus sera du bonus (l'objectif a été atteint à 120%, ndlr). Forcément, ça crédibilise auprès des partenaires de montrer qu’on a réussi à lever cette somme juste sur l’intérêt que les gens peuvent avoir. Et puis c’est d’autant plus important que la majorité des propositions sont à prix libre. Donc on compte sur un peu de billetterie mais ce n’est pas ça qui financera le festival.

Pour les autrices et les éditrices que vous contactez, est-ce nouveau qu’on leur propose un festival littéraire féministe ? Ou celles que vous avez approchées sont toutes militantes ? 

Oui, elles sont militantes et bien enthousiastes. On a approché que des personnes qui ont un discours ouvertement féministes. C’est important qu’on soit raccords sur les mêmes valeurs et puis que, elles, elles ne se sentent pas piégées en arrivant dans un événement qui est militant alors que elles, elles ne le sont pas. On a eu un seul refus pour des questions de disponibilité mais globalement elles sont toutes très enthousiastes.

Comment avez-vous structuré la programmation ? Si tout n’est pas autour du livre comme vous l’avez dit, peut-on imaginer des spectacles (qui restent autour du texte) ? 

Oui, tout à fait. Tout reste autour du texte mais sous différentes formes. L’idée est d’avoir des temps forts avec des rencontres avec des autrices. Il y a aussi des universitaires comme Fanny Bugnon qui vont venir. Des tables rondes aussi, des moments de lectures, de dédicaces, de toutes les choses qu’on trouve dans un festival littéraire classique, des avant-premières de sortie d’ouvrages (Tarmasz qui sortira Alma en avant-première au festival).

En soirée, on va proposer une pièce de théâtre, en rapport avec la thématique, et après il y aura un plateau musical et le dimanche on proposera une projection de film parce que le film du dimanche soir c’est un peu sacré. Pour terminer le week-end, c’est sympa. Il y aura aussi des ateliers, d’écriture notamment, un atelier avec Rozenn Moro sur comment débusquer le sexisme dans la littérature jeunesse qui sera un atelier plutôt destiné aux parents. Et un brunch, comme tous les derniers dimanches du mois aux Ateliers du vent. 

Vous faites attention à la question de l’accessibilité pour toutes et pour tous, j’imagine que vous faites aussi attention à la question de l’intersectionnalité ? 

Autant que possible oui. C’est jamais simple, on ne veut pas programmer des gens pour être une caution. On travaille sur une proposition avec l’association déCONSTRUIRE.

Au niveau de la thématique choisie, on aborde la figure de la sorcière ou les sorcières ?

C’est quand même surtout la sorcière. La sorcière qui est la femme dangereuse, parce qu’elle sait des choses, parce qu’elle a un comportement hors norme, un mode de vie qui est différent et qui fait qu’on la met au banc de la société. C’est une thématique qui est dans l’air du temps avec l’essai de Mona Chollet qui a bien sûr nourri notre réflexion mais ça fait longtemps que la sorcière est une figure revendiquée par les féministes.

Les féministes italiennes dans les années 70 avaient beaucoup utilisé ça, la revue Sorcière, Michelet aussi dans son essai sur la sorcière pose déjà la sorcière comme une femme victime des hommes parce qu’elle ne correspond pas à la morale catholique de l’époque. Ça nous semblait de bonne augure pour une première édition. C’est une thématique qui permet plein de trucs parce qu’elle est aussi dans la pop culture, ça touche tout le monde pour le coup. De la littérature jeunesse jusqu’au roman, en passant par le cinéma, les travaux universitaires, etc. 

Au niveau de l’accessibilité, il y a aussi le croisement des genres. Les autrices ne sont pas cantonnées à la jeunesse, elles investissent tous les genres de la littérature…

Oui, l’idée c’est vraiment d’avoir un panel le plus large possible pour pouvoir inviter un plus grand public aussi.

Les conférences sont orientées sur les autrices qui parlent de leurs œuvres ? 

Pas uniquement. L’idée, c’est aussi de les faire dialoguer entre elles sur leurs visions du féminisme. On annoncera toute la programmation en juin. On n’a pas de date précise pour le moment mais l’idée est de faire l’annonce avant l’été. Pareil pour l’appel à bénévoles.

Merci beaucoup, des choses à ajouter ?

On peut ajouter qu’il y aura un village associatif présent tout le week-end, avec des associations amies car on est plus fort-e-s à plusieurs et on se nourrit des un-e-s et des autres. Et puis il y a aura des surprises, des animations, des temps de lecture, plein de petites choses qui vont venir émailler les propositions. Si des gens veulent être partenaires, sponsors, on est hyper ouvertes à toutes les propositions ! 

 

 

 

 

Célian Ramis

"Restituer leur humanité aux personnes noires"

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À travers une perspective intersectionnelle, Djamila Ribeiro, chercheuse et maitre en philosophie, prône l’importance du débat et de la connaissance des questions et conditions de vie des féministes noires.
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À travers une perspective intersectionnelle, Djamila Ribeiro, chercheuse et maitre en philosophie, prône l’importance du débat et de la connaissance des questions et conditions de vie des féministes noires. Deux de ses ouvrages La place de la parole noire et Chroniques sur le féminisme noir ont été traduits en français par les éditions Anacaona avec qui elle effectue une tournée de promotion et de sensibilisation. Le 15 mai, l’autrice militante était à Rennes, notamment au local de l’association déCONSTRUIRE, en partenariat avec le collectif Brésil Rennes. 

« En nommant les oppressions de race, de classe, de genre, on comprend la nécessité de ne pas hiérarchiser les oppressions, de ne pas crier comme l’a dit Angela Davis dans son discours Les femmes noires dans la construction d’une nouvelle utopie,« la primauté d’une oppression sur d’autres ». », peut-on lire dans l’introduction de La place de la parole noire

Elle est pour un débat « sain, honnête et de qualité ». Et, au sein de ses deux livres, elle parvient à y participer de plusieurs manières et surtout ne le fait pas seule puisqu’elle s’appuie sur la production littéraire et intellectuelle de femmes noires, souvent ignorées, méprisées et oubliées de l’Histoire afin de provoquer en elles, et plus largement à toute une population, un sentiment d’illégitimité. 

Ainsi, elle s’entoure dans ses écrits de chercheuses et penseuses noires dont elle dresse une courte liste, à titre d’exemple, dans ses chroniques : Sueli Carneiro, Jurema Werneck, Nubia Moreira, Lelia Gonzalez, Beatriz Nascimento, Luiza Bairros Cristiano Rodrigues, Audre Lorde, Patricia Hill Collins, bell hooks. 

Djamila Ribeiro prend soin également de contextualiser ses propos, toujours mis dans une perspective de conscientisation. Conscientisation de l’hypocrisie brésilienne quant à sa démocratie raciale, conscientisation d’un racisme systémique instauré depuis longtemps et qui perdure dans un État qui chaque année comptabilise 30 000 jeunes victimes d’homicides dont 77% sont noirs (des morts que très peu de personnes pleurent, les médias en parlant à peine, voire pas du tout), conscientisation des privilèges des blanc-he-s et conscientisation des multiples oppressions dont sont victimes les personnes noires, en particulier les femmes. 

Son discours est franc et honnête, toujours très clair, l’activiste ayant à cœur de rendre ses paroles accessibles à tou-te-s. « Il faut en finir avec le syndrome du privilégié où l’individu juge qu’il peut parler de tout sur tout. Il peut parler, certes. Mais dans certains cas, la question à se poser est : « Dois-je parler ? » » / « En tant que noire je ne veux plus être l’objet de l’étude, je veux en être le sujet. » / « Alors que les femmes blanches luttent pour le droit de vote et le droit de travailler sans l’autorisation du mari, les femmes noires se battent pour être reconnues en tant que personne. »

Si son sujet d’études et de recherches s’ancre au Brésil, on note néanmoins, comme le souligne à la fin de la conférence Aurélia Décordé Gonzalez, fondatrice et directrice de l’association déCONSTRUIRE, des similitudes avec la situation des personnes noires en France. L’universalité révélée ici n’est pas celle des féministes universalistes blanches mais bien celle des oppressions et discriminations vécues par toute une population ciblée en la seule raison de sa couleur de peau. 

« Le Brésil est un pays extrêmement raciste. C’est le pays n°1 sur les assassinats de personnes trans et cela a un impact sur la population LGBTI en général. C’est un pays libéral dans l’image mais très conservateur sur ces questions. Il est important que les féministes noires soient connues. Depuis les années 70, elles réfléchissent à comment combattre le sexisme, le racisme, les LGBTIphobies, etc. de manière croisée. Le Brésil a une production venue des féministes noires qui ont été invisibilisées dans leur propre pays ! C’est un épistémicide. », souligne-t-elle, mentionnant également : 

« Le Brésil est dans le mythe de la démocratie raciale. 54% de la population est noire et c’est le dernier pays à avoir aboli l’esclavage. Le pays a longtemps nié l’existence du racisme et pourtant, le racisme structure toutes les relations sociales là-bas. Le genre et la couleur de la peau informent de la classe sociale. »

Comme dans l’hexagone, les espaces de pouvoir sont occupés par des hommes blancs, hétéros et riches. Le monde de l’édition n’est donc pas exempt de cette norme non représentative de la société et à l’instar des autrices afrobrésiliennes Conceiçao Evaristo et Jarid Arraes, Djamila Ribeiro dénonce le racisme dans ce secteur : « Seulement 10% des livres publiés ces 10 dernières années au Brésil ont été écrits par des auteurs noirs. »

Pendant ces études, jamais elle n’a étudié de femmes philosophes, encore moins de philosophes noir-e-s : « On me disait qu’ils n’existaient pas. » Alors, lorsqu’elle publie La place de la parole noire, son livre crée la polémique : 

« Les blancs étaient gênés et disaient « On ne peut plus parler ! » alors qu’historiquement ils ont toujours eu le droit de parler. Les personnes blanches ont du mal à parler de la blanchité et des privilèges. Moi, je suis pour encourager le débat au Brésil, surtout avec ce nouveau président qui nous attaque. Il est important de nommer les réalités parce que sinon on ne peut pas trouver de solution. »

Une des réalités sur laquelle elle insiste, c’est l’absence de connaissances, l’absence d’histoires, le silence autour de la culture afrobrésilienne et africaine, qui mènent au « génocide du noir brésilien ». Parce qu’on tue sa culture mais aussi on le tue. En toute impunité. Toutes les 23 minutes, un jeune noir est assassiné par la police au Brésil. À l’international, peu de ces meurtres agitent l’opinion publique. 

