Célian Ramis

Femmes invisibles : l'errance autrement

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Rennes
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Les femmes en errance sont-elles vouées à être invisibles ? Quelle est l'excuse de la société qui les ignorent ? Enquête auprès de femmes qui témoignent de leurs réalités et leurs quotidiens.
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En mars, l’association Les Ceméa – Centres d’entrainement aux méthodes d’éducation actives – de Bretagne investissait l’Hôtel Pasteur, à Rennes, pour y fabriquer un espace de réflexion autour des « Jeunes femmes en errance ». À travers une exposition, des forums, des projections et des conférences, l’objectif était de présenter les réalités vues et vécues par celles qui vivent « la rue » au quotidien.

Et ainsi, « changer les regards sur ces invisibles », comme l’indiquait le sous-titre de l’événement. Mais pourquoi sont-elles invisibles ? Comment vivent-elles leurs conditions de femmes en errance ? Comment affrontent-elles le quotidien et envisagent-elles le futur ?

Nadège, Malika et Louise vivent actuellement aux prairies Saint-Martin, ont entre 26 et 37 ans, des parcours pluriels et des envies différentes. Mais elles partagent leurs ténacité et force, bien loin des stéréotypes qui encadrent les sans-domiciles…

S’il est quasiment impossible de définir le nombre de femmes concernées par l’errance, deux sans domicile sur cinq seraient des femmes en France. Selon l’association catholique belge Vivre Ensemble Education – qui lutte contre la pauvreté et l’exclusion - au niveau européen, elles représenteraient entre 8 à 25% des SDF. Une fourchette large…

« Ces femmes existent et il nous appartient d’en tenir compte. », déclare la structure bruxelloise. Elles sont par conséquent présentes dans l’espace public mais, pour de multiples raisons, sont invisibles.

Dans l’imagerie populaire, à quoi fait-on référence lorsque l’on parle de ‘SDF’ ? Les ‘sans domicile fixe’ sont-ils, par cette désignation, asexués ? Non. L’image première est celle d’un homme, pas particulièrement jeune, marqué par la rudesse de la « zone » - froid, stress, hygiène, violences potentielles – et souvent polyaddict à l’alcool et aux psychotropes.

S’ajoute à cette représentation un fond de fainéantise, le sans-abri optant plus aisément pour la manche que pour la recherche d’un emploi, profitant ainsi du système au crochet de la société.

Une suspicion, voire une accusation, en tout cas un jugement négatif et réprobateur qui témoigne d’un malaise vis-à-vis d’une population que l’on ne connaît que très peu et à laquelle les individu-e-s craignent de se confronter.

Si elles sont identifiées par leur sexe, les femmes concernées, elles, vont bénéficier de la part des passant-e-s de plus de compassion, assortie d’un fort sentiment de pitié.

En effet, les représentations de genre amènent à envisager la femme comme un être plus fragile et vulnérable, tant sur le plan physique que psychologique, que l’homme. Ainsi, dans l’espace public, elle s’expose à des violences multiples.

À l’occasion d’une enquête réalisée par la Mipes (Mission d’information sur la pauvreté et l’exclusion sociale) en 2009 auprès de 26 femmes SDF âgées de 50 ans, la sociologue Corinne Lanzarini explique : « Les violences auxquelles sont confrontées les femmes à la rue sont une extension de la violence générale à l’égard des femmes et plus particulièrement celle vécue par les femmes, en provenance des hommes. Les femmes à la rue doivent faire face à des craintes permanentes et elles se considèrent comme des proies au sein de l’espace public. »

Au quotidien, la gent féminine, en grande majorité, ressent un sentiment d’insécurité, craignant le harcèlement, les injures, les intimidations ainsi que les agressions physiques et/ou sexuelles. Elle développe pour y faire face des stratégies d’évitement : adopter un style vestimentaire sobre et « neutre », être accompagnée par des proches et en particulier par des hommes, éviter dans le cas échéant de fréquenter la rue à des heures tardives, etc. Et les femmes en errance ne font pas exception à cette logique de protection.

On dit alors qu’elles se masculinisent « Elles s’habillent dans les friperies de sorte qu’on ne les voit pas », déclare la réalisatrice canadienne Lise Bonenfant en préambule de son documentaire L’errance invisible, en 2008. La sociologue grenobloise Marie-Claire Vanneuville, approuve la théorie de l’invisibilité comme stratégie de survie.

Au début des années 2000, elle a mené une recherche-action de deux ans auprès de femmes en errance, débouchant sur la création dans la capitale des Alpes d’une association « Femmes SDF », connue, reconnue et prise en exemple pour ses réflexions et ses initiatives – notamment à travers la diffusion du documentaire de Denis Ramos réalisé en 2004, Malaimance, suivant 5 femmes en errance, SDF ou pas, dans leurs quotidiens et trajectoires de vie - dans le secteur social en France et à l’étranger, et la publication d’un ouvrage intitulé Femmes en errance : De la survie au mieux-être.

