Célian Ramis

Femmes entrepreneures : Capables d'oser et de réussir

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Les femmes ne représentent que 30% des entrepreneur-e-s. Non moins compétentes que les hommes, elles se sentent en majorité moins légitimes. Le programme Caravelle propose de renforcer le leadership des porteuses de projet.
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Parce qu’il faut des couilles pour diriger une boite, l’entrepreneuriat est clairement associé à une image masculine. Une représentation fausse mais très imprégnée dans les mentalités, tant des hommes que des femmes. Ces dernières ne représentent encore que 30% des entrepreneur-e-s en France.

En dépit de la progression de ce chiffre au cours de ces dernières années et des incitations gouvernementales – plan pour l’entrepreneuriat féminin lancé en 2013 – les difficultés persistent. Des réseaux de femmes entrepreneures se tissent alors pour y répondre, privilégiant l’entraide et le partage.

C’est sur ces valeurs que se lance le programme Caravelle, en octobre 2017, en Ile-de-France, en Aquitaine et en Bretagne, destinée aux femmes entreprenant dans le domaine de l’Économie Sociale et Solidaire.

Depuis l’enfance, les petites filles entendent dire qu’elles doivent être douces, gentilles, maternantes, au service des autres et discrètes. En grandissant, elles intègrent que certains postes, comme ceux d’ingénieurs, de scientifiques ou encore de chefs d’entreprise, incombent aux hommes. Rares sont les modèles féminins à qui elles peuvent s’identifier.

Et quand on dresse le portrait de la femme d’affaires, l’image ne fait pas rêver : elle est stricte, froide, blanche, bourgeoise, peut-être fille de, centrée uniquement sur sa vie professionnelle, incapable de nouer des relations amicales avec les autres femmes. Pourquoi ? Parce qu’elle doit adopter les codes de la masculinité et redoubler d’effort pour prouver ses capacités et être acceptée.

Un tas de conneries parfaitement contre-productif qui part d’une base réelle, celle d’une société sexiste dans laquelle les femmes n’ont pas vraiment leur place. Pourtant, aujourd’hui, les choses bougent et une nouvelle génération émerge : celle qui choisit son émancipation.

« Toute femme peut devenir une femme extraordinaire. Pour avoir votre part de chance, saisissez-là ! Il faut prendre la liberté d’entreprendre ! À vous d’organiser votre temps. La clé, c’est l’audace et la confiance en soi. Se sentir légitime, c’est important. On apprend en marchant. »

Ce sont les mots que la présidente d’Entreprendre ensemble, Daisy Dourdet, a adressé à l’assemblée présente lors du colloque « Réinventer le développement grâce à la diversité », qui se déroulait le 19 mai dernier, à l’École nationale supérieure de chimie de Rennes. Pour la table ronde « Entreprendre au féminin », elle était accompagnée de Céline Domino, créatrice du fait-main et membre du réseau Femmes de Bretagne, et de Michaela Langer, présidente de Triskem International.

Ensemble, elles ont pointé les difficultés auxquelles la majorité des femmes font face lorsque l’envie d’entreprendre les traverse et les ont aussitôt balayé du revers de la main. « Les réseaux féminins s’adressent particulièrement à celles qui se sentent menacées par les assignations de genre. Là, elles parlent entre elles de leurs vies personnelles et de leurs vies professionnelles qui s’entremêlent. », souligne Céline Domino, qui note également que « les femmes sont souvent sur l’idée de créer leur emploi. Beaucoup restent des porteuses de projet pendant très longtemps. Il y a parfois l’idée que quand on gère plusieurs salarié-e-s, on a moins de temps qualitatif avec ses enfants, sa famille. »

Pour Michaela Langer, c’est une question de choix et d’organisation : « J’ai un emploi du temps qui déborde. J’adore ce que je fais et je passe beaucoup de temps avec mes enfants. Ils sont heureux parce que je suis heureuse et ça se voit quand on est ensemble. Mais j’ai aussi envie d’aller plus loin avec mon entreprise, de grandir avec et que mes collaborateurs-trices soient également épanoui-e-s. Il faut vraiment croire en ce que l’on fait, c’est vraiment essentiel, et oser. »

Un discours que cautionne totalement Daisy Dourdet qui soulève alors la problématique du rapport à l’argent : « Les femmes se sous-estiment. Encore une fois, il y a cette question du manque de confiance. On n’ose pas gagner d’argent. Pourquoi une femme aurait une petite entreprise ? Pourquoi n’aurait-elle pas d’ambition ? En entreprenant, on crée de la richesse, on fait vivre des salarié-e-s, il y a une redistribution des profits. Il ne faut pas avoir honte de gagner de l’argent, de vouloir gagner de l’argent et de créer de la richesse. »

Les trois entrepreneuses en viennent alors au fond du problème. Au-delà de l’éducation genrée que l’on reçoit dès la petite enfance – ne poussant pas les petites filles à oser – le manque de représentation féminine dans le monde des costards-cravates influe sur les individus, notamment les femmes qui ne se sentent alors pas légitimes à se lancer.

Pour la fondatrice d’Entreprendre ensemble, « il faut montrer des femmes qui ont commencé de zéro, qui sont parties de rien et qui ont tout construit. Et il faut arrêter de prendre en exemple le peu d’entreprises dirigées par des femmes au CAC 40 ». Ou faire les deux, puisque c’est dans la multiplicité des exemples et des parcours que les femmes pourront s’identifier.

Les problématiques relatées lors de la table ronde ne concernant pas uniquement le secteur de l’entrepreneuriat mais bel et bien l’ensemble des domaines encore principalement occupés par les hommes.

LA PARITÉ, ÇA RAPPORTE

Nathalie Mousselon est présidente du Comité Diversité de l’association Ingénieurs et scientifiques de France – à l’initiative du colloque organisé à Rennes – et le dit avec conviction : « L’étude MC KINSEY The power of parity estime la perte de richesse mondiale due aux inégalités entre les sexes à 28 milliards de dollars. Les femmes peuvent être la clé du redressement économique ! » (lire 3 questions à Nathalie Mousselon – YEGG#59 – Juin 2017).

Sans surprise, les femmes ont leur place à prendre dans l’économie mondiale, tous secteurs confondus et tous postes confondus. Dans un article daté du 1er octobre 2017, publié sur le site du Monde Afrique, Elisabeth Medou Badang, première femme Africaine à prendre la tête d’une multinationale au Cameroun (Orange), prône la parité femmes-hommes, dans le secteur privé.

« Les femmes représentent 50% de la population et nous avons autant de capacités intellectuelles que les hommes. Pourquoi le monde, et l’Afrique, se priverait de la moitié de ses cerveaux ? (…) Des études ont démontré que si on donnait aux femmes autant d’opportunités qu’aux hommes, le monde pourrait accroitre ses richesses de plus de 20% ! », déclare celle qui s’est rendu au premier sommet « Women in Africa » du 25 au 27 septembre, organisé au Maroc.

Pour partager son expérience aux côtés de plus de 300 entrepreneures venues échanger à Marrakech autour de la thématique « Investir pour une meilleure gouvernance avec les femmes africaines ». Un peu sur le même principe que le « Women’s forum », qui s’est déroulé l’an dernier en France, à Deauville (ce que montre la réalisatrice Tonie Marshall dans son nouveau film Numéro Une, au cinéma le 11 octobre – lire « Tonie Marshall contre le sexisme des hautes sphères du CAC 40, yeggmag.fr, 27 septembre 2017), et qui réunit chaque année depuis 12 ans des scientifiques, décideurs-euses et chef-fe-s d’entreprise, dans l’optique de renforcer la représentativité des femmes et inciter à la mixité femmes-hommes.

ÉDUCATION À LA PARITÉ ET NON À LA PRÉCARITÉ

Pour Elisabeth Medou Badang, il est primordial de casser les stéréotypes entre les filles et les garçons, dès l’enfance, à travers la cellule familiale et l’éducation, en laquelle elle croit profondément. Parce que les inégalités font partie intégrante de la culture mondiale. Isabelle Guegeun, cofondatrice de la SCOP bretonne Perfegal, constate qu’aujourd’hui encore la résistance des mentalités se confronte au cadre législatif.

« Des lois pour la parité dans les organisations, l’égalité salariale, les quotas en politique, etc. on en a. Mais il est compliqué de passer de la loi à la culture. Il est important de parler et de cultiver l’égalité hommes-femmes. »
souligne-t-elle.

L’Éducation Nationale ne fait pas exception : « Les enseignant-e-s sont assez réfractaires en général à se former. Alors les former à cette thématique… L’écriture inclusive va changer leurs habitudes donc ils ne trouvent pas ça bien. Mais attention, il y a des gens convaincus dans ce secteur et il ne faut pas tout leur mettre sur le dos. Dans notre travail, on essaye de démontrer par des chiffres et des exemples concrets plutôt que de culpabiliser. Mais je le redis, ce n’est pas que dans l’Education Nationale. On explique la même chose aux élu-e-s, il faut être pédagogique. C’est un ensemble qu’il faut faire évoluer ! » L’ensemble d’un système sexiste que l’on intègre dès la petite enfance.

La société bouge lentement et l’État peine à forcer l’évolution des mentalités, même s’il reconnaît aujourd’hui, à force de batailles féministes espérons-le, l’importance de l’intégration des femmes dans le monde économique. Pourtant, ces dernières, toujours les principales victimes des crises, sont les plus visées par la précarité, tandis qu’elles sont majoritairement plus diplômées que les hommes (72%  des femmes sont de niveau Bac+5 à doctorat contre 62% des hommes, en moyenne).

En 2013, le ministère en charge des Droits des femmes, le ministère de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, et le ministère délégué chargé des PME, de l’Innovation et de l’Économie numérique lancent le plan « Entreprendre au féminin », afin d’augmenter le nombre d’entreprises créées par les femmes. Trois ans plus tard, l’indice entrepreneurial – la part de Français-es étant ou ayant été dans une démarche entrepreneuriale – survole seulement les 27% pour les femmes.

L’ESS, TOUCHÉE PAR LES MÊMES DIFFICULTÉS ?

Et dans le secteur de l’Économie Sociale et Solidaire, le rapport est proche. Un tiers des femmes sont entrepreneures et deux tiers sont salariées.  « Il y a un vrai intérêt pour ce secteur mais les freins sont importants. Nous avons voulu comprendre ces freins avec l’étude Women’Act, pour pouvoir ensuite agir pour les résoudre. », explique Joséphine Py, chargée du programme Caravelle pour l’association Empow’her.

La structure, créée en 2011 par un groupe de jeunes constatant le contraste entre la précarité des activités entrepreneuriales des femmes rencontrées dans plusieurs pays du monde et le potentiel économique qu’elles représentent, se base sur des chiffres révélateurs de la problématique : 66% des employés du secteur sont des femmes, 45% sont à temps partiel et l’écart de rémunération entre les femmes et les hommes s’élève à 20%.

Environ 30% seulement de femmes entrepreneures. Souvent dans des domaines plutôt genrés, comme les services sociaux et la santé. Ainsi, entre octobre 2016 et janvier 2017, Empow’her décide d’enquêter auprès de 100 entrepreneur-e-s sociaux intervenant sur le territoire français.

Et le résultat n’a rien de surprenant : plus de la moitié des femmes interrogées considèrent qu’il est plus difficile d’entreprendre en étant une femme.

Et si les hommes font également face à des difficultés liées au financement des structures naissantes, les porteuses de projet mettent cependant plus de temps à se rémunérer (53% des hommes disent avoir mis moins d’un an contre 38% seulement de femmes).

Mais ce qui ressort fortement du côté de la gent féminine reste la difficulté à assumer une posture entrepreneuriale. Là encore, les chiffres sont criants de vérité : 58% des femmes indiquent manquer de confiance en elles, particulièrement lors de la phase de lancement, 53% indiquent que le manque de légitimité a un impact sur leur capacité à se projeter et 72% considèrent que des attitudes stéréotypées et dévalorisantes, de la part de leurs interlocuteurs comme de leurs entourages, participent à la difficulté à être une femme entrepreneure.

« Women’Act » révèle alors l’importance de l’accompagnement de ces femmes et de leur intérêt à se regrouper dans des réseaux.

CARAVELLE : ASSUMER SON LEADERSHIP

C’est bien ce qui sera donc proposé via le programme Caravelle, lancé en ce mois d’octobre avec la première promotion, composé de 25 créatrices – soit en cours de lancement, soit en activité depuis moins de deux ans - réparties sur trois régions : l’Ile de France, l’Aquitaine et la Bretagne.

« Ce sont trois zones dans lesquelles l’ESS est bien implantée. Il y a des besoins sociaux et environnementaux importants. Nous travaillons pour ce programme avec le Mouves qui était déjà bien intégré en Ile de France et en Aquitaine. Et pour la Bretagne, nous collaborons avec Entreprendre au féminin. Mais l’idée est de s’étendre et que Caravelle devienne un programme national en 2018. », explique Joséphine Py.

Sur 6 mois, dans un premier temps pour la première session, puis sur 10 mois pour les suivantes, les participantes bénéficieront de 3 séminaires de trois jours, où elles seront réunies et coachées par des expert-e-s en leadership, ainsi que d’un mentorat, grâce à un principe de marrainage.

« On voit bien que beaucoup de femmes ont des projets. Alors oui, elles sont de plus en plus nombreuses à s’installer, ça avance, heureusement, mais doucement. Et même quand elles ont réussi, le problème de la légitimité reste récurrent. L’idée est donc de leur proposer un accompagnement collectif afin de créer des synergies entre les femmes et de constituer une communauté qui s’entraide. Mais c’est aussi de leur proposer des rencontres inspirantes avec des femmes qui ont plusieurs années d’expérience et qui pourront témoigner de leurs parcours. Les marraines seront formées également au mentorat. », développe la chargée du programme.

Au-delà de l’empowerment de ces créatrices, l’objectif est aussi de constituer une « équipe » de figures modèles. La réflexion est logique : moins on voit des exemples féminins de réussite, moins le processus d’identification s’opère.

« Avec Caravelle, on veut mettre en place des outils de sensibilisation, comme une newsletter portée par les entrepreneures sociales ou des vidéos inspirantes. »
conclut Joséphine.

DES PARCOURS DIFFÉRENTS

Parce que l’image unique du modèle de réussite fait froid dans le dos. Froide, dure, carriériste aux dents longues, souvent issue d’un milieu bourgeois, peut-être même fille de ou femme de et dans tous les cas mauvaise mère… Cette représentation va à l’encontre d’une démarche encourageante.

La multiplicité des profils et des parcours a une importance capitale. Parce que toutes les femmes ne sont pas éduquées de la même manière, ne sont pas issues des mêmes milieux sociaux, n’ont pas les mêmes origines, les mêmes âges et les mêmes vécus et expériences.

« J’ai toujours voulu lancer mon entreprise, le monde du salariat ne me convenant pas totalement. Mais je ne viens pas d’une famille d’entrepreneurs et forcément, c’est compliqué de vouloir plus grand. Tu te heurtes aux peurs des autres finalement. », confie Nathalie Le Merour, une des trois participantes brétilliennes du programme.

Après des études de langues en LEA, elle part en Erasmus pour 6 mois en Angleterre et reste en fin de compte 8 ans au sein d’une entreprise de formation. Elle revient en 2012 à Rennes et intègre une start-up, en qualité de cheffe de projet en communication digitale. À 35 ans, elle quitte son emploi et se lance dans la création de sa société, Bynath.

« À la base, je voulais faire des études de stylisme, et cette envie est restée. Mais être styliste sans cause derrière, je n’en trouve pas le sens. », souligne-t-elle. Ainsi, après avoir dessiné les croquis à la main, elle a réalisé sur logiciels une collection végane et éthique de tee-shirts et sweat-shirts.

Une partie des fonds récoltés permettront de financer des associations de protection des animaux et des minorités en général. La première campagne, qui devrait débuter très prochainement, passera par un financement participatif, dont une partie de l’argent sera reversée à La Ferme des Rescapés, située à Cassagnes dans le Lot (46).

Lorsqu’elle tombe sur le questionnaire de candidature de Caravelle, Nathalie n’hésite pas. Mais se dit qu’elle ne sera pas sélectionnée. Pourtant, elle est invitée à se présenter devant le jury : « J’ai été un peu secouée pendant l’entretien. Le jury me parlait de philanthropie, ça m’a fait réfléchir. Pourtant, je sais qu’un autre modèle économique est possible, ça marche en Belgique, en Suède ou aux USA où certaines structures reversent leurs bénéfices à autrui. »

De son côté, Emmanuelle Dubois engage à elle aussi une reconversion professionnelle, en lançant à 37 ans sa structure, Débrouillarts, après avoir étudié les arts plastiques à l’université, puis aux Beaux-Arts de Rennes, et travaillé comme assistante marketing et chargée de communication auprès de la Maison de la Consommation et de l’Environnement (lire focus « La seconde vie des déchets » - YEGG#60 – Juillet/Août 2017). « Aujourd’hui, je fais une activité qui me plait donc ce n’est pas très compliqué pour moi de m’y sentir à l’aise, ce qui n’a pas toujours été le cas par le passé. », explique-t-elle.

ÊTRE PLUS À L’AISE

Ce qui l’intéresse principalement dans le programme, ce sont les rencontres et échanges avec les autres professionnelles. Le partage d’expériences, ça lui parle, même sur les sujets qui ne sont pas problématiques pour elle :

« Par exemple, c’est intéressant d’entendre les conseils sur la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale. Je ne veux pas dénigrer les hommes, loin de là, mais beaucoup de femmes doivent gérer les deux. Moi, j’ai la chance d’être dans un couple assez paritaire sur la répartition des tâches ménagères, sur l’éducation des enfants, qui en plus commencent à être grands, donc sont autonomes. Mais je trouve ça quand même important de voir comment ça se passe pour les autres et de pouvoir échanger des astuces pour gérer les choses sans se prendre la tête. »

Sans se fixer d’objectifs précis au sein de Caravelle, Emmanuelle tend quand même à obtenir quelques clés vis-à-vis de la posture. La confiance en elle ne lui fait pas défaut mais elle constate encore quelques blocages.

Face à celles et ceux qui ont un statut « plus élevé ». Les élu-e-s, par exemple. Même si elle n’a pas eu encore d’occasion de travailler avec elles/eux, elle a noté sa timidité à entrer en contact, simplement pour se présenter, se faire connaître.

« Lors de l’inauguration de La Belle Déchette, certains étaient présents. Mais je n’ose pas aller vers eux. Je débute dans l’entrepreneuriat et donc je n’ai pas assez d’expérience pour être suffisamment à l’aise. », précise-t-elle. Pourtant, lorsqu’elle travaillait dans le marketing, elle devait régulièrement faire des présentations devant un parterre de commerciaux. Elle se souvient d’un exercice stressant mais motivant :

« Les dirigeants étaient surpris parce que je n’étais pas obligée. Il faut reconnaître que les femmes sont moins écoutées et qu’elles sont plus souvent cantonnées au rôle d’assistantes que envisagées comme forces de proposition. Ça m’a donné envie de leur montrer que non, on n’est pas que des assistantes. »

Ce qu’elle attend, en quelques mots, c’est d’apprendre à montrer que l’on est sûre de soi. Parler clairement sans bégayer, ne pas chercher ses mots et avoir un discours clair. En gros, ne pas se laisser envahir, et ne pas laisser transparaitre, le stress et les sources de ce stress.

« C’est vrai que les hommes ont tendance à en imposer davantage. Je ne sais pas à quoi c’est dû… Une prestance naturelle, une voix qui impose. En tout cas, ils ont peut-être moins de freins. Là où nous, on a tendance à réfléchir 15 fois trop avant de se lancer. Les femmes, quand elles présentent leurs projets, on sent qu’elles dévoilent quelque chose d’important pour elles. Personnellement, dans ma carrière, je n’ai pas souffert de sexisme mais quand on voit qu’à Rennes, il y a beaucoup d’initiatives pour les femmes entrepreneures, on se dit que c’est parce qu’il existe réellement une inégalité quelque part. », ajoute Nathalie Le Merour, enthousiaste à l’idée de pouvoir se nourrir des conseils des unes et des autres.

TORDRE LE COU AUX CLICHÉS

Anne-Carole Tanguy, avocate d’affaires à Rennes, membre d’Entreprendre au féminin et dès à présent marraine dans le programme d’Empowher, le confirme : les inégalités entre les femmes et les hommes subsistent, même si une lente progression positive est à noter. Pour elle, Caravelle est symptomatique de l’évolution de la société.

« Aux commandes là haut, ils sont paumés et ils freinent des quatre fers alors que la génération suivante arrive. Les deux doivent être ensemble. Personnellement, je suis ravie d’avoir l’occasion de pouvoir rencontrer des jeunes femmes avec des profils différents, enrichissants, qui sont l’avenir et qui m’ouvrent sur le monde d’aujourd’hui et de demain, celui dans lequel ma fille grandit. », déclare-t-elle.

Et dans ce monde, c’est la diversité et la complémentarité qui doivent être brandies en priorité. Sur le papier, ça fonctionne mais dans la réalité, les mentalités n’avancent pas à vive allure, se butant aux éternels préjugés sexistes. Pour l’avocate, pas de secret :

« La posture ne se travaille pas consciemment, elle vient avec l’expérience. On remarque justement qu’au fil de l’expérience, on nous prend moins pour des petites secrétaires. Pour moi, la question est de se sentir vraiment légitime, c’est là dessus qu’il faut travailler. »

Si les clichés constituent des freins au lancement du projet, Isabelle Gueguen, marraine également dans le programme, identifie aussi les difficultés liées à des tabous qu’il est urgent de briser. Les femmes sont discriminées dans le monde du travail et l’image, aussi inconsciente soit-elle, de celles qui réussissent sont souvent connotées de manière négative.

« Il y a encore des témoignages choquants ! Je discutais avec une femme de 35 ans l’autre jour, cadre supérieur, avec un enfant. En entretien, on lui a demandé si elle comptait avoir un deuxième enfant. On est en 2017 ! Dans mon parcours, lorsque je me suis installée, cela a entrainé mon modification de mon environnement, qui a réagi à mon nouveau statut. Et ça s’est soldé par une séparation alors qu’il était lui aussi entrepreneur. Mais il aurait voulu me voir avec un statut plus pépère. », confie la cofondatrice de Perfegal.

Si, heureusement, tous les hommes ne réagissent pas de cette manière, il est certain que la question de l’équilibre, que l’on voudrait nous vendre comme naturel, se pose, parce qu’il touche à l’émancipation des femmes : « C’est un sujet qui ébranle la société parce qu’on parle là du partage du pouvoir ! Mais ce qui est bien, c’est que le sujet est investi par la politique, même si le monde politique reste encore bien machiste. Mais au moins, on en parle. »

En attendant l’évolution de la société en matière d’égalité femmes-hommes, Isabelle Gueguen préconise la libération de la parole et l’accompagnement de celles qui font le choix d’entreprendre. « Souvent, les personnes qui se lancent n’osent pas parler de leur projet parce qu’on répand l’idée qu’on pourrait se faire piquer ce projet. Mais je pense qu’au contraire, il ne faut pas avoir peur d’être dans le relationnel, de discuter de ses idées et de créer des réseaux. Il y a suffisamment de maillage sur le territoire et nous avons la chance en Bretagne d’avoir un réseau qui accompagne l’émergence des projets avec Entreprendre au féminin. Il faut savoir s’en saisir, se faire accompagner, ne pas avoir peur de gagner de l’argent, oser et assumer. », s’exclame-t-elle, en conclusion.

L’émancipation des femmes passe donc par la capacité à croire en elles, la notion d’empowerment est capitale et ne peut se faire qu’à travers une juste représentation des profils et des parcours. Montrer qu’ils sont pluriels, variés, teintés d’échecs peut-être avant de parvenir à des réussites et qu’il n’y a pas une voie unique.

Que chacune est libre de composer en fonction de ses codes, convictions, envies et besoins aussi bien sa vie personnelle que sa vie professionnelle. Comme elle l’entend, quand elle l’entend. Libre de faire ses choix. D’entreprendre ou pas.

 

 

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L'entraide comme levier d'émancipation
Favoriser l'empowerment des femmes
Être qui on a envie d'être

Célian Ramis

Transition écologique : Se projeter dans l'avenir

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Le festival éco-responsable Fermes d'Avenir Tour faisait escale à Rennes fin août. L'occasion de découvrir une palette d'initiatives et d'alternatives locales, agricoles, citoyennes et scientifiques et de participer à la transition écologique.
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Trois mois, environ 30 étapes de Metz à Tours, des centaines de fermes ouvertes aux visites, des conférences, des concerts, des ateliers et formations, des projections de documentaires et de la nourriture bio et locale… C’est la proposition faite par Fermes d’Avenir Tour (FAT) depuis le 15 juin dernier.

Les 29 et 30 août, le festival éco-responsable plantait ses chapiteaux au cœur de la Prévalaye à Rennes et invitait les habitant-e-s à rencontrer les agricultrices-teurs du territoire, leurs exploitations, savoirs et philosophie, et à réfléchir également au rôle des citoyen-ne-s dans la transition écologique, essentielle à la sauvegarde de la planète mais aussi au bien-être des individu-e-s.

Deux jours durant, la rédaction a exploré les initiatives et alternatives présentées par des paysan-ne-s, scientifiques et actrices-teurs de la permaculture et de l’agroécologie.

Aujourd’hui, la transition écologique et agricole s’est accélérée. C’est ce que déclarait la sociologue et enseignante-chercheuse à l’Agrocampus de Rennes, Catherine Darrot, le 29 août dernier lors de sa conférence « Rennes, ville vivrière », lors de l’événement Fermes d’Avenir Tour, installé deux jours durant à la Prévalaye.

Si l’autonomie n’est pas encore effective, la réflexion autour des modes de production et de consommation – bio, locale, circuits courts… - est bien engagée, à l’instar des projets alimentaires territoriaux « qui n’auraient jamais été sur la table il y a quelques années. » Ainsi, « les idées progressent et les politiques commencent à les valider mais on manque encore de certaines choses. »

À la croisée des questionnements, des recherches, des initiatives et des dynamiques collectives, l’étape rennaise du festival éco-responsable offrait la possibilité de découvrir des alternatives éthiques et citoyennes, à deux pas de chez nous. Forcément.

Le FAT, on le doit entre autres à Maxime de Rostolan – dont la microferme, installée à Montlouis-sur-Loire, à quelques kilomètres de Tours, constituera un des points de clôture de l’édition 2017, du 14 au 17 septembre – et son association Fermes d’avenir.

« C’est un réseau qui milite pour que la planète continue de pouvoir abriter les êtres humains et vivants, et pour cela, l’agriculture et l’alimentation sont des points très importants. », explique Mikaël Hardy, dont la ferme Perma G’Rennes est située à la Prévalaye (lire notre focus « Permaculture : Enfin, on respire ! », YEGG#58 – Mai 2017). Il a été le coordinateur local de l’étape rennaise et a participé, tout comme les plusieurs dizaines de membres du staff qui ont assuré trois mois de tournée, au succès de la manifestation qui a attiré près de 1000 personnes en deux jours sur le site et dans les fermes.

« C’est très honorable vu la météo du mercredi, le fait que ce soit en semaine, etc. Et surtout, il n’y avait pas que des gens écolos ou des gens des réseaux écolos. Certaines personnes découvraient totalement l’agriculture bio, la permaculture, l’agroécologie, etc. Et c’était l’objectif, de pouvoir aller chercher les « non militants ». », souligne-t-il.

IMPULSER LE MOUVEMENT

Le paysan est du genre convaincant parce que convaincu, passionné et très investi. Parce qu’il parle avec sincérité et authenticité. Et ça fait du bien ! Il est emballé, nous aussi :

« C’était un rendez-vous très important, dans le tour, il n’y a eu que deux grandes villes, Marseille et Rennes, c’était un grand moment et c’était compliqué à organiser. Mais on a mis le paquet, les moyens humains, pour y arriver. Personnellement, j’ai perdu de l’argent parce qu’avec certaines réunions, je ne pouvais pas aller vendre (confitures, miel, légumes, plantes aromatiques,…) au marché mais c’est comme ça, on fait des choix. On est prêts à donner de nous-mêmes pour que les choses changent. Il faut savoir qu’on est la dernière génération à pouvoir faire changer les choses pour la biodiversité, le climat, etc. Rendons-nous compte cet été, il a fait très chaud, très sec puis mauvais, cela a un impact fort sur l’agriculture. C’est à nous agriculteurs-trices, paysan-ne-s, d’impulser le mouvement. Je vois ça comme un devoir citoyen, au même titre qu’aller voter. Là, il s’agit de faire un petit geste tous les jours, que ce soit en se tournant vers le bio, le local, ou en osant être paysan ! »

Et ce n’est pas en tapant à coup de gros discours moralisateurs contre l’agriculture conventionnelle, ses longs circuits et ses consommateurs-trices que le message pourra être correctement compris.

Au contraire, le FAT a privilégié valoriser les initiatives et témoignages de celles et de ceux qui au quotidien s’engagent à l’heure où les aides à la bio sont réduites et les difficultés s’accumulent lorsque l’on veut s’installer sur une petite exploitation. À travers des conférences, des visites, des concerts, des ateliers, des formations, des projections, des propositions d’itinéraires utilisant les modes doux de déplacement, la mise en place d’une monnaie propre au festival (les FATcoins) ou encore un service de restauration cohérent à l’esprit 100% bio et 100% local, c’est finalement l’expérimentation et le partage des savoirs et savoir-faire qui priment.

« Certains nous traitent de « bricoleurs », de « paysans du dimanche », moi, ça me va, ça ne me dérange pas. On cherche à se réinventer, on ne se dit pas être des modèles parce qu’on part de l’existant, de l’ancien. Le changement est entre les mains des citoyen-ne-s et des porteur-e-s de projet. Personnellement, je suis parti de 0 pour ma ferme et j’ai réussi à produire quelque chose. J’ai eu besoin de 12 000 euros d’investissement. Aujourd’hui – la ferme Perma G’Rennes a 1 an – c’est un exemple qui montre que la biodiversité produit des richesses. Je n’ai rien utilisé contre les limaces parce qu’en ramenant la biodiversité sur le terrain, les oiseaux, les musaraignes, etc. ont fait le boulot. Quand on retrouve l’équilibre naturel, on constate qu’il n’y a aucun impact négatif de l’humain sur l’environnement. C’est important de montrer que l’agroécologie, la permaculture, l’agriculture bio, c’est du sérieux ! Il faut réinventer les modes de consommation, penser au bien-être, à la qualité alimentaire, etc. Nous ne sommes pas dans une démarche de Produit Intérieur Brut mais de Produit de Bonheur Brut. On est très heureux sur nos fermes et on produit du bien-être ! », s’exclame-t-il.

C’est d’ailleurs ce que laisse transparaitre Libération dans son article « À la ferme bio, Hulot met les formes » daté du 30 août dernier, autour de la visite de la ferme bio des Petits Chapelais à Chavagne, à laquelle le ministre de la Transition écologique et solidaire a assisté la veille.

UNE FERME « LE BON COIN »

C’est en foulant les allées et installations des exploitations proposées – programmées à l’aide du partenariat avec le groupement des agriculteurs biologiques d’Ille-et-Vilaine, Agrobio 35 – que l’on pouvait palper l’esprit dans lequel les producteurs-trices travaillent et agissent. Sophie Persehais, du Champ de l’air, à Baulon (lire notre focus « Environnement : Voir la vie en bio », YEGG#51 – Octobre 2016) est la première à accueillir les festivalier-e-s sur son terrain, où elle cultive plus de 60 espèces de plantes aromatiques et médicinales (PAM).

