Célian Ramis

Féminismes : Ne rien lâcher !

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Les mobilisations féministes s'intensifient. Mais les mentalités progressent lentement. Trop lentement. Quelles sont les résistances qui perdurent ?
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Des centaines de milliers de femmes, et d’hommes, dans les rues le 23 novembre, en France, pour protester contre les inégalités entre les sexes… Du jamais vu au cours de cette dernière décennie ! Ce jour-là, les femmes ont montré qu’il n’était désormais plus possible de penser la société sans se préoccuper de l’égalité.

Pour autant, nous ne sommes qu’aux prémices qu’une très lente révolution. Si les projecteurs sont davantage braqués sur cette moitié de la population - longtemps oubliée, méprisée et discriminée – leurs paroles et leurs témoignages sont sans cesse remis en question. D’où vient ce « Oui, mais… » ? Et comment le combattre ? 

Ça gronde. De partout, ça gronde. Les raisons de cette colère, elles sont nombreuses. Trop nombreuses. Depuis très longtemps. Les inégalités ne sont pas apparues avec l’affaire Weinstein, en octobre 2017, et le combat n’a pas commencé avec le mouvement #Metoo. Il ne faut pas s’y tromper, ces événements constituent des étapes (essentielles) dans la prise de conscience et non des acquis.

On ne va pas retracer ici l’histoire des luttes féministes et on ne va pas non plus pouvoir dresser un bilan simplement sur une année. Parce que, là, fin 2019, nous ne sommes qu’au début du chemin. Comme le signale l’autrice afrobrésilienne Joice Berth :

« Nous avons connu de grandes avancées, mais les problèmes sont si importants que les avancées semblent petites ! Et ces avancées ne vont pas faire marche arrière, malgré la vague conservatrice. Il existe un intérêt et une conscientisation plus grande des individus blancs envers les questions raciales, un intérêt et une conscientisation plus grande des groupes masculins envers les questions féministes. »

On progresse. Lentement. Très lentement. Trop lentement. Quelles sont ces résistances auxquelles on se bute encore trop souvent ?

« Une de touchée, toutes concernées, c’est toutes ensemble qu’il faut lutter, c’est toutes ensemble qu’on va gagner ! » Il y a des femmes exilées, avec ou sans papiers, des femmes kurdes, d’anciennes détenues, des femmes handicapées, d’anciennes victimes de violences, des femmes racisées, des militantes féministes de longue date et des femmes qui manifestent pour la première fois, des étudiantes, des femmes engagées dans le mouvement des gilets jaunes, des membres d’associations, des femmes trans, des artistes, des personnes queer, des lesbiennes, des hétéros, des bis, et il y a des alliés.

À Rennes, le 23 novembre, elles sont plus de 4000 à battre le pavé à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination des violences faites aux femmes (dont la date est fixée au 25 novembre, en hommage aux trois sœurs Mirabal, militantes dominicaines assassinées sur les ordres du dictateur Trujillo, le 25 novembre 1960).

Plus de 4000 personnes qui scandent haut et fort que la rue, elle est à aussi elles, « de jour comme de nuit, avec ou sans voile, à pied ou en fauteuil, avec ou sans poussette, avec ou sans maquillage… » Elles veulent des droits, elles veulent avoir le choix. De s’approprier leur corps, de décider de leur vie, de ne plus avoir peur, d’être respectées, de donner leur consentement, de prendre la parole. De ne plus mourir sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint.

« Vous n’aurez plus jamais le confort de nos silences ». C’est écrit en lettres majuscules sur une grande banderole. Tout comme « Abuse de l’amour, pas des femmes » est écrit sur une pancarte. Et tout comme les prénoms des victimes de féminicides sont inscrits sur des tee-shirts, portés par des manifestantes situées en début de cortège.

Il y a Babeth, 43 ans, battue à mort par son conjoint. Stéphanie, 39 ans, égorgée par son compagnon. Céline, 41 ans, poignardée par son ex. Evidemment, elles ne sont pas que trois : du 1erjanvier au 31 décembre 2019, 149 femmes ont été tuées pour la mauvaise raison qu’elles étaient femmes.

Alors, les militantes chantent avec force et hargne : « Le patriarcat ne tombera pas tout seul, organisons-nous pour lui piétiner la gueule ! »

#NOUS TOUTES

À Rennes, plus de 4000 personnes ont répondu à l’appel du collectif Nous Toutes 35, né en septembre 2018 pour s’ériger contre les violences patriarcales, organiser les manifestations du 25 novembre, protester devant les cinémas contre la projection de J’accuse de Polanski, sensibiliser les un-e-s et les autres aux diverses problématiques concernant les droits des femmes, rappeler dans les cortèges que les femmes sont encore une fois les grandes perdantes de la réforme des retraites (lire encadré), etc.

À Paris, 49 000 personnes ont défilé contre les violences faites aux femmes, à l’appel de sa grande sœur, à l’échelle nationale, Nous Toutes. Une marée violette s’est abattue sur la France, faisant de ce 23/25 novembre 2019 une date historique. Les organisatrices comptabilisent 150 000 manifestant-e-s contre les violences sexistes et sexuelles.

Du jamais vu depuis le début du siècle. Il faut dire que cette année, niveau égalité des sexes, c’était plutôt les montagnes russes. Dans un article publié le 28 décembre sur le site de Libération, le quotidien national titre « Un an dans la vie des femmes – Dans les rues, sur les terrains de foot, dans l’espace : 2019, l’onde féministe ». Ça claque ! Et pourtant, on n’arrive pas à se réjouir.

Oui, on a avancé. Légèrement. Mais en lisant le papier de Libé,on croit avoir gagné toutes les batailles et ce, sans même se fatiguer. Oublier (ou ignorer) la complexité et la difficulté de chaque avancée, c’est renier le travail minutieux et courageux de toutes les militantes et c’est prétendre que les résistances n’ont pas été nombreuses et scandaleuses.

Oui, les femmes ont revendiqué à plusieurs reprises leur droit au respect, en tant que sujet et non en tant qu’objet. Pendant le tour de France, elles ont affirmé en avoir ras-le-bol d’être traitées comme des potiches (lancement du #PasTaPotiche), comme le sont en général toutes les hôtesses d’accueil, métier réservé à la gent féminine, évidemment.

Côté sport, on a pu découvrir de nombreuses footballeuses venues en France disputer la coupe du monde de foot et mettre en lumière le manque de femmes dans l’arbitrage, dans les institutions ou encore en tête de sélection. Début novembre, l’actrice Adèle Haenel secouait le cinéma français, et plus largement la société, en dénonçant publiquement les attouchements et le harcèlement sexuel subis dans son adolescence à cause du cinéaste Christophe Ruggia.

Quelques semaines avant son interview, les astronautes américaines Jessica Meir et Christina Koch ont effectué ensemble une mission en extérieur de la station spatiale internationale, une grande première depuis la création de cette dernière en 1998.

L’article mentionne également les avancées obtenues, en France, contre la précarité menstruelle, l’arrivée du clitoris dans, désormais, 5 manuels scolaires sur 7, l’émergence de plusieurs personnalités militantes comme Greta Thunberg, Carola Rackete ou encore des femmes gilets jaunes, le retour de l’écoféminisme, la chorégraphie des chiliennes contre le viol, et termine sur une liste d’événements positifs comme la féminisation des noms de métiers, l’égalité salariale pour les footballeuses australiennes, le droit de voyager sans la permission d’un homme pour les saoudiennes, la création d’un musée entièrement dédié au vagin à Londres, etc. 

OUI, MAIS…

C’est impressionnant, inspirant et exaltant. Mais ce que Libérationoublie, c’est de rappeler à quel point toutes ces avancées, ces victoires, ces droits conquis – qui jamais ne sont acquis – sont imprégné-e-s de souffrances et de persévérance. Rien de ce qui est accordé aux femmes ne l’est par bonté d’âme.

Tout est obtenu à la sueur du front des militantes qui se battent sans relâche pour une égalité réelle entre les femmes et les hommes. Rappelons-nous que Greta Thunberg fait régulièrement l’objet d’attaques, d’insultes, de menaces, que la motivation de Carola Rackete a aussi été remise en question dans certains journaux (et pas que d’extrême droite), que les footballeuses sont encore largement moins payées que les hommes et sont encore jugées en comparaison avec les footballeurs et non sur leurs performances à elles.

Que l’astronaute Anne McClain aurait dû partir en mission avec Christina Koch mais faute de combinaison adaptée à sa taille, le binôme a été mixte (et quand quelques mois plus tard, une nouvelle mission a réuni deux femmes, un journal – Le Dauphiné, pour ne pas le citer - a titré « Deux femmes sortent seules dans l’espace, une première », on appréciera (pas) la mention de « seules » alors qu’elles sont en duo), que les Argentines n’ont toujours pas le droit d’avorter, que des femmes d’Amérique latine se retrouvent en prison pour fausse couche.

Que l’Assemblée nationale a fini par adopter l’extension de la PMA aux lesbiennes et aux femmes célibataires fin septembre après un nombre incalculable de reports (le projet de loi date de 2013…) mais a rejeté l’ouverture de la PMA aux personnes transgenres, que les personnes les plus précaires sont toujours les femmes, particulièrement si elles sont racisées, que fin 2019 une femme transgenre a été jetée dans le vide (et elle n’a pas été la seule, cette année et les années précédentes, à subir des atrocités).

Que les femmes sont toujours minoritaires dans les programmations culturelles et artistiques, qu’elles ne sont pas partout libres d’agir sans l’autorisation des hommes, ou encore que chaque année, en France, plus d’une centaine de femmes meurent sous les coups de son conjoint ou ex-conjoint, et que plusieurs centaines de milliers de femmes sont victimes de violences sexuelles, et quasiment toutes les femmes subiront au cours de leur vie des violences sexistes. Entre autre.

LE PARCOURS DE LA COMBATTANTE

Le 23 novembre, sur l’esplanade Charles de Gaulle, à Rennes, la manifestation marque un temps d’arrêt, c’est l’heure des discours. L’heure de rappeler qu’une femme qui subit des violences sexuelles porte rarement plainte et quand elle le fait, c’est là que commence le parcours de la combattante. Au commissariat, peu de professionnel-le-s la prendront au sérieux :

« Nous sommes reçues par de l’indifférence alors que nous aurions besoin d’être soutenues ! »

L’association rennaise Prendre le droit – Féministes pour un monde sans viol(s) insiste notamment sur ce parcours de la combattante :

« Le refus de prendre la plainte est une pratique courante à Rennes. Aux yeux de la justice et de la société, une femme pas consentante est censée résister mais les marges de manœuvre pour résister sont réduites par l’éducation reçue, la dépendance matérielle au conjoint, la précarité de son travail, etc. Sans oublier le mutisme lié à la peur. À toutes les étapes qui suivent le dépôt de plainte, il faudra répéter ce qui a déjà été dit, se justifier, et attendre. Rares sont les femmes victimes qui arrivent jusque-là, les affaires étant souvent classées sans suite. »

Les militantes dénoncent l’absence de volonté politique face à une société construite sur et autour de la culture du viol, ainsi que les injonctions paradoxales qui assaillent les femmes.

« On attend des femmes qu’elles soient passives en général et on attend d’elles qu’elles résistent farouchement aux agresseurs. Là, tout à coup, elles devraient être très actives. Stop à l’impunité des violences sexuelles, il faut remettre le monde à l’endroit ! »
concluent-elles.

Culture du viol, impunité, violences sexuelles… Les mots sont lâchés et ils viennent claquer dans nos esprits et dans nos tripes. C’est cette culture du viol qui permet aux agresseurs de faire subir des violences sexuelles et sexistes, en toute impunité. Il faut donc la débusquer, la traquer, la décrypter, pour l’analyser et la comprendre. Cette culture du viol, elle est une arme du patriarcat.

CHAUSSER LES LUNETTES DE L’ÉGALITÉ

Le patriarcat, il ne faut ni le sous-estimer, ni le surestimer. Sans dire qu’il faut l’estimer tout court… il nous faut regarder la réalité bien en face pour comprendre de quoi il s’agit, pour pouvoir y faire face. On est toujours un peu gêné-e-s avec l’expression « Chausser les lunettes de l’égalité ».

On l’entend de la bouche des politiques, des communicant-e-s, des expert-e-s des questions d’égalité et on se dit que cette expression entre parfaitement bien dans le moule de la langue de bois et finit donc par être galvaudée. On comprend l’image qui s’en dégage.

Forcément, c’est très simple. Les lunettes nous aident à obtenir de la clarté. Il y a donc une notion de correction de la vision du monde à laquelle on a pourtant été élevé-e-s toute notre vie durant. En cas de souci d’optique, on règle notre focale à partir d’un élément brouillé qui se lisse au fur et à mesure de la netteté donnée.

Mais dans le cas des inégalités, on part d’un paysage lissé pour arriver à percevoir enfin l’hypocrisie, la noirceur et la crasse du monde dans lequel on vit. Ça n’a pas de sens ! Et pourtant, si. Et cette démarche est même indispensable pour déblayer le chemin et l’accès à des relations horizontales et respectueuses.

Sinon, on continue de penser qu’Alain Finkielkraut fait vraiment de l’humour quand il déclare à la télévision : « Je viole ma femme tous les soirs ». Sinon, on continue de minimiser la portée des propos de types comme le chirurgien belge Jeff Hoeyberghs qui balance lors d’une conférence organisée par l’association des étudiants catholiques flamands que « Les femmes veulent des privilèges mais n’écartent plus les jambes ».

Souvent, on leur trouve des excuses. « Ce sont des gros cons de conservateurs », « Ce sont des gros cons d’extrême droite », « Ouais mais faut pas réagir à ça, c’est de la provoc’ ». En gros, une certaine catégorie - un peu à la marge de la société – a le droit à ce genre de sorties fumeuses parce qu’elle est identifiée comme ayant des pensées nauséabondes.

Finalement, tout le monde le sait donc personne n’y prête attention. Un peu comme pour les agissements de Dominique Strauss Kahn ou de Denis Baupin, de Harvey Weinstein ou de Luc Besson... pour n’en citer que quelques uns. 

LA CULTURE DU VIOL, À LA FRANÇAISE

Ce processus, visant à minimiser, n’est pas issu de la naïveté humaine mais de la culture du viol. La remettre en question, c’est perdre le confort d’être excusé à son tour pour un comportement qui sera peut-être jugé comme un peu déviant par la société (qui fermera les yeux selon la fonction et le pouvoir de l’accusé) alors qu’il est en réalité un délit ou crime.

En février 2019, la militante Valérie Rey Robert, créatrice du blog Crêpe Georgette, publie, aux éditions Libertalia, un essai intitulé Une culture du viol à la française, sous-titré « Du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner » », dans lequel elle commence par définir ce qu’est le patriarcat.

Ainsi, on peut lire : « Le patriarcat est défini par les féministes comme un système politique où les hommes tirent bénéfice de l’oppression féminine. » Elle poursuit en synthétisant la démonstration de l’autrice du Mythe de la virilité :

« La philosophe Olivia Gazalé détermine six axes qui définissent la domination masculine : la confiscation de la parenté, l’appropriation des femmes, la diabolisation du sexe féminin, la justification de la violence par la culpabilité féminine, la légitimation de l’exclusion par l’infériorité féminine, et le partage de l’espace et la division sexuelle du travail. »

Le 26 novembre, Valérie Rey Robert animait une conférence au Tambour, à l’université Rennes 2, dans le cadre des Mardis de l’égalité. En guise d’introduction, elle justifie le titre de son bouquin. Si on parle de culture du viol, c’est bien parce qu’il y a un ensemble d’idées reçues à propos de violeurs et des victimes de viol(s).

Des idées reçues qui se transmettent de génération en génération « et qui imprègnent tout, de la législation au langage, en passant par la perception des victimes. » Elle va encore plus loin puisqu’elle accole à la culture du viol l’idée qu’elle pourrait avoir une identité territoriale. Elle est vue ici à travers son angle « à la française ».

La militante explique : « La culture du viol dépend du pays dans lequel on est. Si on prend les affaires DSK de 2011 et de 2015, on s’aperçoit que des éditorialistes français défendent l’idée que les américains n’ont rien compris aux relations à la française. En gros, l’hétérosexualité française est fondée sur la domination et ils défendent une sorte d’identité française du gentleman qui a une sexualité un peu dure. Si on compare, Trump est dans le même genre mais personne n’aurait idée de le qualifier de gentleman ! »

Partout, on minimise les violences sexuelles. En France, on parlera alors de gauloiseries, de gaudrioles, on dira que c’est flatteur et que ça fait parti de notre patrimoine.

« Dès qu’on dénonce des violences sexuelles, on passe pour des traitresses à la nation, on trahit la manière dont on a envisagé l’hétérosexualité… Deux événements ont été marquants dans ma vie de féministe : le meurtre de Marie Trintignant et les affaires DSK. Dans le premier cas, on a excusé Bertrand Cantat et dans le deuxième, beaucoup de gens étaient prêts à excuser DSK. C’est pour ça que c’est important de bien définir les termes car ce qui n’est pas nommé n’existe pas. Il faut donc bien parler de sexisme, de patriarcat et de culture du viol. », souligne-t-elle. 

DE VICTIMES À ACCUSÉES

Dans les années 70, les féministes américaines constatent un grand nombre de témoignages autour des violences sexuelles et réalisent qu’il y en a trop pour qu’ils soient analysés comme des faits séparés et isolés. Il faut les rassembler pour comprendre que le viol est systémique dans la société.

C’est là qu’apparaît l’usage du concept de la « culture du viol ». Un concept qui va pourtant disparaître du langage pendant 30 ans, jusqu’à la connexion entre quatre événements. Deux viols collectifs secouent l’actualité étatsunienne. Dans chacune des affaires, soit les violeurs appartiennent à des familles de pouvoir, soit ils sont joueurs de football (lycéens, étudiants).

Dans chacune des affaires rendues publiques, les victimes vont être harcelées et insultées et les violeurs, soutenus et impunis pour le crime en question. Journalistes et membres de la population acculent les jeunes filles d’avoir bu et adulent les jeunes garçons qui sont la fierté de la ville de par leurs prouesses sportives.

Troisième événement : une femme en Inde décède des suites d’une hémorragie due au viol qu’elle a subi. Le message politique lancé à ce moment-là : les gentilles filles qui restent à la maison ne rencontrent pas ces problèmes-là. Alors que des ponts, entre les différentes affaires, se créent mettant en lumière un continuum de violences aux ressorts identiques, survient un quatrième élément, dans un autre registre. Il vient du chanteur Robin Thicke et de sa chanson « Blurred lines », sortie en 2013.

La phrase « You’re a good girl I know you want it » cristallise à elle seule la culture du viol, présumant qu’un homme sait qu’une femme veut du sexe, même si celle-ci semble dire le contraire. « C’est une phrase que beaucoup de filles et de femmes entendent au moment du viol. », signale Valérie Rey Robert.

Dans son livre, elle écrit que « Dans Against our will : men, women and rape, Susan Brownmiller démontre que les violences sexuelles ont été vues comme un moyen de contrôle des femmes en s’assurant par le viol ou la menace de viol de les garder sous le contrôle des hommes : le viol est« un processus conscient d’intimidation par lequel tous les hommes maintiennent toutes les femmes dans la peur ». Le livre fut très mal accueilli tant la thèse semblait scandaleuse à une époque où on pensait le viol comme extrêmement rare. » 

Aujourd’hui, on sait que c’est un demi-million de femmes majeures qui chaque année sont victimes de violences sexuelles, de toute nature, en France métropolitaine. Les chiffres sont accablants : un viol toutes les 8 minutes et moins de 10% des victimes qui portent plainte. Pourquoi ?

Les raisons sont multiples entre le(s) traumatisme(s), la peur des représailles, la peur de ne pas être crues, la peur d’être mal reçues par les forces de l’ordre et/ou les professionnel-le-s de la santé et même par l’entourage mais aussi l’image que la société renvoie aux victimes, les faisant passer pour les coupables. La cause : le sexisme. 

FOURBES, MENTEUSES ET HYSTÉRIQUES…

« On éduque les hommes en pensant que les femmes sont fourbes avec la représentation d’Eve, de Pandore ou encore des femmes fatales des films des années 30. Le personnage de la femme manipulatrice est très ancré et il est très difficile de s’en défaire y compris quand on est une femme. Les femmes ont peur d’être violées et les hommes ont peur qu’on les accuse faussement de viol. Le président Macron s’est fendu d’une déclaration appelant à faire attention aux fausses accusations. Mais peu d’accusations sont fausses. 4% selon le FBI. Alors oui, elles existent notamment de la part des ados, des personnes atteintes d’une maladie mentale ou des personnes qui ont une addiction. Et pourtant, ce sont les publics les plus susceptibles de subir des violences sexuelles. », développe Valérie Rey Robert qui embraye sur le mythe des hystériques :

« On dit que les femmes exagèrent. Les victimes exagèrent très rarement. Elles sont souvent dans le doute permanent, surtout que souvent, elles connaissent le violeur. »

Près de 90% des violences sexuelles sont commises par des personnes de l’entourage. Mais le mythe du prédateur est profondément imprégné dans nos sociétés patriarcales. On a l’image de l’homme qui rode, qui traque sa proie et qui l’attaque de nuit, dans une ruelle sombre, une impasse ou un parking. 

Quand une victime ne décrit pas une agression dans le sillage de cette vision erronée, on la questionne sur sa tenue vestimentaire, sur son comportement, sur son mode de vie. Etait-elle seule au moment des faits ? Portait-elle une jupe ou une robe ? Un décolleté ? N’a-t-elle pas envoyé des signaux à son agresseur ? Avait-elle bu ? Etait-elle droguée ? A-t-elle l’habitude de rentrer seule le soir ? N’a-t-elle pas aguiché son agresseur ? On présume qu’elle a consenti à l’acte sexuel mais qu’elle ne l’a finalement pas assumé :

« Ça fait parti des idées reçues, l’idée que les femmes chercheraient à être violées… On ne peut pas chercher un viol. Si on est dans une situation de fantasme, et que l’on demande au partenaire de simuler une agression sexuelle ou un viol, on est dans le consentement, on n’est pas dans un viol. On crée un scénario avec l’autre, on sait ce qui va se passer, ce n’est pas la même chose ! »

ELLES DISENT NON MAIS PENSENT OUI… MAIS BIEN SÛR !

Autre problématique que la militante décrit dans son ouvrage et dans sa conférence : la pulsion masculine comme signe de virilité. Un homme doit être hétérosexuel et cisgenre et doit avoir envie de sexe en permanence, doit coucher avec de nombreuses femmes et, évidemment, s’en vanter auprès des autres.

« La vérité, c’est que DSK et Baupin, ce sont juste des pauvres types qui insistaient auprès des femmes et les violaient. Ça ne va pas plus loin. », s’indigne Valérie Rey Robert. Selon l’enquête Virage, réalisée par l’Ined depuis 2005, ce sont environ 89 000 viols et tentatives de viols sur des femmes comptabilisés chaque année en France. À 90% par des hommes connus. Et pourtant, subsiste l’idée commune que le viol est commis par un inconnu.

« En tant que femme, on doit se méfier de l’extérieur. La responsabilité du viol repose donc sur les femmes. Elles ne disparaissent pas la nuit à ce que je sache ! Elles ont la trouille. Dans la journée, il y a 50% d’hommes et 50% de femmes dans les transports parisiens. La nuit, 70% d’hommes et 30% de femmes…

Les filles et les femmes sont éduquées par la société entière pour faire attention. L’impact, c’est qu’elles développent tout un tas de stratégies pour éviter de rentrer seules, de rentrer tard, etc. Elles subiront l’opprobre de leurs proches si elles veulent rentrer seules. Vous passez une bonne fin de soirée quand on vous dit ‘Tu ne t’étonneras pas si tu te fais violer’… », développe l’autrice.

Dans les films, les publicités, la littérature ou encore les médias, la culture du viol est omniprésente. Les situations dans lesquelles les femmes disent non mais pensent oui se multiplient. L’idée que les hommes ne peuvent pas résister aussi. Tout comme l’idée qu’il suffit d’insister auprès d’une femme pour qu’elle cède (puisque celle-ci en réalité en a fortement envie mais n’ose pas se l’avouer… évidemment).

Et quand la fille se défend et dénonce les agissements, rebelote : défense du violeur qui ne voulait pas faire du mal mais avait tout simplement mal interprété les signaux, et humiliation et culpabilisation de la victime qui l’a sans doute « bien cherché ». 

CULTURE DU VIOL ET DU RACISME ! 

Sauf dans des cas spécifiques. Si l’homme est atteint de maladie mentale, si l’homme est déjà connu des services de police, si l’homme est très laid ou si l’homme est étranger. Particulièrement s’il est noir ou arabe.

« Au moment de l’abolition de l’esclavage se répandait l’idée que les afroaméricains, s’ils étaient en liberté, allaient violer les femmes. Il y a eu beaucoup d’allégations à ce moment-là et de lynchages. L’idée de l’arabe violeur va perdurer longtemps après l’indépendance de l’Algérie. On sépare donc la gaudriole à la française et le viol barbare (on vise les tournantes dans les cités puisque perdure l’idée depuis le début des années 2000 que les jeunes noirs et arabes de banlieue n’ont rien de mieux à faire que de violer des femmes) des arabes et des africains vus comme des sauvages. », souligne la fondatrice de Crêpe Georgette, qui insiste :

« Il n’y a pas de portrait type du violeur. Il y en a dans toutes les classes sociales, ils n’ont pas de caractéristiques particulières, ce ne sont pas des hommes qui vivent en dehors de la société. Dans toutes les foules, les femmes ne sont pas en sécurité. A la Fête de la bière en Allemagne, les serveuses et les femmes présentes se plaignent d’agressions sexuelles et de viols. Dans tous les lieux réunissant plein de mecs, il y en a ! Lors de la Coupe du monde de football masculin, c’était pareil. »

Et pourtant, ce sont les hommes d’origine – réelle ou supposée - étrangère ou les hommes musulmans qui déclenchent la compassion (envers la victime) de l’opinion publique. Valérie Rey Robert prend l’exemple des agressions de la nuit de la Saint Sylvestre, du 31 décembre 2015 au 1erjanvier 2016, à Cologne en Allemagne, et de Tariq Ramadan en France :

« Des gens qui n’ont jamais donné leur avis sur les violences sexuelles se mettent à faire des éditos très rapidement sur les viols et très longuement sur l’Islam. Pour Tariq Ramadan, il n’y a rien de différent par rapport à d’autres hommes de pouvoir, d’autres hommes politiques qui ont abusé de leur fonction. C’est le cas de Polanski, de DSK, etc. Il n’y a rien de spécifique aux arabes. »

Dans son livre, elle écrit : « Encore aujourd’hui, ce stéréotype raciste perdure et les viols de femmes blanches par des hommes noirs sont davantage décrits dans les journaux américains. Le 17 juin 2015, le suprématiste blanc Dylann Roof entre dans une église de Charleston aux Etats-Unis et tue neuf Africains-Américains. Avant qu’il ne commence à tirer, l’une des futures victimes, Tywanza Sanders, lui demande pourquoi il agit ainsi.

Dylann Roof déclare alors : « Je dois le faire. Vous violez nos femmes et vous prenez le contrôle du pays. » Ces préjugés, particulièrement assassins pour les Africains-Américains dans leur ensemble mais plus spécialement pour les hommes, ont également des conséquences dramatiques pour les femmes africaines-américaines victimes de violences sexuelles. Le ministère de la Justice américain souligne que pour une femme blanche qui porte plainte, cinq ne le font pas. Et pour une femme noire qui porte plainte, il y en a 15 qui s’y refusent. »

Alors, oui, on le répète, on avance parce que les femmes dénoncent davantage publiquement leurs agressions, viols, leurs agresseurs et violeurs. Mais il reste un long chemin à parcourir avant que la prise de conscience, qui commence à peine à titiller les matières grises des un-e-s et des autres, ne s’applique à tout le monde, au quotidien. 

LES RÉSISTANCES AVANT LA PRISE DE CONSCIENCE

Quand Adèle Haenel parle, on l’écoute, on la croit et on la soutient (en majorité, car, forcément, il y a toujours des sceptiques, des défenseurs de la cause mâle, des anti féministes…). Tant mieux, c’est important. Mais quand c’est Madame Toutlemonde qui décrit ce qu’elle a subi de la part de son conjoint, là, on est moins convaincu-e-s.

Pareil, on grince des dents si c’est Madame Jefaiscequejeveux qui veut porter plainte contre son agresseur dont elle n’a pas l’identité complète mais chez qui elle est allée après avoir bu plusieurs verres. C’est capital que des personnes notoires brisent le silence. On a besoin, malheureusement, d’entendre des témoignages pour comprendre les mécanismes des violences sexuelles, surtout quand elles sont orchestrées par des hommes qui usent et abusent de leur fonction et/ou de leur image.

Qu’ils soient le mari, le professeur, le metteur en scène, le député ou l’entraineur. Ils sont le mâle dominant et ils le font savoir. Et savent surtout que, dans la société, règne l’impunité. Combien de David Hamilton, Guillaume Dujardin, Roman Polanski, Harvey Weinstein, Denis Baupin, Bill Cosby et autres se pavanent en toute liberté, détruisant massivement les vies de filles et de femmes ?

En quoi sont-ils différents des soldats qui punissent par le viol les habitantes du pays mis à feu et à sang ? Pourquoi n’arrive-t-on pas à les regarder de la même manière ? Pourquoi les excuse-t-on ? Qu’est-ce qui fait qu’on minimise pour certains et pas pour d’autres ?

« L’injonction à porter plainte est très forte lorsqu’on dit avoir été victime d’un certain type de violences sexuelles ; a contrario nous serons plutôt découragés si les violences vécues ne sont pas considérées comme telles ou minimisées. Toutes les victimes savent qu’elles auront affaire à un entourage dubitatif lorsqu’elles parleront. Il en sera sans doute de même avec la police et le système judiciaire. Les premières réactions d’Emmanuel Macron et d’Edouard Philippe aux hashtags #balancetonporc et #metoo, hashtags et témoignages sur les violences sexuelles subies, furent qu’il fallait faire attention aux possibles mensonges, aux exagérations probables et à ne pas empêcher toute possibilité de séduction entre hommes et femmes ; ces opinions très communément partagées et faisant partie des idées reçues sur le viol contribuent à éviter que les victimes parlent et portent plainte.

Depuis, le réalisateur Luc Besson a été accusé par plusieurs femmes de viols et agressions sexuelles et cela a eu très peu de retentissement en France, y compris dans les médias, à tel point que le New York Timess’est interrogé sur « le silence du cinéma français ». Les acteurs Gérard Depardieu et Philippe Caubère ont également été accusés sans qu’à aucun moment il y ait une couverture médiatique comparable à celle de Weinstein aux Etats-Unis.

En revanche, lorsque l’actrice Asia Argento, fer de lance de #metoo, fut à son tour soupçonnée, le Tout-Paris médiatique et réactionnaire fit des gorges chaudes de l’accusation. Encore une fois, on constatait avec ces réactions le mépris pour les victimes de violences sexuelles. », écrit la militante féministe dans son essai Une Culture du viol à la française

L’AMNÉSIE SÉLECTIVE

On remarquera également qu’en novembre, on l’a déjà mentionné, le cinéma français était bouleversé par le témoignage d’Adèle Haenel qui lançait une véritable dynamique pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles. Quelques semaines plus tard, arrive à l’affiche J’accuse de Roman Polanski.

Et là, on oublie tout. Parce que Polanski bénéficie de l’aura du génie mâle qui offre au monde sa vision extraordinaire à travers ses chefs d’œuvre. Tout ce qu’on a à lui reprocher c’est d’aimer un peu trop les jeunes femmes. Oui, parce qu’un homme qui agresse les femmes, les viole, profite de sa notoriété pour exercer une emprise et les contraindre à des actes sexuels, c’est juste un homme « qui aime trop les femmes ».

Encore cette idée de l’homme viril qui assume sa mission de butiner toutes les jeunes filles en fleur, par pure bonté d’âme et sens du sacrifice. Le débat est lancé : doit-on et peut-on séparer l’homme de l’artiste ? Une nouveauté ? Non, la question est souvent posée, laissant supposer que le problème est réglé. Mais qui invite-t-on à débattre du sujet ? Qui s’exprime ? Les réactions sont effarantes.

De la part d’Arthur Nauzyciel, directeur du TNB qui justifie le maintient des séances au ciné-TNB, de la part de la Ligue des droits de l’Homme qui défend la position d’Arthur Nauzyciel ou encore de la part de Paris Matchqui titre en Une une citation de Polanski, qui accorde une interview exclusive : « On essaie de faire de moi un monstre ».

Du côté d’Harvey Weinstein, même topo. Fin décembre, il voit le début de son procès arriver à grande vitesse (pas comme lui, qui arrive au tribunal en déambulateur). Récemment opéré du dos, il « accepte » une interview dans le New York Post, dans laquelle il dévoile son sentiment « d’avoir été oublié ».

Pauvre de lui ! Lui qui a été « pionnier », comme il le dit, en matière de droits des femmes à Hollywood. Pas étonnant que leur stratégie de défense ou de communication joue sur la victimisation de leur propre personne…

« Il faut cesser la solidarité avec ces hommes. Ce n’est pas facile de renoncer à cette virilité mais c’est la seule chose à faire si on veut être un allié des féministes. Le viol ne concerne pas uniquement les filles. »

Elles sont plus nombreuses à subir des agressions sexuelles et des viols, c’est certain. Mais ce n’est pas « un problème de filles ». C’est un problème de société, infusée dans la culture du viol. Cette même culture du viol qui vise à penser que les hommes ne sont pas violés. Le viol est une arme punitive. Un acte de sanction. D’humiliation. De destruction

. Parce qu’il est homosexuel, transgenre, non binaire, étranger, pas dans la norme, un homme peut être victime d’agressions sexuelles et/ou de viols. Et on peut même en rire, paraît-il !

Au cours de sa conférence, donnée dans le cadre des Mardis de l’égalité, Valérie Rey Robert diffuse un extrait du film Gangsterdam, de Romain Levy, avec Kev Adams. Dans la scène, un homme menace deux autres avec une arme, pendant que ses copains se retournent pour ne pas voir ça.

Un des amis, visiblement très préoccupé par le sort des deux méchants à deux doigts de se faire buter, propose alors une alternative plus soft : qu’un des gangsters suce l’autre gangster. Ces derniers n’ont pas du tout envie mais sont quand même bien soulagés de ne pas crever. Tout est bien qui finit bien...

Dans la joie et la bonne humeur, on est censé-e-s assister à cette scène de fellation forcée, donc de viol, dans un climat très homophobe ? Le film, diffusé en mars 2017, qui parle de « viol cool » a heureusement fait un flop. Mais peut-on se réjouir que seulement 370 000 personnes (principalement des ados) aient vu cette scène (sans parler de toutes les autres répliques qui seraient apparemment de même acabit concernant les arabes, les juifs, les prostitués, etc.) ?

Quand arrêtera-t-on de produire et de diffuser des films qui contiennent des signes forts de la culture du viol, mais aussi de racisme et de LGBTIphobie ?

On ne peut pas cautionner que ce soit la confusion entre violences et sexualité, le soi-disant flou autour du consentement (la fameuse zone grise), ce pseudo humour qui en fait reflète exactement ce que pensent les personnes qui écrivent le scénario, réalisent le film et jouent les rôles des personnages… Il nous faut regarder les œuvres artistiques avec un autre regard. 

ÉCOUTER LES FEMMES

Et écouter celles qui à un moment donné ont été victimes. Et surtout ne pas s’arrêter aux idées reçues que l’on a autour du viol, comme l’explique Valérie Rey Robert dans son ouvrage :

« Entretenir la culture du viol ne signifie évidemment pas qu’on est soi-même un violeur. Lorsque la créatrice de mode Donna Karan dit, en défense d’Harvey Weinstein, que « les femmes cherchent les ennuis en s’habillant de cette manière », elle entretient la culture du viol en alimentant une des plus vieilles idées reçues en la matière. Mais, bien sûr, elle ne viole personne par cette parole. Il convient donc bien de dissocier les deux. Entretenir la culture du viol signifie que par ses mots ou ses actes on entretient un climat où la victime est culpabilisée et le violeur excusé, pas qu’on viole. »

Par des mots, par des actes ou par de l’indifférence. Quand on parle d’un viol, notre esprit se réfère à un schéma construit sur des idées reçues. La femme est blanche, porte une jupe ou une robe, rentre seule chez elle la nuit, l’homme est racisé, issu de la classe populaire, en situation de précarité, et a surement un physique « atypique » ou banal.

La femme est entièrement dans la norme de beauté : hétéro, cis, mince, sans handicap physique ou mental. Sur le site de Nous Toutes 35, le jour de la manifestation, on peut lire l’intervention des Dévalideuses, un collectif féministe qui lutte contre les idées reçues sur le handicap :

« Aujourd’hui nous défilons pour protester contre toutes les violences que nous subissons. Nous toutes. Enfin, sauf les femmes handicapées. C’est comme les vieilles, on va éviter d’y regarder de trop près, et on va aussi éviter de les imaginer avec des relations sexuelles, c’est trop dérangeant. Et puis de toute façon, personne n’oserait leur faire du mal, n’est-ce pas ? Vous y croyez vraiment ? Qu’une population fragilisée comme celle-ci constituée de personnes dépendantes aux soins, soit épargnée des violences physiques et sexuelles perpétrées par les hommes ? Avec le handicap, le catalogue des violences s’agrémente de mille possibilités. »

Elles listent rapidement, mais efficacement, les difficultés que vont rencontrer les femmes handicapées qui dénoncent les violences sexuelles subies :

« Peu importe votre handicap, votre déposition ne sera pas entendue par la police. Vous serez infantilisée et poussée vers la porte dès la première manifestation de votre différence. (…) Le milieu médical ne sera pas en reste. Racisée, votre douleur ne sera pas prise au sérieux. Queer, transgenre, ces sujets là seront balayés d’un revers de la main. Vous êtes handicapée, c’est déjà bien assez. »

Les militantes poursuivent leur discours : « Et puis bon, violer une femme handicapée, c’est presque lui faire une fleur, personne ne voudrait d’elle sans ça. Les hommes consentant à être en couple avec des femmes handicapées sont un peu des héros à leur manière non ? »

Les Dévalideuses appellent à la réflexion, à l’écoute et à la sororité. « Malgré ce climat délétère, nous vivons des romances, des histoires de cul et des histoires d’amour. Mais l’inquiétude est là, omniprésente, et le prix de la confiance donnée tellement élevé. Si vous décidez d’officialiser votre couple, votre AAH sera réduite à peau de chagrin, et votre subsistance totalement dépendante de votre conjoint. Vous connaissez les difficultés à quitter un mari maltraitant.

Ajoutez-y le ou les handicaps de votre choix, et vous aurez une vague idée de ce qu’une trop grande partie des femmes handi vivent. C’est pourquoi nous faisons entendre notre parole en cette journée dédiée à la lutte contre les violences faites aux femmes, et appelons à plus d’inclusion et de sororité dans les milieux féministes, et à terme dans la société dans son ensemble. Merci de nous écouter et de faire porter nos mots. »

TOLÉRANCE SOCIALE ET SEXISME AMBIVALENT

En janvier 2019, le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes publiait pour la première fois un état des lieux du sexisme en France. L’occasion, s’il y a encore à le prouver, que le sexisme persiste et surtout qu’une « tolérance sociale » face à ce sexisme perdure.

Cette tolérance sociale s’applique dans ce que l’on voudrait considérer comme des détails du quotidien – et qui sont en fait très révélateurs de la puissance et de l’impact du sexisme – mais aussi dans les affaires de violences physiques et sexuelles. En pensant que ce n’est pas si grave, qu’il y a des sujets plus préoccupants et prioritaires, qu’on n’est pas concerné-e parce qu’on est un homme ou parce qu’on est une femme, blanche, mince, hétéro, cisgenre, etc.

Parce qu’aucun domaine, aucun secteur d’activités, n’est épargné par le sexisme, la lutte contre ce fléau est essentielle. Déconstruire les idées reçues et leur degré d’imprégnation dans les mentalités est un travail minutieux, qui demande rigueur, engagement et patience. Ça demande aussi de se répéter sans cesse.

Répéter que le sexisme, comme le dit Danielle Bousquet, présidente du HCE f/h, « n’est pas une fatalité et n’a rien de naturel », c’est une construction sociale inculquée depuis la petite enfance. Parce que fin 2019, on parle toujours différemment aux petites filles et aux petits garçons qui n’ont toujours pas accès à une répartition équitable des espaces tels que les cours de récréation. On pense encore qu’elles sont plus douces et maternelles et qu’ils sont plus bruyants et forts.

On pense encore que ce qu’on leur dit à cet âge-là et que les jouets qu’on leur donne, en fonction de leur sexe et de leur genre, n’ont pas d’incidence sur la manière dont ils et elles vont se percevoir et évoluer avec cette vision. L’éducation est genrée. La société est genrée. Dans Une culture du viol à la française, Valérie Rey Robert reprend une citation de Marie Sarlet et Benoit Dardenne pour exprimer l’idée d’un sexisme ambivalent :

« La coexistence du sexisme bienveillant et du sexisme hostile crée le sexisme ambivalent : ‘Être à la fois hostile et bienveillant est d’une efficacité redoutable pour maintenir son groupe dans son état de subordination.’ »

Ce sexisme ambivalent se retrouve à chaque période durant laquelle on note des avancées capitales pour les droits des femmes. Des périodes troubles, voire chaotiques, mais néanmoins clés dans les luttes et les progrès opérés. 

L’IMPORTANCE DE NOMMER

Multiplier les voix de celles qui ne sont pas entendues, rendre visible ce que l’on ne veut pas voir. Le 23 novembre, sur l’esplanade Charles de Gaulle, Olga monte sur le camion de l’organisation et prend le micro : « Je suis citoyenne, je suis française, je suis victime de violences conjugales. Le 11 septembre 2019, je suis partie de la maison. »

Elle a été étranglée dans la salle de bain par son compagnon. Elle a demandé de l’aide, on lui a dit de porter plainte et d’aller à l’hôpital. Elle a posé plusieurs mains courantes, appelé le 3919, obtenu des certificats médicaux, sans que « rien ne se passe », si ce n’est dans la sphère intime, où elle est violentée physiquement, psychologiquement, sexuellement et économiquement. Pendant 3 ans.

« Je suis allée voir des assos, voir le psy, j’ai un avocat, rien ne se passe. Mes plaintes sont là-bas depuis 1 an et demi. Monsieur manipule tout le monde. Il faut se battre, il faut déposer plainte tout de suite. Parler autour de vous sur ce que vous fait Monsieur à la maison, le dire à ses ami-e-s, le dire à ses collègues. »
conclut-elle, fortement applaudie par la foule.

Il en faut du courage pour prendre la parole et livrer le récit des violences subies, que ce soit une fois ou à plusieurs reprises. Car comme le souligne la pièce de théâtre Concerto pour salopes en viol mineur– présentée par la compagnie brestoise La divine bouchère au Tambour de Rennes 2 le 26 novembre, à la suite de la conférence de Valérie Rey Robert – celles qui osent s’exposent au regard apitoyé de la société, d’abord en tant que victime, ou plutôt en tant que pauvre chose, puis rapidement elles entendront ce que répète la voix off :

« Salopes de putain d’allumeuses en string léopard qui te disent non mais pensent oui, qui te provoquent du regard et qui pleurent quand tu leur rentres dedans. »

Les comédiennes le disent : « C’est un jeu sans règles dans lequel tu n’as pas la moindre chance de gagner. » Mais rappelons-nous, ce n’est pas une fatalité et la pièce s’achève sur la notion de résilience :

« Je suis une guerrière parce que j’ai dit alors qu’on voulait que je me taise. Parce que je refuse d’être la petite chose meurtrie que la société voudrait. J’ai trouvé moi-même la rédemption. J’ai mon casque et mon armure. C’est pas poli mais j’ai gueulé comme un animal mutilé par sa blessure. J’ai dit les mots qu’on veut taire. J’ai dit « viol » et j’ai dit « je » ! »

Evidemment, on peut transposer, il n’y a pas que le viol dont la loi du silence vient à être brisée. Les menstruations, les inégalités salariales, la charge mentale, les assignations genrées, les injonctions paradoxales, l’endométriose, la ménopause, la domination masculine, la précarité, la sexualité, la vulve, le clitoris, l’orgasme et on en passe. Les sujets sont variés mais leur point commun est qu’ils ont été rendus tabous.

Parce que comme disait Simone de Beauvoir, « nommer, c’est dévoiler et dévoiler, c’est agir ». L’animatrice de France Inter Giulia Foïs, le 19 septembre dernier, tape à juste titre un coup de gueule intitulé « Le viol n’est pas une sexualité », dans lequel elle rappelle justement cette citation et y ajoute celle d’Albert Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter du malheur au monde ».

Les mots ont un sens et le langage est révélateur de la société. Encore une fois, oui, on avance. On reconnaît désormais le terme « autrice » qu’Aurore Evain révèle dans ses conférences comme n’étant pas récent, et on féminise les noms de métiers. C’est un début.

Un début de prise de conscience que les femmes ont leur place dans tous les secteurs de la société. Elles sont la moitié de l’humanité, il est impossible de conserver cette règle patriarcale prétendant que le masculin l’emporte sur le féminin. Sinon, on invisibilise les femmes et non, ce n’est pas un combat secondaire.

Le langage est utilisé au quotidien et fait passer dans l’inconscient collectif des messages forts. Si la gent féminine est évincée de la langue française, elle est amputée par conséquent de son droit à la parole. Ainsi, dans sa chronique, la journaliste a raison d’insister à propos des termes employés dans une étude américaine sur le consentement dévoilant qu’aux Etats-Unis « plus de 6,5% des femmes ont connu un premier rapport non consenti. » Elle s’indigne :

« Ça s’appelle un viol. Pas un rapport non consenti. Même si c’est plus doux. Même si c’est plus joli. »

Et note que le silence protège toujours les agresseurs. 

LES MOTS ONT UN SENS

Tuer une femme parce qu’elle est femme est un féminicide et non un drame passionnel. Depuis septembre, dans plusieurs villes en France, des militantes placardent des mots pleins de sens sur les murs et les trottoirs, sous forme de collages et de pochoirs. À Rennes, on ne peut pas passer à côté :

« On ne veut plus compter nos mortes », « Lucette, 80 ans, tuée par son mari, 84eféminicide », « Papa, il a tué maman », « Honorons nos mortes, luttons pour les vivantes, le 23/11 sortons dans la rue », « On ne tue jamais par amour », « Espérance de vie des femmes transgenres noires : 35 ans », « Elle le quitte, il la tue », « Féminicides : police complice », « Vanessa 36 ans tuée par balle par un client 2018 », « 109 hommes ont tué leur (ex) femme », « Voilée ou pas, c’est mon choix », « Dans 40 féminicides, c’est Noël » ou encore « On ne nait pas femme on en meurt », « Le sexisme est partout nous aussi »,« Violeur à ton tour d’avoir peur ».

Ces mots, ces phrases, ces vérités, il faut les lire, les entendre, les comprendre. Ce ne sont pas des « slogans chocs » comme l’écrit Le parisien, c’est une sombre réalité. Pour ces affichages, effectués sans autorisation, plusieurs militantes des Collages Féminicides, notamment à Paris et à Lyon, ont été interpellées par les forces de l’ordre. Les membres des collectifs s’interrogent :

« Nous mettons trois minutes à coller nos affiches et les forces de l’ordre réussissent à intervenir dans ce temps record. Pourquoi ne se déplacent-elles pas si vite quand des femmes en danger les appellent à l’aide ? »

Mettre des mots sur les difficultés, sur les situations spécifiques, sur les paradoxes, sur les freins, les empêchements, les tabous. Sur nos vécus. Le 28 novembre 2019, à la Maison des Associations, le groupe d’entraide Le poids des maux, en lien et avec la Société bretonne de psycho criminologie et psycho victimologie, organisait le 2ecolloque inversé, dans le cadre du 25 novembre à Rennes.

Cette journée se nomme : « Ça s’appelle violences conjugales… et après ? » Oui, les mots ont un sens. « Violences conjugales, ce sont des mots faciles à prononcer mais ce n’est pas si simple de les entendre et c’est plus compliqué encore de les comprendre. Pour les personnes qui vont témoigner, je préfère parler d’anciennes victimes car on n’est pas des victimes ad vitam aeternam. », signale la créatrice du groupe d’entraide en guise d’introduction.

Elle laisse ensuite la parole à la présidente d’honneur du colloque inversé. Muriel Salmona est psychiatre et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie. Personnalité engagée, elle est reconnue par la presse en tant qu’experte. Pour elle, il faut « échanger, parler ».

Elle partage le constat que beaucoup de choses se sont passées en cette année 2019 et rend hommage aux 138 femmes (décompte au 28 novembre) tuées depuis le début de l’année par leur conjoint ou ex-conjoint :

« Pourquoi, pourquoi, pourquoi le terme féminicide s’est vraiment imposé en 2019 ? C’est grâce aux professionnel-le-s et aux médias qui ont fait l’effort de mieux nommer. Surtout, ce sont toutes les personnes qui ont été victimes qui font avancer les choses, qui se battent, qui se mobilisent. Toutes les lois qui ont changé la donne ont été votées grâce aux victimes. Ce colloque est dans cette lignée, dans l’importance de ce qui a à être révélé, changé, reconnu. »

BRISER LA LOI DU SILENCE

Oui, on voit poindre à l’horizon une prise de conscience de la société, un réveil des politiques (nous, on dirait plutôt de la récupération…) qui ont ainsi organisé plusieurs mois durant le Grenelle des violences conjugales et une mobilisation plutôt solide et solidaire. Muriel Salmona en appelle tout de même à la prudence :

« Souvent, les faits sont connus des forces de l’ordre mais les femmes et les enfants ne sont pas protégé-e-s. Il y a une absence de prise en compte de la gravité de ce qu’elles vivent. »

Des mesures, à la suite du Grenelle, ont été annoncées. Mais le travail est immense et la psychiatre en rappelle les grandes lignes : prendre en compte, dans le décompte, les tentatives de meurtres, ne pas reconnaître les agresseurs comme des bons pères, prendre en compte les conséquences psychotraumatiques dans la nécessité de soins – « Ça ne viendrait à l’idée de personne de ne pas soigner quelqu’un qui a une fracture ! Là ce sont des atteintes neurologiques mais c’est pareil. » - ne jamais abandonner aucune victime de violences, passer par le soin, passer par l’information (et la solidarité sur les réseaux sociaux)…

« La mobilisation se met en place mais on est encore loin du compte. » Assises à ses côtés, plusieurs femmes sont présentes sur la scène pour témoigner de leurs vécus. « Il y a 15 ans, j’ai rencontré le prince charmant. C’est pas marqué sur leur front qu’ils vont vous détruire entièrement. Je viens d’arriver à Bordeaux, je suis déjà isolée. J’ai un bon terrain car j’étais victime de viol déjà. Dès le début, je commence à beaucoup attendre, attendre, attendre et à m’en vouloir. La première soirée a été en fait un viol, je m’en suis rendue compte 14 ans après. », déclare Julie qui ouvre la première table ronde « Comment en arrive-t-on à pouvoir se dire victime de violences conjugales ? ».

Elle tombe amoureuse. La première insulte arrive au bout de 6 mois, un soir en boite. « Là, je me dis que je suis nulle, que je ne vaux rien, que je ne suis qu’une pute. J’intègre ces paroles-là à mon manque de confiance en moi. Malheureusement, je tombe enceinte. Heureusement, la nature est bien faite et j’avorte. Je change d’appartement, il veut les clés. Il vient juste pour me violer. Il m’insulte, me détruit psychologiquement et sexuellement. Je suis capable d’avoir des réactions envers les autres mais je suis incapable de conscientiser sur le mec avec qui je suis. », poursuit-elle.