Ne pas se faire remarquer, « c’est une question de vie ou de mort face à la violence inimaginable qu’elles subissent. (…) C’est une attitude de défense mais aussi de culpabilité et de honte. »

La honte et la culpabilité dont elle fait mention, elle la développe en 2010 également dans un article de la revue de la Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans abris, « Le sans-abrisme du point de vue du genre » (repris en contribution dans le magazine 50/50 en décembre 2010).

Les femmes sans logement seraient en échec face à toutes les assignations de genre. Pourquoi ? Car elles ne répondraient pas à leur mission centrale : fonder un foyer à proprement parler et l’entretenir. L’espace privé étant le lieu par excellence de la femme. Dehors, le mode de vie ne correspond plus aux expectatives de la société.

Karine Boinot, psychologue clinicienne – qui est intervenue lors de la manifestation « Jeunes femmes en errance » en mars dernier à l’Hôtel Pasteur de Rennes – posait déjà la question en 2008 autour de la précarité asexuée et définissait alors :

« L’errance représente aussi la déviance par rapport à une norme ou un idéal. Elle renvoie à un certain désordre et donc à un danger potentiel. (…) La plus grande sévérité à l’égard des femmes peut s’expliquer en partie lorsque l’on sait que la prostitution est assimilée à l’époque (18e siècle, ndlr) au vagabondage. L’errance féminine est donc socialement et moralement suspecte car une honnête femme reste à la maison (du père ou du mari). Il y a ainsi transgression de l’apparent destin sociosexuel ou biologique, transgression qui se joue notamment par rapport à la sédentarité de l’univers domestique à laquelle les femmes sont vouées. »

Surtout dans un espace qui par essence est baigné de violences, comme constaté précédemment. « C’est pourquoi pour les femmes qui basculent dans la clochardisation, même si elles sont peu nombreuses, une cassure irréversible se fait au plus profond d’elles-mêmes, qui se traduit par une dégradation physique beaucoup plus marquée et rapide que chez les hommes. », précise Marie-Claire Vanneuville.

Il n’est pas rare également que pour se protéger, elles s’entourent et s’intègrent à des groupes de zonards. Une manière de se rassurer mais aussi de briser la solitude de l’errance. C’est le cas de Nadège, 26 ans, sans domicile depuis 2011. D’abord hébergée « à droite à gauche » du côté de Fougères, elle dort pendant un temps dans sa voiture puis, lorsque celle-ci tombe en panne, squatte chez un ami à Rennes.

Les choses tournent mal et en septembre 2013, la jeune femme atterrit dans la rue. C’est comme ça qu’elle va rencontrer, sur la dalle du Colombier, sa bande actuelle dans laquelle se trouve son amie Lina. « On s’aimait pas au début. J’aimais pas, elle jouait la racaille. Puis j’ai appris à la connaître, elle était mineure à l’époque alors je l’ai prise sous mon aile. Aujourd’hui, on a des liens de sœurs, c’est très important. Et c’est comme ça que j’ai rencontré son copain, qui vit aussi avec nous. », explique Nadège.

Ensemble, ils se sont installés dans une maison inoccupée, début mars, aux prairies Saint-Martin, à quelques mètres du Bon Accueil. Sinon ils vivent sous tentes, dehors ou dans des squats dont ils se font expulsés. Son entourage, c’est sa famille. Celle qui l’aide, la soutient, l’accompagne. Elle l’affirme et elle insiste :

« Lina, c’est ma sœur de cœur. On pourrait s’arracher le cœur l’une pour l’autre. C’est ce lien particulier qui nous a fait tenir. On se soutient dans la difficulté. Elle a arrêté les conneries – la violence, les vols de vélos… - sa mère me l’a bien dit, on arrive mieux à la canaliser maintenant. »

La solidarité, elle y tient. Victime, plus jeune d’une SDF qui profitait d’elle pour son argent, Nadège est à présent plus méfiante, sur ses gardes. Mais sa confiance envers ses trois compagnons de fortune est sincère.

« Ce sont de bonnes personnes. Je suis bien entourée. C’est grâce à eux que j’ai arrêté de boire et de fumer des bédos. Bon la clope, j’arrive pas à arrêter… Avant, je buvais en soirée, dehors tu bois des bières pour te réchauffer. T’es dans la galère, t’es sur les nerfs d’être dehors et de ne pas trouver d’endroit pour dormir alors bon… Aujourd’hui, je suis bien avec eux, à quoi ça sert alors de fumer et de boire ? Si je pète les plombs, ils sont là et ils me disent : ‘T’es une fille forte, t’es une battante’. », dit-elle en souriant.

RUPTURES ET FRACTURES

Néanmoins, elle ne nie pas la réalité. Au contraire, elle ne la connaît que trop. Agressée sexuellement à deux reprises, elle est consciente des dangers des soirées alcoolisées et de la rue, les premières violences ayant été subies dans un appartement, lorsqu’elle avait 17/18 ans.