Elle a un franc parler très appréciable. De celui qui évite de prendre des détours et de pratiquer la langue de bois. D’ailleurs, elle en rigole : « Notre installation, c’est une « installation à l’arrache », comme on disait à l’époque, quand on s’est lancés avec Ben, mon compagnon, il y a 8 ans. Aujourd’hui, on dit « installation progressive »… » Pour autant, à l’arrache ne signifie pas sans réflexion mais bel et bien avec les moyens du bord.

En conservant leurs boulots respectifs en parallèle, dans un premier temps, et en faisant tout à la main, avant de mécaniser le tri et le séchage, tout d’abord. « C’est un modèle idéologique de se dire que l’on va tout faire nous-mêmes, sans machine. Mais 2000 m2 à 3, c’est dur et ça mène à l’épuisement total. Le projet est devenu viable quand on a mécanisé. », souligne Sophie.

Le matériel est ancien de plusieurs dizaines d’années, souvent d’occasion, « acheté sur Le bon coin » ou fabriqué selon leurs besoins « parce que j’ai la chance d’imaginer précisément ce que je veux et que j’ai un papa qui les conçoit ». Elle n’hésite pas à le dire, niveau bricolage, ça a été une galère.

Mais des aides sont possibles, comme avec l’Atelier Paysan qui accompagne à la création de nouveaux outils, dès lors que plusieurs agriculteurs en manifestent l’intérêt. Au Champ de l’air, ils ont pris le temps d’observer les techniques de maraichage et ont fait des stages en Afrique du Nord, pour s’imprégner des techniques artisanales et les combiner avec une mécanisation utile, facilitatrice de leur travail, sans toutefois dénaturer le métier et abimer les sols :

« Avec des petits outils, on peut faciliter le travail de l’agriculteur et être rentable. Parfois, par idéologie, certains refusent les machines mais il faut faire attention à l’épuisement. »

DES CHOIX HUMAINS

Le neuf, c’est envisageable aussi mais selon la productrice, c’est une question de philosophie. Qui définit ensuite bon nombre de leurs choix. Comme celui d’écouler les 60 000 sachets de tisane annuels en majorité dans le département. Ainsi, 80% de la production est vendue en Ille-et-Vilaine – sur les 70 clients de la ferme, 90% sont des locaux – et le reste, dans les salons. Un peu à Paris aussi, mais cela représente une part très infime :

« On écoule tout au détail, sauf dans notre système « pas de perte ». On a un an environ pour vendre nos plantes et quand il en reste, pour ne pas perdre nos récoltes, on fait au kilo. On va vendre moins cher par exemple aussi aux tisaneries et herboristeries, selon leurs besoins. » Ou comme celui de ne plus s’agrandir depuis qu’ils sont 4 salariés. À force d’expériences et d’optimisation des taches dans le respect de leur éthique, l’équipe a trouvé son rythme et son organisation.

Quarante heures par semaine, en saison. Trois jours de boulot par semaine, entre novembre et février. « On peut toujours bosser plus, grossir encore plus mais nous on a choisi de faire ça. Avec Ben, on se dégage un Smic. On n’embauche plus mais par contre on forme. Et on incite à l’installation. », explique-t-elle. Sophie Persehais l’avoue sans problème, son installation à elle a été aidée par la transmission de terrains et un prêt de ses parents, agriculteurs en lait.

Bien évidemment, ce n’est pas suffisant, elle mentionne alors également l’importance des aides accordées par le département et la région au lancement, même dans une démarche d’autofinancement. Et insiste aussi sur un point :

« Le banquier et le comptable doivent être des alliés. C’est-à-dire qu’il faut bien comprendre le fonctionnement des choses pour pouvoir arriver à faire ce que l’on veut. Mais le truc que je peux vous dire et qui est super important, c’est que dans tous les cas, il faut avoir l’air sûr de soi ! »

LE BIEN-ÊTRE DES BÊTES

Le lendemain matin, c’est à Vezin-le-Coquet que l’on se rend. À La ferme en cavale, créée et tenue par Lucie et Pierrick Rigal, qui produisent sur 22 hectares des œufs bio et des céréales pour les animaux. Et dès l’entrée sur l’exploitation, on est accueilli-e-s par deux cochons et trois chèvres.

À cause du cahier des charges règlementant la nourriture en bio des poules, « on ne leur donne pas nos déchets alimentaires. Mais on avait vraiment envie de pouvoir aller faire ça avec les enfants, d’où les cochons. Et les chèvres, pour notre lait et nos fromages. » Les volailles, quant à elles, s’agitent dans leur poulailler, où elles vivent entre un an et un an et demi. Ici, leur bien-être est constamment dans l’esprit des deux producteurs, qui les incitent à aller dehors où elles ont un espace aménagé, entouré d’une clôture électrique, les protégeant du goupil.

« On leur donne l’habitude de sortir, on ouvre grand les portes et puis en général, là où on va, elles viennent. Elles sortent souvent le matin et le soir mais la nuit on les rentre à cause du renard. On plante des arbres, dehors et puis on voudrait leur installer, dans un coin par là-bas, des vignes pour qu’elles se puissent se cacher des rapaces, parce qu’elles en ont peur. », explique Lucie.

Leur durée de séjour fait également l’objet d’une attention particulière pour l’animal, fatigué de pondre tous les jours. La productrice rigole : « Sauvons leurs croupions ! Nan, sérieusement, il y a des paramètres à prendre en compte, au niveau de la nourriture par exemple, par rapport à la taille de l’œuf. Au début, moi je me disais qu’il fallait leur faire faire des gros œufs parce que j’adore ça pour les œufs à la coque. Mais en fait, ça leur fait mal de pondre un trop gros truc. Quand tu comprends ça, bah, je t’assure que tu arrêtes de consommer des gros œufs. Aussi, quand on a des poules qui ne pondent pas tous les jours, on ne les pousse pas. Certains leur font des cures de lumière/obscurité pour les remettre dans le rythme. Nous, on ne veut pas de ça. »

Ainsi, une fois l’année écoulée, les poules, généralement, sont vendues à des particuliers. Une manière de les valoriser par une seconde vie, « histoire qu’elles ne finissent pas broyées pour en faire de la viande à chien… ». Certaines sont réservées à la vente pour les clients du magasin Brin d’herbe. Situé au pied de leur exploitation, ce commerce propose la vente directe des produits des paysan-ne-s locaux-les.

« On est juste à côté, c’est quand même une sacrée chance. Le client vient, va au magasin et il peut s’il veut voir l’endroit où on travaille et comment on travaille. C’est ouvert ! C’est dans cet esprit là aussi qu’on a monté à côté une ferme équestre pédagogique », souligne Lucie.

Le duo insiste tout au long de la visite sur les échanges entre les consommateurs-trices, les curieux-ses et les producteurs-trices du coin :

« On parle beaucoup entre nous, on se réunit, on réfléchit ensemble à l’avenir, à l’évolution des fermes, de la profession, etc. et on s’entraide, c’est important. »

On y trouve des fromages, de la viande, des œufs, des fruits et légumes, des pains et gâteaux, des volailles, de la charcuterie ou encore de la crème fraiche, des céréales et des boissons. Une manière pour les client-e-s de connaître précisément l’origine des produits, cultivés et récoltés selon les principes de la paysannerie et de l’agriculture respectueuse de l’environnement et de l’humain. Et une manière donc de consommer en toute sécurité une alimentation de qualité, provenant du territoire.

RENNES, VILLE VIVRIÈRE

Cette question, celle de la production locale, est abordée par la sociologue et enseignante-chercheuse à l’Agrocampus de Rennes, Catherine Darrot, lors de sa conférence sur « Rennes, ville vivrière ». Un sujet sur lequel plusieurs promotions d’étudiant-e-s en Agriculture Durable et développement Territorial se sont plongées, à partir de 2010, en définissant des scénarios possibles pour l’ensemble des habitant-e-s de Rennes Métropole. «

 On a mis au point une méthode de calcul mais évidemment, il fallait prendre en compte la question de ce que l’on mange, du régime que l’on adopte. Est-ce qu’il fallait être utopique ou prendre le régime quotidien moyen ? Les étudiants ont choisi les deux scénarios, en se basant sur la réduction des protéines animales, des déchets, du gaspillage, etc. », introduit-elle, avant de poursuivre :

« Le résultat a été inattendu pour nous : il faut aller chercher à 15-20 kilomètres de Rennes pour nourrir tout le bassin de la métropole. Attention, bien sûr, ça, c’est applicable à Rennes mais le résultat ne sera pas partout le même. Ici, nous sommes sur un territoire qui a préservé les terres agricoles aux abords de la ville, pas comme Nantes par exemple, qui a un climat assez bon, etc. On a fait l’étude pour Aubagne et ça ne fonctionne pas. »

Pour elle, la capitale bretonne est potentiellement une ville vivrière. Mais il est essentiel de réorienter les productions vers une plus grande variété.

« On est en excédent ici de productions animales – porcines notamment – et on produit 30-40% des céréales que l’on consomme mais seulement 3% des fruits consommés. On est nul en fruits alors qu’il y a un fort potentiel ! On est en déficit. Autre chiffre intéressant : il suffirait de 0,35 ha par habitant pour être en autosuffisance. », souligne-t-elle. C’est l’occasion de réaliser que les ressources ne se réduisent pas aux exploitant-e-s mais que chacun-e peut participer, à travers l’agriculture urbaine ou encore les jardins partagés, pour n’en citer que quelques uns.

Pour Catherine Darrot, qui a travaillé sur l’accompagnement de la zone de la Prévalaye, qui devrait voir fleurir une série de projets agricoles et permacoles, il est tout à fait envisageable d’en faire un territoire pourvoyeur d’arbres fruitiers, « avec des formes de bocage, l’utilisation des parkings qui peuvent être entrecoupés d’arbres et le maillage de la zone avec des vergers. Il faut maximiser les volumes produits mais aussi la participation citoyenne avec des systèmes coopératifs et bien d’autres choses encore. »

La conférence est courte – 20 minutes - parce qu’en un petit peu plus de deux heures, 7 intervenant-e-s vont se succéder. C’est le pari qu’a souhaité faire Mikaël Hardy et c’est réussi puisque l’audience est captivée, attentive et intéressée par l’ensemble des exposés, qui présentent ainsi de manière large et efficace le panorama des possibilités, alternatives, travaux et recherches. Démontrant ainsi que l’action est collective, même si elle peut se faire de manière individuelle. La lutte passe par les scientifiques, les paysan-ne-s et les citoyen-ne-s. Ensemble, ils/elles font avancer la réflexion.

FAIRE AVANCER LA RECHERCHE

C’est dans cet esprit-là que Muriel Guernion, ingénieure d’études à l’ECOBIO de l’université Rennes 1, intervenait au FAT. Pour présenter l’action de l’Observatoire Participatif des Vers de Terre (OPTV), qui se propose « de mettre un outil d’auto-évaluation de la biodiversité à disposition de tou-te-s, de vulgariser les connaissances en écologie des sols à travers un site Internet et de former les volontaires pour la participation à la recherche et/ou à la restitution des résultats. » Pourquoi ? Parce que les vers de terre, créateurs de matière organique, jouent un rôle essentiel dans les sols, « rendant des services éco-systémiques ».

En deux protocoles accessibles, elle démontre que chacun-e peut apporter sa pierre à l’édifice, de manière très simple : « Le premier consiste à mettre de la moutarde dans de l’eau et d’arroser cela sur le sol pour que les vers remontent à la surface. Le deuxième, appelé test bêche, consiste en un tri manuel des sols, permettant ainsi une meilleure appréhension du nombre de vers de terre mais qui nécessite plus de temps que le premier. On peut ensuite saisir les données participatives sur le site ou encore on peut envoyer des échantillons au laboratoire pour analyses, ce sont les données collaboratives. »

Ainsi, en 2011, l’OPTV avait multiplié par 10 ses données. Parce que les réseaux se sont activés et ont diffusé les procédés. Ce qui a permis d’avancer dans la recherche mais aussi d’obtenir une meilleure distribution sur le territoire des observations. « Grâce à la participation citoyenne, on a pu explorer de nouveaux territoires, auxquels on aurait pas pensé juste entre scientifiques, comme les aéroports, les terrains de sport, le milieu urbain. Depuis 6 ans, il y a plus d’observations, plus d’habitats, de mobilisation sociale et de communication sur cette thématique et on note que l’évolution est très importante. »

MIXER LES SAVOIRS ET EXPÉRIENCES

Le maraichage sur sol vivant, l’expérimentation des techniques artisanales conciliées à la mécanisation, l’utilisation des savoirs anciens remis au goût du jour, la richesse de la biodiversité – en milieu urbain comme en milieu rural -, le choix d’une petite exploitation et d’une production raisonnable et suffisante pour un autofinancement, celui de la vente directe et/ou à des partenaires cohérents de sa propre éthique, la participation citoyenne, la collaboration à la recherche…

Tout cela participe à une réflexion dont l’enjeu est majeur puisqu’il en va de la sauvegarde de l’environnement, du vivre ensemble et du bien-être, à l’heure où l’on s’inquiète de ce que l’on mange, de la provenance des aliments – et pas que - et des politiques en place. L’agriculture conventionnelle, la consommation de masse, l’industrialisation, l’agrochimie, etc. ne peuvent plus être les modèles prédominants de notre société.

Fermes d’Avenir Tour multiplie les preuves qu’il existe, et que se développe concrètement, un tas de solutions et d’alternatives. Les potentialités sont nombreuses et les acteurs-trices engagé-e-s et militant-e-s, aussi.

Du côté de Guipel, Thomas Pathenotte, Elise Bonati Gilquin, Didier Oudart, Anais Bouilly et Alexandre Gilquin – lors de la visite, le 30 août, seuls les trois derniers mentionnés sont présents - ont fondé, en juillet 2016, la ferme Les p’tits Brégeons. Hormis Didier, en pleine installation de son activité de maraichage, les autres ne peuvent se verser de salaire et tous ont conservé leurs boulots respectifs. C’est un choix, un engagement.

À la croisée d’un projet professionnel et d’une action citoyenne. Parce que pour eux, être à plusieurs représentent une force et un atout considérable pour le partage des savoirs et savoir-faire, les échanges et l’entraide, mais qu’ils souhaitent tout de même développer leurs projets personnels, se dégager du temps et gérer leur temporalité comme ils l’entendent. Les 7 hectares de terrain sont répartis équitablement entre eux/elles, ce qui permet ainsi à chacun-e de développer sa mission et ses envies. Pour Anais, par exemple, l’espace sert à la culture de plantes aromatiques et médicinales.

« Au printemps, j’ai planté 9 variétés de plantes, qui toutes ont des vertus pour la peau, cicatrisantes, hydratantes, régénérantes, etc. Je vais ensuite récolter, utiliser un séchoir solaire et faire macérer dans de l’huile végétale, principalement du chanvre. Cela me servira de base pour la fabrication de cosmétiques pour corps et visage. Je souhaite me lancer dans la production d’une gamme bio avec le moins de composants possibles. », explique-t-elle.

Elle réalisera ensuite les produits chez elle, dans une pièce qu’elle aménagera à cet effet, avant d’effectuer les tests pharmaceutiques nécessaires à la validation et à la commercialisation.

Pour Alex, le jardin en mandala, et plus largement l’aménagement des P’tits Brégeons – qui répond aux principes et valeurs de la permaculture – est l’occasion de proposer des ateliers pédagogiques, avec des écoles maternelles par exemple pour l’éveil et la sensibilisation à l’environnement et à la biodiversité, ou encore des structures accueillant des jeunes en difficultés d’insertion ou en situation de handicap.

Et pour Didier, la surface est dédiée au maraichage. Sous la serre ou en extérieur, il travaille sur sol vivant, irrigué grâce à une pompe placée dans l’étang de l’exploitation, avec des buttes recouvertes de paille et expérimente les associations de culture pour l’optimisation de l’espace.

« J’aime bien rechercher des choses et avoir une production diversifiée faite pour nourrir une zone locale. Ici, au printemps, il n’y avait quasiment plus aucune biodiversité. Aujourd’hui, il y a de nouveau des fleurs comme les soucis ou les capucines pour attirer les pollinisateurs, je laisse repousser les mauvaises herbes, etc. Et on a retrouvé de la biodiversité ! »
s’enthousiasme-t-il.

Sur la berge de l’étang, il cultive ses pommes de terre, à quelques mètres des ruches, qui devraient bientôt être rejointes par des arbres fruitiers qu’ils s’apprêtent à planter à l’automne, grâce aux 5 000 euros reçus l’an dernier en remportant le prix Fermes d’avenir.

Y A PLUS QU’À !

On voit alors éclore et se consolider des dynamiques vertueuses et fondamentales à la transition écologique. Le terrain rennais est fertile et grouillant d’initiatives porteuses de projets et d’espoir, on le sait. Preuve en est avec l’officialisation de Rennes, capitale française de la biodiversité l’an dernier, ainsi qu’avec l’existence et la vitalité des réseaux et d’associations comme La forêt nourricière, Les incroyables comestibles ou encore Jardins (Ou)Verts, et les formations et informations autour de la permaculture (Perma G’Rennes à la Prévalaye, face à l’éco-centre de la Taupinais, documentaire L’éveil de la permaculture, court-métrage La Prévalaye : la culture de la biodiversité, émission Anthroposcène sur Canal b, etc.).

Mais on ne peut nier l’évidence : il y a urgence. Chacun-e est concerné-e et tout le monde peut s’engager.

« Il est important de modifier les comportements, comme acheter sur le marché plutôt que chez les industriels. Nous, on regarde nos clients droit dans les yeux. On a une démarche sincère et importante. »
conclut Mikaël Hardy, ravi et soulagé du succès de l’étape rennaise de cette édition du FAT.

Une édition qui a réussi à aborder ces thématiques cruciales et néanmoins complexes et qui a su faire prendre conscience de l’urgence et des enjeux, sans toutefois inculquer un discours moralisateur et jugeant. On retient l’engagement et l’apaisement des agricultrices-teurs, l’engouement collectif et la symbiose entre scientifiques et citoyen-ne-s, l’enthousiasme des festivalier-e-s et de l’équipe et la phrase finale de Mikaël : « Y a plus qu’à ! Ce n’est que le début ! »

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Célian Ramis

Consommation : Réinventons nos déchets

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Pourquoi jeter nos objets quand ils peuvent être réemployés, réparés et réutilisés ? Avec l'ESS et les ateliers Do It Yourself, aujourd'hui, plus d'excuses pour ne pas prêter attention à notre consommation et à nos déchets !
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L’heure est à la lutte contre le gaspillage et à la prévention quant à la gestion individuelle et collective des déchets. Conséquence de la consommation à outrance, il n’est pas rare de jeter un objet qui présente un petit signe de défaillance et de racheter.

On passe parfois à côté de l’occasion de le réparer – et d’apprendre au passage à le réparer – ou de le transformer en un autre objet. Sans oublier que l’on pollue et que l’on use à grande vitesse les énergies naturelles. En réponse à cette problématique environnementale et sociétale, les forces se multiplient, se réunissent et s’organisent pour apporter des solutions viables et durables.

Réparation et réemploi, dans un esprit Do It Yourself, s’affichent aujourd’hui comme des outils indispensables à la sauvegarde de la planète. Et si en plus ça peut créer du lien social et de l’entraide, que demander de plus ?

Au-delà de la fameuse obsolescence programmée, notre rapport aux objets a incroyablement changé en quelques dizaines d’années. Parmi les responsables figurent la baisse des coûts de fabrication – alliée à une perte de qualité – et l’accélération de la société de consommation, nous menant à passer d’un objet à un autre, sans attachement particulier mais avec une soif certaine de posséder les derniers modèles. Mais cette création des besoins de l’ère du high-tech, des objets connectés et des produits jetables à bas prix s’avère clairement incompatible avec l’urgence réelle à entretenir notre planète.

Heureusement, le secteur de l’Économie Sociale et Solidaire prend de l’ampleur et ne se contente pas simplement de pointer ces dérèglements. Il propose également des alternatives, basées sur la réduction des déchets, le réemploi et la réutilisation. Tout cela dans un esprit d’entraide, de lien social et de partage des compétences.

Ça sonne un peu comme l’histoire de David contre Goliath. Le côté biblique en moins. La puissance capitaliste contre l’humble Économie Sociale et Solidaire. La société consumériste contre le système bidouille. Mais le propos – bien caricatural - n’est pas là et penser que le bras de fer est la seule solution serait une erreur. Car on sait la difficulté à faire évoluer les mentalités engluées depuis plusieurs décennies dans un schéma de consommation accrue.

Les meubles en kit, les tarifs préférentiels, les appareils électroménagers destinés à claquer aussi rapidement qu’ils ont été fabriqués, le marketing féroce des objets connectés… Aujourd’hui, tout va vite et tout se jette. Résultat : on perd petit à petit la valeur des produits que l’on consomme. Si le tableau paraît bien noir, c’est parce que les conséquences peuvent s’avérer dramatiques.

Pour l’environnement tout d’abord qui se voit vider de ses ressources naturelles et peine à prendre en charge tous les déchets amassés par habitant-e. Pour les humains ensuite qui s’éloignent au fur et à mesure de la notion de solidarité et de partage des connaissances.

DES LOIS ET DES PLANS

Depuis 2009 notamment (des plans de prévention existent déjà), des lois existent dans le cadre d’une volonté politique de réduction des déchets. De là découle l’élaboration de plans locaux de prévention de la production de déchets par les collectivités en charge de la collecte ou du traitement obligatoire depuis le 1er janvier 2012 (loi du 12 juillet 2010), comme l’indique l’Ademe, soit l’Agence de l’Environnement et de la Maitrise de l’Énergie.

Les années suivantes vont également être ponctuées d’engagements gouvernementaux, renforcés par la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte. Evidemment, le cadre législatif n’est rien sans les volontés et les militant-e-s de ce changement des comportements. Concrètement, le programme national de prévention des déchets 2014-2020, établi par le ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, prévoyant la mise en place progressive de 54 actions concrètes, réparties en 13 axes stratégiques.

Parmi eux, la partie qui nous intéresse particulièrement : le réemploi, la réparation et la réutilisation. « Environ 10 millions de tonnes de déchets correspondant à des catégories produits susceptibles de faire l’objet d’un réemploi ou d’une réutilisation ont été générés en 2011. Le réemploi et la réutilisation en évitent 825 000 tonnes (données 2011). On peut donc estimer qu’en France en 2011, environ une tonne sur dix arrivant en fin de vie est réemployée ou réutilisée », précise le rapport qui mentionne dans un tableau de quantification des biens réemployés en 2011 que 171 000 tonnes sont réemployées ou réutilisées grâce aux acteurs/trices de l’ESS et 654 000 tonnes grâce à l’occasion (reventes, dépôts-vente, vide-greniers, sites internet de mise en relation, journaux de petites annonces).

Les données datant d’il y a 6 ans, on peut espérer que les chiffres affichés aient connu une augmentation favorable à la pérennité des structures de l’ESS mais aussi au changement des mentalités visant à prévenir de la réduction des déchets. Sans surprise, Rennes participe à cette émulation et voit croitre les porteuses/teurs de projets visant à atteindre ces objectifs ambitieux et nécessaires à notre futur.

FAIRE DON DES DÉCHETS RÉEMPLOYABLES

Preuve en est avec le lancement dans la capitale bretonne de la ressourcerie La Belle Déchette, fondée par Priscilla Zamord et Julie Orhant en décembre 2015. L’an dernier, les deux mois de résidence effectués à l’Hôtel Pasteur, entre septembre et octobre 2016, leur permettaient de réaliser une étude-action et de se faire davantage connaître à travers des ateliers et des causeries.

Le 1er septembre, elles ouvriront leur boutique solidaire, rue de Dinan (inauguration le 15 septembre) et le pôle valorisation sera prêt à accepter les apports volontaires, pour lesquels il y aura des créneaux horaires, précise Julie Orhant : « Je n’ai pas encore les heures mais ce sera inscrit sur le site. Ce sera dans la ZI Sud Est uniquement, notre local de stockage. Pourront être déposer des objets de déco, de la vaisselle, du mobilier, des vêtements, du linge de maison, des matériaux type bois, tissus, etc. Tout ce qui peut être réemployé. Mais on se donne le droit de refuser certaines choses, comme par exemple, si on nous amène un matelas, là, on dira non. On est une ressourcerie, pas une déchèterie. »

Intégrée au réseau national des ressourceries – qui comptabilise actuellement 151 structures adhérentes – La Belle Déchette affiche quatre fonctions : la collecte et le tri, la valorisation des objets de seconde main, la vente à moindre coût et la sensibilisation à l’environnement.

« On projette la récupération de 250 tonnes par an sur la métropole rennaise. C’est un pronostic établi par rapport aux déchèteries (à savoir que Rennes Métropole en compte 18 au total, ndlr) et aux autres ressourceries. », précise Julie.

En plus des apports volontaires, la collecte se fera donc auprès des déchèteries mais aussi des professionnel-le-s, comme l’Opéra de Rennes par exemple avec qui elles pourront collaborer, notamment dans la récupération de certaines parties des décors.

« Au sein de la métropole, il y a énormément de dépôts en déchèteries, c’est même assez général à la Bretagne. Une partie part en recyclage et une autre, à l’incinération. Il est important de donner une seconde vie aux déchets et ne pas repuiser continuellement dans les ressources naturelles. Dans cette société de consommation, ces ressources naturelles arrivent à épuisement. »
souligne à juste titre la co-fondatrice de La Belle Déchette.

Et c’est la boutique de la rue de Dinan qui aura pour but de valoriser les secondes vies données à ces objets collectés qui seront vendus à moindre coût. Participer à la vie de la ressourcerie signifie alors alimenter un projet issu de l’ESS qui s’active au réemploi mais aussi à la création de lien social et d’échanges de compétences, via l’organisation d’ateliers dès la rentrée, un mercredi par mois de 18h à 20h. Julie Orhant, qui pour l’instant ne dévoile pas les thèmes actuellement en développement, explique :

« Les ateliers sont payants, ce qui permet de rémunérer les intervenant-e-s pour qui c’est l’occasion de se faire connaître et de développer leur activité. La grille des ateliers est complète jusqu’à février 2018 pour le moment. Pour l’instant, il n’y a que des femmes qui interviennent mais des hommes commencent à intégrer La Belle Déchette et c’est vraiment cool. »

SENSIBILISER À LA GESTION DE LA CONSOMMATION ET DES DÉCHETS

Si la programmation n’est pas encore affichée, on sait en revanche que parmi les intervenantes se trouvera Emmanuelle Dubois, fondatrice de debrouillART, une structure mêlant créations d’objets et mobiliers recyclés et ateliers Do It Yourself pour sensibiliser les participant-e-s à notre consommation et à ce que l’on jette.

Après la fac d’arts plastiques et les Beaux-Arts, la Rennaise devient assistante marketing avant de travailler à la Maison de la consommation et de l’environnement en tant que chargée de communication. « Toutes mes expériences ont permis à m’enrichir pour que je puisse lancer mon activité. Ça m’a apporté des compétences pour les supports de communication, pour les stratégies commerciales, pour la diffusion de l’information. », confie-t-elle.

Attirée par la création depuis longtemps, elle commence à récupérer les nombreuses choses que l’entreprise dans laquelle elle est en poste jette. Elle fabrique alors des meubles. « Ça partait de mes besoins à moi. De ce que je trouvais à droite et à gauche. Aujourd’hui, j’essaye de récupérer les déchets des entreprises, les chutes de production, les chutes de tissu des couturières par exemple. Aussi, je récupère des bidons d’huile chez le garagiste. Ça l’arrange aussi puisque sinon il est obligé de payer pour les donner au ferrailleur. », détaille Emmanuelle Dubois.

La créatrice fourmille d’idées et de ressources pour élaborer ses fabrications. Que ce soit auprès de son voisin qui la fournit en câbles de fibre optique, d’entreprises privées, de structures comme La Belle Déchette ou des rebuts des particuliers, elle alimente son atelier, aménagé pour le moment dans une petite pièce de sa maison à Chantepie en attendant de pouvoir investir ses 10m2 au Mur Habité, situé dans le quartier Cleunay.

C’est la caverne d’Ali Baba. Les étagères sont remplies d’outils, boites de rangement, balles de tennis, poupées Barbie, bouteilles en verre, pelotes de fil, peintures, VHS, bouchons de liège, papiers ou encore tissus. Tout cela servira à créer des tabourets, des fauteuils, des étagères, des pieds de lampe, des tables ou encore des éléments de déco.

« Il y a là des choses de ma consommation personnelle mais aussi beaucoup d’objets qui sont déposés au pied des poubelles. Des bouts de lit, des planches de bois, des appareils électroménagers… Je suis à l’affut de tout ce qui traine dans la rue, près de chez moi. »
sourit Emmanuelle.

Elle qui a été formée, accompagnée et suivie par la coopérative d’activités et d’emploi Elan Créateur lors de la phase de lancement, en mai 2017, souhaite partager son savoir-faire et ses connaissances en matière d’écologie et de développement durable lors de ses ateliers.

Ainsi, à partir de skaï et de tissus, on peut fabriquer un bracelet. À partir d’un cd, faire un dessous de verre. De chutes de bois, un nichoir pour les oiseaux. De caisses de vin, des rangements pour les bocaux. Ou encore de cagettes, des cadres pour les tableaux.

« La sensibilisation est importante. Montrer que l’on peut faire des objets avec de la récup’. Et c’est ludique. Je monte des ateliers avec différents partenaires, c’est chouette. Avec La Belle Déchette, Scarabée biocoop, la ludothèque de Chantepie et d’autres. C’est sympa parce que certain-e-s participant-e-s viennent sans être sensibles à tout ça, découvrent et trouvent ça chouette. Comme sur les marchés de créateurs, j’en ai fait un fin mai et je trouve que ça touche pas mal les gens parce que la démarche est positive et ça ça leur plait. », s’enthousiasme-t-elle.

L’impact est fort. La démarche, comme elle le souligne, est positive. Autant qu’elle : « Pour l’instant, je vends sur internet et sur les marchés. Et je démarche pour les points de vente. Je ne sais pas comment ce sera accueilli à ce moment-là mais je me dis qu’il faut foncer parce qu’actuellement tout s’ouvre à moi. C’est très encourageant et positif, et ça fonctionne ! »

DebrouillART poursuit son chemin sur son site – www.debrouillart.fr - sur les réseaux sociaux et bientôt au Mur habité et multiplie sur le terrain, en parallèle des ateliers, les occasions de semer des graines, à l’occasion de Quartiers d’été le 20 juillet, les 7 et 8 octobre au festival Ille et Bio à Guichen ou encore les 2 et 3 décembre à Cesson.

INSERTION ET LIEN SOCIAL

Pas étonnant donc de la retrouver lors de l’événement Fabrique, organisé par Bug et Fab Lab, les 1er et 2 juillet à la Maison des associations de Rennes. Et pendant que enfants et adultes s’attèlent au choix des tissus, à la découpe du skaï et à la mise en place des pressions dans le but de se parer de bracelets personnalisés faits d’éléments de récup’, La Petite Rennes sensibilise les passant-e-s à leurs activités.