Le déclic survient après un nouvel an. Il arrive à 23h55, l’insulte, la déshabille, la viole avec un couteau, la met devant le miroir en lui disant qu’elle est moche et il la douche :

« Et puis, j’oublie. C’est là où je me suis dit qu’il y avait un problème. Mettre les mots dessus, ça a mis 14 ans. »

Une deuxième Julie enchaine avec le récit de son expérience. Elle a une fille de 7 ans et est partie depuis 3 ans et demi. Elle se dit de nature optimiste, très positive, « la petite nana d’1m50 qui ne lâche jamais. » Ce jour-là, à la Maison des Associations, elle s’exprime :

« J’ai envie de pouvoir parler librement, sans avoir peur. Je ne sais pas depuis 2 ans où est le père de ma fille, il m’a menacée de mort 30 ou 40 fois, j’ai été battue, je suis terrifiée. J’ai tout à apprendre encore. Je m’autorise à avoir rien compris, j’accepte de partir de 1. Je suis fière d’avoir réussi à protéger ma fille. Une partie de moi est morte là-bas. Une autre est là et veut vivre et non plus survivre. »

Elle raconte qu’elle entend encore ses pas traverser l’appartement alors qu’elle vient de lui écrire une lettre lui expliquant ce qu’elle ressentait. A peine le temps de mettre sa fille de quelques mois dans son lit et il l’attrape et lui fait manger sa lettre. Aurore, elle, confie à l’assemblée - constituée de professionnel-le-s sociaux, de psychologie mais aussi des forces de l’ordre, de la justice, de la santé, de victimes de violences conjugales et d’emprise et de personnes se sentant concernées par le sujet - qu’elle n’a pas réussi à protéger sa fille.

Enfant, elle a rencontré des problèmes de santé, a grossi et a vécu du harcèlement scolaire. « Quand cet homme est tombé amoureux de moi, la faille était là et je me suis laissée avoir. Il m’a mis une claque la première fois parce que je n’étais pas d’accord avec lui. Il s’est excusé. Je suis tombée enceinte. Il était adorable au début. Ils le sont tous au début. On habitait chez mes parents, on a pris notre propre appartement et c’est là que ça a vraiment commencé. », dit-elle.

Il la bouscule, elle lui trouve des excuses. Elle cherche du travail, ses amis à lui disent que sa place à elle est à la maison. Il lui tire les cheveux, lui crache à la figure :

«Puis les coups sur la tête. C’était de pire en pire, je me retrouvais régulièrement au sol. Il y a des moments où on attend juste que ça passe. On n’est plus là moralement. On ne ressent rien, ça vient après. » Il crache au visage de sa fille lorsque celle-ci a 3 ans. Elle décide de partir pour de bon. « J’ai tout fait pour que ce mari et ce père ne puisse pas m’approcher. Personne n’a voulu m’écouter dans les institutions. Il s’en est pris à ma fille sexuellement parlant, elle avait 6 ans. Il s’en est sorti tranquillement, je dirais. », conclut-elle. 

LES HOMMES, TOUJOURS LES HOMMES

Au tour de Rachel de relater son histoire. Pas le temps, elle est interrompue par une autre intervenante qui tient à préciser que là, les témoignages viennent de femmes mais que cela arrive également aux hommes. Et tient à préciser aussi qu’elle était signataire de la tribune sur la liberté d’importuner.

C’était en janvier 2018. Dans Le Monde paraissait une tribune signée par un collectif de 100 femmes qui dénonçaient – à travers les hashtags Metoo et Balancetonporc – « une justice expéditive (qui) a déjà ses victimes, des hommes sanctionnés dans l’exercice de leur métier, contraints à la démission, etc., alors qu’ils n’ont eu pour seul tort que d’avoir touché un genoux, tenté de voler un baiser, parlé de choses « intimes » lors d’un diner professionnel ou d’avoir envoyé des messages à connotation sexuelle à une femme chez qui l’attirance n’était pas réciproque. »

Culture du viol, quand tu nous tiens ! À la française, ajouterait Valérie Rey Robert, la tribune commençant ainsi : 

« Le viol est un crime. Mais la drague insistante ou maladroite n’est pas un délit, ni la galanterie une agression machiste. »

Encore une fois, les mots ont du sens. L’article parle de « drague insistante ou maladroite », au même titre que l’étude américaine parle de « rapport non consenti ». On ne nomme pas exactement le problème. Dans le premier cas, il s’agit de harcèlement de rue (ainsi que de harcèlement moral et/ou sexuel au travail, dans les transports en commun, etc.), dans le second, de viol. 

On peut même ajouter qu’on entend encore parler de « femmes battues ». Il s’agit là de violences conjugales, un terme qui marque non seulement que les violences surviennent au sein du couple et sont effectuées par le partenaire mais aussi que les coups ne sont pas uniquement physiques, ils peuvent être psychologiques, sexuels, économiques, etc., et même tout ça à la fois. À chaque fois, le phénomène se produit majoritairement des hommes envers les femmes.

Rappeler fréquemment que certains hommes en sont victimes eux aussi, c’est nier l’effet de masse, la culture du viol, et c’est nier que la domination masculine est un système. On montre là à quel point hommes et femmes ont intégré la culture patriarcale, avec ses assignations, ses injonctions, ses paradoxes, ses violences et ses conséquences, mais aussi à quel point on craint - si en parlant des vécus spécifiques aux femmes on ne souligne pas que TOUS les hommes ne sont pas des connards – d’être étiquetée féministes anti-hommes.

Ce sont pourtant ces deux points-là, qui sèment souvent le trouble dans les esprits, qu’il faut combattre. Non, être féministe, revendiquer son droit à se balader tranquillement dans la rue sans être harcelées, son droit à s’approprier son corps, son droit à faire ses propres choix concernant sa carrière, sa vie sociale, sa vie familiale, son droit d’être reconnue en tant qu’individu (et pas en tant qu’objet, qu’elle n’est pas), son droit à la parole, son droit d’être valorisée pour son expertise, son droit d’être qui elle est (et non qui elle doit être) avec sa personnalité à elle, sa couleur de peau, sa tenue vestimentaire, sa religion ou non, ses comportements, son orientation sexuelle, son origine sociale, son groupe social, sa profession, etc. ne veut pas dire être contre les hommes. Les féminismes amènent à déplacer le regard, depuis trop longtemps androcentré, ethnocentré et hétéronormé. 

NON, LES FÉMINISTES NE SONT PAS DES RABAT-JOIES

On dit que désormais, les femmes parlent. Elles ont toujours parlé mais n’ont pas été écoutées. N’ont pas été médiatisées. Voilà, ce qui change. L’écoute, l’intérêt et le relais que l’on apporte maintenant aux témoignages. Il faut écouter, il faut entendre. Que ce soit le premier réflexe.

Celui qui remplace la remise en cause, les questions accusatrices, la curiosité malsaine. Il faut être critique, c’est certain. Pas envers les femmes qui relatent les violences sexistes et sexuelles subies mais plutôt envers un système vicieux qui se dédouane sans arrêt de ses responsabilités et se répètent de génération en génération. Soyons attentives et attentifs à ce qui se joue autour de nous.

Entre effet de communication, marketing (et pinkwashing), récupération et procédés bien ficelés depuis des lustres, il y a de quoi se faire avoir vite fait et en beauté. La lutte pour l’égalité entre les individus se doit d’être exigeante. Non, les féministes ne sont pas des rabat-joies. Elles réclament le droit à l’égalité, au respect et à la dignité. Et pour cela, elles pointent et interrogent ce qui tend et sous-tend les relations entre les hommes et les femmes.

Elles revendiquent leur liberté et brisent au fur et à mesure les tabous et les silences qui figent chaque idée reçue dans le marbre du patriarcat et du capitalisme. Elles témoignent, démontrent, expliquent, enquêtent, relatent, analysent, dénoncent, expérimentent, et concluent : rien ne différencie l’homme de la femme, si ce n’est son sexe (et encore est-ce un critère finalement ?).

Elles décryptent alors les freins et les mécanismes, communs à toutes les oppressions, et les étalent sur la place publique. En réaction, méprise, humiliation et condamnation. Elles disent non, elles disent stop. Le 23 novembre 2019, la marée violette a battu le pavé. C’était beau, exaltant, grisant.

Parce que ce jour-là, la mobilisation symbolisait ce nouveau tournant dans les combats féministes, qui s’installe depuis plusieurs années déjà. Un nouveau souffle, peut-être. Le 24 novembre, le journal Sud Ouesttitre en Une : « Ils crient ‘Assez’ ». L’enthousiasme retombe comme un soufflé. Pas parce qu’une publication a le pouvoir de nous ruiner le moral mais parce que, comme d’habitude, « le masculin l’emporte sur le féminin ».

Quelques jours plus tôt, en ouvrant l’édition du dimanche du Télégramme, on s’attarde sur la Une du journal des sports. Que des mecs. Non, une femme apparaît également. On compare les titres. Concernant les hommes : « Brest tombe sur deux as », « Nicolas Benezet : C’est l’Amérique », « Cycle cross : championnat d’Europe Van der Poel attendu », « Guingamp : merci Nolan Roux ! » et « Voile : Brest Atlantique : de la casse sur « Macif » ».

Concernant la seule femme : « Handball : Isabelle Gullden : maman est de retour ». Grosse claque. On lit le résumé :

« Alors que le Brest Bretagne Handball affronte Buducnost (Monténégro) ce dimanche en Ligue des champions, l’internationale suédoise Isabelle Gullden retrouve peu à peu ses marques, après avoir donné naissance à son fils en juillet dernier. »

S’INTÉRESSER À LA MOITIÉ, OUBLIÉE, DE L’HUMANITÉ

Ce ne sont pas des exemples isolés. Combien de médias se contentent de faire les gros titres avec le décompte des féminicides pour se donner bonne conscience ? Combien de médias réfléchissent au nombre d’expertes interrogées ? À l’image qu’ils renvoient en ne prenant pas soin de penser que les mots ont un sens ?

Combien de radios ou de chaines de télévision diffusent des émissions bourrées de clichés sexistes, racistes, LGBTIphobes, grossophobes, handiphobes, etc. ? De spectacles ou de sketches d’humoristes qui trouvent drôles de rabaisser et d’humilier les femmes, les étrangers, les homosexuels, les handicapés, etc. ?

La culture du viol repose sur le sexisme latent et la tolérance sociale envers les inégalités et les discriminations. Alors, oui, on avance. Parce que les femmes se sont battues et se battent toujours pour un meilleur accès à l’information, à une information de qualité, et pour la diffusion de cette information.

Parler de sexualité, de règles, d’endométriose, de viols, d’agressions sexuelles, d’épilation, de masturbation, de transidentité, d’intersexuation, de féminicides, de violences conjugales, de charge mentale, d’inégalité salariale, d’emprise, d’abus de pouvoir, de complexes, de normes, de transgression des normes, d’homosexualité, de parentalité, de religion, de la déconstruction de la féminité, d’homoparentalité, de PMA pour tou-te-s, de harcèlement, de féminisation de la langue, d’écriture inclusive, de racisme, de liberté, de droits, de choix, de minceur, d’obésité, de corps en tout genre, de prostitution, de l’allongement du congé paternité, d’avortement, de stratégies d’évitement, de précarité menstruelle, de manspreading, de vulve, de clitoris, de vagin, de contraception, du voile, etc. ça fait partie de la vie de 50% de la population mondiale.

C’est important d’en parler. Sans juger. Juste écouter, se renseigner, s’interroger sur ce qui constitue le quotidien de la moitié de l’humanité. Laisser s’exprimer pleinement les personnes concernées (parce qu’on peut aussi écouter un débat sur les féminismes entre Eric Zemmour, Christophe Barbier, Eugénie Bastié et Catherine Millet, mais là, ça n’apporte rien à part des souffrances et une furieuse envie d’en finir avec la vie).

Ne rien lâcher. C’est compliqué, surtout quand la justice nous met des bâtons dans les roues en ordonnant le réaffichage de la campagne anti-IVG dans les gares parisiennes. Derrière les panneaux « La société progressera à condition de respecter la maternité », « La société progressera à condition de respecter la paternité » et « La société progressera à condition de respecter la vie » se trouve Alliance Vita, « association pour la dignité humaine qui vient en aide aux personnes fragilisées par les épreuves de la vie ».

« On ne nait pas femme, on en meurt », signale un message du collectif Collages Féminicides Rennes. Elles haussent le ton, les féministes. Et elles ont bien raison. De faire retentir leur voix à l’unisson dans le Roazhon Park en chantant L’Hymne des femmes avant un match de coupe du monde, en instaurant un nouvel hymne mondial grâce à la chorégraphie Un violador en tu camino (Un violeur sur ton chemin) du collectif féministe chilien Las Tesis.

Bien raison de faire des chroniques sur les sexualités, d’exposer la multiplicité des corps, de manifester, d’enquêter sur les violences sexuelles et sexistes dans tous les domaines d’activités, de compter et de comptabiliser en pourcentage le nombre de femmes et le nombre d’hommes dans chaque secteur, de dénoncer les inégalités, de parler de leurs vécus, de dire non, de résister, de s’opposer, d’exiger de meilleures conditions de vie pour elles mais aussi pour eux et les générations à venir, de protéger la planète, de faire ce qui leur plait. Nous ne sommes qu’aux prémices d’une (lente) révolution sociétale. Ne soyons pas dupes, ne lâchons rien.

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Féministes : la lutte s'intensifie
Les voix de la colère
Priorité du quinquennat...

Célian Ramis

Agricultrices : à part entière

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Quelle est la place des femmes dans le secteur de l'agriculture ? Et cette place a-t-elle évolué ? Comment ? Enquête.
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En 2010, un quart des exploitations agricoles françaises étaient dirigées par des femmes. En 1970, elles étaient 8%. L’augmentation du nombre de femmes accédant à des statuts équivalents à ceux des hommes est réjouissante. Oui mais reste encore à faire évoluer les mentalités quant à leur réelle place. Celle d’agricultrices à part entière.

C’est dans cette optique qu’œuvre le groupe non mixte Les Elles de l’Adage 35. Ensemble, elles échangent autour de leurs ressentis et expériences, partagent leurs doutes et leurs questionnements et organisent des actions visant à tordre le cou aux clichés patriarcaux. Elles nous ouvrent les portes de leurs exploitations et de leurs vécus.

Tout le monde s’accorde à dire que les femmes ont toujours participé au travail de la terre. C’est un fait. C’est historique. Mais dans l’imaginaire collectif, elles ne sont pas agricultrices à part entière. Elles sont femmes d’agriculteurs et donnent un coup de main. À la traite, à l’alimentation, aux soins des animaux, aux récoltes, à la comptabilité… Un petit coup de pouce, en somme, sur leur temps de loisir, en plus de l’éducation des enfants, de la préparation des repas, des tâches ménagères, etc.

N’en déplaisent aux idées reçues, elles sont de plus en plus nombreuses à choisir la paysannerie, à s’installer avec leurs conjoints, bâtissant ainsi leurs projets de vie et professionnels ensemble, à se former et à obtenir le statut de cheffes d’exploitation. Pourtant, les préjugés persistent et perdurent. Quelles sont les difficultés rencontrées par les agricultrices aujourd’hui et comment s’organisent-elles pour prendre leur place au sein d’un secteur d’activités qui reste, dans les mentalités, un bastion masculin ?

Les 27 et 28 février 2019, la compagnie On t’a vu sur la pointe mêlait témoignages d’agricultrices et récit familial fictionnel dans un théâtre documentaire saisissant et impactant. Les premières représentations, en milieu urbain, de Héroïnes ont eu lieu au théâtre de la Paillette à Rennes (la rédaction y était et avait réalisé un article à la suite du spectacle, publié dans le numéro 78 – mars 2019). 

HÉROÏNES SILENCIEUSES

Elles sont des héroïnes qui s’ignorent. Longtemps invisibilisées, ces filles ou femmes d’agriculteurs ont pourtant toujours participé au quotidien des fermes. Le terme féminisé n’entre dans le Petit Larousse qu’en 1961 alors qu’en 1914 la France les a appelées à la terre pour soutenir l’effort de guerre.

« La France t’appelle et puis t’oublie. », murmure Cécile, poursuivant sa chronologie : en 1999, elles deviennent conjointes collaboratrices et en 2006, elles peuvent enfin s’émanciper de leurs maris pour devenir des agricultrices à part entière. Cécile, elle, veut comprendre l’histoire de ces femmes. Elle veut « faire entrer les voix de toutes celles qui peuplent l’arbre de (s)a généalogie ».

De la paysanne à la cheffe d’exploitation, de son arrière-grand-mère à sa sœur, les femmes de sa lignée ont toujours été agricultrices. Avec Héroïnes, la compagnie On t’a vu sur la pointe leur rend hommage et interroge leur place dans le milieu agricole au fil d’un siècle de labeur qui a non seulement vu les engins se moderniser – pour répondre à une demande plus importante de production - mais aussi les campagnes se vider.

Pour les femmes, « les difficultés ne sont plus exactement les mêmes mais elles se sont simplement déplacées. Mais on voit qu’il y a parfois une incompréhension des anciennes face aux difficultés des nouvelles. », souligne Anne-Cécile Richard, autrice, metteuse en scène et comédienne, qui a effectué une résidence au long cours, accompagnée d’Antoine Malfettes, auteur, metteur en scène et comédien, à la maison de retraite de Guémené-Penfao :

« En écoutant les histoires des résidentes, leurs conditions de vie, on a eu envie d’en parler. On a alors interviewé des agricultrices à la retraite et des agricultrices en activité. C’est intéressant de rencontrer des femmes qui ont fait ce choix de vie aujourd’hui, car il y a beaucoup de conversion professionnelle vers ce secteur. Et c’est très intéressant aussi d’avoir le témoignage des anciennes car les femmes des années 50 parlent difficilement. Elles n’ont pas l’habitude de parler d’elles, de leur vie. »

Dans ce seule-en-scène, le public suit la conférence de Cécile qui ne cesse de poser des questions sur ces héroïnes oubliées, ces héroïnes qui jamais ne se plaignent et qui pourtant souffrent en silence. Si elle nous donne à entendre concrètement les voix des interviewées, la protagoniste nous délivre également l’histoire intime des femmes de sa famille, liées par leur métier mais aussi par une nappe blanche qui se transmet de génération en génération, jusqu’à ce qu’elle en devienne la propriétaire, après le suicide de sa sœur.

Un spectacle intense et sensible dans lequel la fiction vient donner un coup de fouet à une actualité dramatique à laquelle chacun-e assiste dans le silence : « Ce sujet concerne tout le monde.»

L’EFFORT DE GUERRE…

En août 1914, le président du Conseil, René Viviani, en appelle ainsi aux femmes : « Debout, femmes française, jeunes enfants, fils et filles de la patrie ! Remplacez sur le champ de travail ceux qui sont sur le champ de bataille. Préparez-vous à leur montrer, demain, la terre cultivée, les récoltes rentrées, les champs ensemencés ! Il n’y a pas dans ces heures graves de labeur infime. Tout est grand qui sert le pays. Debout ! À l’action ! À l’œuvre ! Il y aura demain de la gloire pour tout le monde ! »

Et pourtant, malgré le travail fourni par les centaines de milliers de femmes sur les exploitations, au lendemain de la guerre, on les a déjà oubliées les paysannes. Elles œuvrent toujours au travail de la terre, des cultures, des récoltes, à la traite, aux soins des animaux, etc. Aux côtés de leurs conjoints. L’agriculture est considérée comme une affaire d’hommes. Parce qu’elle est physique. Parce qu’elle est éprouvante. Les épouses ne travaillent pas, elles aident. Nuance…

Pendant très longtemps, le seul statut (informel) qu’elles auront sera celui de l’aide familiale. Pour un début de changement, il faut attendre les années 60 comme l’indique le site gouvernemental de l’agriculture :

« Ce sont les importantes transformations de l’activité agricole, ainsi que le développement des mouvements féministes des années 60, qui ont rendu légitime une revendication des femmes pour la reconnaissance de leur travail. L’obtention d’un statut professionnel distinct de leur situation matrimoniale semblait alors primordiale. Une première réponse juridique a vu le jour en 1962 avec la création des GAEC (groupements agricoles d’exploitation en commun), permettant à des agriculteurs de s’associer. Toutefois, cette loi, qui empêche deux époux d’être seuls associés, a principalement profité aux fils d’agriculteurs s’apprêtant à reprendre l’exploitation, maintenant ainsi l’épouse comme aide familiale. En 1973, le statut « associé d’exploitation » a eu des conséquences similaires. » 

L’ÉVOLUTION DES STATUTS

L’histoire se poursuit dans les années 80 avec l’arrivée du statut de « co-exploitante » : les femmes peuvent désormais, officiellement, accomplir les actes administratifs nécessaires à la bonne gestion de la ferme. Et en 1985, apparaît l’EARL (exploitation agricole à responsabilité limitée) qui permet aux conjoints de s’associer tout en individualisant leurs tâches et leurs responsabilités.

« Toutefois, il s’agit d’une identité professionnelle à partager avec le mari, et non d’un droit personnel attribué aux femmes. », précise le site. Ce sont là les prémices d’avancées nouvelles qui se profilent. En 1999, la loi d’orientation agricole instaure le statut de « conjoint collaborateur », en 2006 la couverture sociale est étendue aux conjointes d’exploitants, en 2011 est autorisé le GAEC entre époux et en 2019, le congé maternité des agricultrices s’aligne sur celui des salariées et indépendantes, soit 8 semaines (2 semaines avant l’accouchement et 6 semaines après l’accouchement), le décret prévoyant également une indemnité journalière pour celles qui ne pourraient pas être remplacées (sachant qu’en juin, un communiqué signé par les ministres de la Santé, de l’Agriculture et la secrétaire d’Etat chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes signalait que 60% des agricultrices arrivaient à être remplacées… On ne sait rien en revanche de celles qui n’y parviennent pas…).

Lentement. On progresse. Sans que ce soit la panacée, on progresse. L’agriculture ne se féminise pas, les femmes ont toujours travaillé dans les exploitations. Les tâches accomplies par les paysannes et conjointes de paysans sont désormais rendues légèrement plus visibles et les statuts, quand elles en ont, leur apportent un peu plus de reconnaissance, sans oublier la protection sociale.

Depuis les mouvements féministes et la création de statuts permettant de déclarer la partie réalisée par les agricultrices, les chiffres ont triplé. En 1970, elles sont 8% à être cheffes d’exploitation ou coexploitantes. En 2010, elles sont 27%. Cependant, on constate également qu’elles restent majoritairement plus nombreuses à être conjointes actives non exploitantes (62% encore en 2010). Comme le souligne Anaïs Fourest, « Le secteur de l’agriculture, c’est un microcosme de ce qu’on peut voir dans la société. »

INTERROGER LES IDÉES REÇUES

Elle est animatrice au sein de l’Adage 35 et observe précisément ce microcosme à travers le groupe non mixte Les Elles, dont elle est la coordinatrice. L’Adage, c’est un Civam (centre d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) fondé par des éleveurs et des éleveuses pour l’Agriculture Durable par l’Autonomie, la Gestion et l’Environnement. Bâti dans les années 90 sur les principes de l’éducation populaire, il est composé aujourd’hui, à l’échelle départementale, d’une centaine d’adhérent-e-s, réuni-e-s par leur volonté de se former à la pratique des systèmes herbagers pâturants autonomes.

« L’idée, c’est vraiment que les groupes – constitués par thématique – soient force d’échanges et de formations avec ses pairs pour partager leurs questionnements et leurs expériences. »
explique Anaïs Fourest.

Dans l’association, on compte majoritairement des éleveuses et éleveurs de vaches laitières mais la réflexion d’intégrer d’autres ruminants comme les chèvres et les moutons suit son cours et on ouvre à l’agriculture biologique comme à l’agriculture conventionnelle : « L’objectif est toujours la recherche d’autonomie. »

Pas étonnant dans cette dynamique que l’on trouve au sein de la structure un groupe non mixte, bien décidé à bouleverser les idées reçues et à interroger les stéréotypes.

« Depuis plusieurs années, la réflexion autour de la place des femmes dans ce secteur se développe. Cette réflexion a plus ou moins d’écho selon les périodes. En Ille-et-Vilaine, en 2016/2017, le CA, qui est majoritairement masculin, a constaté une proportion inégale entre les femmes et les hommes lors des réunions et des formations. Le groupe vise alors à se questionner sur les freins à la participation des femmes mais aussi à chercher comment répondre au mieux à leurs besoins. », précise la coordinatrice, qui mentionne, au départ, la réticence de certaines adhérentes, notamment les plus engagées dans le Civam, à constituer un groupe non mixte, comme le déclare d’entrée de jeu Marie Edith Macé, agricultrice à Melesse et vice-présidente de l’Adage :

« Quand on m’a dit que c’était un groupe ouvert uniquement aux femmes, avec aussi les conjointes de paysans, je disais « au secours », et puis je suis allée voir… » 

Elle en fait toujours partie. Avant la création, elles se sont renseignées sur les apports de la non mixité et ont pris conseil auprès du Civam 44, déjà expérimenté dans ce domaine. Aujourd’hui, elles s’accordent sur les bienfaits d’un espace dédié aux paysannes et aux conjointes de paysannes - quel que soit les statuts des unes et des autres - dans lequel se libèrent les paroles, s’échangent les parcours, les vécus et les ressentis et se crée au fur et à mesure un lien de confiance et devient une source d’émancipation. 

ELLES MÈNENT L’ENQUÊTE

Au printemps 2019, Les Elles décident de réaliser une enquête pour mieux connaître les freins et les leviers quant à la progression de l’égalité femmes-hommes au sein de l’Adage : « L’enquête est partie de l’envie de mieux connaître les femmes qui sont là. De mieux connaître leurs profils, leurs envies et leurs besoins. »

Qui sont-elles et que font-elles ? Ce sont dans un premier temps les deux axes d’interrogation de cette première approche. Parmi les 130 fermes – environ – de l’Adage (qui estime à une soixantaine les exploitations comptant des femmes ayant un statut), 49 femmes ont répondu : 36 paysannes, avec ou sans statut, et 13 conjointes de paysans.

« Il y a encore des femmes qui toute leur vie durant travaillent sur la ferme, sans statut, sans rémunération. C’est extrêmement précaire. Il y a quelques générations, c’était le lot de quasiment toutes les femmes sur les fermes. La grande majorité a un statut désormais et souvent, elles sont associées. Certaines s’installent seules, d’autres en couple, ou sont salariées, ou sont conjointes collaboratrices. Les profils sont différents. », commente Anaïs Fourest.

Elles ont entre 25 et 70 ans et sont principalement issues du milieu agricole en ce qui concerne les agricultrices, et principalement non issues du milieu agricole pour les conjointes d’agriculteurs. Sur les 36 paysannes, 24 sont cheffes d’exploitation et 2 retraitées étaient anciennement cheffes d’exploitation. Sur ces 26 femmes, 15 indiquent que leur statut a évolué dans le temps avant de devenir cheffes d’exploitation.

L’enquête pose ainsi la question : « En est-il de même pour les hommes ou est-ce le statut des femmes qui est le plus souvent la variable ajustable ? » Page suivante, une autre interrogation est mise en évidence : « Y a-t-il un lien entre le type de formation initiale et le sentiment de légitimité sur la ferme ? » Sachant que la plupart d’entre elles n’ont pas de formation initiale agricole et ont exercé une autre profession avant de s’installer, souvent pour rejoindre le conjoint ou pour reprendre la ferme familiale.

Concernant les conjointes d’agriculteurs, qu’elles aient une activité à temps plein ou à temps partiel en dehors de la ferme, dans le milieu agricole ou non, elles consacrent tout de même entre 0 et 5h par semaine en moyenne au travail sur l’exploitation (principalement pour aider/faire (à) la traite, le soin aux veaux, l’alimentation et l’entretien des espaces). Trois des répondantes passent plus de 10h dans la semaine aux tâches de la ferme. Toutes aident à la comptabilité et à la gestion. 

IL EST OÙ LE PATRON ?

« Partout, tout le temps, il y a toujours eu une grande implication des femmes dans la vie des fermes. Dans l’enquête, on s’est intéressées également à la répartition des tâches. Il n’y a aucune découverte, juste une confirmation d’une répartition « classique » et genrée : les femmes sont plus souvent chargées de la traite, des soins, de la compta, de la gestion, etc. Ce n’est pas toujours heureusement ! Certains couples répartissent les astreintes, partagent les infos et les décisions et la gestion se fait de manière équitable mais ça reste minoritaire. », précise la coordinatrice des Elles.

Finalement, leur point commun est là. Au-delà de leur métier d’agricultrice, elles sont femmes, et composent avec les assignations imposées à leur genre. Alors la fameuse apostrophe de « Il est où le patron ? », en règle générale, elles la connaissent malheureusement bien.

« Un jour, un technicien arrive et fixe un RDV avec Pascal (Renaudin, ndlr),c’est lui qui était là ce jour-là. C’est moi qui suis allée au RDV parce que c’était plus dans mon domaine. Donc pour nous, c’était naturel de faire comme ça et on ne s’est pas posés de questions. Ah bah le technicien il était surpris en me voyant, je dois pas avoir le look agricole. »
rigole Lynda Renaudin.

Elle poursuit : « Je peux vous dire que l’entretien ne s’est pas très bien passé… Faut toujours ramer, c’est assez incroyable ! » Quand on arrive sur l’exploitation de Vert-Lait-Près, installée à Bréal-sous-Monfort, Lynda gère la traite des vaches et Pascal s’en va amener leur plus jeune fille, âgée de 9 ans, à l’école. 

« Au niveau de l’organisation et des décisions, on fonctionne à 2. On prend les décisions ensemble. Après, on essaye d’équilibrer selon nos envies et nos compétences. On a forcément des domaines dans lesquels on est plus à l’aise. », nous dit-elle.

Elle a de la gouaille, un grand sourire et du répondant. Et il en faut visiblement pour affronter les remarques, les regards et les éléments qui peuvent sembler anodins mais ne le sont pas du tout :

« En 2006, on a créé l’EARL, on est associé-e-s à 50-50. A ce moment-là, on a changé de banque. Bon alors, c’est moi qui suis rattachée à quelque chose d’existant du fait de mon installation mais la conseillère a quand même entièrement mis le compte au nom de Pascal. La femme n’est pas forcément reconnue dans son statut d’agricultrice. »

Face aux techniciens extérieurs, elle le dit, il ne faut surtout pas être en position de recul. Et ne pas accepter le moindre manque de respect quand ceux-ci ne veulent pas comprendre qu’ici, il y a une patronne, au même titre qu’un patron.

« Pourquoi c’est l’homme qui dirige l’exploitation ? Pourquoi c’est l’homme qui prend les décisions ? On a le devoir de dire « On est là ! », c’est important. Si dans la vie de tous les jours, on relève tous et toutes des inégalités du quotidien, on va avancer. »
dit-elle. 

CHEMINS DIVERS

Elles ont des parcours différents et des motivations différentes. Lynda Renaudin, elle, a fait des études de médecine et de droit. En rencontrant son mari, dont l’exploitation appartient à sa famille depuis de nombreuses générations (peut-être depuis la Révolution, nous confie-t-il), elle décide, il y a 20 ans, de se convertir à l’agriculture d’abord en tant que conjointe collaboratrice puis en tant qu’associée, après avoir obtenu un BTS agricole en un an, dans une formation pour adultes.

« C’est une super expérience parce que ça donne vraiment une vision d’ensemble de l’exploitation, on aborde plein de points techniques, etc. », s’enthousiasme l’agricultrice de 43 ans, toujours désireuse d’apprendre et curieuse de tout ce qui attrait à son troupeau, constitué d’une quarantaine de vaches laitières élevées, en agriculture bio :

« Ce qui me plait, c’est le contact avec les animaux et avec la nature, c’est le côté très apaisant. C’est un peu la base ! Et puis j’aime mes vaches, c’est important pour moi, elles ont toutes un caractère différent, elles sont toutes différentes, j’aime ça. Et puis, ça me plait aussi de produire un lait bio pour les gens, de produire quelque chose de qualité qui est en phase avec nos convictions. »

Stéphanie Guilloteau est installée sur une ferme de Pancé, avec un troupeau d’une quarantaine de vaches laitières également en agriculture bio, depuis bientôt 10 ans. Travailler sur une exploitation, elle a « toujours fait ça ». Ses parents à elle avaient une ferme, les parents de son conjoint, Cyril Guilloteau, aussi.

Tous les deux ont un BTS agricole en poche et une année supplémentaire de spécialisation en animation nature pour elle, en production vaches laitières pour lui. Le projet a été conçu à deux. D’abord en EARL puis en GAEC. Toujours associé-e-s.

« M’installer, c’était pour le cadre de vie, la liberté d’organisation, d’espace et de temps, malgré les contraintes. Pour faire une famille aussi, c’est le cadre idéal. Après, au niveau de l’activité, qu’on ait un troupeau de chèvres, d’éléphants ou de vaches, pour moi, c’était pareil. », nous dévoile-t-elle, en descendant du tracteur pour récupérer les piquets qui balisent le chemin et encourager les vaches retardataires à rejoindre la salle de traite.

Elle est franche et réservée et le dit d’emblée, elle est en pleine réflexion professionnelle : « Dix ans après, mon choix m’est revenue à la tronche. Je sors d’un bilan professionnel parce que je me posais des questions. Un métier en salariat, ça ne me motive pas du tout. Moi, ce que je voudrais, c’est ouvrir la ferme en fait. Ne pas être coincée qu’avec des vaches. Je veux conserver le cadre de vie et la liberté d’organisation, et développer un projet d’accueil social et pédagogique sur la ferme à terme. Ensuite, je devrais enchainer avec une labellisation pour accueillir les structures qui accompagnent les publics comme les personnes handicapées par exemple. Ce n’est pas un loisir, je veux que mon projet soit rémunérateur. »

De son côté, Marie Edith Macé se souvient, les yeux pétillants, de la phrase qu’elle prononçait lors de son enfance : « Plus tard, c’est moi que je trairais les vaches ! » Et ça n’a pas manqué puisqu’en 2008, elle reprend la ferme familiale, située en bordure quasiment de Rennes, à Melesse. Entre temps, elle a effectué des études de comptabilité et a exercé le métier pendant 15 ans.

« Mon père disait qu’agriculteur, c’était le plus beau métier du monde mais que c’était un métier de con. Il ne nous a jamais inclus dans les travaux de la ferme quand on était petits avec mes frères. Finalement, j’ai repris et j’ai fait une formation pour adulte, un BPREA (Brevet professionnel responsable d’exploitation agricole, ndlr). », souligne-t-elle. 

AFFRONTER LE SEXISME, QUASIMENT AU QUOTIDIEN

Des embuches, elle en a connu depuis son installation. Le sexisme, elle l’a affronté à plusieurs reprises. : « Mon père était associé sur la ferme avec son frère. Quand il est parti à la retraite, ma mère l’a remplacé. Elle a continué avec un salarié et moi j’ai repris avec ce même salarié. Je me suis mise en GAEC mais ça a tourné en eau de boudin. Je me suis alors installée avec un père et son fils en 2012. On a fait grossir le troupeau et on a multiplié les activités : viande bovine, cidre, jus de pomme, marché à la ferme, etc. Tout en vente directe. C’était très chronophage. »

Elle s’occupe alors de la vente, du troupeau et de l’administratif. Jusqu’au jour, où le père et son fils - associés à 25% chacun à Marie Edith qui elle, détient 50% à elle seule – viennent lui dire que comme elle ne fait pas de tracteur ni de béton, elle sera désormais payée 70%...

« Ils me disent ça en novembre, vous savez quand France Inter (parce que c’est France Inter dans la salle de traite) annonce qu’à partir de ce jour-là, les femmes ne sont plus payées par rapport aux inégalités salariales !!! En gros, ils m’ont dit que sans eux, la ferme ne tournait pas… J’ai pris mes clics et mes clacs (façon de parler parce que je suis restée là) et j’ai recommencé toute seule. Je suis née là moi, j’ai un attachement viscéral à ce lieu. », scande l’agricultrice qui a conservé son troupeau de vaches laitières en agriculture bio et son marché à la ferme, où elle vend divers produits du coin.

Depuis, elle a embauché un salarié et s’implique dans la vie locale en tant qu’élue adjointe mais aussi à l’Adage en tant que vide-présidente ou à la Cuma (Coopérative d’Utilisation du Matériel Agricole), entre autre. La fameuse question, « Est-ce que je peux voir le patron ? », tout comme Lynda Renaudin, elle l’a déjà entendue : « C’est moi, dégage ! Non mais plus sérieusement, y a que mon nom sur l’exploitation… » La preuve que les inégalités et les stéréotypes sont bien ancrés. Elle poursuit :

« Quand je vais aux réunions à la Cuma, pour la gestion du matériel et des plannings, je prends toujours soin d’arriver 10 minutes en retard. Sinon, je dois taper la bise et les mecs en veulent toujours 4… Et puis, quand j’y vais, c’est jean et baskets. Je fais attention à m’habiller de la manière la plus neutre possible. C’est délirant qu’on puisse faire attention à ce genre de calculs ! » 

PRISE DE CONSCIENCE, VIGILANCE ET PIQURE DE RAPPEL

Ses connaissances lui ont, en partie, étaient transmises par sa mère. Une vraie éleveuse, comme elle dit. Qui lui a tout appris sur les vaches, sur les gestes à avoir avec elles, sur la gestion de la ferme. Intervenants extérieurs et techniciens lui ont souvent dit que cette exploitation, c’était une affaire de femmes. Parce que depuis 5 générations, ce sont elles qui transmettent les informations concernant l’élevage et le rapport aux animaux.

« C’est la société qui fait que les femmes s’occupent des animaux. Ma mère a commencé à avoir un statut très tard. Elle a été cheffe parce qu’elle a repris la suite de mon père. Ma grand-mère, mon arrière grand-mère, etc. n’avaient pas de statut, elles. Elles n’étaient que des femmes de. Comme les boulangères. Ce sont les femmes des boulangers. Alors qu’elles passent leurs journées entières dans la boutique. Il y a plein de métiers comme ça. Quand je travaillais en compta, on conseillait justement à nos clients de déclarer les femmes. C’était une vraie révolution à l’époque ! Aujourd’hui, l’égalité femmes – hommes est d’actualité et tant mieux ! », s’anime l’agricultrice.

Les choses avancent. Les mentalités progressent. Doucement. Lentement. Entre les générations, un fossé se creuse. Sans parler d’incompréhension – parce qu’on n’a pas mené l’enquête sur ce terrain-là – Stéphanie Guilloteau décèle tout de même une sorte de rejet vis-à-vis du modèle de ses parents :

« Je ne voulais surtout pas être comme eux. Pas dans leur métier mais dans leur couple. Et puis, des fois, je me suis aperçue que ce que je ne voulais absolument pas reproduire de ma mère, je l’ai fait quand même. Ça ne me va pas. Il y a vachement de choses à changer dans la société et dans les mentalités. Moi, je commence par l’éducation de mes enfants. C’est super important. Je veux donner toutes les clés à nos enfants. On a 2 garçons et une fille et je veux qu’ils aient tous les trois les mêmes clés. »

Lynda et Stéphanie parlent toutes les deux de « piqure de rappel », d’attention et de vigilance à avoir au quotidien. Si pour la ferme, les décisions se prennent et se répartissent à deux, il doit en être de même à la maison.

« En fait, faut toujours la ramener. Et c’est jamais évident parce qu’on passe vite pour des rabats joie. Faut réussir à être fines… Par exemple, moi j’entends « Si tu veux que je fasse plus de vaisselle, tu vas donner à bouffer aux vaches », je suis pas contente d’entendre ça. Ça ne me va pas. Les tâches de la maison ne sont pas que pour moi. C’est particulier dans une ferme, le fonctionnement de la maison, de l’organisation, entre les enfants, les repas, les tâches ménagères, etc. est très lié au travail sur l’exploitation. Tout est intrinsèquement lié pour moi. Quand je fais la bouffe le midi, je me dis que ça fait parti du boulot. C’est pas très valorisant. Alors oui, Cyril est plus motivé que moi par les vaches mais bon… C’est pour ça que j’espère qu’avoir mon activité en parallèle aidera à résoudre quelques problèmes. On verra. », pointe Stéphanie.

Elles ont conscience que la problématique est sociétale. « Ces inégalités sont historiques. Les tâches ménagères, les enfants, les repas… Avec Pascal, on essaye de se partager au max les tâches. Mais oui, il faut encore une petite piqure de rappel. Quand je vois que ça se déséquilibre, je lui dis et puis ça se rééquilibre. Mais c’est tout le temps comme ça. », précise Lynda Renaudin.

C’est aux femmes qu’incombent la responsabilité de la vigilance permanente et la responsabilité de pointer les inégalités, afin de rééquilibrer la balance.

L’ENRICHISSEMENT PAR L’AUTO-FORMATION, ENTRE AGRICULTRICES

Ce que note Anaïs Fourest à partir des premiers résultats de l’enquête et une analyse plus large des problématiques concernant l’égalité entre les femmes et les hommes, c’est que les tâches principalement réalisées par les femmes sont souvent des « tâches entrecoupées, entrecoupables » :

« En gros, qui peuvent être interrompues, si par exemple, elles font la compta, elles peuvent fermer l’ordinateur pour aller faire à manger ou aller chercher les enfants à l’école. »

Ainsi, la charge mentale du foyer est plus souvent attribuée aux femmes « et ça se retrouve ensuite dans la gestion des fermes. » À travers le groupe non mixte, les participantes témoignent de leur volonté de travailler sur les causes de la dévalorisation des missions des femmes et sur comment il est possible de les revaloriser.

Dans leurs discours et anecdotes, on entend la difficulté de la répartition des tâches domestiques dont le bon fonctionnement et l’équilibre leur incombe encore à elles, les femmes. Et subsistent encore également les représentations genrées faisant persister et perdurer les préjugés, accompagnant ainsi le sentiment d’illégitimité que de nombreuses agricultrices ressentent. Et quand on aborde le sujet, un même exemple revient toujours sur le tapis : le tracteur.

« Pascal utilise plus le tracteur que moi, c’est vrai. Mais je sais le faire. J’ai appris sur le tas parce que ça m’a intéressée d’apprendre. Je suis une femme et je ne vois pas pourquoi je ne conduirais pas un tracteur. Une fois, Pascal a été arrêté 3 mois, j’ai tout fait toute seule, je suis capable de faire tous les postes. Si je dois labourer, je laboure. Je ne peux pas vous donner une journée type parce que ça dépend des saisons, des besoins, etc.

Mais déjà le minimum syndical, c’est la traite – qu’on fait souvent à 2 – l’alimentation des animaux et l’administratif. Après, il y a les coups de fil, la vente, on peut être amené à devoir refaire les clôtures, à raboter l’espace, on soigne les animaux, puis il faut aller chercher ma fille à l’école et repartir à la traite, etc. Quand j’ai repris mes études, mes enfants étaient petits (bon maintenant ils ont 20, 17 et 9 ans) mais je ne pouvais pas travailler sur la ferme en même temps. Pascal gérait.C’est un vrai travail d’équipe. », souligne Lynda Renaudin.

Au sein du groupe Les Elles, une formation informelle a été organisée pour celles qui souhaitaient apprendre à conduire un tracteur. Les volontaires se sont retrouvées à la ferme de Stéphanie et Cyril. Fille d’agriculteurs, elle a appris dès son adolescence à diriger l’engin, tout comme ses frères.

« C’était chouette cette formation tracteur. C’était très intéressant d’être toutes sur la même position et non pas dans la relation de dominants et de dominées. En général, c’est ton père qui t’apprend ça ou ton mari. À un certain âge, c’est bon t’as plus envie de ça. Entre pairs, c’était rassurant et enrichissant. »
commente Stéphanie Guilloteau, tout aussi convaincue que ses consœurs de l’évolution progressive des mentalités.

Qui vient notamment des femmes et des filles elles-mêmes. « Je vois ma nièce l’autre jour, je la mets sur le tracteur, elle a 11 ans, et elle me dit « Mais je peux pas en faire, je suis trop petite. » On a discuté et pour elle, en tant que fille, elle peut tout à fait conduire un tracteur, elle voit même pas pourquoi elle ne pourrait pas. Elle disait juste qu’elle était encore trop jeune. C’est bien, on gagne des batailles ! », se réjouit Marie Edith Macé. 

LIBÉRER LA PAROLE DANS UN ESPACE BIENVEILLANT

Elles s’accordent toutes les trois sur de nombreux points, en particulier sur l’intérêt à participer au groupe Les Elles. Il a suffi d’une seule réunion à Marie Edith, la moins convaincue au départ :

« On ne se sent pas légitimes à parler quand des hommes sont à côté. On le deviendra mais faut qu’on s’entraine. Les femmes, on se met une pression pour prouver qu’on peut y arriver. Et souvent, on échoue parce qu’on y va en force ou avec la trouille au ventre. Je ne dis pas que c’est la faute des mecs, eux aussi ont des injonctions qui sont difficiles, mais je dis que c’est la faute de la société. Entre nous, on a une grande liberté de paroles. »

Même son de cloches du côté de Lynda qui apprécie le fait de pouvoir discuter de leurs vécus et d’avancer ensemble. « On s’encourage et on se soutient. Il n’y a pas de jugement et il y a une parole libre. Chacune raconte son vécu, ses craintes, ses doutes, etc. Collectivement, y a moyen de dépasser les difficultés. À cause du regard des autres, certaines agricultrices se mettent dans des situations où elles ne sont pas reconnues parce qu’elles n’osent pas. Et c’est incroyable de se dire qu’il y a des organismes para agricoles qui portent ce regard stéréotypé, même s’il est inconscient. Il faut qu’on arrive à dépasser ça, ce regard des autres, et ça ne va pas se faire en un claquement de doigts mais ça avance. C’est pour ça que le groupe me plait. Si on sent le jugement, forcément on se rétracte et on ne veut plus avancer. Là, on est dans l’écoute et la bienveillance. C’est très enrichissant d’entendre et de découvrir les expériences de chacune car on a toutes des parcours différents. », précise-t-elle.

La liberté de paroles revient de concert entre les trois, tout comme le fait de pouvoir exprimer des questionnements, des réflexions, des ressentis et de se rendre compte qu’ils sont communs au groupe, et plus largement au genre féminin.

« J’aime bien le partage de vécus entre nous. On partage les mêmes soucis sur nos fermes et avec les mecs, les nôtres mais aussi les voisins, etc. On est contentes de partager. Je me posais des questions et je me suis aperçue que je n’étais pas la seule à me les poser. C’est intéressant de pouvoir échanger. Ça permet aussi de prendre du recul. Sur certaines choses par exemple, seule, je serais allée à la confrontation mais ça ne fait pas avancer le schmilblick. En parler avec les autres agricultrices et réfléchir ensemble, ça permet d’aborder ça plus calmement et de rééquilibrer ce qui ne va pas. Ça m’a beaucoup aidée à me rendre compte de certaines difficultés et ça m’a aidée à les exprimer. Ça me titillait intérieurement et on en a parlé. Puis, chez soi, on re-négocie. Ça nous a déjà permis de changer l’organisation à la maison. Maintenant, c’est Cyril qui emmène les enfants à l’école le matin. On partage mieux et ça soulage. », analyse Stéphanie, précisant ensuite en rigolant :

« Bon, c’est moins facile quand on est enceintes et qu’on allaite… Mais bon, c’est de l’organisation de couple ! »

FORMATION ET TRANSMISSION

La formation apparaît également comme un élément essentiel à la construction de leur légitimité et de leur émancipation. Lynda Renaudin ne s’en cache pas, elle a beaucoup appris sur le tas mais cela n’était pas suffisant. Sa formation lui a permis d’appréhender de manière globale une exploitation et de faire des stages dans une autre ferme, afin d’avoir un regard extérieur.

« La formation, c’est très important. Et j’ai vraiment envie de conseiller aux femmes qui voudraient se former mais n’osent pas, de se renseigner sur ce qui existe, les aides, etc. et de ne pas s’arrêter aux difficultés de la garde d’enfants, de la répartition des tâches durant cette période-là, etc. Je crois que ce qui est important, c’est de communiquer, de parler, ne pas se retrouver seules dans ce qu’on fait. Parce qu’on peut vite être isolées. », explique-t-elle, en concluant :

« Quand on montre qu’on a des connaissances et des compétences, le genre s’efface et on se fait reconnaître en tant qu’agricultrice dans sa globalité. Dépasser le premier regard, c’est important. »

Tout comme Stéphanie Guilloteau met un point d’honneur à éduquer ses enfants dans le respect des autres et de soi, et de l’égalité, Marie Edith Macé insiste sur la transmission au travers de deux exemples. Le premier, lors d’une journée des Elles ouverte aux filles en études pour devenir cheffes d’exploitation :

« On leur a parlé de la formation tracteur faite entre nous et elles ont dit qu’elles voulaient faire ça ! Le fait qu’on suppose que les filles ne savent pas et/ou ne peuvent pas faire du tracteur, c’est un vrai frein. Là, elles étaient très enthousiastes et demandeuses. »

Le deuxième, lors d’une intervention au lycée agricole du Rheu auprès des premières années de BTS avec qui le groupe a fondé un partenariat (l’établissement scolaire a déjà dans le passé mené des travaux sur l’égalité entre les femmes et les hommes) :

« On leur a demandé de se positionner Hommes ou Femmes selon les questions. On a demandé « Qui fait du tracteur ? », bon tout le monde mais du coup pour la société, ce sont les hommes qui font du tracteur. On a demandé « Qui fait les clôtures ? » et un garçon est allé se placer du côté « Hommes » et a dit sous forme de blague « Si on veut qu’elles soient droites ». Là, je lui ai dit que c’est par rapport à ces blagues que la société n’avance pas. Il a écouté, il a compris et il a dit « Ok, vous avez raison, j’avais pas pris conscience de ça. » Parce que la société nous a appris que le rose et les poupées sont pour les filles et que le foot et le bleu sont pour les garçons. Ça crée des inégalités entre les femmes et les hommes. Comme dit une expression d’une copine espagnole, il faut chausser les lunettes violettes. On est alors plus à l’écoute des choses. »

Ainsi, les échanges ont permis d’aborder la question des représentations sur les rôles et les assignations des hommes et des femmes dans les fermes et de pouvoir mettre à plat les idées reçues qui perdurent encore dans la société. 

LANCÉES DANS UNE DYNAMIQUE D’EMPUISSANCEMENT ET DE PARTAGE

Les premiers résultats de l’enquête donnent une idée des profils des paysannes, adhérentes de l’Adage 35 et fondent la matière pour les entretiens en cours de réalisation. Tous les échanges et partages d’expériences, les interventions, les données quantitatives et qualitatives constituent désormais une base solide sur laquelle s’appuie les agricultrices des Elles pour impulser la suite de leur belle dynamique.

« Elles veulent travailler à travers deux axes : la communication, les moyens et les supports pour partager en dehors du groupe avec les femmes et les hommes au sein et en dehors de l’association. Que ce soit à travers du théâtre, des illustrations… Elles veulent que ce soit palpable par et pour tout le monde. Elles veulent aussi explorer l’axe des interrogations et des recherches : souvent, on constate que ce sont des femmes qui sont à l’initiative de cercles vertueux, à l’origine des changements, etc.

Elles veulent interroger ça : est-ce vrai ? Comment s’appuyer là-dessus ? Est-ce transférable à tou-te-s ? Cette année, nous avons été soutenues par le Département. Puis on a fait une demande pour les groupe les Elles pour avoir un financement de la part du ministère de l’agriculture sur les trois prochaines années (GIEE, disposition national d’obtention d’aides financières, ndlr) et ça a été accepté cet été. C’est tout frais. C’est une bonne nouvelle et une bonne reconnaissance. », se réjouit Anaïs Fourest. 

Elles entendent bien déplacer des montagnes. Et ce, avec humilité. Ensemble, elles œuvrent à la visibilisation de leur présence et de leur travail sur les fermes et leur valorisation, en rééquilibrant au mieux la répartition des tâches. Pour que la répartition des tâches ne mène pas à la dévalorisation de la personne qui les entreprend.

Parce que la partie invisible du travail – les tâches domestiques, l’éducation des enfants, la charge mentale, etc. – reste portée par les femmes, peu importe les générations, comme le souligne à juste titre la coordinatrice du groupe. Petit à petit, elles mettent sur la scène publique les notions de capacité de prises de décisions, de réalisation des envies et des besoins, de l’importance des formations.

Pour les connaissances, pour soi et pour la confiance et le sentiment de légitimité. Pour s’émanciper du regard de la société qui doit se déplacer et déconstruire les préjugés. 

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Agricultrices : cultiver l'égalité entre les femmes et les hommes
Dans le champ de l'émancipation
Objectif paysannes

Célian Ramis

BD : L'image des femmes

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Les créatrices de bande dessinée sont désormais plus nombreuses à investir le 9e art qui reste malgré tout majoritairement masculin. Quelle est la place actuelle des femmes, en tant que professionnelles mais aussi en tant que personnages ?
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En France, en 1985, on comptait environ une professionnelle de la bande-dessinée pour vingt-cinq professionnels. Quinze ans plus tard, Florence Cestac est la première autrice et dessinatrice de BD à recevoir le Grand Prix du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, créé depuis 26 ans déjà à cette époque.