Elle raconte : « Ils se sont mis à 2 sur moi, j’ai dit d’arrêter et que j’allais appeler au secours. J’ai eu un éclair de lucidité. Ils ont arrêté, j’ai eu de la chance. La plupart du temps, tu ne connais pas les noms de famille des personnes, alors tu ne portes pas plainte car contre X, tu sais que ça ne mènera nulle part. Surtout pour les zonardes, les flics vont pas faire une enquête. Mais le mec qui m’a agressée la 2e fois, lui, s’il revient à Rennes, il est mort, on fera justice nous-même. Rien à foutre. »

Les stratégies d’évitement ne peuvent être la seule réponse et défense des femmes en errance. Savoir se défendre est un atout incontestable quand on passe la majorité de son temps dans la rue. Elle a pratiqué le judo plus jeune, apprend, par un ami, quelques techniques de karaté et garde sur elle un couteau, en cas de besoin.

« Même si tu connais quelques trucs, quand tu te fais agresser, tu fais comme tu peux pour te sauver la vie. On essaye de se faire discrètes, de ne pas se faire voir, de ne pas rester tard dans la ville, on a les chiens avec nous – mais bon c’est pas dit que l’autre en face il ne plante pas ton chien ! – et on essaye d’être accompagnées par des hommes. », souligne-t-elle.

Les hommes avec lesquels elle a créé des liens étroits, elle les surnomme les grands frères, les tontons de rue, les papas de rue.

Pour Louise, à Rennes depuis 6 mois et en errance depuis plusieurs années, il est indéniable que les femmes doivent s’imposer, développer des caractères bien trempés et affirmés afin d’éviter au maximum les violences masculines.

« C’est clair que c’est difficile d’être une femme. Et une femme à la rue, c’est encore plus compliqué, avec toutes les violences. »
ajoute-t-elle.

Les violences, elle les a subies au sein de son couple, pendant une dizaine d’années avant d’être aidée et soutenue par son compagnon actuel. À 37 ans, elle tente de se reconstruire et témoigne d’une grande réserve autour de sa vie privée que l’on décèle jalonnée de souffrances éparses.

Depuis l’adolescence, Louise montre une envie de s’en sortir par ses propres moyens. Ses parents, issus du microcosme de l’audiovisuel et du cinéma, la poussent très jeune à travailler « mais le piston c’est pas trop mon truc, je n’ai pas envie d’être là parce que je suis fille de mais parce que j’ai des compétences. » Son père décède. Elle est alors âgée de 16 ans. Un passage par la radio Nova, quelques figurations dans des films… Les expériences lui plaisent mais sans plus.

Elle prend un chemin radicalement différent. « J’ai eu envie de liberté, envie de voyager, de rencontrer des gens différents. J’étais dans le sud, y avait du soleil mais des grandes gueules aussi, donc on a tracé vers le nord avec Raph’. On était vers Clermont, on y était depuis trop longtemps, ça nous cassait les couilles. Rennes, c’est une bonne ville, avec une bonne mentalité. On ne regrette pas du tout, on est bien ici. », explique-t-elle en finissant son thé, sur la terrasse de Malika par un après-midi ensoleillé.

Les premiers rayons de soleil printaniers se pointent et transforment les prairies Saint-Martin, inondées une semaine auparavant – obligeant plusieurs occupants des lieux à bouger leurs campements constitués principalement de tentes, matelas et bâches – en petit coin de campagne paisible et ressourçant.

Originaire de Charente, Malika débarque dans la capitale bretonne il y a 4 ans avec son camion. Ce mode de vie, elle l’a investi depuis 12 ans, à la suite d’une séparation amoureuse. Etre véhiculée, c’est la garantie de pouvoir bouger quand elle en a envie, de pouvoir aller là où elle a envie. « Mon beau-père est militaire, on a toujours bougé, je pense qu’il m’a transmis ça. », confie-t-elle.

Sans entrer dans les détails, elle livre une histoire familiale complexe. En rupture avec ses parents, elle est émancipée très jeune et lorsqu’elle prend la route, ne leur dit pas pendant 10 ans ses destinations et points d’ancrage : « J’ai revu ma mère il y a quelques années, j’ai été agréablement surprise. Elle voit que j’ai la tête sur les épaules, que j’ai mon camion, elle est rassurée. »

Nadège ne partage pas tout à fait la même expérience que Malika mais connaît des épisodes de fractures avec son père qui va être à la base de son errance. Clairement, il lui signifie de quitter le domicile familial. Mais elle reste en contact avec sa mère par sms ou par Facebook et lui a rendu visite l’an dernier. Un bref moment.

« Ça lui a fait mal de me voir partir la première fois. Je resterais toujours son bébé. Là, elle était contente de me voir mais triste que je reparte, car mon père ne voulait pas que je reste. Pour mon frère, ce n’est pas évident non plus. Il avait 11 ans quand j’ai quitté la maison. Il a manqué de quelque chose, comme un fils unique. Il est très timide, ne montre pas facilement ses émotions et je sais qu’il a pleuré plusieurs fois, je lui manquais. », dévoile Nadège.