Comme elle le dit dans ses chroniques, le Brésil s’est ému de l’attentat contre Charlie Hebdo puis au Bataclan en France en janvier et novembre 2015, à raison précise-t-elle, mais qui s’indigne « devant l’assassinat de ces cinq jeunes de Costa Barros, devant l’assassinat de Claudia Ferreira, devant celui d’Amarildo ? » 

Seul le meurtre de Marielle Franco a suscité l’émoi ici, oubliant que c’est monnaie courante au Brésil, et fermant les yeux sur la situation assez similaire au niveau des violences policières en France (une personne noire meurt tous les mois sous les balles de la police, précise Aurélia Décordé Gonzalez, « ce qui est bien sûr déjà beaucoup trop. »).

Lorsqu’elle était secrétaire adjointe aux droits humains à la mairie de Sao Paulo, Djamila Ribeiro œuvrait pour une politique à destination de la jeunesse noire mais aussi pour accompagner les femmes, notamment les mères dont les enfants ont été tués.

« La plupart de ces politiques sont aujourd’hui détruites par le nouveau gouvernement. »
souligne-t-elle.

La municipalité a basculé côté conservateurs. La problématique est encore plus large que la déconstruction pure et dure de politiques mises en place avant l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro. En 2003, une loi oblige que l’enseignement dispensé aux élèves leur apprenne l’histoire afrobrésilienne et africaine. Mais tout comme la loi française de 2001 concernant les cycles à l’école sur la vie affective et sexuelle, son application dépend de la bonne volonté des directeurs d’établissement. « Ou de la bonne volonté des autorités municipales. », précise la militante, pointant le vice qui grignote peu à peu les esprits. 

« Malgré tout, on a avancé ces dernières années et certains manuels scolaires ont été refaits. Grâce à ça, des écoles se sont mises à raconter ces histoires et c’est important. Mais le problème est que cela dépend des gouvernements locaux. Après 2016, les fondamentalistes chrétiens ont inventé « l’idéologie du genre » et ont raconté qu’il s’agissait d’apprendre aux enfants à être gays. A l’Assemblée nationale, ce groupe de fondamentalistes est important et c’est ce débat qui a fait gagner Bolsonaro, qui croit beaucoup en cette idéologie du genre. », explique Djamila Ribeiro. 

Un témoignage qui n’est pas sans rappeler les discours de Civitas et de la Manif pour tous dans l’Hexagone qui s’insurgeaient contre l’ABCD de l’égalité qui aurait soi-disant appris aux enfants à se masturber et contre la diffusion du film de Céline Sciamma, Tomboy, beaucoup trop trouble en terme de genre… Des inepties.

Ainsi, au Brésil, les professeur-e-s qui parlent des féminismes et de l’histoire afrobrésilienne sont sanctionné-e-s, attaqué-e-s. Et ce n’est pas ce gouvernement qui va réhabiliter les autrices noires. C’est pourquoi un collectif dont fait partie Djamila participe à l’instauration de ce débat sur la scène publique nationale, publiant des ouvrages sur l’invisibilisation historique de ces femmes, sur l’incarcération de masse de la population noire, sur le racisme en tant que structure étatique mais aussi sur l’intersectionnalité, les lesbiennes ou encore le transféminisme. 

« On a besoin d’autres constructions pour restituer son humanité aux personnes noires. Cela marque notre estime personnelle. Il y a une vraie importance dans le fait d’étudier les auteur-e-s noir-e-s. Est-ce bien réaliste dans un pays comme le notre composé à 54% de personnes noires de ne pas étudier la production noire ? »

insiste l’autrice, qui tient également à pointer une autre aberration : 

« Au Brésil, on parle aussi du racisme écologique. Par rapport aux populations autochtones qui avaient conscience de l’environnement et qui ont été complètement décimées. Tout comme les religions afrobrésiliennes ont cette conscience également mais sont diabolisées et discriminées. Ces peuples qui ont conscience de l’importance de la préservation de l’environnement ne sont pas écoutés. Mais aujourd’hui le capitalisme blanc du nord récupère ces thématiques et vont expliquer aux groupes qui restent comment préserver l’environnement ! »

Elle prône la restitution de leur humanité à tous ces groupes attaqués pour que leur existence ne soit plus marquée quotidiennement par la violence. Et pour avancer, le débat doit avoir lieu : 

« Il est important de voir dans l’histoire comment la lutte contre l’oppression de genre et la lutte contre l’oppression de race sont imbriquées. Tous les mouvements de femmes ne sont pas féministes car certaines ont la vision du féminisme comme étant quelque chose d’européen. Je ne partage pas cette vision mais il est important de maintenir le dialogue avec tous les groupes. »

Et pour que le débat ne soit pas stérile, il est important de s’informer et d’écouter la parole des concerné-e-s. À Rennes, l’association déCONSTRUIRE agite notre curiosité, l’enrichit et la renforce avec sa bibliothèque qui compte dans sa base un grand nombre d’ouvrages, tous genres littéraires confondus, dont ceux désormais de Djamila Ribeiro, traduits et publiés aux éditions Anacaona (du nom de la fondatrice mais aussi de L’insurgée des caraïbes). 

Célian Ramis

Duras & Platini : un duel au sommet

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Quand Michel Platini s’entretient avec Marguerite Duras en décembre 87 dans les locaux de Libération, c’est une interview surréaliste. Quand Mohamed El Khatib s’empare de la thématique en avril 2019 à la Parcheminerie, c’est un spectacle drôle et social.
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Quand Michel Platini s’entretient avec Marguerite Duras en décembre 87 dans les locaux de Libération, c’est une interview surréaliste. Quand Mohamed El Khatib s’empare de la thématique en avril 2019 sur la scène de la Parcheminerie, lors du festival Mythos, c’est un spectacle drôle et social qui défile sous nos yeux. 

On avait aimé découvrir en 2016, à l’occasion de ce même festival, la pièce Moi, Corinne Dadat, écrite et mise en scène par Mohamed El Khatib. On avait aimé parce qu’il savait utiliser l’humour pour piquer à vif. 

Il réitère, les 4 et 5 avril, au théâtre de la Parcheminerie à Rennes, avec Duras & Platini, une grande intellectuelle et un monstre du football. Elle a écrit, entre autres, L’amant et a reçu le prix Goncourt pour celui-ci quelques années plus tôt. Il a été le capitaine des Bleus, champion d’Europe et plusieurs fois demi finaliste de la Coupe du monde. Cette année-là, il raccroche les crampons. 

De cette interview, il garde le souvenir de « quelque chose de complètement irréaliste, ou plutôt surréaliste, dans la mesure où moi je ne savais pas qui était Marguerite Duras, je n’avais pas conscience de son rayonnement intellectuel. Non je n’étais pas impressionné, puisque je ne mesurais pas l’importance de cette personne dans un monde littéraire dont j’ignorais tout ou presque. En revanche, j’avais été très intéressé, car j’ai toujours adoré le contact avec des gens qui n’étaient pas du football. Avec elle, j’étais servi, car j’étais certain qu’elle n’était jamais allée à un match de football. »

Mohamed El Khatib est très jeune lorsqu’il apprend que le Maroc est divisé en deux catégories : d’un côté, les supporters du Real de Madrid et de l’autre, les supporters du FC Barcelone. Il a 6 ans quand, devant la télé, son oncle hurle : « On a niqué la reine d’Angleterre ! ». 

La « main de Dieu » de Diego Maradona propulse, en 1986, l’Argentine en demi finale de Coupe du monde, face à l’Angleterre. « Trente ans plus tard, ce même Maradona adresse au Nigéria et au monde entier un doigt d’honneur. », souligne le metteur en scène. 

Pour lui, il n’y a pas de football sans politique. Et le lien football et littérature lui apparaît comme une évidence, les deux étant des surfaces de réparation de la démocratie. Les deux posant la question du récit et comment on raconte la vérité. C’est ce qu’il va mettre en perspective pendant cette heure de théâtre-documentaire du passé pour comprendre le présent.

Et c’est cette question de la vérité qui va être au cœur de l’échange entre Marguerite Duras et Michel Platini qui s’en souviendra comme d’un moment bien plus difficile que tous les matchs qu’il a joué.

Comme à son habitude, Mohamed El Khatib ne quitte pas le plateau et accompagne durant tout le spectacle les comédiens qu’il a choisi pour interpréter ce duel : Anne Brochet et Laurent Poitrenaux.

Ensemble, ils font renaitre une partie d’un entretien fort intéressant à analyser alors que 30 années se sont écoulées depuis. L’angélisme dont parle l’autrice à propos du footballeur, on le perçoit à son propos à elle. C’est beau la manière dont elle appréhende l’homme qu’elle a en face d’elle et la manière dont elle saisit le sport.

« C’est mon métier de regarder le monde »
dit-elle. 

Elle paraît naïve dans ces questions parce qu’en réalité elle l’est, vierge de tout intérêt pour la discipline footballistique. Tout comme Michel Platini avoue n’avoir aucune connaissance du domaine littéraire.

Mais Marguerite Duras a l’avantage et creuse rapidement l’écart. Sans chercher à le piéger, elle le pousse dans l’intellect et dans l’analyse de quelque chose de plus profond, de plus viscéral. Alors qu’il défend le sport comme un spectacle, elle s’enfonce dans les méandres de l’âme humaine pour comprendre ce qui mène à la folie les nations, provoquée par le ballon rond.

Elle évoque le drame du Heysel, survenu en mai 1985 à Bruxelles. Liverpool contre la Juventus. 39 morts et plus de 450 blessés. Parce que des grilles de séparation et un muret ont cédé à la pression et au poids des supporters.

Lui, il n’a pas vu, il était dans les vestiaires. Personne n’avait conscience de ce qui se déroulait à quelques mètres de là. Alors, oui, ils ont joué. Le football, c’est, encore une fois, du spectacle. Duras ne le lâche pas, elle le titille. Que ce soit en prononçant mal le mot « football » (qu’elle prononce « footballe » tout le long de l’interview, malgré les nombreuses rectifications de Platini) ou en cherchant avec insistance ce qui fascine tant dans « ce jeu démoniaque et divin ». 