Il faudra attendre janvier 2019 pour qu’une autre femme soit primée : Rumiko Takahashi est la première femme mangaka à obtenir le Grand Prix. Aujourd’hui encore, elles sont moins de 30% dans le secteur du 9eart, sont rarement sollicitées lors des salons spécifiques et sont souvent cantonnées à la catégorie Jeunesse et à l’étiquette Girly. Comment souffler sur les bulles du machisme pour les faire éclater ?

On attribue leurs dessins à un style « girly », on les associe à la catégorie « bande-dessinée féminine », on les pré-suppose souvent dans les rayons Jeunesse des librairies spécialisées – dans lesquelles elles sont peu nombreuses à travailler – et, peu invitées dans les festivals et salons, peu médiatisées, on ne retient pas particulièrement les noms des autrices et dessinatrices BD.

Et si on se penche sur la manière dont les femmes sont représentées dans les ouvrages, on réalise deux choses : oui, elles sont de plus en plus en nombreuses à incarner des personnages principaux mais hélas oui, elles sont quasiment toutes blanches, hétérosexuelles, cisgenres et minces. Alors si on constate une réelle évolution concernant la place des femmes dans le 9eart, où en sommes-nous ? Et comment sortir des cases du sexe et du genre ?

Elle est belle la Schtroumpfette avec ses longs cheveux blonds et sa petite robe blanche. Au départ, elle était brune. Mais les autres Schtroumpfs la trouvaient énervante, pas attirante. Le Grand Schtroumpf a donc changé son apparence et les choses se sont apaisées. Elle a pourtant été créée par Gargamel pour semer la zizanie au sein du village des Schtroumpfs ! Pour la façonner, une formule magique et une bonne dose de misogynie ont fait le boulot :

« Un brin de coquetterie, une solide couche de parti-pris, trois larmes de crocodiles, une cervelle de linotte, de la poudre de langue de vipère, un carat de rouerie, une poignée de colère, un doigt de tissu de mensonges, cousu de fil blanc, bien sûr, un boisseau de gourmandise, un quarteron de mauvaise foi, un dé d’inconscience, un trait d’orgueil, une pointe d’envie, un zeste de sensiblerie, une part de sottise et une part de ruse, beaucoup d’esprit volatil et beaucoup d’obstination, une chandelle brûlée par les deux bouts. » Ça fait mal. Très mal. 

FEMMES DE, CASSE PIEDS, FEMMES FATALES… ET QUOI D’AUTRE ?

D’accord, il faut remettre ça dans le contexte. Quand Peyo fait apparaître la Schtroumpfette, nous sommes en 1967, quelques années après les premiers albums d’Astérix, inventé par Albert Uderzo et René Goscinny… Dans le village des irréductibles gaulois, les femmes sont un peu plus nombreuses.

On retient notamment le personnage de Bonnemine, connue pour être la femme du chef. Elle est décrite comme « Petite et rondelette à l’air hautain », « meneuse de troupes (cachée sous la femme au foyer) », « autoritaire » et pratiquant « avec brio le rouleau à pâtisserie ».

Il y aussi Falbala, qui pourtant n’apparaît que trois fois… Mais, elle « fait tomber les hommes comme des mouches, même Astérix n’y résistera pas », « possède certains atouts qu’elle sait mettre en valeur » et est passée de « la petite fille avec des nattes » à la « magnifique femme aux longs cheveux blonds ».

On se rappelle également de Mme Agecanonix, la femme d’Agecanonix, le vieux grincheux. Elle est « la seule femme du village à ne pas s’occuper des tâches ménagères », très jalouse elle « sait jouer des poings quand il le faut » et est « d’une très grande beauté dont elle ne semble pas ignorer l’effet sur les hommes, à commencer par son mari. »

Du côté du célèbre journaliste imaginé par Hergé, la seule femme, la Castafiore, casse les oreilles à tout le monde… Navrant. Et même quand elles sont les héroïnes d’une série, elles restent très marquées par leur physique, comme tel est le cas par exemple avec Natacha, série dans laquelle François Walthéry met en scène « une hôtesse de l’air sexy et débrouillarde ».

Alors oui, il y a des exceptions. On trouve dans les BD franco-belges quelques femmes fortes et intelligentes style Yoko Tsunoqui met en scène une ingénieure japonaise en électronique dans un univers « aventure et science fiction ». Mais malheureusement, elles se comptent sur les doigts de la main, contrairement à tous les héros type Spirou et FantasioThorgalRahanLes Tuniques BleuesBlueberryBob MoraneLucky Luke et on en passe…

TARDIVEMENT RECONNUE COMME UN ART

Evidemment, la société a évolué et la bande dessinée, d’abord pensée et présentée comme une lecture destinée aux petits garçons, ensuite relayée au rang de parent pauvre de la littérature, est enfin devenue un art à part entière. Le 9eplus précisément, entré dans la classification dans les années 60, quarante ans après le cinéma et très peu de temps après les arts médiatiques (télévision, radio et photographie) mais bien avant les jeux vidéos.

Et c’est à cette même époque que le nom de Claire Brétecher commence à faire son entrée dans le milieu. Les dessins de sa série Les Frustrés paraissent dans Le nouvel observateur dès 1973 et quinze ans plus tard, elle sort le premier album d’Agrippine, personnage resté célèbre mais décrié car stéréotypé et en dehors de la réalité.

À cette période, d’autres autrices-dessinatrices affluent, majoritairement sous pseudonyme. Au milieu des années 70, plusieurs françaises comme Chantal Montellier, Nicole Claveloux, Florence Cestac, Marie-Noëlle Pichard, Aline Issermann et d’autres réalisent le magazine Ah ! Nana, lancé par Les Humanoïdes Associés.

La revue, interdite aux mineurs et à l’affichage en kiosque pour soi-disant cause de pornographie (« dont il était pourtant exempt, quand L’Echo des savanes flirtait avec », signale Gilles Ciment dans le Bulletin des Bibliothèques de France, paru en février 2017 à l’occasion d’un article sur les « Femmes dans la bande dessinée – des pionnières à l’affaire d’Angoulême »), est pourtant envoyée aux oubliettes, comme la plupart des participantes, en 1978. 

DONNER DE LA VISIBILITÉ AUX AUTRICES-DESSINATRICES BD

Les années 2000 vont marquer un tournant dans le 9eart. Pour la première fois, au festival international de la bande dessinée d’Angoulême, le Grand Prix est décerné à une artiste, Florence Cestac. Il faudra attendre encore 19 ans, et un scandale en 2016 sur l’absence de femmes sélectionnées pour le Grand Prix, pour qu’elle soit rejointe par Rumiko Takahashi.

On connaît la chanson : le sexe n’est pas un critère. Visiblement, il ne l’est pour personne mais ce sont toujours principalement des ouvrages réalisés par des hommes qui sont mis en avant, édités, médiatisés, vendus, etc. Pourtant, les femmes sont présentes et talentueuses.

Elles sont autrices, dessinatrices, coloristes, éditrices, libraires spécialisées en bande dessinée. Mais elles sont dans l’ombre des hommes, eux-mêmes plus ou moins encore dans l’ombre des autres arts.

« La place des femmes dans la BD, l’art ou l’édition est donc très loin de représenter l’ensemble des talents existants… sans même évoquer la question de la parité. Il n’est rien de plus facile que de cacher une œuvre, un talent, une artiste… Car la sélection est rude et impitoyable et elle touche également les hommes. L’excuse sans cesse rabâchée ne saurait se justifier plus longtemps, c’est bien l’absence répétée de femmes dans les lieux de sélection de la création qui est la cause, qui entretient le sexisme, qui exclut, qui détruit des œuvres. », peut-on lire sur le site de l’association Artémisia (nommée ainsi en hommage à Artémisia Gentileschi, peintre italienne du 17esiècle et première femme admise à l’Académie du dessin de Florence).

Fondée en 2007, la structure « œuvre pour la visibilité du travail des femmes dans la bande dessinée par tous moyens. Après 10 ans (en 2017, ndlr), force est de constater que la situation progresse peu et, inquiétude nouvelle, les récents égarements de la sélection pour le prix d’Angoulême viendraient démontrer qu’on est plutôt en train de régresser ! Le combat d’Artémisia est donc encore et toujours d’actualité et plus que jamais essentiel. » 

LA BANDE DESSINÉE FÉMININE, QUEL SENS ?

Chaque année, l’association décerne un prix qui a pour objectif de récompenser une artiste de BD afin de valoriser son travail et son talent mais aussi de rendre visible la création des femmes et dénoncer les inégalités qui toujours perdurent. En 2019, le prix Artémisia a été remis à l’autrice et dessinatrice rennaise Claire Malary pour Hallali. Quand on l’interroge sur la pertinence, selon elle, de parler de « promotion de la bande dessinée féminine », elle nous répond :

« Chantal Montellier milite pour une cause noble, je pense que c’est une question sur la forme. Le fond importe plus, et si le Prix Artémisia existe, comme le féminisme, c’est parce que les sexes ne sont pas égaux. C’est une réalité. Le terme « bande dessinée féminine » aura un sens jusqu’à ce que l’homme et la femme soient considérés de la même façon. »

Tout comme expliquait la maitresse de conférence Hélène Fleckinger le 1eroctobre à l’université Rennes 2, à l’occasion des Mardis de l’égalité, aujourd’hui, il peut être choquant de parler de « cinéma de femmes » alors que dans les années 70 le cinéma militant féministe revendiquait le terme. Il est puissant le sens du langage comme le souligne le combat pour la féminisation des noms de métiers. 

Pour Elsa Bordier, scénariste à qui l’on doit notamment La Grande Ourse, deux nouvelles dans Midnight Tales et récemment Maléfices, l’évolution de la bande dessinée est incontestable à ce niveau-là :

« Ce n’est pas encore parfait mais je trouve par exemple que le terme autrice a mieux pris qu’ailleurs. Les femmes ont beaucoup lutté et il est important de continuer à se battre contre les clichés et la condescendance. On attend encore des femmes qu’elles restent dans le rang, on ne les autorise pas à faire trop de bruit. En revanche, je ne pense pas qu’il y ait d’écriture féminine mais que du fait d’être discriminées en raison de leur sexe, elles ont une conscience plus élevée du vécu des minorités. En ça, elles écrivent et dessinent un monde qui ressemble plus à la réalité. »

Consciente de la nécessité à donner de la visibilité aux femmes afin de pouvoir tendre vers une société plus égalitaire, l’autrice-dessinatrice des séries Les Croques et Elma une vie d’ours, Léa Mazé questionne le rapport au genre à travers la langue :

« Sur le terme autrice, j’ai eu une discussion avec Julie Rocheleau, la dessinatrice québécoise qui a illustré Betty Boob.Elle préfère utiliser un nom non genré. Dire bédéiste plutôt qu’autrice ou auteur. De cette manière, ça gomme le genre. Je trouve que c’est une notion intéressante. Ça peut être aussi intéressant d’avoir un pseudonyme, qui ne soit pas masculin mais peut-être plus neutre. On est toutes et tous des humains qui aimons raconter des histoires sous la forme de BD. Je trouve ça important d’avoir le terme autrice mais j’ai envie que ça n’ait pas d’influence. » 

PRENDRE LA PLACE

Malheureusement, dans notre société actuelle, le sexe de la personne influence encore sa trajectoire. Parce que l’éducation est encore genrée. Parce que les assignations de genre ont la dent dure. Vincent Henry est éditeur et créateur de la maison d’édition La Boite à Bulles, dont la ligne éditoriale est axée autour de l’intime, du témoignage, du reportage et de la découverte de l’autre : « J’essaie de publier des bandes dessinées qui aient une sorte de nécessité, soit par la singularité de leur propos, soit car elles permettent à un talent d’exprimer quelque chose auquel il tient, humainement ou artistiquement… »

Il revient sur un argument donné par une des pionnières de la BD : « Annie Goetzinger expliquait le faible nombre d’autrices jusqu’à la fin des années 80 (Brétecher, Montellier, Cestac et quelques rares autres…) par le fait que la BD est une discipline très astreignante : pendant un an, il faut dessiner les mêmes personnages, la même histoire, s’immerger en elle… Cela lui paraissait peu compatible avec la répartition déséquilibrée des taches dans les couples ; à l’époque de nombreuses dessinatrices sortaient des écoles d’art et se spécialisaient généralement dans le livre jeunesse… Alors espérons que l’arrivée de nombreuses autrices soit aussi le signe d’un meilleur équilibre au sein des couples du 21esiècle. »

Et comme dans chaque discipline, ce sont aux femmes de s’émanciper et de prendre leur place comme le souligne l’artiste plasticienne Anneclaire Macé, membre depuis 10 ans du comité d’organisation du festival Quai des Bulles (les 25 et 26 octobre à Saint-Malo) :

« C’est clair que sinon, personne ne va leur donner. Les autrices ont bien bougé les choses depuis quelques années mais ça évolue extrêmement lentement. À chaque comité, on aborde la question de l’égalité femmes-hommes mais rien n’avance jamais. »

ENTRÉES PAR LA PORTE DES BLOGS

Dans une interview accordée début octobre au magazine Society, Pénélope Bagieu, créatrice de California Dreamin’ ou Les culottées, entre autres, récemment récompensée du prix Eisner, confirme que « c’est un milieu qui a la peau dure et qui est très lent à se féminiser. Ça se fait vraiment à son corps défendant. »

Elle fait parti des rares autrices connues et reconnues aujourd’hui. Pour son talent mais aussi pour ce qu’elle a apporté au monde de la bande dessinée en terme de féminisme. Parce que son parcours a ouvert la voix à de nombreuses autres créatrices de BD, n’osant pas ou ne se sentant pas la légitimité de participer à ce milieu très masculin (on notera d’ailleurs le cynisme de la situation quand on feuillette le n°116 de Society, dans lequel quasiment aucune autre femme n’est interviewée – on vous rassure, les femmes sont quand même montrées… dans les pubs – et que Pénélope Bagieu a été photographiée dans une aire de jeux pour enfants…).

A ses débuts, elle lance un blog intitulé Ma vie est tout à fait fascinante sur lequel elle poste des aventures humoristiques de son quotidien et fait un carton, jusqu’à se faire repérer par un éditeur.

« Les blogs ont explosé et ont fait de la place aux femmes. Par contre, ça a aussi laissé place aux clichés… Pénélope Bagieu a marqué l’histoire du développement des autrices mais le côté « je raconte ma vie lambda de femme », bon, c’est un peu cliché. Ensuite, elle a évolué, vers un récit plus profond. Diglee aussi c’est pareil, elle est passée du tout au tout. Du très « girly » au très féministe. », commente Maryse Berthelot, amatrice de BD dont on retrouve textes et dessins dans la revue La Vilaine dont elle est la co-initiatrice aux côtés de Lomig, Loic Gosset et Chloé Gwinner (toutes les créatrices de BD interrogées dans ce dossier – exceptées Aude Mermilliod, Julie Rocheleau et Véro Cazot - sont à retrouver dans le premier numéro de La Vilaine). 

MAIS RELAYÉES À LA CATÉGORIE « GIRLY »

Tout comme Pénélope Bagieu est interrogée sur son passage d’« auteure féministe, alors qu’avant (elle) était réduite à une auteure girly », Cheek magazine angle le portrait de Maureen Wingrove (aka Diglee) sur son éveil au féminisme. En 2007, elle lance son blog et rapidement, connaît un franc succès.

Néanmoins, elle subit également beaucoup d’attaques, comme elle le précise dans l’article : « Les cinq premières années de ma carrière, on m’a fait comprendre que ce que je faisais était très débile et creux. Alors que, lorsque je relis ce que je faisais, j’avais les mêmes intérêts que maintenant : la littérature, ma passion pour Anaïs Nin, l’érotisme, mon intérêt pour les brocantes… Tout était pareil sauf que je mettais en avant la légèreté et l’humour.

Ce qu’on me reprochait, on ne le reprochait pas à mes homologues masculins comme Boulet, qui avait pourtant lui aussi un blog dessiné en forme de journal du quotidien. Je faisais aussi de l’autobiographie humoristique mais comme j’abordais des thèmes liés au fait d’être une femme, c’était vu comme ‘bête’. Quand on est une femme qui fait de la BD, on n’est pas prise au sérieux et si ce qu’on fait marche, alors on génère plus que de l’agacement : on se prend des violences. »

CONSÉQUENCES DE L’ÉTIQUETTE GIRLY

À ces blogs viennent s’apposer l’étiquette « girly », au service évidemment d’un sentiment péjoratif aux dégâts vastes et encore répandus actuellement, comme le constate Mathilde Le Reste, aka W_Comics, qui préfère utiliser les réseaux sociaux et notamment Instagram à l’instar de nombreuses illustratrices et autrices comme Emma ou Margaux Motin :

« Les blogs ont servi à faire connaître plusieurs femmes dans la BD mais le problème c’est qu’on a tout de suite collé l’étiquette de blogs « girly », de blogs de nanas… Cette étiquette reste et dessert les univers des artistes je trouve. Les hommes n’ont pas du tout ce revers là. Je pense qu’inconsciemment c’est pour ne pas qu’on me colle cette étiquette sur le dos que j’ai créé un personnage masculin. »

Quittant son travail d’architecte pour se plonger pleinement dans la bande dessinée, ce qu’elle rêve de faire depuis ses 6 ans, elle cherche son univers. On lui conseille alors de trouver un personnage qui puisse lui permettre par la suite d’être identifiée à travers lui. Elle commence par se dessiner mais déteste ce qu’elle produit. Ce qu’elle veut, c’est un personnage de looser sympathique, à la Vincent Macaigne, mais en s’approchant du look de l’acteur, ça ne marche pas, nous dit-elle.

Mathilde Le Reste s’inspire alors d’un ami à elle qui, selon ses dires, a un physique un peu particulier. Et là, ça fonctionne : « Je voulais un personnage que tout le monde puisse s’approprier. Pour ça, j’ai fait un mec. Je reviens sur l’étiquette concernant les femmes : d’un côté, il y a l’image girly qui est péjorative et de l’autre, l’image des féministes vieilles sorcières qui rabâchent leurs revendications (alors qu’il y a vraiment des injustices et que si les femmes n’en parlent pas, personne n’en parle jamais). C’est compliqué de trouver sa place là-dedans. Les femmes ne sont pas encore bien représentées dans la bande dessinée. Je n’ai pas en tête une héroïne (non stéréotypée) marquante alors que pour les hommes, on en a facilement qui nous vienne à l’esprit.»

SENTIMENT D’ILLÉGITIMITÉ…

Là s’exprime le sexisme intégré. L’idée selon laquelle, pour ne pas se faire embêter ou taxer d’intentions qui n’ont pas lieu d’être et parler au plus grand nombre, il faut être un homme ou se faire passer pour un homme. Et dans la littérature, le pseudonyme masculin ou l’utilisation simplement des initiales en guise de prénom sont encore très répandues en terme de stratégies d’évitement. Car on pré-supposera toujours que l’artiste est un homme jusqu’à preuve du contraire.

« Il m’a fallu plusieurs années pour affronter le syndrome de l’imposteur, ça a été compliqué »
révèle Elsa Bordier.

Elle a beaucoup écrit durant son adolescence mais s’est orientée vers des études de pub, ce qui ne lui a pas plu. À la naissance de ses enfants, l’écriture lui revient comme un réveil vital, comme un moyen également de ne pas être réduite au statut de mère. Le sentiment d’illégitimité, elle l’a rencontré à plusieurs reprises :

« De mes 20 à mes 24 ans, je travaillais dans une librairie spécialisée en BD. Certains clients ne voulaient pas que je les conseille, pensant que je n’étais pas légitime à parler bande dessinée. Par contre, il n’y avait aucun problème pour faire appel à moi quand ils voulaient un conseil en BD jeunesse… Alors très vite, j’ai fait ma culture BD pour me sentir légitime. »

Elsa Bordier rencontre également la problématique de l’autrice affiliée obligatoirement aux rayons Enfants : « Quand je disais que j’écrivais, les gens pensaient tout de suite que c’était en jeunesse. Et quand je disais que non, j’écrivais pour les adultes, on me répondait : ‘’C’est du porno ?’’ »

Aujourd’hui, Elsa Bordier en rigole mais elle a conscience du poids encore des cases dans lesquelles sont enfermées les femmes en raison de leur sexe et de leur genre. Elle ne se met aucune barrière au niveau des genres littéraires qu’elle investit mais sait, par expérience avec les séries DoggyBags et Mignight Tales, que pour certain-e-s, il est choquant de découvrir qu’un texte contenant une bonne dose de violence ou de trash puisse sortir de l’imaginaire d’une femme.

« La colère des femmes est un sujet qui m’intéresse beaucoup et qui n’est pas exploité. Normal puisqu’on nous fait taire depuis l’enfance… Je ne m’interdis rien en terme de styles et de genres mais je sais que ça peut créer des difficultés. J’ai actuellement un projet sur le corps des femmes. Pour ce projet, je veux trouver des dessinatrices exclusivement car même si c’est bien que les hommes puissent investir ces questions-là, ils ne peuvent pas avoir une analyse aussi sensible (dans le sens du ressenti, ndlr)que celle d’une femme. Pour en revenir donc à la difficulté, mon projet se situe dans un univers sombre et glauque, et là, ce n’est pas simple de trouver des femmes dans ce domaine. », signale la scénariste, faisant référence à l’éducation genrée qui apprend aux filles dès la petite enfance à être douces, aimantes et maternelles et qui ne les encouragent quasiment jamais à investir des qualités que l’on attribue plutôt aux garçons.

Léa Mazé, de son côté, constate qu’elle ne souffre pas directement de sexisme avec ses éditeurs ou le public. Mais indirectement, si : « Je pense que le fait que je sois en jeunesse joue beaucoup car malheureusement, ça reste dans le cliché qu’on attribue aux femmes. Même si je trouve qu’il y a pas mal d’hommes en BD jeunesse. En tout cas plus qu’en albums illustrés. »

Elle aimerait prochainement se diriger vers des bandes dessinées à destination des adultes et appréhende d’être catégorisée « jeunesse » : « Je sens que j’ai besoin d’en sortir, de montrer autre chose de mon travail et d’aborder d’autres questions. » 

DÉFERLANTE DE SEXISME

Sortir de la norme, des assignations, des clichés… Pas évident. Ce n’est pas Alex-Imé qui nous dira le contraire. Elle dessine depuis toute petite, encouragée par son entourage à poursuivre son art et s’engage dans des études artistiques à l’université, crée un fanzine avec d’autres étudiant-e-s et finit par faire de la BD son métier, un choix qu’elle remet aujourd’hui en cause, notamment en raison de la précarité du statut, des faibles revenus qui s’en dégage et de fréquents déboires avec des éditeurs avortant les projets du jour au lendemain sans verser la moindre rémunération pour le travail déjà entamé.

Pessimiste en ce moment, elle accepte tout de même de témoigner et apporte de nombreuses anecdotes en matière de sexisme : « Très honnêtement, de la part de mes collègues ou d’organisateurs de festival, je n’ai jamais eu l’impression d’en ressentir. En plus « Alex-Imé » sonnant très neutre, beaucoup de gens me contacte en pensant que je suis un homme, donc je pense que je passe un peu entre les mailles du filet d’emblée. »

Mais voilà, les choses se gâtent : « Il y a quelques temps j’avais emmené mes pages du Dernier refuge sur lesquelles je travaillais et j’avançais sur les encrages lors d’un festival. Un exposant m’a dit en mode donneur de leçon qui va m’expliquer comment je dois dessiner, en montrant une case : « Alors là par contre c’est dommage, vraiment, tu tombes dans un truc super girly, c’est vraiment dommage et facile », comme si j’étais l’écervelée superficielle du coin qui cherche à faire du girly parce que ça fait vendre.

Très honnêtement, cette case, si un homme l’avait dessinée, on aurait peut-être dit « la fille est jolie / sexy sur cette image » mais rien d’autre. Mais parce que je suis une fille, on veut me coller des étiquettes et ça je trouve ça insupportable. J’entends souvent des phrases toutes faites comme « aaaah Alex, ce qu’elle fait c’est poétique, ça se voit que ça a été dessiné par une fille ». Je trouve ça super choquant qu’on assimile « poésie » à « fille » et que ça ne vienne pas à l’esprit de ceux qui disent ça que cette poésie découle peut-être plus d’un vécu, d’une culture, de valeurs, qui sont dans les miennes en tant qu’être humain et pas en tant que fille. »

Pourtant, elle avoue qu’elle se surprend parfois à s’étonner qu’une bonne BD soit écrite par une femme. « Je suis agréablement surprise en comprenant que l’auteur est une femme, mais c’est un tort encore une fois, ça prouve qu’on veut toujours tout mettre dans des cases même inconsciemment. Je pense à Fullmetal Alchemist d’Hiromu Arakawa qui est une de mes BD (manga) préférées. Il y a de l’action, de la violence, un fond super intéressant… et parfois ça me surprend un peu qu’une femme ait écrit ça mais parce qu’il me reste des clichés stupides enfouis bien au fond de mon inconscient sans savoir d’où ils viennent de « une fille c’est doux » et « une fille ça écrit des histoires simples »…

C’est un peu dramatique de bugger en apprenant qu’une femme a écrit un ouvrage parce que « c’est complexe et intelligent »… ça me fait froid dans le dos quand je me rends compte que j’ai parfois ce genre de réflexions (et que j’applique forcément à moi-même par période). C’est vraiment terrible… », précise Alex-Imé qui démontre aussi à quel point au quotidien il faut jongler entre les stéréotypes sexistes, nos propres constructions basées sur des clichés de genre, notre sentiment de légitimité, notre propre personnalité avec nos aspirations, motivations et influences et les normes et tabous de la société (souvent liés au sexisme, racisme, LGBTIphobbie, grossophie, handiphobie, etc.).

Elle poursuit : « Je ne suis pas toujours à l’aise avec le fait de représenter la sexualité ou un certain érotisme par exemple. C’est surtout en me disant « oh non mes parents vont voir ça » que je me freine mais parfois c’est aussi parce que j’appréhende la réaction du public et que j’ai peur qu’en tant que femme, ça rameute tous les lourds du coin qui vont se permettre des remarques et des approches très libérées sous prétexte que j’aurais fait des dessins un peu « chauds ».

À la sortie de Cicatrices de guerre(s), j’avais fait une intervention dans une école, et un moment alors que j’étais seule avec l’instituteur qui encadrait, il avait montré une case où l’héroïne était de dos en répétant en boucle qu’elle avait un « sacré petit cul ». Ça peut paraître pas grand chose mais le malaise était vraiment complet de mon côté. Fallait voir aussi la façon dont il disait ça en me jetant des petits coups d’œil… beurk ! Je pense que ça m’a bien refroidie et que dans un coin de ma tête, j’ai toujours cette alarme qui me dit de faire gaffe et me pousse à me limiter. »

LES CRÉATRICES SE MOBILISENT

D’autres autrices, comme Aude Mermilliod, témoignent de cette remarque horripilante liant la sensibilité au côté féminin. « Sur Les reflets changeants, on me disait qu’on sentait la « sensibilité » féminine… », nous dit-elle, navrée. Pour elle, le Collectif des créatrices de la bande dessinée contre le sexisme a amené cette problématique, et d’autres également liées au système patriarcal, sur le devant de la scène et a permis d’en discuter entre personnes concernées et ainsi de mieux s’armer contre ces micro-agressions et attaques, involontaires peut-être, mais permanentes.

En décembre 2013, la créatrice de BD Lisa Mandel contacte trente autrices de son secteur et les interroge, afin de préparer une exposition parodique sur « Les hommes et la BD », sur toutes les questions qui leur ont été posées sur « le fait d’être une femme dans la bande dessinée ».

Une quantité d’anecdotes sexistes plus tard, un lien se crée entre les artistes interrogées. Au printemps 2015, le Centre Belge de la Bande Dessinée contacte l’autrice BD Julie Maroh pour lui demander de participer à l’exposition collective « La bd des filles ». Ce à quoi la bédéiste rétorque que le projet est misogyne (et le démontre, évidemment).

La structure, ne répondant à aucun de ses arguments, explique simplement que « la bande dessinée destinée aux filles » est « une niche pour les éditeurs », voire « un plan marketing », signale le site du Collectif qui va se créer officiellement à cette période-là.

Parce que Julie Maroh alerte 70 autrices de bande dessinée (dont la plupart avait participé à la discussion avec Lisa Mandel). En parallèle, Jeanne Puchol est contactée par le CBBD pour ce fameux projet d’exposition décrit comme « centré sur le thème des BD destinées aux filles, une vieille obsession des éditeurs de BD » et dont « le corps central sera constitué des collections « girlies » actuelles, parfois très futiles, avec les blogueuses et les auteures en mal de maternité. »

L’indignation et la mobilisation sont telles que la structure reporte à plus tard son idée en raison de « l’incompréhension engendrée par la communication de (leur) projet », précise un communiqué de presse venant du directeur général du Centre Belge de la Bande Dessinée.

Début 2016 le Collectif des créatrices de la bande dessinée contre le sexisme rédige une charte rapidement signée par plus de 200 bédéistes et crée un jumelage avec leurs consœurs hispaniques, Autoras de comic :

« Ce collectif est nécessaire car notre travail et notre identité sont encore et toujours biaisés par des stéréotypes de genre. Par la rédaction et la diffusion de notre charte, nous voulons dénoncer les aspects du sexisme dans l’industrie littéraire où nous évoluons, tout en énonçant des méthodes pour le combattre. Notre site internet regroupe une longue liste de témoignages (tirés des conversations de 2013 et 2015) qui mettent en lumière la nécessité d’un combat concret et inter-générationnel. Nous appelons tous les acteurs de la chaine du livre à prendre conscience de leur responsabilité dans la diffusion de supports narratifs à caractère sexiste et nous interviendrons à chaque fois qu’une situation attirera notre attention. », écrivent-elles sur leur site bdegalite.org.

Les situations ne manquent pas et c’est d’ailleurs en janvier 2016 qu’éclate le scandale au festival international de la bande dessinée à Angoulême. Aucune créatrice de BD n’est sélectionnée pour le Grand prix. L’absence des femmes est rapidement dénoncée par le Collectif, dont l’appel au boycott est relayé seulement après que des créateurs de BD, à l’instar de Joann Sfar, Riad Sattouf, Christophe Blain ou encore Etienne Davodeau, se soient élevés contre cette discrimination.

Franck Bondoux, délégué général du festival, enfonce le clou : « Le concept du Grand Prix est de consacrer un auteur pour l’ensemble de son œuvre. Quand on regarde le palmarès, on constate que les artistes qui le composent témoignent d’une certaine maturité et d’un certain âge. Il y a malheureusement peu de femmes dans l’histoire de la bande dessinée. C’est une réalité. Si vous allez au Louvre, vous trouverez également assez peu d’artistes féminines. »

PEU D’ÉVOLUTION DANS LES FESTIVALS

Depuis qu’en est-il de la place des femmes dans les festivals ? Le 22 septembre à Bédée, à l’occasion de la 11eédition de Pré en Bulles, on comptait – hors fanzines et revues comme La Vilaine par exemple - 41 auteurs/dessinateurs et 13 autrices/dessinatrices.

« C’est effectivement un problème, nous avons beaucoup de mal à concrétiser notre désir d’équilibre entre hommes et femmes, mais le milieu de la BD reste très masculin, et d’autre part nous avons plus de refus de la part des femmes, qui ont encore le poids de la famille et surtout des enfants en responsabilité. Mais c’est une question qui ne nous est pas indifférente, loin de là »
nous répond Sylvie Poizat, coordinatrice du festival.

Peu de femmes figurent également sur la liste des « Auteurs attendus » du festival Quai des bulles, qui aura lieu à Saint Malo les 25, 26 et 27 octobre. Au sein de l’association, ce sont majoritairement des femmes qui sont salariées, le seul homme étant au poste de chargé de partenariat et de direction.

« Pour la programmation, c’est le comité d’organisation qui prend les décisions. On a toujours à l’esprit l’égalité femmes-hommes. Mais on ne peut pas non plus mettre des femmes parce qu’elles sont femmes. Cette année, Marion Montaigne a réalisé l’affiche du festival. On lui a demandé parce qu’elle le méritait, pas parce qu’elle est une femme. », signale Alexia Chaignon, chargée de communication pour Quai des Bulles. 

DÉLICATE, LA QUESTION DE LA PARITÉ ?

La question de la parité, de la discrimination positive, revient toujours sur le tapis. D’un côté, les créatrices, à juste titre, souhaitent être valorisées pour leurs talents et non pour être la caution « Femmes », ce que nous dit Léa Mazé par exemple :

« D’après mon expérience, il y a du mieux dans les festivals. La question de la parité est toujours délicate. L’intention est louable je trouve mais du coup est-ce que ça veut dire qu’on est sélectionnées par rapport à notre genre et pas par rapport à nos livres ? J’ai l’impression que les organisateurs essayent de faire des efforts à ce niveau, même si on va pas se mentir, on est quand même bien moins nombreuses. Mais dès qu’il y a plusieurs femmes, je trouve qu’on en fait trop et qu’on insiste trop sur le côté « regardez, il y a des femmes ! » ».

Anneclaire Macé dévoile le même type de problématique au sein du comité d’organisation de Quai des Bulles :

« On se dit qu’il faudrait faire une expo sur les femmes mais après on se dit que ça fait chier de devoir faire une expo sur les femmes parce que c’est stigmatisant. Moi ce que j’aimerais bien c’est faire une expo sur les premières femmes un peu punk qui ont fait bouger les choses, genre Julie Doucet. »

Pour Aude Mermilliod, « il y a de plus en plus d’autrices et des lectures de moins en moins genrées. Les auteurs réussissent également à se détacher de la culture BD assez sexiste. Mais il faut casser le rapport sexiste qui existe dans tous les milieux. La société est patriarcale donc ça ne va pas être magique simplement chez nous. Je ne suis pas sure qu’on évolue plus vite que les autres milieux mais je pense qu’avec le scandale d’Angoulême et l’aide du Collectif, on sait mieux se défendre aujourd’hui face aux inégalités. Il y a 28% de femmes dans la BD et 11% représentées dans les événements : faut parler de ça, faut en parler à la presse, faut en parler aux organisateurs, etc. » 

LA BD, MIROIR DE LA SOCIÉTÉ PATRIARCALE

Elle le dit et insiste : « La bd est un miroir de la société. » Ce qu’approuve complètement Maryse Berthelot qui parle de « médium révélateur de son époque. »

Pas étonnant donc que le secteur « soit extrêmement sexiste dans les années 80/90 et qu’il commence à s’en détacher. Certains s’en éloignent même beaucoup, heureusement. Quand on voit les Schroumpfs, les Tuniques Bleues, etc. on ne peut que constater qu’il y a beaucoup plus de femmes aujourd’hui. Et qu’elles ont des vrais rôles. Elles ne sont pas que la femme que le héro veut se taper. Elles sont plus nombreuses maintenant à être fortes et intelligentes.

La BD a évolué, il y a plus de récits, de romans graphiques, c’est moins enfantin et plus mouvant je trouve. Après, j’ai une vision biaisée car je ne lis quasiment que des ouvrages publiés par les éditions Vide cocagne qui éditent des récits très bien construits, très intelligents et le féminisme fait parti de leur ligne éditoriale (ce que nous a confirmé Mariane Palermo qui gère à elle seule la boutique et par conséquent n’avait pas le temps de répondre à nos questions dans le trop faible délai qu’on lui a proposé, ndlr). »

Le sexisme n’est donc pas inhérent au milieu de la bande dessinée mais en est forcément très empreint. Les femmes doivent alors dépasser l’absence de rôles modèles pour poursuivre leur envie de se professionnaliser dans un domaine très précaire et majoritairement masculin, affronter les remarques sexistes et les normes imposées par leur sexe et leur genre. Difficile de trouver sa place, comme le confirme Anneclaire Macé :

« Le milieu est assez sympa, faut bien l’avouer. Mais ça reste macho. Les femmes sont plutôt bien accueillies mais elles doivent être malines. Si elles l’ouvrent pas, on ne les voit pas. Si elles l’ouvrent trop, on leur fait remarquer. Moi je suis la grande gueule dans le comité et quand je l’ouvre trop, je peux vous assurer qu’on me fait des réflexions. J’en ai marre qu’on me traite de chienne de garde. J’ai souvent été brutale, frontale, et en fait, ça marche pas. Il faut réussir à ne pas être trop frontale.

C’est long, très long, mais faut pas lâcher. Alors, oui, c’est chiant parce qu’il faut crier fort sinon on n’est pas entendues. Et une fois qu’on est entendues, il faut se fondre un peu dans la masse pour diffuser petit à petit nos idées… Ça se débloque mais évidemment, ce ne sont pas les hommes qui ouvrent la porte, ce sont les femmes elles-mêmes. »

QUELLES REPRÉSENTATIONS DES FEMMES ?

Si la BD s’affiche comme un miroir de la société patriarcale, créatrices et créateurs ont alors un rôle et une responsabilité quant à l’image et la personnalité de chacun de leur personnage qui peuvent véhiculer des clichés ou au contraire, participer à témoigner que d’autres modèles et d’autres récits sont possibles. En réalisant ses dessins, Julie Rocheleau essaye de se défaire des normes et des conventions vieillottes pour tendre vers ce qui est représentatif : 

« On n’a pas besoin d’excuse pour dessiner des femmes chauves, des femmes grosses, etc. Faut arrêter de se prendre la tête, c’est juste une réalité démographique en fait. »

Dans Betty Boob, le sujet touche au rapport à la féminité, le personnage principal étant atteint d’un cancer du sein. « J’ai utilisé la perte d’un sein, symbole féminin par excellence, pour questionner les normes, sortir de la conformité. En partant de ça, je peux parler de l’acceptation de soi, de comment on s’affirme et on s’assume avec le corps qu’on a quand il n’est pas dans la norme. J’aurais pu prendre un personnage masculin mais pour parler des normes concernant la beauté et l’apparence, je trouvais plus fort d’avoir une héroïne, on fiche plus la paix aux hommes de ce côté-là.

En règle générale, je fais attention à la manière dont je veux représenter mes personnages car je tiens à montrer la réalité de notre population. Et dans la population, il n’y a pas que des hommes minces blancs. C’est important de montrer toute la variété de l’humanité encore très invisibilisée. », ajoute Véro Cazot.

Important en effet de rompre avec l’image caricaturale du corps aux proportions démentes avec des gros seins, des tailles de guêpe et des longues jambes fines. Encore trop souvent, la représentation du féminin équivaut dans la bande dessinée à l’image de la femme fatale, de la femme hypersexualisée, comme tel est le cas dans les ouvrages publiés par les éditions Soleil ou dans la plupart des comics, pour n’en citer que quelques uns (auxquels Maryse Berthelot ajoute certains ouvrages de Loisel…). Anneclaire Macé rigole :

« C’est vrai qu’il n’y a pas des tonnes de personnages féminins et la plupart du temps, elles sont représentées de manière ultra sexy ! Bien sûr que les femmes peuvent être ultra sexy mais pas que ! Après, les autrices et dessinatrices ont un peu cassé les stéréotypes de genre et franchement ça a libéré aussi les hommes.

C’est bien ça qu’il faut comprendre, c’est que quand les femmes bougent les lignes, les hommes aussi ont à y gagner. Mais ce n’est pas évident de savoir ce qui est l’ordre du milieu en lui-même et ce qui est de l’ordre de la société. Aujourd’hui, ça foisonne au niveau des propositions, des projets, etc. alors que paradoxalement les auteurs et autrices crèvent de faim. »

PROPOSER DES PERSONNAGES NON STÉRÉOTYPÉS

La sexualité des personnages, Elsa Bordier ne s’en occupe que très peu dans son écriture. Par contre, elle s’attache à décrire des protagonistes différents les un-e-s des autres et à ne pas stéréotyper leurs physiques et personnalités. Une attention que partage également Pénélope Bagieu qui explique les difficultés qu’elle rencontre encore aujourd’hui :

« Mes dernières expériences, c’était toujours compliqué, parce qu’il y a tellement de choses que je ne veux pas écrire, ni dessiner ! Déjà parce que je me tirerais une balle dans le pied, mais aussi parce que je ne veux pas participer à véhiculer des trucs hypersexistes ou autres. Quand on me dit : « Est-ce que tu pourrais la faire plus mince ? » bah non ; « Est-ce que la blague ça pourrait pas être que la meuf elle est un peu concon et elle sait pas lire une carte routière ? » bah non ; « Est-ce que les parents, tu pourrais plutôt faire un père et une mère » alors que j’ai fait 40 couples hétéros et que j’aimerais bien qu’il y ait un couple homo dans le tas, bah non.

Encore une fois, je ne critique pas du tout les gens qui n’ont pas les moyens de faire ça(de refuser les propositions, ndlr)mais j’estime que quand tu peux te le permettre, il faut le faire. A partir du moment où tu as le pouvoir de façonner la société à ton échelle, tu es là pour lui donner une petite direction. »

Et quand on lit La Vilaine, on trouve une multitude de personnages variés - aussi bien des femmes que des hommes, des personnes racisées et des personnes LGBTIQ+ - représentatifs d’un territoire comme celui de Rennes, et la diversité des styles et univers des créatrices et créateurs s’ajoutent à cet aspect cosmopolite. 

Léa Mazé, qui a participé à la revue, tient particulièrement à la vigilance et à la déconstruction de nos idées reçues. Dans la série Les Croques, ce n’est pas un hasard si l’histoire se base sur un duo mixte. Elle sait que les garçons (ou plutôt les parents des garçons) s’excluront quasiment automatiquement de la lecture d’un ouvrage si celui-ci met en avant l’histoire d’une petite fille, tandis que les petites filles, qui n’ont souvent pas beaucoup de choix parmi les héroïnes, ont l’habitude de lire des histoires mettant en scène des garçons.

« Ici, j’ai tenu à leur attribuer des réactions qui ne sont pas stéréotypées. Moi-même de prime abord, j’appliquais des actions supposées masculines au garçon et des actions supposées féminines à la fille. Je trouve ça très intéressant de devoir déconstruire tout ça. Aujourd’hui, des efforts sont faits pour donner des représentations moins stéréotypées de la petite fille sage, de la petite fille princesse, comme avec Bergères Guerrières ou Aubépine. 

Ça permet de véhiculer d’autres modèles. Il y a une prise de conscience à ce niveau-là : les images sont importantes. Si on est biberonnées uniquement aux histoires de princesses, on va se construire qu’à travers ce modèle-là. La société est sexiste en général. Il y a un énorme boulot à faire là-dessus. Faire des bouquins est essentiel dans ce travail. Là, je parle pour le secteur jeunesse mais je pense que la période de l’enfance est une très bonne période pour leur montrer autre chose qu’une représentation genrée. »

Alex-Imé partage le même type de réflexion, écrivant des personnages ni dans le cliché des hommes, ni dans le cliché des femmes : « J’essaye avant tout de me dire « comment moi j’aurais réagis » plus que de me dire « bon c’est une fille alors elle kiffe les paillettes et les licornes. » 

Elle note aussi que si dans les dessins on retrouve souvent l’influence des stéréotypes liés au physique et au sexe, il en est de même avec l’âge : « On est complètement habitués à voir tel ou tel canons de beauté (en France, plutôt blanc, châtains à blonds, entre 22 et 36 ans…). C’est terrible et je suis bien consciente d’être en plein dans tous ces clichés quand je dessine…

Après, le fait de dessiner spontanément des filles m’aura sans doute poussé à avoir des héroïnes là où d’autres auraient mis un homme, parce que souvent dans les œuvres culturelles, la fille apparaît comme « la fille », le quota où pour 60 mecs on aura une fille (qui n’existe pas dans la réalité, avec des discours complètement clichés). C’est navrant ! »

BD MILITANTES

Vient alors la question du militantisme qui fatalement, comme le souligne Aude Mermilliod peut enfermer dans la catégorie « Militant-e / Féministe » mais qui a toute sa place dans le secteur de la bande dessinée autant comme vecteur d’histoires et d’imaginaires que comme reflet de la société.

Sans que ce soit une obligation, la BD peut être un formidable outil de lutte et d’ouverture d’esprit. Pour Claire Malary, « une bonne bande dessinée, comme un bon roman, amène à la réflexion et s’exprime dans son propre cosmos. » Comme tous les arts, elle porte un message dans une histoire et contribue donc à faire réfléchir et à progresser.

« Quand on analyse le cours des événements, on se rend compte que la polémique d’Angoulême a précédé le mouvement #metoo. Un blog s’était monté pour justement recueillir les témoignages de sexisme dans le milieu. La BD a un vrai rôle à jouer et j’espère qu’elle pourra faire avancer les mentalités. J’ai bon espoir car il y a quand même dans ce milieu des gens très sensibles à ces questions-là. », souligne Léa Mazé, rejointe par Maryse Berthelot :

« Pour côtoyer un peu le milieu, je trouve qu’il y a beaucoup de personnes qui ont des sensibilités féministes, LGBTIQ+, vegan, etc. Ça brasse des gens de plein de milieux ! »

Dans les librairies spécialisées, les bibliothèques, les festivals, on trouve de tout. Hommes et femmes parlent et dessinent autour de la sexualité, des rapports amoureux, des combats sociaux, des problématiques sociétales et environnementales, etc. On peut apprendre et comprendre la charge mentale par exemple avec Emma, réhabiliter les femmes dans l’Histoire avec Pénélope Bagieu, Catel ou Wilfrid Lupano, se projeter dans une aventure d’anticipation (de catastrophe écologique) avec Louise Joor, réécrire les contes (avec des héroïnes badass) dans une série de comics intitulée Fables, aborder les différences avec Chloé Cruchaudet ou Mademoiselle Caroline et Julie Dachez, s’intéresser aux conséquences de la colonisation avec Jessica Oublié…

On peut dresser une liste importante de BD qui se revendiquent ou non militantes, comme Il fallait que je vous le dise, d’Aude Mermilliod à propos de l’IVG, Ecumes d’Ingrid Chabbert et Carole Maurel sur la reconstruction d’une femme lesbienne ayant perdu son enfant conçu par PMA, Putain de vies de Muriel Douru sur la prostitution, Appelez-moi Nathan de Catherine Castro et Quentin Zuttion sur l’adolescence d’un homme transgenre, Noire – la vie méconnue de Claudette Colvin d’Emilie Plateau (d’après Tania de Montaigne) sur une jeune fille noire qui en 1955 n’a pas cédé sa place à une personne blanche dans le bus (avant Rosa Parks, oui) ou comme de nombreux ouvrages édités par Steinkis, La Boite à Bulles, Vide Cocagne ou encore les éditions Lapin.

Mais ils sont encore minoritaires les récits bien construits destinés non pas à montrer autre chose mais à présenter un monde plus réaliste et représentatif de ce qu’il est.

« Je pense qu’il faut plus de personnages racisés, LGBTIQ+, etc. Les femmes doivent prendre leur place mais les hommes doivent travailler à ça aussi. Aujourd’hui, la BD est moins vue comme un art populaire qu’à mon époque où il y avait très peu de femmes dans ce milieu et pas d’héroïne à qui s’identifier. On n’avait pas grand chose à se mettre sous la dent. Il y a maintenant plus de choix, de meilleures représentations. »
analyse Elsa Bordier.

La coordinatrice de Pré en Bulles, Sylvie Poizat, elle, souligne que la bande dessinée est encore un peu confinée dans l’intimité de ses défenseuses et défenseurs :

« Comme tous les arts, elle contribue à porter une parole et des idées mais c’est toutefois un médium à audience limitée, beaucoup de lectrices et de lecteurs de BD sont encore (je crois) des amateurs de BD distrayantes et légères. C’est une des raisons pour nous de faire vivre ce festival, en essayant d’attirer un public varié, peu habitué à la BD et lui faire découvrir justement cette facette engagée (entre autres). Lorsque ça marche, j’ai le sentiment qu’une BD peut être très marquante, à cause du mélange de texte et de dessins, qui donne une force originale aux propos. »

De son côté, Vincent Henry nuance également l’impact : « Ça peut être un outil de lutte contre les discriminations mais pas plus ni moins que le cinéma ou d’autre forme d’expression. Paradoxalement, avec nos récits militants, je me dis parfois – quand je suis un peu pessimiste – que les lecteurs de nos ouvrages sont le plus souvent des gens très sensibilisés sur les problèmes décrits et qu’on ne fait donc pas changer profondément les choses… Mais espérons que l’on fasse bouger certaines lignes ! »

TOUJOURS TRÈS BLANC, HÉTÉRO, CISGENRE…

On sent comme une ambivalence dans les propos généraux. Entre l’espoir d’un équilibre entre les créatrices et créateurs de BD mais aussi dans les descriptions, représentations et rôles des personnages, la conscience d’une certes lente évolution mais une amélioration indéniable ces dernières années et le pessimisme face à la réalité de la société qui oscille entre les revendications des luttes contre les normes, les injonctions et les discriminations et les menaces et régressions constantes des droits civiques et sociaux.

Oui, on parle plus des femmes dans la bande dessinée. Elles sont scénaristes, dessinatrices, coloristes, éditrices, libraires, etc. Mais elles sont encore minoritaires. Et blanches, hétérosexuelles, cisgenres. C’est ce que dénonçait la créatrice de la BD Mulatako, Reine Dibussi, le 11 mai au local de l’association rennaise déCONSTRUIRE à l’occasion d’une table ronde sur la décolonisation de la littérature jeunesse.

Sa bande dessinée met en scène quatre filles noires, dont une est albinos, dans une aventure de science fiction. Au départ, elle explique avoir dessiné une bande d’ados blanches. Ou plus précisément « d’africaines qui ressemblent à des blanches. » À ce moment-là, c’est le déclic :

« J’ai pris conscience que j’avais du mal à me représenter par le dessin. Pourquoi naturellement blanches alors que l’histoire se passe au Cameroun et est inspirée d’un mythe camerounais ? À cause de l’influence des mangas, des dessins animés, etc. tout ce qu’on nous donnait au Cameroun. »

À force de ne recevoir que des refus de la part des maisons d’édition, elle a choisi d’auto-édité son ouvrage, ce qui n’est pas un cas isolé pour les artistes racisés qui se voient souvent rétorquer que les personnages mis en scène ne sont pas réalistes, n’existent pas dans la réalité, comme en avait témoigné la réalisatrice Amandine Gay lorsqu’elle avait souhaité faire un film sur une vigneronne noire lesbienne.

L’absence de représentations hors stéréotypes et normes blanches, hétérosexuelles, minces, cisgenres est pleine de conséquence concernant la compréhension du monde dans lequel on vit et la construction des individus qui n’ont accès qu’à des histoires sur leur environnement mais ne peuvent jamais s’identifier aux personnages. 

VERS UN ÉQUILIBRE ?

Le sexe n’est pas un critère. On y revient toujours. Il n’est pas un critère de compétences mais soumis à un rapport de domination, il influence nos comportements et pensées, joue sur les mentalités et constructions sociales.

« On considère qu’il ne faut pas que ce soit le genre qui définisse la sélection mais seulement la compétence. Mais cette compétence existe partout et les quotas permettent de s’en rendre compte. L’autre intérêt est que cela encourage les artistes femmes qui ne se sentent pas la légitimité à prendre la parole », confie l’autrice-dessinatrice Emma dans une interview accordée aux Inrocks en janvier 2018.

Elle poursuit : « Je ne pense pas que les bédéastes touchent nécessairement un nouveau marché. Les lectrices étaient déjà là sauf que nous lisions TintinThorgal, des publications qui font la part belle aux héros masculins. Par contre, elles ont désormais la possibilité de s’identifier à des personnages qui leur ressemblent et cela les incite à se diriger vers ces nouveaux supports, voire à se projeter vers ce métier. Ce qui ne plait pas toujours à certains auteurs d’ailleurs qui peuvent se sentir critiqués ou déstabilisés. Et c’est plutôt une bonne chose car cela les oblige à réfléchir et à s’adapter. Les rapports de pouvoir commencent un peu à s’équilibrer. Heureusement que nous avons également des alliés chez les hommes, il faut avancer ensemble. » 

Et comme « un peu » n’est pas suffisant, il est essentiel de continuer d’interroger nos représentations collectives et individuelles à travers les dessins et l’écriture mais aussi au travers de nos comportements sociaux et de nos relations aux privilèges. Nul besoin de se sentir investi-e d’une mission militante pour se sentir concerné-e par l’égalité entre les individus et notre environnement.