Les trois femmes démontrent la diversité des parcours et des facettes de l’errance. Des manières différentes de la vivre et de la concevoir. Choix ou non, elles cherchent toutefois à assumer leurs quotidiens, à le montrer sous un autre angle, à travers leurs réalités présentes et les forces qu’elles peuvent en retirer. Toutes les trois parlent avec pudeur du chemin qui les a menées là mais aucune question n’est taboue, aucune réponse n’est sans conviction.

Déni ou vérité ? Les écrits universitaires et sociologiques affirment que personne ne choisit la rue. On cherche alors à justifier leur présence par des explications rationnelles et pragmatiques : la crise, l’augmentation de la précarité (qui souvent touche beaucoup plus les femmes que les hommes). Ainsi que par des images plus personnelles : la rupture familiale, la relation amoureuse d’une jeune fille avec un zonard, etc.

Et c’est là que se noue toute la complexité du regard porté par la société sur les femmes en errance. Envisager renoncer au confort du logement, au matérialisme rassurant, au cadre de la norme est source d’angoisses pour une grande partie de la population. La stigmatisation permet alors de se réconforter dans l’idée que cela n’arrive pas à tout le monde, au hasard d’un parcours cabossé. Nadège, Malika et Louise sont unanimes : mettre tout le monde dans le même panier sème la confusion et les amalgames sont réducteurs et contre-productifs.

« Y a des connards partout, des gens bien partout. Dans les zonards, y a des gens qui picolent, d’autres non, qui se droguent, d’autres non. Des violents, d’autres non. Mais c’est pareil chez les pompiers, les flics, etc. Il faut essayer de comprendre pourquoi les uns et les autres en arrivent là, il faut apprendre à connaître avant de juger. On a tous une histoire. On voit moins les femmes que les hommes mais tout le monde peut tomber dehors. », précise Nadège pour qui l’événement « Jeunes femmes en errance », organisé par Les Ceméa Bretagne, a été capital « pour faire ouvrir les yeux » au grand public, venu en nombre à la découverte de l’exposition et aux rencontres proposées (un peu moins lors des forums qui ont plus attiré les professionnel-le-s du secteur social).

Elle a fait partie, avec Lina, du comité de pilotage de la manifestation, et s’est beaucoup investie auprès des médias rennais pour changer les regards. Aborder tout aussi bien les difficultés, les galères, que les manières d’y survivre, sans détours.

L’invisibilité est donc une réalité de leur quotidien, de la situation des femmes en errance. Mais n’est pas tout ce qui les caractérise. Peut-être serait-il temps de s’interroger sur les raisons qui nous font ne pas les voir ? Car lorsque l’on s’y intéresse, les médiums d’information ne manquent pas. Documentaires, expositions, associations, articles de presse, ouvrages universitaires, publications sociologiques, émissions radio et TV… suffirait-il d’y porter attention et d’ouvrir les yeux en foulant les trottoirs de la ville ?

Dans un dessin de presse, l’illustrateur Pessin met le doigt sur l’image péjorative de l’errance féminine. Deux personnages discutent : « C’est le quoi le féminin de SDF ? », dit l’un. « C’est pire ! », répond l’autre. Une bribe de preuve que la société a du mal à faire face à ce phénomène social lié à un contexte de pauvreté mais aussi à une crise identitaire. Vulgarité, ignorance, hygiène douteuse… une représentation péjorative qui « met mal à l’aise, gêne quant au statut de la femme, elle en casse l’image », selon l’association Vivre Ensemble Education.

Pour la célèbre Mireille Darc, c’est avec le temps et l’habitude qu’elles sont devenues invisibles. « Invisibles parce que nous refusons de les voir, parce que cette réalité dérange », précise le synopsis du documentaire qu’elle signe pour l’émission de France 2, Infrarouge, diffusée le 15 décembre dernier et intitulé Elles sont des dizaines de milliers sans-abris.

SUBVENIR À LEURS BESOINS

Pour dégoter des couvertures, des matelas, des tapis de sol, des tentes ou encore des bâches, Nadège se tourne vers des associations comme le Samu social ou Si on se parlait. Pour se laver, la structure Le Puzzle propose des douches. Mais la jeune femme préfère se rendre à la piscine Saint-George qui pour 1 euro donne accès à des douches toujours très bien entretenues, bien mieux qu’au Puzzle précise-t-elle, et pour 2 euros à des bains. Pour la nourriture, la Croix-Rouge « dépanne ».