Il n’y a aucune vérité dans le foot, lui rétorque l’ancien numéro 10 qui estime que le match parfait n’existe pas, sinon il y aurait tout le temps 0 – 0. Ce sont les erreurs qui font gagner l’équipe adverse. Ce sont les coups de génie dans une action. Les coups de folie. Qui peuvent être positifs comme négatifs.

Pour lui, le football, c’est le « seul truc français dont on parle dans le monde entier. » Et « la littérature ? »,soulève Duras. À ce moment-là, le public rigole. Mais la célèbre femme de lettres n’en est pas moins sérieuse. Au contraire, elle y va, lui rentre dedans, lui soulignant qu’elle est traduite dans plus de 30 pays « ce qui fait plus que l’Europe et l’Amérique du Sud ». Et paf ! 

Il ne se démonte pas et lui rend le taquet :

« Oui, mais si vous allez dans les favelas, la littérature n’est pas importante, le football, oui. »

Centré sur sa discipline et sa carrière, il ne s’aperçoit pas de l’ampleur intellectuelle de celle qui se trouve en face de lui. Et lui renvoie par moment de la condescendance. 

Une condescendance que l’on peut saisir peut-être parce qu’il y a 30 ans d’écart entre l’interview et la pièce de Mohamed El Khatib. À l’époque, cela était sans doute considéré comme normal. Toutefois, elle soulève la misogynie du foot, le racisme et le « pré-fascisme ». Ils parlent récupération politique, Platini refusant toute approche à cet instant, et envisagent l’avenir du joueur qui deviendra peu de temps après sélectionneur des Bleus.

Son tempérament de leader, acquis parce que les gens avaient besoin de lui, elle lui permet de l’analyser sans fausse pudeur. Elle a ce don de le faire accoucher de son moi profond. Sans le savoir, il se livre, se dévoile et dit « des choses importantes, même s’il n’en a pas encore conscience ». Elle est visionnaire Marguerite Duras. 

Son approche sensible des événements, sa capacité à analyser très rapidement les propos de l’autre, son intelligence sous couvert de naïveté… Elle nous fascine. Pendant quasiment tout le spectacle, on en oublie que Platini est le cœur de l’interview. Parce que finalement, elle est la tête mais en devient aussi le cœur encore plus que lui. Elle l’envoie sur la touche.

Si l’interview est qualifiée de duel, on voit sur scène un duo. Entre légèreté et dureté, c’est sans doute un bras de fer intellectuel qui s’engage là, sous nos yeux de novices ignorant jusqu’alors l’existence de cette interview qui est loin d’être surréaliste. Quand la littérature de Duras et le football de Platini rencontrent le mordant d’El Khatib, de Poitrenaux et de Brochet, c’est un moment d’extase sociale et politique qui s’installe.

Célian Ramis

"Récits de femmes" : le territoire comme point de départ pour se raconter

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Lire Récits de femmes, c’est entrer dans une partie de l’intimité de nos voisines. Au cœur du sud ouest rennais, la Maison de Suède a entrepris de recueillir la parole des femmes du quartier et de dresser leurs portraits.
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Lire Récits de femmes, c’est entrer dans une partie de l’intimité de nos voisines. De celles qui marquent de leur empreinte le territoire. Au cœur du sud ouest rennais, la Maison de Suède a entrepris de recueillir la parole des femmes du quartier et de dresser leurs portraits. Le 29 mars, à la MJC, était inauguré l’ouvrage collectif qui sera prochainement diffusé en libre distribution sur place, dans les bibliothèques, les centres sociaux et les MJC.

Inès, Julie, Karima, Lolita, Martine, Monique, Rachida, Valérie et Zarha se sont livrées à la plume d’Alice Dragon et à l’objectif de Frédérique Jouvin se racontant au fil des pages, grâce au travail d’Elsa Baudon. C’est de là que part le cœur du projet mais ce vendredi 29 mars, on comprend que c’est tout un quartier que fait palpiter la Maison de Suède.

Comme le dit le président de la MJC, Simon Victor, dans l’édito du livre : « Il existe, dans l’agglomération rennaise divisée en cinq quartiers, une petite cité nommée « ilot Suède » située dans le quartier de Bréquigny. Depuis quelques années, les habitant.e.s de cet ilot évoluent autour d’une petite structure : la MJC Maison de Suède. Dans ce lieu où se rencontrent les habitant.e.s de tous âges, où émergent des projets communs, un petit groupe de femmes ont appris à se connaître et à vivre ensemble au gré des années. »

Ce soir-là, autour de ce lieu, c’est vivant. Devant la salle, ça grouille de monde, d’enfants qui jouent, d’ami-e-s et de familles qui se retrouvent. Il y a des sourires, de la bienveillance dans les regards mais aussi beaucoup de joie et de fierté dans les yeux de celles qui ont participé au projet.

Fières d’avoir vu naitre les prémices du bouquin lors des ateliers de lutte contre les discriminations, proposés à l’occasion des rendez-vous à l’espace parents de la Maison de Suède. Fières de s’être livrées et de partager aujourd’hui une partie de leurs histoires intimes avec quiconque aura la volonté et la curiosité de se plonger dans leurs quotidiens, si bien racontés en textes et en images.

Si bien contés également puisque pour l’inauguration, c’est à travers la bouche et le corps de la comédienne Anaïs Vasseur que s’expriment les voix de nos Suédoises locales. Leurs épreuves, leurs espoirs, ce à quoi elles aspirent, ce en quoi elles croient. Comme par exemple la solidarité et l’entraide dans ce havre de pluralité.

De leur rapport à la religion à l’éducation des enfants, en passant par la case prison, le diagnostic d’un handicap, d’une maladie, la rencontre avec celui qui deviendra le mari de toute une vie, la révélation d’un métier passion… Elles dévoilent ici les grandes lignes qui jalonnent leurs parcours ainsi que les étapes marquantes de leur existence, tant dans les difficultés que dans les moments d’immense gaieté.

La barrière de la langue, le croisement des cultures, la vie en collectivité, ici, on en parle simplement et librement et on ne parle pas d’intégration, de diversité et de vivre ensemble (ou de « faire société »). Le livre n’emprunte pas la langue de bois bien lissée de la politique française, il souligne le quotidien, le vécu et le ressenti de ces femmes que la société voudrait bien enfermer dans des cases.

Les expériences de vie sont différentes mais elles ont toutes en commun l’envie de partager. Que ce soit à la Maison de Suède lors d’ateliers spécifiques ou d’événements ponctuels ou dans les lieux de vie des unes et des autres, elles insufflent ce côté « grande famille ». Et comme dans toutes les grandes familles, il y a des hauts et des bas, elles ne le nient pas.

Mais on sent leur envie de communier et d’apporter un regard différent sur ce quartier souvent stigmatisé et méconnu. On ressent ce lien fort qu’elles ont chacune construit avec la Maison de Suède qui bâtit un véritable pont entre les personnes désireuses de se rencontrer, de se rassembler. Majoritairement des femmes à en croire le bouquin. Majoritairement des mamans. Mais pas seulement.

Il y a une force contagieuse dans les propos. Qu’ils soient retransmis par Anaïs Vasseur, qui croise la narration indirecte avec un micro et la narration directe hors micro, par Alice Dragon, qui entre dans leur intimité tout en respectant leur pudeur, ou par Frédérique Jouvin, qui saisit leurs univers et environnements plus que leurs visages, ils racontent les femmes dans toute leur force, leur pluralité et leur complexité.

Toutes les participantes de cette création nous amènent à découvrir, avec simplicité, leurs histoires. Diverses mais croisées et communes de par leur attachement à leur territoire et à ce lieu de vie qu’est la Maison de Suède. Leurs histoires forment alors un morceau de l’Histoire du quartier que l’on peut alors observer à travers leurs yeux et leurs cœurs.

Dans la lignée de l’exposition Celles du Blosne racontent, réalisée par Christine Barbedet, Martine Sauvage et Stéphanie Priou, du livre Discrètes, paroles de Bretonnes, de Anne Lecourt ou encore du livre-spectacle Langues en exil féminin pluriel, réalisées par les membres de l’association Déclic femmes, Récits de femmes vient conforter l’idée que, même si elles sont souvent invisibilisées et que leurs paroles sont minorées, les femmes participent et font la vie du territoire et surtout osent, se dévoilent et prennent l’espace et la parole.

Célian Ramis

Le sport, pas pour les filles ?

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Melissa Plaza, footballeuse professionnelle et docteure en sociologie, animait le 27 mars une conférence interactive sur sa thématique de prédilection : « Sport : et si on laissait nos clichés au vestiaire », à la MIR.
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L’actualité sportive est constamment rythmée par les performances sexistes des commentateurs, présidents de compétition, personnalités politiques et autres. Et ça, Melissa Plaza, ancienne footballeuse professionnelle aujourd’hui docteure en sociologie engagée dans la lutte contre les discriminations de genre, ne le sait que trop bien. Elle animait mercredi 27 mars une conférence interactive sur sa thématique de prédilection : « Sport : et si on laissait nos clichés au vestiaire », à la MIR. Dans le cadre du 8 mars à Rennes. 

L’événement se déroule en pleine polémique à la suite des propos de Nathalie Boy de la Tour, présidente de la Ligue de Football Professionnel, caractérisant de « folkloriques » les chants et propos homophobes tenus dans les stades.

« Quand on ne condamne pas, on cautionne », souligne Yvon Léziart, conseiller municipal délégué aux Sports à Rennes, avant de rappeler que quand les sportives réclament, à juste titre, l’égalité salariale, les hommes, souvent, leur rigolent à la figure. Ce fut le cas récemment avec les footballeuses de Guingamp, club dans lequel Mélissa Plaza à terminer sa carrière après avoir joué à l’Olympique Lyonnais et au Montpellier Hérault. 

PRÉTEXTE À L’ÉMANCIPATION

Enfant, elle grandit dans une famille maltraitante et comprend vite que le foot sera une chance pour s’en extraire. Elle découvre « une lutte plus profonde », celle de la recherche de liberté, au-delà des normes, des codes et des interdits. Loin des modèles réducteurs des princesses Disney.

« Le football, c’était un moyen ou un prétexte pour être la personne que je voulais être et pas celle que l’on attendait que je sois. », souligne-t-elle. 