Simplement avoir en tête qu’au bout de nos doigts, qui portent et guident plumes, crayons, feutres, pinceaux et claviers d’ordinateur, se trouvent la possibilité de véhiculer et entretenir des stéréotypes ou de proposer des récits originaux, inclusifs et humanistes. Cela étant dit, créatrices et créateurs ne sont pas les seul-e-s décideurs-euses. Encore faut-il que toute la chaine des acteurs et actrices de l’édition, de la diffusion et de la promotion de la bande dessinée s’y mettent pour, comme le dit Emma, avancer ensemble.

 

 

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BD : Les femmes sortent des cases
Sexisme dans le 9e art : ça évolue ?
Des BD militantes
Une autre vision

Célian Ramis

Masturbation : Libres de jouir !

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Enquête sur le tabou de la masturbation toujours considérée comme inappropriée pour les femmes. Heureusement, ces dernières ont bien decidé de mener une révolution pour réhabiliter le clitoris et affirmer leur droit au plaisir !
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Qu’il est délicat de parler de sexe ! Non pas parce que l’organe génital féminin est une petite chose délicate mais parce qu’on met le doigt (la main, le poing, les deux bras, un sextoy… si vous voulez…) sur un sacré tabou ! On le sait depuis longtemps que le sujet gêne, voire dérange. On passe trop de temps à se triturer le cerveau, et pas assez à se tripoter le clitoris.

On serait bien plus détendues, à l’aise avec nos corps, nos désirs et notre plaisir. Plus à même également de connaître notre sexualité et guider nos partenaires dans la recherche commune (et consentie, c’est quand même la base) de la jouissance.

C’est fascinant, la sexualité. Fascinant de voir à quel point elle semble autant nous libérer que nous enfermer et nous diviser. Influencées par le règne de la pensée religieuse et du patriarcat, les sociétés ont relayé le sujet du plaisir sexuel, seul ou à plusieurs, au rang de tabou. Le sexe, c’est pour la procréation. Le sexe, c’est pour assouvir les pulsions des hommes. Le sexe, c’est viril, c’est hétérosexuel, et puis c’est tout. Les femmes ne seraient que les réceptacles de la graine du mâle supérieur. Et bien non !

Elles possèdent un sexe érectile aux 8000 terminaisons nerveuses, ressentent désirs et plaisirs, n’attendent pas la pénétration (et le pénis) comme le messie, fantasment aussi des situations inavouables… bref, elles ont elles aussi un appétit sexuel, un imaginaire érotique et pornographique et des envies (et des moyens) de se faire plaisir. Du plaisir solitaire au plaisir partagé, la masturbation est une aventure palpitante et intime qui ne peut être ni codifiée, ni limitée par des normes de genre. Et pourtant, elle cristallise les enjeux de pouvoir et de domination.

Action ou vérité. Trois mecs et quatre meufs, dans le salon d’un appartement. « Qui… ici… s’est déjà masturbé ? » Silences gênés, rires nerveux. Les trois gars lèvent la main. « Attends, il y a que les garçons qui lèvent la main ? », pense une des filles, avant d’oser lever la main à son tour. Éclats de rire de la part de celle qui a lancé la question : « Tu t’es déjà masturbée ? » La discussion jette un froid.

Dans les couloirs de l’école, en voyant passer celle qui la veille a avoué se branler, un des garçons s’esclaffe à voix haute : « Elle l’a dit ! Elle se masturbe !! » Ces deux scènes, illustrées dans la bande-dessinée Les crocodiles sont toujours là, de Juliette Boutant et Thomas Mathieu (lire le Coup de cœur, p.6), témoignent d’une problématique encore largement répandue : l’inégale rapport des hommes et des femmes à la masturbation. Il est normal, voire même valorisé, qu’un homme se tripote. Mais une femme ?! C’est clairement inapproprié. On n’ose pas. Ou on aborde le sujet du bout des lèvres… 

BRIMÉE, LA SEXUALITÉ DES ENFANTS

On justifiera, pour les garçons, que dès la puberté, les érections matinales les appellent à faire éternuer leur chibre dressé sous les draps, tandis que pour les filles, rien n’apparaît de manière aussi explicite, leur sexe à elles étant imaginé à l’intérieur. On pense aussi les garçons obsédés par le sexe en mode « alerte gros nichons, flaque dans le pantalon » et les filles fleurs bleues, dans l’attente du prince charmant (comment penser que cette bande de pervers assoiffés de nibards et de pubis chauves puissent opérer une telle métamorphose ?! Ça nous échappe…).  

Grossières erreurs ! Si on dit que dès le plus jeune âge les petits garçons découvrent et jouent avec leur sexe, il en est de même pour les filles. Si on ne les brime pas d’entrée de jeu… Elles aussi peuvent ressentir des sensations dans le bas ventre et du plaisir en frottant leur entrejambe à un objet ou à une main car leur sexe n’est pas qu’à l’intérieur.

A contrario de leurs homologues masculins, elles seront peu nombreuses à obtenir des informations sans le pourquoi du comment et le comment du pourquoi. Manon, 26 ans, regrette de n’avoir pas eu accès à des informations à ce propos quand elle était jeune ado.

Et puis, « vers 15 ans sur les conseils d’une copine j’ai rencontré ma pomme de douche et avec elle mon clitoris ! » Elle se livre facilement dans son rapport à la sexualité : « Les premières années furent cauchemardesques… un viol alors que je n’avais pas encore 14 ans, de nombreuses relations avec des hommes qui abusaient de moi etc…

Heureusement vers ma majorité, j’ai rencontré un partenaire qui m’aimait réellement et il m’a appris à découvrir mon propre corps, le respect de moi-même ainsi que le plaisir relatif au partage, au respect et à l’amour. J’ai connu bon nombre de difficultés dans ma sexualité et c’est toujours par la réflexion, l’analyse de mes ressentis propres (pourquoi ai-je peur/honte/de la culpabilité…) et de la discussion ensuite avec mes partenaires que je les ai surmontées. » 

QU’EST-CE QUE C’EST ?

Petra a aujourd’hui 32 ans. C’est vers 11 ou 12 ans qu’elle a ressenti une sensation de picotements « désagréables et agréables en même temps. » Elle tient à parler de branlette, plutôt que de masturbation :

« C’est important qu’on ait les mêmes termes que les gars. Sinon on a tout de suite l’impression que pour les filles c’est plus doux, plus mignon. C’est faux. Donc je dis la branlette ! » La branlette, pour elle, commence dans son lit, alors qu’elle s’ennuie : « On ne m’en avait jamais parlé avant. Déjà, je trouve que c’est venu assez tard car j’ai plusieurs copines qui ont le souvenir de se toucher lorsqu’elles étaient enfants.

Je me souviens toucher mon clitoris sans savoir ce que c’était. J’avais un crayon de couleur blanc qui ne me servait qu’à être frotté contre le clitoris. Après, en grandissant, je regardais les films du dimanche soir sur M6. Je pensais être la seule au monde à faire ça. Je pensais que j’étais bizarre. Et 15 ans plus tard, j’ai fini par comprendre. Ça craint, faut le dire. »

Rapidement, les filles vont intégrer que si l’envie les reprenait d’aller titiller le on-ne-sait-pas-quoi, elles feraient mieux de rester discrètes à ce propos, voire de carrément s’abstenir. Parce que si elles se laissaient aller à des pulsions sexuelles, qui souvent sont la preuve qu’elles sont possédées par le diable (évidemment), elles seraient cataloguées anormales, voire malsaines et malades.

Si en plus en grandissant, elles assument leur sexualité, elles évoluent dans la catégorie des salopes. En résumé, elles ont le feu au cul et la main dans la culotte. 

SE MASTURBER POUR SOI !

Et alors ? Il est où le problème ? À quoi se bute-t-on ici pour que les réactions soient si vives, gênées, moqueuses, cruelles et/ou menaçantes ? Résidant principalement dans la vision patriarcale de la société, il est indéniable que l’on peine encore aujourd’hui à reconnaître aux femmes la liberté d’une sexualité qui ne dépendrait pas d’un homme.

Il est vrai que la sexualité est toujours envisagée d’un point de vue hétérosexuel, y compris dans la catégorie « Lesbiennes » des sites pornographiques. Tout ne tourne pas autour des hommes. Ou du pénis. La masturbation peut se pratiquer à plusieurs (avec le consentement de chacun-e, on insiste mais bon, c’est pas clair pour tout le monde), et oui, ce sera un acte sexuel, même si aucune pénétration n’a lieu.

La masturbation, comme le reste de la sexualité, c’est une accumulation d’explorations, d’expérimentations, de pratiques et d’informations. Toujours avec les notions de respect et de consentement.

« Ça m’a libérée de façon personnelle d’entendre parler du clitoris et de savoir que c’était normal de se branler. Ça a libéré aussi ma sexualité : j’ai demandé un cunnilingus. Le plaisir sexuel est devenu le centre, la base, de ma sexualité. Je me suis mise à aimer le sexe et pas juste pour faire plaisir aux mecs. Parce que c’est ça qu’on m’a appris, qu’il fallait leur faire plaisir. »
précise Petra. 

POURQUOI DISSIMULER LE CLITORIS ?

Comment avoir l’envie ou l’idée d’explorer une zone que l’on ne connaît pas et dont on ne sait pas grand chose, voire rien du tout ? L’Histoire nous apprend que ce sont les hommes, les explorateurs. Pas les femmes, encore moins les filles. Elles ne sont pas curieuses… Balivernes !

Elles peuvent être les Alexandra David Néel de leur sexe et gravir les sommets du clitoris, parcourir les reliefs des vallées de la vulve jusqu’à l’exploration – à l’aveugle avec le(s) doigt(s) ou à l’aide d’une lampe torche et d’un miroir – des cavités du vagin jusqu’au col de l’utérus. 

Souvent, elles en feront l’expérience seules ou avec des copines, sans trop savoir ce qu’elles touchent et pourquoi ça leur fait du bien (ou pas), pourquoi le corps peut-être se raidit, le clitoris se durcit et leur sexe s’humidifie. Le fait de ne pas nommer, de ne pas montrer et de laisser filles comme garçons dans l’ignorance ne relève pas du détail. Ce n’est pas anodin.

C’est un biais de contrôle non seulement sur le sexe féminin mais aussi sur leur corps et leur sexualité. Une femme informée est une femme dangereuse, potentiellement émancipée ou en tout cas, consciente des inégalités régies par des normes patriarcales qui hiérarchisent les sexes et les genres.  

GROS PROBLÈME D’INFORMATIONS…

Dans le rapport du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes, publié en juin 2016, il est notamment expliqué que les jeunes filles « subissent la double injonction de devoir se montrer désirables mais « respectables » ».Et souligne que « les jeunes, et en particulier les filles, méconnaissent leur corps, et le plaisir féminin reste tabou : 84% des filles de 13 ans ne savent pas comment représenter leur sexe alors qu’elles sont 53% à savoir représenter le sexe masculin et une fille de 15 ans sur 4 ne sait pas qu’elle a un clitoris. »

À la rentrée 2019, on compte un seul manuel scolaire de SVT représentant le clitoris. Un seul. Faut-il en parler à l’école ? C’est la question posée par le chroniqueur Guillaume Meurice dans son micro-trottoir diffusé sur France Inter en mars dernier. Si la question peut faire sourire de prime abord, elle pointe la problématique du cruel manque d’informations et des idées reçues que l’on entretient, en ne dispensant pas les cours d’éducation à la vie sexuelle et affective, pourtant obligatoires depuis la loi de 2001.

« La découverte du clitoris date du XVIe siècle, en tout cas la reconnaissance par la médecine, ça veut dire qu’on a découvert l’Amérique avant le clitoris. », remarque le journaliste qui tend ensuite le micro à des passant-e-s dans la rue. Une dame explique alors pourquoi elle est contre l’enseignement du clitoris à l’école :

« Il y a peut-être autre chose à apprendre aux enfants que le clitoris. Je veux dire, ils le découvriront bien assez tôt. L’éducation sexuelle oui…(intervention du chroniqueur : ça peut en faire partie…) Oui mais bon alors la bistouquette aussi… (la bistouquette c’est déjà pas mal enseigné quand même…) Oui enfin d’accord la bistouquette, mais pourquoi le clitoris ? (la bistouquette oui, mais le clitoris non ?) Oui, parce que le clitoris c’est trop précis. »

Elle poursuit : « Est-ce que les garçons ils ont vraiment besoin de savoir comment fonctionne le clitoris de la fille ? (ce serait peut-être pas mal que les garçons ils sachent aussi, non ?) Je pense pas. Parce que je pense que pour les garçons quand ils vont étudier le clitoris, ça va être sexuel. Ils vont vouloir l’appliquer tout de suite. » Voilà, c’est dit. 

LE PRINCIPE DU BOUTON ROUGE

Le 1erseptembre, la brillante Maïa Mazaurette, chroniqueuse spécialiste des sexualités, signait une nouvelle chronique dans Le Mondeautour de nos réticences d’adultes à parler de sexualité aux enfants. En évitant le sujet, on parvient finalement à renforcer leur fascination autour de celui-ci. Principe de l’interdit.

« Si nous démissionnons, alors les pairs, Google et la pornographie répondront aux questions concernant les travaux pratiques ou le plaisir. Rappelons les derniers chiffres : 62% des jeunes ont vu leur première séquence porno avant leur quinzième anniversaire. », commente la journaliste.

Elle démêle, toujours avec autant d’intelligence que de légèreté, le sac de nœuds que les générations se refourguent comme une patate chaude qui aurait chopé la peste, tout comme la plupart des parents et des enseignant-e-s.

« Dernière et plus importante réticence : on aime se raconter que le silence permet de garder l’innocence des enfants intacte (soit que nous ayons la nostalgie de notre enfance, soit que nous regrettions d’avoir été finalement très peu innocent/e). A la naïveté supposée de l’enfant répond alors une certaine naïveté des adultes ! C’est d’autant plus problématique qu’on entend prononcer des mots comme « corruption » (petit conseil : si votre sexualité vous corrompt, peut-être est-il temps de changer de partenaire ou de pratiques). Dans cette optique, le monde de l’enfance représente l’Eden d’avant la pomme. La sexualité serait intrinsèquement mauvaise et dangereuse (eh bien, quel programme !).

Notons alors que cette préservation de l’innocence est circonscrite au sexe : ces mêmes enfants seront exposés sans problème à des contenus violents (rarement perçus comme obscènes, bizarrement), à la maladie, au mensonge ou à la mort. (…) Car finalement, qu’est-ce qui sous-tend l’injonction à « protéger » les enfants ? Une menace bien sûr. Notre sexualité, si satisfaisante soit-elle, reste perçue comme dangereuse, chargée, problématique. Si nous étions sereins, nous transmettrions les basiques avec sérénité. A ce titre, ce sont peut-être les adultes qui devraient parler de sexe, poser des questions, apprendre ! De peur de transmettre à leurs enfants, en plus de leurs précieuses connaissances, un malaise dont ils auront du mal à se débarrasser. » 

LE DROIT DE SAVOIR

Dans une société moderne qui prône à tout va la jouissance, la recherche du plaisir et du bonheur, il semblerait que ce à quoi on nous incite et invite ne soit que matériel et financier. Et dans cette grande publicité mensongère, l’argument de vente, c’est une illusion sexuelle.

L’argument brandi pour vendre, c’est la séduction, et la séduction prend toujours l’apparence d’une femme fatale, très sexy, désirable, peut-être difficilement accessible au départ mais qui ensuite se pliera aux moindres désirs et attentes de l’homme viril. Pour la faire plier, il faut la dominer.

Hypersexualiser les femmes, les érotiser constamment, tout en insinuant qu’à l’entrejambe, elles n’ont rien, parce qu’on ne montre pas, on ne représente pas, on ne nomme pas, c’est leur enlever violemment leurs désirs, leurs plaisirs et leurs capacités à être sujets de leurs corps et de leurs sexualités. Savoir que l’on possède le seul organe dédié au plaisir n’est pas suffisant pour nous libérer de l’oppression masculine qui, entre autre, nous réduit à des objets sexuels.

Mais sur le chemin de la réappropriation des corps, cela fait parti des informations indispensables à l’émancipation des femmes. Nombreuses sont les femmes à revendiquer le droit de chacun-e à disposer librement de son propre corps. À revendiquer l’égalité dans une connaissance de soi et de l’autre et dans une sexualité sans entraves, ce qui implique de savoir précisément ce que l’on a entre les jambes (et que cela n’appartient qu’à nous…).

1998 : DÉCOUVERTE DU CLITORIS, SI, SI ! 

Le 19 septembre, sur France Inter, Giulia Foïs, dans son billet d’humeur sur « Le viol n’est pas une sexualité » rappelle une phrase de Simone de Beauvoir tout à fait appropriée à la problématique : « Nommer, c’est dévoiler, et dévoiler, c’est agir ».

Ce à quoi Julia Pietri participe au quotidien grâce à l’auto-édition de son livre Le petit guide de la masturbation féminineet grâce à la fondation du groupe Gang du clito, à suivre sur Instagram, à l’initiative de la campagne d’affichage, le 8 mars, « It’s not a bretzel » qui décline avec plusieurs couleurs les clitoris assortis toujours d’un slogan percutant et marrant, comme « it’s not an alien », « it’s not a ghost » ou encore « it’s not a legend ».

Le déclic, elle l’a eu à 28 ans. Engagée dans la communication militante avec Merci Simone, elle se rend en Bretagne pour rencontrer deux vannetaises, à l’origine de Wonder Clito. Une gifle la percute mentalement en apprenant que la véritable anatomie du clitoris avait été découverte en 1998.

Dans son livre, elle reprend l’histoire du « va-et-vient répétitif de la reconnaissance du clitoris », recommandé d’utilisation à la Renaissance car on pense la masturbation utile à la procréation. Puis la science avance et le clitoris recule. Jusqu’à être un paria et tomber aux oubliettes (si l’excision n’est soi-disant plus pratiquée en France, elle l’a été jusqu’en 1930).

En 1998, c’est l’australienne Helen O’Connell qui (re)découvre l’anatomie exacte du clitoris. Plus de vingt ans après, on nage toujours dans un grand vide informatif.

« Savoir que l’on a un organe érectile et érogène, ça remet à sa place les deux sexes : ils fonctionnent de la même manière ! Ça repositionne le schéma de la sexualité ! »
nous explique Julia Pietri.

Si les éditeurs ont souhaité retirer le terme « masturbation » du titre, l’autrice a refusé de se soumettre à un tel compromis : « Ils n’ont pas compris l’enjeu, le combat à mener. Tant pis ! Mon objectif, c’est de « détabouiser », de dédramatiser la masturbation, de comprendre l’intérêt de se découvrir. C’est pour ça qu’il y a beaucoup de témoignages de femmes, ce livre repose là-dessus.

Mon combat c’est de faire le max, avec des campagnes, des livres, etc. pour que toutes les femmes connaissent la véritable anatomie de leur organe sexuel. Si les filles ont une fausse représentation de l’anatomie de leur corps, elles vont se construire avec des questions et des complexes. La base, c’est que les filles et les garçons sont égaux de sexe. Et ça c’est important car on nous apprend toujours que c’est là notre différence. » 

PARLER DE L’ORGANE DU PLAISIR ! 

Pour Fanny, 31 ans, il n’est pas choquant qu’à 13 ans, une fille sur 2 ne sache pas qu’elle a un clitoris. « Je pense que peu de jeunes connaissent la rate, la vésicule biliaire ou l’urêtre. À cet âge-là, peu de filles et de garçons sont sexualisé-e-s je pense. Par la suite, quand on commence à évoquer la sexualité dans les cours de biologie, il faut en parler ! Et en parler comme un organe du plaisir ! », souligne-t-elle.

Pour Julia Pietri, l’argument est difficilement entendable. Certes, les ados ne connaissent pas tous les organes mais savent quasiment tou-te-s dessiner un sexe masculin. Et on ne peut pas dire la même chose avec le sexe féminin.

« Pour moi, c’est politique ! On a moins de pouvoir si on ne sait pas ce qu’on a entre les jambes. Prendre conscience de son corps le plus tôt possible, c’est avoir conscience de soi, savoir dire « je », dire « oui », dire « non ». Ça touche à la question du consentement. Mais bien sûr, dès qu’on donne du pouvoir aux femmes, ça fait peur. Et on a l’idée ridicule que si on laisse les femmes se masturber, les hommes ne serviront plus à rien. C’est n’importe quoi !

La révolution du clitoris va changer la construction des femmes, ce n’est pas anodin. Ce n’est forcément pas la même chose quand tu apprends que tu as un clitoris et à quoi il sert, à quoi il ressemble, à 13 ans qu’à 45 ans ! », conclut-elle, scandalisée qu’on apprenne plus de choses sur le clitoris sur les réseaux sociaux qu’à l’école ou à la maison.

Pour autant, Fanny a bien conscience qu’il est important d’en parler puisque « plus on se connaît physiquement, plus on interprète ses désirs et plus on a accès au plaisir. Et je pense que tout ce qu’on fait dans notre vie a pour but le plaisir (le sien ou celui d’autrui). »

Pour elle, si le clitoris n’apparaît que dans un seul manuel scolaire, c’est sans doute « parce qu’il n’a qu’une fonction plaisir et non reproductive ? Je trouve ça très bien que ça soit en (r)évolution. » Elle n’a pas le souvenir d’avoir souvent entendu d’autres femmes parler de masturbation :

« Ça me gêne que ce soit tabou. C’est « normal » pour un homme mais « déplacé » chez la femme. »

DONNER L’ESPACE ET LA PAROLE AUX JEUNES

Pour Thomas Guiheneuc, coordinateur des projets Santé au sein de l’association rennaise Liberté Couleurs, il ne s’agit « pas forcément d’un tabou mais plutôt d’un manque d’espace pour exprimer ou explorer. » Lui, ainsi que 4 autres collègues, interviennent régulièrement en milieu scolaire, auprès d’un public âgé entre 12 et 25 ans en moyenne, pour aborder les questions de vie sexuelle et affective.

« Nous répondons aux sollicitations d’établissements. En fonction de la maturité du groupe et des demandes, nous abordons la masturbation mais ce n’est pas notre angle d’attaque. », explique-t-il.

À travers des questionnements autour des relations amoureuses et de ce qu’ielles en attendent, la discussion peut s’ouvrir sur la manière dont ielles envisagent et appréhendent la masturbation. Rires gênés, blagues, idées reçues et pression sociale sont souvent les premières réactions mais les professionnel-le-s de l’association savent gérer et cadrer le groupe pour que d’un côté les garçons ne se bidonnent pas « comme des baleines » quand le sujet vient sur la table et pour que de l’autre, les filles osent s’exprimer « sans peur du regard des garçons ».

Par les échanges, il va falloir opérer un processus de déconstruction. « Dans le porno, ils voient un enchainement de séquences qui commence par un rapport bouche/sexe, puis une pénétration et en général ça se termine par une éjaculation à l’extérieur du corps de la femme. En abordant la question de la masturbation, ça permet de les ramener à eux. De s’éloigner de la vision, souvent des garçons, en lien avec la pornographie.

On n’apporte pas de réponse, on remet simplement en perspective le rapport au corps, le rapport à l’autre, le plaisir, le désir, en en profitant pour parler de la notion de confiance, de consentement. On n’est jamais dans la technicité, on intervient sur le bien-être, sur ce que connaître son corps peut apporter, comme le fait de pouvoir dire si certaines choses font du bien ou non. On sait que ça fait du bien si on explore. Nous, on n’est pas là pour leur dire « Faites le », on est là pour parler de la découverte du corps et pour qu’ils sentent libres de le faire ou pas. », commente Thomas Guiheneuc. 

REPRENDRE LES BASES

Il insiste : il n’y a pas une mais des sexualités. Ce qui est important, lors des séances en milieu scolaire (et ensuite tout au long de la vie), c’est la capacité d’écoute et la gestion du groupe afin de canaliser les émotions, afin que puissent s’exprimer les ressentis, les vécus et les questionnements :

«Ils ont fréquemment des questions par rapport à la pornographie parce qu’ils n’ont pas à cet âge-là les filtres et les distances nécessaires. La pornographie, en majorité, répond à des fantasmes d’adultes mis en scène par des adultes. C’est important d’avoir des espaces d’échanges pour aborder ces thématiques.

Je comprends que ce ne soit pas simple d’aborder ça pour un prof ou autre parce que leurs questionnements nous amènent également à nous questionner nous, on n’est pas armés pour tout et on n’a pas toujours les bonnes infos. Dans ces moments-là, quand on intervient, notre compétence n’est pas sur la question des savoirs mais sur la gestion du collectif car on ouvre des boites de Pandore. Il y a parfois des vécus qui sortent dans les séances qui sont très compliqués à gérer. »

Pour lui, les sexualités devraient être au cœur de toutes les approches, aussi bien quand on parle de littérature que d’arts plastiques. Il constate un réel intérêt et de nombreuses appétences des jeunes à pouvoir discuter autour de ce sujet, afin de dissiper la honte et la peur du jugement.

« Il y a plein de questions comme « Peut-on se masturber pendant les règles ? » Bien sûr ! On peut tout faire. Tout dépend de comment la personne se sent avec son corps, avec ses règles. Alors là les gars, souvent, ils font les mines de dégoutés et crient « aaaaaah c’est dégueu ». On peut alors parler avec le groupe du fait que les garçons, eux, n’ont pas ce genre de contraintes.

Et enchainer avec « Pourquoi les garçons peuvent se vanter de se masturber ? », « Pourquoi ce n’est pas naturel chez les filles ? ». On voit bien les enjeux de pouvoir. Les filles s’autocensurent et même se taclent entre elles. Alors, on reprend : c’est quoi l’anatomie, c’est quoi l’organe sexuel féminin, c’est quoi l’organe sexuel masculin ? On insiste beaucoup sur la bienveillance et la confiance comme pré requis à la sexualité. Les gars et les filles ont besoin de l’entendre. Ça les apaise de sortir de la vision de la performance. Et ça leur permet de mettre à distance les normes et les pressions des représentations montrées dans la pub, le porno, etc. » 

PAR SOI-MÊME, POUR SOI-MÊME

Pour Thomas Guiheneuc, le sujet de la sexualité doit pouvoir être abordé avec les jeunes, « en l’inscrivant dans une porte ouverte ». Il développe : dans l’enseignement d’une culture judéo-chrétienne, la sexualité appartient à l’intime et donc à la sphère privée. En parallèle, on laisse les enfants accéder à des émissions télés qui ne se basent que sur le cul ou qui reçoivent des invités qui parlent de cul.

« Arrêtons d’être hypocrite ! On peut en parler comme en Suisse ou en Belgique où ils axent sur la curiosité et non pas sur « l’incitation à ». Avec les jeunes, y a pas de tabous, on propose un sujet et ça sort. Le pire comme le meilleur. Au-delà d’un tabou, il s’agit d’une responsabilité : qui va faire en sorte qu’on en parle ? Il faut bien expérimenter les choses, alors autant le faire avec tout le discernement nécessaire.

À partir du moment où on permet de prendre conscience de son corps, de sa sexualité, de ses désirs, on permet déjà à la personne de pouvoir se dire « j’existe et je peux me positionner dans la société ». Charge à elle de le dire à voix haute, c’est son histoire personnelle, elle en fait ce qu’elle veut. Plus on permettra de se connaître, d’être en capacité de s’accepter (grâce à des structures compétentes), plus on va pouvoir les renforcer par rapport à leurs facteurs de fragilité, par rapport à leur vulnérabilité intime.

Il faut avoir accès aux informations sur le rapport à l’intime, au corps, etc. pour savoir ce que l’on veut, ce que l’on ne veut pas, ce à quoi on aspire, etc. En ayant déjà ce type d’informations, les filles et les femmes seraient plus en mesure d’aller porter plainte pour agressions sexuelles ou viols, on assisterait moins à des propos et des actes LGBTIphobes, si on avait des espaces d’échanges ouverts et sans jugements ! Ça permet de se dire que l’on va découvrir par soi-même ce qui nous concerne nous et qui ne concerne pas les autres ! », conclut l’animateur de Liberté couleurs, dont l’association à mener avec les jeunes et le conseil régional la campagne « La norme, c’est toi ». 

VIVRE DANS LA FRUSTRATION DE SON CORPS

Comme dans toutes les thématiques concernant l’égalité de manière globale, l’éducation doit s’approprier le sujet afin de pallier au manque d’informations. « En bio, on m’a appris que le sexe de la femme servait pour la reproduction. Et que le sexe de la femme, c’était le vagin. Alors que c’est aussi une vulve, avec des lèvres, un clitoris… Mais ça on n’en parle pas. Le pénis est identifié en tant qu’organe sexuel mais pas le clitoris. Les médecins et les gynécos aussi devraient toujours s’assurer que les patientes savent ce qu’elles ont entre les jambes.

Les filles ont intérêt à vivre dans la frustration de leur corps. C’est un empêchement dû au patriarcat. Etre frustrée, c’est ne pas s’exprimer. On garde les femmes dans l’ignorance d’elles-mêmes pour les dominer et les amener à servir le plaisir sexuel masculin. Les garçons aussi doivent savoir. C’est pas sale le sexe d’une femme, c’est pas vulgaire. « Dé-salir » le sexe, dédramatiser, c’est hyper important. », analyse Petra.

Beaucoup de femmes ont grandi dans cette ignorance du clitoris et sa fonction. Certaines se sont interdites d’explorer, d’autres l’ont fait sans en parler et d’autres encore, ont continué de se branler pour le plaisir, sans bâillon. Les parcours et les cheminements sont très variés lorsque l’on aborde le rapport à la masturbation.

Il y en a pour qui la pratique doit rester personnelle, se faire dans les périodes de célibat. D’autres pour qui elle se partage, on peut masturber l’autre, se masturber devant l’autre. Il y en a qui ont peur, il y en a qui n’osent pas, il y en a qui utilisent des accessoires, des sex toys, il y en a qui regardent du porno (dans les confidences entre femmes hétérosexuelles, nombreuses sont celles qui expliquent qu’elles regardent davantage les vidéos lesbiennes), d’autres fantasment d’après leur imaginaire, d’autres lisent des nouvelles érotiques, certaines se caressent tout le corps avant d’en venir à toucher leur sexe, certaines se frottent contre la couette ou un objet… en matière de masturbation, il n’y a pas de manière unique de faire, il n’y a pas qu’une zone à explorer.

Une femme peut aimer branler son clitoris extrêmement rapidement, une autre femme peut ne pas supporter ça. Elle peut aimer ça un jour, et ne pas avoir la même envie la fois suivante. Dans la sexualité, la recherche du plaisir est constamment en mouvement. Elle évolue avec la personne et son vécu. 

LÂCHER PRISE

Fanny a peu de tabous. Pour elle, la sexualité constitue un élément du quotidien. Elle n’a pas de difficulté à aborder le sujet mais établit une distinction entre la sexualité de manière générale et sa propre sexualité, « une chose qui n’appartient qu’à mon conjoint et moi ».

Elle n’a jamais regardé de porno, a appris à découvrir son corps par elle-même mais aussi avec les différents partenaires qu’elle a connus. Depuis sa première grossesse, son rapport à la sexualité a beaucoup évolué :

« Les examens gynécos tous les mois, l’accouchement, l’épisio, etc. ont modifié mon corps et ma libido. Mon ainé est né il y a 2 ans et demi et je l’ai allaité quelques mois. Outre l’épisiotomie de l’accouchement qui a rendu les rapports sexuels douloureux, la lactation m’a provoqué une sécheresse vaginale qui a réduit ma libido à zéro. Par la suite, nos rapports ont repris, j’étais sous pilule, les sensations n’étaient plus douloureuses mais différentes, comme si j’avais été remodelée de l’intérieur (ce qui est finalement le cas).

Ma fille est née il y a quelques mois. Je savais à quoi m’attendre niveau sexualité par la suite, mon conjoint aussi. Nous avons été plus patients. J’ai accouché sans péridurale et ça a été un exercice libérateur pour moi. Déjà le binôme formé avec mon partenaire nous a « soudé physiquement », j’ai maitrisé ce qui se passait en moi, j’étais actrice de ce qui se passait entre mes jambes. J’ai lâché prise, mon instinct animal est ressorti et ça a contribué à me libérer sexuellement. Je n’allaite plus depuis 2 mois et j’ai un stérilet cuivre. J’ai l’impression d’avoir la libido d’une adolescente avec les connaissances d’une femme. Bref, encore beaucoup de changements en perspective. » 

D’UNE INJONCTION À L’AUTRE

Accouchements, problèmes gynécos, maladies, agressions sexuelles, viols, harcèlement, humiliations, méconnaissance du corps (surtout si on ajoute à cela la connerie suprême de prétendre qu’il y a des femmes clitoridiennes et des femmes vaginales…), non prise en compte des ressentis et des vécus, objets sexuels, exotisation des corps racisés, rejet et exclusion des corps et des relations sortant de la norme blanche, hétérosexuelle, mince, jeune, cisgenre… les violences envers les femmes s’accumulent et se croisent pour certaines.

Le corps est le terreau fertile des inégalités et surtout de comment le patriarcat entretient les normes et les complexes. Et on passe constamment d’une injonction à une autre. Des femmes qui simulent, on passe à l’obligation de jouir en permanence. L’orgasme est le saint graal de la femme moderne. Du matin au soir, elle s’active au travail et à la maison, et au lit, elle jouit à tous les coups.

De quoi foutre un sérieux complexe à pas mal de femmes. Encore une fois, on nous ordonne une action, comme si celle-ci était unique. Le plaisir ne se commande pas, et ne peut pas répondre à une consigne donnée à un instant T pour un moment X. Il y a actuellement trop de facteurs contradictoires dans la société pour qu’une femme puisse pleinement s’assumer sans en payer les conséquences.

La liberté intime, elle s’acquiert par l’expérience et la volonté personnelles, assorties à un partage d’informations et de pratiques. Elle est profondément ancrée à notre personnalité, notre mise à nu et relie notre inconscient à notre conscient. Elle participe de facto à notre émancipation.

LA MASTURBATION, C’EST BON POUR LA SANTÉ

« Que je sois libérée sur ma sexualité, ça libère mes partenaires. Je trouve qu’il y a davantage de respect et de consentement, depuis que je me connais mieux, que je sais ce qu’est le clitoris, à quoi ça sert, et que j’assume. J’ai beaucoup plus envie de donner mon consentement pour une relation. Avant, c’était d’accord parce que la société me disait de le faire. Là, je décide et je suis maitre de ma sexualité, de mon corps. Les réseaux sociaux ont un rôle déterminant là-dessus.

Moi, j’ai la chance d’être dans un milieu culturel fort où on a commencé à en parler, avec #metoo, avec des affiches dans la rue, etc. Faut continuer comme ça, faut en parler dans la presse et pas que dans la presse pour les filles, pour tout le monde, faut rabâcher. », poursuit Petra, qui termine sur un message enthousiasmant et militant :

« Se masturber, c’est très bon pour la santé physique et pour la santé mentale. Être maitre de son propre corps ! Pouvoir se donner du plaisir seule, c’est accéder à l’autonomie de ta personne et c’est la meilleure base pour partager et avoir une sexualité épanouie. Je pense qu’il faut tenter des trucs. Toujours dans la sécurité… Et puis, faut arrêter d’avoir peur face aux enfants. Ils mettent leurs mains partout, ils vont forcément mettre les mains sur leur sexe à un moment donné. À nous de leur apprendre que ce n’est ni sale, ni honteux, et qu’ils peuvent prendre leur temps pour découvrir. Moi, je dis : branlez-vous ! »

PARTAGER SES SAVOIRS

La base, c’est donc l’information sur notre sexe et son fonctionnement. Rompre avec le tabou des adultes envers les enfants, par peur de les inciter ou d’être traités de mauvaises personnes qui entrainent les plus jeunes dans la lubie du sexe. Manon qui avoue avoir une réelle passion pour son sexe a à cœur de valoriser et partager les informations autour des sexualités :

« Pour moi, partager, donner, ressentir du plaisir est l’aboutissement de mes relations intimes… Pouvoir partager cet amour me comble de bonheur. Mes amies savent bien à force de me fréquenter que je me fais une véritable joie de répondre à leurs questions, écouter et ensuite donner mon « analyse » de leurs rapports et conseils en tout genre.

Ensuite, je discute de ça avec presque toutes les femmes que je rencontre et bien sûr avec tous les hommes avec qui je partage du plaisir. Je précise que je vis en nomade et que par conséquent je rencontre beaucoup de personnes sur la route. Dernièrement, j’ai beaucoup parlé avec des adolescentes car ma petite sœur a commencé à se poser des questions. Je leur ai donc fait un après-midi « masturbation et amour » pendant lequel elles ont pu parler librement de leurs corps et des relations sexuelles. »

Pour elle, la société n’a que peu évolué sur le sujet : « La sexualité de dominance et d’irrespect est encore plus présente qu’à mon époque. J’aimerais que la société enseigne le respect, le partage et la connaissance du corps des femmes. J’aimerais que l’on arrête de formater les hommes à être des Hommes virils et dominants. J’aimerais que l’on arrête de formater les femmes dans cette image de soumise qui prend son pied à se faire démonter sans préliminaires et qui se doit de faire jouir son partenaire dans l’hypothétique possibilité qu’elle puisse elle aussi, un jour peut-être jouir… »

NE PAS SE CONFORMER À LA PERFORMANCE

Sortie de son carcan, la masturbation est une voie saine pour découvrir son corps. Pas uniquement son sexe puisque les femmes y ont recours pour avoir du plaisir mais aussi pour lutter contre des troubles du sommeil ou pour diminuer les douleurs menstruelles ou des maux de tête, etc. Se détacher du tabou ne s’opère pas en un claquement de doigts.

Cela nécessite du temps. De savoir que parfois ça marche et parfois ça ne marche pas. Esprit et corps sont liés. Le contexte joue sur notre capacité à nous donner du plaisir et inversement. La société, à l’aide de représentations idéalisées, hétéronormées et patriarcales, nous conforme à la performance sexuelle.

Dans le porno, actrices et acteurs sont entrainé-e-s à faire durer l’acte qui se termine quasiment à chaque fois par l’éjaculation masculine que l’on prend automatiquement pour un orgasme, tandis que la femme n’aura elle pas joui. Mais tout le monde s’en fout, elle doit se satisfaire d’avoir reçu la semence mâle dans la bouche, sur le visage, les seins ou une autre partie du corps. La vision est donc celle d’une mécanique bien huilée, celle de la domination masculine.

Qui n’a souvent rien à voir avec la réalité. Personnaliser sa sexualité, c’est effrayant dans ce monde. Mais c’est aussi une aventure excitante et palpitante. Connaître son sexe, son plaisir et ses désirs, c’est enrichissant pour soi, tout d’abord. Et c’est ensuite un apprentissage et des découvertes que l’on peut mettre en partage avec son ou sa partenaire. Pour le ou la guider dans un moment qui puisse se rapprocher au maximum d’une symbiose.

Et pour apprendre de l’autre aussi, en discutant avec lui ou elle sur ses désirs et ses plaisirs. Peu importe notre âge, il y a toujours dans la sexualité de quoi découvrir de nouveaux horizons.

À CHACUN-E SA RÉVOLUTION

C’est ce que nous raconte Mathilde : « Disons que depuis mon adolescence, j’avais en tête une certaine idée du plaisir et voilà qu’à 35 ans je découvre un univers infiniment excitant. Je me masturbe avec l’esprit libre, sans scrupule, sans honte ni retenue. Et le fait d’assumer tout ceci décuple l’ensemble jusqu’au réel épanouissement personnel. »

Elle a un enfant et une vie bien organisée, comme elle le dit. L’an dernier, elle a vécu « une sacrée révolution » dans sa vie sexuelle. Son stérilet hormonal lui crée une baisse du moral et de la libido, elle décide d’en changer et de mettre son organisme « au vert ».

Petit à petit elle ressent des changements, puis les ressent tout d’un coup, « comme si un matin je m’étais réveillée, littéralement, physiquement, comme si tout mon être, mes entrailles, mon cerveau et mon sexe venaient de se libérer de quelque chose. (…) Mon vagin s’ouvrait littéralement rien qu’à l’idée de pouvoir baiser. »

Les premiers temps sont agités, difficiles à gérer, mais Mathilde apprend à contrôler les envies, à les assumer : « Lorsque je sens le désir monter, je vais aux toilettes, me masturbe, jouis et me sens fière, vainqueur, gagnante. Lorsque je suis chez moi je prends un vibromasseur que j’ai acheté un soir après une journée complètement obsédée par l’envie de baiser, à serrer les cuisses au bureau, à me mordre les lèvres. J’ai pris ma voiture et foncé dans un sexshop comme une junkie chez son dealer.

La vendeuse était surprise de constater qu’à mon âge, j’en étais à ce stade d’ignorance des pratiques de masturbation féminine. Elle m’a tout expliqué et m’a présenté sa gamme de sextoys comme un vendeur de voiture compare les options des DCI et vante les mérites du turbo diesel. Je suis ressortie avec une facture conséquente, un tee-shirt cadeau et l’impression d’avoir plus appris en une heure qu’en 20 ans de pseudo-pratique. »

Nombreuses sont les femmes à tenir le même discours que Mathilde. À parfois ressentir que leurs mains vont et viennent sur leur sexe « comme par devoir. » Comme si l’acte était davantage « comparable à une observation anatomique qu’à une entreprise de découverte de soi, sans parler d’une recherche d’un quelconque plaisir. » 

QUAND JE VEUX, SI JE VEUX

On ne doit pas être obligées de jouir, on doit se sentir libres de jouir. Jouir, quand on veut, si on veut. Seule ou à plusieurs. C’est là que le travail peut être long et complexe car il exige de la patiente, des expériences, des recherches mais aussi de se libérer de la pression sociale et de nos propres jugements.

Déconstruire l’idée qu’une femme ne devrait pas se toucher et se donner du plaisir. Qu’une femme ne devrait pas trouver son propre plaisir par ses propres moyens lors d’un acte sexuel avec un homme. La connaissance de soi, de son plaisir et de ses désirs, quand elle est mise en partage, peut aussi offrir un cadre de confiance et de respect pour une communication bienveillante qui amènera les partenaires à s’épanouir dans une sexualité sereine.

Que la femme n’ait pas peur d’assumer et exprimer ses envies, que ce soit dans les mises en situation, les positions, les caresses, les tentatives de découverte, etc. Que l’homme ne se sente pas menacé dans sa virilité si la femme utilise des accessoires ou sa main (en dehors et pendant l’acte). On doit donc pouvoir se sentir libres d’être qui on est dans la plus grande intimité.

Et cela passe non pas par l’injonction à la jouissance mais par la valorisation et l’appropriation des corps des femmes par elles-mêmes. Par la mise en avant de la pluralité des sexes et des façons de prendre du plaisir. Aucun sexe unique, aucune voie unique. Les sexes sont beaux.

MARRE DE VOIR DES PÉNIS SUR LES MURS, ON VEUT AUSSI DES VULVES ! 

Rozenn est graphiste, à Rennes. Elle a créé son alter ego Miss Pakotill, il y a quelques années, « pour créer librement toutes les petites choses qui me passaient par la tête ! » Son univers, elle le décrit comme un mélange très burlesque : « De l’étrange, du gothique naïf ; mêlant corps féminin ou nature… je travaille en noir et blanc principalement avec des touches de doré sur certaines illustrations. » 

À l’occasion de l’exposition Uncensored, en mars dernier, organisée par le collectif Les Femmes libres, la galerie du CROUS dévoilait plusieurs dessins de vulves très graphiques, en noir et blanc, teintées de doré. Elle crayonnait, gribouillait ici et là et a posté sa première vulve sur Instagram en 2017, à peu près. Ce qui l’a motivée ?

« Surement ma déconstruction vis-à-vis du féminisme, un jour, j’en ai eu marre de ne voir que des pénis dans la rue, partout représentés, omniprésents ; alors qu’une vulve c’est quand même plus beau et plus graphique ! J’avais pour idée de faire des collages urbains, pour que le sexe féminin soit un peu plus regardé, connu et reconnu… Pour le moment, ce n’est toujours qu’à l’état de projet, mais qui sait ? Peut-être que bientôt fleuriront dans Rennes mes vulves ! »

Dans son processus de travail, elle s’est inspirée à la base d’un schéma anatomique, pour ensuite déstructurer ses traits et travailler « autour des formes pour créer une sorte de dynamique et jeux de volumes et « matières ». » Elle a voulu que les femmes puissent s’identifier à ces vulves.

Parce qu’elles sont nombreuses à complexer sur la taille de leurs lèvres, la couleur de leur sexe ou leur pilosité, Miss Pakotill offre des représentations qui modifient la perception de notre organe sexuel. C’est exaltant de regarder ses traits, ses variations et ses formes qu’elle leur donne. Et chaque fois, le clitoris en forme de cœur : « ce grand oublié, j’ai voulu le représenter comme ça pour sa grande sensibilité, le dé-diaboliser. »

RÉHABILITER LE GRAND OUBLIÉ

Comme dans les manuels scolaires, le sexe féminin est souvent oublié également des arts : « Il n’est presque jamais représenté ; il est caché, suggéré ; c’est le grand oublié ! On ne sait pas comment il fonctionne, le montrer quelle hérésie ! Il aura fallu attendre 2017 pour que le clitoris soit correctement représenté dans un livre de SVT… Il y a encore du chemin à faire ! Heureusement il y a de plus en plus de personnes qui leur donne une place importante, je pense notamment au collectif Vagina Guerilla, au musée Vagina Museum, à ma copine Julie Burton et ses « chattes » porte-clés, à Vulva Gallery, qui célèbre la diversité, Vulves partout et bien d’autres… ! »

Son message à elle avec sa sérieVulva rejoint le message des militantes prônant la révolution du clitoris : « La beauté des vulves dans leur diversité ! J’aimerais que les vulves soient représentées au même niveau que les pénis, qu’il y ait une appropriation de l’espace urbain ! La vulve intrigue, fascine et terrifie, symbole du don de vie mais aussi du désir féminin ; elle est censurée, cachée, ou non représentée. Parce qu’il y en a de tailles, formes et couleurs différentes, qu’elles sont toutes normales et belles. Afficher une vulve, c’est assumer son corps, assumer ses désirs, une célébration et un amour pour soi, sans complexe. »

Entre la sacralité du sexe féminin et la diabolisation du clitoris, rendons sa personnalité à notre organe sexuel. Unique, beau, acteur du plaisir solitaire comme du plaisir partagé, il n’appartient qu’à nous. À nous de décider de son utilisation, d’arpenter ses reliefs, textures, odeurs, goûts et apparats, comme on veut, quand on veut. De le partager comme on veut, quand on veut. Pour une émancipation personnelle, individuelle et sexuelle. Pour que notre plaisir, comme notre vie, soit entre nos mains !

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Prendre son sexe en main !
Faites-vous plaisir !
Le norme c'est toi
Elles en parlent

Célian Ramis

LGBTIQ+ : le droit d'exister

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50 ans après les émeutes de Stonewall, où en sommes-nous des droits LGBTIQ+ ? Quelles sont les revendications de la Marche des Fiertés 2019 ?
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« Est-ce que, cinquante ans après Stonewall, ce n’est pas le moment de demander à l’État français la réparation pour la répression, la pénalisation et la psychiatrisation des homos et des trans ? », interroge la militante Giovanna Rincon, fondatrice de l’association Acceptess-T, dans Libération le 28 juin dernier.

Une date clé dans l’histoire des luttes LGBTIQ+. Le 27 juin 1969, à New York, la police fait une descente dans le bar Stonewall Inn, situé dans le quartier de Greenwich Village. À cette époque, la législation interdit la vente d’alcool aux homosexuel-le-s, la danse entre hommes et le port de vêtements (soi-disant) destinés aux personnes du sexe opposé.

Les arrestations sont fréquentes. Mais cette nuit-là, les client-e-s du bar vont refuser la répression et engager plusieurs jours d’émeutes désormais célèbres et célébrées lors des Marches des Fiertés, dont la première a eu lieu aux Etats-Unis en 1970. Cinquante ans plus tard, où en sommes-nous ?

Ce n’est un secret pour personne : en 2013, la haine propagée par la Manif pour tous a entrainé une recrudescence de violences LGBTIphobes qui continuent de se répandre. En 2018, la lâcheté politique du gouvernement de Macron sur l’extension de la PMA pour tou-te-s, semblable à celle du gouvernement de Hollande, ne vient pas contrecarrer les attaques.

Loin de là puisque les actes lesbophobes ont drastiquement augmenté. Le rapport annuel de SOS Homophobie est accablant : la structure reçoit de plus en plus de témoignages de la part des personnes ayant subies des violences (15% de plus en 2018 qu’en 2017).

Les persécutions rythment les vies des personnes LGBTIQ+ dont on nie les droits à être libres d’être ce qu’iels sont. Autodétermination, consentement, reconnaissance, respect… Iels prônent le droit de choisir librement et d’exister, tout simplement, sans discriminations. Le 8 juin 2019, Iskis, le centre LGBT de Rennes, organisait comme chaque année, avec ses partenaires, la Marche des Fiertés, réunissant pas moins de 4 000 personnes. La thématique de cette édition : « Intersexes, VIH, transphobie, asile… Où sont nos soutiens ? »

Sur l’esplanade Charles de Gaulle, le cortège s’élance en direction de l’avenue Janvier, afin de rejoindre les quais. Dès les premières minutes de la Marche, une pluie de préservatifs s’abat sur la foule enjouée. Les pancartes Free Hugs affluent, à l’instar des drapeaux arc-en-ciel, trans, intersexes, bis et autres.

Les visages sont radieux, partout les couleurs sont vives, et autour des bus, la musique est forte et la danse, centrale et festive. La Marche des Fiertés défile joyeusement mais n’en oublie pas de battre le pavé à coup de propos politiques et revendicatifs. « Alors, on va avancer doucement mais un tout petit peu plus vite que l’égalité des droits… », glisse malicieusement au micro l’administrateur d’Iskis, Antonin Le Mée.

Il reprend, avec les militant-e-s qui trônent en tête de cortège, les slogans partisans : « On continue de mourir, on continue de l’ouvrir ! », « Ce sont nos vies, nos vies, qui valent plus que leurs frontières ! » ou encore « Rétention, expulsions, Macron, Macron, t’as un cœur en carton ! » et « Les trans en colère, les psys c’est l’enfer ! »

Les banderoles sont tout aussi expressives. « Abolition de la mention de genre à l’état civil », peut-on lire d’un côté, tandis que la pancarte se tourne, au gré du vent : « Mon corps, mon genre, ta gueule ». Simple. Efficace. Tout comme le très explicite panneau « Stop aux mutilations sur les intersexes » ou le piquant « Si vous ne votez pas la PMA, on épouse vos filles ! »

ARRACHER SES DROITS

Arrivée au niveau de la place de Bretagne, la Marche des Fiertés effectue un arrêt, le temps d’un die-in, pour commémorer les personnes LGBTIQ+ décédées. Parce qu’elles ont été assassinées en raison de leur orientation sexuelle, de leur orientation affective, de leur identité de genre, etc. Parce qu’elles sont mortes en fuyant le pays dans lequel elles étaient persécutées, torturées, menacées de mort. Parce qu’elles se sont suicidées.