Mais avec ses ami-e-s, elle met en commun son RSA et les sous de la manche pour faire des courses et varier un peu les plaisirs. « On fait des pommes de terre, de la purée, des barbec’ en faisant du feu. Ce qu’on a en maraude, c’est bien mais on en a un peu marre des croissants et des sandwichs à force. On a besoin de chaud, de nourrissant. Sinon l’asso Le Fourneau sert des bons repas le midi aussi », signale Nadège. Elle est claire à ce sujet : ce n’est pas parce qu’elle vit dans la rue qu’elle n’aime pas s’entretenir. Sur le plan hygiénique et gastronomique, certes, les exigences sont réduites mais pas inexistantes :

« Si je pouvais, j’irais me laver 4 à 5 fois par semaine ! La rue, ça apprend à murir, à se débrouiller, à se nourrir, à se laver même quand les assos sont fermées. »

Pour Malika et Louise, même combat. En toute simplicité. Au bout de leur allée, une fontaine dont l’eau fait l’objet d’analyse chaque année afin de s’assurer de sa potabilité. À l’aide d’une brouette remplie de bidons, Malika va chercher de l’eau à la pompe. « On a ce qu’il faut ! On prend une bassine, on peut se doucher, faire une petite toilette de chat régulièrement. Ou prendre des lingettes. », explique-t-elle, naturellement.

Et pour les cabinets, des toilettes sèches faites de bric et de broc. « Mon coloc a posé des palettes, on installe une bassine et je ramène des copeaux. Il y a un endroit où je vide ça, tout simplement. », précise-t-elle.

Une fois cette image rompue, Nadège met pourtant le doigt sur une réalité qui augmente la vision d’une hygiène de vie peu enviable : les chiens. Ils dérangent, ils font peur. Aux prairies Saint-Martin, ils sont la cible de nombreux reproches de la part de certains riverains. Les trois femmes, chacune propriétaire d’un-e ou plusieurs chien-ne-s, en témoignent, c’est un espace qui résonne et quand les chiens aboient, l’écho amplifie les désagréments sonores.

Mais elles tiennent à rétablir la réalité quotidienne : oui les chiens aboient au cours de la journée quand un-e passant-e approche, mais non ils ne crient pas toute la nuit, dormant souvent avec leurs maitres et maitresses. Et rappellent également que les personnes en errance ne sont les seules à avoir des animaux domestiques. Derrière ces plaintes régulières se dissimule l’image stéréotypée des groupes de zonards qui veillent une partie de la nuit et font couler l’alcool à flots.

Elles ne s’en cachent pas, elles apprécient les moments de partage, les soirées, les apéros. Elles sont plutôt ‘couche-tard’ que ‘lève-tôt’. Louise reconnaît son addiction à l’alcool. Ce qui ne signifie pas que la fête bat son plein tous les soirs pour terminer au petit matin. « Souvent, on est couchés à la même heure que les poules !, rigole Nadège. Et de temps en temps, on fait la fête comme ça a été le cas la semaine dernière, ils m’ont organisé une fête pour mon anniversaire. Mais on va pas nous emmerder hein ?! On est censés déprimer tout le temps ? »

Elle revient sur la compagnie de son chien et de sa chienne. Elle veut faire comprendre l’importance de leur présence. Elle y tient. La relation qui se noue entre l’animal et la maitresse est primordiale pour elle : « Ce sont nos bébés, on les éduque, on les nourrit, on les soigne, on les emmène chez le véto, on dort avec eux, on s’attache à eux. » L’attachement dépasse souvent l’entendement, pourtant les liens affectifs sont bel et bien réels et très vite apparents dans des moments de complicité tout comme dans des moments de protection.

« Si je suis en sécurité, ils vont aller jouer comme des gamins et vont s’éloigner. Sinon, ils vont rester autour de moi. Ou ils vont se mettre un devant et un derrière pour faire la garde. Ma chienne est très méfiante et quand elle ne connaît pas, elle ne laisse pas entrer, elle grogne. », souligne-t-elle.

Mais c’est aussi des instants émouvants comme quand la chienne met bas ou quand l’animal partage chaque ressenti du quotidien.

Ainsi, Nadège ne peut envisager de passer une journée sans ses deux compagnons à poils. « Il y a un lien très fort entre l’homme et le chien. Eux, c’est ma vie, ils sont toujours là pour moi, et inversement. On les aime, on se donne du confort. Ils nous comprennent, nous réchauffent, jouent avec nous ! On pourrait s’arracher un bras pour eux. J’ai 3 animaux préférés : le chien, le dauphin et le cheval. Leur point commun : la relation de confiance, l’attachement à l’homme, le tempérament joueur. Mais bon, le cheval en ville, c’est pas pratique… », plaisante-t-elle, tout en ne se détournant toutefois pas de son point principal : le chien a une place prépondérante dans son quotidien.

Et se les faire embarquer par la police, une fois les beaux jours venus sous prétexte d’une interdiction de regroupement de chiens, est une souffrance. Les animaux sont envoyés au chenil et les propriétaires, en plus de débourser la somme de 87 euros pour les faire sortir, doivent patienter une semaine réglementaire avant de pouvoir les récupérer.

« Ils font ça surtout au printemps et à l’été car il y a des touristes, alors ils essayent de nous éloigner. Mais Rennes, ce n’est pas qu’une jolie ville, on existe aussi. »
regrette-t-elle.