Elle se souvient de sa lente et longue ascension dans la cour de récré, entre le moment où elle était la dernière choisie de l’équipe et le moment où les garçons la désignaient capitaine parce qu’ils avaient compris « que pour gagner, il valait mieux m’avoir dans leur équipe ». 

Déterminée, elle va jusqu’à « s’oublier dans l’effort pour se donner les moyens d’atteindre le graal : devenir pro et jouer en équipe de France. »

Elle n’endosse pas seulement le maillot mais aussi le rôle de la râleuse. Parce qu’elle est révoltée de constater les conditions déplorables de travail. Des vestiaires insalubres, un salaire s’élevant à 400 euros net par mois, des équipements beaucoup trop grands pour les joueuses, des voyages interminables en bus pour aller jouer les matchs le week-end…

En parallèle, elle envisage l’après et mène de front sa carrière et ses études, prouvant que l’on peut être femme et footballeuse, footballeuse et doctorante :

« J’ai fait le choix de ne pas faire de choix entre les deux. Je suis devenue malgré moi la première footballeuse professionnelle à obtenir un doctorat en parallèle de ma carrière. Est-ce que ça n’aurait pas pu ou dû être plus simple ? Si à la place des posters dans ma chambre, à la place de Zidane et Henry, j’avais eu Abily et Dickenmann …? »

DES INÉGALITÉS BIEN PROFONDES

Le résumé de son parcours illustre bien le propos qu’elle va développer lors de la conférence sur les clichés de genre et le milieu sportif. Une conférence qu’elle choisit de rendre interactive et ludique en utilisant l’application Klaxoon – développée par une entreprise locale, située à Cesson Sévigné – qui permet de lancer des sondages auxquels peuvent participer toutes les personnes connectées via leur Smartphone.

C’est parti pour une heure d’un jeu bien terrifiant puisqu’il révèle au fil des questions une société bien empêtrée dans ces clichés sexistes et ces conséquences dramatiques. Preuve en est avec la première interrogation visant à demander la moyenne des écarts salariaux dans le sport et sa réponse : 57%.

« Les écarts ne sont pas les mêmes dans le foot / rugby que dans le volley / tennis / handball. Je vous donne un exemple d’écart, actuel. La meilleure joueuse de l’OL est payée 33 000 euros par mois. Le meilleur joueur de l’OL est payé 183 000 euros par mois. »

Ça choque. Forcément. Les inégalités salariales sont la partie émergée de l’iceberg. La plus visible et la moins contestée par les sceptiques. Mais le problème majeur dans la partie immergée. La partie très insidieuse puisque marquée depuis très longtemps par les stéréotypes de genre.

En matière de sport, les femmes pratiquent moins fréquemment, moins intensément et sont moins compétitives. Quand on regarde du côté des causes de mortalité, on s’aperçoit que la première chez les femmes est due aux pathologies cardiovasculaires.

« Or, qu’est-ce qui prévient des maladies ? Le sport ! Les femmes font moins de sport et meurent principalement de maladies cardiovasculaires. J’y vois là une vraie inégalité en terme de santé. », précise Mélissa Plaza. 

L’ARGUMENT BIOLOGIQUE…

Dans les pratiques, on observe d’un côté des sports pensés masculins et d’un autre des sports pensés féminins. Peu sont pensés comme mixtes. C’est ce qu’elle appelle le couloir de verre et qui se retrouve également dans la manière de penser les métiers. Sans oublier le plafond de verre, qui comprend les inégalités salariales mais aussi le constat – là aussi applicable aux métiers – que plus on grimpe dans les échelons, plus les femmes disparaissent, n’accédant que très rarement à des hauts postes à responsabilités.

Pourquoi ? Comment expliquer ces inégalités plurielles ? En premier est avancé l’argument biologique, « une aberration évidemment, les choses changent selon les époques et les contextes. Et puis si on prend par exemple le soccer aux Etats-Unis, c’est un sport quasi exclusivement joué par les femmes donc ça ne tient pas ! »

Sans nier les différences de puissance musculaire, due notamment à la testostérone, ou de force supérieure chez les hommes dans le haut du corps principalement, il est impossible de mettre l’argument biologique sur la table.

« Moi, ce que je dis à ceux qui y croient, quelque soit le contexte, c’est de repenser à l’esclavage. Nous avons asservi les noir-e-s à cause de ces prétendus arguments biologiques. », souligne la footballeuse. 

Elle donne des exemples inspirants de femmes ayant remporté des épreuves mixtes. En 1992, Zhang Shan remporte le titre, en tir sportif, aux JO de Barcelone et en profite pour battre le record mondial de cette épreuve. En 2002, 2003 et 2005, Pamela Reed remporte l’ultramarathon de Badwater.

En 2019, Jasmin Paris remporte la Montane Spine Race, l’un des plus difficiles ultramarathons au monde. Elle ne se contente pas de gagner, elle bat de 12h le record (établi avant elle à 95h) de ses homologues masculins. Et ce en faisant plusieurs pauses pour tirer son lait.

On peut multiplier les exemples du nombre de sportives à rafler les médailles et à trôner en haut des podiums, sans qu’elles ne soient des exceptions. Pourtant, on a souvent tendance à penser qu’elles ne sont pas nombreuses à pouvoir réaliser ces performances que l’on qualifiera alors d’exploits, impliquant ainsi une forme de rareté ou d’exception venue confirmer la règle.

FACE AUX STÉRÉOTYPES

Cette règle qui finalement n’est rien de moins qu’un stéréotype de genre : « A la base, le cliché, c’est une technique d’impression pour dupliquer à l’infini des documents. Walter Lippmann nous dit qu’on a tous des images dans la tête pour comprendre notre environnement. Parce que pour catégoriser les milliers d’informations qui nous parviennent à la minute, on a tous et toutes besoin des stéréotypes. Il faut être extrêmement vigilants, à tous les instants, face aux stéréotypes de genre. On est tous et toutes potentiellement auteur-e-s et victimes de discrimination. »

Pour comprendre les stéréotypes, Melissa Plaza approfondit la notion de « gender studies », un courant de recherches scientifiques sur les représentations genrées. On y distingue sexe biologique, qui s’apparente à de l’inné, et genre, qui s’apparente à de l’acquis.

« Le sexe biologique se définit par 4 critères : le sexe apparent, les chromosomes (XX ou XY), les hormones (testostérone ou œstrogène) et les gonades (ovaires ou testicules). Mais il arrive qu’on ne rentre pas dans les cases. Rappelez-vous de Caster Semenya (athlète double championne olympique et triple championne du monde du 800 mètres, ndlr) qui a un chromosome XXY, on l’a met où ? Elle a été questionnée sur son identité par de nombreux examens intrusifs et on lui a dit qu’il fallait soit qu’elle se fasse réduire le clitoris soit injecter des oestrogènes. En 2018. Qui décide du taux pour les hommes ou pour les femmes ? », s’insurge Mélissa Plaza. 

Elle milite pour que soient inclus d’autres critères tels que la pilosité, la voix, etc. « 10% de la population est androgyne. C’est le même pourcentage que pour les roux. La catégorisation ne convient pas à l’extraordinaire singularité que sont les êtres humains. », précise-t-elle. 

Dès la naissance et la définition du sexe de l’enfant selon les 4 points abordés précédemment, l’enfant va être traité différemment selon qu’il soit fille ou garçon. On peut être autoritaire, sensible et aimer les enfants et ce peu importe son sexe. Mais dès la petite enfance, les stéréotypes de genre interviennent et marquent notamment le processus de socialisation :

« Chez les garçons, on va leur apporter une stimulation moteur. Aux petites filles, on va parler et sourire. On va privilégier les sports pour les garçons, les activités calmes comme la lecture pour les filles. »

DES CONSÉQUENCES LOURDES

Les rayons et catalogues se remplissent de bleu et de rose, les jouets des garçons d’un côté, les jouets des filles de l’autre. Des jouets bleus qui emmènent l’enfant vers l’extérieur, des jouets roses qui cantonnent l’enfant à l’intérieur.

Et les conséquences de ce marketing genre, de cette éducation différenciée, se retrouvent dans la cour de récré. Avec des terrains de foot et de baskets majoritairement utilisés par les garçons et des zones périphériques dans lesquelles les filles se réfugient non par choix mais par intégration de l’idée que l’espace central ne leur appartient pas.

« Dans un coin, on peut difficilement se développer. Et de là, s’instaure un rapport hiérarchique. On peut projeter plus loin : les femmes qui prennent la parole en réunion le font difficilement et en plus s’excusent de le faire, se dévalorisent. Les gars prennent la parole pour dire qu’ils ont des choses à dire, les filles prennent la parole quand elles ont quelque chose d’intéressant à dire. Et encore, même quand elles ont des choses intéressantes à dire, elles ne prennent pas forcément la parole. », souligne Mélissa Plaza qui a bien connu la difficulté de s’intégrer dans les matchs de foot dans la cour de l’école, épreuves qu’elle raconte dans son livre qui paraitra, aux éditions Robert Laffont, le 9 mai prochain, intitulé Pas pour les filles ?.

La grande difficulté de ces stéréotypes réside dans leur influence inconsciente. Dans le fait qu’ils s’activent automatiquement dans les esprits. Mais, comme le souligne la docteure en sociologie, cela ne veut pas dire qu’on les considère comme vrais. Tout dépendra de l’éducation – pas uniquement parentale, mais aussi scolaire, artistique, sportive, médiatique, etc. – que l’on aura reçue.

Toutefois, le stéréotype, lorsqu’il s’active et qu’il peut potentiellement nous concerner, entraine souvent la sous-performance. C’est ce que montrent différents tests utilisant d’un côté la menace du stéréotype et de l’autre non :

« On réussit bien moins que si le stéréotype n’a pas été activé. Ça s’est démontré avec un test de géométrie pour un groupe et un test de dessin pour un autre, alors qu’en fait il s’agissait du même exercice. Les filles ont bien réussi en géométrie qu’en dessin. Parce que le stéréotype s’est activé sur la géométrie. Ça marche aussi dans le sport. Et ça touche évidemment la motivation. Combien de gens passent à côté de leurs vies ? Combien sont frustrés, malheureux… à cause de ça ? »

DU STÉRÉOTYPE À LA DISCRIMINATION

Ce que Mélissa Plaza explique à partir du stéréotype, c’est que celui-ci est un socle de connaissances. Qui va ensuite passer au niveau supérieur en y ajoutant une valeur morale : le préjugé. Et se transformer in fine en discrimination. C’est-à-dire qu’il va agir sur le comportement.