Dans tous les cas, la non acceptation de la société envers elles leur a couté la vie. Calmement, les manifestant-e-s s’allongent sur la route. Les mots prononcés en amont de la Marche par Yann Goudard, président-e d’Iskis et administrateurice de la Fédération LGBT, résonnent dans les silences :

« La répression poursuit nos existences depuis longtemps. Nos vies font désordre, nous sommes discriminé-e-s, persécuté-e-s. Nous marchons pour nos vies, pour arracher nos droits. (…) Maintenant, soyons visiblement fier-e-s- et clamons notre colère. »

Reprenant la thématique de cette 25eédition rennaise « Intersexes, VIH, transphobie, asile… Où sont nos soutiens ? », Yann Goudard répond, en dressant la liste par la négative : « Pas au conseil des médecins, pas au ministère de la Santé, pas au ministère de l’Éducation nationale, pas au ministère de l’Intérieur, pas au secrétariat chargé de la lutte contre les discriminations, pas à Matignon, pas à l’Élysée… »

La liste des revendications est longue (et complète sur le site de l’association Iskis). Des revendications à prendre en compte de toute urgence, alors que les dirigeant-e-s font les autruches. Le Centre LGBT de Rennes, ainsi que les structures partenaires et les allié-e-s, se mobilisent ce jour-là – comme au quotidien – pour mettre en lumière les luttes « pour l’arrêt des opérations et médications d’assignation des personnes intersexes jusqu’au libre choix de la personne ; pour un accès effectif et gratuit aux différents moyens de prévention des IST, du VIH et des hépatites ; pour le libre choix de son parcours de transition et ses médecins, conformément à la loi, et l’abolition des protocoles inhumains encore existants, notamment ceux de la SoFECT ; pour accorder systématiquement le droit d’asile aux personnes LGBTI exilées fuyant leur pays en raison de leur sexe, orientation sexuelle ou identité de genre ; pour l’ouverture de la PMA à tou-te-s sans discriminations et dans les mêmes conditions ; l’intégration des différentes sexualités, sexes et identités de genre dans les programmes de formations initiale et continue (enseignement, santé, administrations, forces de l’ordre, etc.). »

AMOURS HEUREUX

Dans le cortège, cette année, on ne peut rater les étonnantes nonnes qui défilent aux côtés des manifestant-e-s. Elles ont 40 ans les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence. Elles sont apparues pour la première fois en 1979 dans le quartier du célèbre Harvey Milk, le quartier Castro de San Francisco.

Engagées pour récolter des fonds au profit des malades du cancer et dans des manifestations contre le nucléaire, elles ont répondu et répondent encore à un besoin d’écoute sans jugement et de bienveillance. Pour cela, elles prônent l’expiation de la culpabilité stigmatisante et la promulgation de la joie universelle.

Lorsqu’au début des années 80, le sida apparaît et ravage un nombre incalculable de vies, les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence choisissent de promouvoir l’amour heureux et l’amour libre, le respect de soi et de ses partenaires. En France, plusieurs couvents ont été fondés dès 1989 et œuvrent, comme dans le reste du monde, à l’organisation des séjours de ressourcement désormais appelés Jouvences. Un moment, de trois à quatre jours, dédié aux personnes concernées par le VIH (les personnes touchées, les proches, les personnes ayant une activité en rapport avec le VIH…).

Les Sœurs sont formelles : les Jouvences ne sont pas médicalisées, ni accompagnées par des psychologues. L’idée étant de proposer des espaces de liberté à chacun-e dans lesquels seuls sont imposés le respect de soi, le respect des autres et le respect des heures de repas. Tout peut être exprimé et partagé dès lors que la personne y consent.

« Nous sommes là pour vous écouter, parler de vos peines de cœur, vos peines de cul. Pour vous expliquer comment utiliser des capotes ou vous faire un câlin. »
s’exclame une des Sœurs sur l’esplanade Charles de Gaulle.

Ce qu’elles réclament ? « L’intégrité physique, la reconnaissance de nos identités, de nos amours… Les droits humains pour tou-te-s ! Nous avons un devoir de mémoire envers nos frères, nos sœurs, nos adelphes, celles et ceux qui fuit les zones de guerre pour trouver ici un accueil indigne ! Nous ne les oublions pas. »

Ce jour-là, elles sont présentes pour répandre « amour, joie et beurre salé » dans les cœurs. Comme toujours, les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence s’affichent comme un soutien et dénoncent l’indifférence dans laquelle des personnes LGBTIQ+ meurent, la solitude également dans laquelle ces dernières et d’autres concernées se trouvent, ne serait-ce qu’au travers des difficultés rencontrées pour accéder aux soins et à la santé.

LE DROIT À L’AUTODÉTERMINATION

Et par soins et santé, nous entendons ceux de « tous les jours », pour un rhume ou une gastro, censés être basés sur le respect, le non jugement et la bienveillance, et non des protocoles visant à aliéner les individus que la société voudrait catégoriser de malades mentaux, d’anomalies. Dépénalisée en 1982 en France, l’homosexualité est restée inscrite au registre de la Classification Internationale des Maladies de l’OMS (à laquelle se réfère l’Hexagone) jusqu’en 1992. Avant hier, en somme.

La transidentité, quant à elle, n’a été retirée de la liste des maladies mentales qu’à partir de 2010, en France. Hier, en résumé. « Nous sommes encore considérés comme des individus malades même si aujourd’hui nos parcours sont moins psychiatrisés. », explique Élian Barcelo, vice-président d’Iskis et co-secrétaire du ReST.

Le Réseau Santé Trans (le ReST), c’est un réseau paritaire réunissant des personnes trans et des professionnel-le-s de la santé. Actif depuis trois ans et officiellement créé à Rennes il y a un an (en mars 2018, précisément), il favorise le partage d’expériences et « l’échange sur les protocoles de prise en charge, en concertation avec les personnes trans concernées. »

Aujourd’hui, il existe deux manières de prendre en charge la transidentité, comme le développe Élian Barcelo. Depuis 2010, le parcours – auto-proclamé – officiel est celui proposé par la Société Française d’Études et de prise en Charge de la Transidentité, qui « à côté de professions non médicales telles que les psychologues, sociologues ou juristes, rassemble de façon transversale tous les spécialistes médicaux concernés par la prise en charge de la transidentité, en particulier : psychiatres, endocrinologues, chirurgiens plasticiens, urologues et gynécologues. », peut-on lire sur le site de la structure, qui visiblement oublie de parler des personnes concernées.

« Ça ne convient pas à tout le monde car un suivi psychiatrique est obligatoire pendant deux ans, ce qui peut être stigmatisant et normalisant. Ce processus peut aussi mettre en danger les personnes trans à qui on demande de faire leur coming out auprès de leur entourage sans avoir accès à des hormones de transition. Ce qui veut dire qu’elles font leur coming out avec une apparence qui ne leur va pas. Ça n’aide pas. »
précise le co-secrétaire du ReST.

La deuxième manière, celle pour laquelle œuvre le Réseau, c’est le parcours libre : « La transidentité n’est pas une maladie mais nécessite un suivi médical. L’idée des parcours libres, c’est de pouvoir choisir librement son médecin, son endocrinologue,… Et d’avoir recours à un suivi psy selon le ressenti. Que ça reste un choix, une option. On travaille avec des médecins qui ne demandent pas de certificat psychiatrique et qui ne remettent pas en cause la manière dont la personne se sent, car c’est très personnel. Et on ne force pas le coming out. Et on ne se cantonne pas à l’approche visant à penser uniquement à travers le côté « je ne me sens pas bien dans mon corps », on peut aussi parler de bien-être, de mode de vie de qualité, de réflexion. »

Le ReST prône le principe d’autodétermination des personnes trans. La charte, signée déjà par une trentaine de personnes ainsi que des entités associatives adhérentes telles que Iskis, le Planning Familial 35, Ouest Trans ou encore les Planning Familiaux de Grenoble et de Clermont-Ferrand, repose d’ailleurs sur l’autodétermination et le point de vue non jugeant des professionnel-le-s de la santé.

En résumé, le Réseau milite pour la reconnaissance des personnes trans comme individus à part entière, pouvant ainsi agir et choisir librement, et non comme des personnes atteintes de troubles de la personnalité ne leur permettant pas de décider de leur corps et de leur vie. 

MAIN DANS LA MAIN

Cela devrait être acquis et pourtant l’accueil des personnes transgenres diffère dans la majorité des cas de l’accueil des personnes cisgenres.

« Les médecins ne sont pas formés et souvent, ils ne vont pas se sentir légitimes et/ou compétents pour les transitions mais cela n’empêche pas de suivre le quotidien. Mais ils ont souvent des appréhensions, peur de mal faire. Il y a des choses comme prendre le rythme cardiaque d’une personne transgenre et donc lui demander de soulever son t-shirt qui peuvent être gênantes pour elle. Autre exemple : quand on appelle un cabinet médical, le secrétariat ajoute toujours au téléphone ou en face à face la civilité supposée de la personne, par rapport à la voix ou l’apparence physique.

Dans le réseau, la totalité des médecins demandent uniquement le nom d’usage. Des problèmes peuvent subvenir aussi chez le médecin ou à la pharmacie, si la carte vitale n’a pas pu être changée. Ça les rend souvent surpris ou suspicieux. Les personnes trans constituent une population qui n’a pas un accès facile aux soins alors qu’elle en a besoin. Il est nécessaire d’être dans une démarche de réflexion, de formation. Des choses ont été très bien réfléchies au Planning Familial 35 qui a engagé une réflexion depuis quatre ans. L’accueil y est excellent aujourd’hui. Je préfère envoyer les gens vers le PF35 parce que c’est un endroit où les personnes LGBTIQ+ sont bien accueillies et où les professionnel-le-s peuvent envoyer vers des confrères et des consœurs plus compétent-e-s sur telle ou telle thématique. », détaille Élian Barcelo.

Travailler en collaboration continue avec les professionnel-le-s de la santé, les associations et les personnes trans permet la reconnaissance de l’expertise et l’expérience des concerné-e-s mais favorise aussi l’élaboration d’une réflexion commune convergeant vers l’accueil et l’accompagnement médical, intégrant dans le processus la notion de choix et de respect tant de l’expression de l’identité de genre que dans les parcours de santé. 

NE PAS LÂCHER LE LIBRE CHOIX

Ainsi, le ReST œuvre et participe à trois principes majeurs d’intervention : le travail avec et pour les personnes trans, l’amélioration de l’accès aux soins et la qualité des soins notamment  par l’information et la formation des professionnel-le-s de la santé, et la défense des droits des personnes trans en matière de santé. 

C’est dans le sillon de cette troisième mission que le Réseau s’active actuellement au soutien d’une professionnelle de la santé visée depuis le début de l’année par une plainte de la part du Conseil National de l’Ordre des Médecins, à la suite d’un signalement provenant de proches d’une patiente trans majeure.

« On la soutient, on lui a donné des noms d’avocat-e-s et on a lancé une cagnotte pour l’aider à financer les frais d’avocat car l’assurance professionnelle n’en couvre qu’une petite partie. », explique Élian Barcelo qui poursuit :

« La patiente est majeure et son entourage a porté plainte car elle a été mise sous hormonothérapie avec son accord. Dans un premier temps, l’ordre départemental des médecins a rendu un avis favorable à la professionnelle, invalidant les trois points soulevés par le CNOM qui a choisi de poursuivre la plainte malgré tout. »

Le vice-secrétaire démonte en toute logique les trois faits reprochés à la personne attaquée. Premier point : le non respect de son serment de gynécologue l’obligeant à ne recevoir en consultation que des femmes.

« C’est extrêmement déplacé et c’est insultant. Ce serment n’existe pas. Les gynécos peuvent suivre des hommes cisgenres pour différentes pathologies. C’est clairement de la transphobie. », balaye-t-il d’un revers de la main.

Deuxième point : les traitements hormonaux ne devraient être prescrits que par des endocrinologues. « Dans le Vidal, qui est une référence pour les médecins, il est bien marqué que les gynécologues et médecins généralistes peuvent les prescrire. », s’exclame-t-il.

Troisième point (et c’est là clairement que se niche le problème) : elle ne respecterait pas les recommandations de la Haute Autorité de Santé de 2009 et les recommandations de 2015 concernant les équipes et praticien-ne-s affilié-e-s à la SoFECT.

« Le problème c’est le parcours libre. Que le parcours soit en dehors d’un parcours psychiatrique. C’est considérer la transidentité comme une maladie. La dépsychiatrisation auprès de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) date de 2018 mais il y a certaines structures qui freinent des quatre fers. »
poursuit-il.

Ainsi, cette affaire pointe du doigt plusieurs problématiques majeures : les personnes trans n’auraient visiblement pas le droit de choisir librement leurs praticien-ne-s, les démarquant du reste de la population et le consentement d’un-e patient-e trans majeur-e pourrait être remis en cause par son entourage qui peut se saisir comme bon lui semble de l’Ordre.

Droits de base bafoués, personnes trans infantilisées, stigmatisation normalisée. Les enjeux qui en découlent sont importants : « Si la professionnelle attaquée perd, les parcours libres pourraient être amenés à disparaître et là, ça pose un problème en matière de politique de santé. On ne veut pas lâcher le libre choix. On ne veut surtout pas perdre du terrain là dessus. Dialoguer avec des médecins respectueux, c’est beaucoup pour nous ! »

Concrètement, en terme de politique nationale de santé, le ReST, hormis certains soutiens à l’Assemblée Nationale, au Sénat et du côté du Défenseur des droits, n’est pas aidé dans son combat, « la ministre de la Santé ayant été ambassadrice l’an dernier lors de l’AG de la SoFECT, on peut supposer qu’elle soutient les parcours officiels. »

En résumé, la France n’avance que très partiellement sur les questions de la transidentité : « Le gouvernement gonfle le torse en parlant de la PMA (dont l’extension à tou-te-s est sans cesse reportée depuis 6 ans, ndlr), mais publiquement, les personnes transgenres, on en parle pas beaucoup et on est très loin d’avoir avancé sur la santé. 

En 2016, la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle a permis de ne plus passer devant le tribunal pour effectuer le changement de prénom à l’état civil. Désormais, la démarche se fait à la mairie. La réforme a eu lieu parce que la France a été condamnée car elle demandait la stérilisation des personnes transgenres pour obtenir le changement des papiers d’identité. Il a fallu une condamnation !!! » 

L’importance des réseaux comme le ReST et des espaces sécurisés réservés aux personnes concernées n’est plus à démontrer. Face à la transphobie, institutionnalisée mais pas uniquement, l’information et la formation sont indispensables et pourtant, encore minoritaires, voire complètement absentes. Briser le rapport de domination sachant-e/patient-e, c’est un des combats des associations LGBTI.

« Depuis longtemps, depuis les années 90 ! », souligne Élian Barcelo. Les échanges avec les professionnel-le-s de la santé doivent mener à la reconnaissance de l’expertise des personnes trans en matière de transidentité. Là encore, logique…

« Pour le moment, la formation des futurs médecins et pharmaciens est encore verrouillée et il est très compliqué de faire irruption comme ça, dans les formations. En Bretagne, l’association Ouest Trans et le Planning Familial proposent des formations à destination des professionnel-le-s de la santé. Même des formations courtes, simplement pour faire germer la réflexion et apporter les bases théoriques autour de la transidentité. », conclut le vice-président d’Iskis et co-secrétaire du Réseau Santé Trans ponctuant la fin de notre rencontre par un « Voilà à quel point de connaissances on en est… » 

LA BINARITÉ CRÉE LES ANOMALIES…

Les réticences sont nombreuses, les avancées minoritaires. Parce que le système est encore binaire et les cases, essentielles au bon fonctionnement de ce système. Mais l’Homme ne se doit-il pas d’être plus nuancé et complexe que la machine ? Pourquoi s’octroie-t-on le droit d’étiqueter la transidentité à une pathologie et l’intersexuation à une anomalie ?

« Notre société est bornée et prétend que l’humain peut être classé d’une manière binaire. Elle prétend qu’il y a des femelles et des mâles et que ce qui ne rentre pas dans ces cases soi-disant naturelles est anormal et qu’il est donc légitime d’opérer. C’est absurde. Nous savons maintenant que le genre est une construction sociale. Le sexe, bien qu’il soit biologique, relève aussi d’une certaine construction sociale.

Nous avons décidé qu’un clitoris devait avoir maximum une certaine longueur et qu’un pénis devait avoir minimum une autre, qu’un vagin devait avoir une certaine profondeur et que les hormones d’une certaine personne devaient être dans un certain référentiel. Ces limites ont été décidées arbitrairement et légitiment des traitements inhumains. », explique Audrey Aegerter, créatrice de la chaine Audr XY disponible sur YouTube et présidente de l’association InterAction fondée en Suisse.

Elle précise : « En fait, on veut s’assurer que tout le monde puisse avoir un rapport hétérosexuel, que les organes génitaux externes ressemblent à ce qu’on s’attend d’une fille ou d’un garçon et que la puberté se fasse comme attendue en fonction du sexe assigné. Il y a donc une certaine transphobie et homophobie dans la prise en charge des personnes intersexes. Les opérations ont toujours été autorisées… ou du moins, n’ont jamais été interdites mais c’est dans les années 50 que la prise en charge a commencé à être protocolaire. »

Selon l’ONU, on estime à 1,7% de la population concernée par l’intersexuation qui est une variation du vivant, c’est-à-dire une variation des caractéristiques sexuelles, qui peut être de l’ordre chromosomique, hormonale ou des organes génitaux internes et/ou externes. On peut découvrir ces variations à la naissance ou à la puberté, ou même après.

« La plupart de ces variations sont saines et ne nécessitent aucune prise en charge médicale. Malgré cela, beaucoup se font opérer ou subissent des traitements hormonaux sans consentement éclairé et libre. »
souligne Audrey.  

NE PLUS SE SENTIR ISOLÉ-E

Sa chaine, lancée début 2018, et ses vidéos, dont « #Il y a une couille avec votre fille », est un véritable outils de transmission des savoirs autour de l’intersexuation. Et de partage. C’est en regardant les vidéos, sur cette thématique, de Pidgeon et Emilord, deux youtoubeureuses des Etats-Unis, qu’Audrey Aegerter a entendu des vécus similaires aux siens :

« Ces personnes qui semblaient si sûres d’elles, elles n’avaient pas honte de leur intersexuation et en parlaient ouvertement. Elles m’inspiraient et m’inspirent encore beaucoup. Je pensais que je n’assumerais jamais aussi publiquement mon intersexuation. »

Quand elle participe au film Ni d’Eve ni d’Adam : une histoire intersexe, réalisé par la documentariste Floriane Devigne (lire notre critique YEGG#74 – Novembre 2018), elle rencontre d’autres personnes intersexes qui, elles aussi, regardent les vidéos des deux youtoubeureuses :

« Elles autant que moi ne connaissions que les mots des médecins. Des mots qui pathologisaient nos corps. Grâce à ces rencontres et ce film, j’ai finalement pris confiance en moi et fais mon coming-out. Suite aux nombreux coming-out, l’intersexuation a gentiment pris une place chère dans ma vie et n’est plus une tare. Je suis aujourd’hui heureuse et fière d’être intersexe, car sans cela je n’aurais jamais rencontré des personnes que j’aime énormément. »

Personne, parmi la population concernée dans les pays francophones, ne publie de vidéos sur le sujet. Elle décide alors de se jeter dans le bain. Pour les personnes intersexes tout d’abord. Pour qu’elles ne se sentent pas ou plus isolées. Pour qu’elles puissent entendre des témoignages humains et non des paroles médicales visant à leur faire penser qu’elles sont malades.

Mais la chaine Audr XY s’adresse également aux personnes dyadiques, soit les personnes qui ne sont pas intersexes. Pour que les parents ou futurs parents d’enfants intersexe aient accès aux informations. Pour que les associations aient des ressources et des outils. Pour que le grand public sache et que l’intersexuation gagne en visibilité au sein de la société.

« Par le biais de mes vidéos, je suis également rentrée en contact avec d’autres personnes, qui sont dans la même situation que moi il y a quelques années, et qui m’écrivent pour me raconter leurs histoires ou me dire qu’elles se sentent un peu moins seules le temps d’une vidéo. J’espère que ça va avoir un effet d’empowerment et que nous serons plusieurs à faire des vidéos, à parler publiquement et que cela changera un peu les mentalités.

Imaginez si, dans quelques années, il y avait autant de vidéos sur l’intersexuation que sur le véganisme ? On en changerait des choses ! J’ai fait quelques vidéos où je parle avec d’autres activistes sur des sujets divers, comme le sentiment d’illégitimité, être trans et intersexe ou les discriminations structurelles. J’aimerais montrer la diversité des vécus et variations intersexes et ne pas uniquement parler « de moi » afin qu’une majorité de personnes puissent s’identifier à mes vidéos. », commente la présidente d’InterAction. 

DES CORPS SAINS

L’intersexuation n’est pas une nouveauté. Néanmoins, le sujet est tabou. Comme pour la transidentité, professionnel-le-s de la santé, enseignant-e-s, juristes, etc. ne reçoivent aucune formation (non pathologisantes) à ce propos. Les personnes concernées sont encore et toujours considérées comme malades et anormales. Victimes de malformations. Dans sa vidéo sur les opérations, Audrey Aegerter défend les droits de l’autodétermination, de l’enfant et de l’humain :

« Les corps intersexes sont sains. C’est la médecine qui rend les personnes intersexes malades. On considère que le fait d’être déterminé (fille ou garçon) sera bon pour le développement de l’enfant. »

Elle revient plus de 70 ans en arrière pour nous expliquer la cause de la grande perte des droits des enfants intersexes : « Suite à une circoncision particulièrement ratée, le sexologue John Money a créé un protocole particulièrement pathologisant envers les personnes intersexes. Il recommande d’opérer vite, dans le secret. Dans les années 80, les personnes intersexes ont commencé à se (re)construire et ont commencé à se battre pour leurs droits.

Notamment avec l’organisation américaine ISNA et les Hermaphrodites with attitude. L’ISNA a fait un travail exceptionnel. Depuis, les organisations ont des positions officielles et font du plaidoyer politique pour les droits humains. Grâce à cela, il y a eu de grandes avancées pour le mouvement qui adopte aujourd’hui une approche politique par les droits humains et condamne les institutions pour leurs pratiques médicales. Les unes après les autres. »

On est loin du monde qu’elle décrit dans « Une fable intersexe ». Un monde sans mutilations génitales, tortures et violations des droits des enfants. Un monde qu’elle sait non réaliste en l’état actuel mais en lequel elle croit à force de luttes permettant à terme de protéger les enfants intersexes et de les inclure dans la société, sans discriminations.

Pour l’heure, la France comme la Suisse ignorent les recommandations du comité d’éthique invitant les médecins à ne pas opérer les enfants sans consentement éclairé : « L’ONU a depuis 2015 fait plus de 40 réprimandes condamnant la prise en charge des personnes intersexes dans les pays européens. C’est énorme. » À sa connaissance, il n’y aurait qu’à Malte et en Californie qu’il existerait une interdiction formelle des mutilations génitales sur les enfants intersexes « mais la mise en place de nouveaux protocoles tarde… »

L’Occident condamne donc fermement l’excision pratiquée dans plusieurs régions du monde mais autorise et se donne même le droit de mutiler des enfants sur son territoire, en raison de la binarité. Cette dernière « est aujourd’hui la cause d’énormément de souffrance pour beaucoup de personnes. Les personnes LGBTIQ+ sont discriminées et n’ont pas accès aux mêmes droits que les personnes cisgenres, hétérosexuelles et dyadiques.

C’est incroyable qu’en 2019 nous devions toujours nous battre pour exister librement. Les jeunes LGBTIQ+ sont plus susceptibles que les autres de tenter de se suicider, arrêter l’école et/ou être précaires. » Incroyable également qu’il faille rappeler par voie de presse que « le droit des enfants à l’intégrité physique et sexuelle est un droit inaliénable. » (Tribune parue dans Libérationle 10 septembre 2018 revendiquant l’arrêt des mutilations des enfants intersexes). 

LA COMMUNAUTÉ AUX VERTUS GUÉRISSEUSES

Toutefois, les médias sont encore peu nombreux à s’intéresser aux revendications des personnes intersexes (interdiction des traitements et opérations altérant les caractéristiques sexuelles des personnes sans leur consentement libre et éclairé / suppression du genre à l’état civil / soutien psychosocial gratuit et choisi / formation complète et non pathologisante aux personnels soignants, aux enseignant-e-s, aux juristes…).

Ce sont les associations telles qu’InterAction, co-fondé par Audrey Aegerter le 26 octobre 2017 (journée de la visibilité intersexe), Zwischengeschlecht (toujours en Suisse) ou encore le Collectif Intersexes et Allié-e-s (en France) qui œuvrent à l’avancée des droits humains et au changement des mentalités.

Les structures agissent, malgré de faibles soutiens et moyens financiers, sur plusieurs fronts : à la fois politiques, sociétales et personnels. Elles sont à la fois porteuses d’informations et de formations, leviers de visibilité menant à la reconnaissance des personnes intersexes et de leurs droits et organisatrices d’espaces sécurisés.

Pour Audrey, « la communauté intersexe a d’énormes qualités guérisseuses. » Et peut être, en complément de l’entourage si celui-ci est bienveillant, un véritable soutien. Car il ne faut pas oublier la notion dont elle a parlé plus tôt : outre les opérations et les traitements hormonaux effectués dans l’urgence, le « secret » est également un facteur destructeur.

Pour briser le climat de honte, « en tant que personne concernée, il faut beaucoup de courage et de bienveillance. L’intersexuation est encore tellement taboue… Il n’y a malheureusement pas de règle d’or pour briser le tabou, à part parler et faire face aux questions mal-placées, aux remarques désobligeantes et à l’étonnement… Même si ce n’est pas facile tous les jours, briser le secret déjà dans sa propre vie est très émancipateur, à condition qu’on soit dans un environnement safe.

Pour moi, ne plus avoir besoin de mentir, être honnête avec les autres et moi-même quant à mon corps est exceptionnellement émancipateur. Ça me donne de la force et de l’énergie. Malheureusement, ce n’est pas encore sécure pour toutes les personnes et dans tous les milieux, c’est donc un privilège que j’ai de pouvoir parler aussi librement de l’intersexuation. »

BRISER LE CLIMAT DE HONTE

D’ailleurs, elle le dit clairement, s’exposer en tant que personne intersexe sur Internet constitue un danger. Elle craint les trolls et les micro-agressions en ligne mais aussi pour son avenir professionnel, et s’inquiète de transmettre des informations erronées qui pourraient aller à l’encontre du mouvement des intersexes.

Comme dans ses vidéos, Audrey Aegerter pointe des réalités douloureuses et injustes tout en distillant toujours une note de légèreté et d’optimisme : « Lorsque je fais face à des commentaires haineux, cela me prend aux tripes, je tremble et je me demande si c’est vraiment nécessaire de continuer. Mais les échos positifs sont heureusement plus nombreux.(…) J’ai peur que ma visibilité puisse faire peur à mon employeur… Les personnes LGBTIQ+ sont encore beaucoup discriminées à l’embauche et sur le lieu de travail. Cela n’a pas encore été le cas, heureusement ! (…) Grâce à la communauté, à mes ami-e-s et à un travail de recherche que je fais de mon côté, cette crainte (d’être néfaste au mouvement, ndlr) est bien moins présente qu’au début. »

Rompre le silence ne devrait pas s’apparenter à une prise de risque pour la santé physique et/ou mentale de la personne qui entreprend cette action. C’est toute la société qui est concernée par cet état de fait. Pour la présidente d’InterAction, les personnes dyadiques peuvent participer à la suppression du climat de honte et à la stigmatisation que subissent les personnes intersexes. En étant allié-e-s.

« Même si elles ne connaissent pas, a priori, de personnes intersexes. Elles peuvent corriger les personnes qui disent des choses clairement fausses sur l’intersexuation ou une pseudo binarité dans notre société, partager des articles et vidéos sur les réseaux, etc. C’est peut-être pas grand chose mais si une personne concernée le voit, ça peut faire beaucoup de bien et elle saura qu’elle peut s’adresser à elles.

Et en tant que parent, briser le tabou veut dire parler ouvertement à son enfant, lui expliquer de manière appropriée sa variation et l’aimer pour ce qu’il est. Lui donner la force de vivre comme il est et peut-être de changer le monde. », répond-elle, espérant pouvoir aider le plus grand nombre de personnes dyadiques et intersexes à travers ses vidéos, palliant ainsi le manque d’informations dans les médias, les écoles et les formations. 

LA HONTE DOIT CHANGER DE CAMP

Il y a urgence. Déconstruire les normes patriarcales - qui on le rappelle sont principalement binaires (avec la mention « Le masculin l’emporte sur le féminin »), hétéronormées et blanches, entre autre – s’apparente souvent dans l’imaginaire collectif à la perte de privilèges.

Résultat : on préfère ignorer les discriminations subies par les personnes que l’on qualifie de différentes et qu’on assimile pour certaines à des personnes souffrant d’une pathologie. On minimise les vécus, on ignore leurs existences. En somme, on nie véritablement leurs droits à la dignité et à l’humanité.

De temps en temps, de manière totalement aléatoire, on s’émeut. De l’assassinat de Marielle Franco, de l’agression de Julia, du passage à tabac d’un couple lesbien dans le bus. Par exemple, la presse n’hésitera pas à titrer en mai 2019 « Agression de Julia : la transphobie en procès à Paris ».

Vraiment ? Qu’a-t-on fait en août 2018 à la suite du meurtre de Vanesa Campos ? Combien de personnes, ne serait-ce qu’à Rennes, se rassemblent place de la Mairie le 20 novembre, à l’occasion du Jour du Souvenir Trans (TDoR, Transgender Day of Remembrance) afin de commémorer les personnes trans assassinées et poussées au suicide à cause de la transphobie vécue ?

Si quelques actes LGBTIphobes font couler de l’encre dans les médias, ils sont minoritaires face à la liste de prénoms dressés lors du TDoR, face aux chiffres révélés chaque année par le rapport de SOS Homophobie et face à toutes les discriminations tues et toutes celles encore qui ne sont pas dites car elles sont devenues banales, quotidiennes, intégrées.

On s’insurge de l’inhumanité de nos voisins européens (en Pologne, les commerçants ont depuis juillet 2019 le droit d refuser de servir des personnes LGBT) ou non qui persécutent, enferment, torturent, condamnent à mort les homosexuel-le-s. Qu’en est-il sur notre territoire ? Nous inquiétons-nous du sort des personnes étrangères LGBTIQ+, menacées de mort dans leur pays d’origine, à qui l’on n’accorde pas le droit d’asile ? Nous inquiétons-nous réellement de la sécurité de toutes les personnes LGBTIQ+ ? Notre indifférence, notre hypocrisie et notre non remise en cause par rapport à nos responsabilités mettent des vies en danger.

MANQUE DE REPRÉSENTATION

Seules les personnes concernées peuvent parler de leurs vécus. Les allié-e-s peuvent les écouter, sans chercher à minimiser leurs paroles, et peuvent aussi s’informer via les associations, les sites ressources, les articles, les documentaires, les livres, etc. Parce que nous ne manquons pas d’informations mais d’intérêt et ignorons souvent, par conséquent, les biais et canaux qui s’offrent à nous.

La difficulté résidant également dans le fait que les cinémas, chaines TV, médias, maisons d’éditions, librairies, programmateur-e-s artistiques et autres secteurs grand public sont souvent frileux (et LGBTIphobes) quant à ces sujets encore considérés « underground », marginaux.

« La politique est bien moins intéressante pour les médias que de savoir sur quelles toilettes nous allons… »
déclare Audrey Aegerter.

Et cela révèle le manque de représentation des personnes LGBTIQ+ dans la société actuelle qui, tant qu’elles ne déclarent pas publiquement leur homosexualité, transidentité ou intersexuation, sont considérées selon les normes hétérosexuelles, cisgenres et binaires.

« Le manque de représentation fait que nous ne savons pas comment parler d’intersexuation, nous n’avons pas accès à des terminologies bienveillantes et cela participe également au climat de honte. C’est justement afin d’éviter cela que je crée mes vidéos et que je suis aussi visible. Bien que la visibilité ne fasse pas le travail, j’espère qu’elle nous apportera des membres ou motivera d’autres à s’engager.

Le travail doit être fait de manière collective, hors il est très difficile d’atteindre les personnes intersexes. Le manque de représentation participe à cela. Le manque de représentation et d’information en général sur le sujet fait que pour beaucoup de parents, c’est le jour de la naissance de leur enfant qu’ils entendent parler d’intersexuation pour la première fois. Ils ignorent alors le non-fondé des traitements. Tout cela participe à leur détresse. Et c’est un des arguments que les médecins utilisent le plus souvent pour légitimer les traitements… La détresse des parents. », analyse Audrey.

Comme elle le souligne, le manque de représentation favorise la honte. Puisque sans représentation, on pense que la situation est unique, isolée, et rares sont les personnes qui arrivent à supporter d’être à l’écart de la société. À ce jour, peu de personnalités publiques ont révélé leur intersexuation, excepté la mannequin Hanne Gaby Odiele et la femme d’affaires Taylor Lianne Chandler (plusieurs articles supposent l’athlète Caster Semenya en tant que personne intersexe mais  elle n’en a jamais fait mention).

Présenter des profils et des parcours divers, c’est alors faire germer l’idée que ces derniers ne sont pas différents mais que la norme n’est tout simplement pas unique. C’est permettre à tout le monde de se construire grâce à la possibilité de s’identifier à des rôles modèles et ne pas penser que des domaines d’activités ou des métiers sont réservés à telle ou telle partie de la population, majoritairement des hommes blancs hétérosexuels (lire Encadré).

DES DROITS HUMAINS AU PINKWASHING… LA POLÉMIQUE

« Les droits humains sont ma fierté » revendique la grande banderole d’Amnesty International, visible le 8 juin dernier lors de la Marche des Fiertés. Cinquante ans après les émeutes de Stonewall, qui rappelons-le sont à l’origine des premières Marches américaines, on ne peut nier les avancées en terme de droits mais on ne peut également que constater la lenteur avec laquelle les différents gouvernements les ont accordés, peinant encore à reconnaître l’égalité de ces droits aux restants des fameux Droits de l’Homme.

Et le moins que l’on puisse observer également, c’est que les soutiens ne se bousculent pas au portillon. Les vrais soutiens. Pas ceux de Mastercard, Tinder, Google, Air France… dont la présence à Paris a créé la polémique, interrogeant le caractère politique ou commercial de la Marche.

« Le discours, très perceptible lors des débats sur le mariage pour tous, définissant les droits LGBT comme des droits humains est très favorable au pinkwashing, c’est-à-dire au fait pour les entreprises de se donner une image progressiste. », explique le militant queer et anthropologue Gianfranco Rebucini dans une interview accordée à Vice le 28 juin 2019. À New York, la « Reclaim Pride » a été organisée pour se réapproprier la Gay Pride, vidée de son propos revendicatif et contestataire, selon plusieurs milliers de manifestant-e-s.

À Paris, l’appel « Stop au pinkwashing » a été lancé quelques jours avant la Marche des Fiertés afin de souligner le désaccord avec l’organisation officielle. Début juillet, sur Twitter, on pouvait lire le message du Collectif Intersexes et Allié-e-s : « N’oubliez pas que nous, les personnes intersexes, en compagnie d’allié-e-s, avons ouvert la Marche des Fiertés de Paris 2019. Il était impossible de nous manquer, il y a eu des interviews en amont, et pourtant aucun média n’en parle : #IntersexesEnTêtePride2019 ».

Sur le site de Komitid, un article est consacré à une interview de Mischa, membre du Collectif Intersexes et Allié-e-s et co-initiateur des Délaissé-e-s des Fiertés qui ont pris la tête du cortège, juste derrière les Goudou-e-s sur Roues. Il explique :

« Le Mouvement est né d’une frustration, d’une urgence d’exister dans les luttes et les fiertés LGBTI, pour les personnes intersexes. Submergé de travail, le Collectif Intersexes et Allié-e-s, seule association par et pour les personnes intersexes en France, est à la fois très sollicité et ironiquement peu entendu dans les revendications générales de la communauté LGBTI. D’un côté on nous veut partout, et dans le même temps on ne nous donne pas du tout les moyens de l’être. C’est épuisant et frustrant pour nos militant-e-s. Cette année, l’organisation avec l’Inter-LGBT ne s’est pas bien passée.

On leur a fait une proposition de formation, essentielle dans le cadre de la Marche des Fiertés où nos revendications peinent à être portées correctement, dignement. Mais iels nous ont répondu trop tard – et s’en sont excusé-e-s – et nous n’avions plus du tout le temps de nous organiser. Ça ne s’était pas bien passé avec nos partenaires non plus, comme souvent. On était démoralisé-e-s. En parlant avec d’autres militant-e-s (dyadiques), en particulier des militant-e-s queer et antiracistes, j’ai repris espoir et on a fini par vraiment créer quelque chose. Ces militant-e-s, pour la plupart handis, racisé-e-s, queer, jeunes, ont remué ciel et terre pour nous donner un espace et une portée inespérée. »

UNE POSITION POLITIQUE

À Rennes, le 8 juin dernier, la thématique « Intersexes, VIH, transphobie, asile… Où sont nos soutiens ? » a rassemblé près de 4 000 personnes. Pas de chars de grandes entreprises mais des militant-e-s LGBTIQ+, des associations et des allié-e-s. La manifestation offre une large palette du militantisme : du slogan scandé en chœur avec fougue à une danse endiablée, en passant par les roulages de pelles, les tenues en cuir et les meufs aux seins à l’air, il nous semble que peu importe le moyen d’expression de chaque individu réuni dans le cortège, tout est politique.

Et au sein de la foule qui afflue dans les rues de la capitale bretonne, on aperçoit Faty. Elle rayonne. Vêtue de noir et de blanc en hommage aux couleurs du drapeau de la Bretagne, elle prône les droits humains : « C’est ce qui nous lie, le fait qu’on soit humains. On oublie facilement ça. »

Femme, noire, trans, rennaise d’adoption, brestoise d’origine, elle participe pour la première fois à la Marche des Fiertés. « J’en ai entendu parler par des ami-e-s et je me suis dit que ça pouvait être bien pour moi d’y aller. C’était le bon moment. Pour rencontrer d’autres personnes, d’autres associations. Et aussi pour marquer toutes les discriminations que j’ai pu subir. Une manière de porter plainte en quelque sorte. Je ne pouvais pas y aller sans être visible. », déclare-t-elle.

Challenge réussi, son message passe, elle veut que tous les humains soient libres et ce jour-là, elle s’est sentie libre.

« Je n’ai pas choisi d’être une femme, trans, noire. Encore aujourd’hui, j’essaye d’accepter. Ce n’est pas parce que j’ai le sourire que c’est la fête. Mais maintenant je me dis que si on sait que je suis trans, ce n’est pas grave si ça peut aider d’autres personnes. Plus on pense à ce que les autres pensent, plus on s’empêche de vivre. Je n’en pouvais plus de me dire que j’avais une maladie. Ça a été compliqué de passer le cap mais avec ma transition, j’ai pu mettre des mots. »
poursuit Faty.

Et ce qu’elle constate, c’est que toute sa vie, elle a été renvoyée à sa couleur de peau : « Ma transidentité est un problème dans l’intimité. Tant que ça ne se voit pas, ce n’est pas un problème. Quand ça se voit, souvent, il y a des réactions violentes. Ma couleur de peau en revanche, je ne pensais pas que c’était autant un problème. J’ai toujours grandi dans un milieu où il n’y avait que des blancs. Je savais qu’il fallait faire avec et en tant qu’enfant, je pensais que c’était normal qu’on me touche les cheveux, qu’on me tape. Dans les relations, c’est hyper compliqué.

L’objetisation de la femme noire, c’est lourd ! J’appartiens à un rêve mais je n’existe pas. C’est ça qu’on me renvoie. Moi, je rêve d’amour depuis que je suis jeune. Je rêve de quelque chose de beau, d’important. Et dans la société, c’est pareil, je rêve de melting pot. Ce n’est pas parce qu’on est noir-e qu’on doit trainer qu’avec des noir-e-s. On a besoin de toute la diversité. D’une culture avec des cultures. » 

AMOUR, TOLÉRANCE, RESPECT, JUSTICE ET ÉGALITÉ

Comme elle le dit, ce n’est pas le meilleur des mondes dans lequel nous vivons et dire qu’elle va bien serait une affirmation précoce et erronée. Elle travaille à son acceptation :

« Et ça prend toute la vie, cette thérapie avec moi-même. » Aujourd’hui, elle ne veut plus cautionner les faux semblants, ne veut plus se sentir moins importante que les meubles, ne veut pas s’empêcher de sortir et de vivre. Ce qui l’a aidée, c’est la photographie. Si elle avoue se sentir seule constamment, le medium favorise son évasion et transforme la haine qu’elle a envers les hommes, « enfin certains hommes, pas tous. »

Autodidacte, elle produit des images d’une grande puissance. De par la force des expressions qu’elle y met et de l’esthétique du noir et blanc parsemé de graphisme. Ses visuels sont à son image : riches, sensibles et engagés. Faty est profondément militante dans sa vie de tous les jours. Pour elle et pour les autres.

Même si c’est pesant « parfois, en soirée, de se sentir obligée de parler de ma transidentité et de faire de la pédagogie. » L’obligation de se justifier. C’est le prix minimum qu’a fixé la société pour ne pas être dans la norme imposée. Elle s’est rapidement armée mentalement, ce qui n’empêche ni ne guérit les blessures infligées par chaque discrimination subie :

« On ne peut pas oublier les mots, les gestes, les insultes. J’ai travaillé avec des personnes âgées qui ont refusé que je les touche ! Je suis déçue car ça m’a touchée en plein cœur. Moi, j’ai toujours mes yeux d’enfant mais on ne peut ignorer ou laisser passer certaines choses, comme les viols, les assassinats des personnes trans, etc. Stop ! Je prône l’amour, la tolérance, le respect, la justice et l’égalité. »

Quand on lui demande si désormais elle participera à toutes les Marches des Fiertés, elle nous répond très honnêtement qu’elle ne sait pas. Cette Marche qu’elle a entreprise à Rennes en juin 2019, elle en avait besoin. C’était un « challenge personnel, j’en avais même parlé avec mon médecin (qui est dans le Réseau Santé Trans). »

Elle ne peut pas dire par avance si elle y retournera. En revanche, elle conclut sur la certitude qui l’anime aujourd’hui : « L’envie d’être encore debout et de me battre. Il y a des belles choses dans la vie et ça vaut le coup. J’ai eu peur au début d’être dans la Marche des Fiertés. Je n’ai pas regretté. »

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La lutte pour les droits humains
LGBTIQ+ : Fièr-e-s et en colère !
Le droit d'exister pleinement

Célian Ramis

Ecoféminisme : le choc des consciences

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En quoi écologie et féminisme sont-ils liés ? Pensés tous les deux comme étant affaires de femmes, il est temps de déconstruire les idées reçues, sources de discriminations, d’inégalités et de destruction massive.
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Gaïa, la Terre-Mère, Dame Nature… La terre et la nature ont été et sont toujours, dans la mythologie et dans la poésie, personnifiées au féminin, à l’instar de leurs plus grandes représentantes à forme humaine, les nymphes, caractérisées divinités subalternes.

Des jeunes filles en fleur, souvent associées aux satyres – divinités masculines à cornes et à pieds de bouc - qui fertilisent la nature, adulent les dieux et débordent d’hypersexualité. Une piètre image qui aujourd’hui encore perdure. Pas étonnant donc que préservation de l’environnement et lutte pour les droits des femmes prennent racines dans une terre fertilement militante.

Ni mauvaises herbes, ni plantes vertes, elles ne sont pas pour là pour se faire polluer la gueule ou pour faire jolies. Mais la défense du monde des êtres vivants est-elle réservée aux femmes ?

« Devant l’urgence écologique et sociale, nous affirmons que le système prônant la domination de la nature est le même que celui prônant la domination des femmes, et que la révolution écologiste sera féministe ou ne sera pas. » En mars 2019, le mouvement des jeunes pour le climat à affirmer, à travers le groupe de revendications Les Camille, sa position clairement écoféministe dans un manifeste publié sur le site de Reporterre, pointant une double domination : celle de la nature par l’homme et celle de la femme par l’homme. Comment faut-il comprendre cette double exploitation ? En quoi écologie et féminisme sont-ils liés ? Pensés tous les deux comme étant affaires de femmes, il est temps de déconstruire les idées reçues, sources de discriminations, d’inégalités et de destruction massive. Pour le bien de l’ensemble des êtres vivants, comme le prônent les écoféministes : « Moins de biens, plus de liens ! »  

La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable. Cette phrase, on la doit au poète Charles Baudelaire (qui a aussi dit que la femme est «simpliste comme les animaux. »…). Appelons la femme un bel animal sans fourrure dont la peau est très recherchée. Celle-là, on la doit au romancier Jules Renard. La femme est un animal à cheveux longs et à idées courtes. Celle-ci, on la doit au philosophe Arthur Schopenhauer.

Ahhh le XIXe siècle, ses idées humanistes et son ouverture au monde… Et sa façon d’envisager la femme comme un être prédestiné à donner la vie, allaiter, s’occuper des enfants et aller faire des courses à la Biocoop. On voudrait penser qu’il est révolu ce temps de la misogynie essentialiste qui voit les femmes et les animaux comme des êtres inférieurs.

Mais c’est sans compter sur le Collège national des gynécologues et obstétriciens de France qui en décembre 2018 projetait sur grand écran la phrase d’Yves Aubard, gynécologue et écrivain : « Les femmes, c’est comme les juments, celles qui ont de grosses hanches ne sont pas les plus agréables à monter, mais c’est celles qui mettent bas le plus facilement. »

C’est fascinant l’ère moderne. Celle au nom de qui on a torturé et brulé des femmes en les accusant de sorcellerie. L’ère moderne qui compare les femmes à des animaux chétifs pour rappeler leur infériorité et à des animaux robustes pour affirmer l’hégémonie masculine.

Celle qui virilise le mâle, le vrai. Celui qui chasse sa viande, dépèce l’animal tué et le fait rôtir à la broche. Serait-ce pour perpétuer cette tradition préhistorique que l’homme moderne continue d’asseoir sa domination sur les femmes et l’environnement ? Ce ne serait qu’un problème de virilité mal placée ?

Les hommes seraient donc eux aussi piégés comme le pense la philosophe Olivia Gazalé dans son essai Le mythe de la virilité - un piège pour les deux sexes.C’est à cause de ça qu’on se farcirait des pubs pour Hippotamus montrant une viande bien grillée sur un barbecue tandis qu’en voix off un homme nous raconte son pire cauchemar :

« Je me souviens d’un jour où j’ai goutté du boulgour. Et puis ma femme m’a réveillé, j’étais en sueur et j’hurlais. » (le slogan s’affiche sur le visage satisfait du bonhomme qui mange son steak « Rien ne remplace le goût d’une bonne viande ») ? Ou peut-être est-ce là le point d’ancrage d’un capitalisme patriarcal - contre lequel luttent les écoféministes - qui nous prendrait toutes et tous pour des moutons ?

UN LIEN ÉVIDENT

C’est beau l’amour. Surtout quand une fille en parle. Elle a des papillons dans le ventre et des étoiles dans les yeux. Elle rayonne. Il y a fort à parier qu’elle s’apprête à se faire déflorer… Ce langage aussi printanier que cul-cul n’est pas neutre. Il est majoritairement attribué au féminin.

Pourtant, tous les êtres humains sont par essence liés à la nature, en tant qu’êtres vivants, organiques. Pourquoi alors a-t-on en permanence cette idée en tête du féminin soumis à la nature et du masculin qui contrôle la nature ?

« Le lien entre femme et nature est évident… Les femmes, on a nos cycles, on met au monde et on a la capacité d’allaiter, ça nous rapproche des femelles mammifères. Les hommes n’ont pas ce type d’éléments qui les rapprochent ou distinguent de la nature. Dans sa domination, l’homme cherche à cacher tout lien avec la nature. »
explique Nadège Noisette, adjointe déléguée aux Approvisionnements à la Ville de Rennes, membre du groupe écologiste.

Enseignante en philosophie, Jeanne Burgart Goutal voit également un lien entre l’association fertilité et fécondité, source de dévaluation des femmes « parce que notre animalité nous saute à la gueule alors que la culture occidentale voulait la renier. »

Dans son essai Le mythe de la virilité, Olivia Gazalé revient sur l’histoire de l’humanité : « On sait aujourd’hui que l’homme des premiers âges de l’humanité était un être doué de spiritualité et d’un sens aigu de la sacralité cosmique. Or, au sein de ce panthéon naturaliste, c’est l’élément féminin qui domine. »

Il semblerait alors que les premiers hommes aient associé la femme au surnaturel, au puissant. Par son incroyable pouvoir d’enfanter, dont le mécanisme n’a pas encore été percé à jour :

«Mais que se passe-t-il donc au fond de cette grotte pour que les grands aient envie d’y pénétrer et qu’il en jaillisse des petits ? Il est probable que cette faculté surnaturelle des femmes de fabriquer du même (des filles) et du différent (des garçons) ait été perçue comme une étrangeté dangereuse, comme le pense l’anthropologue Françoise Héritier. »

CHANGEMENT RADICAL DE BORD…

La philosophe poursuit son raisonnement, suivant l’évolution de l’homme qui, au cours du néolithique, se sédentarise et saisit le bénéfice qu’il peut tirer de l’abandon de la chasse au profit de l’élevage et de l’abandon de la cueillette au profit de la culture de la terre. L’homme découvre à ce moment-là, grâce à l’observation des animaux, le principe de fécondation de la femelle par le mâle.

« L’élucidation des mécanismes procréatifs, sans doute progressive, et encore longtemps très approximative, fut à l’origine d’un changement complet de modèle : le passage d’une conception unisexuée de la reproduction à une conception bisexuée. »

Patatra, la machine s’emballe. La femme n’a rien de magique, la procréation est une affaire de semence mâle et de labour viril du sillon matriciel, indique Olivia Gazalé. Tout comme la terre reste stérile si elle n’est pas fertilisée par la graine. On pourrait en rester là. À un partage complémentaire des rôles mais l’homme, flouté et dupé, choisit d’inverser complètement le paradigme.

C’est lui qui porte la vie, la femme n’est que le réceptacle de son sperme comme la terre de la graine. Et comme c’est également dans la terre qu’on ensevelit les morts, le parallèle ne perd pas de temps à s’effectuer. Finie la matrilinéarité. Vient le temps de la patrilinéarité, de la filiation, de la transmission. Le temps du patriarcat est né.

« Théologiens, médecins, philosophes et écrivains, tous mâles par la force des choses, vont alors construire des représentations dans lesquelles la femme sera assimilée à une matière inerte, à un simple réceptacle. Au mieux, elle s’apparente à un vase, une barque ou un champ à labourer. », poursuit-elle dans son ouvrage.

Et on peut compter sur Aristote et sa « philosophie naturelle » pour diffuser l’idée que « c’est l’homme qui engendre l’homme » et influencer l’histoire de l’anatomie et de la médecine. La femme est froide et humide, passive. Elle subit ses écoulements de sang et de lait tandis que l’homme, chaud et sec, contient dans son sperme la capacité d’engendrer un autre être.

Cette hiérarchie des fluides va déterminer la hiérarchie sociale. Aristote va plus loin et formule le postulat désastreux que retiendra Freud une vingtaine de siècles plus tard : « la femme est un être raté, un homme imparfait, une anomalie de la nature, une créature incomplète. »

MAIN MISE SUR LA PROCRÉATION… ET LA PLACE DES FEMMES !  

Désormais, les hommes possèdent les connaissances et les moyens pour contrôler une partie des ressources naturelles. « Toutefois, les hommes ont beau clamer qu’ils sont les plus forts, s’ils veulent des fils, ils savent bien qu’ils sont assujettis au corps des femmes : leur descendance dépend de la matrice féminine. (…) La femme peut éventuellement porter l’enfant d’un autre et faire ainsi échec à la généalogie. La terreur absolue provoquée par cette perspective va exiger le recours à une surveillance étroite des femmes, assortie de la privation de toutes leurs libertés. Les voici dont interdites d’accès à l’espace public et, pour longtemps, confinées à la sphère privée », signale Olivia Gazalé. 

Femmes, esclaves, animaux domestiques, tous sont destinés par nature à servir et à appartenir à un homme libre qui par nature est voué à commander. En conclusion, la philosophe ajoute :

« Puisque la femme est naturellement inférieure, infertile et passive, il est naturel qu’elle se mette au service du citoyen, qui est le seul être capable d’user de sa raison. La position d’infrahumanité qui lui est assignée est son habitat naturel, les soins maternels et ancillaires (le fait d’être au service des autres, ndlr) sa vocation naturelle. Sa servilité, comme celle des esclaves, est même une nécessité, puisqu’elle permet à l’homme libre de se délester du poids des contingences matérielles pour se consacrer à la contemplation exclusive des choses de l’esprit, seule voie d’accès au bonheur. Le concept de nature permet ainsi de fonder du même coup la domination masculine et la séparation entre espace public – masculin – et espace privé – féminin -, une bipolarisation de l’espace qui gouvernera les rapports de sexe pendant des siècles, en exigeant un contrôle toujours plus vigilant du corps des femmes. »

LE SAVOIR, C’EST PAS POUR LES FEMMES

Elles n’ont pas le droit à la citoyenneté. Pas le droit à la tribune. Il faut les empêcher d’avoir accès aux savoirs. La thèse essentialiste en est un outil formidable pour leur faire croire que là où les hommes sont dotés d’un sens inné du courage, de la domination, de l’esprit et de l’action, elles sont, elles, naturellement maternelles et maternantes, faites pour aider leur prochain avant elles-mêmes et pour soigner les malades et les mourant-e-s.