Les errant-e-s font tâche dans le paysage, ternissent la carte postale de la ville où il fait si bon vivre.

REMETTRE LES CHOSES À LEUR PLACE

Pour Marie-Claire Vanneuville, « L’errance n’est pas synonyme de « passage à la rue » (…) L’errance n’est pas le sans-abrisme (…) L’errance est profonde, psychologique, liée à une précarité matérielle dans la durée (…) L’errance est un parcours. » Pour Lise Bonenfant, il ne s’agit pas simplement de personnes mendiantes dormant sur les bancs publics. Et pour les concernées ? Comment se définissent-elles ? « Comme une femme normale », répond Nadège. Simplement.

Pas besoin d’aller chercher plus loin : « Je reste humaine. Je suis sans domicile fixe, je n’ai pas de logement. Je vadrouille dans la ville, je suis une zonarde. » Souvent installée avec sa bande et d’autres devant le Crédit Mutuel de Bretagne, place Sainte-Anne, elle fait la manche, en général les après-midis.

De temps à autre, elle participe à des activités et chantiers – de création et aménagement d’espaces verts par exemple, vers La Poterie et Beaulieu – organisés et proposés par la structure rennaise Le Relais, dont les éducateurs-trices de rue sont réparti-e-s sur plusieurs zones de la ville.

« Avec les éduc’ de rue, on peut parler de tout et de rien, rigoler, on peut aller avec eux en sortie kanoé, à la piscine ou en camp pour quelques jours aussi. Les chantiers, ça fait du bien aussi, ça donne envie de bosser, ça permet de pas rester dans la rue toute la journée et puis t’aimerait que ça dure toujours plus longtemps car tu noues des liens, des amitiés. », raconte Nadège qui devrait, avec Lina, prochainement accéder à une formation BAFA avec Les Ceméa. Ce qui lui permet d’envisager l’avenir autrement. Elle projette avec ses amis de trouver une colocation, à la campagne.

Louise et Nadège, elles, ne sont pas inactives non plus. Elles ne mettent pas forcément de catégorie sur leur mode de vie. Lors de notre rencontre, elles parlent de punks à chiens, de babos, de cas soc’ – en plaisantant à propos d’elles – mais ne collent pas l’étiquette sur ce qu’elles vivent et acceptent la désignation de femmes en errance, les deux femmes étant très attachées chacune à son camion, l’idée de bouger et de prendre la route leur tenant à cœur. Ne pas rester figées. Cela leur correspond.

Louise et son compagnon, hébergés actuellement chez un ami squattant une propriété en toute légalité, œuvrent depuis un mois à retaper leur véhicule, stationné devant la maison. Ensemble, ils aménagent leur intérieur avec un coin cuisine, une couchette, des espaces de rangement, etc. Un mélange d’intérieur bois et de mosaïques rétro, installés et fabriqués par eux-mêmes, avec du matériel acheté chez Brico-Dépôt et du système débrouille.

Un habitat fait de bric et de broc. C’est le leitmotiv de Malika qui, à 33 ans, se plait à profiter de ce qui l’environne. A contrario de Louise, qui parle ici de choix, elle ne fait pas la manche. Les prairies Saint-Martin, elle les a adoptées et les défend becs et ongles avec le collectif qu’elle a créé, Prairies libres ! Faire un potager, cueillir des noisettes, des châtaignes, en faire des cagettes, les mettre dans leur rue et les vendre à prix cassé, fabriquer des petits bijoux, voilà de quoi elle se satisfait en plus de son RSA, quand elle ne part pas en saison, dans le sud-ouest, pour travailler dans la restauration.

« Ici, on cherche des coins récup’ pour la bouffe, on fait des paniers pour le voisinage. On minimise, on vient avec le nécessaire, pas plus. »
déclare-t-elle.

Depuis plusieurs années, elle partage le terrain avec son colocataire, en squat légal, et vit dans son camion qu’elle entretient avec soin. Dans les fondations d’une ancienne maison aujourd’hui en ruines, ils aménagent un espace bureau, et devant, une petite terrasse.

Pour faire vivre les prairies, elle regorge d’idées. Créer un jardin d’enfants en milieu naturel, informer et sensibiliser toutes celles et ceux qui foulent les chemins de cet espace boisé avec des parcours rythmés de photos d’archives et d’explications, organiser des événements festifs et participatifs… des manifestations toujours basées sur le respect de l’environnement et des riverains. Pour un espace de vivre-ensemble.

Pour continuer à faire vivre cet esprit si particulier qui borde les prairies qui font l’objet d’un projet de réaménagement par la Ville de Rennes. Après avoir stoppé les jardins partagés, situés en zone inondable, il y a plusieurs années, la municipalité a commencé fin 2015 à abattre des arbres avant d’opérer les travaux de déconstruction du bâti existant et de reconstruction.