L’atelier de la rue Chicogné, créé en 2012, est une véritable ressource pour les usagers du deux roues. En effet, la structure associative se base sur l’auto-réparation des vélos mais aussi sur Le Grand Cycle, soit leur filière de réemploi et de recyclage que gère Aurélien en tant que salarié. Activité indispensable au fonctionnement de La Petite Rennes, elle permet la récupération de vélos considérés comme déchets car laissés à l’abandon ou plus en état de rouler.

« On récupère environ 6 tonnes de vélos, c’est fou ! Et ce ne sont que des vélos qui allaient partir à la poubelle ! »
s’exclame-t-il.

Les bicyclettes vont alors être réparées par l’ESAT Maffrais de Thorigné-Fouillard, dont la mission est de fournir un service d’aide par le travail spécialisé dans l’accueil de personnes présentant un handicap psychique : « On sous-traite avec eux. Je vais là-bas régulièrement pour les aider à apprendre mais aussi pour développer avec eux une réflexion différente sur chaque cas puisque chaque vélo est unique. Ensuite, ils nous les livrent, on fait un contrôle selon la liste des tâches et des composants, c’est ce qui nous permet de déterminer le prix. C’est entre 20 et 250 euros environ mais le prix moyen est de 66 euros. »

Parce qu’ensuite, les vélos réparés sont vendus par l’association, toujours munie de 5 à 7 deux roues par semaine. Et Aurélien poursuit en murmurant : « Bon, faut pas le crier sur tous les toits mais dans certains cas particuliers (en gros, des cas de grande précarité), on peut donner gratuitement parce que cela permet de donner accès à la mobilité. Ça veut dire que la personne peut-être peut trouver un emploi un peu éloigné de chez elle et s’y rendre en vélo. Et que le jour où elle a besoin de faire une réparation, elle viendra ici et pourra aussi développer du lien social. »

LES MAINS DANS LE CAMBOUIS

L’intégration fait partie des engagements de ces structures qui fonctionnent principalement sur le principe d’entraide. Et c’est bien ce qu’apprécie Lisenn Morvan qui fréquente l’atelier depuis au moins 4 ans et qui fait partie du CA et du bureau depuis 3 ans. « J’avais un vélo qui avait un problème de frein et j’ai croisé David, qui était président de La Petite Rennes. Je suis alors venue, je m’y suis mise et j’ai découvert plein de choses. Depuis, j’ai même racheté un vélo pour le remettre en état ! », rigole la membre du CA.

Et ce jour-là, elle fignole, en installant une béquille, la bicyclette destinée à sa sœur. Le principe lui plait : venir avec son vélo et apprendre à le retaper soi-même. Avec l’aide des bénévoles, qui animent des permanences – ce qu’elle fait elle aussi désormais le samedi après-midi – et des connaisseuses/eurs. Adhérer à l’association donne libre accès à tous les outils. Et on trouvera également à prix libre des pièces réutilisables et à prix fixe les pièces neuves de sécurité, comme les câbles de freins, les patins de freins, les cadenas, les lumières, etc.

« Ici, il y a toujours quelqu’un pour filer un coup de main. Il y a vraiment une transmission de connaissances. Le but étant d’apprendre à réparer ton vélo. Faut mettre les mains dans le cambouis ! Mais pas que, il faut aussi réfléchir à la mécanique, c’est très intéressant. Tu apprends et puis tu retransmets à ton tour, c’est hyper satisfaisant. Alors au début quand je suis arrivée, il y avait pas beaucoup de femmes mais ça évolue. Au niveau des adhésions, c’est environ 40% de femmes et 60% d’hommes. Et environ 30% / 70% en terme de fréquentation. Il y a besoin de démystifier la peur de mal faire, la mécanique… Il n’y a aucune raison que ce soit réservé aux mecs ! », conclut Lisenn qui s’en retourne à sa béquille.

ÉCHANGE DE COMPÉTENCES

Et ce principe se retrouve au niveau du Repair Café de Rennes, lancé par l’association Les 3 maisons (Cleunay, Arsenal Redon, Courrouze), en 2015. L’esprit est déjà au partage dans la structure. Un ancien atelier, La bidouille, avait au préalable était mené.

« On l’a relancé en lui donnant un air plus moderne. On connaissait les Repair Café et on a décidé de s’y affilier. Les premiers en Ille-et-Vilaine (aujourd’hui le département en compte 5 autres, ndlr) ! On est des précurseurs et on a fait des émules depuis. », se félicite la présidente de l’association, Cécile Persehaie, qui encourage les volontaires à monter d’autres RC.

D’une quinzaine au départ, les réparateurs/trices sont passé-e-s à une trentaine, allant même jusqu’à une cinquantaine lors des disco soup qu’ils/elles organisent. Le slogan donne immédiatement le ton : « Jeter ? Pas question ! » Cécile le confirme, pleine d’entrain :

« Le but, c’est de réparer avec. Ce n’est pas ‘je viens, je pose mon objet’. On associe vraiment le demandeur au réparateur. »

Et de là découlent de nombreux échanges entre les réparateurs qui planchent sur leurs produits. Partages d’expériences mais aussi de compétences, l’ambiance est à l’entraide et au mélange des savoirs. Couture, informatique, électroménager, vélo, horlogerie, bijoux, les domaines de réparation sont multiples, prêts à bricoler, bidouiller et rafistoler des cafetières, des grilles pain, des aspirateurs ou des objets plus insolites ou peu fréquents comme les trottinettes, les lecteurs radio, les platines vinyle et même les slips !

Chaque deuxième mardi du mois, de 14h30 à 19h30, la Maison des Familles de Rennes accueille le Repair Café, qui reçoit entre 70 et 100 objets. « On répare environ 60% de ce qui est amené. Il y a des choses que l’on ne peut pas réparer mais au moins les propriétaires peuvent le jeter en ayant essayer. On pèse tout pour savoir combien de kilos de déchets on a sauvé ! », signale Cécile Persehaie.

Alors ? Au niveau international, 250 tonnes d’objets sont réparés auprès des plus de 1300 Repair Café. Et à Rennes, c’est 1,650 tonne de déchets qui voient leur vie prolongée sur une année. Un chiffre réjouissant, et pas uniquement pour la satisfaction personnelle des bénévoles qui trouvent tout de même une reconnaissance et une valorisation de leurs compétences !

« J’encourage tous ceux qui en ont la possibilité d’ouvrir leur Repair Café. Surtout à l’époque actuelle, avec toute la consommation, c’est important d’avoir la valeur de l’objet ! », commente la présidente. C’est l’occasion de mettre le doigt dans l’engrenage de la réparation et du réemploi et de petit à petit modifier son comportement et son rapport aux objets, et ainsi aux déchets. « J’y suis venue presque au début pour réparer un objet et puis je suis revenue pour aider en couture. Je suis kiné mais j’ai toujours fait de la couture, du tricot, des activités manuelles. Je suis assez fidèle au poste ! On est toujours content-e-s de se retrouver. », sourit Bernadette Schnapp.

Et si on serait tenté-e-s de mettre un bémol quant à la répartition des tâches – les femmes à la couture et les hommes au bricolage – les deux femmes nous rassurent tout de suite : « Pour les visiteurs, c’est moins vrai ! Les femmes qui viennent s’intéressent au bricolage, posent des questions aux réparateurs et apprennent en même temps et les hommes s’intéressent à la couture ! »

Les avantages s’accumulent. Car à travers une nouvelle manière de gérer nos déchets, et ainsi de participer à la sauvegarde des énergies naturelles et de limiter la pollution de notre environnement, le milieu de la réparation, de la réutilisation et du réemploi permet l’apprentissage – égalitaire, tant au niveau des sexes que de la classe sociale - de savoir-faire nouveaux, la création de lien social, d’insertion et solidaire. Une manière de participer à l’économie du pays dans le respect de la planète et des valeurs humaines. Apaisant et motivant.

 

 

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La seconde vie des déchets
Des ressources solidaires et environnementales

Célian Ramis

Menstruations : Ne plus avoir honte de ses règles

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En 2017, les règles constituent encore un tabou. Dans l'inconscient, elles restent impures, symboles de l'échec de la fécondité. Comment ne plus être gênées par les menstruations ? En disant merde aux préjugés !
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Parler des menstruations, c’est un exercice compliqué. Passionnant, mais compliqué. Car le sujet est vaste. Il touche à la complexité du corps des femmes, à leur intimité également, aux croyances religieuses, à des mythes, des interprétations, et à l’évolution des mentalités dans les sociétés contemporaines.

Mais s’il est un sujet complexe, il ne doit pas pour autant nous faire complexer, nous les personnes munies de tout l’équipement génital féminin : utérus, trompes de Fallope, ovaires, vagin. En résumé. Toutes ces personnes-là vivent leur cycle différemment. L’intensité des douleurs, l’abondance, la régularité varient, sans parler du choix des protections hygiéniques, de la contraception ou non, etc. Mais toutes quasiment ont déjà été traversées par la honte du sang qui coule dans leurs culottes.

Alors, voici le pari que la rédaction a choisi de faire pour ce dossier : que vous ne puissiez plus jamais penser (si tel est le cas), après la lecture du focus, que les règles, c’est dégueu et que plus jamais vous ne songiez à penser d’une femme énervée « Mais qu’est-ce qu’elle a, elle a ses règles ? » ! Que vous acceptiez ou non ce défi, nous, on vous fait confiance.

Les ragnagnas, les anglais qui débarquent, les trucs de filles (avec petit coup de tête indiquant la zone dont on ne doit pas dire le nom apparemment…), les lunes et autres appellations douteuses désignent toutes les règles, les menstruations, les menstrues. Soit le début du cycle féminin durant lequel l’utérus se contracte pour évacuer une partie de l’endomètre, muqueuse utérine qui se développe pour accueillir l’ovule, lorsque ce dernier n’est pas fécondé.

Aucune raison a priori d’être embarrassée par ce mélange de muqueuse et de sang qui s’amasse dans nos culottes. Mais voilà, les choses ne sont pas si simples. Pourquoi ? Les arguments se multiplient mais finalement, on a choisi notre camp : c’est simple, c’est naturel, c’est comme ça. Comme la coupe est pleine de tabous, on la verse dans les toilettes de la honte et on tire la chasse une bonne fois pour toute !  

« Pendant mon adolescence, (…) il fallait être extrêmement discrète pour emprunter ou prêter une serviette hygiénique dans la classe. On ne mettait jamais un pantalon blanc quand on avait nos règles et dès qu’il y avait une tache sur nos vêtements cela causait une énorme gêne. Mais cela créait en même temps une grande complicité entre les filles car dès que l’une d’entre nous avait une tache, on se mobilisait toutes pour trouver un pull autour de sa taille. Une amie, Déia, m’a raconté une situation qu’elle a vécue quand elle était au lycée. Son sang avait tellement fui que lorsqu’elle a voulu sortir de la classe pendant la pause il y avait du sang qui goutait sur sa chaise. Ayant prévenu une copine, elle a attendu que tout le monde sorte de la classe et, pendant qu’elle était assise, sa copine faisait des allers-retours aux toilettes avec du papier mouillé pour nettoyer le sang. »

Ce que relate l’artiste-chercheuse brésilienne, installée à Rennes depuis plusieurs années, Lis Peronti dans son mémoire Sangre pour les vautours, a été vécu par à peu près toutes les femmes en France ou par des copines. Pas forcément jusqu’au point que ça goutte sur la chaise mais la peur de la tache. Souvent accompagnée de la peur de l’odeur. Une double honte qui révèle sérieusement un tabou et un manque d’informations sur le sujet auprès des jeunes femmes, certes, mais plus globalement de l’ensemble de la population.

Et révèle également un paradoxe. Avant la ménarche – les premières règles – le regard sur les menstruations est positif, car associé, de manière erronée, à la féminité, au pouvoir de la femme réglée de procréer et donner la vie. Dès lors que la jeune fille devient, dans l’imaginaire collectif, une femme, on lui apprend, inconsciemment, à taire les douleurs, cacher les protections hygiéniques – souvent cantonnées à la salle de bain ou aux toilettes – et éviter de se répandre à ce propos. Parce que c’est intime.

Ça c’est l’excuse première. Mais vient très rapidement la seconde : c’est dégueu ! Pourquoi les femmes doivent-elles se sentir gênées ? Parce que le cycle féminin commence par l’évacuation d’une muqueuse, l’endomètre, mélangée à du sang et que le sang, ça fait peur ? Parce que cela indique que l’ovule n’a pas été fécondé et par conséquent que sa propriétaire à manquer à son rôle de reproduction ? Parce que selon le mythe, elle risquerait de faire tourner la mayonnaise ? Ou parce que selon certaines croyances les règles seraient synonymes d’impureté ?

Balivernes pour la plupart de ces propositions ! Heureusement, les femmes se rebiffent contre les tabous qui régissent les menstruations, en font un combat, les transforment en arts ou encore s’en tamponnent le vagin !

BESOIN D'EXPLICATIONS ?

« Elle veut manger de la viande rouge. Elle n’aime pas ça mais elle est convaincue d’en avoir besoin, une fois par mois, pour le fer, juste après ses règles. Elle perd tellement de sang, on dirait qu’elle se vide pendant les huit jours que ça dure. Cycles de vingt et un jours. Un cauchemar. Elle évite de s’asseoir chez les autres, elle a déjà démoli plusieurs canapés. Troisième millénaire, et elle porte les mêmes serviettes hygiéniques que sa mère mettait à son âge. Ça colle, on a l’impression de se balader avec une couche mal mise entre les cuisses, mais vu les performances des tampons, elle n’a pas le choix, elle doit porter les deux. De toute façon, les tampons, elle sera ménopausée avant d’avoir compris comment ça se met correctement. De la même façon qu’elle est incapable de coller une serviette hygiénique en visant juste – il faut toujours que ça saigne à côté. Si les mecs avaient leurs règles, l’industrie aurait inventé depuis longtemps une façon de se protéger high-tech, quelque chose de digne, qu’on se fixerait le premier jour et qu’on expulserait le dernier, un truc clean et qui aurait de l’allure. Et on aurait élaboré une drogue adéquate, pour les douleurs prémenstruelles. On ne les laisserait pas tous seuls patauger dans cette merde, c’est évident. On pollue l’espace intersidéral de satellites de reconnaissance, mais pour les symptômes d’avant règle, que dalle. »

On reconnaît bien là le style dont on aime se délecter de Virginie Despentes, ici extrait de Vernon Subutex 2. Ce paragraphe pointe la solitude d’une femme face à ses règles, prise entre la peur de la tache et l’absence de communication. Sans oublier que le tabou n’en serait pas un s’il s’agissait de la gent masculine, on est bien d’accord. « Il y a globalement un manque d’information », souligne Cloé Guicheteau.

Elle est médecin généraliste, avec une spécialisation gynécologie, en poste au Planning Familial de Rennes et au centre IVG de l’Hôpital Sud. Bien qu’il n’y ait aucune limite d’âge et que la patientèle soit diversifiée, les femmes consultant au Planning Familial ont majoritairement entre 15 et 35 ans.

« Pour certaines, les cours de bio sont lointains et puis elles n’ont pas toutes forcément été marquées par ces cours. On a régulièrement des questions sur le fonctionnement du cycle, et pas que de la part des plus jeunes. On entend souvent ‘’merci de m’avoir réexpliqué’’, ‘’ce n’était pas clair avant’’.  Avant de consulter un-e gynéco, elles sont souvent suivies par le médecin généraliste et n’ont pas forcément osé poser des questions. On leur prescrit la pilule mais elles ne comprennent pas ce qu’est un cycle ‘normal’, ce qu’est un cycle sous contraception et elles manquent d’informations sur la physiologie, sur ce qu’est la normalité en terme d’abondance, de régularité, de douleurs… », analyse-t-elle.

PAS LES MÊMES RÈGLES

Ces derniers points se manifestent différemment d’une femme à l’autre. Certaines souffrent plus que d’autres du syndrome prémenstruel (SPM). Ce dernier étant composé de symptômes physiques et émotionnels intervenant quelques jours avant les menstrues. « Je le vis à fond. Le corps enfle, j’ai envie de gras, de sucre, je suis irascible, fatiguée, sensible. », explique Morgane, 43 ans, réglée depuis ses 10 ans ½.

« Moi, j’ai pas mal au ventre mais qu’est-ce que je chiale ! À ce moment-là, j’ai les seins fermes et le ventre plat, c’est clair que chaque nana est différente ! Je deviens hyper émotive et je crois en fait qu’avant les règles les points qui nous caractérisent sont exagérés. Mais physiquement, je ne suis pas touchée par ça. Plus jeune, j’ai vu ma pote devoir s’allonger, tellement elle avait mal. Elle me disait que c’était parce qu’elle avait ses règles, je ne comprenais pas. », commente Anne, 37 ans, réglée depuis ses 15 ans.

« J’ai des règles régulières, relativement abondantes – mais pas ouf non plus – et elles durent 6 jours. Elles sont non douloureuses actuellement mais j’ai eu par le passé des périodes très compliquées en lien avec un trouble hormonal. C’est aujourd’hui stabilisé. », précise quant à elle Marion, 33 ans, réglée depuis ses 12 ans.

Autre cas de figure, celui de Lis, réglée « tardivement » : « J’étais la dernière de mes copines et je n’étais plus tellement acceptée dans le groupe, je n’étais pas une « vraie » femme. C’est pour ça que c’est quelque chose qui a été très attendu dans mon adolescence. J’ai pris la pilule quasiment sans avoir déjà eu mes règles. C’est en arrêtant ma contraception que j’ai découvert mes crampes. Maintenant, j’ai appris à faire de plus en plus attention à mon corps, donc même en étant relativement « déréglée », je sais à peu près quand elles vont arriver et quand j’ovule. »

En s’intéressant de près à ce sujet lors de ces études en Arts du spectacle au Brésil – qu’elle poursuivra ensuite à Rennes en master Arts plastiques – elle a beaucoup parlé avec les femmes de sa famille : « Ma grand-mère m’a raconté qu’un jour, elle se baladait dans la vallée et est tombée. Le soir, quand elle a vu du sang dans sa culotte, elle l’a associé à sa chute et a pensé qu’elle allait mourir. Mais elle n’en a pas parlé. Ma tante, elle, au contraire, a fait une fête autour du blanc et du rouge, mais sans dire qu’elle avait ses règles. Souvent ça ne se disait pas. Et c’est encore vrai aujourd’hui. En discutant avec des femmes de mon âge et des jeunes filles, pour savoir comment elles avaient vécu les premières règles, etc. je m’aperçois que certaines ont leurs règles avant même d’en avoir entendu parlé. À l’école, les cours là dessus arrivent trop tard et ça peut être un choc d’apprendre ce qui se passe après l’avoir vu dans sa culotte. »

TRANSMISSION OU PAS...

Les générations se succèdent et semblent se ressembler quant à l’absence de transmission d’informations. Une absence dans la plupart des cas mais évidemment pas vraie et vécue par tout le monde, comme le signale Marion qui ne se souvient pas avoir eu de discussion directe avec ses parents mais avoir entendu des conversations entre sa mère et sa grande sœur et qui n’a pas ressenti les règles comme un élément à dissimuler, les protections hygiéniques n’étant pas cachées chez elle. Morgane et Anne se rappellent de leur côté avoir dû se débrouiller seules dans cette étape.

Pour la première, ce devrait être un devoir d’en parler dans les familles car la génétique ne doit pas être passée sous silence : « Moi je le dis à mon mec que notre fille, qui a 4 ans pour l’instant, sera certainement réglée tôt. Et je lui parlerais à elle également à propos de ça, mais aussi à propos du fait qu’elle aura peut-être des difficultés à concevoir, comme moi. Je suis très fertile mais j’ai fait beaucoup de fausses couches. On commence à dire que les tampons pourraient y être pour quelque chose. Ça me fait du bien d’avoir des informations comme celles du documentaire (d’Audrey Gloaguen, Tampon, notre ennemi intime, diffusé le 25 avril sur France 5, ndlr) ou celles du bouquin de Camille Emmanuelle, Sang tabou. Pour ma fille, je voudrais qu’on en parle ensemble, lui dire d’éviter les tampons, et que l’on cherche ensemble des solutions. Lui dire aussi que si elle en a envie elle peut prévenir son père et son frère qu’elle a ses règles. Je veux qu’elle ait le choix et que ce choix dépende d’elle. »

Briser le tabou devient alors essentiel pour se sentir libre de parler, être écoutée, comprise et acceptée. Et ce rôle revient en priorité à la famille. Dans le silence qui régit ce sujet, Anne y voit un élément révélateur de la relation vécue entre parents et enfants.

« De toute manière, tout ce qui touche au sexe est vachement tabou, et pourtant je trouve que c’est un des points les plus essentiels à communiquer. »

QUAND VIENT LA GÊNE

La plupart des femmes interrogées se disent pourtant libérées au sujet des règles. Certaines aiment même provoquer ces discussions que l’on sait encore sensibles, à tort. Car il subsiste bel et bien une vraie gêne lorsqu’au détour d’une conversation à laquelle les hommes sont conviés, on aborde les menstruations. Pour ce focus, nous n’avons pas eu besoin de plus de deux tests – en plus des constats antérieurs - pour en être convaincu-e-s.

À chaque fois, nous avons introduit le sujet en expliquant le thème du dossier du mois de juin. Dans chacun des cas, nous avons constaté que sur trois hommes, deux détournent le regard ou essayent de modifier le cours de la discussion « parce qu’on va pas parler de trucs gores » ou encore que « j’ai pas envie de savoir si ce qui se passe à l’intérieur ». Sans oublier « que ce sont nos ennemies quelques jours par mois ».

Dire alors que c’est naturel, qu’il n’y a rien de sale, que les relations sexuelles peuvent avoir lieu quand même dès lors que les deux y consentent (comme à chaque fois, me direz-vous !), qu’en parler et écouter ce que vivent les femmes en période de règles est important et participe à la libération des femmes, ne suffisent pas à effacer la pointe de dégout qui se lit dans leurs yeux.

Pourquoi en 2017 est-il encore mal vu de dire ouvertement que nous avons nos règles ? Pourquoi la majorité des femmes ont honte de demander, sans chuchoter ou envoyer un texto / mail, à une copine ou une collègue si celle-ci n’a pas un tampon ou une serviette ? Pourquoi se penche-t-on discrètement pour farfouiller dans notre sac, pour en sortir un tampon délicatement caché dans notre manche ou notre poche de pantalon ?

Camille Emmanuelle, au micro de La matinale de Canal b le 19 avril dernier, prend un exemple révélateur de ce tabou. À table, on peut parler de régime sans gluten mais pas des règles. Le premier étant pourtant lié à des problèmes de digestion. De transit par conséquent. Surprenant, non ?

« La ménarche est considérée comme symbolique. Elle devient une « vraie » femme. Mais quand cela s’installe dans le quotidien, ça devient inconfortable. C’est honteux, dégoutant. Vient alors l’histoire de la douleur, de la gêne, de la tache qui hante toutes les femmes, pas seulement les ados. J’ai attendu très longtemps d’avoir mes règles et quand elles sont arrivées, c’est devenu gênant. Et remarquez que dans le vocabulaire, ce n’est jamais dit réellement. On parle de « ça ». Et le « ça » évoque les effets collatéraux comme les crampes, la tache, etc. », souligne Lis Peronti.

« Ça » n’évoque pas le fonctionnement du cycle, qu’il soit naturel ou sous contraception, et pas non plus le ressenti des femmes en tant que tel. On rigole souvent de leur potentielle émotivité avec la fameuse, et si crispante, phrase : « T’as tes règles ? », dès lors qu’une femme est énervée, à fleur de peau.

FÉCONDITÉ OU FÉMINITÉ ?

Dans son mémoire, l’artiste-chercheuse s’interroge : « Le sang est-il inévitablement symbole de mort ? (…) L’exemple du film (elle fait allusion au film Carrie, dont une scène montre les femmes se moquant de la jeune adolescente de 17 ans qui vient d’avoir ses premières règles, ndlr) et de ce qu’il implique montrent comment les croyances religieuses peuvent avoir une influence sur comment est vu le sans et surtout le sang menstruel qui dans ces cas est souvent considéré comme substance dangereuse et sale. Dans le Lévitique de l’Ancien Testament de la Bible il est dit : « La femme qui aura un flux, un flux de sang en sa chair, restera sept jours dans son impureté. » Suivent des phrases disant que tout ce qu’elle touche et tous ceux qui la touchent seront impurs jusqu’au soir. (…) De ces légendes, le sang menstruel hérite du caractère dégoûtant et repoussant qui lui est traditionnellement accordé dans les sociétés occidentales, les règles sont associées à la souillure et au déchet biologique qu’il nous faut cacher et faire disparaître discrètement. »

En résumé, les menstrues sont le symbole de l’échec cuisant de la fécondité. La muqueuse, alliée au sang, qui coule le long des parois du vagin pour atterrir dans la culotte désigne dans l’imaginaire collectif ce qui n’a plus lieu d’être, ce qui est inutile puisque l’ovule n’a pas été fécondé. Le paradoxe est entier : les premières règles transforment la jeune fille en femme, appareillée pour donner la vie, mais les suivantes rappellent qu’elle n’est toujours pas enceinte.

La confusion est d’autant plus importante que l’on associe les règles à la féminité, soit la révélation du raccourci que l’on fait bien trop souvent entre fécondité et féminité. « À mes yeux, cela dépend du rapport à soi, à la féminité. La société, je crois, se rassure en faisant le lien et surtout en faisant entrer la femme dans un case assez détestable de ce que pourrait être une femme. Ainsi, me concernant, je n’ai pas du tout senti ma féminité à cette époque-là. J’en étais loin. J’ai donc accommodé comme j’ai pu mon besoin de le sentir sans être lié à un genre et le fait que j’avais mes règles. J’avoue que encore aujourd’hui, je ne fais pas le lien entre mes règles et mon sentiment d’être femme. », déclare Marion.

Même discours du côté de Lis :

« Plus j’ai étudié le sujet et plus j’ai eu un intérêt pour les personnes trans, plus je m’aperçois que la notion de féminité est fabriquée. Parce que qu’est-ce que c’est ? C’est une caractéristique utilisée par la société pour mettre les femmes dans leur case. »

Dans la case des personnes inférieures car fragiles. Fragiles car émotives. Emotives car en proie à leurs hormones. Et tout ça n’est supportable que si elle accomplit sa mission : que son ovule soit fécondé, que le fœtus soit mené à son terme, que l’enfant soit élevé et éduqué. En 2017, si la société évolue à ce sujet, dans l’inconscient se nichent encore des idées saugrenues telles que la souillure et l’impureté.

LES FEMMES VOIENT ROUGE, PAS VOUS ?

Mais les menstruations restent cachées. A-t-on déjà vu du sang dans les publicités pour les protections hygiéniques ? Non, jamais. Le liquide utilisé pour les serviettes est bleu. Pas rouge, bleu. Et ce ne peut pas être parce qu’on ne montre pas de sang à la télévision française, sinon une grande partie des films et séries seraient interdit-e-s sur les écrans. Mais sans demander aux publicitaires d’utiliser du vrai sang, de vraies règles, il serait tout de même cohérent et pertinent de ne pas emprunter une autre couleur…

Tout comme il serait bon de rétablir la vérité sur les produits qui composent les tampons. C’est là toute l’enquête d’Audrey Gloaguen dans le documentaire Tampon, notre ennemi intime qui débute par les témoignages de deux jeunes femmes, atteintes du Syndrome du Choc Toxique, à cause de ce petit tube faussement cotonneux qui de prime abord semble totalement inoffensif, fait pour que les femmes soient libres de leur mouvement, ne craignant plus les fuites, et sereines durant les multiples journées qu’elles vivent intensément au cours d’une seule et même journée (en étant working girls, sportives, mamans et épouses/amantes).

Aujourd’hui, les fabricants ne sont toujours pas obligés de signaler sur les boites la composition de leurs produits. Si scientifiques et élu-e-s politiques – majoritairement des femmes pour cette dernière catégorie – se battent pour faire avancer la recherche et la reconnaissance de cette problématique dans les hautes sphères des institutions, notamment européennes, le chemin est long et la bataille acharnée. Car les puissants résistent, malgré les scandales qui éclatent.

En 2017, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, dans son enquête sur la sécurité des produits d’hygiène féminine, confirme l’étude Alerte sur les tampons, publiée par 60 millions de consommateurs, en mars 2016. Des substances chimiques ont bien été retrouvées dans les protections hygiéniques, dont des traces de dioxines ou des résidus de pesticide interdit en France.

Pour l’instant, la DGCCRF signale qu’il n’y aurait « aucun danger grave et immédiat », soit pas de conséquence sur le long terme sur la santé des femmes. Il faudra alors attendre la fin de l’année, période à laquelle l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail devrait remettre son rapport à ce sujet.

Mais entre la polémique autour de la baisse de la TVA pour les protections hygiéniques qui n’aura pas été une mince affaire, les propos effarants de certains politiques ramenant serviettes et tampons à des produits de confort alors qu’ils sont de l’ordre de la première nécessité pour la gent féminine et l’idée de se glisser Monsanto dans le vagin, les femmes ont de quoi se sentir à fleur de peau, au-delà du syndrome prémenstruel.

Parce qu’avec toutes ces informations, on fait quoi ? On retourne aux méthodes ancestrales des aînées de nos grands-mères ? Non, on informe des risques mais surtout on informe des possibilités qui s’offrent à nous. Comme opter pour des tampons pas trop absorbants, à changer régulièrement, ou opter pour la coupe menstruelle, qui cela dit ne protège pas du Syndrome du Choc Toxique. Mais qui pour certaines femmes offre une véritable libération à propos des menstruations.

« Je suis passée à la Moon Cup, j’adore. On est en lien avec le liquide, le sang. Ça change le rapport. », explique Lis. Parce que sa démarche artistique, dans le cadre de son mémoire, est partie de là. En voyant une image de ce sang qui ne coagule pas, qui tombe dans les toilettes en un seul bloc avant de se disloquer et d’effectuer une chorégraphie hypnotisante. La cup s’insère dans le vagin pliée en deux et vient se poser contre les parois vaginales, récupérant ainsi le sang qui s’écoulent dedans.

Comme le tampon, la coupe est composée, non d’un fil mais d’une tige en silicone que l’on utilise comme un guide pour nous permettre de remonter jusqu’aux fesses du réservoir – si l’on considère que c’est par la tête qu’arrive le sang – que l’on pince, comme une ventouse, afin de la retirer du vagin. Le contact avec la zone intime, avec les muqueuses et avec le sang est incontournable et l’utilisation de la coupe apprend à toucher, observer, sentir et couper court à cette idée de saleté, de souillure et d’impureté.

Néanmoins, outre l’argument écologique, ce processus libérateur pour les unes n’opère pas chez les autres. Et le choix de la protection hygiénique doit rester justement un choix, comme le rappelle Camille Emmanuelle dans Sang Tabou : « D’autres femmes vont trouver inconfortable le fait d’avoir, pour vider la coupe, les mains pleines de sang et donc de devoir trouver des toilettes avec un lavabo privé, du savon, un sèche-mains. C’est mon cas. Les coupes ont beau avoir des noms trop mignons (Lunela, Yuuki, Fleurcup, Mooncup), je dois avoir trop trainé dans ma vie dans les bars et cafés aux toilettes dégueus, sans lumière, avec des lavabos communs, et qui mettent à disposition un sèche-main en tissu, en panne depuis une semaine, avec son vieux tissu, humide et gris. » Chacune sa protection hygiénique !