On reconnaitra là des caractéristiques encore bien implantées aujourd’hui dans nos sociétés modernes (le terme moderne prenant un sens tout à fait dérisoire). De plus, c’est leur nature qui les soumet aux émotions, les rendant faibles, irrationnelles, instables. Sans oublier que leur utérus est pensé comme étant mobile et ainsi que ses déplacements créent les symptômes de l’hystérie féminine. Merci Hippocrate (rappelons que c’est sur nom aujourd’hui encore que les médecins prêtent serment…).

Mais ces maudites femmes sont les descendantes de la pécheresse qui, lorsqu’elle était dans le jardin d’Eden, a croqué dans le fruit de la connaissance. Et toutes ne sont pas décidées à se plier aux diktats de ces preux chevaliers, vaillants guerriers ou élégants penseurs qui ont instauré de quoi dresser, mutiler et contrôler les femmes. Si elles ont un lien étroit avec la nature, elles vont l’explorer par elles-mêmes. Pour cela, elles seront des dizaines de milliers à être torturées et tuées dans toute l’Europe.

« En anéantissant parfois des familles entières, en faisant régner la terreur, en réprimant sans pitié certains comportements et certaines pratiques désormais considérées comme intolérables, les chasses aux sorcières ont contribué à façonner le monde qui est le nôtre. Si elles n’avaient pas eu lieu, nous vivrions probablement dans des sociétés très différentes. Elles nous en disent beaucoup sur les choix qui ont été faits, sur les voies qui ont été privilégiées et celles qui ont été condamnées. Pourtant, nous nous refusons à les regarder en face.

Même quand nous acceptons la réalité de cet épisode de l’histoire, nous trouvons des moyens de le tenir à distance. Ainsi, on fait souvent l’erreur de le situer au Moyen Âge, dépeint comme une époque reculée et obscurantiste avec laquelle nous n’aurions plus rien à voir, alors que les grandes chasses se sont déroulées à la Renaissance – elles ont commencé vers 1400 et pris de l’ampleur surtout à partir de 1560. Des exécutions ont encore eu lieu à la fin du XVIIIe siècle, comme celle d’Anna Göldi, décapitée à Glaris, en Suisse, en 1782. La sorcière, écrit Guy Bechtel, « fut une victime des Modernes et non des Anciens ». », souligne la journaliste Mona Chollet dans son essai Sorcières la puissance invaincue des femmes

SUSPECTÉES DE SORCELLERIE

Accusées de pratiquer la magie, dénoncées pour avoir volé sur leur balai pour se rendre au sabbat, torturées pour leur faire avouer qu’elles avaient eu des relations sexuelles avec le diable, les arguments se multiplient au cours des procès. Souvent, elles sont suspectées parce qu’elles vivent en marge de la société.

Parce qu’elles sont célibataires. Parce qu’elles n’ont pas d’enfant. Elles brisent les « lois naturelles » et on les condamne à mort pour leurs pratiques surnaturelles. Ce qui a principalement inquiété, c’est que la plupart de ces femmes détenaient un savoir incroyablement utile.

Comme les hommes ont observé les animaux et les cultures, les sorcières ont appris de la nature. De la nature globale. Ce qui aujourd’hui s’apparente à la permaculture, elles l’ont observé, compris et intégré. Connaisseuses du végétal, du minéral, des éléments, elles ont par extension été des guérisseuses, des accoucheuses et des avorteuses.

Car elles n’ont pas oublié de se connaître elles-mêmes et de comprendre leurs cycles, permettant ainsi de s’approprier leurs corps et de le contrôler de manière naturelle. Trois siècles plus tard, on ne parle plus de chasse aux sorcières. Et pourtant…

« Les misogynes se montrent eux aussi, comme autrefois, obsédés par la figure de la sorcière. « Le féminisme encourage les femmes à quitter leurs maris, à tuer leurs enfants, à pratiquer la sorcellerie, à détruire le capitalisme et à devenir lesbiennes », tonnait déjà en 1992 le télévangéliste américain Pat Robertson dans une tirade restée célèbre. Dans la campagne présidentielle de 2016 aux Etats-Unis, la haine manifestée à l’égard de Hillary Clinton a dépassé de très loin les critiques, même les plus virulentes, que l’on pouvait légitimement lui adresser. La candidate démocrate a été associée au « Mal » et abondamment comparée à une sorcière, c’est-à-dire attaquée en tant que femme, et non en tant que dirigeante politique. »

La journaliste, mettant en parallèle les marginales d’hier et d’aujourd’hui (les sans maris, les sans enfants, décidément tout est toujours une histoire de femme – soi disant - incomplète…), interroge également sur les raisons et le contexte qui ont vu ressusciter la figure de la sorcière aux Etats-Unis principalement mais aussi en France, dans une approche d’empowerment chez des militant-e-s féministes et LGBTI.

Certes, des séries comme Charmed ou Buffy contre les vampires ont participé, à la fin des années 90, à réhabiliter l’image des sorcières fortes et puissantes, mais évidemment cela va plus loin :

« Avec son insistance sur la pensée positive et ses invitations à « découvrir sa déesse intérieure », la vogue de la sorcellerie forme aussi un sous-genre à part entière dans le vaste filon du développement personnel. Une mince ligne de crête sépare ce développement personnel – fortement mêlé de spiritualité – du féminisme et de l’empowerment politique, qui impliquent la critique des systèmes d’oppression ; mais, sur cette ligne de crête, il se passe des choses tout à fait dignes d’intérêt.

Peut-être aussi la catastrophe écologique, de plus en plus visible, a-t-elle diminué le prestige et le pouvoir d’intimidation de la société technicienne, levant les inhibitions à s’affirmer sorcière. Quand un système d’appréhension du monde qui se présente comme suprêmement rationnel aboutit à détruire le milieu vital de l’humanité, on peut être amené à remettre en question ce qu’on avait l’habitude de ranger dans les catégories du rationnel et de l’irrationnel. »

LE SEXOCIDE DES SORCIÈRES

Jeanne Burgart Goutal est professeure de philosophie dans un lycée. La réapparition du mouvement des sorcières en France, qu’elle estime en même temps que la COP 21, fin 2015, attise sa curiosité. Découvrant l’écoféminisme et son envergure internationale, elle décide de fouiller le sujet en profondeur.

Actuellement en année de disponibilité, elle animait le 8 avril dernier une conférence intitulée « Féminisme et écologie, même combat ? », à la faculté d’économie de Rennes, à l’occasion de la Semaine de l’environnement. 

Pour elle, « ce n’est pas un hasard si le bucher et le sexocide des sorcières, comme le nomme Françoise d’Eaubonne dans son livre du même nom, coïncident avec le capitalisme patriarcal. Le système fonctionne sur l’exploitation des prolétaires mais aussi sur le travail gratuit des femmes, des colonies, de la nature, des enfants, etc. Toutes les exploitations cachées sont reliées entre elles. Marx critiquait le capitalisme pour ces conséquences sociales et politiques mais pas climatiques, vu l’époque.

Ce que les historiennes écoféministes mettent en évidence, c’est que ce sexocide des sorcières n’a pas lieu au Moyen Âge mais du 16eau 18esiècle, période clé de la naissance de la modernité et du capitalisme patriarcal. On mène alors une véritable campagne de terreur parmi les femmes d’Europe, notamment dans les villages, pour faire passer les transformations vers la science moderne et le capitalisme. La sorcière était le médecin du peuple, la guérisseuse, l’usage des plantes était une forme de savoir et de pouvoir, dont il fallait les débarrasser.

Tout comme leur pouvoir-savoir de sage-femme comme on peut le lire dans Sorcières, sages-femmes et infirmières : une histoire des femmes et de la médecine, écrit par Barbara Ehrenreich et Deirdre English. Elles connaissent les méthodes contraceptives et abortives, ce qui est très gênant dans cette époque où on cherche à accroitre la main d’œuvre. Le contrôle des femmes sur leur corps et leur reproduction devient très gênant. En les tuant, on tue un pouvoir féminin. On passe des sorcières (au féminin) aux médecins (au masculin). »

Les femmes vont perdre encore davantage de droits. L’avortement est criminalisé, l’accès à la propriété est interdit, l’accès à tous les métiers est nettement restreint. En parallèle, la vision du monde change et celle des sorcières appréhendant une connaissance intime de la nature comme un organisme vivant est balayée pour une vision plus mécanique, celle de rouages de matières inertes qui s’imbriquent selon les lois. La nature est désacralisée.

« On commence à la tuer au 17esiècle en la considérant comme une matière morte qui obéit à des lois. C’est la même période que l’arrivée de la science moderne et du capitalisme patriarcal. » 

UN MOUVEMENT ALTERMONDIALISTE ?

En 1978, Françoise d’Eaubonne, militante féministe, co-fondatrice de Mouvement de Libération des Femmes et écrivaine, publie un livre intitulé Ecologie et féminisme, révolution ou mutation ?. Elle est la première en France à parler d’écoféminisme et dénonce une relation entre deux formes de domination : celles des hommes sur les femmes et celle des hommes sur la nature. Interrogée à ce propos, Gaëlle Rougier, conseillère municipale et co-présidente du groupe écologiste à Rennes, analyse :

« Même si cette approche peut paraître un peu binaire a priori, elle a le mérite de poser la question du point de vue des dominés. Bien-sûr hommes et femmes, nous sommes tous responsables de la dégradation de la planète. Mais l'accaparement des ressources dans le monde à des fins productivistes, l'exploitation humaine pour l'industrie capitaliste oppresse toujours en priorité les femmes. L'industrie la plus emblématique de l'oppression des femmes et parmi la plus polluante sur la planète est celle de l'industrie textile.

Le diktat de la mode qui réifie la femme ici est bâti sur l'exploitation d'autres femmes (et parfois d'enfants) là-bas. On constate aussi que les premières victimes du réchauffement climatique et des conflits et migrations qui s'ensuivent sont en premier lieu les femmes. Dans les pays en crise, elles sont les premières à perdre leur emploi, à être la proie de régimes hostiles, ou victimes de violences diverses. Et parmi les réfugiées, elles sont, avec les enfants, les plus vulnérables. Et ce ne sont que des exemples parmi d'autres. » 

Elle poursuit :

« Je trouve que l'écoféminisme est très opérant pour penser le croisement des inégalités de genre et des inégalités Nord-Sud. D'ailleurs ce n'est pas pour rien que les écoféministes américaines se reconnaissent dans les luttes de Vandana Shiva. L'écoféminisme est très lié au mouvement altermondialiste, qui est lui-même constitutif de la pensée écologiste. »

RETOUR SUR L’HISTOIRE DE L’ÉCOFÉMINISME

Dans les années 70, le féminisme est en plein changement. Le progrès et l’essor du capitalisme doivent permettre aux femmes de se libérer. Désormais, elles sont citoyennes et peuvent travailler. Et en plus, Moulinex est là pour leur faciliter la tache. Ce qui consiste toujours à penser, malgré tout, qu’il revient aux femmes de s’occuper du foyer et des enfants.

« Finalement, on se rend compte que la modernisation ne met pas fin au patriarcat et n’aide pas l’égalité. C’est un contexte de désillusion face au progrès et les premiers effets du capitalisme sur l’environnement apparaissent. En France, un groupe féminisme et écologie se lance mais ça ne marche pas. Là où ça prend, c’est aux Etats-Unis et dans le monde anglo-saxon. », explique Jeanne Burgart Goutal lors de sa conférence.

En mars 1979, en Pennsylvanie, se produit une catastrophe nucléaire qui conduit un groupe de militantes féministes a organisé l’année suivante une conférence appelée « Women and Life on Earth », dans le Massachussets, qui réunit plusieurs centaines de femmes. En novembre 1980 est organisé un événement qui restera gravé dans l’histoire : la Women’s Pentagon Action.

Cette fois, ce sont des milliers de femmes qui devant le haut lieu du pouvoir militaire dansent, tissent, agitent des marionnettes, hurlent de colère, crient et jettent des sorts, habillées en sorcières. L’année suivante, elles seront deux fois plus. L’écoféminisme prend racine.

En Angleterre, les écoféministes installent le plus grand camp de toute l’histoire du mouvement en 1981. Elles luttent contre l’installation des missives nucléaires à Greenham Common.

« Ça dépasse la simple mobilisation. Le camp a duré 19 ans !!! C’est l’expérimentation de toute une base de vie, de tout un mode de vie. Il s’agit désormais d’incarner le mode de vie qu’on prône. Elles revendiquaient par des actions politiques mais aussi par l’art. Elles invitaient les militant-e-s féministes, écolos, anti-nucléaires autour de leurs actions et elles avaient recours à un imaginaire très fort. Elles s’habillaient en nounours, dansaient comme des sorcières, c’était incroyable. », précise Jeanne Burgart Goutal.

L’ADN du mouvement écoféministe repose sur la connexion du lien étroit et indissociable entre l’oppression des femmes et la destruction de la nature. Pourquoi ? « L’articulation de la destruction de la nature et de l’oppression des femmes ressemble à un ruban de Möbius : les femmes sont inférieures parce qu’elles font partie de la nature, et on peut maltraiter la nature parce qu’elle est féminine. », clarifie Emilie Hache, maitresse de conférence au département de philosophie à Paris et auteure de l’essai Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique,lors d’un entretien avec le média Reporterre.

Pour elles, « pas de justice climatique sans justice de genre », « On ne peut pas décoloniser sans dépatriarcaliser » ou encore « Le féminisme est le véganisme ». L’écoféminisme se développe dans les années 80/90 avec une flopée de livres qui apparaissent sur le sujet mais aussi d’actions, dont toutes ne se revendiquent pas de ce mouvement-là.

En Inde, par exemple, le mouvement d’émancipation qui s’opère à travers la lutte des femmes contre la déforestation s’y apparentent fortement mais n’a pas tenu à étiqueter son combat. L’écoféminisme infuse dans diverses disciplines : la philosophie, la sociologie, la psychologie, l’histoire, la théologie la politique. Des autrices des quatre coins du monde s’expriment sur le sujet de manière individuelle ou collective, à l’instar de la célèbre Starhawk.

« Au milieu des années 90, on assiste à une sorte de disparition de l’écoféminisme. D’un côté, il est attaqué dans la sphère féministe comme étant trop spirituel, pas assez politique. D’un autre, il est ignoré par les écolos. Pendant 20 ans, il y a une quasi disparition de l’écoféminisme. Les autrices ont le cul entre deux chaises, certaines abandonnent l’étiquette. On sent une sorte de malaise jusqu’en 2015 environ. »
note la professeure de philosophie.

Ce n’est donc pas une histoire linéaire. Ni très mainstream. Le mouvement réapparait dans différents endroits de la planète. Comme en Indonésie par exemple avec les « ibu ibu » (« femmes », en indonésien) de Kendeng, en 2017. Les femmes luttent contre la construction d’une usine de ciment et pour protester, elles ont coulé du ciment sur leurs pieds et sont restées ainsi une semaine durant.

L’objectif : montrer dans leurs corps le lien entre elles et la nature. Si elles revendiquent leur écoféminisme, tout comme certaines militantes sud-américaines, le terme reste encore peu utilisé et confiné à l’Europe car « il ne sort pas trop de l’image blanche, intello… », précise Jeanne Burgart Goutal :

« Tous les mouvements pour la justice environnementale montrent que tout le monde n’est pas touché de la même manière par les dégradations climatiques et environnementales. De manière générale, ce sont les femmes les plus touchées. Parce que ce sont les femmes qui sont les plus pauvres. »

EN AVANT VERS L’ARRIÈRE ?

Comme on parle des féminismes, on pourrait parler des écoféminismes. En France, on remarque sur certains points, ce que Nadège Noisette qualifie d’incompréhension générationnelles :

« Ma mère n’a pas compris que je passe au lavable pour les protections hygiéniques. Pour sa génération, le jetable a été une manière de s’émanciper. Ce qui s’entend aussi. Mais ce ne sont pas des déchets valorisables et ce sont des produits néfastes. Le gouvernement aujourd’hui veut agir pour l’accès aux protections hygiéniques, il faut réfléchir en terme de produits lavables. Je comprends cette liberté du jetable, le fait de ne pas être tout le temps asservi au lavable mais il y a des limites sur notre santé et sur l’environnement.»

Pour sa collègue Gaëlle Rougier, l’écoféminisme a été caricaturé. Toute comme l’a été, et l’est encore, la pensée écologiste, « réduite à une simple pensée essentialiste et donc régressive. » C’est un argument souvent soulevé. Pourquoi s’enquiquiner à acheter des couches lavables et des serviettes lavables ? Ça utilise de l’eau et ça prend du temps.

Pourquoi courir à droite, à gauche, au marché, à la biocoop, au magasin sans emballages, etc. alors que tout est à portée de main chez Lidl ou Leclerc et que toutes les grandes surfaces développent des gammes bio ? En plus, il faudrait ensuite faire soi-même les purées et les compotes du bébé ? Ça prend du temps.

Pourquoi accoucher dans la douleur alors qu’on a inventé exprès la péridurale ? C’est de la folie ! Accoucher à domicile ? Quelle inconscience ! Aujourd’hui, les femmes qui font ce type de choix et les assume sont vues soit comme des WonderWomen, capables de tout faire en une journée sans une seule goutte de sueur sur le front, soit comme des traitresses à la cause qui vont réussir avec leurs conneries à nous faire revenir à l’époque des hommes de Cro-Magnon.

Souvent, ça cafouille par peur d’un retour à la thèse essentialiste qui nous ramènerait des siècles en arrière. « Lorsque j'ai lu Fausse route d'Elisabeth Badinter, j'ai eu un choc. Moi qui me revendiquais du féminisme, j'ai compris alors le décalage qui existait entre mes valeurs féministes et la façon dont je les articulais à mes convictions écolos et le féminisme dominant en France depuis les années 70. Dans son livre, elle fustigeait les couches lavables, l'allaitement, le non-recours systématique à la péridurale et d'autres choix de vie assez répandus chez les écologistes qu'elle semblait trouver très dangereux.

Elle parlait de régression historique... Quel était le problème de vouloir utiliser des couches lavables quand en même temps on revendiquait l'égalité des tâches domestiques entre hommes et femmes ? Ce qui est bien-sûr le cas des écologistes. Je retrouvais dans ces propos la méconnaissance totale des enjeux écologistes et le mépris de classe auquel se sont souvent affrontés et s'affrontent encore les écologistes, qu'on renvoie souvent à la bougie et aux pulls qui grattent... », commente la co-présidente du groupe écologiste de Rennes.

Elle parle d’une « pensée féministe très bourgeoise, le fait d’une élite. Et très ethnocentrée. L'écoféminisme en donnant la parole à des femmes d'autres continents laisse plus de place à la culture, à la spiritualité parfois et au corps aussi. Aujourd'hui le croisement des regards et la prise en compte de l'intersectorialité des inégalités de genre changent la donne.

L'intégration du point de vue des dominées aussi sur le plan social et historique, avec tout le travail de mémoire réalisé par les mouvements de femmes issues de l'immigration ou des féministes africaines, tout le travail de mémoire sur l'histoire de la colonisation, tout ça concoure à un décentrement de notre histoire française. En plus avec la montée de la conscience des enjeux environnementaux, tout concoure actuellement à l'émergence enfin d'un écoféminisme à la française. » 

LA HIÉRARCHIE DES COBAYES

La question de la réappropriation de son corps est primordiale dans cette lutte. Ce qui n’est pas anodin puisque l’histoire nous a montré comment le paradigme s’est inversé lorsque les hommes ont compris la mécanique de la procréation et ont ainsi tout mis en place pour contrôler le corps des femmes.

Tout comme, ils contrôlent également le corps des animaux dans une pensée tout à fait spéciste, engendrée par ce même capitalisme patriarcal. La viande, c’est viril, c’est pas nous qui le disons, c’est la pub. En avril 2017, Elise Desaulniers, autrice, chercheuse et militante québécoise animait une conférence à l’université Rennes 2 – organisée par Sentience Rennes et le Collectif Rennais pour l’Egalité Animale - sur le lien étroit entre les mouvements féministes et animalistes, majoritairement composés de femmes. Sans surprise. Et pour cause…

Dans l’histoire de la gynécologie, Marion Sims - que l’on définit comme le père de la discipline – pratiquait au début du XIXe siècle des opérations sans anesthésie sur des esclaves noires, avant de les réaliser sur des femmes blanches, avec anesthésie. Tout ça, afin de trouver les techniques pour réparer les fistules.

Quelques années plus tard, les suffragettes dénoncent les vivisections effectuées sur des chiens. Aujourd’hui, on trouverait ça cruel, tandis que sur les rats ou les souris, les expériences ne nous font pas ciller. Les antispécistes défendent l’idée que peu importe l’espèce à laquelle appartient un animal, ce n’est pas à l’Homme de décider de la manière dont on doit le traiter.

En somme, les cobayes ne devraient pas être des animaux sous prétexte que l’on estime, à tort, qu’ils n’ont pas de conscience ou de sentiments. Pas besoin de préciser que les cobayes ne devraient pas être des femmes ou des enfants. Ni même des hommes, bien entendu. Les femmes, individus à part entière, doivent avoir le droit de disposer librement de leurs corps et surtout le droit de faire des choix sans être jugées irresponsables par le reste de la société.

Ainsi, comme le souligne Nadège Noisette, les femmes doivent pouvoir avoir le choix d’allaiter ou non, de s’épiler ou non, se maquiller ou non, se coiffer ou non, s’habiller comme elles le souhaitent, sans que la société ne les juge ou ne les rappelle à l’ordre. C’est là que jongler entre les convictions écologistes et féministes devient périlleux.

« Il faut trouver un équilibre dans lequel on se sent bien. Entre l’image sociale et les convictions, les femmes, et les hommes aussi, sont pris entre les deux. On le voit bien dans les questions de l’apparence. Si on regarde par exemple, les élus en politique, les écolos font « moins attention » que leurs collègues socialistes ou d’autres partis, dans le sens où on considère que chacun est libre de s’habiller comme il le veut et n’est pas obligé de porter la tenue qui s’apparente à sa fonction.

J’ai aussi l’exemple de mon fils. Dans son collège, lors des premières marches pour le climat, ont été organisées des journées d’informations et d’échanges. Mon fils, et d’autres, ont dit qu’ils s’habillaient avec des vêtements d’occasion. La réaction de la prof, à chaud, a été de dire qu’on n’est pas obligés de s’habiller comme des ploucs pour sauver l’environnement. Après, elle s’est reprise mais il y a encore là cette image dure à déconstruire, car outre la question de l’apparence, il y a le rapport à la pauvreté… », précise l’élue aux Approvisionnements. 

LA CONSOMMATION À OUTRANCE DANS LE VISEUR

À l’instar des nymphes au moment de la distribution des rôles au sein de l’Olympe, les femmes ont été reléguées au fil de l’Histoire à des postes subalternes. Pour qu’elles puissent honorer les tâches qui les incombent de par leur supposée et prétendue nature. L’éducation des enfants est au centre de cet ordre naturel.

Il n’est donc pas surprenant que ce soit par les femmes, majoritairement, que s’effectue la transition écologique du quotidien : encore chargées des courses, des tâches ménagères et de tout ce qui concerne l’alimentation, elles sont les premières à se préoccuper des produits que l’on mange, des substances que l’on trouve dans les couches jetables, dans les protections hygiéniques, les conditions et matériaux de fabrication des vêtements, etc.

Par extension, ce sont elles qui développent en premier une sensibilité aigue pour le recyclage et le développement durable. Pour la simple et bonne raison que la répartition des rôles est encore très inégalitaire. Là encore, ce schéma n’a pas échappé au capitalisme patriarcal, qui use et abuse du pinkwashing et du greenwashing pour duper les consommatrices-teurs.

« Le changement de comportement passe par le changement des modes de consommation. Le capitalisme tel qu’il est aujourd’hui s’inscrit dans un schéma à sens unique. Ça ne peut pas fonctionner pour la planète. On a besoin d’une économie circulaire. À nous, consommateurs, de faire bouger les lignes. Acheter sans emballages, en circuits courts, acheter des produits de seconde main, etc. »

souligne Nadège Noisette qui est arrivée à l’écologie en devenant maman, comme de nombreuses femmes dont le déclic s’opère à ce même moment :

« On habitait à l’époque en région parisienne et on avait envie de vivre plus proches de la nature et de la mer, on a donc choisi Rennes. En arrivant, je me suis rapprochée d’associations liées à la culture bretonne et d’associations environnementales. La graine a germé.

En parallèle, j’étais ingénieure chez France Télécom et en 2008, lors de la vague des harcèlements moraux dont j’ai été victime, j’ai profité du mouvement pour changer de métier. J’ai eu la chance d’être embauchée à l’ADEME (Agence de l’environnement et de la maitrise de l’énergie, ndlr)et de pouvoir être plus en phase avec mes valeurs. L’envie d’un engagement politique a découlé de tout ça et j’ai intégré le parti écolo en 2012 sans me poser la question du parti.

Pour moi, l’écologie, c’est pas juste les petits oiseaux et le développement durable, c’est aussi le pacifisme, la défense de la diversité culturelle, la justice sociale et le féminisme. En tant qu’ingénieure, j’ai du défendre ma place dans un monde masculin. La question de l’égalité était une évidence pour moi et c’est intégré dans l’écologie. » 

L’ÉCOLOGIE ET LE FÉMINISME, C’EST QUOI ?

« Un art de vivre en cohérence avec la nature et les êtres humains, dans le respect de soi et de chacun », pour Nadège Noisette, « un projet de société, voire de civilisation globale qui place l’humain au centre de son système de pensée et d’action, en articulation avec leur environnement »,pour Gaëlle Rougier.

Pas besoin de lire entre les lignes pour saisir, dans la vision de l’écologie, son lien avec le féminisme, outil pour « vivre en harmonie et que tout le monde trouve sa place dans la société », pour la première, « philosophie de combat pour l’égalité pleine et entière entre les femmes et les hommes », pour la seconde, qui ajoute :

« C’est une lutte collective qui doit être toujours renouvelée et qui trouve diverses expressions. Il vaut mieux parler de féminismes au pluriel, en fonction des courants et des époques. » Mais peut-on être féministe sans être écolo et écolo sans être féministe ?

« Je crois que oui, on peut être féministe sans être écolo. Nos mères, c’est ce qu’elles étaient quelque part. Leur émancipation ne passait pas par la protection de la nature. Par contre, écolo sans être féministe, j’aurais tendance à dire que non. Si l’idée est l’harmonie et le respect, les femmes doivent forcément avoir leur place à part entière. Pour moi, c’est indissociable.

Et le mouvement écologiste développe des facilités dans son organisation politique pour que les femmes aient leur place. Ce n’est pas un hasard si l’affaire Baupin a été mis au grand jour dans la presse. Le passage à la déclaration publique, ce n’est pas un hasard que ce soit passé par le mouvement écologiste.

Si les violences ont lieu partout, dans tous les milieux, y compris les partis de gauche, les syndicats, etc., ces femmes se sont senties soutenues parce que ces questions sont mises en réflexion au sein du parti. Et ce n’est pas un hasard non plus que la question de l’accès aux protections hygiéniques à l’université soit partie de Sandrine Rousseau (ancienne porte-parole d’Europe Ecologie Les Verts, ndlr). », répond Nadège.

Même discours du côté de Gaëlle :

« L'écologie est une lutte également mais c'est aussi des solutions concrètes aux défis démocratiques, sociaux, économiques et environnementaux. Là où le féminisme émancipe dans la lutte, l'écologie est un projet qui doit être capable de fédérer et de créer de la solidarité (homme/femme, Nord/sud, Villes/territoires ruraux) et qui proposent un projet politique concret en ce sens. »

RÉAPPROPRIATION, RÉHABILITATION, RÉINVENTION

L’écoféminisme n’est pas simplement l’alliance des deux luttes à l’état pur. Comme le souligne Jeanne Burgart Goutal, on peut être féministe et écologiste, sans être écoféministe. La co-présidente du groupe écologiste de Rennes analyse ainsi :

« L'écoféminisme est à la croisée car c’est aussi un projet politique de réenchantement du monde. L'écoféminisme est une proposition de réinvention des rapports entre humains, homme et femme et là où le féminisme matérialiste ne cherche que l'égalité matérielle, l'écoféminisme réintroduit la notion de réhabilitation du féminin, non pas comme une notion essentialiste mais comme un construit social différent et à cultiver. Elle permet donc bien-sûr aux femmes de revendiquer une singularité positive et donc de s'émanciper des modèles masculins. »

Dans l’histoire de l’écoféminisme, Emilie Hache explique que le postulat de départ, outre la dénonciation d’une double oppression, est une réflexion critique de l’idée de nature telle qu’elle a été élaborée dans la modernité et une réflexion critique également de la manière de concevoir la féminité à cette même période :

« Mais, pour ces femmes, il ne s’agissait que d’une étape. Elles ont proposé ensuite de se réapproprier aussi bien l’idée de nature que ce qui relève de la féminité. Ce geste de réappropriation/réhabilitation/réinvention peut se traduire par reclaim, qui est le concept majeur des écoféministes.

Par exemple, en renouant avec une nature vivante, que certaines considèrent comme sacrée. Une grande partie des écoféministes sont engagées dans la permaculture, réarticulant les humains à leur milieu, sortant du dualisme nature/culture en s’appuyant sur l’intelligence du vivant. Elles souhaitent revaloriser ce qui a été dévalorisé, aussi bien les corps que les compétences intellectuelles ou émotionnelles des femmes, retrouver de l’estime de soi, de la confiance en soi, etc. Il y a des textes incroyables qui décrivent des rituels, des groupes de parole dans lesquels cette reconquête est recherchée collectivement.

Cela n’a pas été compris par une grande partie des féministes de l’époque, notamment par les féministes matérialistes françaises, qui ont accusé l’écoféminisme d’essentialisme (c’est-à-dire l’idée qu’il existerait une nature féminine par essence – et de même une nature masculine en soi). » 

LA PUISSANCE DU FÉMININ

Les écoféministes dérangent parce qu’elles bousculent l’ordre établi, montrant qu’il ne s’agit pas là d’une nature mais d’une construction sociale basée sur le patriarcat et le capitalisme. L’instinct maternel, l’alerte de l’horloge biologique, la résistance à la charge mentale et autres inventions pseudos basées sur des arguments scientifiques ne sont pas si naturelles que ça et les militantes croient davantage en la connaissance des éléments et l’appropriation de son corps comme on l’entend pour tendre à nouveau vers notre puissance qu’elle soit féminine et/ou masculine.

Dans l’idée de revalorisation de ce qui a été dévalorisé chez les femmes, Audrey Guillemaud, formatrice en physiologie du cycle et approches symptothermiques, installée à Rennes œuvre pour une « féminité consciente et épanouie », comme indique le sous-titre de son livre Cycle féminin et contraceptions naturelles, paru en avril dernier.

En parallèle d’éléments personnels, elle a constaté au cours de sa carrière professionnelle, lorsqu’elle était chargée de prévention santé, que les femmes étaient souvent mal informées, voire ignorantes, puisque les questions de contraception et de prévention santé ne sont pas traitées en amont mais dans les situations d’urgence. Connaître son cycle constitue pourtant un élément de base pour les jeunes filles et les femmes en général.

« C’est une dépossession dont je me suis rendue compte. Le corps féminin est toujours traité en tant qu’objet, avant qu’on ne donne des informations. On a fait du corps un objet sur lequel la femme n’a pas son mot à dire. Elle n’a pas le choix. Il faut faire face à l’intimité, la femme peut se comprendre. Le mécanisme est noble. »
explique-t-elle.

Pour elle, on manque de notion d’empowerment purement féminin. Dans les années 70, des militantes féministes prônaient déjà la découverte du corps et du sexe féminin par les femmes. En apprenant à observer et à toucher son pubis, sa vulve, ses lèvres, son clitoris, son vagin et son col de l’utérus. En apprenant à palper ses seins.

« On savait aussi repérer et écouter notre cycle avec les courbes de température, la glaire cervicale, la texture, etc. À quel point les femmes qui savent sont des femmes dangereuses ? Quand on détenait le savoir, on détenait le pouvoir. On évolue aujourd’hui, même au niveau des hommes. Il y a 10 ans, ce n’était pas acquis du tout. Mais la question reste : comment oser être autonomes ? », pointe Audrey Guillemaud, qui soulève alors le tabou autour des menstruations, souvent maintenu par la transmission de peurs ancestrales.

« Les moyens de contraception, l’IVG, les règles… c’est en ne diffusant pas l’information qu’on créé la peur. Quand il y a de la connaissance, on recrée de l’histoire personnelle de la femme. Pouvoir dire que l’on est capable, confiante, pour être bienveillante aussi avec les autres. »

Dans son ouvrage, elle établit un lien entre les différentes phases du cycle et les saisons de la nature. La période des règles serait comme l’hiver durant lequel la plante est sous terre, en veille énergétique. C’est un moment plus propice au repli et à la concentration intérieure. Puis vient le printemps, saison de la renaissance. La plante sort de terre, pousse en feuilles puis en fleurs. L’ovulation serait donc l’été, moment où la fleur devient un fruit, l’appel à produire quelque chose est moins intense. Le fruit enfin libéré, l’automne s’installe, privilégiant le recentrement avant la nouvelle phase d’épuration de l’hiver.

« C’est l’alternance des temps qui permet de faire maturer des projets. Le rythme que la femme a en elle est le rythme de l’univers. Le cycle lunaire, les quatre saisons, etc. c’est le cycle du vivant. Aujourd’hui, on a peur d’écouter notre cycle parce qu’en entreprise, le rythme, c’est plutôt une route bien droite que quelque chose de nuancé, avec cette alternance des temps. Le féminin n’est pas négligeable, le féminin n’est pas hors norme. Car la norme, ce n’est pas l’homme.

La femme est un individu à part entière. L’empowerment féminin est un féminin entier. La femme peut l’utiliser à sa discrétion, pour connaître son cycle, écouter son corps, etc. et peut l’utiliser au sein d’un couple connecté. Parce que la fertilité n’est pas une valeur féminine. C’est le couple qui est fertile. Tout comme la terre peut rester sans graine pendant longtemps… Il nous faut nous libérer de tout ce qui a été intégré malgré nous et se mettre à bien penser que les deux personnes du couple hétéro sont responsables. Il ne faut pas déléguer la fertilité et la contraception à une seule personne. », précise-t-elle. 

VIOLENCE DE LA VIRILITÉ

Pour cela, il est nécessaire que les femmes se réapproprient leur corps, se réapproprient leur cycle, se réapproprient leurs capacités intellectuelles, et se réapproprient leur sexe. Tout ce qui leur a été enlevé à force de construire et de transmettre un monde misogyne dans lequel règnent le sacre de la maternité et la culture du viol. Non Donald, on ne prend pas les femmes par la chatte.

À force de renier son rapport à l’animalité, l’homme en a pourtant cultivé les traits jusqu’à l’inscrire dans l’histoire de l’humanité en 2017 sous le hashtag Balance Ton Porc qui provoque un tollé chez les antispécistes qui y voient là une insulte pour l’animal (tandis que personne ne s’insurge que « Paté d’cochonne » soit en accès libre dans les rayons du supermarché ou du caviste, comme le note Nadège Noisette, choquée par la découverte non seulement du nom du pâté mais également du dessin d’une cochonne en bikini…).

La virilité doit sérieusement être déconstruite. Pour le bien de tous les êtres vivants. Une étude américaine, réalisée en 2018, a montré que la plupart des hommes n’étaient pas à l’aise pour aller faire les courses avec un sac réutilisable, confiant ce comportement à la gent féminine.

Les chercheurs de l’étude ont réalisé un expérience auprès de plusieurs hommes : d’un côté, ils leur ont donné une carte cadeau, rose et fleurie, de l’autre, un carte cadeau neutre. Avec, ils pouvaient choisir entre trois produits plus ou moins écolos. Sans surprise, malheureusement, les hommes possédant la carte cadeau rose, considérée comme efféminée, ont préféré acheter les produits les moins écolos.

Une forme de compensation ? L’écologie serait donc bel et bien, dans les mentalités, une affaire de femmes. L’étude conclut : « En plus de la production de déchets, du gaspillage de l’eau ou de la trop grande consommation d’électricité, le sentiment donné aux hommes d’être trop féminins pourrait être une source de dégâts pour l’environnement. »

De mieux en mieux ! « Ce n’est pas un hasard si les premiers hypers s’appelaient Mammouth. Moi, mon père disait : Je vais chez Mammouth, je voyais un Cro Magnon. », ironise Tanguy Pastureau dans sa chronique du 9 janvier 2018, sur France Inter :

« Enfin, une des expériences menées montre que plus un logo est viril, plus les hommes donnent, une association écolo ayant pour logo un loup hurlant a reçu 3 fois plus d’argent qu’une autre avec comme logo un arbre, donc pour sauver la faune. Il faut juste que le WWF prenne pour logo leur panda mais en érection en train de mater le Canal Football Club et 100% des hommes font un don. On est sauvés. La virilité, c’est le truc le plus bête du monde. Vive les femmes. »

C’est tragique d’en arriver là. Tragique que l’écologie n’intéresse pas les hommes parce que ce serait soi disant pour les femmes. Tragique que les femmes redoutent une vraie transition écologique par peur de ressembler à la femme écolo pas coiffée, sans maquillage, des poils partout sur les jambes, les aisselles, le pubis n’en parlons pas (d’ailleurs, on parle de forêt vierge ou de buisson mal taillé dans ces cas-là…), qui s’installe en plein milieu du Larzac et grimpe aux arbres pour protester dès qu’elle a un pet de travers (ou ses règles, certainement).

La pression sociale et patriarcale est redoutable, et cela même face à une catastrophe annoncée qui a déjà bien commencé. Pour une question d’image, de virilité, de stéréotype écolo, on préfère laisser crever les femmes et la planète. Une fois le joujou Terre-miné, il n’y en aura plus d’autres… 

L’ESPOIR, DANS LA JEUNESSE

La révolution écologique sera féministe ou ne sera pas. La jeunesse s’engage pour le climat. L’Europe s’émerveille devant la force et la conviction de Greta Thunberg, militante suédoise de 16 ans qui a plusieurs fois mis tout le monde sur le cul par la force de ses discours engagés et matures.

Le 8 mars, elle n’hésitait pas à déclarer que le féminisme est crucial et embarquait la jeunesse dans un mouvement collectif qui affirme haut et fort le lien entre les droits des femmes et la préservation de l’environnement, à travers le génialissime slogan : « La planète, ma chatte, protégeons les zones humides ».

On ne peut pourtant s’empêcher de penser que là aussi tout est une question de cycle. La nouvelle génération prend le combat à bras le corps mais son visage médiatique reste celui de la jeune femme. Aussi combattive soit-elle, le capitalisme patriarcal manipule et broie sans difficulté et peut toujours compter sur les différents gouvernements pour le protéger et le choyer, en sous marin.

Début juin, un article publié sur le site du magazine Usbek et Rica, signale que « malgré les alertes, la production mondiale de plastique reste en hausse. », principalement à cause des Etats-Unis et de l’Asie mais ailleurs, même si la production recule, le taux de recyclage reste bas et la France s’affiche comme une mauvaise élève avec un taux de recyclage à 22% (la moyenne en Europe étant à 31%).

La vigilance n’est plus de mise, il faut désormais exiger de nos gouvernements qu’ils prennent les mesures nécessaires. Expérimenter la gratuité des protections hygiéniques dans des lieux collectifs, soit. Mais c’est là le minimum. Il serait de bon ton qu’en parallèle, le glyphosate soit interdit. Pour nos cultures et nos culottes (et surtout, nos vagins). 

Santé publique, respect des femmes, enjeux sociaux, catastrophe environnementale… compliqué de penser l’avenir en des termes radieux tant que tout le monde ne s’y mettra pas réellement.

« Plusieurs fois j’ai entendu, au cours de mon mandat, des hommes me dire que l’écologie, c’est obligé, on va y aller et ça va passer par les femmes. Forcément, on a l’image de celle qui nourrit, celle qui soigne, etc. Alors, souvent, c’était dit comme un compliment mais n’empêche que je n’ai jamais réussi à le prendre comme ça. On est 50% de la population mondiale. Faut que tout le monde y aille. Faut arrêter avec cette décharge de la responsabilité. »
s’indigne Nadège Noisette.

La vague verte des Européennes portera-t-elle ses fruits ? Là encore c’est pareil. Face à des mentalités réticentes et des lobbys puissants, la tâche est compliquée. Rien ne sert de croiser les doigts et de prier Dame Nature en espérant sa clémence, on relève ses manches et on croque dans la pomme, tou-te-s ensemble, une bonne fois pour toute et on le recrache ce putain de ver.  

 

 

 

 

 

 

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Femmes et nature : dangereuses sources d'émancipation ?
Soeurs en écologie

Célian Ramis

Précarité menstruelle : la couleur de la réalité

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Mais qu’est-ce qui horrifie tant quand on parle des règles ? Il semblerait que le fait de savoir qu’une femme en face de nous est en train de saigner soit perturbant. Voire dégoûtant si elle ose le dire ouvertement. « J’ai mes règles », ça glace le sang.
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Les médias en parlent beaucoup en ce moment. Quasiment depuis un an. Le concept de précarité menstruelle vise à dénoncer la charge financière qui émane de l’achat de protections périodiques et qui incombe uniquement aux personnes ayant leurs règles. La revendication est claire : l’accès gratuit pour tou-te-s à ces produits de première nécessité, et non de confort.

Mais en pointant seulement l’aspect économique, on en oublierait presque que la précarité menstruelle dépasse largement le côté pécunier qui finalement est une conséquence du tabou engendré et entretenu par le patriarcat…

Au cours du transport des kits Virilité, l’accessoire « poche de sang » a certainement dû être bien secoué… Parce que les bonhommes, ils ont le cœur bien accroché pour faire la guerre, dépecer les animaux tués à la chasse, opérer des êtres vivants, jouer à des jeux vidéos bien belliqueux ou encore pour ne pas détourner le regard pendant un épisode de Game of Thrones. Mais paradoxalement, on leur attribue la grande capacité à tourner de l’œil à la vue du sang, que ce soit pour une prise de sang ou un accouchement. Pas étonnant donc qu’ils aient un petit haut-le-cœur dès qu’on mentionne que tous les mois, nous les femmes, on saigne, phénomène créé par la non fécondation de l’ovule qui s’évacue avec une partie de notre endomètre via notre vagin, pour finir absorbé par un tampon ou une éponge, récupéré par une coupe menstruelle ou une serviette hygiénique ou encore évacué aux toilettes ou dans le bain ?! Peu importe, ça sort. C’est cyclique. Point barre. 

Mais qu’est-ce qui horrifie tant – les hommes et les femmes - quand on parle des règles ? Il semblerait que le fait de savoir qu’une femme saigne au moment même où elle se tient debout juste en face de nous à la machine à café et discute de manière tout à fait normale soit perturbant. Voire dégoûtant si elle ose le dire ouvertement. « J’ai mes règles », ça glace le sang. Cette image implicite d’un ovule non fécondé qui vient s’écraser par filets et caillots de sang dans la culotte, ça répugne… 

ZUT À LA FIN !

Ras-la-culotte de tous ces mythes oppressants autour des menstruations ! Ras-la-serviette de voir les visages se crisper quand le mot « règles » vient à être prononcé ! Ras-le-tampon de la vieille réflexion disant de se mettre aux abris pour ne pas essuyer le courroux de la harpie menstruée ! La coupe est pleine, évidemment.

Peut-être que cette soi-disant bande d’hystériques mal lunées l’est à cause des fortes douleurs ressenties avant, pendant et après ce fameux moment du cycle ou à cause des milliers d’euros dépensés pour s’acheter des produits hygiéniques imbibés pour la plupart de pesticides et de composés chimiques…

Ou tout simplement parce qu’elle a été éduquée dans la peur de la tâche et de l’odeur du sang et qu’elle a intégré depuis l’adolescence que « règles » équivaut à « impure ». Le cycle des femmes inquiète et dégoute. Nous, forcément on voit rouge et on milite pour que tout le monde se sente concerné, pas directement par nos vagins ensanglantés mais par tous les à côté.

Actuellement, nombreuses sont les publicités qui nous sollicitent au fil de la journée, sur les réseaux sociaux principalement, pour nous filer LA solution pour vivre paisiblement nos règles et sauter de joie à la première coulée… Chouette des nouvelles culottes de règles méga absorbantes ! Aussi écolos soient-elles, ça interpelle. Vivre sereinement nos règles n’est pas qu’une histoire de culotte tâchée ou pas tâchée, de vulve au sec ou à la fraiche ! Non, c’est bien plus complexe et complet que ça.

#ERROR

On touche ici à un système global de connaissance du corps des femmes et son fonctionnement cyclique. Souvent, on le connaît peu, on le connaît mal. En France, en 2016, le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes (HCEfh) a révélé qu’une fille de 15 ans sur quatre ignore qu’elle possède un clitoris et 83% ne connaissent pas son unique fonction érogène.

On l’appelle « minou », « chatte », « zezette », « abricot », « moule », etc. On les nomme « ragnagnas », « trucs » ou carrément « les anglais débarquent ». On pense qu’au moment des règles, les femmes ratent la mayonnaise (en Argentine, c’est la crème fouettée, au japon, les sushis et en Italie, l’ensemble des plats) et sont énervées sans raison aucune pendant leur durée entière.

Si la majorité de la population a tendance à minimiser, il serait une erreur de penser que l’utilisation des termes exacts est à négliger. Pire, à penser que cela constitue un danger ! Car apprendre aux enfants que les petites filles ont entre les jambes à l’extérieur un pubis, un clitoris et une vulve et à l’intérieur, un vagin et un utérus, c’est déjà briser le tabou visant à laisser croire que là où les garçons ont un pénis bien apparent, elles n’ont « rien ».

Les premières menstruations déboulent dans la culotte, c’est la panique et l’incompréhension. Ce passage que tout le monde imagine comme un symbole de l’évolution de fille à femme peut être un véritable séisme pour qui n’y est pas préparé-e et un moment de solitude si aucun espace de parole libre et d’écoute bienveillante n’a été créé que ce soit au sein de la famille, de l’entourage et/ou de l’école.

On passe de l’innocence enfantine à la femme potentiellement active sexuellement. Sans information anatomique. On passe du « rien » à la possibilité d’avoir un enfant, et cela même sans comprendre comment notre cycle fonctionne. Et quand à cela on ajoute des complications type fortes douleurs au moment des règles pour lesquelles on nous explique qu’avoir mal, c’est normal, on apprend à souffrir en silence, à serrer la mâchoire et à redoubler d’effort pour faire taire la douleur.

Peut-être sera-t-on diagnostiquées plus tard d’une endométriose, du syndrome des ovaires polykystiques, du Syndrome PréMenstruel et même de trouble dysphorique prémenstruel. Heureusement, les combats féministes permettent de faire avancer la cause et des personnalités issues des milieux artistiques – actrices, chanteuses, etc. – témoignent de leurs vécus et des parcours chaotiques qu’elles ont enduré de nombreuses années durant afin de faire reconnaître les maladies et les conséquences physiques et psychologiques que cela inclut.

Aussi, de supers ouvrages existent pour en apprendre plus au sujet des règles comme Sang tabou de Camille Emmanuelle, Le grand mystère des règles de Jack Parker, Cycle féminin et contraceptions naturelles de Audrey Guillemaud et Kiffe ton cycle de Gaëlle Baldassari (les deux derniers étant écrit par des Rennaises – lire l’encadré).

Sans oublier le livre Les règles… Quelle aventure ! d’Elise Thiebaut et Mirion Malle à destination des préados et ados, filles et garçons. Cela participe à la découverte de soi et de l’autre, car comme le disent Elise Thiebaut et Mirion Malle à juste titre « rendre les règles invisibles, c’est rendre les femmes invisibles. »

SUR LE FIL DE L’EXPÉRIENCE

Lis Peronti est une artiste-chercheuse installée à Rennes depuis plusieurs années. Elle y a notamment fait un mémoire autour des menstruations et des performances durant lesquelles elle a laissé le sang de ses règles couler sur une robe blanche ou un pantalon (lire le focus « Menstruations : ne plus avoir honte de ses règles » - yeggmag.fr – août 2017).

Aujourd’hui, elle continue son travail de recherches et de restitution sous forme artistique, mêlant savoirs théoriques et vécus personnels, autour du sexe féminin. Quand on lui demande ce qu’est pour elle la précarité menstruelle, elle répond :

« Comme ça, je pense au prix des protections hygiéniques. J’en ai beaucoup acheté avant la cup. Mais en fait, c’est plus que ça. C’est le fait que les règles soient considérées comme dégueu, tabou, comme quelque chose à cacher. La précarité menstruelle n’est pas juste liée au prix des tampons et des serviettes mais aussi au manque d’informations qu’on a sur les règles si on ne fait pas la démarche d’aller chercher plus loin. »

Sa démarche au départ, elle le dit, n’était pas consciemment féministe. En commençant à travailler sur le sujet « de façon intuitive », elle a fait des choix pas forcément réfléchis mais qui l’ont mené à mieux comprendre le fonctionnement de son corps, de son cycle et aussi à mieux protéger sa santé. Plus tard, elle a fait des liens avec sa recherche académique :

« C’était une porte d’entrée vers toutes les études féministes et vers la connaissance de mon corps aussi. Par exemple, c’est au moment où j’ai commencé à faire une performance à chaque menstruation, performance qui était censée fonctionner selon mon cycle naturel, que j’ai arrêté la pilule pour retrouver le temps décidé par mon corps pour l’arrivée des règles, et aussi parce que j’avais entendu que la pilule provoquait des maladies. À ce moment-là, j’ai commencé à me rendre compte de quand est-ce que les règles arrivaient. Le fait de les laisser couler sur un tissu ou sur la terre m’a permis de me rendre compte de la quantité de sang versée, qui était d’ailleurs beaucoup moins importante que ce que je croyais. »

Aujourd’hui, elle connaît mieux son cycle et s’étonne d’autant plus de tous les tabous liés aux règles : « On a d’autres pertes au cours du cycle et ça ne choque personne. » Pour elle, en tout cas, le mémoire et les performances l’ont amenée à de nombreuses lectures et réflexions sur le sujet mais aussi à apprécier la beauté de la couleur du sang menstruel et de son mouvement lorsqu’il se dissout dans l’eau. Voilà pourquoi elle a choisi la coupe menstruelle, bien avant le scandale autour de la composition des tampons et des serviettes.

À ce propos, elle nous livre son opinion : « Les fabricants ont toujours su que c’était de la merde à l’intérieur mais on en parle aujourd’hui parce qu’il y a un nouveau marché à prendre. On en voit partout maintenant des culottes menstruelles, des tampons bios, des serviettes lavables, etc. C’est bien mais ce n’est pas nouveau. »

Ce que Lis Peronti retient particulièrement de tout cet apprentissage menstruel, c’est que « travailler sur les règles m’a aussi fait prendre l’habitude d’échanger sur ses sujets avec différentes personnes, que ça soit des bio ou techno femmes ou desbio ou techno hommes(termes utilisés par Beatriz Preciado dans Testo Junkie. Sexe, drogue et biopolitique). Et connaître le vécu ou l’opinion des autres est la chose la plus enrichissante dans cette recherche artistique. »

Et même sans démarche artistique, on la rejoint : échanger et partager les vécus et opinions, en prenant soin d’écouter en premier lieu les personnes concernées, est enrichissant et nécessaire à la déconstruction du tabou et des stéréotypes autant autour des règles que du genre. 

SOURCE DE SOUFFRANCES

Car ce tabou autour des règles peut être une source de violence à l’encontre de celles à qui on ne permet pas l’expression de leurs souffrances et à qui on dit que la douleur est uniquement dans leur tête. Mais aussi à l’encontre de celles qui n’osent pas l’exprimer et qui demandent, en chuchotant à l’oreille de leurs copines, si elles n’ont pas un tampon et qui le cachent ensuite dans le revers de leur manche ou encore de celles qui intègrent malgré elles un sentiment de honte et de peur.