Elle s’insurge : « C’est la conséquence ultime du stéréotype. Et dans le foot, elle se loge dans tous les détails : les écarts de salaire, les équipements trop grands, exactement comme dans le cas de la mission spatiale qui devait être 100% féminine et qui finalement est mixte car impossible de trouver deux combinaisons en M, c’est impensable ! En 2009, je gagnais 400 euros par mois alors que pourtant on était en ligue des champions. Et beaucoup de filles ne gagnent même pas ça ! »

Tellement profondément ancré, le sexisme devient « ordinaire ». C’est sur le récit d’un événement qui lui est arrivé que la footballeuse termine. En 2011, alors qu’elle joue à Montpellier, le club décide de faire de la promo et sollicite quatre joueuses pour réaliser une pub.

On leur explique cependant que ni leurs noms, ni leurs visages, ni le nom du club n’apparaitront sur la campagne d’affichage. Elles tapent du poing sur la table et obtiennent gain de cause. Noms, visages et club seront signalés sur les affiches.

Lors du shooting, Mélissa Plaza réalise que les poses demandées sont très suggestives mais elle l’avoue, elle ne réagit pas. Il est trop tard. Elle se découvre placardée en 4x3 sur des panneaux la montrant de dos, torse nu, en mini short. Le slogan : « Samedi soir, marquer à la culotte ». L’objectif : vendre des abonnements pour les matchs de l’équipe masculine du Montpellier Hérault.

« Et bien je peux vous dire que j’ai regretté qu’il y ait mon nom, mon visage et le club. Ils ont fait des affiches similaires avec les footballeurs. Je peux vous dire que c’était autre chose quand même. Olivier Giroud caressait son cuir et le slogan était « Samedi soir, lâcher la pression ». L’affiche sur laquelle je suis s’est retrouvée dans la cafet’ de ma fac où je faisais une thèse sur les stéréotypes de genre. », commente-t-elle, devant les yeux ébahis de stupeur des personnes présentes à la conférence. 

AGIR CONTRE LE PATRIARCAT, PAS ORDINAIRE ! 

Lors de son témoignage, elle révèle l’affiche, preuve d’une manipulation malheureusement aussi « ordinaire » que le sexisme qui l’accompagne. « Cette image, je la laisse sur le net pour bien me souvenir de pourquoi je monte sur scène chaque jour. », conclut la footballeuse et docteure en sociologie qui au quotidien agit contre les discriminations de genre dans le milieu sportif, mais pas seulement. 

Pas de doute, Melissa Plaza sera là du 7 juin au 7 juillet pour encourager les footballeuses du monde entier lors de la coupe du monde de football – organisée en France, dans plusieurs villes d’accueil dont Rennes -, apprécier la beauté de ce sport qu’il lui a sauvé la vie et donner l’occasion de s’émanciper mais aussi pour rappeler que la vigilance face aux discriminations (pas seulement de genre) s’effectue au quotidien.

Célian Ramis

Création : Que tu es puissante mon enfant !

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Si les contes véhiculent bon nombre de clichés sexistes, la compagnie de danse afrocontemporaine Erébé Kouliballets propose une autre version du Petit chaperon rouge. Entrez dans les coulisses d'une création écoféministe.
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En octobre 2018, Morgane Rey, chorégraphe et fondatrice de la compagnie Erébé Kouliballets – créée intentionnellement le 8 mars 1988 – nous proposait de suivre sa nouvelle création de danse afrocontemporaine autour du conte du Petit chaperon rouge.

Magnifique invitation que nous nous sommes empressé-e-s d’accepter car non seulement elle nous a embarqué de l’autre côté du miroir en nous donnant accès aux répétitions mais aussi aux réflexions, à la construction d’un spectacle résolument féministe, à l’apprentissage d’un langage et d’une partition ainsi qu’à des moments forts essentiels à la naissance d’une complicité artistique et d’un collectif qui ensuite se dévoilent sur scène sans qu’on n’en connaisse les ressorts.

Bienvenue dans les rouages d’une mécanique joyeusement bien huilée.

Âmes sensibles, s’abstenir ! Parce qu’ici les oiseaux ne chantonnent pas gaiment sur l’épaule d’une enfant candide. Parce qu’ici personne d’autre qu’eux-mêmes ne viendra sauver les personnages des dangers de la vie. Parce qu’ici, il est question de sang, de sexe, de violences, de féminin et de masculin, de dépassement de soi et de transmission. Parce qu’ici la compagnie Erébé Kouliballets flanque les frères Grimm, Charles Perrault et leur morale patriarcale au tapis, reprenant le conte originel issu de la tradition orale du XIVe siècle. Rassurez-vous, nul besoin de vous asseoir ou de vous accrocher à vos sièges, il suffit simplement de connecter corps et esprits à cette création féministico-rock’n’roll pour que libération et émancipation s’opèrent. 

Le 25 octobre, dans la salle Escapade de l’espace Le Goffic à Pacé, Morgane Rey, Delphine Chilard, Juliette Guillevin et Pauline Gérard sont allongées, ventres contre le sol, visages relevés les uns en direction des autres. Elles n’ont pas encore l’entièreté de la trame mais sont d’accord sur l’esprit général : que tout le monde sorte gagnant-e, grâce au respect et à l’écoute. Si cela paraît clair, les propos ne nous sont pourtant pas tout à fait compréhensibles ou plutôt accessibles.

« Le petit chaperon rouge, direction. La forêt, lien terre ciel. La grand-mère, ancrage. Le loup, le poids. Les quatre personnages forment une entité. On n’a pas la même force quand on est tout seul que quand on est quatre. Imaginez donc votre force seule qui s’additionne à celle des autres. L’énergie du conflit devient positive. Alors si je récapitule, on a petit chaperon – grand-mère – loup, petit chaperon – forêt – loup,… Les triangles donnent l’espace scénique ! Parfait. On va reprendre la trame de chaque solo. C’est chouette de commencer ce travail, je suis contente ! », enchaîne Morgane Rey, chorégraphe de la compagnie de danse afrocontemporaine, Erébé Kouliballets.

On comprend les mots, perçoit l’idée mais le message reste brouillé à certains niveaux. Tandis que les danseuses s’échauffent, on feuillette leurs carnets de bord, outil incontournable dans la pratique de la professionnelle. Il y a des textes, des poèmes, des collages, des couleurs, des mots, des illustrations dont celles réalisées par Gustave Doré sur le Petit chaperon rouge, des formes, des matières… et même des exercices et des annotations.

« Dans ce poème, je veux que tu tires ton intention de ça. Lis ce mot et tu te le répètes en boucle. Toi, tu te nourris en regardant ça et de ce dessin, tu tires un mot qui t’amène à une dynamique. » 

PREMIERS PAS

Chacune se concentre, déambule, tâtonne, effectue son mouvement en boucle jusqu’à saisir l’esprit de son personnage avant d’interpréter les solos en duo : « Allez on fait un duo petit chaperon – grand-mère. Dans ce duo, le petit chaperon doit dominer la grand-mère, on inversera après. »

Juliette, troublée, abandonne la peau du petit chaperon un instant : « Faut que je sois méchante ? » Ce à quoi Morgane lui rétorque :

« Dominer ne veut pas dire méchante. Mais tu dois avoir un impact sur elle. Là on cherche, c’est la première séance. Te bile pas. »

C’est un ping-pong verbal et chorégraphique qui se dévoile sous nos yeux ébahis et légèrement perdus. Les discussions sont essentielles dans l’exploration profonde de l’histoire et ses interprétations, le ressenti face à un vieux conte que l’on cherche ici à transposer dans sa complexité et dans la modernité et l’énergie corporelle que l’on veut donner à l’intention initiale.

Morgane observe, enregistre dans sa mémoire, interromps l’échange chorégraphique, invite les danseuses à creuser davantage dans le mouvement, dans la connexion au corps, dans la puissance du squelette. Toujours en partant d’un mot, d’une idée, d’un sentiment :

« Ok on refait. Le petit chaperon, tu me rajoutes du cross fit. La grand-mère en version prada. Et le loup, plus fort qu’une libellule. »

Si les trois danseuses se connaissent des cours qu’elles suivent ensemble au Triangle avec la chorégraphe, les séances de travail créent une connexion spécifique, une complicité se tisse au fil des idées et des éclats de rire, qui sont nombreux dans cette ambiance sérieuse et décontractée, caractéristiques propres à la pétillante Morgane Rey. La répétition se termine par une danse de réjouissance du Mali et des exercices collectifs de relaxation à partir d’éléments naturels. 

LA CONSTRUCTION DES FILLES, FIL CONDUCTEUR DE LA COMPAGNIE

Le 25 octobre donc, à l’espace Le Goffic de Pacé, la création amateure Loups– qui vient graviter autour de la pièce professionnelle Lou, écrite par Morgane Rey et interprétée par elle-même et Cécile Colin (partie que nous aborderons dans d’autres articles) - vient de se concrétiser.

Encore un peu hésitante, bancale dans le déroulé de l’histoire, elle va au fur et à mesure rassembler les pièces du puzzle, se développer, s’affirmer, prendre en confiance et en maturité. À l’instar de leur petit chaperon rouge à elles.

« C’est une histoire d’initiation. La forêt dans plusieurs pays d’Afrique est considérée comme un lieu d’initiation. Je trouvais important d’avoir cette entité qui n’est contre personne. Et puis on se demande aussi ce que va devenir ce petit chaperon. Pour nous, c’est une guerrière. Aidée de la sororité, elle va mettre une tannée au loup mais ce n’est pas dans une vision du bien contre le mal, c’est plus complexe. », souligne Morgane qui fait germer le projet depuis plus d’une année à travers des recherches, des croquis, de la documentation, etc.

C’est sa méthode de travail à elle qui envisage toujours des pièces autour de la construction et du développement des filles et des femmes. Des pièces à jouer en intérieur comme en extérieur, un point auquel elle tient particulièrement, défendant fermement la place des femmes dans l’espace public et notamment l’importance de la danse en rue qui donne à montrer des corps en mouvement, des corps dynamiques, des corps actifs. 