SAVOIR QUE L'ON A LE CHOIX

C’est également le discours que tient Cloé Guicheteau, médecin au Planning Familial de Rennes, quant au choix de la contraception. Chacune doit pouvoir choisir son moyen de contraception, en son âme et conscience, mais surtout avec toutes les informations concernant l’ensemble des possibilités.

« C’est d’abord le rôle de la famille, des parents, d’informer sur les règles mais tout le monde n’a pas cette chance. Ensuite, c’est le rôle de l’Éducation nationale et puis le rôle du médecin de famille, le médecin traitant. Car lors des premières douleurs, c’est chez le médecin traitant en général que l’on emmène la jeune fille. Il doit prendre un temps avec elle pour parler. Le rendez-vous gynéco intervient souvent dans un second temps, pour la contraception. Il est de notre rôle de s’assurer alors qu’elle a bien compris le cycle, les règles, qu’on lui fournisse bien toutes les informations sur tous les moyens de contraception et lui expliquer ce que sont les règles sous contraception. Car même si c’est artificiel, la contraception est quand même faite pour recréer ce que la femme connaît. On doit empêcher l’ovulation, que les hormones mettent les ovaires au repos. Elles vont alors faire gonfler la muqueuse de l’endomètre et en arrêtant leur prise, les chutes d’hormones déclenchent le message au cerveau. », souligne-t-elle, n’oubliant pas de préciser que selon la contraception choisie, le dosage, les hormones, etc. les règles peuvent apparaître de manière irrégulière, tout à fait régulière ou cesser totalement, avec quelques saignements. Tout dépend.

Certaines vont enchainer les plaquettes et ne pas avoir leurs règles et d’autres vont préférer avoir un temps de repos entre deux plaquettes, afin de rassurer avec l’arrivée de leurs menstruations « artificielles ». Aussi, « Enlever l’ovulation peut diminuer la libido chez certaines mais il n’y a pas que des effets néfastes. La pilule peut être un protecteur contre le cancer de l’ovaire, de l’utérus ou encore du colon. Mais les effets dépendent des femmes. Ce qu’il faut surtout, c’est en discuter, les écouter, les prévenir, voir comment elles se sentent, comment elles sentent leur corps, voir si cela leur convient ou pas, et voir comment on peut ensemble améliorer les choses. C’est le rôle du professionnel de la santé : informer sur toutes les contraceptions et dire aux femmes qu’elles ont le choix. C’est hyper important que ce soit elles qui choisissent pour elles. Pas le professionnel, pas la mère, pas la copine. Et pour cela, il faut une information complète avec les avantages et les inconvénients, il faut dissiper les mythes, délivrer une information objective, appropriée à la demande. », poursuit-elle. Tous les médecins généralistes et gynécologues ne fonctionnent pas de la même manière.

ÉCOUTER ET INFORMER

Et le temps d’une consultation peut être restreint par rapport à la multitude de questions qu’une femme peut se poser sur son cycle, ses règles, sa contraception, ses choix et ses libertés. Mais pour Cloé Guicheteau, il est important que les professionnels de la santé soient dans une démarche d’écoute et que les jeunes filles, jeunes femmes, femmes, trans – peu importe où l’on se situe – se sentent en confiance, suffisamment à l’aise pour oser aborder les différentes interrogations :

« Pour moi, il faut poser la question au médecin généraliste qui peut renvoyer vers quelqu’un qu’il sait plus compétent dans ce domaine-là, puisque nous avons tous des spécialisations et qu’aujourd’hui, les médecins se regroupent en cabinet. Il faut avoir l’honnêteté de le dire et recommander un-e collègue. Tout le monde n’est pas fait pour être compatible en plus. Les personnes trans font souvent partie de réseaux et savent vers qui aller pour être à l’aise et ne pas être face à des gens maladroits. Et je pense que c’est ça qu’il faut chercher : être face à des personnes bienveillantes et à l’écoute. On aimerait qu’il n’y ait plus de jugements sur l’IVG, les personnes trans, etc. mais on n’en est pas encore là malheureusement. »

Pourtant, l’information doit être délivrée dès le plus jeune âge. Et les établissements scolaires se doivent, en principe, de dispenser « trois séances annuelles et par groupes d’âge homogène » sur la santé et la sexualité, selon la loi de 2001, relative à la contraception et l’interruption volontaire de grossesse (Section 9, Art. L. 312-16).

Mais en juin 2016, le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes, dans son rapport « Éducation à la sexualité : Répondre aux attentes des jeunes, construire une société d’égalité femmes-hommes », rappelle que c’est encore trop faible. Sans oublier que tous les établissements scolaires, en particulier dans le secteur privé, ne s’y plient pas. Quelles sont alors les chances que l’ensemble des élèves français reçoivent une information équivalente au sujet des règles ? Que toutes les jeunes femmes aient un espace de parole et d’écoute ?

Que toutes les femmes soient enfin décomplexées de tous les tabous qui régissent les menstruations : qu’il s’agisse de la tache (ça arrive, c’est naturel après tout), de la peur de l’odeur (le sang des règles ne sent que lors de l’oxygénation, par conséquent autour de vous, personne ne le sent), de l’idée de saleté ou d’impureté (encore une invention et une interprétation bidon pour faire de nous des êtres inférieures), rien ne doit nous empêcher de vivre notre cycle comme nous l’entendons.

Avec les protections que nous choisissons – en réclamant et en se battant pour qu’elles soient TOUTES sans pesticides, sans produits chimiques, avec la transparence de la composition et de la fabrication, et sans augmentation de la TVA – et avec la contraception de notre choix (ou le choix de la non contraception, tout dépend). Et avec tout le ressenti et les émotions que le cycle implique.

Chacune est libre d’écouter, de comprendre et d’interpréter les messages de son corps. D’accepter que les émotions soient décuplées, chamboulées, ou pas. Que les douleurs s’il y en a nous obligent à nous poser et ne nous permettent pas de vivre la journée à fond (si les douleurs sont insoutenables, il est vivement recommandé de consulter, lire notre encadré sur l’endométriose). Parce que le contraire provoque des situations de violence et de souffrance. De culpabilité et de peur de dire « je ne peux pas parce que j’ai mes règles. »

Si le débat autour du congé menstruel divise l’opinion, il a au moins l’avantage de mettre en lumière que le syndrome prémenstruel et les règles peuvent être des étapes énergivores et éprouvantes pour certaines femmes. Qui n’ont pas à s’excuser ou à se considérer comme « la preuve que les femmes sont plus faibles que les hommes ».

La fragilité, Lis Peronti l’a ressentie lors de l’une de ses performances artistiques. En 2011, lorsqu’elle reprend ses recherches sur les règles, elle entreprend de réaliser une série d’actions durant cinq mois. À chaque fois que ses menstruations surviennent. Sans toutes les citer, on retient Sangre, dans laquelle elle a essayé de teindre un tissu blanc  en rouge avec son écoulement menstruel, Sangre para os Urubus, une émanation de l’action antérieure ou encore Te incommoda, a mim incomodou, dans laquelle elle a passé une journée sans protection hygiénique.

Elle raconte : « Ce jour-là, j’ai eu tellement peur de la tache, alors que c’était le but quand même que je n’ai pas eu mes règles de la journée, sauf quand j’étais aux toilettes. Comme quoi, c’est incroyable ce que le corps est capable de faire. Mais la fois où j’ai senti ma fragilité, c’est quand dans un arbre, avec une robe blanche sur laquelle je laissais écouler mes règles, j’ai vu les vautours me tourner autour parce que le sang les attirait. »

RÉUNIES EN ISOLEMENT

Le sang attire les animaux. C’est la raison pour laquelle dans certaines communautés on pense que les femmes aient été réunies entre elles, et exclues par conséquent des tribus. Pour s’écarter du danger. Comme on s’écarte de la femme réglée pour ne pas souiller de son impureté. Ces réunions de femmes, la journaliste Anita Diamant s’en inspire dans son roman La tente rouge, dans lequel elle retrace l’histoire du personnage biblique de Dina, la fille de Jacob.

« Ça part de l’idée des peuples nomades dans lesquels les femmes se réunissaient quand elles avaient leurs règles, elles devaient se reposer, être servies par les jeunes filles pas encore réglées. Elles en profitaient pour se raconter leurs secrets et partager les secrets de guérison… Au début, je me suis dit que c’était ça que je voulais ! J’ai lu plein de choses sur les méthodes d’isolement, sur la tradition juive qui évoque des bains après les règles pour se purifier, sur le fait de ne pas toucher les choses en période de menstruation, et en fait, j’ai commencé à me méfier un peu des tentes rouges parce qu’elles font quand même référence à quelque chose qui excluait les femmes pour se protéger des malheurs que les femmes réglées provoquent », explique Lis.

Voilà pourquoi elle a souhaité expérimenter une tente rouge : « C’est vraiment très bien, ça permet de parler mais le principe même reste lié à cette impureté. » À 29 ans, Laura Couëpel est naturopathe, monitrice de portage, animatrice d’atelier toucher / massage bébé, praticienne de la réflexologie plantaire et également doula, depuis l’année dernière. La doula étant une accompagnante à la naissance.

« Lors d’un week-end organisé par les Doulas de France, j’ai participé à une tente rouge. J’avais déjà fait des cercles de femmes mais là c’est très cocon. On est assises sur des coussins, dans un univers rouge, c’est très intime et il y a vraiment une relation de confiance. C’est beaucoup plus chaleureux qu’un cercle quelconque parce qu’il y a un environnement qui permet de se livrer. », décrit Laura, aujourd’hui devenue facilitatrice de tente rouge, la dernière ayant eu lieu le 23 mai dernier.

L'ADAPTATION DES TENTES ROUGES

Evidemment, aucune obligation d’avoir ses menstruations pour participer. Et aucune obligation également de parler. Les femmes doivent simplement accepter les règles posées par l’esprit des tentes rouges : respect, confidentialité, écoute, liberté de partager ou non un vécu, un ressenti, non jugement et bienveillance.

« Ce n’est pas une séance psy ou une discussion avec des ami-e-s, conjoint-e-s, membres de la famille qui souvent donnent des conseils, même quand on ne leur demande pas. Ici, chaque femme est libre de déposer ce dont elle a envie mais on ne donne pas des conseils. », souligne-t-elle.

Si chaque facilitatrice organise sa tente rouge comme elle le souhaite – pas obligatoirement de manière régulière, par exemple – elle, a choisi de ne pas imposer de thèmes précis. Les femmes présentes, de la ménarche (avant les premières règles, il existe la tente rose) à la femme ménopausée (acceptée à la tente rouge, elle peut aussi s’orienter vers la tente orange), abordent les sujets qu’elles désirent, en lien avec le féminin, la féminité, le cycle, la condition des femmes.

Les règles ne sont pas au centre des discussions mais peuvent être un sujet posé par une ou des participant-e-s : « Elles évoquent la liberté, la contraception, le lien avec le cycle féminin, le lien entre les règles et les émotions, les humeurs. Certaines sont très attentives à leur cycle. En tout cas, le principe est qu’il n’y ait aucun tabou. Qu’elles soient féministes, partisanes, ou pas. L’objectif est d’apporter une liberté de parole. Des femmes sont vraiment sensibles au niveau des règles et c’est important qu’elles puissent l’exprimer si elles le souhaitent. Pouvoir le dire sans se sentir jugées. Parce que parfois dans le quotidien, on n’ose pas le dire à cause du fameux « t’as tes règles ? » ».

Une tente rouge offre donc un espace réservé aux femmes de paroles et d’écoute qui permet de mettre des mots sur des expériences, des ressentis, des vécus, ne pas se sentir seules dans ce que l’on vit, ne pas se sentir jugées. Au contraire, se sentir comprises.

« Ça ne veut pas dire que ça résout les problèmes. Mais ça peut libérer d’un poids déjà. »

poursuit Laura Couëpel qui organise une tente rouge une fois par mois environ, en fonction de son emploi du temps, à son domicile à Guichen, sur une durée de 2 heures : « On pourrait parler encore des heures et des heures mais faut bien mettre une durée. On peut faire une tente rouge entre 3 et 10 participantes. Je fais ça bénévolement et gratuitement. Je mets simplement une boite à la sortie de la tente, en participation libre, pour le thé, chocolat, gâteaux, etc. »

Une manière conviviale donc d’évoquer tout ce qui nous tient à cœur et de se délester d’émotions et ondes négatives. Le 11 juin, Karine Louin, facilitatrice à Betton – qui avait proposé en fin d’année 2016 et début d’année 2017 des tentes rouges à l’Hôtel pasteur de Rennes – propose une « Journée de cérémonie et de transmission dans la tente rouge » pour s’informer et pourquoi pas créer à votre tour une tente rouge dans votre quartier.

Dans une tente, sur des coussins, dans un lit, à la terrasse du bistrot, dans le jardin avec des ami-e-s, en famille, en couple, au travail, dans la salle de consultation face au médecin, chez le/la gynéco, sur les bancs de l’école, dans la cour de récré, peu importe, les règles ne doivent être un tabou nulle part. Même pas dans nos téléphones !

Et oui, à l’occasion de la Journée de l’hygiène menstruelle (Menstrual Hygiene Day), le 28 mai, l’ONG Plan International a lancé une campagne pour intégrer des emojis sur les règles. Parmi 5 dessins – calendrier avec des gouttes de sang, culotte avec des gouttes de sang, gouttes de sang avec des smileys contents / moyen contents / pas contents, serviette hygiénique tachée (en rouge, et non pas en bleu !) et organe génital féminin – les internautes sont invité-e-s à choisir via la page facebook de la structure.

Le dessin sélectionné sera présenté ensuite au Unicode Consortium, en charge du choix des emojis. Nous, on milite les cinq propositions, à mettre partout ! Pas uniquement dans les toilettes, les salles d’attente et les salles de SVT. Partout on vous dit ! Jusqu’aux quatre colonnes de l’Assemblée Nationale, pour une petite piqure menstruelle…

 

Tab title: 
Les règles : l'heure de ne plus en être gênées
Menstruellement décomplexées
Endométriose : en parler pour la diagnostiquer
L'absence de règles, ça arrive
Briser le tabou par les mots et l'humour

Célian Ramis

Permaculture : enfin, on respire !

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La permaculture s'attache à être au plus proche de la Nature, dans un esprit de respect et de soin envers l'environnement et l'être humain. Rencontre avec celles qui investissent la "culture de la permanence".
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S’intéresser à la permaculture, c’est mettre le doigt dans l’engrenage. Un engrenage positif et responsable reposant sur le respect de la Nature, le respect de l’Humain et la répartition équitable des richesses. Et surtout qui questionne notre manière de produire, consommer et penser notre société.

Si elle ne se réduit pas à la culture de la Terre, la « culture de la permanence » est très vaste puisqu’elle n’est pas simplement une technique mais nous invite plus largement à l’envisager comme une philosophie qui impacte une multitude d’aspects de la vie, allant de l’habitat, à l’environnement, en passant également par les modes de gouvernance et d’éducation. Ce mois-ci, la rédaction a couru à la recherche des femmes investies en permaculture.

Officiellement née dans les années 70, la permaculture est actuellement aux prémices de ce qu’elle sera, espérons le, dans les dizaines d’années à venir. Dans un esprit écolo et humain, elle encourage à renouer avec les savoirs ancestraux de la Terre, l’accessibilité pour tou-te-s à un mode de vie sain et durable ainsi que l’entraide et la solidarité. Alors, qu’est-ce qu’on attend pour s’y mettre ?

À une trentaine de kilomètres au Nord-Ouest de Rennes, non loin du centre bourg d’Irodouër, la maison d’Anne Guillet est entourée de plusieurs étables à l’abandon et de terrains laissés à l’état naturel. Elle habite Varsovie mais bâtit son projet d’avenir dans la campagne brétillienne.

« La première chose : je suis une femme, j’ai 50 ans, je vis seule et j’ai 4 enfants. J’avais envie de trouver un endroit où je me sente bien. Dans lequel je puisse être autonome au niveau alimentaire mais aussi énergétique, avec la possibilité de développer une activité économique pour avoir des revenus ou un complément de revenus. La deuxième chose : je suis très engagée, militante et citoyenne avec la conscience qu’il faut faire très attention à l’environnement. Et je suis pessimiste sur la tendance politique en Europe et la crise économique. Je cherchais donc un lieu pour être bien et en autarcie si ça va mal. La troisième chose : je suis très active et entourée de gens issus du milieu du théâtre, du spectacle vivant, de la musique, des arts, de l’écriture… Et j’aime particulièrement les ateliers scientifiques avec les enfants. », explique Anne Guillet.

De son étendue boisée et de verdure, elle envisage d’entreprendre la réhabilitation des lieux vivables en gites ou chambres d’hôte, également en capacité de recevoir des résidences d’artistes, et l’aménagement des zones naturelles, en partage avec des agriculteurs/trices du coin, des animations et des habitats suspendus dans les arbres. Elle fourmille d’idées encore en friche, tout comme ses terrains grouillent de potentialités.

« C’est la première fois que j’ai autant d’espace et là je m’entoure de professionnel-le-s pour m’aider à hiérarchiser l’ordre des choses à faire parce que j’ai plein d’envies. Je privilégie particulièrement les femmes qui se lancent, ça fait vraiment partie de mes critères pour des collaborations. », souligne-t-elle. Ainsi, un après-midi du mois d’avril, Akasha effectue une deuxième visite des lieux, la première ayant eu lieu à l’automne.

Elle avance doucement, observe les bordures d’arbustes autant que les herbes qui se plient sous nos pas. Elle constate la présence massive de plantain, souvent définie comme de la mauvaise herbe, et de joncs. Des bio-indicateurs signalant la typologie des sols : « Le plantain indique souvent un sol assez compacté et les joncs se trouvent généralement dans les prairies humides ou avec des problèmes d’infiltration. »

Avec attention, elle poursuit son chemin entre les ronces, orties, brins de menthe sauvage, vergers abandonnés, violettes lactées, chèvrefeuille, etc. De la prairie au sous-bois, tout est passé au peigne fin de son observation et de ses dégustations multiples de plantes comestibles qu’elle nous fait partager.

 S’IDENTIFIER À L’ESPRIT PERMACULTURE

« 80% d’un projet en permaculture est de l’observation. Il ne faut jamais se précipiter. Quand je viens observer des terrains, si la personne n’est pas sur les lieux depuis longtemps et n’a pas trop de connaissances de tous les éléments naturels, je vais attendre un an avant de valider les aménagements. Pendant cette année, je viens une fois par saison, voir comment réagit la nature selon le rythme des saisons, sentir les expositions au soleil, au vent, observer la présence des insectes, des animaux, des herbes, des plantes, etc. », commente Akasha.

Originaire de la région parisienne, elle s’installe à Rennes il y a 7 ans, avant de trouver une maison en colocation du côté de Bruz. Attirée par la nature, elle a été ouvrière paysagiste, a entretenu les espaces naturels et a passé un brevet professionnel aménagement paysager avec une spécialisation en écojardinage. Mais elle ne trouve pas la pleine satisfaction :

« Ça a ses limites. Même dans ces domaines, on reste dans le contrôle avec des idées de « il faut couper les arbres comme çi, comme ça, il faut désherber »… Alors qu’on pourrait manger certaines herbes ! »

Akasha cherche d’autres formes d’accomplissement. À travers les livres, la documentation, les vidéos et surtout les expériences qu’elle fait dans son jardin, elle acquière des connaissances et se rapproche de la permaculture auprès de Steve Read, dans les Côtes d’Armor.

« J’ai suivi les Cours Certifiés de Permaculture et j’ai eu une mini-révélation. J’ai su que j’étais dans la bonne voie et que je voulais en faire mon métier. J’ai ensuite passé 10 jours en immersion totale, on fait des cours, des ateliers, on vit ensemble, le soir, on débat, c’est vraiment le côté très humain de la permaculture. », souligne-t-elle, actuellement en préparation du diplôme de permaculture appliquée, à l’université populaire de permaculture. Elle poursuit :

« J’avais depuis un moment fait le constat que nous sommes déraciné-e-s de cette Nature qui nous apprend tout mais fallait que ça s’emboite dans mon cerveau ! »

SE CONNECTER À SES ENVIES ET BESOINS

À 30 ans, Marie Ménard formule ce même constat : « Je regrette vraiment qu’on nous élève loin de la Nature. C’est tellement bien de connaître tout ça ! » Plus jeune, elle a été assistante manager et attaque aujourd’hui sa reconversion au sein du Centre de formation professionnel et de promotion agricole (CFPPA) du Rheu pour obtenir son Brevet professionnel de responsable d’exploitation agricole.

« Je suis une femme, jeune et noire, le chemin n’est pas simple pour le maraichage. Regardez sur le marché, déjà, il y a rarement des personnes issues de la diversité… », sourit Marie, qui ne se démonte pas pour autant. Au fil des 9 mois de formation, elle a affiné son projet futur, initialement basé sur la volonté de produire de la courge éponge – luffa cylindrica – utilisée comme éponge exfoliante, notamment dans les hammams et spas « mais on m’a expliqué que je ne pourrais pas en vivre donc j’ai eu l’idée du maraichage. »

En effectuant plusieurs stages, d’abord dans un jardin d’insertion du Breuil, puis chez un couple de maraichers et enfin à Perma G’Rennes, situé en face de l’éco-centre de la Taupinais (à la Prévalaye), elle a adhéré, comme Akasha, à la permaculture.

« C’est ce que j’ai envie de construire. Dans ma promo, on est une trentaine, la moitié veut faire du salariat et l’autre moitié veut s’installer. Je suis dans la deuxième catégorie. C’est en passant par la Ville de Rennes en tant que porteur de projet que je suis entrée dans le réseau des Amis de la Prévalaye – qui développe un projet d’installation dans le coin – et que j’ai rencontré Mika (Mikaël Hardy, permaculteur fondateur de Perma G’Rennes, ndlr) et ça m’est monté à la tête ! Dans le bon sens du terme ! », rigole Marie.

Elle regrette que la formation qu’elle suit insiste sur l’investissement dans le matériel et la volonté de rapidement s’engager sur une rémunération équivalente à 1500 euros par mois, « des contraintes auxquelles je n’ai pas envie de m’aliéner car ce que j’aime, c’est ce qui fait la permaculture : être naturelle, authentique, s’inscrire dans le rythme des saisons. On veut tou-te-s un salaire, certes, mais je crois que c’est important de comprendre ce que la nature nous offre et ce qui nous environne. On s’inscrit à la suite de mère Nature. Avec la permaculture, je suis beaucoup moins stressée aujourd’hui, je procède étape par étape. Ce n’est pas une histoire de carburer absolument, on peut aussi prendre le temps de présenter des produits qui nous ressemblent, faits avec les valeurs de la nature. »

REPENSER NOTRE MODE DE VIE

Quelques heures passées aux côtés d’Akasha et de Marie et Mikaël suffisent à ressentir cet apaisement. Il y a quelque chose qui relève de l’ordre de la simplicité et de la bouffée d’air frais. L’Homme remis à sa place. Tout petit par rapport à cette puissante Nature. Pourtant, il ne faut pas s’y tromper, les aménagements et les principes, appelés design, ne sont pas le fruit du hasard, mais bel et bien celui des connaissances, des partages de savoir-faire, d’expériences et d’expérimentations et de labeur.

Ce sont les australiens Bill Mollison et David Holmgren qui ont théorisé officiellement la permaculture dans le sens de « culture de la permanence » dans leur ouvrage, paru en 1978. « Ils se sont inspirés de choses fondamentales pour comprendre l’écosystème, du biomimétisme, des méthodes primitives et de l’écologie moderne. Ils ont réussi à créer une éthique forte, avec des outils performants. », explique Akasha.

La permaculture se formalise en réponse à l’industrialisation de l’agriculture, détériorant non seulement les sols et les eaux mais aussi toute la biodiversité qui découle des cultures et des éléments naturels. Aujourd’hui, à cela, on ajoute les pesticides, insecticides, injonction à la sur-production, pression de la rentabilité, gaspillage alimentaire mais également gaspillage des énergies fossiles… La liste des choses néfastes à l’environnement et à la santé est longue. Très longue. Trop longue.

Si l’agriculture biologique contribue à améliorer les conditions de vie des un-e-s et des autres, la bataille financière finit toujours par l’emporter ou au moins à en gâcher le fruit et l’espoir, laissant toujours de côté les éternels perdants : l’état de santé de la planète et l’être humain.

La permaculture invite alors à repenser notre mode de vie et de consommation, pas uniquement dans son aspect alimentaire ou sanitaire, mais dans une dimension bien plus globale, passant aussi par la question de l’habitat autonome et durable, l’utilisation des énergies, l’éducation des enfants, la manière de consommer, la monnaie, les modes de gouvernances, etc.

En résumé, il s’agit de prendre nos responsabilités pour nous, pour les autres et pour les générations futures. En prenant soin de la Nature et des êtres humains, en créant l’abondance et en la partageant.

S’INSPIRER DE LA NATURE

« On crée des lieux d’exploration qui reproduisent des écosystèmes les plus naturels possibles. On prend le temps d’observer, de ressentir l’environnement et on s’inspire de la Nature. », explique Marie Ménard. Les exploitations ou jardins permacoles ne ressemblent pas les uns aux autres, même s’ils peuvent présenter des similitudes, et ne sont pas présenté-e-s dans l’esthétique traditionnelle.

Au contraire, ils peuvent paraître bordéliques, parce que les herbes seront hautes à certains endroits, que des cultures pousseront autour d’un arbre à un autre, ou encore qu’on cherchera en vain à trouver les lignes bien droites de légumes à perte de vue. Bordélique. C’est bien la remarque que fera un samedi en fin de matinée, un passant s’attardant sur son chemin dans les jardins partagés du parc du Landry.

Dans le cadre du mouvement des villes en transition, initié en Grande-Bretagne, l’association Jardins (Ou) Verts, présidée par Laurent Petremant, œuvre depuis plusieurs années à l’aménagement d’une partie du terrain en permaculture dans laquelle se mêle des habitant-e-s du quartier mais aussi des forces vives désireuses de s’impliquer dans le projet, de jardiner et d’apprendre de la Nature. Pour Cathy, il est important de préciser :

« C’est un espace expérimental, il ne faut pas attendre de la productivité. Mais avec cet exemple, on montre qu’il existe un autre moyen de faire, sans polluer. On est à Rennes, dans une grande ville relativement végétale. Je trouve qu’il est important d’avoir des savoirs et de l’expérience, de combiner la notre et celle des autres. »

Suzanne la rejoint parfaitement sur ce point. Le jardin est ouvert à tout le monde, y compris ceux qui n’y travaillent pas sur le créneau du samedi matin. « Je ne fais pas ça pour manger, mais je fais ça pour le plaisir. Et les choses prennent forme. Il faut du temps, il faut accepter que ça prenne du temps. On a fait un travail de dingue, c’est très physique et manuel. Je ne sais pas si ça, il faut le dire… », sourit-elle.

Les adhérent-e-s ont suivi des formations pour se lancer et peuvent participer à des sessions s’ils/elles en éprouvent le besoin ou l’envie. Mathilde se plait à penser qu’ils/elles sont des petits thérapeutes du sol, comme le dit Pierre Rabhi, fondateur du mouvement Colibris, souvent cité par les permaculteurs/trices.

« Nos sols sont gravement malades. Avec la permaculture, il n’y a pas de déchet. Le déchet est une ressource alors ici on invite vivement les gens à composter. Le compost est un levain qui redonne à la terre une vie microbienne. Ça commence par les bactéries, les champignons, puis on étend aux plantes en comprenant qu’il s’agit d’un organisme vivant qui a tout un tas de capacité, qui sécrète des produits qui nourrissent des bactéries spécifiques qui elles renvoient des minéraux spécifiques. Tout est vivant et c’est magique ! Mais il faut impérativement que le sol soit vivant ! », souligne-t-elle. Il y a dans sa manière de faire visiter le jardin un mélange d’enthousiasme et d’alarmisme.

DÉCOUVRIR LES MULTIPLES POTENTIALITÉS

La permaculture semble pour elle une évidence. Une évidence pour panser les blessures trop longtemps infligées à l’environnement et peut-être espérer guérir la folie qui nous entoure, pour trouver un apaisement collectif, une sérénité pérenne et respectueuse.

Mais en attendant de pouvoir atteindre cet état de grâce, on en revient toujours au même : l’association manque d’argent pour aller encore plus loin et lance un appel aux dons via un crowdfunding et aux bonnes volontés lors de la réunion publique du 12 mai prochain. Si elle nous glisse les infos entre les pissenlits et les topinambours, le besoin financier n’entache pas son enthousiasme et sa motivation.

Elle parle de jardin en trou de serrure, d’espace de multiplication, de baissière ou encore de modèle spirale aromatique et de plate-bande en fer à cheval. Tout est pensé dans le détail et tout a fonction particulière. Les poules mangent la vermine et pondent des œufs. Le compost crée de l’humidité. Les zones en creux récupèrent l’eau, qui nourrie de broussailles, se met à composter. Les espaces semblant en friche offrent en réalité un tas de plantes nourricières.

La spirale en pierre qui abrite différentes sortes de matériaux, du plus drainant en bas au moins drainant, s’offre la chance de composer avec toutes les expositions, toutes les orientations et tous les régimes hydriques. Le faux plat bordé d’une petite butte permet de multiplier les climats. Tout peut servir, donc.

Il s’agit alors d’un véritable apprentissage, partant des potentialités de la Terre, composée de sa faune et de sa flore, pour aménager des écosystèmes des plus naturels et des plus respectueux de l’environnement. Comprenant les interactions entre les sols et les végétaux mais aussi les insectes, les climats, les énergies, etc. sans tenter de dompter la Nature mais en composant avec elle.

Pour Akasha, « l’idée est de pouvoir aménager le lieu avec un minimum de contraintes. Et de pouvoir le faire quoi qu’il arrive. Par exemple, quand on est proche d’une zone pas terrible parce qu’il y a beaucoup de voitures qui passent ou qu’il y a un risque d’exposition à certains produits toxiques, on trouve des systèmes dépolluants naturels, on trouve des parades sans aller contre la Nature. »

C’est pour cela que les savoirs sont utiles mais que les expérimentations sont également essentielles. Pour mélanger les cultures, établir des rotations de culture, sauver et faire perdurer des cultures que l’on croyait perdues, créer des protections naturelles, par exemple avec des haies pour le vent, des herbes hautes pours les auxiliaires ou des parades naturelles contre les polluants. Mikaël Hardy en sait quelque chose. Il aménage sa micro-ferme en permaculture depuis l’été 2016 :

« On a fait beaucoup de promenade pour s’inspirer et pour comprendre. Il a fallu remettre la prairie en état. J’étais naturaliste avant, donc je sais bien comment ça fonctionne, les plantes utiles, les insectes utiles, les animaux utiles. Et la permaculture, ça fait 15 ans que je m’y intéresse. J’expérimente sur le tas. »

Tout est utile a priori. Les soucis plantés autour du mandala qui accueille la pousse des pommes de terre, la paille qui maintient la fraicheur et l’humidité du sol qui commence à manquer de pluie, comme le seigle qui pourra servir à fabriquer des chapeaux et des paniers. Impossible après ça de parler de bordel. Ni même de bordel organisé.

Au contraire, on respire et la biodiversité, la vie qui fourmille dans tous les recoins des terrains, donnent un côté, comme le dit Mathilde, magique. « Il y a un côté créatif, poétique et sensible là-dedans, c’est une part très agréable, c’est la part de plaisir. L’esthétisme, c’est le produit du bien-être. », confie Mikaël.