Le silence et la méconnaissance qui règnent autour de cette thématique sont également à la base de la lenteur du diagnostic de l’endométriose, qui touche entre 1 femme sur 7 et 1 femme sur 10. Il faut en moyenne 7 ans pour diagnostiquer l’endométriose. Pourquoi ? Parce que le corps médical est mal informé, mal formé. Parce qu’une femme expliquant que tous les mois elle est handicapée par son cycle (transit perturbé, gênes urinaires, gênes ou douleurs lors des rapports sexuels, fortes douleurs utérines, incapacité à marcher au moment des règles, etc.) ne sera pas réellement écoutée et prise en charge, encore aujourd’hui, en 2019.

L’alliance des charges symboliques, émotionnelles et physiques qui s’ajoutent et s’imbriquent provoque une première forme de précarité, dans le sens de fragilité, contre laquelle les femmes luttent, bien conscientes qu’au premier signe de « faiblesse », elles seront renvoyées à la thèse essentialiste, c’est-à-dire à leur prétendue nature et fonction première : celle d’enfanter et de s’occuper du foyer.

Aujourd’hui, et cela est d’autant plus vrai avec le développement de l’image (fausse) de la Wonder Woman, une femme doit pouvoir affronter sans ciller et sans transpirer une double, voire une triple journée. La charge mentale s’accumule et pourtant, elle reste toujours suspectée de ne pas pouvoir y parvenir. De ne pas être assez forte, de ne pas pouvoir garder son sang froid et de ne pas avoir les épaules assez solides.

Alors, en plus des taches domestiques et de son travail, elle doit aussi penser à la contraception et aux protections hygiéniques, sans oublier les multiples remèdes de grand-mère ou les médicaments à prendre en cas de douleurs.

LES INÉGALITÉS SE CREUSENT

« Le tabou des règles est l’un des stéréotypes sexistes qui affecte la quasi-totalité des filles et des femmes dans le monde. », signale l’ONG internationale CARE. Si la majorité des femmes éprouvent de la honte concernant leurs règles, il existe aussi une partie de la population féminine touchée par l’isolement social, voire l’exil menstruel.

Au Népal, notamment, avec la pratique du chhapaudi, un rituel pourtant interdit visant à exiler les femmes du domicile familial pendant leurs règles, une brutalité à laquelle elles sont confrontées en raison de leurs menstruations encore pensées comme signe d’impureté et source de malheurs.

Selon les pays, les croyances diffèrent : dans certains coins d’Amérique du Sud, on pensera que côtoyer des femmes réglées peut provoquer des maladies, tandis qu’ailleurs, on pensera que le sang qui souille la terre la rend stérile. Elles seront alors tenues à l’écart de leur maison mais aussi de leur travail si celui-ci par exemple consiste à la culture et aux récoltes dans les champs. Dans la religion juive également, l’exil menstruel peut être appliqué, un rituel sera alors à suivre pour réintégrer le foyer. Afin de se laver et de redevenir pure.

Au-delà de la précarité sociale imposée par cette exclusion et de l’humiliation engendrée par celle-ci – et des morts fréquentes des exilées asphyxiées par les fumées du feu qu’elles ont allumé pour se réchauffer, mordues par des serpents, agressées, etc. – leur quotidien est affecté depuis très longtemps.

Ce n’est que depuis le 2 janvier que des femmes ont pu se rendre dans le temple d’Ayyappa à Sabarimala (dans la région du Kerala en Inde), après que la Cour suprême indienne ait levé l’interdiction, pour les femmes menstruées, d’accéder aux lieux sacrés hindous. Malgré tout, elles n’ont pas pu franchir les marches du temple, obligées d’emprunter l’entrée du personnel pour se protéger des réactions hostiles de certains croyants. 

ISOLEMENT ET DÉSCOLARISATION

Malheureusement, en Inde, la population féminine est habituée dès le plus jeune âge à être rejetée à cause des règles, comme le montre le documentaire Les règles de notre liberté (en anglais Period. End of sentence) diffusé en France, en février 2019, sur Netflix.

Dans le village de Kathikhera, située en zone rurale, avoir ses menstruations est véritablement synonyme de précarité. Ce qui apparaît dans les silences filmés par la réalisatrice Rayka Zehtabchi lorsque le mot « règles » est prononcé. Les femmes du village n’ont pas accès aux protections hygiéniques, trop chères, qu’elles ne connaissent que de « réputation », comme une légende urbaine.

Elles, elles se tapissent le fond des sous-vêtements avec du papier journal ou des tissus usagés. Comme le font en France les femmes SDF, les détenues n’ayant pas l’argent nécessaire pour cantiner ou encore les personnes les plus précaires, étudiantes comprises dans le lot.

Selon l’ONG Care, elles sont environ 500 millions de filles et de femmes dans le monde à ne pas avoir accès aux protections hygiéniques. Autre problématique mondiale qui en découle : la déscolarisation des jeunes filles. En Afrique, 1 fille sur 10 manque l’école lors de ses menstruations.

En Inde, 23 millions de filles arrêtent l’école à cause de leurs règles. Soit par manque d’accès aux produits d’hygiène, soit parce que les toilettes ne sont pas séparées dans les établissements. Dans tous les cas, la honte l’emporte. 

Les femmes de tous les pays ne vivent pas à la même échelle le même degré d’exclusion face aux stéréotypes et au tabou des règles. Si on revient à notre propre plan national, on ne peut pas parler de déscolarisation des jeunes filles mais certaines ont des absences répétées au fil de leur cursus justifiées par le début de leur cycle, que ce soit à cause des complications physiques – nausées, douleurs, diarrhées, fatigue… - ou en raison de l’hygiène.

Mais aussi de cette fameuse peur qui rend les adolescentes « indisposées » pendant les cours de natation. On voit aussi dans l’Hexagone une certaine réticence à réfléchir à la mise en place du congé menstruel, comme cela s’applique dans d’autres pays, comme l’Italie ou le Japon. Parce qu’on craint des abus, nous répond-on régulièrement.

En clair, des abus de la part des femmes qui profiteraient de l’occasion pour prendre des jours de congé alors qu’elles n’ont pas leurs règles ou qu’elles n’ont aucune difficulté avec celles-ci. Certainement un abus justifié par une soudaine envie de faire les boutiques... C’est croire en la frivolité des femmes et en un manque de cadre législatif qui viendrait entourer la loi.

C’est surtout ne pas considérer que les règles puissent entrainer de vraies difficultés et constituer un handicap dans le quotidien d’une partie des femmes dont on profit e qu’elles ont intégré le risque de précarité dans laquelle cela les mettrait si elles se permettaient des absences répétées au travail, aussi justifiées soient-elles.

LA SITUATION DES FEMMES EN GRANDE PRÉCARITÉ

Parler des règles, montrer un vêtement tâché par les menstruations, ça choque. Là où une porte s’ouvre en direction de la prise de conscience, c’est sur l’accès aux protections hygiéniques pour les plus démuni-e-s. Et elle ne s’opère pas en un claquement de doigts.

Il a fallu le concours de plusieurs actions, notamment associatives et médiatiques, et un film grand public Les invisibles de Louis-Julien Petit (lire notre critique dans YEGG#77 – Février 2019) pour que l’on commence à ouvrir les yeux sur une réalité jusqu’ici très peu prise en compte.

Une réalité que relate le sondage IFOP publié le 19 mars dernier et réalisé pour Dons solidaires : 8% des Françaises, soit 1,7 million de femmes, ne disposent pas suffisamment de protections hygiéniques et 39% des femmes bénéficiaires d’associations sont concernées.

Conséquence : 1 femme sur 3 (sur ce pourcentage) « ne change pas suffisamment de protection ou à recours à l’utilisation de protections de fortune. », souligne le communiqué. Là encore, on recroise la précarité sociale puisque, selon le sondage toujours, 17% des femmes en grande précarité renoncent à sortir à l’extérieur durant la période des règles et se retrouvent parfois en incapacité de se rendre à un entretien d’embauche ou un rendez-vous professionnel, par manque de protections hygiéniques. Un fait que l’on sait dangereux pour la santé et propice au Syndrome du Choc Toxique. 

Trop souvent, on oublie les exclues du débat dont font parties les détenues et les femmes SDF. Elles ont rarement voix au chapitre parce que par confort, on oublie celles qui n’en disposent pas et parce qu’elles pâtissent d’une image stéréotypée due à leur condition. Et pourtant, elles aussi ont leurs règles, et elles aussi ont le droit à la dignité.

Le 19 mars, L’Obs et Rue89 révèlent la précarité sanitaire que subissent les femmes incarcérées qui selon les établissements disposent de protections périodiques de mauvaise qualité souvent à des prix trop élevés, particulièrement pour celles qui ne cantinent pas.

« De nombreuses détenues utilisaient des tissus, des draps ou encore des serviettes de bain qu’elles mettaient dans leurs culottes », témoigne une ancienne détenue tandis que d’autres fabriquent des coupes menstruelles artisanales : « Elles utilisent une bouteille en plastique qu’elles découpent afin de n’en garder que la partie supérieure. Pour éviter de s’arracher les parois internes, la cup de fortune doit être lissée contre un mur. »

Le système débrouille côtoie alors le facteur risque sanitaire. Et s’applique également aux femmes SDF. Corinne Masiero, comédienne dans Les invisibles notamment, a vécu elle aussi dans la rue et dit au média Brut :

« Tout est dix fois plus problématique quand t’es une gonzesse, dix fois plus. Un truc tout con : quand t’as tes règles et que t’as pas de quoi t’acheter des trucs, alors tu vas chouraver des serviettes, des machins et tout. Mais des fois t’as pas eu le temps ou t’as pas pu, comment tu fais ? Tu te mets des journaux, des machins… on en parle jamais de ça. Pourquoi ces trucs là, c’est pas remboursé par la Sécu par exemple ? » 

AGIR POUR LES AIDER

Lors de notre reportage au Salon bien-être solidaire fin novembre à Vitré, organisé par l’association brétillienne Bulles Solidaires, Anaëlle Giraurdeau, alors stagiaire au sein de la structure, expliquait que l’impact de la sensibilisation des passantes à ce propos était important lors des collectes effectuées à l’entrée des supermarchés.

La majorité de la société ne réalise pas qu’être une femme dormant à la rue signifie également ne pas avoir de quoi s’acheter des protections hygiéniques. D’où la mobilisation de Bulles Solidaires, créée en septembre 2017 par Laure-Anna Galeandro-Diamant afin de récolter des échantillons et produits d’hygiène corporelle (non entamés et non périmés) pour tou-te-s lors de collectes, via le bouche à oreille, le démarcharge des pharmacies, instituts de beauté et hôtels ou encore grâce aux points de collecte disposés dans certains magasins du centre ville, à l’Ecole des Hautes Etudes de la Santé Publique de Rennes, ou encore dans des commerces vitréens.

Ces produits sont ensuite redistribués aux occupant-e-s des établissements avec lesquels l’association travaille comme le Secours populaire, le foyer Saint Benoit de Labbre à Rennes, Le Puzzle, etc. Mais aussi à l’occasion des maraudes organisées dans la ville. Collecter serviettes, tampons et coupes menstruelles est alors essentiel pour les femmes en grande précarité car à l’heure actuelle, les associations venant en aide aux personnes sans abris sont principalement spécifiques à la question du logement et à celle de l’alimentation.

Bulles Solidaires réalise donc une mission particulière sur un terrain presque vierge à ce niveau-là, à l’échelle locale, et n’en oublie pas les besoins des femmes. Sur le plan national, Règles élémentaires est la première association depuis 2015 à collecter des produits d’hygiène intime à destination des femmes sans abris et mal logées. Initiée par Tara Heuzé-Sarmini, la structure a réussi à organiser plus de 150 collectes en France et à redistribuer plus de 200 000 tampons et serviettes à plus de 20 000 femmes bénéficiaires.

La dynamique crée des émules. Le 16 mai prochain, une soirée autour de la précarité menstruelle est organisée à Askoria, à Rennes, par Aux règles citoyen-ne-s, un collectif de travailleurs-euses sociaux en formation dans l’école.

« Les femmes en situation de précarité sont les premières victimes. Elles sont déjà vulnérables et en plus, elles doivent se cacher à cause des tâches et c’est très difficile d’aller demander une protection hygiénique à quelqu’un dans la rue, c’est tellement tabou dans notre société actuelle… »
signale les membres du collectif.

En creusant le sujet, ielles ont l’idée d’une collecte mais rapidement se pose la question de la forme : « Une collecte c’est bien mais si en plus on peut sensibiliser autour de ça, c’est mieux ! On a donc fixé le prix de la soirée à une boite de tampons ou de serviettes qui seront ensuite données à Bulles Solidaires. »

Si le collectif souhaite provoquer des rencontres, des échanges et des débats entre professionnel-le-s du secteur social, futur-e-s professionnel-le-s, associations féministes (ou pas), il tient à ce que le grand public, hommes comme femmes donc, soit convié, intéressé et concerné. Ainsi, le débat sera précédé de la diffusion du film Les invisiblespour faire le pont avec la précarité menstruelle, un sujet large qui touche un grand nombre de femmes.

RENDRE LES PROTECTIONS HYGIÉNIQUES ACCESSIBLES

Et parmi les plus impactées, on trouve également la population étudiante dont les revenus sont souvent faibles voire inexistants. Pour une boite de tampons ou de serviettes, il faut compter entre 3 et 8 euros. Pendant une période de règles, les femmes peuvent utiliser les deux sortes de protection, pour ne pas dormir avec un tampon ou une coupe menstruelle, et ainsi réduire le risque d’infection.

Aussi, il faudra certainement prévoir l’achat de boites d’anti-inflammatoires ou autres médicaments, l’investissement dans une bouillote, etc. Et rien dans la liste ne peut être répertorié comme produit de confort. C’est pourquoi en janvier, l’université de Lille, sur les conseils de Sandrine Rousseau, fondatrice de l’association Parler, ancienne élue EELV et actuellement professeure d’économie à la fac, a décidé au début de l’année 2019 de distribuer gratuitement 30 000 kits de protections hygiéniques, contenant tampons, serviettes et coupes menstruelles réutilisables.

Une idée qui a été inspirée par le modèle écossais. En effet, le pays qui avait déjà investi pour lutter contre la « period poverty » auprès des femmes en grande précarité réitère son action auprès des étudiantes à présent, en levant 5,7 millions d’euros afin de fournir aux 395 000 élèves d’Ecosse des protections hygiéniques gratuites. Dans les écoles, collèges et universités sont, depuis la rentrée scolaire, accessibles tampons, serviettes, serviettes lavables et coupes menstruelles.

La réforme crée des émules là encore puisque début mars, la newsletter pour adolescentes « Les petites Glo » - la petite sœur des « Glorieuses » – lançait le mouvement #StopPrécaritéMenstruelle afin de demander la gratuité des protections hygiéniques dans tous les établissements scolaires français. 

Johanna Courtel est étudiante à l’université Rennes 2. Début avril, son projet de protections périodiques en accès libre – co-piloté avec une autre étudiante – figurait parmi les 10 lauréats qui seront financés par le budget participatif de la faculté.

« Il existait déjà un projet de l’Armée de Dumbledore, une organisation politique de Rennes 2, pour installer 3 distributeurs de protections hygiéniques. C’est bien mais c’était limité. Là, l’idée est d’installer des meubles avec des tampons, des serviettes, des cups, en libre accès. Et que les produits soient le moins toxiques possible. On veut privilégier le bio et la qualité, des produits respectueux pour nous et pour la nature. », explique-t-elle, précisant qu’elle ne connaît pas encore la date de mise en fonction des installations et du premier ravitaillement.

« Peut-être que beaucoup vont hésiter à en prendre au début mais l’objectif est vraiment que les personnes s’habituent à ce que ce soit gratuit. À ce que ce soit normal que ce soit gratuit,poursuit-elle. En tant que femmes, depuis qu’on a nos règles, on sait que c’est la galère. Dès la naissance, on sait qu’on va être précaires. En plus de ça, on doit payer plus de choses avec un moindre salaire… Etudiante, je me suis déjà retrouvée à la fin du mois avec du sopalin dans la culotte car j’ai préféré m’acheter à manger qu’acheter des protections. » 

UNE BATAILLE À POURSUIVRE

Mais avant même d’être contrainte à tester le « dépannage menstruel » que de nombreuses femmes connaissent au cours de leur vie, Johanna Courtel avait déjà conscience de la problématique, notamment grâce à la campagne médiatisée du collectif Georgette Sand qui a ardemment lutté contre la taxe tampon et obtenu gain de cause en décembre 2015 lorsque l’Assemblée nationale a voté l’abaissement de la taxe de 20% à 5,5%, reclassant ainsi les protections hygiéniques injustement qualifiées de « produits de luxe » à la catégorie « produits de première nécessité ».

Bonne nouvelle donc ! Pas tant que ça en fait, indique le collectif Georgette Sand dans un article paru dans Ouest France : « Malheureusement, l’abaissement de la TVA n’a pas été répercuté sur les produits des grandes marques. Maintenant que nous avons pu constater que la baisse de la TVA n’est qu’un cadeau pour les marques qui leur permet d’augmenter leurs marges sans faire monter leurs prix, nous avons conscience que cette taxe n’est plus la question. Il faut prendre conscience que le sujet est une question de santé publique. Des décisions comme celle prise par la LMDE d’allouer une somme de son forfait étudiant au remboursement des protections hygiéniques est un progrès que nous saluons. »

Dans le fait que la parole se libère petit à petit et que les exemples d’actions concrètes se développent, l’étudiante rennaise y sent le vent tourner et saisit l’occasion du budget participatif pour apporter sa pierre à l’édifice. Pour elle, le vote des étudiant-e-s en faveur de son projet marque l’importance de répondre désormais à un besoin bien réel de lutte contre la précarité.

Tout comme sur le campus, on trouve une épicerie solidaire, on trouvera prochainement des protections périodiques en libre service : « C’était important aussi de ne pas mettre un moment spécifique durant lequel les gens viennent se servir. Parce qu’en faisant ça, je pense que plus de gens vont s’autoriser à en prendre alors que si ça se faisait devant tout le monde pendant une permanence, beaucoup de personnes n’oseraient pas. Et quand on a pas une bonne protection hygiénique ou qu’on a oublié d’en prendre d’autres, on n’est pas à l’aise, on est moins aptes à écouter, à se concentrer. On pourrait parfaitement ne pas être dans cet état si justement on savait que, même si on oublie d’en mettre dans son sac ou qu’on n’a pas les moyens d’en acheter, on va pouvoir en trouver sur place. Dans les toilettes par exemple, pour que ce soit un lieu plus intime. »

L’ESPACE PUBLIC, ENCORE ET TOUJOURS GENRÉ…

Les toilettes, c’est encore un autre sujet dans le sujet. Mais là, on ne parle plus de l’université mais de l’espace public. À Rennes, tandis que la municipalité installe des urinoirs en forme de kiwi, de pastèque et autres fruits pour que ces messieurs arrêtent de pisser où bon leur semble lors des soirées arrosées du jeudi au samedi, personne ne s’inquiète du devenir de nos abricots qui marinent dans la sauce airelles chaque jour de nos règles.

Et ça ne me passe pas inaperçu dans les médias, avec en tête de fil le site Alter1fo qui par deux fois interpelle sur la question. En janvier, d’abord, on peut lire l’article « Précarité menstruelle : Rennes manque une occasion de « régler » la question » dans lequel le rédacteur Politistution dévoile qu’un projet concernant l’augmentation du nombre de toilettes pour femmes n’a pas pu être mis au vote du budget participatif de la ville car entre autre « la ville de Rennes dispose déjà de sanitaires publiques et aucun emplacement n’a pu être trouvé pour en construire de nouvelles. »

Il revient dessus en mai se saisissant de l’actualité chaude des urinoirs mobiles pour souligner, à juste titre, qu’il s’agit là encore d’un privilège de mâles. Il conclut son article :

« Les toilettes publiques restent finalement révélateurs des inégalités entre les sexes et ne doivent pas accentuer l’hégémonie masculine dans la ville. »

De par cette phrase, il pointe une nouvelle problématique qui enfonce encore davantage les femmes dans la précarité menstruelle. Les villes pensées par et pour les hommes permettant uniquement aux femmes de se déplacer dans l’espace public mais pas de l’occuper comme les hommes le font.

Encore moins quand elles ont leurs règles et qu’elles n’ont pas d’autres choix pour changer leurs protections que d’aller dans un bar ou rentrer chez elle, si leur domicile n’est pas trop éloigné. Alors des urinoirs en forme de fruits, c’est bien joli mais c’est quand même discriminatoire, même si on est équipé-e-s d’un pisse-debout, c’est ce que développe Virginie Enée, journaliste pour Ouest France, dans son billet d’humeur daté du 6 mai :

« Alors oui, une cabine de toilette mixte ne coûte certainement pas le même prix. Probablement que cela prend plus de place dans l’espace public et que c’est moins ludique qu’un urinoir déguisé en pastèque ou en kiwi. Mais justifier une inégalité par l’incivilité de certains, c’est ni plus ni moins qu’une discrimination. Réclamons des cabines de toilettes publiques dans une citrouille, type carrosse de Cendrillon. (Sinon nous aussi, on se soulagera sur ses roues.) »

LES TOILES D’ARAIGNÉE, C’EST SALE… 

De nombreux facteurs convergent, créant ainsi une précarité menstruelle qui pourrait s’apparenter à une toile d’araignée, tissée autour du tabou des règles pour coincer les femmes dans leur émancipation. Comme le souligne Lis Peronti, les règles ne sont qu’une partie du cycle, et non l’entièreté et surtout pas la fin comme on vise souvent à le penser. Bien au contraire même puisqu’en réalité l’arrivée des règles marque le début du cycle.

Elles ne sont pas donc pas synonymes de la fin, dans le sens de l’échec de la femme dans son soi-disant rôle premier et majeur de procréatrice, mais le début, le renouveau, l’instant de tous les possibles. La possibilité de choisir son mode de vie, son mode de contraception, son corps.

De plus en plus de comptes, comme Dans Ma culotte, SPM ta mère ou encore Mes règles et moi, se créent sur les réseaux sociaux, utilisant la toile non pour nous coller à une matière et se faire dévorer ensuite mais pour dénoncer la précarité menstruelle, briser le tabou et dévoiler la couleur de la réalité, parce que non ce qui coule dans nos culottes n’est pas bleu comme le montre la publicité, mais bel et bien rouge.

Montrer le sang - comme l’a fait la youtubeuse Shera Kirienski en posant en pantalon blanc tâché et comme l’a fait auparavant Lis Peronti - participe à ne plus cautionner les mythes et les mensonges qui entretiennent la précarité menstruelle dans sa globalité. Les initiatives fleurissent. Au Canada, par exemple, au musée de Kitchener, en Ontario, a dévoilé l’exposition Flow pour démystifier les règles et aider les femmes qui se sentent stigmatisées à cause de ça à s’émanciper.

Sinon, sans prendre l’avion plusieurs heures durant, on peut de chez nous, en toute intimité si on a honte (en espérant ensuite qu’on aura le courage d’en parler avec d’autres, au café, puis dans le bus, puis au milieu d’une foule ou mieux, à table) regarder le super documentaire d’Angèle Marrey, Justine Courtot et Myriam Attia, 28 jours, disponible sur YouTube.

Ou encore on peut participer à la campagne Ulule de financement participatif afin d’aider Leslye Granaud pour la réalisation et diffusion de son documentaire SPM ta mèrequi interroge hommes et femmes sur leur rapport aux menstruations. 

Mise en garde (qui arrive bien trop tard, tant pis) : après tout ça, vous ne penserez plus que les règles, c’est dégueu et vous prônerez le choix pour toutes les femmes d’en parler librement ou de garder ça pour elles. Car si cela ne doit pas virer à l’injonction au témoignage, il est urgent de se libérer des sentiments de honte et d’humiliation qui entourent toutes les personnes ayant leurs règles.

De garantir l’accès aux protections hygiéniques à toutes les personnes ayant leurs règles, sans conditions. D’apprendre à toutes les filles et à tous les garçons l’anatomie des un-e-s des autres et d’ouvrir la voix aux personnes désireuses de connaître davantage leur cycle que l’écoféminisme met en parallèle du cycle de la Nature. Mais ça, c’est un autre sujet. Et c’est pour bientôt.

 

 

Tab title: 
Les règles de la précarité
La précarité menstruelle : pas qu'une affaire de femmes
Aimer son cycle, c'est possible ?
Alerte : vulves et vagin pollué-e-s

Célian Ramis

Danse : Puissance waack

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C’est une danse à découvrir le waacking, à observer et à tester. Elle peut être divertissante et légère mais aussi, forte d’une histoire pas terminée – les personnes LGBTIQ+ et les personnes racisées étant encore largement discriminées – politique et militante.
Text: 

Los Angeles. Bienvenue dans les années 70. Homosexuels afro-latinos, faites-vous discrets. Voire invisibles. Le mépris et les discriminations rodent encore, même si les premières gay prides apparaissent, les mentalités sont loin d’avoir évolué.

Dans les clubs, à l’abri des regards de celles et ceux qui voient en vous de la perversité, vous pourrez waacker à volonté. Ici, tout est permis. Sous les feux des projecteurs et les flashs des photographes ébahis, vous diffusez de la liberté, du glamour et de la sensualité. Vous dansez et vous êtes magnifiques !

Si on parle d’élégance à la française, on doit bien avouer malgré tout que le waacking n’est pas très répandu dans l’Hexagone. Pourtant, nous en avons des waackeuses d’excellence, dignes héritières de cette danse afro-américaine gay, inspirée par les stars du cinéma hollywoodien des années 50. Changement d’époque, changement de contexte, changement de pays, les ambassadrices d’aujourd’hui tendent à montrer que le waacking peut aussi rimer avec la francophonie. Rencontre avec Princess Madoki et le collectif dont elle fait partie, Ma Dame Paris, dont l’objectif est de faire connaître cette danse, la démocratiser, en montrant comment chacun-e peut se l’approprier, sans jamais en oublier son origine. 

« Le waackeur, il aime être beau, il aime être vu, il est le premier personnage du film, pas autre chose, on ne filme que lui. Mais y a un truc que je ne vous ai pas dit. Ça fait super mal au bras ! », rigole Josépha Madoki. Dimanche 10 mars, à partir de 16h, elle mène le Bal Waack sur la scène de L’Étage du Liberté, à Rennes.

Invitée par Le Triangle, elle est entourée de deux assistantes : Sonia Bel Hadj Brahim, membre du collectif Ma Dame Paris, et Viola Chiarini, fondatrice du collectif Mad(e) in Waack. Face à elles, une foule pailletée et strassée – avec modération – de femmes et d’hommes suspendu-e-s aux funky steps de Princess Madoki, qui décompose les pas, sans musique dans un premier temps. 

Elle avait raison, les douleurs se font ressentir rapidement, les mouvements de bras étant à la base de la danse : « C’est très important en waacking, la posture du corps. On est fier-e-s et on a la tête haute. La traduction de « waack », c’est « tu crains », et pour le dire, on fait un geste de la main, vous savez quand on lève la main en l’air et on envoie balader quelqu’un ?! À partir de là, on peut freestyler, s’amuser ! On va vous mettre un son et vous allez improviser sur le geste du jeté. » 

DRAMA, DRAMA, DRAMA…

Du disco et du funk pour les accompagner « et un peu de drama ». Parce que le waacking, c’est aussi basé sur le punking : « On raconte une histoire, on est un personnage de film, on rajoute du drama, de l’émotion, on en fait des caisses ! » Le public se prend facilement au jeu, entre dans la peau d’une grande vedette de cinéma digne des années 50 et jette les bras à la figure des voisin-e-s. Façon de parler, évidemment… Puis d’un personnage, on passe à un autre.

On apprend à manier le jeté mais aussi le rattrapé. On fait semblant de lancer des dés en l’air ou par terre, on freestyle avec des partenaires d’une chanson. « On adore se prendre pour des stars, nous, les waackeurs. Imaginez, vous êtes à Los Angeles, Hollywood. Vous tournez avec Dicaprio. Naturellement, il a le second rôle et vous avez le premier. Y a des caméras braquées vers vous, des photographes, vous êtes belles, vous êtes beaux. Vous êtes sur-e-s de vous. Vous prenez la pose de star, vous croisez les bras, vous jetez un regard de star… », détaille Princess Madoki, tout en simulant des attitudes de diva afin d’expliquer ce qu’est le posing

Derrière elle, s’affichent des photos de celles (et ceux) qui ont inspiré la communauté à l’initiative de cette danse : Greta Garbo, Audrey Hepburn, Fred Astaire ou encore Marilyn Monroe. De profil avec la jambe légèrement pliée, la tête droite, le menton levé et l’arrogance faussement naturelle, le sourire franc ou le regard rempli de sensualité, la grâce de ces célébrités est travaillée, façonnée, fabriquée et figée à jamais.

« À vous de créer vos propres poses », lance la meneuse avant de proposer de terminer en beauté par un soul train (couloir formé par les danseurs-seuses qui passent dedans deux par deux pour danser, encouragé-e-s par les autres participant-e-s), en référence à l’émission Soul train, diffusée aux Etats-Unis de 1971 à 2006. 

C’est grâce à ce show télévisé que le waacking a pu être mis en lumière, mais aussi grâce à des personnalités influentes de la soul comme Diana Ross. En un peu plus de deux heures, Josépha, Sonia et Viola font la démonstration du potentiel et de l’esprit développés par le waacking, sans pouvoir explorer tous les recoins de l’étendue de cette danse. 

AVANT DE WAACKER

Cette danse, elle ne la connaissait pas avant les années 2005/2006. Mais Josépha Madoki a toujours dansé. D’aussi loin que ses souvenirs remontent et d’après les dires de sa famille, dès qu’elle a pu, elle a dansé. Vers 8 ou 9 ans, elle prend ses premiers cours et montre un goût certain pour le mouvement. Dans son quartier, elle se forme au modern jazz et à la danse africaine.

« À 16/17 ans, j’ai découvert le hip hop, j’ai eu un coup de foudre. J’ai dit : c’est ça que je veux faire de ma vie. », se rappelle la danseuse qui a l’air de revivre instantanément ce déclic. À Lille, là où elle grandit, son professeur de danse souhaite créer une compagnie semi professionnelle et la faire monter sur scène pour les spectacles.

« Je voulais vraiment en faire mon métier et mes parents ont dit non. J’ai continué mes études de droit, ça faisait la fierté de mes parents. Mais la danse était plus forte. J’allais à l’université la semaine et je partais en tournée régionale le week-end. J’avais envie de bouger, j’avais envie d’être sur scène. J’ai voulu faire une école de danse à Paris qui forme au milieu du spectacle. Mes parents ont redit non. Mon père est très carré. Mais ce qu’il n’avait pas compris, c’est que ce n’était pas une question. », souligne Josépha qui va alors se démener pour trouver un travail et un logement dans la capitale. 

À la fin des vacances, elle prend sa valise et part faire ce qu’elle a envie de faire : « C’était un stress parce que mon père m’a dit « Si tu pars, tu ne reviens plus ». Il faut être déterminée dans son choix et sa volonté. J’étais certes la meilleure danseuse de la région mais à Paris, il fallait que je me fasse ma place. » 

Là encore, elle témoigne d’une grande volonté et d’une détermination d’acier. Et elle remercie ses parents de lui avoir mis la pression. « Sur une centaine d’auditions, tu en rates 80. Beaucoup de danseuses lâchent. Moi, la voix de mon père résonnait dans ma tête. À l’Académie internationale de danse, j’ai reçu une formation en danse contemporaine, danse classique, jazz, etc. », poursuit-elle, en précisant :

« Quand tu es une femme dans le milieu de la danse, tu dois être pluridisciplinaire. Cette formation m’a permis d’apprendre d’autres choses et de faire autre chose de mon corps. Je suis devenue danseuse professionnelle à ce moment-là. »

DE GRANDES COLLABORATIONS

Elle collabore avec des chorégraphes comme Marguerite M’Boulé et Ousmane Babson Sy – chorégraphe des talentueuses Paradoxsal et membre du Collectif Fair(e) qui dirige aujourd’hui le Centre Chorégraphique National de Rennes et de Bretagne – avec qui elle explore une gestuelle hip hop.

Mais aussi avec James Carles dans Danses et Continents Noirs, projet reprenant les répertoires des danseuses afro-américaines du début du XXe siècle ou encore, côté plus contemporain, avec Sylvain Groud dans Elles, pièce chorégraphique pour cinq danseuses hip hop.

Plusieurs années et une multitude d’expériences plus tard, Josépha Madoki monte son propre solo, Mes mots sont tes maux, dans lequel elle dresse le portrait des femmes meurtries dans leur chair à cause de l’excision subie et contrainte et dénonce ici cette pratique, les douleurs physiques et les souffrances de l’âme infligées.

Entre temps, elle a décroché un gros contrat dans la comédie musicale Kirikou et Karaba, mise en scène et chorégraphiée par Wayne Mc Gregor. Trois mois au Casino de Paris, trois ans de tournée internationale :

« J’ai goûté à la scène tous les soirs, c’était super intense. J’ai invité mes parents. La scénographie était magnifique et c’était un très beau spectacle visuel. Leur vision a changé, ils ont vu la danse comme un vrai travail. Ils ont vu le côté professionnel. Ils ont vu qu’il n’y avait rien de dégradant. C’était ça, la peur qu’ils avaient. »

C’est là que son père va lui dire pour la première fois qu’elle danse comme son arrière-grand-mère. La meilleure danseuse de son village au Congo, pays natal de Josépha. Pour elle, ces propos font sens. Tout comme le fera la rencontre avec le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui qui en 2013 organise une audition à Londres pour son nouveau spectacle tiré de la pièce de théâtre d’Aimé Césaire Une saison au Congo.

Au-delà de l’enthousiasme provoqué par l’éventualité d’une collaboration avec ce professionnel qui la subjugue, elle explique qu’il s’agit là de sa propre histoire, celle de sa famille. Elle est prise et elle réitère l’expérience dans Babel, de ce même chorégraphe qui la fera également danser dans le clip de la chanson « Apeshit » de Beyonce et Jay-Z, tourné au Louvre. Elle est la seule danseuse française dans le groupe et se paye le luxe d’un solo de waacking devant La Joconde. 

RENCONTRE AVEC LE WAACKING

Depuis 2005, Josépha Madoki poursuit son rêve d’adolescente, en étant danseuse professionnelle. De battles hip hop en compagnies, de cours en chorégraphes pluridisciplinaires, elle fige son regard sur une danseuse japonaise qui pratique le waacking.

Cette danseuse, c’est Yoshie, une figure importante et renommée au Japon : « C’était trop beau, c’était trop bien ! Je ne savais pas ce que c’était mais je me suis renseignée sur elle et sur le waacking. » Nouvelle révélation pour la Lilloise qui aime apprendre et se nourrir de nouveautés.

Elle fait des stages à Paris, c’est la renaissance du waacking à cette époque mais en France, cette danse n’a jamais connu le grand essor. À cette époque également, Josépha doute de sa féminité.

« Je venais du hip hop, je n’avais pas encore exploré cette facette-là de moi. Et puis en 2012, je me suis lancée. Je suis allée à Los Angeles, à New York, rencontrer les waackeurs et je me suis aussi beaucoup entrainé toute seule. »
signale la danseuse qui fait encore une fois preuve de détermination dans sa volonté.

Une détermination qui l’emmène l’année suivante en Suède pour participer à Street Star, un des plus grands événements mondiaux. Elle se qualifie pour la demi finale où elle doit y affronter la célèbre Yoshie. Celle qui a fait que tout a commencé pour elle : « Elle m’a inspirée, j’étais trop contente de danser avec elle. Tu vois, je dis danser avec elle et pas contre elle. J’étais sure de perdre mais j’étais trop contente. Et j’ai tellement bien dansé que j’ai gagné. J’ai perdu ensuite mais pour moi, c’était incroyable ! »

Sa carrière prend son envol à cet instant précis. La vidéo de cette demi finale est vue par des centaines de milliers de personnes : « Les gens voulaient apprendre de moi, c’était fou ça pour moi ! » Son personnage, Princess Madoki, elle l’a créé en 2012 et en parle comme une espèce d’exutoire. Elle qui n’avait pas encore exploré sa féminité peut la pousser à son paroxysme dans le waacking.

Talons hauts, faux cils, des airs de diva, « on peut être une queen ou un king, tout est normal, tout le monde est perché dans son monde. » À la différence des battles hip hop dans lesquelles on performe, dans le waack, on s’interroge sur l’histoire que l’on raconte et on se donne « la possibilité de se réinventer ». 

À L’ORIGINE

L’histoire de cette danse part de cette essence-là. « Le waacking est né dans les années 70 et est venu de la communauté gay afro-américaine et latino à Los Angeles. C’était une communauté discriminée à qui on disait « tu n’as pas le droit d’être là, tu n’as pas le droit d’exister ». Mais ce monde-là du cinéma hollywoodien, ils avaient envie de le toucher eux aussi et l’ont reproduit dans les clubs en partant du principe qu’ici on peut être qui on veut être. Beaucoup de danses naissent de frustrations. Ces espaces qu’ils ont créés étaient des lieux d’échange et de liberté. C’est une social dance le waacking ! », se passionne Josépha.

Aujourd’hui, elle puise dans l’esprit initial de cette danse mais insiste sur le fait que l’époque a changé, ainsi que le contexte, « et surtout, ce n’est pas le même pays. » La démarche est différente mais elle a en commun ce besoin de liberté, cette envie de se réinventer.

« En France, de manière générale, il ne faut pas trop en faire et il ne faut pas en dire trop. Le waacking permet la réappropriation. », souligne la waackeuse. Cela signifie la réappropriation de son corps qui ne doit pas être définie par les diktats :

« En tant que femmes, que femmes noires, que femmes racisées, on en est constamment assaillies de diktats au niveau du corps. En waacking, on voit tous les types de corps et personne ne va se juger. Tous les corps sont beaux, toutes les poses sont belles. C’est un espace de liberté ! »

C’est certainement ce qui fait la réussite du Bal Waack. Si personne n’a poussé l’habillement à l’extravagance, les touches argentées et pailletées ornent les hauts et les coiffures des participant-e-s qui, timides au départ, se laissent séduire et se prennent au jeu sans porter trop d’attention aux regards qui pourraient se poser sur leurs mouvements ou attitudes. Le lâcher prise semble imminent. 

ESPACE DE MILITANTISME

Pour la danseuse et chorégraphe Ari de B, formée d’abord au hip hop et ensuite au voguing et au waacking, « c’est un détournement des codes de l’élégance parce que c’est une élégance qui n’est pas accessible. C’est l’élégance blanche, l’élégance riche, qui n’est pas celle des personnes qui incarnent le waacking. Du coup, c’est créer un espace nous aussi en tant que communauté queer, gay, racisée, où on peut se sentir exister et se sentir légitimes dans une élégance et une norme de beauté ou des normes de beauté qui seraient nôtres. Qu’on crée pour nous, par nous. »

Elle poursuit son interview, donnée à Nova en décembre 2017 : « Si on décale un peu le regard, ce qui est un peu le but justement de ma militance ou de mon activisme, de la façon de représenter la danse et dans la façon de me représenter dans la danse, on voit que l’élégance, la beauté et la classe, c’est ailleurs. Dans le waacking, les mouvements de mains, les mouvements de bras sont là pour raconter une histoire, pour attraper la lumière, dire « non ne me regarde mais si regarde moi ». Pour moi, danser, c’est me réapproprier mon corps, me réapproprier ma prise d’espace, c’est me réapproprier mon intérieur et je trouve que c’est vraiment un moyen de résilience, résistance. » 

La puissance et la portée politique, on pourrait passer à côté en découvrant le waack d’un seul œil, pensant que cette danse véhicule finalement une forme de féminité caricaturale et mène à revêtir un masque d’hypocrisie, notamment quand on se réfère à l’écart entre l’image renvoyée par Marilyn Monroe et son vécu dans sa vie privée. Ce serait se fendre de la partie très engagée du waacking d’aujourd’hui, comme ont pu l’exprimer Ari de B et Princess Madoki.

Cette dernière, en plus de défendre la liberté impulsée et insufflée par cette discipline, milite pour la développer en France. « Avec d’autres danseuses avec qui on partage la même énergie et la même vision, on a fait le constat qu’on ne connaissait pas le waacking en France. On apparente ça à du voguing alors que c’est différent. On s’est alors dit qu’on allait s’associer pour faire connaître cette danse. On a alors monté le collectif Ma Dame Paris. », explique Josépha. 

MA DAME PARIS, POUR WAACKER EN FRANÇAIS

Le trio se compose d’elle-même, de Sonia Bel Hadj Brahim et de Mounia Nassangar. Ensemble, elles créent un spectacle court, de moins de 8 minutes, intitulé Waackez-vous français ? pour répondre à cette dérangeante réflexion entendue à plusieurs reprises à l’étranger, visant à leur faire remarquer qu’elles étaient des françaises qui dansaient sur des paroles écrites et chantées en anglais.

Elles décident alors de danser sur des musiques exclusivement francophones pour en effet orienter une danse à travers laquelle le corps bouge en résonnance avec la musique et les mots. « Ça résonne sur notre waacking de danser sur notre langue maternelle. Ça fait évoluer notre danse. », analyse Princess Madoki. De cette version courte, elles ont gardé l’idée du répertoire francophone et ont réalisé une deuxième création, plus longue cette fois, appelée Oui, et vous ? pour répondre à la première. Comme un fil rouge. 

Et c’est d’ailleurs de rouge qu’elles sont vêtues dans cette pièce présentée au Triangle le 1ermars, lors de deux représentations dans la même journée. Et ça commence fort. On est secoué-e-s d’emblée avec la célèbre chanson « Les nuits d’une demoiselle » de Colette Renard, parue en 1963.

« Ça frappe directement. Nous, on a aimé sa façon d’utiliser les mots, de jouer avec les mots et de parler de sexe. Alors, c’est un peu osé d’ouvrir le bal là-dessus mais ça démontre bien la richesse de la langue française et nous, on est fières d’être françaises. », sourit malicieusement Josépha qui pointe avec le même enthousiasme qu’elles font un pied de nez au cliché que l’on pourrait avoir du waacking :

« Comme c’est très féminisé, on nous attend sur le côté belles filles qui font des poses. On n’est pas rentrées dans un côté d’hypersensualité, on a justement intégré très rapidement un tableau froid et robotisé. »

Dans Oui, et vous ?, elles poussent le waacking dans une forme de théâtre chorégraphique et montrent comment à partir d’énergies différentes elles composent une histoire commune. Elles jouent avec les rythmes, effectuent des jeux de miroir, contrebalancent lâcher prise et contrôle, démontrent la puissance de cette danse et de l’étendue de ses possibilités, jusqu’à une forme de transe dans laquelle les mouvements sont tellement rapides et répétitifs que l’on ne distingue plus les doigts de leurs mains ni même leurs bras. 

Puis survient le relâchement qui opère comme une descendante de désinhibants en fin de soirée ou en lendemain de fête. Trente minutes durant, elles témoignent du côté technique très exigeant de cette danse dans les arms control qu’elles confrontent à un côté très brut puisqu’elles poussent au maximum leurs capacités physiques et corporelles. 

C’est une danse à découvrir le waacking, à observer mais surtout à tester. Elle peut être divertissante et légère mais aussi, forte d’une histoire qui ne s’est jamais terminée – les personnes LGBTIQ+ et les personnes racisées étant encore largement discriminées – politique et militante.

On peut d’ailleurs croiser les qualificatifs mais surtout on peut embrasser la liberté que waacker procure. Parce que laisser libre cours à sa féminité n’est pas toujours accepté, on est bien décidé-e-s à faire ce qu’il nous plait !

 

 

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Soyez qui vous voulez !
Démocratiser le waacking
Cours de rattrapage

Célian Ramis

Corps en souffrance : Les forces de la liberté

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Les manières de se réapproprier son corps sont aussi nombreuses que les souffrances que l’on peut endurer en tant que femmes. Comment la reconstruction trouve-t-elle soutien et force dans l'énergie d'un collectif non mixte ?
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Du 5 au 29 mars, la Ville de Rennes met l’accent sur les luttes passées, actuelles et à venir en matière de droits des femmes, en vue de l’égalité entre les femmes et les hommes. La thématique de cette année : « Des esprits libres, des corps libres, construisons ensemble l’égalité ».

De par les violences sexistes et sexuelles, de par la pression d’une société basée sur l’apparence, de par la construction sociale et culturelle, de par des maladies impactant les zones intimes de la féminité, le corps est mis régulièrement à l’épreuve.

De quelles manières peut-on se réapproprier son corps lorsque celui-ci a été mis en souffrance ? Quel est l’apport de cette démarche individuelle lorsque celle-ci est intégrée à un collectif, quasi exclusivement composé de femmes concernées de près ou de loin par les mêmes problématiques ?

Le corps des femmes constitue un enjeu politique très fort dans les rapports de domination. Preuve en est avec le viol comme arme de guerre mais aussi comme base de conception d’une culture qu’on répand dans les médias, les œuvres cinématographiques et artistiques, dans l’éducation genrée et sexiste, dans les publicités, etc. La culture du viol contraint à penser que les hommes sont sujets et dominent les femmes qui elles sont objets. De cette société aux valeurs patriarcales intégrées et transmisses de génération en génération découle donc l’idée que le corps des femmes ne leur appartient pas entièrement, pas réellement. Elles n’en disposent pas librement. Grand nombre de souffrances viennent chatouiller, ou plutôt poignarder, nos bourrelets, seins, vergetures, utérus, culs, jambes et amas de cellulite. Et pourtant, ces corps combattent, main dans la main avec l’esprit, contre les injonctions, les épreuves, les difficultés. Pour la réappropriation des corps, plus libres, plus réels, plus vivants. 

Les petites filles sont éduquées dans l’idée qu’elles sont fragiles, discrètes, sensibles. Mais aussi dans l’idée qu’elles vont devoir souffrir. Souffrir pour être belle, enfanter dans la douleur, se tordre à l’arrivée des règles… Le paradoxe de l’injonction à être femme. Douillettes, elles doivent serrer les dents et les fesses. Une vie de souffrance, d’injustices et de discriminations les attend, mieux vaut les préparer dès la petite enfance, à endurer les épreuves de la féminité et à payer les dérives de la masculinité toxique. Pourquoi ?

DE DÉESSES À IMPURES

Au moment des premières règles – appelées les ménarches – les filles intègrent le poids de la honte et de la peur, transmis de manière plus ou moins inconsciente dans l’imaginaire collectif. Dans l’essai Le mythe de la virilité, la philosophe Olivia Gazalé démontre que pendant un temps les femmes, de par le pouvoir de donner la vie, étaient érigées en déesses.

Elles étaient alors vénérées jusqu’à la découverte que « la procréation n’est plus le privilège exclusif et magique de la femme, cette prérogative sacrée au nom de laquelle il avait fallu, durant des millénaires, l’adorer, la prier et lui faire des offrandes, mais une affaire de semence mâle et de labour viril du sillon matriciel. »

Dès lors, la femme ne devient rien d’autre « que le réceptacle destiné à recueillir le précieux liquide séminal. Tandis que son ventre est discrédité, le sperme devient un objet de culte, au même titre que la fascinante machine dévolue à son intromission dans le ventre féminin : le phallus. »

Depuis, les femmes enceintes sont sacralisées, les femmes menstruées dénigrées. Le moment des règles représentant l’impureté, les non fécondées sont mises de côté, écartées, exilées, exclues (l’exil menstruel existe encore dans certains endroits, comme le Népal où le rituel est pourtant interdit par le gouvernement depuis 2005).

À cela, la philosophe ajoute : « Au commencement de l’histoire, les règles auraient donc été considérées, dans certaines cultures, comme sacrées, avant que les religions patriarcales ne les stigmatisent et assimilent la femme à l’animalité dans ce qu’elle peut avoir de plus répugnant, l’obligeant à s’éloigner périodiquement de la communauté humaine à la première goutte de sang et à se décontaminer avant d’y être réintégrée. »

LA DÉPOSSESSION DU CORPS

Ainsi, le tabou perdure, les jeunes filles intégrant cet héritage inconscient et patriarcal qui participe à leur invisibilisation dans la société. Elles grandissent avec la peur de la tâche de sang sur le pantalon, la peur des mauvaises odeurs, la honte d’évoquer et de nommer précisément les menstruations.

« Cette peur d’être trahie par son corps en permanence, c’est la base de la dépossession de nos corps. », expliquait justement la réalisatrice militante Nina Faure, auteure du documentaire Paye (pas) ton gynéco, lors de sa venue à Rennes le 27 novembre dernier.

Et en s’emparant de nos corps, les hommes pensent détenir le pouvoir suprême. Et vont plus loin, comme le souligne Olivia Gazalé dans son chapitre « La légitimation de l’exclusion par l’infériorité féminine » : « Il se pourrait en outre que le sang menstruel ait joué un rôle encore plus important dans l’histoire de la construction des sexes que la simple exclusion temporaire des femmes du lit conjugal ou de la maison. Il est possible qu’il soit aussi la cause (ou plutôt le prétexte) de leur exclusion permanente de certaines professions, et cela dès l’époque des chasseurs-cueilleurs, donc bien avant l’apparition des grandes religions. Une division des tâches qui est aussi un partage du monde en deux, entre une sphère masculine, très vaste, mais hermétiquement close, et une sphère féminine, beaucoup plus limitée, faite d’empêchements, d’entraves et d’interdits. »

CONTRÔLER LE SEXE FÉMININ

Le corps des femmes n’a donc pas toujours été l’apanage des hommes mais l’est devenu depuis très longtemps et divise l’humanité en deux catégories dont l’une est soumise à l’autre, dans une violence inouïe. Dans Le mythe de la virilité toujours, l’autrice démontre de nombreuses symboliques à ce propos.

Si le vagin est un antre obscur puisque caverneux et a priori dangereux, les hommes n’ont pas d’autre choix que de l’accepter pour engendrer des fils. Mais le clitoris lui a bien trop de puissance sur la jouissance et d’inutilité scientifique sur la reproduction : « L’idée est simple : sans clitoris, pas de jouissance, donc moins de risque d’adultère. » 

L’excision est donc une protection supplémentaire contre l’infidélité de la femme, dont la figure dominante est celle de la femme à l’insatiable sexualité. « Cette opération dangereuse, qu’elle prenne la forme d’une ablation du clitoris ou d’une infibulation, s’est pratiquée et se pratique encore à une très large échelle à travers le monde. Elle n’a toujours pas disparu en France, où elle est exécutée clandestinement, dans des conditions d’hygiène désastreuses, par des communautés venues du Mali, du Sénégal, de Mauritanie, de Gambie ou de Guinée. »

Elle analyse également le viol comme arme politique, « arme de destruction massive », comme l’écrit Annick Cojean dans Le Monde en 2014, pour parler de la situation en Syrie mais ces termes sont applicables également au Viêtnam, au Rwanda, en Bosnie, en Centrafrique et au Soudan du Sud, rappelle Olivia Gazalé :

« Engrosser la femme de l’ennemi est la meilleure façon d’étendre son empire et d’anéantir la lignée d’en face. C’est donc un meurtre contre la filiation, le meurtre symbolique de la communauté, l’extension du domaine de la folie génocidaire. Quand tout commence et tout finit dans le ventre des femmes… »

Un ventre bien contrôlé qui dans les années 70 prendra également la forme d’un crime peu connu et reconnu que la politologue féministe Françoise Vergès met en avant dans Le ventre des femmes – Capitalisme, racialisation, féminisme : les stérilisations et avortements forcés à la Réunion pratiqués par des médecins blancs, sur ordre du gouvernement français. 

LES RAPPORTS DE DOMINATION PERSISTENT

Si aujourd’hui on aime à penser une évolution certaine grâce aux luttes féministes des années 60 et 70 pour l’accès à la contraception et à l’avortement ainsi que la libération sexuelle, on se fourvoie. Les combats ont permis d’obtenir des droits, c’est une réalité, heureusement.

Mais ces droits conquis sont sans cesse menacés, principalement par les montées des extrêmes au pouvoir un peu partout dans le monde mais aussi par la perpétuation des traditions archaïques et misogynes. Fin janvier 2019, une jeune népalaise de 21 ans décède durant son exil menstruel (rappelons encore une fois que le rituel chhaupadi est interdit depuis 14 ans maintenant).

Fin février 2019, une jeune argentine de 11 ans accouche par césarienne à la suite d’un viol commis par le compagnon de sa grand-mère (en Argentine, l’avortement est illégal mais autorisé en cas de viol, sauf quand la Justice laisse trainer les dossiers de demande d’avortement afin de dépasser le délai pour le pratiquer…).