Si elle s’est tardivement définie féministe, elle a pourtant souvent dans sa carrière envoyé valdinguer les cadres et les normes. À ses débuts, dans son adaptation de Cendrillon, le prince est homo, le père effacé et la mère maltraitante. L’an dernier, son spectacle Femmes souriant à l’invisible – à (re)découvrir le 8 mars prochain le midi au parc du Thabor et l’après-midi au Blosne – explorait la figure de la sorcière contemporaine dans son origine première, soit son lien aux savoirs et aux connaissances de la Nature, sa puissance créatrice et son pouvoir de guérison.

Pas étonnant donc qu’ici elle fasse une croix sur les moralistes Perrault et Grimm pour revenir à l’essence même du conte et lui redonner une fraicheur écoféministe. Exit le côté cul-cul la praline et romanesque, la compagnie Erébé Kouliballets ajoute sa touche. Une touche bien plus réaliste et humaniste, qui ne mâche pas ses mots et ses propos mais bel et bien le loup et la grand-mère. 

FÉMININ/MASCULIN, DOMINÉE/DOMINANT ?

« Quand je préparais le Petit chaperon rouge, j’ai fait un cercle de paroles au centre social du Blosne. Ça y allait ! C’était super, les nanas, avec leur tricot, qui se lâchaient, elles ont sorti des trucs, j’en revenais pas. Ça a beaucoup parlé du masculin et du féminin. J’adore ça. Qu’est-ce qu’un mec ? Qu’est-ce qu’une nana ? Comment je traduis ça avec mon corps ? Perso, je suis passionnée par le corps, c’est un espace qui me sert autant à moi qu’au collectif et dont je peux me servir pour travailler encore longtemps.»

Pour chaque mouvement, chercher d’où vient la puissance dans le corps, dans l’abstraction du squelette. Pouvoir puiser autant dans son énergie féminine que dans son énergie masculine. Dans ses cours comme dans sa pratique, elle travaille sur ces points-là, tout en cherchant à provoquer la discussion, le débat.

Autour de la signification pour les unes et les autres de la domination, de la soumission. Et propose de considérer ces concepts et sentiments différemment, par le biais de l’élément positif, celui de l’apprentissage et de la transmission.

« On peut imaginer le côté dominé sans le côté négatif. Le dominant a la maitrise. Le dominé peut être dans l’acceptation. C’est dur, hein, d’accepter ? Enlevez de votre tête l’idée d’oppression. On peut accepter la domination comme état transitoire. Quand on apprend quelque chose par exemple, on l’apprend de quelqu’un qui possède le savoir. Moi, j’ai été éduquée par des maitres en danse. À ce moment-là, on accepte la domination et on ne parle pas de soumission ou d’oppression. J’ai passé plusieurs mois avec les femmes maliennes sur la question de la domination et elles disent que nous les occidentales, on n’est pas honnêtes à ce sujet, en prétendant ne jamais être dominées. Il y a toujours des endroits où on est dominé-e-s. Moi, je suis dominée par la danse, il me faut ma piquouze toutes les semaines. », s’anime Morgane qui pourrait continuer des heures durant, alternant discours théorisé et concrétisation corporelle, le corps étant alors traversé par le souvenir de l’expérience et l’émotion.

Les systèmes de croyances dans lesquels chacun-e est éduqué-e influe nécessairement sur nos personnalités. Dans ces pièces, la compagnie Erébé Kouliballets interroge le passage au cours duquel la jeune fille va se construire femme et les éléments auxquels elle va s’allier et se confronter pour y parvenir et en ressortir plus mature et plus forte. 

Dénuer son personnage de morale patriarcale apparaît ainsi comme fondamental pour entrevoir les capacités et les rouages de ce développement mais aussi pour voir éclore de manière limpide les entraves de la société actuelle à l’émancipation des jeunes femmes. 

SE RÉAPPROPRIER LES CONTES : QUEL INTÉRÊT ?

De cette libération, tout le monde en profite. Le petit chaperon rouge, le loup et la grand-mère. « Les contes ont une raison d’être, ils font partis de notre patrimoine mais je pense que c’est important de se les réapproprier. Quand on raconte Le Petit chaperon rougeaux enfants, c’est pour leur faire peur. Il faut transformer cette peur. En tant qu’institutrice, je me pose la question parce qu’il y a des trucs qui me gênent : ce côté tout noir ou tout blanc, ce côté bon contre méchant. Ce n’est pas assez nuancé. Et très sexiste ! Je m’amuse à leur raconter de manière différente, en parlant du chaperon vert par exemple. Dans la pièce, ici, de la vision grand méchant loup et petit chaperon naïf, on passe à un conte initiatique. De la petite fille à la femme, avec un côté cannibale, comme un rite de passage. », commente Delphine Chilard, 38 ans.

Dans Loups, elle est la grand-mère. Une femme âgée et forte « qui peut dire ‘attention’, ‘j’en connais un paquet’ pour protéger sa petite fille mais qui va finalement lâcher en se disant que le petit chaperon n’agit pas forcément comme elle l’aurait fait mais qui accepte que les choses se passent différemment. »

Un personnage caractérisé par la transmission de son savoir et l’acceptation de la jeune génération à laquelle elle n’appartient plus. « Qui laisse la place et qui accepte la transformation », précise la danseuse.

Pour Pauline Gérard, qui à 24 ans enfile le costume du loup, ce dont il faut se méfier, c’est la manière dont on se transmet le conte. Comme une fable moralisatrice ou comme une simple histoire ?

« Ce n’est pas le même impact imaginaire. Personnellement, je n’ai pas trop été nourrie aux contes, ce ne sont pas mes repères, je ne peux donc pas dire s’il y a des conséquences. Mais en travaillant sur la création, je me suis replongée dans le conte et ça m’a bien confirmé le côté cliché dont je me souvenais avec le grand méchant loup et le petit chaperon rouge mis en garde du danger. », souligne-t-elle.

Pas facile dans ce contexte d’aller puiser à l’intérieur de soi pour faire vivre cet animal terrifiant : « Je tâtonne encore mais je commence à le percevoir ce loup, de notre version qui n’a pas de méchant. Tout est fait pour arriver à l’acceptation. Ce loup, il est un obstacle pour le petit chaperon mais pour lui-même aussi. Peut-être surtout pour lui-même. » Tout le monde doit apprendre de ses erreurs.

Que l’on soit rigide, en proie à ses pulsions ou naïve. Loups propose de mêler les expériences pour s’enrichir et s’épanouir dans une personnalité complexe, complète et affirmée. Liant sagesse, animalité, nature et désirs de faire ces expériences. 

« Tout le monde va apprendre de tout le monde. On n’a pas encore le dénouement(au moment de l’interview, réalisée en amont du dossier, ndlr) mais on ne veut pas du côté moralisateur et binaire. On ne veut pas non plus dire comme Perrault : ‘petite fille ne sois pas trop naïve sinon ce sera ta faute’… », explique Juliette Guillevin qui se dit très proche de son personnage du petit chaperon rouge :

« Je me retrouve dans son côté un petit peu naïf, dans le côté ‘tout est beau, tout le monde est cool’, j’ai tendance à voir le positif dans les choses et dans les gens. Et j’ai eu des expériences qui m’ont fait grandir. Ce qui est marrant également, c’est que Pauline et moi, on se ressemble pas mal, tout en étant des opposées sur certains points et qu’au final, la ligne est fine entre le loup et le petit chaperon rouge. »

LA PEUR DU LOUP

Remettre les choses en perspective et en mouvement, pour bouleverser l’ordre établi. Chez Perrault, la morale est amorale dans la vision manichéenne dont il est d’usage dans les contes. Le mal triomphe sur le bien. La petite fille meurt. Et c’est toute la lignée des femmes que l’on place sur le banc des accusées.

La mère, pour avoir laissé son enfant courir le risque de sortir seule, la grand-mère, pour avoir été en incapacité de la protéger également, et évidemment, la petite fille qui a fait confiance à un inconnu. Pas n’importe quel inconnu. Le loup, l’allégorie sexuelle de l’homme. Celui qui séduit les filles avec de belles paroles, de beaux discours, pour les déflorer. Moralité : femmes, enseignez donc à vos filles à craindre l’extérieur et particulièrement les hommes.

« La peur du loup » revient dans les entretiens avec Morgane, Delphine, Pauline et Juliette. Aucune des quatre en occulte l’image. Si le reste du conte ne retient pas particulièrement l’attention des petit-e-s devenu-e-s grand-e-s – mais qui pourtant s’inscrit bel et bien l’inconscient collectif – cette partie en revanche les marque au fer rouge.

Dans Loups, pas question de présenter une forêt sombre et effrayante, une grand-mère passive, un loup méchant par nature et un petit chaperon rouge victime de sa condition.

« Oui, quand elle rencontre le loup, elle se jette dans sa gueule, elle tourne autour, elle veut y aller ! »
ajoute Juliette.

Le 26 janvier, c’est encore à l’espace Le Goffic de Pacé qu’on les retrouve. Dans une autre salle, en présence de Lucie – qui incarne la forêt – et en (recherche et essais de) costumes.

« Recommence, plus doucement, assume. Ce n’est pas parce que tu vas lentement qu’il n’y a pas de tension. Entre ton pubis et ton front, tout est en éveil, en tension. La première fois, c’est juvénile, enfantin. La deuxième fois, c’est carrément sexuel, intentionnellement. C’est la grand-mère qui remet de l’ordre là-dedans. Le loup profite du moment où elles sont à terre. Pauline, arrête de sourire, t’es le loup ! Faut d’ailleurs que j’arrête de t’appeler Pauline pour que tu te mettes dans le peau du loup… La grand-mère remonte le loup et le laisse se confronter au petit chaperon. Ne souris pas Juliette, ce sont les premiers moments qu’on fixe cellulairement, tu ne vas plus réussir à t’en défaire ! Hop, là, danse de séduction de malienne. Ok…Il faut que vous bloquiez le périnée quand vous sautez. Là, ça se voit que vous n’avez pas le périnée bloqué. », commente, en même temps que les filles dansent, Morgane Rey dont l’objectif est désormais de fixer le déroulé. 

Les soli auxquels nous avions assisté fin octobre forment à présent un quatuor. Et si lors de la répétition, la chorégraphe leur conseille d’économiser leurs énergies, la trame et l’esprit de la pièce deviennent palpables. Et on finit par comprendre leur langage. 