Un projet auquel Malika, et d’autres, s’opposent farouchement, souhaitant pouvoir conserver les prairies telles qu’ils les connaissent et les aiment :

« L’idée, c’est vraiment pas de faire une ZAD comme à Notre-Dame-des-Landes. Pas du tout. On ne veut pas avoir à faire avec les CRS, ce sont toujours les riverains qui mangent au bout du compte. Mais on peut vivre ensemble et faire des choses ensemble, entreprendre des projets sans tout aseptiser. Et en se souciant de l’environnement, pas comme la mairie de Rennes ! Il y a des gens qui vivent là depuis longtemps et ils vont être expropriés, c’est pas normal. On peut faire plein de choses, on aime les prairies et on veut les entretenir. Organiser des soirées à thème pour répondre aux interrogations des habitants, des expos-photos, des espaces naturels de jeux ou de répétition aussi pour les artistes, conserver l’esprit et l’histoire des prairies ! », répète Malika.

Et en ce sens, elle entend aussi veiller au respect de la nature qu’elle souhaite préserver. Voir des déchets s’agglutiner sur les terrains sauvages l’exaspère. Tout comme les soirées trop arrosées de la « jeune génération des punks à chiens ». Elle a donc proposé au Relais d’organiser et animer des après-midis nettoyages des prairies avec les concerné-e-s pour les sensibiliser et les responsabiliser.

La jeune femme restera cet été, a priori, dans la capitale bretonne. Elle souhaite se poser, et avoue avoir moins envie de partir en saison, d’ordinaire du côté de la région du Médoc. Elle entreprend sa propre démarche de reconversion dans le domaine du social, sans passer par un cursus universitaires : « Je n’ai pas besoin de ça pour comprendre les gens en difficultés. »

VERS LA RECONNAISSANCE

L’errance, incontestablement, s’accompagne d’une absence de confort matériel et généralement de souffrances dans les chemins des unes et des autres. Le quotidien est jalonné de galères et de débrouilles. Un quotidien qui amène à repenser, par protection ou autre, la norme imposée par la société qui renvoie alors aux femmes en errance un sentiment d’échec et de vie marginale.

Mais les facettes de celles qui côtoient, de manière satellite ou totale, la zone sont multiples, variées et complexes. Si leur invisibilité les protège de certains dangers indéniables de l’espace public et urbain, l’indifférence ou la pitié ne sont pas des réponses adaptées à leurs situations.

« Moi, je prends les devants. Mes chiennes font toujours la fête aux gens qu’elles croisent, alors j’en profite pour discuter avec eux. En général, ils sont ouverts et comprennent. En fait, les gens ont peur de ce qu’ils ne connaissent pas. »
explique Louise.

Idem du côté de Nadège qui a appris, en faisant la manche, à vaincre sa timidité pour communiquer avec les passant-e-s. Mais bon nombre d’entre eux-elles les ignorent encore.

Peut-être serait-ce un début de solution. Un regard, une réponse, une parole. Sans tomber dans le pathos. Simplement un premier pas vers la reconnaissance et la sortie de l’invisibilité qui tend à effacer une partie de la personnalité et qui arrange une société trop frileuse pour se confronter à une réalité loin de s’améliorer dans les années à venir.

 

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Femmes en errance : un autre regard
Invisibles mais pas inactives !

Célian Ramis

Sous tes doigts : "On n'aborde rarement les guerres du point de vue des femmes"

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De passage à Rennes, la réalisatrice Marie-Christine Courtès aborde la condition des femmes ayant fui le Vietnam, en 1956, et la question de l’héritage transmis aux générations futures.
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Une semaine avant la journée nationale d’hommage aux « morts pour la France » en Indochine, célébrée le 8 juin dernier, Marie-Christine Courtès, scénariste et réalisatrice, était de passage à Rennes pour présenter Sous tes doigts, son premier court métrage d’animation au festival Courts en Betton. L’occasion d’aborder la condition des femmes ayant fui le Vietnam, en 1956, et la question de l’héritage transmis aux générations futures.

Ce premier court métrage était dans les tuyaux depuis plusieurs années. Quand Marie-Christine Courtès rencontre Jean-François Le Corre, producteur pour la société rennaise Vivement lundi !, ce dernier lui demande d’écrire un scénario destiné à l’animation, domaine qu’elle n’a encore jamais expérimenté. Et qui la mènera aux César, Sous tes doigts ayant été nominé cette année dans la catégorie Meilleur film d’animation (court métrage).

En une dizaine de minutes, la réalisatrice nous propose un docu-fiction animé onirique et poétique, dans lequel les non-dits se brisent sans un mot. L’histoire de trois femmes héritières d’une transmission douloureuse.

Ainsi, Sophie, à la mort de sa grand-mère, découvre-t-elle ce que celle-ci a vécu en Indochine, délaissée, enceinte, par un colon français, puis rapatriée en France en 1956 et placée dans le camp de Saint-Livrade dans le Lot-et-Garonne.