Début mars 2019, en France, 30 femmes ont été tuées depuis le 1er janvier par leur compagnon ou ex compagnon. Le corps des femmes reste un enjeu terriblement actuel dans les rapports de domination. La souffrance corporelle et psychologique comme héritage maternel n’est ni entendable ni tolérable.

Les voix des femmes sont nombreuses à s’élever contre ces diktats essentialistes, visant à faire croire à la population que cela serait « naturel » chez les femmes de subir leurs cycles ou d’accoucher dans la douleur, et autres sornettes du genre. Les violences gynécologiques et plus largement médicales sont sévèrement dénoncées ces derniers mois mais peu prises au sérieux, dans le sens où la parole des femmes reste remise en cause et que les formations ne sont toujours pas composées de modules continus concernant l’accueil et l’écoute des patientes.

Car il est nécessaire aujourd’hui de déconstruire le rapport de domination qui place le sachant sur un piédestal et le patient – particulièrement lorsque celui-ci est une personne de sexe féminin, une personne transgenre, une personne racisée, une personne intersexe, une personne non binaire, une personne homosexuelle, bisexuelle, pansexuelle, etc. – dans une position d’infériorisation.

« On a toujours été conditionnées pour souffrir. C’est une construction sociale et culturelle et on voit la force de cette création qui se transmet de génération en génération. Ça a une incidence sur notre manière de concevoir nos cycles… J’ai été libérée le jour où j’ai compris que non, on n’a pas à souffrir ! »
explique Lucie Cavey, 39 ans, professeure de yoga (HappyKorpo) qui anime des cours notamment au sein de la structure O’nidou.

Elle constate, pour sa génération, un manque d’éducation et de transmission quant au corps féminin et son fonctionnement. Un sujet tabou, souvent tu dans les familles, ou peu évoqué, rarement enseigné au cours de la scolarité, que l’on soit dans le public ou dans le privé.

« Je pense que c’est important d’être éduquées à ces questions-là dès l’enfance. Je suis d’une génération où avec mes parents je n’ai pas eu l’impression d’avoir une transmission sur les cycles, les règles, la sexualité, etc. Et ça m’a manqué. En tant que mère, j’en parle à mes filles. Je n’ai aucun tabou par rapport à ça, je veux pouvoir répondre à toutes les questions pour qu’elles ne soient pas surprises ensuite. », poursuit-elle. 

FIN DU SILENCE ?

La surprise, on en parle de plus en plus. La surprise de ne recevoir aucune information en consultation gynécologique autour de tous les moyens de contraception. La surprise de n’être que trop rarement consultées quant à notre consentement face à un examen médical, en particulier quand celui-ci nécessite une pénétration dans le corps. La surprise d’être traitées uniquement comme un corps dont on ne s’occuperait pas bien si le médecin n’était pas là pour nous rappeler les bases, un corps qui ne renfermerait rien d’autre que des organes, des tissus, des vaisseaux sanguins, etc.

La surprise d’être violentées verbalement – et sexuellement dans certains cas – à travers des réflexions sexistes, LGBTIphobes, racistes, grossophobes, handiphobes… Le silence a duré parce que les femmes avaient – encore aujourd’hui – intégré l’infériorisation et la dépossession de leur corps.

« Aujourd’hui par exemple l’accouchement est devenu un acte médical et la grossesse une maladie. J’ai des ami-e-s qui vivent des démarches de PMA (Procréation Médicalement Assistée) et qui me racontent, je suis horrifiée. C’est un moment qui est dur physiquement et psychologiquement, durant lequel leur corps est fragilisé par le problème de fertilité et les traitements et elles passent de médecin en médecin, pénétrées d’examen en examen… C’est très difficile. », précise Lucie qui pointe alors la déshumanisation ressentie par de nombreuses femmes – et hommes – face au corps médical.

Pour elle, il faut « qu’en tant que femmes on s’affirme, on demande des informations face aux professionnel-le-s, qu’on apprenne et qu’on ose dire non, que l’on refuse leur façon de faire quand ça nous va pas, qu’on les oblige à nous respecter. Certaines personnes concernées le font déjà et ce sont elles qui font bouger les choses. Il est important de mieux connaître notre corps pour être plus sereines et vivre tout ça de manière moins passive, comme par exemple je pense à l’accouchement, où on ne nous dit pas qu’on peut bouger même une fois qu’on a eu la péridurale mais c’est possible ! Il faut retrouver ou gagner en confiance pour oser dire les choses et affirmer nos choix. Si on ne dit rien, le protocole médical sera suivi, point. Quand le corps médical voit arriver une femme bien décidée, il laisse faire et vient en soutien. » 

DÉPOSSÉDÉES PAR LA MALADIE

Annie, 58 ans, et Chantal, 63 ans, sont toutes les deux membres de l’équipage des Roz’Eskell, pratiquant le dragon boat  - le bateau dragon est un type de pirogue – activité proposée par l’association CAP Ouest (Cancer Activité Physique) pour les femmes ayant été atteintes du cancer du sein. Pour Chantal, pas question de se laisser manipuler sans comprendre le pourquoi du comment :

« Je veux tout savoir pour comprendre et choisir. C’était une étape pour moi pour accepter la maladie. À ce moment-là, on est actrices de la survie immédiate. Mais quand les soins sont terminés, il y a un grand vide. Parce qu’après ça, tu fais l’inventaire des dégâts et il y en a sur le plan social, physique, professionnel, financier… Et puis on rentre avec des drains à la maison, on ne sait pas quoi en faire… Surtout que maintenant ils essayent de tout faire en ambulatoire… Moi j’avais envie de rester à l’hôpital, qu’on s’occupe de moi. Je me sentais pas reconnue et vulnérable. »

Pour Annie, le temps s’est accéléré au moment de la nouvelle. Tout s’est enchainé rapidement : « Après les examens qu’on m’a fait passer, je m’attendais à ce qu’on me dise que j’ai un cancer du sein mais ça m’est tombé dessus du jour au lendemain et surtout je ne m’attendais pas à la mammectomie. En une semaine, hop, tu passes au bloc. Tu y rentres avec deux seins, tu ressors avec un seul. Et tu vois que c’est plat, même s’il y a des pansements. À ce moment-là, on est complètement dirigées par les médecins. On est dépossédées de ce qu’on peut faire de notre corps à cause de la maladie. »

FEMMES AU-DELÀ DES ÉPREUVES

Face au cancer du sein, qui touche un peu plus de 50 000 femmes par an, les réactions sont diverses, en fonction des individus. « Avec le cancer, on a un corps meurtri, un corps fatigué. Lors de mon premier cancer, j’ai pas entendu. Le deuxième, j’étais vraiment très fatiguée. La question de la réappropriation, ça va être ‘Comment je me réapproprie un corps fatigué ?’. La mammectomie par contre, ça met un coup sur le plan de la féminité, de la sexualité. Et ça, on n’en parle pas en consultation. Moi je me suis dit ‘Bon tu étais une femme avant et bien tu restes une femme !’ », déclare Chantal qui arrive désormais à affirmer qu’elle se sent mieux, qu’elle se sent bien.

Pour Annie, le travail mental a été différent. « Le regard du conjoint est important et mon regard à moi aussi bien sûr. Le fait de mettre la prothèse le matin, l’enlever le soir… À ce moment-là, j’avais l’impression que tout le monde le voyait, que c’était marqué sur ma figure. Moi, je matais les seins de toutes les femmes, je pouvais pas m’en empêcher. Alors, avec une prothèse, tu ne t’habilles plus pareil, tu fais attention aux habits par rapport à ta poitrine. T’es obligée d’aller dans des boutiques spécialisées pour la lingerie pour avoir des trucs moches comme tout. Tu te dis que plus jamais tu pourras mettre des jolis petits soutifs… Ça prend du temps, la réappropriation se fait en plusieurs temps, petit à petit. Moi, j’ai opté pour la reconstruction mammaire, j’ai fini récemment. Maintenant je ne regarde plus les seins des autres et j’arrive à dire que j’ai deux seins ! », affirme-t-elle, sourire aux lèvres.

Si elles s’accordent à dire que la féminité n’est pas définie que ou par la poitrine, elles parlent toutes les deux d’une nouvelle et d’un passage traumatisants et bouleversants lorsque les médecins annoncent et réalisent la mammectomie. Sans oublier les complications qui peuvent survenir post opération.

« J’ai eu une nécrose à la suite de ça, ça a été deux mois de pansement à domicile. C’est un peu traumatisant. », confie Chantal. Un point libérateur pour elle est survenu lorsque son chirurgien a employé le terme de « mutilation » :

« Ça m’a fait énormément de bien de l’entendre dire ça. Parce que oui, c’est une mutilation. Et ça m’a fait du bien de l’entendre au moment j’allais faire la reconstruction. » 

SE CONNECTER À SON CORPS, À SON CYCLE

Le travail d’acceptation et de réappropriation peut être long, fastidieux et intense face à la maladie, même en cours de rémission ou en rémission. On parle pour les femmes principalement de cancer du sein, mais il existe aussi l’endométriose qui peut entrainer le corps et l’esprit dans de grandes souffrances. Ici, liées au cycle menstruel.

Lucie Cavey anime régulièrement chez O’nidou des séances Happy Moon durant lesquelles le cycle est spécifiquement le sujet (la prochaine aura lieu le 5 avril, de 19h30 à 21h30), et tous les jeudis midis, un cours de yoga doux à destination des femmes :

« L’idée est de pouvoir se réapproprier son corps. On n’est pas obligées d’être victimes de nos cycles. On peut s’appuyer sur chaque période du cycle pour mieux les vivre et essayer de travailler des postures qui soutiennent l’énergie. On a tous de l’énergie masculine et de l’énergie féminine mais comme on vit dans une société très masculine, on ne sait plus trop ce qu’est l’énergie féminine. Dans les cours de yoga doux, je leur demande comment elles vont, comment elles se sentent et où elles en sont en gros dans les cycles et à partir de là, j’adapte la séance. Car il y a des postures qui peuvent faire du bien plus à une période qu’à une autre. »

La professionnelle pratique également le yoga régénérateur (dont la prochaine séance aura lieu le 24 avril de 19h30 à 21h30), une pratique spécifique à réaliser allongée, en étant soutenue par des coussins, des couvertures, etc. dans un but de relâchement total pour mettre le corps au repos.

Ce qui permet non seulement de recharger les batteries mais également d’amener de la respiration dans le bas ventre et l’utérus. Pour elle, corps en activité et corps au repos doivent aller de pair dans la journée, non de manière simultanée mais différenciée, toujours dans l’écoute de son corps :

« On peut prendre appui sur nos cycles et pour ça on doit s’autoriser à écouter son propre rythme. Et on doit être libre d’en parler, ça c’est encore problématique. Dans les cours de yoga, on va pouvoir par exemple travailler des postures qui peuvent soulager l’endométriose ou les règles douloureuses. Il y a un poids social très fort autour des règles. Même les douleurs au moment de l’ovulation, on en parle très peu. Je travaille actuellement là-dessus au niveau personnel, il est important de mieux se connaître, de dédramatiser et d’oser affirmer qu’à certains moments du cycle, on a besoin de repos. Il est important que les femmes reprennent le rôle de leur vie. Personne ne peut savoir à notre place. Et c’est pareil avec le corps des femmes enceintes. C’est notre corps et personne ne peut décider ou savoir à notre place. »

Dans les groupes, elle a des femmes de différents âges, avec (ou sans) des problématiques diverses, de l’endométriose à la ménopause en passant par la démarche de PMA et les cycles irréguliers, qui en sont à des étapes différentes de leur vie de femme à part entière.

Ce qui l’intéresse, c’est de les mener vers l’écoute de leurs besoins et de leurs possibilités. En cherchant à reconnecter le corps et l’esprit quand ceux-ci se sont décalés :

« L’automassage par exemple est un bon moyen d’être en connexion : le fait de palper, toucher. On ne le fait quasiment jamais parce que c’est un tabou. Mais c’est important de toucher le bassin, le ventre, les seins, le pubis et ça permet d’enlever les tabous par rapport à ça. En observant son corps et les énergies qui y circulent tout comme les tensions, on apprend beaucoup de choses. »

PORTÉES PAR L’ÉNERGIE COLLECTIVE

À partir de démarches individuelles dans un objectif individuel, de reconstruction personnelle et de réappropriation d’un corps en souffrance ou ayant été en souffrance, elles vont trouver de la liberté et du soutien dans le collectif. Au moment ou à la période où survient la mise en difficulté du corps, la personne vit seule l’épreuve.

« Même quand tu es entourée, que tes proches sont présents, tu es seule dans la maladie, le cancer isole, tu es seule au bloc. », souligne Chantal qui a rejoint les Roz’Eskell peu de temps après la création de l’activité par l’association CAP Ouest, tandis qu’au départ, elle ne souhaitait pas intégrer une groupe de femmes :

« Je n’ai jamais été qu’avec des femmes donc ce n’était pas évident pour moi. Rapidement, j’ai été convaincue par l’énergie collective. Quand on est fatiguée, on peut s’arrêter de pagayer pour souffler et le bateau avance quand même. Et puis en dragon boat, on pagaie vers l’avant. Ça donne de l’espoir de toutes faire avancer le bateau ensemble. C’est une activité qui est bonne pour le drainage lymphatique, une activité physique adaptée pendant ou après le traitement. Et c’est un tremplin pour revenir ensuite vers une activité physique ordinaire. On vit des choses tellement exceptionnelles qu’on y reste. »

Annie est devenue une dragon lady fin 2014, en venant avec une amie à elle également atteinte d’un cancer du sein : « Déjà, ça nous permet de faire autre chose et de ne pas être définies que par les rendez-vous médicaux. Et puis, on est allées à la vogalonga de Venise. Avoir un but comme ça, c’est un défi à relever. Fin 2014, j’étais encore en chimio. En mai 2015, j’étais à Venise avec l’équipe. Et comme dit Chantal, quand on est sur l’eau, on le dit à chaque fois aux nouvelles, on arrête dès qu’on est fatiguées, on se repose et un jour, elles aussi pagaieront pour celles qui auront besoin de se reposer. C’est sportif comme activité. Il faut faire à son rythme. On doit adapter à celles qui sont fatiguées, qui arrivent, qui sont encore en traitement, etc. même si on aurait envie de progresser davantage, de faire en plus une équipe mixte, pas uniquement réservé aux personnes malades, etc.» 

LA SORORITÉ, POUR SOUFFLER ET AVANCER

Finalement, elles expriment là une appropriation complète de l’activité en elle-même qui leur a permis non seulement de reprendre le sport mais aussi de trouver un groupe porteur d’énergie dans lequel elles ont évolué et gagné en confiance. L’appréhension de Chantal s’est évaporée rapidement :

« En fait, j’ai vraiment envie de parler de sororité. On a développé une certaine sororité entre nous, même si on s’entend mieux avec certaines personnes que d’autres, ça c’est normal. Avant ça, j’avais un rapport à la féminité, que j’ai encore aujourd’hui, où je pense que chacun est comme il est mais moi je ne me maquillais jamais, je ne portais jamais de tenues extravagantes. Là, d’être avec des femmes qui mettent des boucles d’oreille, du rouge à lèvre, etc. ça donne envie. Par exemple, je pense en ce moment à me faire un vrai tatouage car l’encre du tatouage fait lors de la reconstruction est éphémère. Je n’aurais pas envisagé ça avant. Mais y a pas d’âge pour un tatouage ! Peut-être en fait tout simplement que le fait de partager cette activité entre femmes me permet de m’autoriser à plus de choses. »

Pendant son cancer et son traitement, Annie était très vigilante à l’image qu’elle renvoyait quant à son physique. Ne pas porter la perruque n’a pas été une option envisageable : « Je ne serais pas sortie sans ! Aujourd’hui, les femmes assument plus et viennent aux entrainements sans leur perruque. Aujourd’hui, je me dis que je pourrais le faire. Parce que j’ai parcouru tout ce chemin ! C’est une sacrée école d’aller sur le bateau. Je ne vais pas rester là toute ma vie mais pour l’instant, j’ai envie de cocooner les nouvelles, de prendre soin des unes des autres, d’être bienveillante. Et quand on est bien avec soi, on est bien généralement avec les autres. On ne parle pas forcément beaucoup de la maladie ou autre mais ça arrive que l’une d’entre nous évoque des douleurs, ou parle d’un rendez-vous (Chantal intervient : « Si elle n’a personne pour l’accompagner on peut lui proposer de venir avec elle si elle le souhaite. »), des médicaments. Quand certaines ont su que j’avais fait de la reconstruction mammaire, elles sont venues me poser des questions. On échange. »

ESPACE DE LIBERTÉ ET D’ÉCHANGES

De la même manière, Lucie Cavey évoque la sororité dans les cours de yoga doux, un espace dans lequel les unes et les autres peuvent partager des vécus et expériences communs et/ou différents mais aussi des lectures ou autres.

« Les femmes pour la plupart ne sont plus en lien avec leurs cycles. On ne leur apprend pas à écouter, observer, prendre le temps de se reposer quand c’est nécessaire et ça l’est. Ici, on est entre nous, c’est un chouette espace d’échanges où on peut dire librement qu’on est à la masse, comment on vit sa PMA, etc. On peut libérer la parole et apprendre des unes et des autres. Il y a des femmes qui ont des enfants, d’autres qui essayent d’en avoir, d’autres qui n’en veulent pas, des femmes qui travaillent, d’autres non, par choix ou pas…», commente Lucie qui rejoint également le discours d’Annie et Chantal concernant le vecteur boostant et stimulant du collectif sécurisant et bienveillant.

Elles expriment toutes un gain ou regain de confiance en elles, ayant eu alors la preuve de leurs capacités et de leur ancrage en tant que femme malgré l’épreuve subie. « Il n’y a pas une seule manière de vivre ses cycles ou les difficultés de manière générale. Le groupe fait ressortir la multiplicité d’une base commune. », conclut la professeure de yoga.

Un propos global qui se retrouve également du côté de l’association rennaise ACZA qui lutte contre l’excision à travers des actions de sensibilisation et de partage dans les témoignages et les événements, comme tel est le cas avec l’élection de Miss Afrika ou encore avec la marche contre l’excision  - qui a eu lieu le 1erdécembre – à l’occasion de laquelle des membres de la structure, victimes d’excision dans leur enfance, avait exprimé cette sororité.

Une sororité essentielle à la libération de la parole qui s’accompagne en parallèle – pas toujours – d’une reconstruction chirurgicale du clitoris. Une sororité qui agit donc en soutien à une démarche personnelle de réparation dans certains cas et de réappropriation du corps et qui peut participer à l’acceptation, au mieux-être et au bien-être. 

NE PLUS ACCEPTER D’ÊTRE DÉPOSSÉDÉES

Travailler sur la confiance en soi permet donc de lutter contre le processus de dépossession du corps dont parle Nina Faure puisque cela va permettre de au moins diminuer la peur d’être lâchées ou trahies par notre propre corps à n’importe quel instant. Et de cette réflexion, on peut tirer la ficelle jusqu’à la représentation de nos corps dans l’espace public.

Le « clac clac » des talons va prévenir qu’une femme traverse la rue, la jupe va attirer l’attention sur les formes, les jambes et les fesses. Peut-être va-t-elle remonter et sa porteuse, être insultée, harcelée, agressée. Parce qu’elle est seule en pleine nuit. Depuis petites, les filles sont éduquées à la peur de l’inconnu, la peur de l’espace public – nocturne particulièrement – et la peur du prédateur.

Elles intègrent des injonctions et des assignations, imposant alors des stratégies d’évitement – ne pas rentrer seule, mettre des baskets pour rentrer, emprunter des trajets que l’on sait plus fréquentés et mieux éclairés, ne pas perdre le contrôle – que les garçons en majorité n’apprennent pas de leur côté…

La femme serait fragile et l’homme un prédateur en proie à ses pulsions sexuelles. Deux idées reçues toxiques mais largement diffusées et médiatisées dans ce qu’on appelle la culture du viol. De l’image de la femme-objet que l’homme peut posséder dans la sphère publique comme dans la sphère privée découlent le harcèlement de rue, les violences sexistes et sexuelles, incluant également les violences conjugales.

RENFORCER SA CONFIANCE 

« Depuis 5 ans, on a un cours spécifique pour les femmes et on a de plus en plus de femmes présentes. L’augmentation a été fulgurante. Il y avait environ une dizaine de personnes au départ maintenant on a 48 inscrites le mercredi et 45 le jeudi. Il y a parmi elles des femmes qui viennent pour des problèmes de violences par leur compagnon ou ex compagnon. Les violences sexuelles, faut bien le rappeler, c’est pas l’image du prédateur qui les attend dans la rue, c’est à 80% commis par des personnes de l’entourage ou des connaissances. De plus en plus de jeunes femmes qui viennent à cause du harcèlement de rue. », explique Frédéric Faudemer, coach en self défense et krav maga chez Défenses Tactiques, qui anime le cours Amazon training.

Il souhaite à l’avenir que le cours soit dirigé par des femmes, actuellement en formation pour devenir coachs : « Moi, je suis un gars, c’est compliqué, je ne vis pas ce qu’elles, elles vivent au quotidien. Et puis dans ce cours, spécifique aux femmes, les filles se gèrent entre elles. Elles se viennent en aide. Quand il y a des cas lourds, elles m’en réfèrent, je peux faire le lien avec mes collègues de la gendarmerie qui n’est pas toujours formée à ces problématiques mais qui en prend conscience pour améliorer l’accueil et l’écoute. Pour l’instant, c’est une collègue femme qui intervient, spécialisée dans ce domaine. »

L’objectif du cours : proposer une discipline basée sur le renforcement musculaire, l’entrainement du cardiovasculaire, la gestion du stress et l’analyse des risques. Morgane, 28 ans, secrétaire de l’association SOS Victimes 35, et Fanny, 26 ans, juriste pour la même structure souhaitant intégrer la police, suivent les séances depuis respectivement 3 ans et un an et demi (et devraient, selon Frédéric, pouvoir prendre le lead à la rentrée prochaine).

Parce qu’elles ont conscience « que contre un homme, on n’est pas à arme égale ». Ici, elles apprennent « des choses simples », pour « acquérir des réflexes », et pouvoir prendre la fuite en cas de situation dangereuse ou agression. « Il faut que ça devienne des réflexes. Pour pouvoir réagir en automatique malgré l’adrénaline sur le moment. », signale Morgane, rejointe par Fanny : « On n’aime pas prendre des coups mais le corps s’habitue ainsi à l’impact, à la douleur. »

Ainsi, le corps se renforce dans sa tonicité musculaire, dans sa capacité à encaisser et esquiver. Dans l’objectif toujours de se dégager. De fuir. Fanny et Morgane insistent sur ce point :

« On ne peut pas nier la différence physique entre les hommes et les femmes. On ne vient pas là pour apprendre à mettre des coups. Mais on apprend à être des femmes responsables, conscientes et citoyennes. C’est important aussi d’avoir conscience des limites qu’on a au niveau corporel et psychologique. Ici on apprend à avoir conscience de nos corps, de nos corpulences et surtout de nos potentiels corporels. » 

LA HARGNE DES GUERRIÈRES

Au-delà de l’apport des mécanismes, les femmes participantes peuvent aussi trouver un espace de sororité et de liberté, pour parler et pour souffler. Relâcher la pression qui pèse parfois sur leurs épaules que ce soit par rapports à des agressions subies ou le poids social d’une société aux valeurs patriarcales :

« Beaucoup de personnes viennent se reconstruire ici. On voit rapidement quand ce sont des personnes qui ont vécu des situations traumatisantes. Elles arrivent, elles sont assez renfermées, elles peuvent aussi fondre en larmes parfois sur certains exercices qui se rapprochent de ce qu’elles ont vécu. Le fait d’être une communauté de femmes fait qu’on est là pour écouter, pour échanger et puis aussi pour encourager ! »

La reconstruction passe par la réappropriation de son corps pour ne plus le ressentir comme fragile. Sans dire que l’entrainement les rend invincibles, les femmes renforcent l’assurance de leurs corps et esprit. « L’assurance, c’est très important. Ça se voit tout de suite dans la rue. Quand une femme longe les murs, on la repère. Déjà marcher avec de l’assurance diminue le risque d’agression. », souligne Fanny.

Morgane précise : « Ici, on apprend plein de petites choses pour savoir réagir n’importe quand. On apprend à se défendre avec un sac à main, un magazine, une ceinture, un portable, des talons, un parapluie, des clés… Tous les objets du quotidien qu’on pourrait avoir avec nous ou autour de nous. On n’est pas démunies, c’est ça aussi qu’on apprend. Amazon training, c’est la figure de la guerrière ! Ça a tout son sens. On est des femmes guerrières. On peut être grave fières de nous toutes. »

Si elles sont majoritairement âgées entre 20 et 30 ans, tous les âges et tous les profils se côtoient au sein des cours du mercredi et du jeudi soirs, dans le quartier Ste Thérèse. C’est là qu’aura lieu samedi 9 mars une journée de stage à la self défense réserveé aux femmes. L’occasion de découvrir dans un cadre bienveillant que chaque femme est en capacité de s’affranchir des diktats de son sexe et genre. 

Les manières de se réapproprier son corps sont aussi nombreuses que les souffrances que l’on peut endurer, particulièrement en tant que femmes. Si la reconstruction nécessite au départ une volonté personnelle, elle peut trouver du soutien et de la force dans l’énergie collective d’un groupe non mixte, ayant vécu ou vivant des difficultés similaires ou diverses. De chaque rencontre ressort la puissance symbolique, libératrice et émancipatrice des groupes de femmes bien résolues à unir corps et esprits dans un combat au féminin pluriel.

Tab title: 
Lutter contre la dépossession du corps
La sororité, comme arme de réappropriation du corps
Regards sur les luttes

Célian Ramis

Création : Que tu es puissante mon enfant !

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Si les contes véhiculent bon nombre de clichés sexistes, la compagnie de danse afrocontemporaine Erébé Kouliballets propose une autre version du Petit chaperon rouge. Entrez dans les coulisses d'une création écoféministe.
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En octobre 2018, Morgane Rey, chorégraphe et fondatrice de la compagnie Erébé Kouliballets – créée intentionnellement le 8 mars 1988 – nous proposait de suivre sa nouvelle création de danse afrocontemporaine autour du conte du Petit chaperon rouge.

Magnifique invitation que nous nous sommes empressé-e-s d’accepter car non seulement elle nous a embarqué de l’autre côté du miroir en nous donnant accès aux répétitions mais aussi aux réflexions, à la construction d’un spectacle résolument féministe, à l’apprentissage d’un langage et d’une partition ainsi qu’à des moments forts essentiels à la naissance d’une complicité artistique et d’un collectif qui ensuite se dévoilent sur scène sans qu’on n’en connaisse les ressorts.

Bienvenue dans les rouages d’une mécanique joyeusement bien huilée.

Âmes sensibles, s’abstenir ! Parce qu’ici les oiseaux ne chantonnent pas gaiment sur l’épaule d’une enfant candide. Parce qu’ici personne d’autre qu’eux-mêmes ne viendra sauver les personnages des dangers de la vie. Parce qu’ici, il est question de sang, de sexe, de violences, de féminin et de masculin, de dépassement de soi et de transmission. Parce qu’ici la compagnie Erébé Kouliballets flanque les frères Grimm, Charles Perrault et leur morale patriarcale au tapis, reprenant le conte originel issu de la tradition orale du XIVe siècle. Rassurez-vous, nul besoin de vous asseoir ou de vous accrocher à vos sièges, il suffit simplement de connecter corps et esprits à cette création féministico-rock’n’roll pour que libération et émancipation s’opèrent. 

Le 25 octobre, dans la salle Escapade de l’espace Le Goffic à Pacé, Morgane Rey, Delphine Chilard, Juliette Guillevin et Pauline Gérard sont allongées, ventres contre le sol, visages relevés les uns en direction des autres. Elles n’ont pas encore l’entièreté de la trame mais sont d’accord sur l’esprit général : que tout le monde sorte gagnant-e, grâce au respect et à l’écoute. Si cela paraît clair, les propos ne nous sont pourtant pas tout à fait compréhensibles ou plutôt accessibles.

« Le petit chaperon rouge, direction. La forêt, lien terre ciel. La grand-mère, ancrage. Le loup, le poids. Les quatre personnages forment une entité. On n’a pas la même force quand on est tout seul que quand on est quatre. Imaginez donc votre force seule qui s’additionne à celle des autres. L’énergie du conflit devient positive. Alors si je récapitule, on a petit chaperon – grand-mère – loup, petit chaperon – forêt – loup,… Les triangles donnent l’espace scénique ! Parfait. On va reprendre la trame de chaque solo. C’est chouette de commencer ce travail, je suis contente ! », enchaîne Morgane Rey, chorégraphe de la compagnie de danse afrocontemporaine, Erébé Kouliballets.

On comprend les mots, perçoit l’idée mais le message reste brouillé à certains niveaux. Tandis que les danseuses s’échauffent, on feuillette leurs carnets de bord, outil incontournable dans la pratique de la professionnelle. Il y a des textes, des poèmes, des collages, des couleurs, des mots, des illustrations dont celles réalisées par Gustave Doré sur le Petit chaperon rouge, des formes, des matières… et même des exercices et des annotations.

« Dans ce poème, je veux que tu tires ton intention de ça. Lis ce mot et tu te le répètes en boucle. Toi, tu te nourris en regardant ça et de ce dessin, tu tires un mot qui t’amène à une dynamique. » 

PREMIERS PAS

Chacune se concentre, déambule, tâtonne, effectue son mouvement en boucle jusqu’à saisir l’esprit de son personnage avant d’interpréter les solos en duo : « Allez on fait un duo petit chaperon – grand-mère. Dans ce duo, le petit chaperon doit dominer la grand-mère, on inversera après. »

Juliette, troublée, abandonne la peau du petit chaperon un instant : « Faut que je sois méchante ? » Ce à quoi Morgane lui rétorque :

« Dominer ne veut pas dire méchante. Mais tu dois avoir un impact sur elle. Là on cherche, c’est la première séance. Te bile pas. »

C’est un ping-pong verbal et chorégraphique qui se dévoile sous nos yeux ébahis et légèrement perdus. Les discussions sont essentielles dans l’exploration profonde de l’histoire et ses interprétations, le ressenti face à un vieux conte que l’on cherche ici à transposer dans sa complexité et dans la modernité et l’énergie corporelle que l’on veut donner à l’intention initiale.

Morgane observe, enregistre dans sa mémoire, interromps l’échange chorégraphique, invite les danseuses à creuser davantage dans le mouvement, dans la connexion au corps, dans la puissance du squelette. Toujours en partant d’un mot, d’une idée, d’un sentiment :

« Ok on refait. Le petit chaperon, tu me rajoutes du cross fit. La grand-mère en version prada. Et le loup, plus fort qu’une libellule. »

Si les trois danseuses se connaissent des cours qu’elles suivent ensemble au Triangle avec la chorégraphe, les séances de travail créent une connexion spécifique, une complicité se tisse au fil des idées et des éclats de rire, qui sont nombreux dans cette ambiance sérieuse et décontractée, caractéristiques propres à la pétillante Morgane Rey. La répétition se termine par une danse de réjouissance du Mali et des exercices collectifs de relaxation à partir d’éléments naturels. 

LA CONSTRUCTION DES FILLES, FIL CONDUCTEUR DE LA COMPAGNIE

Le 25 octobre donc, à l’espace Le Goffic de Pacé, la création amateure Loups– qui vient graviter autour de la pièce professionnelle Lou, écrite par Morgane Rey et interprétée par elle-même et Cécile Colin (partie que nous aborderons dans d’autres articles) - vient de se concrétiser.

Encore un peu hésitante, bancale dans le déroulé de l’histoire, elle va au fur et à mesure rassembler les pièces du puzzle, se développer, s’affirmer, prendre en confiance et en maturité. À l’instar de leur petit chaperon rouge à elles.

« C’est une histoire d’initiation. La forêt dans plusieurs pays d’Afrique est considérée comme un lieu d’initiation. Je trouvais important d’avoir cette entité qui n’est contre personne. Et puis on se demande aussi ce que va devenir ce petit chaperon. Pour nous, c’est une guerrière. Aidée de la sororité, elle va mettre une tannée au loup mais ce n’est pas dans une vision du bien contre le mal, c’est plus complexe. », souligne Morgane qui fait germer le projet depuis plus d’une année à travers des recherches, des croquis, de la documentation, etc.

C’est sa méthode de travail à elle qui envisage toujours des pièces autour de la construction et du développement des filles et des femmes. Des pièces à jouer en intérieur comme en extérieur, un point auquel elle tient particulièrement, défendant fermement la place des femmes dans l’espace public et notamment l’importance de la danse en rue qui donne à montrer des corps en mouvement, des corps dynamiques, des corps actifs. 

Si elle s’est tardivement définie féministe, elle a pourtant souvent dans sa carrière envoyé valdinguer les cadres et les normes. À ses débuts, dans son adaptation de Cendrillon, le prince est homo, le père effacé et la mère maltraitante. L’an dernier, son spectacle Femmes souriant à l’invisible – à (re)découvrir le 8 mars prochain le midi au parc du Thabor et l’après-midi au Blosne – explorait la figure de la sorcière contemporaine dans son origine première, soit son lien aux savoirs et aux connaissances de la Nature, sa puissance créatrice et son pouvoir de guérison.

Pas étonnant donc qu’ici elle fasse une croix sur les moralistes Perrault et Grimm pour revenir à l’essence même du conte et lui redonner une fraicheur écoféministe. Exit le côté cul-cul la praline et romanesque, la compagnie Erébé Kouliballets ajoute sa touche. Une touche bien plus réaliste et humaniste, qui ne mâche pas ses mots et ses propos mais bel et bien le loup et la grand-mère. 

FÉMININ/MASCULIN, DOMINÉE/DOMINANT ?

« Quand je préparais le Petit chaperon rouge, j’ai fait un cercle de paroles au centre social du Blosne. Ça y allait ! C’était super, les nanas, avec leur tricot, qui se lâchaient, elles ont sorti des trucs, j’en revenais pas. Ça a beaucoup parlé du masculin et du féminin. J’adore ça. Qu’est-ce qu’un mec ? Qu’est-ce qu’une nana ? Comment je traduis ça avec mon corps ? Perso, je suis passionnée par le corps, c’est un espace qui me sert autant à moi qu’au collectif et dont je peux me servir pour travailler encore longtemps.»

Pour chaque mouvement, chercher d’où vient la puissance dans le corps, dans l’abstraction du squelette. Pouvoir puiser autant dans son énergie féminine que dans son énergie masculine. Dans ses cours comme dans sa pratique, elle travaille sur ces points-là, tout en cherchant à provoquer la discussion, le débat.

Autour de la signification pour les unes et les autres de la domination, de la soumission. Et propose de considérer ces concepts et sentiments différemment, par le biais de l’élément positif, celui de l’apprentissage et de la transmission.

« On peut imaginer le côté dominé sans le côté négatif. Le dominant a la maitrise. Le dominé peut être dans l’acceptation. C’est dur, hein, d’accepter ? Enlevez de votre tête l’idée d’oppression. On peut accepter la domination comme état transitoire. Quand on apprend quelque chose par exemple, on l’apprend de quelqu’un qui possède le savoir. Moi, j’ai été éduquée par des maitres en danse. À ce moment-là, on accepte la domination et on ne parle pas de soumission ou d’oppression. J’ai passé plusieurs mois avec les femmes maliennes sur la question de la domination et elles disent que nous les occidentales, on n’est pas honnêtes à ce sujet, en prétendant ne jamais être dominées. Il y a toujours des endroits où on est dominé-e-s. Moi, je suis dominée par la danse, il me faut ma piquouze toutes les semaines. », s’anime Morgane qui pourrait continuer des heures durant, alternant discours théorisé et concrétisation corporelle, le corps étant alors traversé par le souvenir de l’expérience et l’émotion.

Les systèmes de croyances dans lesquels chacun-e est éduqué-e influe nécessairement sur nos personnalités. Dans ces pièces, la compagnie Erébé Kouliballets interroge le passage au cours duquel la jeune fille va se construire femme et les éléments auxquels elle va s’allier et se confronter pour y parvenir et en ressortir plus mature et plus forte. 

Dénuer son personnage de morale patriarcale apparaît ainsi comme fondamental pour entrevoir les capacités et les rouages de ce développement mais aussi pour voir éclore de manière limpide les entraves de la société actuelle à l’émancipation des jeunes femmes. 

SE RÉAPPROPRIER LES CONTES : QUEL INTÉRÊT ?

De cette libération, tout le monde en profite. Le petit chaperon rouge, le loup et la grand-mère. « Les contes ont une raison d’être, ils font partis de notre patrimoine mais je pense que c’est important de se les réapproprier. Quand on raconte Le Petit chaperon rougeaux enfants, c’est pour leur faire peur. Il faut transformer cette peur. En tant qu’institutrice, je me pose la question parce qu’il y a des trucs qui me gênent : ce côté tout noir ou tout blanc, ce côté bon contre méchant. Ce n’est pas assez nuancé. Et très sexiste ! Je m’amuse à leur raconter de manière différente, en parlant du chaperon vert par exemple. Dans la pièce, ici, de la vision grand méchant loup et petit chaperon naïf, on passe à un conte initiatique. De la petite fille à la femme, avec un côté cannibale, comme un rite de passage. », commente Delphine Chilard, 38 ans.

Dans Loups, elle est la grand-mère. Une femme âgée et forte « qui peut dire ‘attention’, ‘j’en connais un paquet’ pour protéger sa petite fille mais qui va finalement lâcher en se disant que le petit chaperon n’agit pas forcément comme elle l’aurait fait mais qui accepte que les choses se passent différemment. »

Un personnage caractérisé par la transmission de son savoir et l’acceptation de la jeune génération à laquelle elle n’appartient plus. « Qui laisse la place et qui accepte la transformation », précise la danseuse.

Pour Pauline Gérard, qui à 24 ans enfile le costume du loup, ce dont il faut se méfier, c’est la manière dont on se transmet le conte. Comme une fable moralisatrice ou comme une simple histoire ?

« Ce n’est pas le même impact imaginaire. Personnellement, je n’ai pas trop été nourrie aux contes, ce ne sont pas mes repères, je ne peux donc pas dire s’il y a des conséquences. Mais en travaillant sur la création, je me suis replongée dans le conte et ça m’a bien confirmé le côté cliché dont je me souvenais avec le grand méchant loup et le petit chaperon rouge mis en garde du danger. », souligne-t-elle.

Pas facile dans ce contexte d’aller puiser à l’intérieur de soi pour faire vivre cet animal terrifiant : « Je tâtonne encore mais je commence à le percevoir ce loup, de notre version qui n’a pas de méchant. Tout est fait pour arriver à l’acceptation. Ce loup, il est un obstacle pour le petit chaperon mais pour lui-même aussi. Peut-être surtout pour lui-même. » Tout le monde doit apprendre de ses erreurs.

Que l’on soit rigide, en proie à ses pulsions ou naïve. Loups propose de mêler les expériences pour s’enrichir et s’épanouir dans une personnalité complexe, complète et affirmée. Liant sagesse, animalité, nature et désirs de faire ces expériences. 

« Tout le monde va apprendre de tout le monde. On n’a pas encore le dénouement(au moment de l’interview, réalisée en amont du dossier, ndlr) mais on ne veut pas du côté moralisateur et binaire. On ne veut pas non plus dire comme Perrault : ‘petite fille ne sois pas trop naïve sinon ce sera ta faute’… », explique Juliette Guillevin qui se dit très proche de son personnage du petit chaperon rouge :

« Je me retrouve dans son côté un petit peu naïf, dans le côté ‘tout est beau, tout le monde est cool’, j’ai tendance à voir le positif dans les choses et dans les gens. Et j’ai eu des expériences qui m’ont fait grandir. Ce qui est marrant également, c’est que Pauline et moi, on se ressemble pas mal, tout en étant des opposées sur certains points et qu’au final, la ligne est fine entre le loup et le petit chaperon rouge. »

LA PEUR DU LOUP

Remettre les choses en perspective et en mouvement, pour bouleverser l’ordre établi. Chez Perrault, la morale est amorale dans la vision manichéenne dont il est d’usage dans les contes. Le mal triomphe sur le bien. La petite fille meurt. Et c’est toute la lignée des femmes que l’on place sur le banc des accusées.

La mère, pour avoir laissé son enfant courir le risque de sortir seule, la grand-mère, pour avoir été en incapacité de la protéger également, et évidemment, la petite fille qui a fait confiance à un inconnu. Pas n’importe quel inconnu. Le loup, l’allégorie sexuelle de l’homme. Celui qui séduit les filles avec de belles paroles, de beaux discours, pour les déflorer. Moralité : femmes, enseignez donc à vos filles à craindre l’extérieur et particulièrement les hommes.

« La peur du loup » revient dans les entretiens avec Morgane, Delphine, Pauline et Juliette. Aucune des quatre en occulte l’image. Si le reste du conte ne retient pas particulièrement l’attention des petit-e-s devenu-e-s grand-e-s – mais qui pourtant s’inscrit bel et bien l’inconscient collectif – cette partie en revanche les marque au fer rouge.

Dans Loups, pas question de présenter une forêt sombre et effrayante, une grand-mère passive, un loup méchant par nature et un petit chaperon rouge victime de sa condition.

« Oui, quand elle rencontre le loup, elle se jette dans sa gueule, elle tourne autour, elle veut y aller ! »
ajoute Juliette.

Le 26 janvier, c’est encore à l’espace Le Goffic de Pacé qu’on les retrouve. Dans une autre salle, en présence de Lucie – qui incarne la forêt – et en (recherche et essais de) costumes.

« Recommence, plus doucement, assume. Ce n’est pas parce que tu vas lentement qu’il n’y a pas de tension. Entre ton pubis et ton front, tout est en éveil, en tension. La première fois, c’est juvénile, enfantin. La deuxième fois, c’est carrément sexuel, intentionnellement. C’est la grand-mère qui remet de l’ordre là-dedans. Le loup profite du moment où elles sont à terre. Pauline, arrête de sourire, t’es le loup ! Faut d’ailleurs que j’arrête de t’appeler Pauline pour que tu te mettes dans le peau du loup… La grand-mère remonte le loup et le laisse se confronter au petit chaperon. Ne souris pas Juliette, ce sont les premiers moments qu’on fixe cellulairement, tu ne vas plus réussir à t’en défaire ! Hop, là, danse de séduction de malienne. Ok…Il faut que vous bloquiez le périnée quand vous sautez. Là, ça se voit que vous n’avez pas le périnée bloqué. », commente, en même temps que les filles dansent, Morgane Rey dont l’objectif est désormais de fixer le déroulé. 

Les soli auxquels nous avions assisté fin octobre forment à présent un quatuor. Et si lors de la répétition, la chorégraphe leur conseille d’économiser leurs énergies, la trame et l’esprit de la pièce deviennent palpables. Et on finit par comprendre leur langage. 

ENCOURAGER LES EXPÉRIENCES

Si on retrouve cette même dynamique volontaire et bienveillante, se dévoile ici toute la combattivité du propos. On s’éloigne définitivement de la version patriarcale pour se rapprocher « de celle qui est diffusée en Inde, au Maroc, dans les pays slovaques, où la jeune fille dévore la grand-mère et le loup. Investie du savoir de la grand-mère, elle domine et bat le loup et se sert du masculin et du féminin pour avancer. »

Aucune histoire de chasseur venu sauver la fillette et sa grand-mère. Aucune histoire non plus de prédateur sexuel et de viols. Seulement la menace que prolifère la société à ce sujet. Ici, peur, danger, violence, sexe, espace extérieur, ne sont pas des ennemis ou des armes d’éducation massive mais des réalités, des expériences, des sentiments investis sainement. Aucune épreuve amenant à la construction et au développement personnel ne se fait en douceur.

Considérant la forêt comme un lieu allié d’initiation, le petit chaperon découvre par elle-même, tout en puisant dans le savoir de son ainée, sa féminité et entraperçoit une partie de sa sexualité à laquelle elle se frotte consciemment, testant ainsi ses propres limites. Elle affronte sa peur et embrasse sa curiosité et ses désirs.

Personnage moderne qui questionne son rapport à la société, le petit chaperon s’affranchit des normes actuelles en choisissant de s’écouter et de se faire confiance. En acceptant sa position de dominée jusqu’à devenir dominante. « Dans nos contradictions et dans nos rencontres, c’est là qu’il se passe des trucs. », s’enthousiasme la chorégraphe.

Ça se ressent dès à présent dans le travail collectif du quatuor qui a commencé le matin même à répéter avec les percussionnistes et musiciens jazz – style choisi pour sa symbole de liberté et d’émancipation et sa grande potentialité en terme d’improvisation - Sébastien David, Briac Soury et ses élèves.

L’émotion nait de cette vision partagée d’une leçon de vie saine, libérée des assignations de genre et des injonctions constantes et intolérables qui placent les individus en situation de survie. Le discours change et au lieu de se crisper au son des mises en garde - « Ne parle pas aux inconnus » / « Ce n’est pas très prudent de sortir toute seule » / « Tu ne devrais peut-être pas t’habiller comme ça… Enfin, faudra pas te plaindre. » - on lit désormais dans les mouvements de leur corps et les intentions qu’elles y mettent un autre son de cloche.

Les filles, allez-y. Sortez. Explorez. Assumez votre curiosité, votre envie d’expérimenter. Ne culpabilisez pas face au loup. Ecouter son désir, le provoquer, jouer avec, l’assouvir n’a rien d’avilissant. Au contraire, il n’en sera que plus libérateur, tant qu’il est manié dans le respect et la bienveillance. 

LES BIENFAITS D’UN APPRENTISSAGE FÉMINISTE

Une autre forme d’apprentissage est possible. Et il est résolument féministe. « On n’a pas eu besoin de formuler le côté féministe de la pièce, c’était assez inné. On partage ça dans nos vies respectives. Sans se le dire formellement, on partage le même combat, on remet en cause(l’ordre établi, ndlr). Ici, on n’a pas vu un petit chaperon qui subit mais qui provoque, sans que ce soit péjoratif. », analyse Pauline Gérard, rejointe par Delphine Chilard :

« On est toutes de fait dans le partage du féminisme et des droits des femmes et sur scène, ce que je vois, ce sont des femmes avec un sacré charisme ! »

L’évidence n’est pas contredite par Juliette Guillevin : « On est quatre femmes à faire la pièce et Morgane en est à l’initiative donc forcément c’est féministe ! C’est alternatif et contemporain comme Morgane sait le faire. On tire nos mouvements de nous. De qui on est, de nos émotions et de nos intentions. En ça, ça forme une pièce féministe. Humaniste. »

Elles n’ont pas les mêmes parcours et les mêmes expériences en matière de danse. Du classique à la danse africaine, en passant par le contemporain et surtout le hip hop, Pauline a atterrit dans les cours de Morgane Rey en effectuant un stage au Triangle, il y a plus d’un an. Appréciant le mélange de danse africaine et de danse contemporaine, la liberté d’y ajouter sa propre expérience, mais aussi le travail sur la respiration et la relaxation, elle décide de poursuivre son apprentissage.

Tout comme Delphine qui n’a pas quitté la chorégraphe depuis 10 ans. Avant, elle avait fait du flamenco, de la danse contact et de la danse bretonne : « J’avais pris un stage de danse africaine au Triangle avec une amie à elle. Elle est venue faire un partage et je l’ai suivie dès lors. J’aime son rapport à la danse, au partage, à la création, à sa manière de nous apprendre des choses avec rigueur pour qu’ensuite on les transforme. »

Juliette, elle, a quasiment toujours pratiqué du modern jazz. Mais a testé plusieurs styles, du hip hop au charleston, en passant par le contemporain et le classique, en intégrant une association vannetaise dont la mission est de créer des spectacles de danse dont les profits sont reversés aux Restos du cœur du Morbihan. 

« Je voulais faire de la danse contemporaine quand je suis arrivée à Rennes l’an dernier. J’ai appelé le Triangle mais il n’y avait pas de place dans tous les cours. Je suis allée en danse africaine, le groupe m’a plu et la pédagogie de Morgane aussi. Et surtout, je n’avais jamais connu ça, ce rapport corps/esprit connecté en permanence. J’adore la danse parce que ça me permet d’exprimer des choses que j’ai en moi et Morgane met des mots dessus. J’ai compris des trucs que je n’avais jamais compris avant. Dans l’écoute de soi, l’écoute des autres. Dans la connexion du plexus solaire avec le sol qu’on amène vers le ciel en fonction des émotions, etc. Je ne peux pas donner d’exemple concret, ce sont des sensations que j’ai. Des choses qui m’apparaissent comme une évidence une fois qu’elle les a formulées. », décortique la danseuse de 25 ans. 

LIBERTÉ ET ÉMANCIPATION

Il apparaît évident en les écoutant que la manière d’être et de travailler de Morgane Rey transparait dans le propos de la pièce et le processus de création. Que ce soit dans les cercles de paroles, dans les rencontres individuelles qu’elle a instauré avec chaque danseuse afin de créer un lien de confiance et approfondir chaque personnage indépendamment des autres, dans le soin qu’elle apporte à la création et à la tenue des carnets de bord, dans les discussions qu’elle provoque en cours ou dans son langage dessiné, les trois femmes en éprouvent un sentiment de liberté et d’investissement réel.

Si elles précisent être encore et toujours en apprentissage face aux feuilles que Morgane leur donne – sur lesquelles elle dessine le mouvement qu’elle a en tête – elles s’approprient la partition, chacune avec son style, son corps et sa danse.

« Je fonctionne beaucoup avec des photos, des textes et des peintures. Je suis vite allée vers le dessin pour retranscrire mes partitions chorégraphiques. C’était très enfantin au départ et puis j’ai affiné. J’ai vu qu’il y avait une bonne réception de cette méthode. En fait, je ne dessine pas réellement, je retranscris l’énergie du mouvement dans le trait. C’est une manière très minimaliste d’aborder la danse, qui est pratique, pas compliquée et qui laisse la liberté à chacun-e d’y mettre du sien. J’aime que les gens puissent investir ce que je leur propose. », explique Morgane Rey.

Pour Delphine Chilard, de nombreux effets positifs en émanent : « En fait, elle nous transmet des pas puis on s’en inspire et on en crée d’autres. Sans faire n’importe quoi bien sûr. Au niveau du corps, ça m’ancre au fur et à mesure. J’apprends à habiter mon corps, le connaître. Pas que dans le mouvement mais dans un tout. La danse africaine me donne conscience de tout un tas de choses dans mon corps. Et avec les feuilles en plus, on apprend à faire confiance à comment on va interpréter ce qu’elle dessine. C’est un fil conducteur puis il faut le sentir dans son corps. Tu explores, tu poses des questions, tu prends confiances au fur et à mesure. Je crois que c’est ça qui impacte mon quotidien de manière poussée. Parce que dans un groupe de confiance, on apprend à lâcher prise, on apprend à se fier à notre capacité à ressentir et à transformer. »

Exit le manichéen et le binaire. Sous la forme d’un solo amateur (la conteuse), d’un duo professionnel (le petit chaperon rouge et Morgane dans les 3 rôles : forêt-grand-mère-loup) et d’un quatuor amateur, la compagnie Erébé Kouliballets aime explorer la complexité, la modernité, le mélange et le métissage, l’équilibre du féminin et du masculin. Pour tendre vers plus d’authenticité et de liberté. On admire la capacité à le faire sans lisser ou édulcorer la réalité.

Au contraire, on est soulagé-e-s de cette réappropriation libératrice d’un conte qui une fois envahi par la morale patriarcale devient toxique pour la construction des jeunes filles. Ici, le rouge qui domine la pièce n’est pas celui de la faute et de la culpabilité mais bel et bien celui qui coule dans nos veines et nos culottes, et teinte nos tentes, véritables espaces de paroles entre femmes, de partage, d’écoute et d’échanges.

Sans oublier la forme artistique qui vient dynamiser nos vécus, expériences et questionnements pour les mettre en relief et en mouvement :

« La danse, c’est l’indépendance du corps ! L’exercice de la liberté ! La danse est une façon de dire non aux injonctions, d’allers vers la résilience. » 

Rendez-vous le 10 mai à l’Antichambre de Mordelles pour découvrir Lou(ps) et sur yeggmag.fr pour suivre les étapes en attendant la représentation. 

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Dans les coulisses d'une création
Se (ré)approprier l'Histoire
Des contes sans sexisme !

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