BASE DU LIEN SOCIAL

Si la permaculture part d’un point individuel pour évoluer en spirale et s’étendre à la communauté, son ciment de respect de son environnement pose les fondations d’un lien social essentiel à la dynamique quotidienne.

Au Landry, Suzanne confirme : « Ici, le jardin est partagé d’une part et ouvert d’autre part. Donc entre nous, on discute, on échange, alors qu’on ne l’aurait pas forcément fait, même si on habite le quartier. Chacun-e est dans sa maison, dans sa vie, on se salue poliment mais c’est tout. Là, on peut partager autre chose et faire connaissance autour d’un projet commun. Et c’est pareil pour les passant-e-s qui nous voient bosser dans le jardin, ils posent des questions, on parle des plantes, de la permaculture. Autrement, on n’aurait jamais discuté avec ces gens-là. »

La notion de partage et de transmission se veut omniprésente. Marie Ménard en a bénéficié à Perm G’Rennes. Elle qui apprécie la discussion, le fait de faire circuler l’information et de sensibiliser à cette éthique mais aussi plus largement à la diversité en général se nourrit beaucoup de la pratique de son maitre de stage.

« Je ne fais que démarrer moi mais c’est très enrichissant d’écouter Mika et d’échanger avec lui. Il y a beaucoup de monde qui passe sur l’exploitation, à chaque fois il passe du temps à faire visiter, à expliquer les principes, les valeurs, etc. de la permaculture. Et quand j’aurais mon terrain, il viendra avec moi comprendre il est composé pour pouvoir créer les écosystèmes. Tout comme lui a fait intervenir d’autres expert-e-s. Cette démarche me parle, ces énergies qui circulent et le fait que tu produis quelque chose qui te ressemble ! », explique-t-elle.

S’installer en permaculture, Marie semble sûre de son choix. Et avec cette perspective, mise en relief avec son histoire personnelle, elle s’interroge sur la manière de rendre accessible ses productions, de ne pas reproduire un schéma injuste, discriminant et stigmatisant selon les classes sociales ou autres critères écrasants d’injonctions arbitraires et sociétaux. Et la question est légitime.

Alors que la culture commence son expansion auprès du grand public, on pourrait imaginer une pratique tarifaire déraisonnable, à l’instar de la plupart des produits naturels et encore non démocratisés. Ce qui irait à l’encontre de ses valeurs. Mikaël Hardy compte sur l’entraide, en mettant une partie de son terrain à disposition à un petit groupe de personnes désireuses de se lancer et d’apprendre, et a fixé l’adhésion à sa structure à 1 euro l’année pour bénéficier de ses cours en permaculture.

TRANSMISSION DES SAVOIRS

Akasha, de son côté, s’envisage formatrice avant tout et se positionne dans le domaine de la conception – à travers les observations et les design qu’elle effectue pour le moment à titre bénévole au sein de sa structure, Permabiose – et de la pédagogie.

Régulièrement, elle anime des ateliers – à prix libre - et des chantiers participatifs, autour des plantes sauvages comestibles, de la culture de champignons, des mares naturelles, du zéro déchet, du compost, des toilettes sèches, de la fabrication de mangeoires pour oiseaux ou d’hôtels à insectes.

« Souvent, les participant-e-s viennent pour l’aspect et la sensibilisation permaculture et écolo. Beaucoup de gens font de la permaculture sans le savoir. Oui, il faut avoir des bonnes connaissances en écologie, en écosystèmes, en botanique, en eau, en interaction naturelle. Mais on apprend beaucoup sur le terrain, en observant. En observant les types de sol, les vents dominants, la flore spontanée, les expositions selon les saisons, la faune, les bordures, etc. Et quand on sait pas, ça arrive parfois quand je suis en observation, on prend des bouquins pour faire des recherches, sinon on prend des photos et puis on cherchera ensuite. », détaille-t-elle.

Une fois son diplôme obtenu, elle souhaite à 37 ans poursuivre dans le sillon de la transmission et pourquoi pas se spécialiser dans les systèmes de culture avec les arbres et les forêts comestibles, à l’instar de l’association brétillienne de Franck Nathié, La forêt nourricière. « Je ne vis pas de ça pour le moment, comme beaucoup, mais c’est un milieu vachement ouvert. », positive-t-elle.

PETIT BÉMOL ?

Seule ombre au tableau : l’absence des femmes… Enfin, pas totalement. Une membre de l’association Les incroyables comestibles, ayant travaillé cette année sur un projet d’études imaginant une application permettant de développer numériquement les designs permacoles, nous le confie :

« Dans l’association, comme dans le mouvement Colibris, il y a une majorité de femmes. Je fais partie également d’une ONG qui organise des cafés-débats autour de ces sujets et c’est pareil, il y a beaucoup de femmes qui sont intéressées. Pour le projet, nous avons rencontré beaucoup de permaculteurs et en effet, il y a très peu de femmes. Quand il s’agit d’un loisir, elles sont nombreuses, mais quand ça se professionnalise, elles disparaissent. »

Comme quasiment dans tous les domaines. Elle poursuit : « Dans l’agriculture, il y a moins de femmes en règle générale. La permaculture n’étant pas encore très connue, ça explique peut-être qu’elles ne soient pas très présentes ?! » Beaucoup avanceront le même début d’explication. Pour Marie Ménard, pas question de se laisser décourager par les injonctions de sexe et de genre, aboutissant à des discours alambiqués sous-entendant que les femmes ne seraient pas capables de prendre une exploitation en charge.

« Dans ma promo, il y a 15 filles et 15 gars, ça va de 22 à 40 ans. Et je remarque que quand les filles évoquent la possibilité de s’installer, elles raisonnent en terme de couple. Elles ne se lanceraient pas seules mais forcément en couple. Ça questionne vraiment le couple. »
exprime-t-elle.

Mère d’une jeune fille de 13 ans, elle sait que le travail qu’elle va devoir entreprendre sera colossal et sait que le chemin sera semé d’embuches « mais c’est mon projet et je ferais en sorte de le lancer ». Cette force de caractère, elle en est consciente. On pense alors à son contact à l’écoféminisme, ce mouvement né aux Etats-Unis dans les années 70, à la période et dans la même veine que la permaculture.

Dans une interview accordée au média Reporterre, en octobre 2016, Emilie hache, maitresse de conférences, spécialiste en philosophie pragmatique et en écologie pragmatique, développe une réflexion aussi captivante qu’importante :

« L’articulation de la destruction de la nature et de l’oppression des femmes ressemble à un ruban de Möbius : les femmes sont inférieures parce qu’elles font partie de la nature, et on peut maltraiter la nature parce qu’elle est féminine. Les écoféministes ont donc une réflexion critique à l’égard de l’idée de nature telle qu’elle a été élaborée dans la modernité ainsi que sur la façon de concevoir la féminité à cette même période. Mais, pour ces femmes, il ne s’agissait que d’une étape. Elles ont proposé ensuite de se réapproprier aussi bien l’idée de nature que ce qui relève de la féminité. Ce geste de réappropriation/réhabilitation/réinvention peut se traduire par reclaim, qui est le concept majeur des écoféministes. Comment ? Par exemple, en renouant avec une nature vivant, que certaines considèrent comme sacrée. Si l’on cherchait le type de pensée qui hérite le plus de l’écoféminisme, c’est la permaculture. Une grande partie des écoféministes sont engagées dans la permaculture, réarticulant les humaines à leur milieu, sortant du dualisme nature/culture, en s’appuyant sur l’intelligence du vivant. Starhawk, par exemple, une grande figure de l’écoféminisme des années 1980, anime aujourd’hui des ateliers de permaculture sociale. » Une idée à faire germer et à récolter (vite !).

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Permaculture : au plus proche de la nature
Un accomplissement naturel et humain
La permaculture, rentable ?

Célian Ramis

Cirque contemporain : Jongler avec le genre

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Si le cirque traditionnel véhicule un certain nombre de clichés concernant la condition féminine, qu'en est-il du cirque contemporain, secteur dans lequel les femmes ne représentent encore qu'un tiers des circassiens ?
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Du 17 mars au 1er avril, ay-rOop, association rennaise de production, d’organisation et de promotion de spectacles et de manifestations culturelles du spectacle vivant, présentait son Temps fort Arts du cirque, dans la capitale bretonne et ses alentours. Dans la programmation, 1/3 des artistes sont des femmes. Un chiffre représentatif du nombre de circassiennes dans le secteur.

À l’instar du domaine des arts et de la culture, la présence de la gent féminine évolue, lentement. Comment l’expliquer et comment le vivent les professionnelles ? Dans ce dossier, elles témoignent d’esprits libres, persévérants et déterminés. Hors du cadre du genre.

Elles sont la grâce, ils sont les muscles. Elles sont la légèreté, ils sont la virilité. Elles sont voltigeuses, ils sont porteurs. Elles sont souples, ils sont clowns. Elles subliment de leur élégance aérienne, ils impressionnent de leur force terrienne. À quelques exceptions près… Bordées de (gros) stéréotypes, les représentations des circassiennes et des circassiens venues du cirque traditionnel évoluent avec le développement du cirque contemporain. Si les femmes sont encore minoritaires dans le secteur, il semble que la jeune génération fasse fi des codes du genre et du sexe.

« La vache ! Elles envoient les filles ! », « C’est incroyable ce qu’elles sont capables de faire ! », « Je suis bluffée par les nanas »… Dimanche 19 mars, les huit artistes de la compagnie Baro D’Evel viennent d’éblouir le public à l’occasion de la première des neuf représentations qu’ils donneront de Bestias lors du Temps fort Arts du cirque, organisé par ay-rOop.

À la sortie de leur chapiteau, installé plus de 10 jours durant, sur l’esplanade Charles de Gaulle, les commentaires tournent autour des prestations des trois artistes féminines, Camille Decourtye, Noëmie Bouissou et Claire Lamothe. Des commentaires qui résument assez bien l’opinion publique quant à la condition des femmes. Dans le spectacle, pas d’inversion des genres, pas de porteuses soutenant des portés, pas de montées vertigineuses au mât chinois, pas d’acrobaties tape à l’œil.

Qu’est-ce qui crée alors la stupéfaction de ces spectateurs/trices ébahi-e-s ? Leur présence scénique. Leur place au sein de la compagnie. Leurs rôles tout aussi essentiels que ceux des hommes. Leur manière propre à chacune de prendre l’espace. Leur intérêt à prendre part à l’expérience Bestias. Leurs compétences pluridisciplinaires.

DES PARCOURS HORS DU CADRE

Camille Decourtye, à la direction de Baro d’Evel avec Blaï Mateu Trias, vient du monde équestre. Bonito et Shengo, les chevaux, et Gus, le corbeau-pie, sont ses compagnons de scène comme ses compagnons de vie. Elle manie avec eux le langage mais maitrise aussi parfaitement sa voix à elle qui envahit le chapiteau et notre esprit.

Noëmie Bouissou a intégré la compagnie en 2013, en sortant de la réputée école de cirque du Lido, à Toulouse, où elle a travaillé la danse, les acrobaties, le jeu et le théâtre. Avant, elle avait effectué une année à l’École nationale des arts du cirque à Rosny-sous-Bois, et encore avant, l’école professionnelle de cirque de Lille.

« J’ai commencé le cirque à 4 ans, dans une école à Toulouse et je n’ai jamais arrêté. Dans mes promos, il y avait souvent plus de mecs que de filles. Et dans les compagnies, la plupart du temps, on voit bien que ce n’est pas très équitable. D’où ça vient ? On ne sait pas. », explique-t-elle. Spécialisée en mât chinois, elle fait partie de la nouvelle génération de circassienne qui ne s’embarrasse pas des codes et des questions liées au genre ou au sexe :

« Le mât est une discipline au départ réservée aux hommes. Quand je suis arrivée à Lille, le maitre chinois commençait à l’enseigner aux filles. Il n’y a pas de raison qu’elles ne puissent pas en faire. C’est physique mais c’est intéressant justement de l’appréhender d’une nouvelle manière, de voir comment on peut travailler dessus en adaptant à son corps. Pas simplement au corps d’une femme, mais comment l’adapter à tous les corps, selon son propre corps. »

Plus qu’une problématique liée au sexe, il en va de la différence des morphologies, et la plupart des artistes établira le même constat et la même réflexion. En parallèle, elle développe son potentiel comique - faisant des stages de clown quand son emploi du temps le lui permet – qu’elle met au service de Bestias, avec ou sans Zou, Farouche et Midinette, les trois perruches qui l’accompagnent à un moment du spectacle.

« Ce n’est pas moi qui les élève, elles ont leur papa, Laurent (Jacquin), rigole-t-elle. Mais on a fait un stage avec un oiseleur. On les a eu imprégnées, c’est-à-dire nourries à la main, à un mois. Elles font parties de la troupe. » Pas question de mettre une étiquette de cirque « pur » dans la démarche qu’elle entreprend, celle du cirque contemporain qui croise les disciplines et élargit les champs de réflexion.

Pour elle, « le nouveau cirque n’est plus axé sur la performance physique ou sur l’exploit. » Ce qui expliquerait l’augmentation du nombre de femmes ? « Non, je ne pense pas. Dans le cirque traditionnel, les femmes sont souvent montrées pour la beauté des corps, en string, ou elles font les potiches… Après, faut pas non plus cracher dans la soupe, elles ne sont pas moins compétentes. Dans le cirque contemporain, on adapte aux corps. On s’approprie les techniques du classique pour les faire ressortir personnellement et trouver, former, un univers. Si elles sont encore souvent dans des disciplines pensées féminines comme la contorsion ou le trapèze, elles sont douées et font de super formes. Et ça commence à bouger, en mât chinois par exemple, il y a de plus en plus de femmes. », commente Noëmie.

INDÉPENDANCE ET LIBÉRTÉS

Sortir du cadre, c’est ce qu’apprécie Claire Lamothe qui a rejoint Baro d’Evel depuis quelques mois. Elle n’est pas issue du milieu du cirque, mais de la danse. En horaires aménagés à Toulouse, elle a ensuite intégré une école à Auriac avant d’obtenir son diplôme d’état au Conservatoire supérieur de Belgique, « là où j’ai rencontré la danse, hors contexte français, car là-bas ils ont cassé les codes, ils travaillent beaucoup dans le sol et j’ai pu trouver mon identité. »

Quand on aborde le sujet de l’égalité entre les femmes et les hommes dans le milieu artistique, elle confirme. Le secteur de la danse n’est pas épargné. Compagnies et structures sont majoritairement dirigées par des hommes et les subventions et aides se révèlent encore être plus largement attribuées aux créations portées par ces derniers que par leurs homologues féminines. Claire a 24 ans, Noëmie, 26 ans. Toutes les deux sont conscientes du regard qui se porte sur la vie d’artiste. La vie en tournée. La vie d’itinérance.

« Ça arrive que mon entourage me demande quand est-ce que je vais me stabiliser ou quand est-ce que je vais avoir des enfants. C’est une vie peu commune, ça pose question aux gens. », souligne Noëmie Bouissou. Autour du chapiteau, les caravanes sont stationnées en demi-cercle. Pour elles, ce quotidien de troupe constitue un élément phare de l’aventure humaine que propose Baro d’Evel, qui se raconte notamment dans Bestias.

« On a tou-te-s notre caravane, on est amené-e-s à être dehors pour aller à la douche par exemple. On croise tout le temps du monde. Il y a une énergie particulière, on vient tou-te-s d’horizons différents, mais il y a un grand respect de la vie de chacun-e, on a la possibilité d’être très indépendant-e-s et de faire des choses ensemble quand on en ressent l’envie. C’est une grande liberté. », s’enthousiasme Claire Lamothe, approuvée par sa co-équipière :

« On apprécie ces moments de vie. On a notre maison et on la déplace. Quand on joue le spectacle, on fait venir les gens chez nous en quelque sorte, puis on les rencontre dans notre petit bar à la suite de la représentation. »

Et elles sont affirmatives, être une femme n’est pas incompatible avec cette vie d’itinérance, malgré certaines opinions. « Ce n’est pas une contrainte, on le voit bien avec les deux familles et les cinq enfants qui vivent dans ce petit village. Oui, il faut s’arrêter quand on est enceinte et ensuite réadapter son corps, mais c’est faisable et les femmes le font. », insiste la circassienne.

Neta Oren rejoint ce discours. Elle a plusieurs exemples d’amies devenues mères sans arrêter leurs carrières, et heureusement. Elle a alors en tête que tout est question de choix et d’organisation. « Il y a toujours une solution ! », positive-t-elle, avec le sourire.

« J’ai beaucoup travaillé en solo, mais je n’aime pas trop cette vie, avant de rejoindre la compagnie (EA EO, collectif réunissant 5 artistes dans All the fun, présenté du 28 mars au 1er avril lors du Temps fort, ndlr). Oui, tu perds la notion de la vie normale, de routine. C’est beaucoup de voyage, de nuits à l’hôtel et souvent tu ne te sens pas chez toi. Mais à côté, tu découvres une ambiance géniale et une famille. Je pense que c’est dur pour tout le monde, filles et mecs. On a les mêmes problèmes, les mêmes dilemmes. Après, j’ai 26 ans, je suis encore jeune et je n’ai pas encore eu à me poser la question de ma vie privée en tant que mère. », précise-t-elle.

PEU DE FEMMES DANS LE JONGLAGE

En Israël, son pays natal, elle fréquente une petite école de cirque, apprend le trapèze, les acrobaties et le jonglage. Elle a environ 15 ans et le hasard qui l’a menée au cirque lui fera trouver sa vocation, elle veut être jongleuse. La pratique du cirque n’étant pas à ce moment-là encore très développée, elle s’installe en France à 18 ans pour tenter d’entrer à l’école du Lido, qui lui répond qu’elle est encore trop jeune.

À Lyon, elle intègre une école préparatoire, avant de pouvoir être prise à Toulouse. Elle fait des balles sa spécialité, aime travailler l’objet et la manière « d’écrire le jonglage pour trouver comment créer une chorégraphie ». Dans ses vidéos, à découvrir sur Internet, on se fascine pour ses propositions et on se questionne sur qui s’articule autour de quoi ou de quoi s’articule autour de qui. Le jonglage prend une nouvelle dimension dans le cirque contemporain et Neta Oren apprécie la complémentarité et la diversité des approches.

« C’est tellement vaste comme domaine ! À chaque fois que je travaille avec des compagnies ou sur des projets, on trouve un fil rouge qui te force à aller chercher de nouvelles choses pas évidentes. Dans All the fun, on tourne tout le temps la tête. Dans une autre proposition, l’idée était que la balle traverse à chaque fois un anneau. », se passionne-t-elle.

Son temps de recherche s’articule autour d’exercices et d’improvisations basées sur la technique avant de trouver le sens qui s’en dégage. Un jeu de ping-pong s’installe alors entre le fond et la forme. Dans l’écriture, elle se défend de penser en terme de sexe ou de genre. Son duo avec Eric Longequel est un défi entre deux artistes. Entre deux jongleurs.

« Ce sont des histoires que l’on raconte. On ne cherche pas à faire quelque chose de l’ordre de la confrontation ou autre entre une fille et un garçon. », signale Neta, qui souligne toutefois que les femmes sont rares dans le domaine du jonglage. En réfléchissant, elle ne trouve pas d’explication à ce constat. Se dit que depuis qu’elle a participé à des conventions, où elles étaient seulement deux jongleuses sur l’ensemble des participants, il y a en certainement plus maintenant. Mais elles restent en marge. Des exceptions à double tranchant :

« D’un côté, je trouve du boulot plus facilement. D’un autre, certains me prennent parce que je suis une femme, sans même regarder mes numéros. »

Comme une caution. Une garantie pour ne pas être accusé de sexisme.

LA DÉSESPÉRANTE CAUTION FEMME…

Cette sensation, Sandrine Juglair, 33 ans, l’expérimente depuis la création de son spectacle, seule en scène, Diktat, qu’elle jouait les 25 et 26 mars à l’occasion du Temps fort. Dedans, elle joue des codes et des clichés. Aussi bien des stéréotypes sur les femmes que sur les hommes. Et aborde tout au long de la proposition, la question du regard que la société porte sur les individus mais aussi du regard personnel sur sa propre personne.

« Je suis très musclée et pas du tout souple. Depuis longtemps, j’adore le sport, je suis très raide et j’ai une attitude de petit gars. Pour ce premier solo, je suis partie du personnel, du vécu mais aussi des fantasmes. Ça je m’en suis rendue compte après. Mais j’avais envie d’être chanteuse lyrique, d’être un mec, d’être une rock star, d’être une boxeuse, j’ai mis tout ça sur scène. », développe-t-elle.

Elle poursuit : « Au début, on me demandait de jouer le spectacle en mars. Je ne comprenais pas pourquoi. Puis j’ai compris que c’était par rapport au 8 mars (journée internationale de lutte pour les droits des femmes, ndlr). Ça me gonfle qu’on veuille mon spectacle uniquement en mars. Depuis Diktat, je suis hyper sollicitée pour parler de la place des femmes dans le cirque. Je trouve que ça bien de s’y intéresser mais ça me pose question. Je suis pour les réflexions autour de ce sujet mais j’ai peur de l’effet inverse qui pourrait être dangereux. »

Des anecdotes illustrant le sexisme dans le milieu professionnel, elle n’en manque pas. Elle se souvient d’une audition qu’elle a passée en sortant de l’école. Il y a quasiment le même nombre d’hommes que de femmes. Au bout de trois jours, on leur annonce que finalement ils ne cherchent pas de femmes. Sandrine souligne que « de toute manière, sur 10 places, en général, 9 sont pour les hommes. ». Elle raconte aussi avoir du interrompre un projet car le metteur en scène avec qui elle travaillait « était trop gêné car il ne pensait pas qu’une femme pouvait faire du mât ». Souvent, elle est la seule circassienne au milieu des circassiens. La réflexion est fréquente :

« ‘Super, tu seras le contrepoint’. On a la sensation de servir les quotas, d’être la couleur féminine. »

Et qu’on lui demande de mettre une jupe sur scène, ça l’emmerde.

COMBATTRE LES PRÉJUGÉS

Toujours être ramenée à la question de la féminité et du genre parce qu’elle s’amuse des hypercodes, parce qu’elle est femme, et surtout parce qu’elle est femme dans la catégorie « monstrueuse ». Monstrueuse dans le sens entendu par Anne Quentin dans son article « Les femmes dans le cirque contemporain », publié sur le site Territoires de cirque en mai 2010.

Ainsi, Sandrine Juglair semble se retrouver dans le passage dédié à Pénélope Hauserman, de la compagnie Les intouchables : « La trapéziste travaille sur le corps depuis plus de 5 ans. Son « Cirque de chambre » n’utilise pas de marionnette, mais s’attaque à l’image du corps-objet. Quelques élastiques posés à même la peau suffisent à évoquer une poupée désarticulée, à la manière des sculptures érotiques d’Hans Bellmer dont l’artiste s’est inspirée. Avec ses jeux vocaux un brin gothiques, ses contorsions monstrueuses, ses apparitions hallucinatoires de corps suspendu. Pénélope synthétise à elle seule les formes que le propos de femme peut prendre au cirque : sensualité, érotisme, manipulation, corps objet, androgynie, abstraction… Même si à voir les travaux d’Angela (Laurier), Jeanne (Mordoj) ou Pénélope, on peut se demander pourquoi la monstruosité semble un thème de prédilection des femmes… » Pour elle, elle fait partie « de celles qui explorent le monstrueux. Il n’y a pas de normalité féminine à 100% ».

À l’école, à Rosny-sous-Bois, elle se verra lutter pour faire du mât chinois. Cette spécialité vit un moment charnière à cette époque. Les femmes commencent à y venir. « On me disait que je n’allais pas y arriver parce que j’étais une femme. J’ai eu envie de leur montrer que c’était faux. J’ai bourriné jusqu’à plusieurs blessures, je voulais prouver des choses. Je ne me suis pas battue hyper longtemps, ils ont vu que ça marchait ! Mais c’est clair qu’il faut redoubler d’effort. Aujourd’hui, je pense qu’il y autant de femmes que d’hommes au mât. Ce qui est sûr c’est que toutes les filles qui sont passées par là ont apporté des choses. Ma marque de fabrique, c’est d’avoir tout enlevé. Les deux pantalons, les pulls, etc. Car on est très couvert, à cause des brulures. Je suis allée voir une dimension qui n’avait pas encore été exploitée, en enlevant un maximum de tissu. », affirme-t-elle.

Elle parle avec beaucoup d’engagement. Son agrée, elle le pense dans une dimension globale. Dans son rapport au sol, ses appuis à l’horizontal, sa capacité à s’élever dans les airs. Un tout qui forme sa liberté, ouvre le champs des possibles et le territoire d’exploration : « Je ne me sens pas emprisonnée dans un cadre. » Et sur scène, pas de cadre non plus mais des codes, oui. Ceux du jeu muet, du comique et du théâtre. Utilisant le mât pour illustrer certains propos et non comme un outils de démonstration de la performance pure.

Sandrine Juglair ne ressent pas de jugement ou de sexisme entre les artistes. Mais il est certain que le monde du cirque, comme celui des arts et de la culture en général, doit opérer un changement de mentalité vis-à-vis des femmes :

« J’ai eu des difficultés à vendre Diktat, je n’arrive pas à savoir vraiment si c’est parce que je suis une nana mais je suis sûre que oui. Forcément, sur environ 500 compagnies de cirque, on ne connaît quasiment que des mecs ! Il y a une sorte de réticence à aider ou à produire des « projets de filles ». On a peur que ce soit trop « fi-fille », que ça manque de couille ! Moi aussi j’ai pensé ça… »

L’EXPÉRIENCE DE L’AUTRE

Un sentiment que n’a pas ressenti Clémence Rouzier de la compagnie Les GüMs lors de la création de Stoïk, programmée sur le Temps Fort du 25 au 30 mars. La différence étant qu’elle n’est pas seule, elle forme un duo avec Brian Henninot. « Je n’ai jamais eu la sensation qu’on s’adressait plus à Brian qu’à moi. Il faut se positionner, on est là, on existe autant l’un que l’autre. On a tous les deux la même place. Je pense que ce qui est difficile par contre, c’est de ne pas être connu, de ne pas avoir un nom encore. », commente-t-elle.

Les lieux de résidence sont compliqués à trouver et beaucoup d’argent personnel sera investi. C’est pourquoi, le spectacle sera d’abord joué dans la rue, pour une plus grande accessibilité, et dans les offs des festivals. « On a gagné des prix et ça a déclenché la suite. Finalement, faire avec nos moyens et peu de matériel – on a 1 valise, un sac, 2 tables, 2 chaises et des costumes – ça fonctionne. », dit-elle, amusée. Stoïk voit ses débuts lors de leur 3e année à l’école de clown Le Samovar, dédiée au suivi et l’accompagnement d’une création.

Avant d’arriver là, le parcours et le cheminement ont été tumultueux mais nécessaires. Clémence fait de la gymnastique depuis ses 12 ans et passe un bac arts plastiques, option cirque. En sortant du lycée, elle tente les écoles de cirque et intègre l’école du Balthazar, à Montpellier, pendant 2 ans.

« Je voulais être acrobate, je voulais être circassienne. Et là-bas, on me disait que j’avais un truc clownesque à explorer. Mais je ne voulais pas assumer ça. J’ai été prise pour un cursus de 4 ans en Hollande, j’y suis allée mais cette histoire de clown ne résonnait dans la tête. Au bout d’un an de technique, je me suis remise en question. », se remémore-t-elle.

Un stage d’été dans une école de clown à côté de Paris suffira à la convaincre de s’embarquer dans l’aventure, elle est sélectionnée au Samovar.

Le duo avec Brian Henninot apparaît comme une évidence. Lui, mesure 1m92. Elle, 1m52. Il est grand, dégingandé. Elle est petite, énergique. Le comique en résulte. Après de longues recherches, de nombreuses improvisations et l’arrivée d’un metteur en scène, Johan Lescop, la forme initiale de 20 minutes évolue vers un spectacle burlesque plus abouti. Stoïk aborde les différences des corps mais aussi des sexes, dans la dimension biologique. Clémence et Brian partent à la découverte du corps de l’un et de l’autre, se glissant dans la peau de l’autre.

« On est partis de la phrase : « Ce qui est à toi n’est pas à moi ». On se demande ce que ça fait d’avoir un corps de femme, un corps d’homme, qu’est-ce que ça fait d’être grand ? d’être lent ? d’être robuste ? d’avoir des seins ? d’avoir un paquet entre les jambes ? Et on se rend compte qu’il y a plein de chose qu’on est incapable de faire. »
souligne-t-elle.

Il n’est pas question de la place des femmes et de la place des hommes, des assignations et des injonctions. Pourtant, quand le personnage de Clémence « pète un câble et sort complètement du cadre », plusieurs spectateurs/trices y voient un signe de libération des femmes. « Pourtant, ce n’est pas pensé féministe et ce n’est pas comme ça qu’on l’a écrit. », explique la jeune artiste de 29 ans.

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Peut-être le public n’a-t-il pas l’habitude de voir une femme clown ? « Dans le cirque traditionnel, c’est vrai que c’est majoritairement des hommes mais il y avait des femmes aussi, grimées en homme. À l’école, dans mon année, il y avait beaucoup de filles. Je pense qu’il y a aujourd’hui énormément de femmes qui veulent être clown. Et d’ailleurs beaucoup de recherches tournent autour de ce sujet. C’est très intéressant de ce développement mais par contre je ne pourrais pas dire à quoi il est dû. »

Depuis une dizaine d’années, les groupes non mixtes de circassiennes (lire encadré ) se développent et les labos également. « Ce sont des temps de recherches, avec ou sans objectif de résultat. Je vais participer prochainement à un labo de recherches acrobatiques entre femmes à Toulouse. Le but est de voir comment chacune travaille avec son propre corps et comment on peut trouver un langage commun. », conclut Noëmie Bouissou.

Une manière de pouvoir s’émanciper collectivement des codes du genre et de pouvoir avancer ensemble, loin des injonctions et des pressions sociétales et sociales. Une manière aussi, en filigrane, de renforcer le sentiment de confiance et de sécurité.

Consolider leur légitimité à se trouver à une place égale à celle des hommes devient alors fondamental pour espérer un changement des mentalités et obtenir une plus juste représentation des sexes et des genres. Le cirque contemporain apparaît alors comme un terrain privilégié à l’exploration de nouvelles formes, de nouvelles pensées et réflexions, hors du cadre du cirque traditionnel et hors des cases restreintes de chaque discipline, puisqu’il mêle aussi bien théâtre, danse, cirque, burlesque, et musique que corps musclés, robustes, fins, souples et rigides. Masculins ou féminins.

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Le cirque, territoire d’exploration et de libertés
Sur la piste des femmes
Un espace de bienveillance

Célian Ramis

Maison des naissances : liberté de choisir

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Dans l'obstétrique française, quelle place accordons-nous au respect de la physiologie et à la liberté des femmes à disposer de leurs corps ? À Rennes, la clinique de la Sagesse ouvre le premier pôle physiologique de la capitale bretonne.
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Les progrès de la médecine sont fascinants et incontestables. Et le secteur de l’obstétrique, visant l’étude et la prise en charge de la grossesse et de l’accouchement, ne fait pas exception. Depuis la deuxième moitié du XXe siècle, techniques et connaissances se sont multipliées et développées. En parallèle, les années 60 et 70 ont vu les combats féministes faire avancer les droits des femmes et évoluer vers une libération des corps de la gent féminine.