ENCOURAGER LES EXPÉRIENCES

Si on retrouve cette même dynamique volontaire et bienveillante, se dévoile ici toute la combattivité du propos. On s’éloigne définitivement de la version patriarcale pour se rapprocher « de celle qui est diffusée en Inde, au Maroc, dans les pays slovaques, où la jeune fille dévore la grand-mère et le loup. Investie du savoir de la grand-mère, elle domine et bat le loup et se sert du masculin et du féminin pour avancer. »

Aucune histoire de chasseur venu sauver la fillette et sa grand-mère. Aucune histoire non plus de prédateur sexuel et de viols. Seulement la menace que prolifère la société à ce sujet. Ici, peur, danger, violence, sexe, espace extérieur, ne sont pas des ennemis ou des armes d’éducation massive mais des réalités, des expériences, des sentiments investis sainement. Aucune épreuve amenant à la construction et au développement personnel ne se fait en douceur.

Considérant la forêt comme un lieu allié d’initiation, le petit chaperon découvre par elle-même, tout en puisant dans le savoir de son ainée, sa féminité et entraperçoit une partie de sa sexualité à laquelle elle se frotte consciemment, testant ainsi ses propres limites. Elle affronte sa peur et embrasse sa curiosité et ses désirs.

Personnage moderne qui questionne son rapport à la société, le petit chaperon s’affranchit des normes actuelles en choisissant de s’écouter et de se faire confiance. En acceptant sa position de dominée jusqu’à devenir dominante. « Dans nos contradictions et dans nos rencontres, c’est là qu’il se passe des trucs. », s’enthousiasme la chorégraphe.

Ça se ressent dès à présent dans le travail collectif du quatuor qui a commencé le matin même à répéter avec les percussionnistes et musiciens jazz – style choisi pour sa symbole de liberté et d’émancipation et sa grande potentialité en terme d’improvisation - Sébastien David, Briac Soury et ses élèves.

L’émotion nait de cette vision partagée d’une leçon de vie saine, libérée des assignations de genre et des injonctions constantes et intolérables qui placent les individus en situation de survie. Le discours change et au lieu de se crisper au son des mises en garde - « Ne parle pas aux inconnus » / « Ce n’est pas très prudent de sortir toute seule » / « Tu ne devrais peut-être pas t’habiller comme ça… Enfin, faudra pas te plaindre. » - on lit désormais dans les mouvements de leur corps et les intentions qu’elles y mettent un autre son de cloche.

Les filles, allez-y. Sortez. Explorez. Assumez votre curiosité, votre envie d’expérimenter. Ne culpabilisez pas face au loup. Ecouter son désir, le provoquer, jouer avec, l’assouvir n’a rien d’avilissant. Au contraire, il n’en sera que plus libérateur, tant qu’il est manié dans le respect et la bienveillance. 

LES BIENFAITS D’UN APPRENTISSAGE FÉMINISTE

Une autre forme d’apprentissage est possible. Et il est résolument féministe. « On n’a pas eu besoin de formuler le côté féministe de la pièce, c’était assez inné. On partage ça dans nos vies respectives. Sans se le dire formellement, on partage le même combat, on remet en cause(l’ordre établi, ndlr). Ici, on n’a pas vu un petit chaperon qui subit mais qui provoque, sans que ce soit péjoratif. », analyse Pauline Gérard, rejointe par Delphine Chilard :

« On est toutes de fait dans le partage du féminisme et des droits des femmes et sur scène, ce que je vois, ce sont des femmes avec un sacré charisme ! »

L’évidence n’est pas contredite par Juliette Guillevin : « On est quatre femmes à faire la pièce et Morgane en est à l’initiative donc forcément c’est féministe ! C’est alternatif et contemporain comme Morgane sait le faire. On tire nos mouvements de nous. De qui on est, de nos émotions et de nos intentions. En ça, ça forme une pièce féministe. Humaniste. »

Elles n’ont pas les mêmes parcours et les mêmes expériences en matière de danse. Du classique à la danse africaine, en passant par le contemporain et surtout le hip hop, Pauline a atterrit dans les cours de Morgane Rey en effectuant un stage au Triangle, il y a plus d’un an. Appréciant le mélange de danse africaine et de danse contemporaine, la liberté d’y ajouter sa propre expérience, mais aussi le travail sur la respiration et la relaxation, elle décide de poursuivre son apprentissage.

Tout comme Delphine qui n’a pas quitté la chorégraphe depuis 10 ans. Avant, elle avait fait du flamenco, de la danse contact et de la danse bretonne : « J’avais pris un stage de danse africaine au Triangle avec une amie à elle. Elle est venue faire un partage et je l’ai suivie dès lors. J’aime son rapport à la danse, au partage, à la création, à sa manière de nous apprendre des choses avec rigueur pour qu’ensuite on les transforme. »

Juliette, elle, a quasiment toujours pratiqué du modern jazz. Mais a testé plusieurs styles, du hip hop au charleston, en passant par le contemporain et le classique, en intégrant une association vannetaise dont la mission est de créer des spectacles de danse dont les profits sont reversés aux Restos du cœur du Morbihan. 

« Je voulais faire de la danse contemporaine quand je suis arrivée à Rennes l’an dernier. J’ai appelé le Triangle mais il n’y avait pas de place dans tous les cours. Je suis allée en danse africaine, le groupe m’a plu et la pédagogie de Morgane aussi. Et surtout, je n’avais jamais connu ça, ce rapport corps/esprit connecté en permanence. J’adore la danse parce que ça me permet d’exprimer des choses que j’ai en moi et Morgane met des mots dessus. J’ai compris des trucs que je n’avais jamais compris avant. Dans l’écoute de soi, l’écoute des autres. Dans la connexion du plexus solaire avec le sol qu’on amène vers le ciel en fonction des émotions, etc. Je ne peux pas donner d’exemple concret, ce sont des sensations que j’ai. Des choses qui m’apparaissent comme une évidence une fois qu’elle les a formulées. », décortique la danseuse de 25 ans. 

LIBERTÉ ET ÉMANCIPATION

Il apparaît évident en les écoutant que la manière d’être et de travailler de Morgane Rey transparait dans le propos de la pièce et le processus de création. Que ce soit dans les cercles de paroles, dans les rencontres individuelles qu’elle a instauré avec chaque danseuse afin de créer un lien de confiance et approfondir chaque personnage indépendamment des autres, dans le soin qu’elle apporte à la création et à la tenue des carnets de bord, dans les discussions qu’elle provoque en cours ou dans son langage dessiné, les trois femmes en éprouvent un sentiment de liberté et d’investissement réel.

Si elles précisent être encore et toujours en apprentissage face aux feuilles que Morgane leur donne – sur lesquelles elle dessine le mouvement qu’elle a en tête – elles s’approprient la partition, chacune avec son style, son corps et sa danse.

« Je fonctionne beaucoup avec des photos, des textes et des peintures. Je suis vite allée vers le dessin pour retranscrire mes partitions chorégraphiques. C’était très enfantin au départ et puis j’ai affiné. J’ai vu qu’il y avait une bonne réception de cette méthode. En fait, je ne dessine pas réellement, je retranscris l’énergie du mouvement dans le trait. C’est une manière très minimaliste d’aborder la danse, qui est pratique, pas compliquée et qui laisse la liberté à chacun-e d’y mettre du sien. J’aime que les gens puissent investir ce que je leur propose. », explique Morgane Rey.

Pour Delphine Chilard, de nombreux effets positifs en émanent : « En fait, elle nous transmet des pas puis on s’en inspire et on en crée d’autres. Sans faire n’importe quoi bien sûr. Au niveau du corps, ça m’ancre au fur et à mesure. J’apprends à habiter mon corps, le connaître. Pas que dans le mouvement mais dans un tout. La danse africaine me donne conscience de tout un tas de choses dans mon corps. Et avec les feuilles en plus, on apprend à faire confiance à comment on va interpréter ce qu’elle dessine. C’est un fil conducteur puis il faut le sentir dans son corps. Tu explores, tu poses des questions, tu prends confiances au fur et à mesure. Je crois que c’est ça qui impacte mon quotidien de manière poussée. Parce que dans un groupe de confiance, on apprend à lâcher prise, on apprend à se fier à notre capacité à ressentir et à transformer. »

Exit le manichéen et le binaire. Sous la forme d’un solo amateur (la conteuse), d’un duo professionnel (le petit chaperon rouge et Morgane dans les 3 rôles : forêt-grand-mère-loup) et d’un quatuor amateur, la compagnie Erébé Kouliballets aime explorer la complexité, la modernité, le mélange et le métissage, l’équilibre du féminin et du masculin. Pour tendre vers plus d’authenticité et de liberté. On admire la capacité à le faire sans lisser ou édulcorer la réalité.

Au contraire, on est soulagé-e-s de cette réappropriation libératrice d’un conte qui une fois envahi par la morale patriarcale devient toxique pour la construction des jeunes filles. Ici, le rouge qui domine la pièce n’est pas celui de la faute et de la culpabilité mais bel et bien celui qui coule dans nos veines et nos culottes, et teinte nos tentes, véritables espaces de paroles entre femmes, de partage, d’écoute et d’échanges.

Sans oublier la forme artistique qui vient dynamiser nos vécus, expériences et questionnements pour les mettre en relief et en mouvement :

« La danse, c’est l’indépendance du corps ! L’exercice de la liberté ! La danse est une façon de dire non aux injonctions, d’allers vers la résilience. » 

Rendez-vous le 10 mai à l’Antichambre de Mordelles pour découvrir Lou(ps) et sur yeggmag.fr pour suivre les étapes en attendant la représentation. 

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Dans les coulisses d'une création
Se (ré)approprier l'Histoire
Des contes sans sexisme !

Célian Ramis

Jarid Arraes : "la littérature est toujours politique !"

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À travers ses écrits et son discours, Jarid Arraes, de passage à Rennes le 18 octobre dernier, diffuse une bonne dose d’empowerment, nécessaire à la construction des jeunes filles, particulièrement lorsqu’elles sont racisées.
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Le 18 octobre, l’auteure afrobrésilienne Jarid Arraes, invitée par le collectif Brésil de Rennes, présentait, au café Klub, son livre Dandara et les esclaves libres, auto-édité en 2015 et trois ans plus tard publié en France aux éditions Anacaona. Dans la lignée de Conceiçào Evaristo, elle vient combler le vide historique par une fiction basée sur des éléments réels de la colonisation et l’esclavage et alimentée par des mythes afrobrésiliens. À travers ses écrits et son discours, elle diffuse une bonne dose d’empowerment, nécessaire à la construction des jeunes filles, particulièrement lorsqu’elles sont racisées. 