Mais concernant les questions qui régissent la grossesse, l’accouchement et la maternité, rien n’est jamais acquis. Alors qu’on parle aujourd’hui de surmédicalisation, qu’en est-il du choix ? et de l’écoute de son propre corps ? du respect de la physiologie ? À l’heure où certaines villes françaises se dotent de Maisons de naissances dans le cadre d’une expérimentation, un « Pôle physiologique » ouvre ses portes à Rennes, à la Clinique de la Sagesse.

La grossesse rendrait les femmes rayonnantes, l’accouchement serait un calvaire insurmontable sans péridurale et les kilos pris les derniers mois avant la délivrance seraient compliqués à perdre… Bon nombre d’idées reçues, d’angoisses et d’injonctions planent autour du trio grossesse-accouchement-post partum. Pour pallier aux inquiétudes, la réponse est (trop) souvent médicale.  Si les 60 dernières années ont été révolutionnaires pour l’obstétrique en France, quelle place accordons-nous à la physiologie et à la liberté des femmes à choisir et à disposer de leurs corps ?

« J’augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur… » Voilà un programme réjouissant ! Si les interprétations du texte sacré sont multiples, l’enfantement dans la douleur reste gravé dans les esprits. Tout comme l’idée que l’essence même de la Femme résiderait dans sa vocation à donner la vie et élever sa future progéniture, assurant ainsi la survie de l’espèce humaine.

Pourtant, à l’aube des années 1950 survient sur la scène de l’obstétrique « l’accouchement sans douleur », une méthode visant à allier respiration et contractions, avant que ne soit créée l’anesthésie péridurale - controversée dans les années 80 car elle serait alors trop dosée, ne laissant pas la possibilité aux femmes de ressentir le processus. En 2010, 77% des accouchements ont été effectués sous péridurale, selon la Direction de la recherche, de l’évaluation et de la statistique.

Entre temps, les féministes se sont battues pour que les femmes disposent librement de leurs corps. Et pour que les femmes ne subissent plus la doctrine de l’enfantement avec douleur. Pourtant, depuis plusieurs années, certaines futures ou jeunes mères dénoncent parfois la surmédicalisation du parcours et des violences obstétricales subies, le plus souvent, au moment de l’accouchement.

Créé en 2003, le Collectif interassociatif autour de la naissance (Ciane) veille particulièrement à la parole et aux ressentis des femmes, tout en maintenant la volonté forte de dialoguer avec les professionnel-le-s de la santé – qui ne sont pas à blâmer en toutes circonstances, précise la structure – afin de faire évoluer les pratiques et diminuer la souffrance de celles qui viennent d’accoucher.

Une souffrance qui relève davantage de l’ordre du psychologique que du physique, même si l’enquête réalisée en novembre 2013 sur « Episiotomie : état des lieux et vécu des femmes » révèle des douleurs corporelles non négligeables. Cette étude apporte un éclairage important et significatif sur la gestion médicale de l’accouchement.

INFORMATIONS ET CONSENTEMENT

Le Collectif a recueilli les réponses de plus de 10 000 femmes ayant alors accouché dans les dix dernières années. L’épisiotomie, depuis le début des années 2000, fait l’objet de fortes interrogations. En 2005, le Collège national des gynécologues obstétriciens français publie ses recommandations sur la question, « dans lesquelles il prend acte qu’il n’y a pas d’indications prouvées à l’épisiotomie systématique et définit un objectif de 30% de taux national, au lieu de 47% à l’époque (2002-2003). Le Ciane était en désaccord avec ce taux objectif qui n’était étayé par aucune étude scientifique : au même moment, en Suède et en Grande-Bretagne, les taux d’épisiotomie étaient respectivement de 6% et de 13%. »

L’enquête montre plusieurs points d’évolution des pratiques, comme la liberté de déplacement pendant le travail, dont la proportion de femmes concernées a augmenté aux alentours de 50% (mais serait en stagnation depuis 2007), la possibilité de choisir sa position pendant le travail, dont bénéficient 6 femmes sur 10 ainsi que la liberté de choisir sa position pendant l’expulsion.

Toutefois, ce dernier point ne concerne qu’un tiers des femmes et stagne également depuis 2007. Dans l’ensemble, le choix est davantage donné aux « multipares » - terme qui désigne celles qui ont déjà eu un ou plusieurs enfants – qu’aux « primipares » - désignant ici celles qui donnent la vie pour la première fois. Les chiffres de l’étude démontrent alors que le recours à l’épisiotomie sera moindre dans les cas où les femmes ont été libres de se déplacer, choisir leurs positions lors du travail et de la délivrance.

Des libertés que les équipes médicales doivent parfois bafouer de par l’urgence et/ou les complications pouvant survenir lors de l’accouchement. Néanmoins, le Ciane conclut à ce niveau : « Il y a de nombreux facteurs qui peuvent interférer avec ce lien : une maternité qui a une politique tournée vers le respect de la physiologie pourra favoriser à la fois la liberté de mouvement et la restriction des épisiotomies. Cependant, il semble raisonnable au vu des résultats contrastés que nous présentons d’encourager au maximum la liberté de position et de mouvement tout au long de l’accouchement. »

Autre élément mis en lumière dans le document, et dont les témoignages peuvent bouleverser la sensibilité : 85% des épisiotomies sont réalisées sans le consentement de la femme concernée. Un chiffre qui n’a pas évolué depuis 2005. Chez les multipares, il est demandé à au moins un quart des femmes, tandis que chez les primipares, il n’est demandé qu’une fois sur 7 ou 8.

« Les femmes sont de mieux en mieux informées sur l’épisiotomie par les professionnels de santé. Seule 1/3 d’entre elles avant 2005 estimaient avoir reçu assez d’information, contre 59% en 2010-2013. Malgré ce progrès, elles sont encore 12% à estimer avoir reçu insuffisamment d’information et 29% à ne pas en avoir reçu. Une très petite proportion dit avoir reçu trop d’informations. », souligne le rapport qui signale également un lien intrinsèque entre l’information et la demande de consentement, les femmes les plus avisées étant généralement celles à qui on demande le plus souvent l’autorisation d’agir.

Enfin, le Ciane établit un lien entre la souffrance déclarée de 75% des femmes (ayant subi une épisiotomie) et l’absence de demande de consentement. « Il y a au moins deux explications à envisager : le ressenti de souffrance dépend de la manière dont la femme a été traitée, et la demande de consentement fait partie des bons traitements ; les équipes plus respectueuses du consentement seraient aussi celles qui seraient les plus attentives aux suites de l’épisiotomie. »

En parallèle, les mêmes questions ont été posées à des femmes « qui ont démarré (le travail) dans un espace particulier de l’établissement (espace / pôle physiologique, maison / pavillon de naissance). » Résultat : « Le taux d’épisiotomie est de 31% pour les primipares (contre 47% pour la moyenne des établissements), et de 13% pour les multipares au lieu de 16%. »

RECONNAITRE LES VIOLENCES

Malgré de nombreux témoignages concordant vers le constat de réelles violences obstétricales, le Ciane nuance : les violences volontaires seraient extrêmement rares. Les cas révélés relèvent davantage d’une violence dite ordinaire, qu’il est important de porter à la connaissance du grand public, via les réseaux sociaux et la presse, pour une prise de conscience générale.

Et l’affaire du « point du mari » en est la preuve (affreuse et) incontestable ! Et le Collectif propose, au titre d’une évolution efficace, des formations afin de décrypter, analyser et déconstruire ces faits, auprès des professionnel-le-s de la santé. Ancienne psychomotricienne, Christiane David est sage-femme à la Clinique mutualiste de La Sagesse, à Rennes, depuis 1992. Si elle n’a jamais entendu de la bouche des femmes le terme formel de « violence », elle est convaincue que des situations peuvent être ressenties comme tel.

« Par exemple, dans les cas de césarienne non prévue, des femmes vont trouver ça violent, d’autres non. L’accompagnement qu’on leur donne peut modifier ce vécu. Parfois, on ne se rend pas compte mais les mots que l’on emploie sont terriblement violents pour ces femmes. Notre rôle est de transformer cette expérience en quelque chose d’humain, de partageable. Il est important que celle qui le formule soit reconnue dans le fait que c’était difficile. On va pouvoir être à ses côtés. Mais pour cela, il faut du temps et le temps fait défaut dans le milieu hospitalier. Et c’est ça, véritablement, qui forme la violence. Quand quelque chose nous fait violence, il ne faut pas se laisser faire, il faut le dire, merde ! », se passionne-t-elle.

Lors des dix dernières années, elle a lutté, aux côtés d’autres sages-femmes, de parents et de futurs parents, pour la création d’une Maison de Naissance, à Rennes. C’est pour cela qu’a eu lieu en 2003 la création de l’association MAISoùnaitON ?.

POUR QUI, POUR QUOI ?

En réaction à la surmédicalisation de la grossesse et de l’accouchement, plusieurs femmes et sages-femmes ont souhaité, dans les années 70, reprendre le contrôle sur cet aspect-là de leurs vies (et bien d’autres, par ailleurs) et se les réapproprier. La maison de naissance se base sur l’écoute et le respect de la physiologie, proposant un espace autonome et indépendant intégralement dirigé par des sages-femmes.

Les femmes sont alors suivies par une ou plusieurs professionnel-le-s de la structure du début de leur grossesse au post-partum, en passant par l’accouchement naturel. « Les femmes qui sont intéressées par ce système-là sentent que la médicalisation aliène leurs corps. Il ne s’agit pas d’opposer « l’accouchement sans douleur » et « l’accouchement avec douleur », pas du tout, ce n’est pas la question. Elles ne revendiquent pas de souffrir mais de vivre ce qu’elles ont à vivre. Elles veulent avoir le choix, ne pas s’en remettre à une surmédicalisation quand il n’y en a pas besoin. Parce qu’évidemment, on ne crache pas dans le bénitier, il y a parfois besoin de passer par là en cas de pathologie. », explique Christiane David.

Rencontrer les professionnel-le-s (présent-e-s le jour de l’accouchement), tisser des liens, construire une relation de confiance et aboutir à un accouchement simple, tel est le souhait formulé par les futurs parents.

OUI, MAIS…

Depuis 1975, les Maisons de Naissance se sont développées aux États-Unis. Ainsi, le Collège américain des gynéco-obstétriciens se penche régulièrement sur la question de la physiologie et en février 2017 publie, dans le magazine Obstetrics and Gynecology, son Plaidoyer pour un accouchement physiologique :

« L'équipe obstétricale peut aider les patientes à accoucher de manière physiologique en ne faisant appel qu'à un nombre limité d'interventions, ce qui a toutes les chances d'augmenter la satisfaction des parturientes. De nombreuses pratiques passées dans la surveillance de routine ne présentent qu'un bénéfice limité ou incertain pour les femmes en travail spontané et sans risque particulier, et les décisions devraient être le plus souvent partagées entre la patiente et les professionnels. »

L’article liste alors certaines interventions inutiles, comme l’admission trop précoce en salle d’accouchement, l’utilisation du monitorage en continu ou encore la perfusion intraveineuse en continu et recommande à « l'équipe obstétricale qui entoure les parturientes en travail spontané à terme sans risque particulier (de) s'interroger sur la pertinence de ses interventions et les choisir avec discernement en tenant compte du bien fondé de celles-ci ainsi que de l'avis de la patiente, et s'habituer à une approche moins interventionnelle de l'accouchement. »

Dans les années 80, plusieurs pays en Europe, à l’instar de la Suisse, l’Allemagne, la Belgique ou encore la Grande-Bretagne, vont s’équiper également de Maisons de Naissance, allant même jusqu’à créer un réseau européen. Au Québec aussi, il en existe et une dizaine de nouvelles structures est en cours d’installation selon un plan de périnatalité 2008 – 2018.

Pour la France, c’est une autre paire de manches. Les modes « alternatifs » d’accouchement, comme les Maisons de Naissance ou l’accouchement à domicile, étant régulièrement décriés ou discrédités, à coups d’arguments sécuritaires et sanitaires. Des arguments rapidement démontés par les sages-femmes et les structures déjà existantes montrant que les suivis de grossesse et les accouchements concernés ne se font pas sans un maximum d’indicateurs positifs et de solutions en cas de complications.

Pourtant, les mentalités évoluent doucement et ce n’est que très récemment qu’une loi a autorisé l’expérimentation de 9 Maisons de naissance en France (lire encadré), dont la structure rennaise ne fait pas partie. « Les Maisons de Naissance doivent avoir un statut particulier. Et clairement, elles doivent être encadrées par des sages-femmes libérales. Sauf que les consultations de suivi de grossesse et d’accouchement ne suffisent pas à les faire vivre, ce qui les oblige à faire des dépassements d’honoraires, regrette Christiane David, loin de jeter la pierre à ses collègues en libéral. Nous, dès le départ, on a souhaité se mettre à l’écart de ce fonctionnement car nous tenons à ce que ce projet soit accessible à tou-te-s. Et avec des dépassements d’honoraires, ce n’est pas possible. Les familles nous ont soutenues pour que l’on puisse rester sur la ligne intra hospitalière. »

Depuis 2004, l’association MAISounaitON ? organise, en collaboration parfois avec Liber’Naitre, des conférences, des ateliers et des réunions d’informations. Sur les Maisons de Naissance mais aussi sur toutes les questions concernant l’accompagnement global, la liberté de choisir, la liberté de mettre son enfant au monde là où on le souhaite et comme on le souhaite, sur la langue des signes pour les bébés ou encore sur la question très importante de la gestion de la douleur, sujet tabou et angoissant pour un certain nombre de femmes.

Il a fallu batailler pour défendre le projet, rencontrer les élu-es – « Nous avons rencontré des élues qui étaient des femmes issues de 68 et qui ne comprenaient pas cette histoire d’accouchement sans péridurale car elles s’étaient battues pour la libération du corps des femmes et contre le « tu accoucheras dans la douleur », se souvient la sage-femme qui livre cette anecdote avec un grand sourire aux lèvres. On a discuté et échangé. Même si on ne partage pas la même vision, on a pu partagé nos points de vue. » - et convaincre l’institution de s’engager. Le combat a été long et éprouvant : « On a cru que ça allait s’arrêter. On a failli jeter l’éponge. »

Mais l’association n’a rien lâché et la direction de la Clinique mutualiste de La Sagesse a suivi leur engouement et engagement. Depuis décembre 2016, les femmes peuvent s’inscrire pour un accompagnement global auprès du Pôle physiologique de La Sagesse. « Comme on ne fait pas parti de l’expérimentation et que nous avons quelques différences avec les Maisons de Naissance, nous ne pouvons pas prendre la dénomination Maison de Naissance. », précise Hélène Billot, sage-femme exerçant dans cet établissement depuis 2006, impliquée dans l’association et désormais investie parmi les 8 professionnelles gérant le Pôle physiologique.

TOURNANT DE L’OBSTÉTRIQUE EN FRANCE

Intégrer cet espace à un établissement hospitalier est novateur et purge l’espoir que son principe tisse sa toile. Pour Christiane, les arguments, pour se parer d’un pôle tel que celui qui se lance à La Sagesse, ne manquent pas. Bien au contraire.

« La maternité est le phare d’un hôpital. Souvent, c’est là où on accouche que l’on reviendra pour soi ou ses enfants. C’est une vitrine. Et à un moment où la natalité diminue, c’est ceux qui seront novateurs qui verront une incidence sur l’évolution de leur structure. »
analyse-t-elle, à juste titre.

Mais surtout, ce qui elle lui tient particulièrement à cœur est d’interroger l’obstétrique en France. Où en est-on et comment évoluer ? Comment concilier la pratique, toujours plus pointue, des professionnel-le-s de la santé, au respect des envies et besoins des patient-e-s ?

Multiplier les interlocuteurs/trices augmente souvent les risques de perte des informations et donc d’erreur. « On n’est pas rationnel dans le système de soin, dans l’organisation du parcours. Et les pros sont épuisé-e-s. Il faut maintenant penser à répartir l’organisation des soins, rationnaliser les coûts et répartir les moyens. », poursuit-elle.

L’intérêt d’intégrer une structure telle que le pôle physiologique à un établissement est que son fonctionnement d’accompagnement – démultiplier les intervenant-e-s si la grossesse ne présente aucune pathologie particulière, accompagnement global, etc. – se diffuse au-delà du service, allant jusqu’à infuser dans les autres branches de la clinique et plus largement dans les autres secteurs du milieu hospitalier et médical :

« Le pôle physiologique travaille avec un réseau de professionnel-le-s et est en lien avec la maternité évidemment. Cela permet de modifier les représentations car les autres voient que le suivi est rigoureux et carré. Les femmes qui s’y rendent sont extrêmement suivies. C’est d’ailleurs aberrant de voir à quel point les exigences sont bien plus grandes. »

Elle salue alors le courage de la direction, qui a engagé des travaux au rez-de-chaussée de la Clinique (jusqu’en avril, le pôle physiologique est installé temporairement au 2e étage, espace Bréhat, pour les consultations) pour y installer deux salles de consultation, deux chambres de naissance et une grande pièce de vie comprenant cuisine, salle à manger et salon convivial. Ainsi, 150 m2 seront destinés à ce nouveau pôle.

« Et vous voyez, ça fonctionne. En s’intéressant à ce projet, le directeur, le directeur financier, les gars du bâtiment se le sont appropriés. Ils ont changé de regard sur le sujet. C’était super chouette de voir les gars du BTP nous dire « si vous voulez quelque chose dans tel ou tel esprit, alors il vaut mieux aménager ça ici, mettre cette couleur là, etc. », vraiment chouette ! », raconte Christiane David.

ENTOURÉ-E-S ET ÉCOUTÉ-E-S

L’esprit de la Maison de Naissance est donc présent dès la création de l’espace concerné, mêlant échange, partage et respect de l’Autre. Mais pas n’importe comment. Comme le précise la sage-femme, le suivi est rigoureux et encadré. « Pour pouvoir en bénéficier, il faut être en santé comme ils disent au Québec. Quand un couple est intéressé, il s’inscrit auprès du pôle physiologique. Le premier rendez-vous, le plus tôt possible dans la grossesse, est une consultation « d’éligibilité » au cours de laquelle on reprend tous les antécédents médicaux. », justifie Hélène Billot.

Ainsi sont admises uniquement les femmes présentant une grossesse à faible risque, puisque le risque 0 n’existe pas. Le dossier de présentation explique : « Certaines conditions médicales rendront  ou non un tel accompagnement possible. Si au cours de ce processus, votre condition ou celle de votre bébé requiert des soins, l’avis d’un médecin sera alors sollicité. Et si besoin, une orientation vers le service général de la maternité pour avis et/ou transfert sera organisée. Pour votre bien-être, nos deux équipes se connaissent et travaillent ensemble. Ainsi, une réorientation pourra être envisagée tout au long de votre suivi. Soit : pour des raisons médicales concernant la mère ou le bébé. Suite à un souhait de votre part. »

Fin février, l’équipe a déjà rencontré plus de 70 couples à la consultation d’éligibilité. Au moins une soixantaine est inscrite au Pôle physiologique pour des termes allant de mi mai à mi septembre. L’objectif étant d’accueillir dans les années à venir 300 mamans.

Si toutes les conditions sont réunies, la femme - ou le couple - sera suivie par une sage-femme référente en consultation une fois par mois jusqu’au 7e mois, puis tous les quinze jours dès le 8e mois et toutes les semaines le 9e mois si les femmes le souhaitent. Et à partir du 6e mois, une deuxième sage-femme les recevra en consultation, en alternance avec la professionnelle référente. Et lorsque la future mère commencera les préparations à la naissance, elle rencontrera deux sages-femmes également. « Une des quatre professionnelles sera présente à l’accouchement. », garantit Hélène Billot.

« Ça me tranquilise de savoir que le jour J une personne professionnelle que je connais, qui connaît mes craintes et mes souhaits, sera là. »
avoue Marion, 29 ans, en attendant l’heure de son rendez-vous.

Elle entamera bientôt son 6e mois et intégrera prochainement les préparations à la naissance. « Dans ma famille, il y a eu pas mal de problèmes à l’accouchement. Ça m’a apaisée de venir ici par rapport aux perspectives de ma grossesse. », poursuit-elle. Pour cette post doctorante en anthropologie maritime, rattachée au Museum de Paris, l’accompagnement global correspond à ce qu’elle recherchait, elle qui confesse quelques angoisses en pensant à la péridurale et souhaite s’orienter plutôt vers la gestion de la douleur.

« Je ne me sens pas malade mais enceinte ! », dit-elle en rigolant. Mais sa phrase est pleine de sens. Au cours des face-à-face – ainsi que des appels si besoin de conseils ou en cas de doute, de questionnement – tous les sujets pourront être abordés. Maëlys, 24 ans, et Mathieu, 26 ans, apprécient cette globalité.

« On est très contents. Il n’est pas question que de l’utérus mais aussi du couple, de la mère, du père, de nos émotions, de notre environnement, etc. », explique l’étudiante en ostéopathie animale. Son compagnon, agent de circulation à la SNCF, se sent écouté et rassuré :

« On voulait limiter le médical. Surtout pour un accouchement, ça se pratiquait avant que la médecine existe ! Ici, on connaît les sages-femmes, on dialogue, on échange sur l’émotionnel. Ce ne sont pas que des blouses blanches, c’est bien plus que ça ! »

Tous les deux affichent un sourire contagieux. Ils devraient en mai devenir les parents d’un des premiers bébés à naitre au pôle physiologique.  

UN CADRE CONFIDENTIEL ET INTIME

Toutes les questions peuvent être posées. Toutes les angoisses peuvent être livrées. Toutes les émotions dévoilées. Tous les désirs explicités. Les sages-femmes seront présentes pour accompagner, guider, conseiller si besoin. « Une femme qui se sent écoutée tout au long de sa grossesse va généralement mieux accoucher. Si elle est en confiance, elle va fabriquer ce qui lui faut en ocytocine et endorphine pour réagir à la douleur par exemple, mais pas seulement. Si elle est en stress, ne connaît pas les gens qui l’entourent, se sent frustrée de ne pas avoir exprimé ce qu’elle voulait, elle va fabriquer l’hormone du stress et peut avoir un blocage pendant le travail. Ici, l’objectif est d’arriver zen dans le travail et de faire au mieux si des péripéties surviennent. », commente Hélène Billot.

Les professionnelles sont là, oui, mais pour guider et soutenir. Faire de la prévention tout au long de la grossesse pour rester en santé avec une alimentation saine et de l’activité physique. Et surtout pour rendre les couples autonomes et acteurs de l’accueil de leur bébé et les femmes confiantes en leurs capacités. Elle insiste sur ce point :

« Ce n’est pas nous qui accouchons, c’est la femme et elle sait faire. »

La relation de confiance qui s’est créée au fil des consultations permet à la sage-femme de détecter rapidement si un indicateur passe au orange. De dépister et anticiper une éventuelle complication. Elle demandera alors un examen complémentaire ou l’avis d’un-e autre professionnel-le. Elle pourra donner aux futures mamans des outils pour la préparation à la naissance, comme des postures, des massages, des notions sur la respiration, la relaxation, etc. Mais c’est la maman qui choisira sur le moment pour le travail et pour l’accouchement.

« Le moment venu, on intervient le moins possible. On fait le moins de bruit possible. La maman peut se mettre dans l’eau chaude, il y a une baignoire dans la chambre de naissance, se servir d’un système de suspension, marcher, peu importe, elle fait ce qu’elle veut. La maman se laisse guider par son corps. Nous sommes là pour la rassurer sur ses compétences, pour leur donner confiance dans leurs compétences de parents. La maman se met dans la position qui lui fait du bien. Il n’y a pas de technique qui fait qu’une femme accouchera mieux qu’une autre ou des exercices qui remplaceront le pouvoir de l’échange. », souligne la sage-femme.

Les personnes présentes peuvent toutefois moduler, selon leurs attitudes, la douleur de la maman au travail et à l’accouchement. D’où l’intérêt de privilégier au maximum le calme et les lumières tamisées. Un cadre serein. Et notamment un cadre qui laissera travailler le « cerveau primitif ». « Par contre, il est important de signaler que si une femme se dit au moment de l’accouchement qu’elle souhaite avoir une péridurale, ce qui peut arriver, elle sera transférée à la maternité et ne pourra plus bénéficier du suivi global après. », ajoute Hélène.

GÉRER L’APRÈS

Les femmes, ainsi que leurs compagnes ou compagnons, pourront rester dans la chambre de naissance entre 6 et 12h après l’accouchement. Puis seront invité-e-s à rentrer au domicile, ou si le souhait est formulé pourront rejoindre la maternité de la Sagesse.

« La sage-femme se rend au domicile le lendemain de la naissance pour examiner le bébé et la maman, donner des conseils sur l’alimentation, le bain, l’allaitement si besoin, etc. On viendra le 1er, le 2e, le 3e et 5e jour à domicile (il est nécessaire que le domicile se situe dans un périmètre de 35 kms ou si ce n’est pas le cas de se faire loger chez des proches habitant dans cette zone), on sera joignables 24h/24 sur la ligne d’astreinte et on reverra les parents à 3 et 6 semaines, pour savoir comment ils vont. », précise Hélène Billot.

Là encore, la relation de proximité et de confiance jouera un rôle primordial. Christiane David rappelle à ce sujet qu’en France le suivi post accouchement est loin d’être efficace. Les dépressions sont importantes et la pression que l’on met sur une mère n’est pas à négliger. Un cocktail qui peut s’avérer dangereux sur la santé physique et psychologique de la nouvelle maman, à qui on conseille dans les premiers jours d’être entourée de sa compagne, de son compagnon ou d’une tierce personne, « pour qu’elle puisse penser uniquement à elle et son bébé et pas à toute l’intendance autour. »

Le suivi permettra donc là encore d’aborder tous les sujets, de la fatigue à la baisse de moral, en passant par la sexualité par exemple. Selon les ressentis et les vécus, elles pourront être orientées vers des spécialistes ou poursuivre leur chemin vers la parentalité.

Elles pourront également revenir au pôle physiologique qui devrait accueillir une permanence hebdomadaire de l’association MAISoùnaitON ? afin de faire du lien et partager les expériences entre les parents et futurs parents.

« On aimerait aussi qu’il y ait des ateliers, de portage par exemple, de créer une bibliothèque. L’important étant qu’il y ait un lieu de vie, de partage, d’échange. Les gens sont demandeurs car après la grossesse et l’accouchement, il peut y avoir un vide. Il faut éviter que les femmes soient isolées dans un coin avec leur bébé. »
conclut la sage-femme.

L’association continue, pour informer la population, répondre aux questions et toujours aller plus loin sur les connaissances autour de ce sujet, de proposer des réunions chaque deuxième lundi du mois.

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Au tournant de l'obstétrique française ?
À l'écoute de ses désirs et besoins
La France s'y met !

Célian Ramis

Artisanat : portraits de passionnées

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Portrait de quatre artisanes rennaises qui partagent leur passion pour leurs arts créatifs, le fait main et le fait à la maison, et intègrent dans leur démarche de fabrication certains objets de récup'.
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Si l’artisanat breton, tous secteurs confondus, note une baisse du salariat, les petites entreprises se plaisent plutôt à chantonner un air bien connu d’Alain Bashung et les micro-entreprises ont le vent en poupe. Une nouvelle tendance se dessine depuis quelques années, celle du Do It Yourself et du système Débrouille, survenant comme une alternative à l’asphyxiant consumérisme provoqué par la mondialisation.

Entre les conditions déplorables de travail des marques et enseignes qui délocalisent leur fabrication, les scandales sanitaires de certaines matières néfastes et l’effet désastreux d’une production à outrance sur l’environnement, une partie de la population opte pour une nouvelle manière de consommer et de fabriquer.

Pour ce focus, la rédaction de YEGG a rencontré quatre créatrices rennaises, investies dans le secteur de l’artisanat comme activité principale ou non. Elles partagent leurs parcours, passions, savoir-faire et difficultés.

Artisanes à temps complet ou non, créatrices dans des secteurs différents, elles partagent néanmoins des points communs, dont le fait-main et le fait à la maison. Sans oublier qu’elles intègrent toutes dans leur démarche de fabrication la réflexion autour de secondes vies à donner à des objets. Tour d’horizon de leurs univers créatifs et portraits de passionnées.

Depuis trois ans, elle retape entièrement sa maison avec son mari. Elle aime le bricolage et en fait depuis longtemps avec ses deux filles. À 46 ans, Elsa Chaderat est infirmière scolaire au lycée Jeanne d’Arc, à Rennes. À mi-temps. Et elle est également, depuis un an et demi environ, la créatrice des Demoiselles. Des sculptures féminines vêtues d’une robe blanche et d’une ou plusieurs roses, fabriquées en papier mâché et fil de fer.

C’est en participant à un atelier animé par l’artiste plasticienne et art-thérapeute, Emilie Réan, à Bourg-des-Comptes (35) que le déclic survient. « Pendant 3h, il s’est passé un truc. J’ai fait la première Demoiselle. Qui ne ressemble pas à ce que je fais maintenant mais c’est la toute première. Après, pendant 15 jours, j’ai peu dormi, j’avais plein d’idées qui fourmillaient. J’ai pris des notes dans des carnets, fait des dessins, il y en a pour 20 ans d’exploitation ! », rigole Elsa.

Très rapidement, elle se met à l’ouvrage, inspirée par la blancheur, les robes qui volent et flottent dans l’air, soufflées et gonflées par le vent. « On a fabriqué un petit atelier car je ne voulais pas plonger ma famille dans le bordel. », précise-t-elle. Une petite pièce, au rez-de-chaussée de sa maison, est aménagée en guise d’atelier, là où une table est installée, face à la fenêtre et à la rue, et où les Demoiselles trônent fièrement sur les étagères. Et sur les murs, quelques affiches dont l’une bien fleurie attire l’œil, de par la citation de Matisse qui s’illustre en son centre : « La créativité demande du courage ».

Et quand des ami-e-s de La petite mécanique – espace de partage autour des arts et de la nature situé dans le quartier du Sacré Cœur à Rennes – lui proposent d’exposer ses sculptures, elle n’hésite pas à se lancer dans le bouillon des expos-ventes et des marchés de créateurs/trices :

« J’ai été très surprise des retours, ça m’a donné plein d’énergie. J’ai particulièrement apprécié le contact avec les gens, ça m’a vraiment donné des idées et surtout l’envie de continuer. »

LIEUX DE PARTAGE

Depuis moins d’un an, elle a également intégré l’atelier galerie L’Ombre Blanche, lancé en mai dernier par Sarah Estellé. Un lieu de partage proposant des expositions éphémères ainsi que des ateliers pour enfants et adultes autour de la sculpture, le dessin d’observation, la peinture et les arts créatifs.

« C’est très agréable de se regrouper et de partager comme ça. Je donne peu de cours mais quand j’en fais, c’est super. Les enfants ont plein d’idées. Ils/elles veulent faire des Demoiselles et ce qui est formidable, c’est que ça ne donne jamais la même chose que celles que je fabrique. », s’enthousiasme la sculptrice.

Elle en parle avec émerveillement et plaisir, sans cacher les bémols que l’artisanat contient. La création, dans son étape pure de fabrication, demande investissement en terme de nombre d’heures passées dans l’atelier et s’accompagne d’une certaine solitude, ou tout du moins à un isolement. « Je découvre que quand on est comme ça dans son monde, dans son univers, quand on en sort, on ne fait pas très sociable. », souligne-t-elle.

Toutefois, elle reste positive, gonflée à bloc par l’énergie procurée par les rencontres : « Je suis tombée en amour et je suis tombée dedans par hasard et cette découverte a pris un tournant surprenant menant à des rencontres qui donnent de l’énergie ! » Ce qui lui permet de fortement s’investir durant les périodes de Noël, aboutissant à une création importante et par conséquent à du stock pour les mois suivants, et de lancer de nouveaux projets.

Comme celui d’une exposition dans le cloître de la maison St Cyr, assorti d’un atelier en direction des personnes âgées de la maison de retraite en mars 2018. « J’attends des réponses pour d’autres lieux d’exposition. Il faut faire pas mal d’œuvres et avoir pas mal de temps. », explique Elsa Chaderat. Ainsi, elle alterne les instants de travail sur ces Demoiselles, qu’elle voudrait bientôt voir grandir en terme de taille, son métier d’infirmière scolaire et sa vie personnelle.

BIDOUILLE ET FORMATION

De son côté, Elisabeth De Abreu, 48 ans, s’est établie depuis quatre ans bientôt, en septembre 2013, en tant que mosaïste professionnelle. Elle aussi s’est saisie d’une annexe de sa maison, à Vern-sur-Seiche, pour en faire un atelier.

Un atelier coloré, composé d’une multitude de tableaux accrochés aux murs et de bocaux en verre remplis de mosaïques et de tesselles. À côté de son tabouret de travail, un tranchet. Sur lequel elle place sa matière, qu’elle coupe d’un bon coup de marteline.

« Ça pèse un kilo ! Vous imaginez le poids dans le bras à la fin de la journée ?! », s’exclame-t-elle, en positionnant la pièce sur un coussin en marbre et en mosaïque, qu’elle réalise à la manière des coussins en crochet.

Sa rencontre avec la mosaïque date d’il y a 15 ans. Elle habite alors en Corse et ramasse des bouts de verres polis sur la plage, se disant qu’un jour, elle les utiliserait. Probablement. Pourquoi faire ? Elle ne sait pas encore. Une amie lui parle de cet art qui l’attire rapidement.

« J’ai commencé par faire du collage à la main, de la bidouille, mais ça ne tenait pas. Et je ne trouvais pas de cours. À Angers, il y a un peu plus de 4 ans, mon mari m’a offert un stage de bricolage, puis j’ai trouvé une association, à Chantepie, de femmes qui faisaient de la mosaïque entre elles. Ça ne m’a pas suffit, j’ai alors pris des cours particuliers auprès d’une mosaïste, à Rennes. C’est elle qui m’a encouragée à ouvrir mon atelier. », explique Elisabeth.

Elle va ainsi effectuer une formation privée de 8 mois dans un atelier privé. « Pour être maitre mosaïste, il faut aller suivre une formation de 3 ans en Italie. Il n’y en a pas en France. Ce n’était pas possible pour moi de faire ça avec ma vie de famille. », précise-t-elle.

De temps en temps, elle s’en va effectuer des stages à Tours auprès des deux Meilleures Ouvrières de France, toutes deux maitres mosaïstes, pour évoluer et se perfectionner.

SE DIVERSIFIER

Ce qui lui plait, c’est la diversité. Des formes, des matières, des couleurs, des supports. Décorer un sol, un buste de femme, une salle de bain, un bâtiment, un tableau… Avec du marbre, des pierres, des tesselles, etc. « On ne peut pas se lasser ! », dit-elle d’un ton enjoué.

Mais c’est aussi un moment de détente autour d’un projet artistique. Quand elle planche sur une œuvre personnelle, elle s’évade. Elle parle véritablement de thérapie en soi.

« Quand on passe du temps à tailler une tesselle, on ne pense pas aux problèmes. J’ai commencé la mosaïque il y a 15 ans, c’était à la naissance de mon aînée qui est porteuse de handicap. Une psychiatre m’a dit que ça avait peut-être un lien. Je ne sais pas si c’est ça en réalité mais la mosaïque consiste à casser des pièces pour reconstruire quelque chose. », analyse l’artisane.

Et c’est à la fin de son congé parental, qui a duré cinq ans, qu’elle a fait le choix de s’installer en micro-entreprise et de s’enregistrer auprès de la maison des artistes.

« Soit je faisais une formation pro, soit je retournais bosser dans un bureau. Ça a été un choix familial. C’est ma passion, je suis une artiste, une maman, mon mari travaille beaucoup et créer mon atelier à la maison permettait réellement de concilier vie professionnelle et vie privée. Pour mon aînée handicapée, il faut avoir des disponibilités plus importantes. Mais ce n’est pas seulement pour elle. Là par exemple ma fille a la mononucléose, je peux être à côté d’elle tout en travaillant. », précise-t-elle.

Pour pouvoir en vivre, elle a tout mis en place pour diversifier un maximum son activité et ne pas se baser uniquement sur la vente de ses œuvres. Ainsi, elle anime cours et stages dans son atelier, en direction des enfants et des adultes, « de 5 à 84 ans, porteurs de handicaps moteurs, de handicaps mentaux, ou non, la mosaïque, c’est pour tout le monde. »

Et passe également du temps à l’extérieur proposant de l’art-thérapie avec une musicothérapeute, des ateliers dans 3 écoles différentes sur le temps périscolaire, dans des EHPAD, dans des centres de loisirs pour enfants valides et enfants handicapés.

Elle peut aussi intervenir pour décorer des panneaux communaux et participera prochainement à une session de team building – concept qui a pour vocation de fédérer une équipe autour d’une activité collective – dans une grande entreprise rennaise et travaille sur un projet d’atelier dans une école avec des adolescents en difficultés, voire échecs, scolaires. Elle justifie :

« Comme mon atelier est à la maison, déjà, je n’ai pas de loyer. Mais il est impératif de se diversifier car les ventes ne suffisent pas pour moi. J’ai vraiment du mal à vendre les œuvres que je crée, à donner une valeur en prix à mon travail. Ça me sert plus de vitrine. Quand des personnes les voient et me les demandent, je leur vends mais en général, c’est vrai que j’aime bien les garder. Après, il y a aussi des commandes, et là c’est dur car il faut se mettre à la place de la personne et se demander si ça va lui plaire. »

Elisabeth De Abreu, comme Elsa Chaderat, est particulièrement friande du contact et des rencontres. C’est ce qu’elle aime par dessus tout lors de l’événement L’art et la main, dont la 9e édition a eu lieu les 28 et 29 janvier à la Ferme de la harpe, à Rennes.

« On ne fait pas de ventes. On est là pour travailler devant le public, partager les expériences et échanger avec les gens. C’est vraiment ce que je préfère, les ateliers de démonstration », signale-t-elle, tout en élaborant la liste des manifestations auxquelles elle participe (lire encadré).

TROUVER SA VOIE

Pourtant, les places sont chères pour trouver une place sur les marchés. C’est le constat auquel Sonia Driot a été obligée de se confronter. Que ce soit sur la place Hoche, sur la dalle du Colombier ou ailleurs, tout est complet. Depuis, elle a décidé d’assurer ses arrières, en trouvant un boulot de baby-sitter, le matin et le soir, en parallèle de sa création de bijoux qu’elle a commencé à toucher en 2012, lors de son voyage en Amérique du Sud.

Elle découvre le travail de l’« alambre » - fil en espagnol – de tout type : argent, cuivre, laiton… « J’ai vu ça dans la rue, car là-bas, on peut facilement vendre comme ça. Ici, on doit avoir des autorisations spécifiques, à part dans des endroits autorisés comme j’ai déjà fait à Beaubourg au Centre Pompidou à Paris. Maintenant, je me suis mise en micro-entreprise pour faire les marchés. Bref, j’ai trouvé ça magnifique et l’artisan m’a appris quelques formes. Je m’y suis mise. Je n’avais pas de revenus à part la musique, donc c’est une forte motivation, car il faut bien manger et se loger. », livre-t-elle, poursuivant :

« C’était dur au début de mettre un prix sur les créations, je me suis renseignée auprès des personnes, des autres artisans. On peut très facilement faire des rencontres là-bas. Je suis tombée sur un couple française/péruvien, on a discuté et il m’a tout de suite dit de venir le voir le lendemain pour m’apprendre à faire des bagues. »

Quelques années après son retour en France, elle souhaite intégrer l’école Tané, de bijouterie et orfèvrerie, à Ploërmel mais ne sera pas retenue.

« J’ai encore du chemin à faire et des choses à apprendre. », reconnaît Sonia. Il est difficile de trouver un emploi en tant que salariée d’une entreprise pratiquant l’artisanat et le réseau est un travail intense, de tous les jours, qui met du temps à se mettre en place. Pour autant, elle ne désespère pas et ne se démotive pas.

Au contraire, elle apparaît bien consciente de ses points faibles, comme la communication à travers les réseaux sociaux et la présence qu’elle voudrait augmenter sur les plateformes de vente de créations faites-main comme Little market ou Etsy, et semble bien disposée à développer ce côté un brin obligatoire, mais pas n’importe comment.

PASSIONNÉE PAR LES HISTOIRES

Elle s’intéresse, se renseigne, cherche à glaner des conseils en terme de techniques photos pour présenter au mieux ses créations. Des créations joliment présentées dans sa chambre, là où se trouve son atelier bidouillé d’une porte comme planche de bureaux, d’une deuxième table sur laquelle elle travaille, et de plusieurs mallettes entreposant ses matériaux, des objets de récup’ et ses bijoux entre boucles d’oreille, bagues, bracelets et colliers. Mais aussi ses pierres.

Car si elle est passionnée par le travail des fils d’argent, de laiton, de cuivre et autre, elle est également fascinée par les vertus et propriétés des pierres. « Elles ont toutes une histoire et c’est vraiment un puits sans fond », s’exclame-t-elle, en nous présentant leurs différences, leurs textures et leur attrait.

À 29 ans, Sonia Driot est incontestablement en amour pour son travail. Pour elle, c’est un métier des plus méditatifs. Le fait de se concentrer des heures durant sur des petites pièces, qu’elle pince et tord pour amener le fil à la forme qu’elle veut établir, lui permet de se relaxer. Mais aussi elle apprécie tout particulièrement le contact qui s’établit entre la créatrice et le public.

« Avec une amie parisienne qui travaille dans le secteur de l’artisanat également, on a bossé deux mois ensemble. On a pu constater que les gens se tournent vers l’artisanat pour les pièces uniques que nous produisons. Et au-delà de ça, il y a aussi le rêve qu’on leur vend. On est toutes les deux des voyageuses et on partage l’histoire de chaque pièce. L’argent est une monnaie d’échange pour vivre mais le travail de la matière et le rapport aux gens n’a pas de prix. », souligne-t-elle. D’où le fait qu’elle adapte le prix de ses créations :

« Je me suis mise à 8 / 8,50 euros de l’heure. En général, sur la somme globale, je réduis le prix. Je ne suis pas prête à dépasser un seuil de prix. Si j’ai en face de moi quelqu’un qui a les moyens, je laisse le prix fixé. Si j’ai en face de moi quelqu’un qui n’a pas les moyens et qui a flashé sur une pièce, je vais baisser le prix, sans y perdre, il faut que ça aille dans les deux sens tout de même. »

CONNECTÉE ET BRANCHÉE

L’accessibilité est un enjeu majeur dans l’artisanat, devant trouver l’équilibre entre la valeur des matières utilisées, du travail produit par l’humain et un prix abordable pour être non seulement rentable mais bénéfique. « Au début, mes portefeuilles étaient moins chers, j’ai vu qu’ils partaient vraiment très vite. Je me suis permise d’augmenter les tarifs, en incluant les frais de port dedans, car sinon ils sont gratuits sur internet. Mais il faut rester accessible et ne pas être au-dessus des prix du marché non plus. », explique Anne-Cécile Le Guevel.

À 42 ans, elle est professeure de techno au collège. Et depuis 2 ans et demi a lancé sa boutique en ligne Anne-Cécile Création, fabriquant ainsi sacs à main, portefeuilles et blagues à tabac, très tendances actuellement. Il y a 15 ans, elle a commencé la couture et a choisi de faire ces propres vêtements. Un loisirs créatif et utile qui lui a permis de s’occuper les mains durant un arrêt de travail de trois mois.

« J’ai acheté une jupe en cuir dans une braderie et j’en ai fait un sac. Au début, une copine m’a prêté un patron, puis je me suis mise à faire mes propres patrons. », se souvient-elle. Elle fabrique donc ses sacs à main, puis les offre à des amies, participe à une expo-vente organisée par une amie et, grâce au succès du lancement, va jusqu’à ouvrir une boutique sur Little market et une autre sur Etsy, pour finalement créer sa marque avec un site personnel, en prenant un statut d’auto-entrepreneure.

Sa démarche, elle l’avait intégrée avant de se lancer à son compte, en parallèle de son activité de professeure. « J’aime beaucoup chiner, aller dans les friperies, dans les braderies, les relais. Parmi mon entourage, certain-e-s me donnent aussi des cuirs qu’ils/elles n’utilisent plus. Je ne prends pas forcément tout parce que le but n’est pas d’accumuler non plus ! », précise Anne-Cécile. Par exemple, elle ne prend pas le cuir noir.

« C’est la couleur qui m’intéresse !, répète-t-elle. Quand les couleurs ne m’inspirent pas, j’ai moins envie de créer, il faut alors que j’achète de nouveaux cuirs. » Elle se rend parfois en boutique pour acheter des chutes de cuir mais surtout écume les magasins de tissus, qu’elle prend à motifs pour les associer au cuir uni choisi.

Sur son bureau-atelier, au rez-de-chaussée de sa maison, les tissus s’empilent et côtoient, non loin de la machine à coudre, une multitude de valisettes que l’on a envie d’ouvrir, par curiosité, les yeux remplis d’espoir d’y déceler 1001 trésors. Il y a des boutons, des fils, des outils. Le tout, parfaitement ordonné et rangé.

Et derrière la créatrice, mais aussi sur les côtés de la pièce, des créations quasiment terminées, qui attendent d’être envoyées à leur commanditaire ou de recevoir en gravure les initiales de l’artisane. « Ça prend beaucoup de temps, entre la création, les photos que je fais sur ma terrasse en général, la mise en ligne, l’envoi. Il y a des périodes où je n’ai pas envie du tout. Et puis, je m’y remets et c’est parti. Je ne fais jamais deux fois la même pièce et si on me fait une commande, je refuse de reproduire un objet repéré dans une boutique. Ça peut m’inspirer mais je ne suis pas là pour recopier. », insiste-t-elle.

Sa marque de fabrique, c’est justement son association tissus à motifs et cuir récupéré sur des fringues. Elle privilégie ainsi le recyclage et aime l’idée de pouvoir donner une seconde vie aux vêtements : « On aime beaucoup faire les braderies avec mon mari. On a très peu de choses neuves chez nous. À quoi ça sert de consommer à outrance ? Quand on en a trop, on revend. Ma démarche dans ma création, je l’explique quand je fais les marchés de créateurs/trices. Je mets une pancarte avec des photos des différentes étapes de fabrication. »

À RECYCLER

La récup’, c’est dans l’ère du temps, comme le dit Anne-Cécile Le Guevel. Surtout quand l’activité se veut déjà du système Débrouille, avec un atelier à domicile et la création d’une boutique en ligne, faisant avec les moyens et techniques du bord. Même si aujourd’hui, les formations et ateliers concernant la communication via les réseaux sociaux et l’investissement du temps passé à actualiser sa boutique en ligne, se développent de plus en plus.

Ainsi, les quatre artisanes rencontrées utilisent toutes dans leurs créations des objets ou matériaux ayant déjà vécu. Elsa Chaderat réutilise fils de fer et journaux pour établir la base et les cheveux de ces Demoiselles et leur recouvrir le corps et les hanches avant de construire les robes en papier mâché, qu’elle peindra ensuite pour les rendre blanches. « En hiver, je les fais sécher sur le poêle, c’est très pratique. », dit-elle d’un air malicieux.

Travailler avec ce que l’on a sous la main est aussi judicieux pour économiser que pour se renouveler. Friande de nouvelles matières, Elisabeth De Abreu aime varier les supports et les pièces qu’elle utilise. Ainsi, quand elle aperçoit près de chez elle une vitre d’abribus brisée en mille éclats de verre, elle n’hésite pas à s’en saisir, tout comme la vieille vaisselle qu’il suffit de briser pour s’en servir de substrat.

« En se baladant sur la plage, on peut trouver plein de choses ! Avec les enfants, on s’amuse beaucoup avec les coquillages, les coraux (uniquement ramassés sur la plage), mais aussi les capsules de café, de sodas ou même des graines. », énumère-t-elle, en farfouillant les étagères d’un placard qui recèle de créations faites en ateliers. Les graines naturelles sont également utilisées sur certains bijoux de Sonia Driot. Tout comme les plumes ramassées, avec autorisation des agents municipaux, par la jeune femme dans la volière du parc du Thabor.

« Au départ, j’avais pensé à faire quelque chose 100% naturel et récup’. Ça m’a fait me pencher vers la réutilisation de briques de lait et de jus de fruit pour faire des porte-monnaies. Puis, j’ai commencé à faire des bijoux, et là aussi j’avais pensé à faire quelque chose avec des bouts de bois mais j’ai vu qu’il y avait encore trop de réticences du côté du public à acheter des créations entièrement fabriquées en récup’ »
souligne Sonia.

Le savoir-faire des matières s’allie alors à la créativité des artisanes, qui font également preuve d’imagination pour mêler matériaux et objets de récupération. Leurs parcours témoignent, non seulement de la diversité des profils, mais aussi des ressources nécessaires et indispensables au secteur de l’artisanat, qui invoque aujourd’hui amour de la pièce unique, de la minutie, de la rencontre et du rapport humain, et consommation alternative et moderne.

 

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Fait à la main et à la maison
Passion, savoir-faire et système débrouille
L'artisanat se manifeste

Célian Ramis

Prendre soin : à l'écoute de son corps

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Les pratiques somatiques s'invitent à la table des outils fondamentaux pour développer la créativité des danseuses/seurs et chorégraphes. Mais pas que... puisque ce courant prône la bienveillance et l'écoute afin que consolider le rapport à son propre corps et l'affirmation de soi.
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Quelle relation entretient-on avec son propre corps ? Aussi intime soit-il, il apparaît comme un terrain bien mal connu et peu compris, voire ignoré. On peut en ressentir les tensions nerveuses, les douleurs articulaires, les blessures musculaires, les traumatismes osseux, etc. Et on peut leur attribuer parfois des états et humeurs spécifiques. Le corps et l’esprit semblent intrinsèquement liés et pourtant l’affirmation ne fait pas l’unanimité.

À partir de là, que fait-on ? Les pratiques somatiques explorent le ressenti du corps vivant, à travers l’observation, le relâchement et le mouvement. Et deviennent de plus en plus un lieu de ressources au service de la créativité pour les chorégraphes et danseuses/seurs. Mais pas que.

Outil quotidien de travail, le corps d’un-e danseur/seuse se met au service d’une émotion, d’un état, d’une histoire… et constitue un véritable moyen d’expression. Mais l’appât de la performance et du dépassement de soi pousse souvent à le maltraiter et à passer outre certains signaux de souffrance. Toutefois, une autre manière d’envisager la danse apparaît et convie les pratiques somatiques à la table des outils permettant d’alimenter la créativité de l’artiste qui s’en saisit et de développer avec bienveillance des gestes inédits et des mouvements nouveaux.

Dans la salle, environ 12 danseuses/seurs sont allongé-e-s sur le dos, sur un tapis de sol, un plaid sur les jambes pour la plupart. La voix de Nathalie Schulmann, danseuse contemporaine, professeure de danse et analyste du corps dans les mouvements dansés, les guide pour les inviter à s’intéresser au poids de la tête se déposant sur le ballon placé à l’arrière de leur crâne. Mais aussi à s’aider de leur respiration et de la sonorisation du souffle.

Caresser le sternum, bouger les bras pour sentir l’ouverture des épaules, relier les mouvements de la tête à la pression des pieds, suivre la continuité des fascias dans le corps, essayer de ressentir le plus simplement possible la liaison entre le haut et le bas du corps, « le plus simple étant toujours très compliqué à obtenir ».

Ce vendredi 9 décembre, le ‘workshop pour danseurs interprètes’ – initié le 5 décembre au musée de la danse de Rennes - touche presque à sa fin. Il s’inscrit dans le cadre de l’événement Prendre soin, rassemblant ateliers, table ronde, spectacles et échauffement public, les 10 et 11 janvier au Garage.

DÉVELOPPER SA CRÉATIVITÉ

Dans la matinée du vendredi, les participant-e-s travaillent sur les temps d’entrainement précédant une répétition ou une représentation. L’échauffement, passage obligé de l’artiste, peut représenter « un moment fatidique de la journée, parfois ressenti comme une dépendance à l’enseignant et aux traditions pesantes de l’entrainement. La pratique des méthodes somatiques, de l’atelier, ouvre la palette des choix pour le ‘’training’’ journalier. L’état d’esprit n’est pas le même dans le cours technique et l’atelier : habituellement la technique a pour but essentiel l’apprentissage ou l’amélioration des coordinations indispensables à la réalisation du geste dansé, mettant en valeur le ‘’savoir-faire’’ du danseur. Peter Goss, lui pratique plus dans le cours technique la pensée propre à l’atelier : il donne des outils pour garder un corps plein d’aptitudes, ouvert et disponible et permet de prendre en compte la personne autant que sa danse, en s’intéressant autant à son processus d’investigation qu’à la réalisation d’un geste ‘’parfait’’. », comme l’écrit Dominique Praud dans son article « Danse contemporaine et pratiques somatiques : l’enseignement de Peter Goss », paru dans la revue Nouvelles de danse, en 2001.

Lors du workshop, un cocon chaleureux entoure la pièce. La notion de temps se distend, l’attention est centrée sur le ressenti du corps dans son espace et ses multiples dimensions. On parle de relation avec les organes, du sens du poids de certaines parties du corps, comme le bassin par exemple, ou encore des états de la pliure. Le corps devient un terrain de jeu et une source d’imagination. Nathalie Schulmann met les participant-e-s en garde :

« Vérifiez que la tête ne s’est pas figée entre temps. Parce que vous penseriez trop. Dans le somatique, on est tellement dans une forme de concentration que des choses se figent. »

Puis attire l’attention sur l’endroit où pourrait démarrer le mouvement : « Où est-ce que ça m’amène ? Avec quelle respiration ? Est-ce que ma tête est figée ? »

Explorer le champ des pratiques somatiques comme lieu de ressources pour développer sa créativité n’est pas phénomène nouveau mais reste en marge de la démarche artistique. Néanmoins, Julie Nioche, danseuse et chorégraphe, souligne que cela « prendre de la force, émerge. La recherche autour de la question de la création à partir des pratiques somatiques est en train de se vivre actuellement. » Fondatrice d’A.I.M.E (Association d’Individus en Mouvements Engagés) en 2007 avec une équipe de chercheurs-enseignants, acteurs du monde associatif et praticiens du corps, elle a contribué à la programmation du week-end Prendre soin.

« C’était une demande du musée de la danse qui a su s’éloigner du risque de tomber dans un catalogue des pratiques somatiques. Là on était vraiment sur la réflexion autour de la créativité et de comment celle ci et les pratiques somatiques se nourrissent l’une de l’autre. C’est très fort comme événement car il répond à un besoin de rassemblement entre nous. C’est un endroit qui nous manque car nous avons peu de moyen de nous retrouver ensemble. », explique Julie Nioche avant de rebondir sur l’intitulé de la manifestation.

MALTRAITANCE DES CORPS

Pour elle, prendre soin est un acte fort aujourd’hui. Car cela n’est pas dans la culture des professionnel-le-s de la danse. « Le danseur prend soin de son corps quand il est cassé ou vieux. Le besoin d’équilibre, de se recentrer, de trouver des moteurs autrement, de se mettre en disponibilité émerge cependant chez les danseurs. Ce ne sera jamais tout le monde mais c’est de plus en plus présent. », souligne-t-elle.

Elle pour qui, depuis l’enfance, la danse est un espace de liberté et qui après plusieurs années de travail en tant qu’interprète, chorégraphe et co-directrice artistique a souhaité reprendre des études de psycho et une formation en ostéopathie, « pour la complémentarité » et pour pouvoir envisager la « relation entre le corps et l’imaginaire, la modulation du corps avec les pensées et le croisement entre la danse et la santé ». Sans jamais parler de visée thérapeutique. Mais bel et bien pour et dans l’accompagnement des danseuses/seurs et chorégraphes.

Mélanie Perrier, chorégraphe présente également lors de l’événement, va plus loin dans la maltraitance des corps dans le domaine de la danse : « Avec l’art contemporain, on a vu le retour du corps performant, de la physicalité. On revient à des machines de guerre qui trainent un modèle de ce qu’est le spectacle chorégraphique. Avec la réflexion autour des pratiques somatiques, on se situe à un tournant. Une voie alternative, qui n’est pas en opposition à ce qui se fait aujourd’hui, mais qui requestionne justement ce qu’est un spectacle chorégraphique pour sortir de l’impératif du spectaculaire. Ce courant là, si on doit le nommer, est une forme de réponse face au spectaculaire. Certains danseurs se font très très mal, c’est abominable. Et très très rétrograde. Ce serait il y a un siècle ok mais des choses se sont passées entre temps dans l’histoire de la danse. »

Et selon elle, ce phénomène serait similaire à ce qui se passe dans la société. Les pratiques somatiques – et plus largement l’esprit du prendre soin - pourraient donc être une réponse aux rythmes effrénés imposés par une demande de productivité permanente. « Il y a peu de bienveillance dans le travail et les corps ne sont pas du tout pris en compte. On connaît moins la méthode Feldenkrais ou Alexander (lire l’encadré) mais il y a un bon en avant du yoga et du pilate. Les individus cherchent à trouver des stratégies pour s’en sortir. C’est un moyen pour le corps de reprendre sa place, sa puissance. Il y a une vraie visée politique. », souligne Mélanie Perrier. Une manière par conséquent de concilier force et souplesse, dans le corps et dans la tête, liés sans aucun doute.

L’EXPÉRIENCE SENSORIELLE

La chorégraphe travaille depuis un an et demi à sa création To care. Et se saisit de la notion philosophique et éthique de care, développée aux Etats-Unis depuis plusieurs décennies déjà, « réévaluant la manière dont on peut se mettre en relation avec les autres. » Pas étonnant de sa part puisque son parcours est jalonné de cette envie de mettre les gens en rapport. Et la danse lui apparaît évidemment comme un langage et s’intéresse alors de près à la fabrique de cet art et sur la vérité qui en émane.

La recherche absolue de la performance et de la perfection délivrera un spectacle beau et techniquement irréprochable mais l’intention ne sera pas forcément juste, peu sincère. Elle se pose alors, tout comme Julie Nioche et Nathalie Schulmann, à la croisée de la pratique, des connaissances et de la recherche, travaillant sur l’analyse fonctionnelle du mouvement dansé.

« Il s’agit de trouver des choses bienveillantes pour le corps et de porter son attention sur la justesse. C’est un vrai parti pris artistique. On réinterroge ce qu’est un mouvement, ce que ça veut dire deux personnes sur un plateau, ce qu’est un objet spectaculaire et ce qu’on donne à voir. »
explique-t-elle.

C’est pour ces raisons qu’elle ne s’attache pas à uniquement se focaliser sur la danse pure. Mais fait intervenir la lumière également comme élément fondamental de la pièce. Pour ainsi délivrer « une vraie expérience visuelle et perceptive ».

L’expérience sensorielle est poussée par Anne Juren, danseuse, chorégraphe et praticienne Feldenkrais, dans ses Séances chorégraphiques, parmi lesquelles figurent Comma, déclinée le 10 janvier en version « Cannibale » et en version « Cage thoracique ».

Depuis deux ans, elle construit ses séances « en fonction des images de corps que j’emprunte à mes patients et aussi celles issues de mes propres fantasmes et de mon imaginaire. Comma veut dire virgule en anglais et en français fait penser au mot coma. Il correspond à l’idée de rentrer dans un univers qui s’invente au fur et à mesure et qui en appelle à l’imaginaire de chacun. » Ainsi, allongé-e-s sur un tapis de sol, les participant-e-s se laissent guider par la voix de l’artiste qui proposent alors un voyage à l’intérieur du corps anatomique.

Entre l’apaisement et le tortueux, la douceur et la violence, il en ressort quelque chose de l’ordre de l’appropriation de son propre corps grâce à une personne qui en est extérieure. « À chaque fois que je fais cette pièce, une sorte de transposition s’opère. Pour toucher, animer les corps inconnus des spectateurs et inventer une intimité possible sans les toucher vraiment, j’utilise des objets transferts et le lieu même, les odeurs, toutes les textures disponibles. Ce corps-espace devient le corps du spectateur étendu à l’infini et à inventer sur le présent. C’est une découverte à chaque fois. C’est une surprise de découvrir le talon de ces corps inconnus dans un coin de la salle ou des foies étendus sur le sol. Le corps est alors une fiction. L’idée même du corps comme nous avons appris à l’imaginer devient une fiction. », répond Anne Juren qui propose volontairement dans ce voyage corporel d’entrer à un moment par le vagin.

Elle poursuit : « J’aime proposer un autre corps que le sien. Parce que ces séances sont collectives, la femme peut penser à son vagin mais va aussi se projeter dans le corps d’un homme présent dans la salle. On est entre des corps. Cette transposition des corps m’intéresse davantage que les codifications du corps féminin et masculin, qui n’est qu’une catégorisation comme une autre. J’ai aussi construit une séance chorégraphique où on passait des organes sexuels féminins aux organes sexuels masculins constamment, au point d’en perdre la notion du masculin et du féminin, on est alors obligé d’inventer un autre corps qui n’existe pas encore. » Et finalement, le corps n’a jamais été aussi réel que lorsque cette fiction nous a permis de le ressentir, de l’imaginer et de l’envisager.

SE PLACER DANS LA RELATION À L’AUTRE, DANS L’INSTANT À VIVRE

Le corps, loin d’être uniquement mécanique et musculaire, est organique, vivant, et par conséquent multiple. « C’est dingue et c’est ça ce courant en fait ! », se passionne Mélanie Perrier. Elle s’élargit à une philosophie de vie. Et parle d’écologie de travail. Car si le modèle actuel de productivité est remis en question par cette réflexion et ses pratiques, il est à éviter de le reproduire dans sa manière de fonctionner. Prendre soin demande du temps et de l’énergie.

Pour réinventer un cadre de travail : « Prendre en compte la relation aux autres est très important. On part 9/10/12 semaines dans l’année et les équipes vivent dans le même lieu. C’est très particulier de vivre avec ses collègues ! Mais je tiens à faire attention à ce que j’apporte et ce que j’investis. Dans la technique de direction, le cadre de travail, le cadre d’hébergement, etc. je suis très exigeante. Cela me prend du temps mais c’est le prix de l’intégrité. »

Ainsi, elle réfléchit actuellement à des extensions de Care pour proposer des temps avec le public en amont des spectacles. Comme un protocole de discussion 1h30 environ avant la représentation et des siestes sonores pour décompresser. À l’image en somme des SAS proposés par Nathalie Salmon au Triangle (lire l’article « Dans le SAS, un instant privilégié » - 11 octobre 2016 – yeggmag.fr). Mélanie Perrier milite pour que le spectacle vu et vécu procure du bien-être.