Le 20 novembre, au Brésil, se fête symboliquement le Jour de la Conscience Noire. En hommage à la mort de Zumbi, chef du quilombo de Palmarès, qui pendant 100 ans a résisté aux assauts répétés des Portugais. En signe de reconnaissance de la contribution des Afro-Brésiliens dans l’histoire brésilienne.

Tout comme les féministes françaises ont affirmé qu’il y avait encore plus inconnu que le soldat inconnu – sa femme – l’auteure Jarid Arraes, en 2014, a interrogé lectrices et lecteurs de la revue Forum sur celle qui pourrait être sa femme, Dandara.

« L’objectif était pour moi de dénoncer et de questionner le machisme et le racisme brésiliens, à cause duquel des héroïnes comme Dandara sont systématiquement oubliées de l’Histoire. »
explique-t-elle dès le début de la préface de Dandara et les esclaves libres

Tout comme Anacaona, à Haïti, comme Njinga, en Angola, Dandara est un symbole de résistance face à la colonisation et l’esclavage. Pourtant, elles ont toutes été oubliées de l’Histoire, avant d’être réhabilitées via la littérature.

PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION

« J’écris et je publie des livres depuis mes 19 ans. Mais en réalité, j’écris depuis toute petite. Mon père et mon grand-père sont des écrivains et poètes. Moi, j’ai tardé car j’avais du mal à trouver des références de femmes comme moi qui écrivaient et publiaient des livres. Je viens du Nord- Est du Brésil, d’une petite ville. Je lisais des livres majoritairement écrits par des hommes et par des blancs. Ainsi, je me disais que l’écriture n’était pas un lieu pour moi.

Puis, j’ai rencontré Conceiçào Evaristo. Je me suis dit alors que c’était triste d’avoir autant lu durant toute mon enfance et de la découvrir seulement à 19 ans. Et là, j’ai découvert d’autres femmes comme elle et je me suis dit que l’écriture pouvait être un lieu pour moi. Tout ça est venu en même temps que mon identité raciale. »

Jarid Arraes a désormais 27 ans et a certainement essuyé plus de refus que la plupart des auteurs blancs qu’elle a lu pendant sa jeunesse. C’est d’ailleurs un point qu’elle souligne fermement, établissant un parallèle avec son héroïne :

« Je voulais écrire sur Dandara car elle passe par les mêmes processus que nous, les femmes noires sur le marché littéraire brésilien. C’est le même processus d’effacement. Nous n’avons pas la même visibilité et les mêmes chances que les autres. Avec Dandara, c’est un processus de sauvetage historique accompagné du sauvetage de mon identité. Dandara, elle était cheffe d’un quilombo, le plus grand camp d’esclaves fugitifs du Brésil !

Quand je l’ai découverte, j’étais révoltée qu’elle ne soit pas présentée à l’école et dans les médias. J’ai alors demandé à mes lecteurs s’ils la connaissaient et j’ai eu des commentaires très agressifs et racistes. D’autres disaient que ce n’était qu’une légende. Ça a continué de me révolter et ça m’a rendu triste. Je me suis dit : si c’est une légende, alors quelqu’un doit écrire sa légende ! »

DANDARA, UNE LÉGENDE ? PEU IMPORTE…

Le côté légendaire n’est pas exclu de l’ouvrage, qui dans sa langue originale en assume pleinement la mesure. Le titre portugais étant As lendas de Dandara, soit Les légendes de Dandara

Tout comme le prône Conceiçào Evaristo, la fiction peut servir à combler les lacunes de l’Histoire, principalement parce que l’histoire Afrobrésilienne a été balayée de l’histoire nationale brésilienne.

S’il n’y a que peu de traces de Dandara, Jarid Arraes travaille tout de même avec une matière véritable, s’octroyant quelques libertés, choisissant des noms et des armes africain-e-s par exemple. Mais aussi des libertés quant à la naissance de son personnage qui aurait été créé par Iansà, faisant partie des Orixas,les divinités originaires d’Afrique représentant les forces de la nature. 

La jeune fille est façonnée dans l’objectif de devenir une leadeuse du grand quilombo de Palmarès qui à son apogée, abritait entre 20 000 et 30 000 personnes marginalisées (principalement, d’ancien-ne-s esclaves). Déterminée, courageuse, habile, stratège, intelligente et sensible.

L’histoire, qui se déroulerait dans les années 1680-1695, est forte et poétique. La symbolique est d’une puissance inouïe et on se laisse aisément transpercer par l’empowerment que l’auteure distille dans chaque chapitre, avec une oscillation poignante entre l’horreur de la traite des Noir-e-s et l’esclavage et la combattivité des survivant-e-s.

UN MARCHÉ ÉDITORIAL SEXISTE ET RACISTE

« J’étais persuadée du succès parce que l’histoire est importante. Pas que pour moi mais pour le collectif. J’ai essuyé beaucoup beaucoup de refus. Le livre a été très rejeté du marché éditorial : je n’ai pas le profil type de l’écrivain. 90% des livres sont écrits par des blancs. 70% par des hommes. Pas étonnant que j’ai des difficultés à publier ! Une maison d’édition m’a dit que je traitais trop de la question de la couleur. Alors qu’elle n’édite que des livres avec des personnages blancs ! », s’insurge Jarid Arraes qui ne se décourage pas pour autant. 

Elle fait un prêt et publie son ouvrage sur un papier bon marché. En moins de 6 mois, les stocks sont épuisés, sans avoir été proposés en librairie. La preuve pour elle que les lacunes historiques et identitaires ont besoin d’être remplies. Depuis, plusieurs maisons d’édition sont apparues pour publier l’histoire de Dandara.

L’écrivaine rigole : « Je suis rancunière, j’ai dit non ! Sauf à une, qui ne m’avait pas dit non. 12 000 copies ont été vendues en un an, ce qui est beaucoup dans ce milieu. Le livre est traduit en français (depuis 2018, par les éditions Anacaona) et va devenir une série pour une grosse chaine TV brésilienne. Dandara était peu connue et aujourd’hui, pas que grâce à moi mais quand même, on en parle beaucoup plus.

Avec la série, elle va atteindre une portée incroyable. Et c’est bien pour ça que je signe car je n’aime pas cette chaine… J’ai longuement négocié pour qu’ils n’abiment ou ne ruinent mon travail. En tout cas, il y a vraiment une nécessité des Noir-e-s du Brésil à se reconnaître et s’identifier dans des héro-ine-s Noir-e-s. Surtout les femmes. Le Brésil fonctionne en pyramide et les femmes Noires en sont à la base. »

Entre temps, elle a déménagé à Sao Paolo. Seule manière dit-elle pour faire aboutir son travail, puisque tout est centralisé dans le Sud Est du pays. « Mais beaucoup ne peuvent pas se déplacer. Leur travail reste alors inconnu. Moi, j’ai eu la chance de pouvoir le faire, d’obtenir un prêt de ma famille et de bien connaître et utiliser les réseaux sociaux. Je suis sûre de ce que je fais et c’est important pour ensuite pouvoir affronter les critiques qui peuvent décourager… », souligne-t-elle, mettant le doigt sur une autre problématique. 

L’HISTOIRE SE RÉPÈTE

Car si son premier livre connaît le succès, par sa seule détermination personnelle avant que les vautours ne viennent partager le butin, son nouveau livre peine encore. Parce qu’elle s’est lancée dans l’écriture d’une soixantaine de cordeis, poèmes typiques de sa région :

« Ce livre a affronté les mêmes problèmes… Pourquoi le marché éditorial est-il aussi fermé pour les femmes et pour les Noir-e-s ? » 

Surtout, qu’elle a aussi écrit Heroinas Negras Brasileiras em 15 cordeis(Héroïnes Noires Brésiliennes en 15 cordeis, non traduit en français). « La majeure partie des gens qui me suivent sont noirs. Pour le dernier, qui est plus orienté poésie et thèmes généraux, j’ai fait le lancement dans la même librairie et j’ai constaté que le public était beaucoup plus blanc. J’ai réfléchi à pourquoi… Les personnes Noir-e-s veulent-elles uniquement des livres sur des personnages noirs ? Pourquoi ne se sont-elles pas reconnues dans un livre de poésie, que l’on considère comme plus élitiste ? Moi aussi, avant, je me disais que ça ne me concernait pas.

En discutant avec des auteur-e-s Noir-e-s qui n’écrivent pas sur les mêmes choses que moi, je me suis aperçue qu’ils partageaient les mêmes inquiétudes. Les Blanc-he-s ne suivent pas parce que les auteur-e-s sont Noir-e-s. Les Noir-e-s ne suivent pas si la thématique n’est pas Noire. C’est très difficile d’être une écrivaine noire dans ces conditions. », commente Jarid.

Néanmoins, elle ne se détourne pas de son objectif : briser les frontières invisibles et les étiquettes normatives. La littérature Afrobrésilienne n’est pas une littérature de banlieue. Le marché éditorial est raciste et machiste et doit se décloisonner. Les préjugés doivent être cassés et l’Histoire ne doit pas prendre partie :

« L’histoire que je raconte avec Dandara est plus grande que celle du Brésil. Dans le monde entier, il y a eu de l’esclavage. Dans le monde entier, il y a eu des luttes contre l’esclavage. Cette lutte a besoin d’être racontée dans le monde entier. À l’école, on apprend que les Noir-e-s avaient un talent pour bien se faire à l’esclavage, alors que les autres non, c’est pour ça qu’ils ont refusé d’être esclaves. C’est complètement faux ! Mais moi, c’est ce que j’ai appris à l’école ! On dit qu’ils n’étaient pas nombreux les esclaves au moment de la signature pour leur libération : bah oui, ils n’avaient pas attendu, ils s’étaient libérés ! L’Histoire a été écrite par ceux qui l’ont gagnée… Ils ont écrit de leur point de vue.

Et il y a beaucoup de paresse pour faire des recherches sur l’histoire Afrobrésilienne, tout comme il y a une mauvaise volonté pour trouver des auteur-e-s Noir-e-s au Brésil. Conceiçào est considérée depuis peu comme faisant de la littérature… C’est un problème de mauvaise foi, de mauvaise volonté et de préjugés. La littérature est toujours politique, même quand on ne le sait pas. »

 

 

 

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