« Au Garage, je n’avais jamais vu un public aussi attentif ! La majorité du public avait passé l’après-midi à faire des pratiques somatiques. Alors des fois, on ne ressort pas en bon état d’une proposition artistique, et tout n’est pas fait pour être beau. Mais la spécificité ici est que cela impacte le corps de celui qui le regarde. », explique-t-elle, faisant alors référence à la puissance de l’empathie kinesthésique, phénomène durant lequel le/la spectateur/trice ressent dans son corps le mouvement du danseur ou de la danseuse.

Un phénomène que l’on retrouve en quelque sorte dans Sensationnel, création développée par Julie Nioche et Isabelle Ginot, professeure au département danse de Paris 8 et responsable du parcours « Danse, éducation somatique et publics fragiles » dans cette même université. Le principe est simple : 6 participant-e-s sont assis-e-s en ligne sur des chaises et assistent à l’improvisation chorégraphique d’un-e danseur/seuse.

Durant toute la durée du spectacle, ils/elles sont touché-e-s, massé-e-s, manipulé-e-s par les sensationneurs/seuses. « Sensationnel est née de l’envie de travailler sur comment on peut faire ressentir la danse. On accompagne le danseur à travers le corps des spectateurs. », signale Julie Nioche.

L’ÉMANCIPATION, PAR SOI ET POUR SOI

Au sein de A.I.M.E, les professionnel-le-s de la danse, les praticiens somatiques et les artistes du toucher croisent leurs expériences et réflexions vers un objectif commun : « L’idée est de renvoyer à sa propre sensation, comme lieu de ressource. C’est un endroit d’éducation par le mouvement. Le but est de rendre les personnes en lien avec qui elles sont en tant qu’être unique. En général, on a tendance à se couper de nos émotions et les mettre sous le tapis. C’est une culture, une question d’éducation. Pour moi, être à l’écoute de soi, de ses émotions et les communiquer est aussi une question de responsabilisation générale. Et il est important de rendre les personnes responsables et autonomes. Tout ça est en train de s’ouvrir, des choses extras ont lieu ! »

Elle finit par lâcher le mot : ces pratiques sont émancipatrices. Explorer le rapport à son corps, considérer son corps qui souvent est délaissé ou du moins n’est pas défini comme une priorité et le connecter à son imaginaire permet de se rendre ouvert, disponible et donc moins autocentré, plus enclin à la bienveillance, à la solidarité et au partage. Anne Juren, qui de son côté s’emploie plus volontairement à employer le terme résistance plutôt qu’émancipation, est convaincue du potentiel puissant de cette ouverture à d’autres pratiques, basées sur l’écoute et la bienveillance dans l’objectif de délier ces résistances et s’affirmer.

Et quand on lui demande si ces méthodes pourraient constituer des outils pour les féminismes, dans le sens où le corps des femmes figure comme un des enjeux principaux à l’égalité femmes-hommes, elle répond avec simplicité et efficacité : « Bien sûr, ces méthodes entraînent un sorte de conscience individuelle et collective qui permet d’inventer un autre imaginaire, de fait un autre monde. » On n’en pense pas moins.

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Investir son corps sensible
La bienveillance, au service de la créativité
L'expérience de notre intérieur

Célian Ramis

Arts engagés : Lumière sur les opprimé-e-s

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Enquête sur les artistes engagé-e-s et leurs créations, qui ont pour vocation de susciter l'échange et le débat, de participer à la réflexion collective et de rendre visible la richesse de la diversité.
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« La question de l’universalisme dans les arts est occidentale. Ils sont gérés par des mecs, blancs, hétéros, qui se pensent objectifs et neutres. Alors qu’en réalité, ils produisent des choses qui racontent précisément où se situe le pouvoir. Quand on parle de « minorités », on désigne tout ce qui n’a pas le pouvoir, qui n’est pas dans la norme. », explique Marine Bachelot Nguyen, auteure et metteure en scène, présidente de HF Bretagne et membre de l’association Décoloniser les arts.

Théâtre, danse, cinéma, musique, littérature, arts plastiques, etc., femmes et/ou hommes s’engagent pour briser le système oppressé-e-s/oppresseurs à travers de nouvelles formes, dans lesquelles l’artistique cotoit le politique. Comment faire bouger les lignes des normes sociales et sociétales à travers les arts ? Et qu’advient-il de celle et de celui qui s’en empare pour faire la lumière sur des sujets ou des groupes de personnes minoré-e-s et invisibilisé-e-s ?

On a souvent tendance à penser qu’un-e artiste, par nature, est engagé-e. Dans la démarche de création, c’est le cas. Le processus même résulte d’un engagement qui peut être purement artistique. L’engagement, et certain-e-s s’en défendent avec ferveur, n’est donc pas toujours social ou politique. À cela, on peut arguer la limite de l’intime, ce dernier étant politique malgré tout, dès l’instant où il devient public. Les artistes rencontré-e-s ce mois-ci témoignent tou-te-s d’une démarche commune : participer à travers leurs œuvres à l’avancée des débats et des réflexions sur les sociétés actuelles, en rendant visibles minorités et opprimé-e-s et en brisant les barrières des normes, des tabous ainsi que celle des arts. Pour s’en affranchir et ainsi se diriger vers un avenir plus égalitaire.

Mercredi 23 janvier, une voiture stationne devant la maison de quartier Rennes Nord, La Maison Bleue. À l’avant, un homme, visiblement irrité par l’attente de sa femme. À l’arrière, leurs trois enfants. De retour du marché, leur mère s’installe dans le véhicule, ravie d’avoir acheté quelques friandises et une jolie robe. Mais son mari ne voit pas cette allégresse d’un très bon œil et laisse éclater, de manière crescendo, sa jalousie jusqu’à insulter son épouse en prenant les enfants à parti. Le moment de démarrer le moteur signe la fin de la scène. Mais pas de l’asphyxie et de l’angoisse ressenties.

Le couple est un duo de comédiens, les enfants des spectatrices/teurs. Sept minutes suffisent à nous plonger dans la violence d’une situation que l’on pourrait imaginer banale. Une querelle d’amoureux nourrie par la jalousie de l’homme. Sauf que les termes employés au cours de la conversation tendent à nous indiquer qu’il ne s’agit pas de la première dispute du genre. Lui l’accuse, l’agresse. Elle, tente d’apaiser les choses, de le rassurer avec légèreté. L’étau se resserre, l’homme fait de sa femme sa propriété et n’hésite pas à employer des mots forts de conséquence. Dévalorisants.

Dans le cadre du programme rennais Non aux violences faites aux femmes, la compagnie Quidam Théâtre a préparé Tu te prends pour qui ?, pièce pour 3 spectateurs/trices basée sur une scène de violence conjugale ordinaire, inspirée du témoignage de Rachel Jouvet. Cette dernière est à l’origine de la création Je te veux impeccable, le cri d’une femme. Loïc Choneau, metteur en scène de la compagnie, rencontre la comédienne qui finit par lui confier son histoire à elle, victime de violences conjugales il y a environ 20 ans (lire YEGG#19 – Novembre 2013).

L’expérience livrée le 23 novembre dernier découle donc de l’idée de décliner un moment de violence vécu par Rachel Jouvet et de le confronter à l’universel. « Car ce qu’elle vit devient un discours universel. Si vous enlevez le contexte et que vous gardez la question de fond, cela peut se passer n’importe quand et n’importe où. C’est pour cette raison que les personnages n’ont pas de nom dans la scène. C’est Il et c’est Elle. », souligne Loïc Choneau qui a conçu cette mise en situation avec la conscience que le moindre détail compte, « les silences sont importants, les mots renferment une violence extrême, de l’amertume et l’aller retour du ‘je t’aime, je te déteste’ est très significatif ».

Si il est à l’affut de toutes ces subtilités qui font le réalisme et la véracité du propos, c’est parce qu’il a passé du temps toutes les semaines pendant deux mois à récolter la parole de Rachel Jouvet. Et en parallèle, à se renseigner sur le point de vue de son ex-compagnon, en lisant les PV du tribunal par exemple : « L’idée n’est pas de faire une pièce qui les montre simplement l’un contre l’autre mais de montrer l’emprise qu’il exerce sur elle. »

CASSER LE MUR ENTRE LE THÉÂTRE ET LA RÉALITÉ

Loïc Choneau se dit « écriveur ». Un écriveur de spectacles de société. Tout le travail de Quidam Théâtre se nourrit des vécus des personnes rencontrées au hasard du quotidien ou sur demande d’intervention lors de conférences décalées – « des conférences loufoques pour lesquelles deux comédiennes interviennent, sur des sujets précis. Mais ce qu’elles disent est toujours vrai. » - ou de recueil des paroles retranscrites en livret.

En 10 ans, la compagnie a délié les langues et permis d’aborder des sujets intimes et/ou confidentiels, peu médiatisés ou peu traités dans les arts, ou réservés à une catégorie d’initié-e-s. Conditions de travail en abattoir, précarité sociale, droits de l’enfant, violences conjugales, vieillissement pour les créations. Numérique, anorexie ou encore suicide pour les conférences décalées. « C’est un module de proximité au format adaptable, qui facilite la parole et concentre le propos. C’est très efficace pour engager les débats. », explique-t-il.

Il parle d’écriture rapide, éphémère, qui n’a pas vocation à rester dans le temps mais a pour objectif de mettre en mouvement, être accessible et faire réfléchir en parlant du peuple, du quotidien. C’est là toute l’âme de l’éducation populaire à laquelle il a été élevé.

« J’ai ajouté l’artistique au politique ! Mais attention, ce n’est pas du théâtre miroir, on ne participe pas aux débats qui suivent nos interventions. »
précise-t-il.

Actuellement, la compagnie travaille, en lien avec l’association Déclic Femmes, au livret de paroles composé de 12 témoignages de femmes issues de tous les continents autour des « Langues en exil, féminin pluriel » : « Des femmes mexicaines, kurdes, marocaines, sénégalaises… ont réfléchi autour de ‘qu’est-ce que c’est que d’avoir sa langue lorsque l’on est en exil ?’ et ‘comment ça se tient ensemble avec le français ?’. Pour chaque texte, un extrait sera traduit dans la langue d’origine. »

Ce travail s’inscrit dans cette volonté de valoriser la parole, et dans le livret, cela passe par la confection d’un bel objet réalisé en micro-édition pour ne pas photocopier les écrits. Autour de ce projet se croiseront plusieurs disciplines artistiques en mars prochain, à l’occasion du programme rennais de la journée internationale pour les droits des femmes : « Une lecture se fera ici à La Maison Bleue avec une musicienne, une danseuse, une comédienne et les femmes en exil. »

Sur ce point, Loïc Choneau insiste : il n’y a aucune proposition nue. Le but est toujours de créer un échange par la suite. Et c’était précisément l’exigence de La Maison Bleue quant à la scène de violences conjugales. En effet, la maison de quartier a souhaité inviter Rachel Jouvet à un café citoyen qui a suivi la mise en situation.

« On est toujours intégrés à une démarche, on est un moment de la démarche. Une intervention ludique qui évite de tomber dans le pathos ou dans la tristesse. On est très attachés au sein de la compagnie à la dignité et à la solidarité. Et on aime travailler sur la porosité du vrai et du faux. », conclut-il. Pour casser le mur entre théâtre et réalité.

AGIR ENSEMBLE CONTRE LES DISCRIMINATIONS

La compagnie Quidam Théâtre se rapproche dans son essence et sa colonne vertébrale du théâtre forum et du théâtre de l’opprimé. Une forme permettant, à travers une interactivité entre les acteurs/trices et le public, de faire émerger la parole autour de sujets souvent complexes ou matières à polémique et à division de l’opinion publique.

Le 26 novembre dernier, c’est dans l’ancien EHPAD du square Ludovic Trarieux, dans le quartier de La Poterie, que la Cimade a donné rendez-vous aux Rennais-es dans le cadre du festival Migrant’Scène, voué à informer et sensibiliser les populations aux questions de racisme et de flux migratoire. Et cet après-midi là, c’est l’association Un toit c’est un droit qui prend la parole en ouverture de l’événement.

Pour expliquer que le lieu investi pour le festival est un squat qui regroupe à l’heure actuelle près de 160 personnes, enfants compris qui devraient bénéficier d’une occupation gratuite pendant un an mais qui manquent d’électricité et donc de chauffage, des démarches étant entamées mais pour l’instant pas réglées.

Des membres de l’association La Cimade, dont Aurélie Budor (lire YEGG#52 – Novembre 2016), sont intervenues plusieurs semaines durant pour organiser avec des migrant-e-s volontaires les trois scènes qui ont été présentées lors du festival. Pour recueillir  « leur point de vue en tant qu’opprimé-e-s et essayer de bouleverser l’oppression ». Ce sont leurs histoires qui se racontent sur la piste. Des situations qu’ils et elles ont vécues, ont livré et qui ont été mises en scène puis interprétées par d’autres personnes, comédiennes ou non.

Le principe est simple : les tableaux sont joués une première fois au public qui assiste alors à une série d’injustices aujourd’hui banalisées. Le racisme ordinaire sous sa forme la plus primaire. Qui se traduit par une méfiance des passager-e-s d’un bus vis-à-vis de deux hommes noirs, par des contrôles au faciès répétés et insistants ou encore par de la discrimination au logement basée sur le nom et l’accent de la personne.

Dans un deuxième temps, une des scènes est mise en forum, c’est-à-dire que les spectateurs/trices peuvent à tout moment intervenir pour modifier le cours des choses. La personne se placera alors du côté de l’opprimé-e, à sa place ou en soutien. L’exercice est difficile mais brillant. Permettant de faire sauter certains stéréotypes communs et profondément ancrés, on cherche ensemble des solutions pour agir et non pas seulement pour théoriser.

Chacun-e apporte sa pierre à l’édifice et révèle la complexité de ces situations. Sans trouver la « bonne réponse », l’expérience provoque un déclic et pousse à réfléchir en se responsabilisant davantage. Une forme efficace puisque ludique et collective qui se décline autour de n’importe quel thème sociétal et citoyen et qui peut s’appliquer à toutes les tranches d’âge et milieux sociaux et dans les endroits, notamment en milieu scolaire pour agir et réagir dès le plus jeune âge. Et qui complète les conférences gesticulées, issues de l’éducation populaire, qui apportent des connaissances théoriques autour d’un vécu personnel.

QUE LES MINORITÉS INTÉGRENT LA MAJORITÉ

De cela résulte un écho universel. Et s’il n’y a pas de propriétaire de l’universel comme le dit la metteure en scène et auteure Marine Bachelot Nguyen, elle s’attache dans tout son théâtre à mettre en lumière « ces voix minoritaires qui luttent pour être incluses dans l’universel ». La co-fondatrice du collectif Lumière d’août reste très attentive à ce que l’on qualifie d’universel et de minoritaire :

« La question de l’universalisme dans les arts est occidentale. Ils sont gérés par des mecs, blancs, hétéros qui se pensent objectifs et neutres. Alors qu’en réalité, ils produisent des choses qui racontent précisément où se situe le pouvoir. Quand on parle de « minorités », on désigne tout ce qui n’a pas le pouvoir, qui n’est pas dans la norme. »

Depuis bientôt 15 ans, elle participe à l’évolution du théâtre contemporain et s’intéresse de près à la dimension politique de cet art en effectuant des recherches universitaires sur le théâtre militant, dans la lignée du dramaturge Dario Fo, dont elle se revendique faire partie. « J’ai toujours assumé cette dimension politique et militante et je revendique les savoirs même si je m’expose à la critique de « tu parles d’un sujet qui te concerne donc tu n’as pas le recul ». Oui ça me concerne et ça te concerne aussi en tant qu’être humain ! »

AU CROISEMENT DES LUTTES

Le travail de Marine Bachelot Nguyen est imprégné de ces valeurs personnelles et de son vécu. Et surtout de l’intersectionnalité des luttes en laquelle elle croit fermement. Féminismes, racismes, lutte des classes, sexualités… Elle croise les divers systèmes de domination et d’oppression à travers une écriture très sensible et complète.

C’est un coup de poing dans la gueule que l’on recevait en avril dernier, à l’occasion du festival Mythos, à la lecture de son texte écrit pour la pièce mise en scène par David Gauchard, Le fils. L’histoire d’une mère qui livre ses pensées et ses réflexions autour de sa foi catholique, de son métier de pharmacienne, et qui va s’épanouir en prenant part à la Manif pour tous. Du 10 au 12 janvier prochain, elle présentera au TNB de Rennes sa nouvelle création, Les ombres et les lèvres, pour laquelle elle est partie au Viêtnam en 2014 afin d’y effectuer des recherches sur la communauté LGBT.

« Outre le militantisme collectif, c’est aussi l’intimité politique des jeunes gays, lesbiennes, bi et trans vietnamien-ne-s que j’ai souhaité approcher, à travers de nombreux entretiens menés sur place. Quel est leur quotidien, leur vécu, quelles sont leurs pratiques de visibilité ou d’invisibilité (dans la rue, la famille, au travail), leurs stratégies face à l’homophobie, leurs sexualités, leurs aspirations ? (…) Mon propre vécu de lesbienne française, née d’une mère vietnamienne, entre évidemment en ligne de compte, comme impulseur intime de cette recherche, comme zone de résonance avec les réalités et les altérités rencontrées. », écrit-elle dans sa note d’intention.

Son leitmotiv : donner à comprendre, à sentir, les féminismes et, au-delà, les visions du monde. Par la fiction, le jeu et le théâtre, « tu brasses autrement les idées et les choses, c’est une stratégie militante, et du plaisir, de passer par le sensible. » Elle poursuit :

« Je m’éclate à parler de tout ça. Je me revendique féministe, militante et j’ai la volonté de m’inscrire dans une histoire. Avoir la conscience des représentations minoritaires, c’est faire entrer ces minorités dans la majorité. »

Une manière donc de briser le système de domination et de se débarrasser de tous les carcans et normes qui régissent nos sociétés.

Pour cela, elle se heurte à la résistance des professionnels et au jugement du monde de la culture et des arts : « Si on parle de théâtre forum, de conférence gesticulée, etc., il faut bien voir que c’est minoritaire et minorisé. Décrédibilisé par le monde de la culture. Dévalorisé car ce n’est pas noble dans l’imaginaire. Lorsqu’un spectacle est social, engagé, il porte le soupçon de ne pas être esthétique. Moi, je me situe à un endroit où il me semble qu’esthétique et politique doivent se rencontrer. »

Elle rejoint les interrogations de Bertolt Brecht, dramaturge et metteur en scène : comment le politique vient faire bouger les lignes de l’esthétique ? Et finalement, qu’est-ce qui objectise l’esthétique ? Elle qui base son théâtre sur la notion essentielle de décolonisation de la pensée apprécie au contraire tous les champs des possibles qui s’offrent aux artistes qui s’affranchissent des codes de l’art « conventionnel ».

« Le décolonial donne quelque chose de touffu, de complexe, d’hybride. Pour moi, l’enjeu se situe sur la manière de représenter les minorités. On n’est pas à l’abri de la victimisation. Le minoré, c’est d’abord un corps invisible qui va devenir un corps victime, en souffrance, que le bon blanc va pouvoir aider. Mais quand ça va devenir un corps furieux, ça va devenir un corps que l’on repousse. Il faut créer d’autres modèles ! », souligne-t-elle.

Elle n’a pas peur de le dire : tout comme l’histoire est écrite par des hommes blancs, que les moyens de production diffèrent entre les hommes et les femmes, le public de théâtre est très blanc, et étonnamment féminin. Elle va plus loin : « Je n’ai jamais vu autant de personnes racisées qu’au théâtre de la Main d’or. Pareil pour le stand-up chez Jamel Debbouze. Le monde théâtral a intérêt à se secouer les puces ! »

MOINS DE PLACE POUR LES ARTISTES ENGAGÉ-E-S ?

Les décideurs culturels, les programmateurs, sont prévenus. Il est nécessaire de laisser sa frilosité de côté et d’oser proposer de nouvelles formes au public : « Je le vois bien, ils sont plus séduits par des histoires d’amour, des histoires de famille. Ce n’est pas compréhensible quand on entend dire que son spectacle ne pourra pas être programmé cette saison car il y a déjà un spectacle coréen par exemple. Les ombres et les lèvres, ça parle des LGBT mais aussi plus largement de la quête des origines et du deuil de la mère. Et je suis convaincue que le public a une soif d’entendre des histoires qui parlent des complexités de la vie. Je suis pour aller vers une pensée complexe mais accessible. C’est aussi ça le divertissement et la question du plaisir est extrêmement importante. »

Le prix à payer dans les arts engagés est l’éternelle étiquette de l’alternatif. Qui n’accède que très peu aux grandes salles et grandes scènes, à l’exception de quelques structures culturelles prêtes à bouleverser l’ordre établi, au moins une fois dans la saison. Le travail de réseau est permanent. Il est impératif, comme le confirme Loïc Choneau, mais aussi par la suite Clémence Colin et Olivia Divelec de la compagnie rennaise 10 doigts, de sans cesse renouveler son réseau, de faire des rencontres et de profiter de ces dernières pour participer au retournement des stigmates.

Ainsi que de savoir adapter ses partenaires à ses créations, comme le fait la compagnie rennaise 10 doigts. « Nous n'avons pas de diffuseur, et les salles de spectacles ne connaissent pas vraiment notre travail. », expliquent Clémence Colin et Olivia Divelec. La structure passe alors par des réseaux d’associations de sourds mais aussi par des lieux liés au livre et au corps : « Cela dépend du spectacle : Demoiselle au grand manteau est spécifique à la petite enfance donc concerne réseau des crèches, haltes garderie, ce qui ne sera pas le cas de la prochaine création Sedruos, dédiée à des structures culturelles plus grandes. »

Et si jouer dans une grande salle permet de toucher le grand public et d’intégrer le cercle restreint de celles et ceux qui seront ensuite programmé-e-s dans toute la France, l’objectif des arts engagés et des artistes militant-e-s ne réside pas là. Au contraire, pour faire bouger les lignes, un des moyens les plus efficaces est de se rendre directement sur place, au cœur de la réalité, au cœur du terrain.

Comme Migrant’Scène qui investi un squat pour son théâtre de l’opprimé ou comme Marine Bachelot Nguyen et la compagnie Quidam théâtre, et plus globalement pour les actrices et acteurs de l’éducation populaire, qui souhaitent tourner dans les centres sociaux, les maisons de quartier et tous les lieux qui drainent les populations concernées et surtout les populations les plus éloignées de la culture et des arts. Mais aussi l’Éducation Nationale afin de pouvoir sensibiliser les plus jeunes et leur donner l’opportunité de trouver des clés par eux/elles-mêmes.

DÉCLOISONNEMENT DES ARTS IMPÉRATIF

S’il est un impératif que l’on retient de ses rencontres, c’est l’urgence à décloisonner les arts et à les décoloniser. C’est ce que prône la danseuse et chorégraphe Latifa Laâbissi (lire encadré) mais aussi Marie-Christine Courtès qui a réalisé en 2014 le court-métrage d’animation Sous tes doigts. Elle réunit ici l’esthétique et le politique. Elle révèle une partie oubliée de l’Histoire, en l’occurrence celle de la guerre d’Indochine et du rapatriement de certains locaux qui seront isolés et délaissés dans un camp de transit.

Elle aborde ce récit tragique à travers trois générations de femmes, de la grand-mère vietnamienne à la petite-fille française, en mal de repères et en recherche d’identité. L’Hexagone n’a pas digéré son histoire coloniale et n’a pas géré l’accueil, de celles et ceux qu’elle a colonisé, à leur arrivée sur notre territoire. Et aujourd’hui, elle se détourne d’une jeunesse tiraillée et déboussolée.

L’histoire de cette famille va trouver une issue dans une danse virevoltante et sublime, liant arts traditionnels asiatiques et hip hop dans une danse et une musique contemporaines prenantes et bouleversantes, liant par conséquent la petite-fille à toutes les femmes de sa lignée. Décoloniser les arts est donc primordial. La thématique est parlante et fédératrice.

Au point de constituer une association nationale – dont Marine Bachelot Nguyen fait partie - composée de comédien-ne-s, d’auteur-e-s, de metteur-e-s en scène, de chorégraphes, de professionnel-le-s de l’audiovisuel, de journalistes culturels issu-e-s des minorités ou encore de plasticien-ne-s, réuni-e-s dans le but commun d’interroger les structures artistiques et culturelles sur leurs propositions plus que restreintes en terme de représentativités des minorités.

Mais il s’agit aussi de rendre l’invisible visible. Et une multitude d’artistes s’y attèlent au fil de leurs parcours ou tout au long de leurs travaux. À l’instar du photographe breton Vincent Gouriou qui présentait à la Maison des associations, du 3 au 25 novembre dernier l’exposition GENRE(S), à l’occasion des 15 ans du CGLBT Rennes.

Les clichés, saisis de douceur et d’amour, dévoilent l’intimité de couples homosexuels et lesbiens ainsi que de personnes transgenres. Les photographies accrochées contre les murs racontent l’histoire de Monsieur et Madame Tout le monde, dans son quotidien, son couple, son corps. Une manière de montrer la beauté de tous les êtres humains.

LA DIVERSITÉ, AU SERVICE DE LA CRÉATION

Rendre l’invisible visible donc mais aussi accepter la diversité comme une richesse et arrêter de l’envisager comme une menace. Rendre les arts accessibles et révéler toutes les possibilités que ces derniers fournissent, pour vivre et réfléchir ensemble. C’est la base de la compagnie 10 doigts qui propose systématiquement spectacles et ateliers en version bilingue, soit en français oral et en Langue des Signes Française.

Une idée de la comédienne Olivia Divelec, maman d’une enfant sourde, qui avait créé à Tours la compagnie 100 voix, sur le même fondement, cette même volonté de réunir les sourd-e-s et les entendant-e-s et interpeller la rencontre de ces deux langues sur un plateau. En arrivant sur Rennes il y a 4 ans, la comédienne décide de relancer l’aventure en pays breton et fonde une compagnie constituée d’une équipe mixte de sourd-e-s et d’entendant-e-s.

« Les gens ont toujours en tête des clichés sur les minorités... en faisant un atelier, une vidéo en langue des signes ou un spectacle​ même si le thème n'est pas toujours engagé nous laissons une trace donnant une autre vision​. Dans les histoires en doigts et voix (des lectures publiques) nous avons dans notre liste le livre A poil. Normalement ce n'est pas censé être politique mais visiblement pour certains oui. », répondent Clémence Colin, artiste sourde, et Olivia Divelec, à quatre mains dans un mail.

Et quand on leur pose la question de leur engagement, elles ne prennent aucun détour :

« Bien sûr, le militantisme est présent quand on crée. Le fait d'êtres femmes, sourdes ou mamans d'enfant sourd ... Quand on monte sur scène on s'engage. Nos thèmes sont ceux du grandir mais aussi celui des femmes dans nos langues respectives. Nous militons avec nos moyens : chansigne; danse; théâtre... »

La question de l’accessibilité est importante pour la compagnie, qui partage également leurs féminismes. Mais la priorité réside dans la création. Une création pluridisciplinaire qui se saisit du bilinguisme pour compléter une œuvre déjà diversifiée en matière d’arts déployés. Les deux artistes expliquent :

« À la création, cela permet d’avoir des visions artistiques avec des prismes différents. Mais aussi d’aller plus loin dans le son par exemple : Dans Peau de bête(s) le son est projeté au mur, celui-ci est créé par des vibrations dans de l’eau. Sur scène, lors de moments musicaux, il y a de la danse, des vibrations, de la voix, des signes. Tout devient un champ vaste de recherche non pas pour rendre accessible mais bien pour créer. »

La langue des signes ne se suffit pas en elle-même pour bâtir un spectacle et n’est pas un motif pour les entendant-e-s de s’en détourner, pensant qu’il n’est pas concerné. « Ce n’est pas de la danse, à moins que ce soit le choix de l’artiste ; elle peut être comme n’importe quelle langue, vulgaire, mal « prononcée », poétique, quotidienne, lyrique… Il y a autant de comédiens utilisant la langue des signes que de styles. Après à chacun son goût concernant les spectacles et les interprétations ! Si un chanteur anglais ne chantait que pour ceux qui comprennent, la face du monde musical serait bien changée ! D’autres sensibilités sont en jeu. », précisent-elles, conscientes que si le public adhère majoritairement à leurs propositions, certaines personnes peuvent encore associer leur univers à une gène visuelle ou un outil pour aider les sourd-e-s. D’autres encore tombent dans une bienveillance contraire, réduisant la langue des signes à une simple danse.

CONTES D'AUJOURD'HUI ET DE DEMAIN

Pour se faire sa propre idée, les occasions de découvrir la compagnie ne manqueront pas prochainement. Actuellement en création, Sedruos, devrait réhabiliter les femmes sourdes que l’Histoire néglige et dissimule, à travers des témoignages récoltés aux quatre coins de la France. Aussi, la compagnie investira du 9 au 13 janvier, l’Hôtel Pasteur, à Rennes, pour nous guider Sur les traces du petit Chaperon rouge, « une installation sensorielle pour plonger dans l’histoire. (…) L’occasion d’aller à la rencontre d’un nouveau monde pour les entendants : le monde sourd, un monde de vibrations, de signes et d’images ».

Une manière aussi de revisiter les contes en valorisant tout ce que ces derniers laissent de côté dans leur version originale, soit la diversité. C’est pour cette raison que Apsara Flamenco a choisi de reprendre l’histoire de Cendrillon. La jeune demoiselle est une gitane employée de maison sur la Côte d’Azur et la marrain, une juive marocaine élevée dans une communauté gitane. Voilà qui fera certainement tousser et pâlir certain-e-s intégristes du répertoire classique, blanc, chrétien, etc.

« Nous abordons les thématiques telles que l’esclavagisme moderne, la migration et la discrimination et par là même, les questions bien présentes de pluralisme, féminisme et fraternité. L’occasion pour nous d’évoquer notre propre parcours, notre relation au flamenco et ses différentes expressions sous un angle nouveau, percutant, engagé et comique. », explique la note d’intention sur le site de la structure présentant Oma la « trop » merveilleuse histoire de Cendrillon qui sera dévoilée aux Rennais-es le 15 janvier, à la Maison des associations, à l’occasion de l’événement Conte moi la liberté.

Le conte enchantera donc le début de l’année 2017 de par son renouvellement et sa modernité. C’est d’ailleurs un des nouveaux projets des éditions Goater qui lancent un appel à textes, en lien avec le CGLBT Rennes et les Bookonautes. Novices, amateur-e-s ou professionnel-le-s peuvent envoyer leurs contes et histoires arc-en-ciel, pour ados et adultes, avant le 3 janvier prochain.

Aucune contrainte du côté du genre littéraire employé mais obligation de faire découvrir des personnages LGBTI et de casser les clichés et stéréotypes liés au genre, à la sexualité, aux orientations sexuelles, aux comportements. « Que se passerait-il si les histoires d’amour, les farces, la morale, ne reflétaient plus le monde idéal de la famille traditionnelle, mais venaient parler de nos vies, de nos peurs et de nos amours, quels que soient nos désirs, nos orientations sexuelles et nos identités de genre ou même nos cultures ? », s’interrogent les protagonistes de cette initiative.

Une question pertinente et déclinable à tous les domaines de la société. Arts et monde de la culture compris.

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La diversité, à la base de leurs créations
Briser les chaines de l'oppression
Bousculer les frontières de l'art et de l'histoire
Des réalités sur grand écran

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