Pour comprendre ce qui a motivé Marie-Christine Courtès à aborder ce sujet, il convient de présenter rapidement son parcours. En sortant diplômée du Centre de Formation des Journalistes, elle devient JRI (journaliste reporter d’images) et travaille notamment dans différentes villes bretonnes, entre Brest, Rennes, Saint-Brieuc ou encore Lorient. Avant d’exercer son métier en Asie du sud-est, où elle sera entre autre correspondante pour une agence américaine.

Toutefois, elle quitte la profession : « Pour moi, c’était uniquement du magazine, ce n’était pas du journalisme que je faisais ! » C’est une amie vietnamienne qui lui parle pour la première fois du camp de Saint-Livrade, un des camps d’accueil des français d’Indochine, ouvert aux 1 160 réfugié-e-s arrivés dans l’Hexagone.

En effet, en 1954, après la défaite de Diên Biên Phu, les accords de Genève et le retrait des troupes françaises du nord du Vietnam marquent l’engagement de l’État français de prendre en charge les couples mixtes et les veuves de Français qui fuient la guerre et le communisme.

Leur hébergement se veut provisoire. Mais 50 ans plus tard, ils et elles sont toujours là, dans ce camp, oublié-e-s de tou-te-s. D’où le titre du premier documentaire de Marie-Christine Courtès, co-réalisée avec son amie My-Linh Nguyen, Le camp des oubliés, qui sera diffusé en 2004 sur France 3. « C’est incroyable, j’ai grandi à côté et je n’en avais jamais entendu parler. », explique-t-elle.

POINTER L'INDICIBLE

Cette réflexion va nourrir l’ensemble des contenus qu’elle va produire par la suite puisqu’en 2012, quelques années après avoir intégré une formation de scénariste à la Fémis, elle réalise Mille jours à Saigon (produit par Vivement lundi !). En cherchant un dessinateur pour les personnages et décors de Sous tes doigts - qu’elle commence à écrire en 2009 - elle pense à Marcelino Truong qui évoque son roman graphique qu’il bâti sur son père, traducteur du président vietnamien Ngo Dinh Diem, et la guerre civile qui opposa le Nord et le Sud du pays après le départ des français.

Son court-métrage sonne alors comme une continuité de son voyage à travers l’Histoire contemporaine qui lie le Vietnam à la France. Parler des femmes apparaît comme une évidence pour elle, qui constate qu’au camp de Saint-Livrade, ce sont surtout des femmes et des enfants qui ont résidé dans ces bâtisses :

« Le dessin de ces femmes s’est imposé, il permettait d’appuyer là où ça fait mal. Car on n’évoquait pas le fait que les hommes français les ont oubliées, puis que les pouvoirs publics les ont abandonnées. »

BRISER LES TABOUS

Tout comme elle a côtoyé les trois générations installées dans le camp, la réalisatrice les illustre dans un scénario et une mise en scène léchée et poignante, accompagnée de la dessinatrice Ludivine Berthouloux (Marcelino Truong ayant réalisé également quelques dessins). L’occasion de dire et de questionner tout ce qu’elle n’aurait osé demandé frontalement à celles qui peuplent ou ont peuplé Saint-Livrade.

Sophie est une adolescente, repliée sur elle-même, en prise à la colère identitaire qui se fait sentir depuis plusieurs décennies dans les banlieues françaises. « Il y a aujourd’hui des jeunes issu-e-s de la 4e génération qui se disent vietnamiens, pas français, alors qu’ils ne connaissent rien du Vietnam. C’est révélateur ! », souligne Marie-Christine.

La communication avec sa mère semble rompue et le rejet de la tradition, une manière d’exprimer une personnalité perdue, brisée par le tabou. Comme si elle endossait, sans le savoir, le poids de son passé. Un thème qui fascine l’ex-journaliste : « On a tous un héritage plus ou moins douloureux. Comment le reçoit-on et qu’en fait-on ? » En découvrant l’histoire de sa mère et de sa grand-mère, Sophie va faire corps avec son aïeule et renouer avec la danse traditionnelle qu’elle influence de son vécu personnel.

Les silhouettes s’entremêlent dans une chorégraphie émouvante et virevoltante. L’esthétique rencontre le propos au service d’un message qui transparait avec une grande beauté et une intensité telle qu’elle nous reste en mémoire et nous enveloppe de sa violente douceur.

HISTOIRE D’UN TROU DE MÉMOIRE

Sous tes doigts brise bien des tabous. Avec ce court-métrage, Marie-Christine Courtès ne met pas seulement l’histoire de ces femmes sur le tapis. Elle met en relief le silence qui perdure aujourd’hui en France autour de la guerre d’Indochine et des années qui ont suivi. Et quand on rapproche ce tabou de celui des harkis, elle nous répond subitement : « Un camp de harkis se trouvait à 2 kms du camp de Saint-Livrade ! Tout comme pour les harkis, la France n’a pas assuré l’accompagnement et l’intégration des rapatrié-e-s. »

Et le cinéma n’a pas saisi la thématique pour la mettre sur le devant de la scène. Ce que souligne Delphine Robic-Diaz, auteure de La guerre d’Indochine dans le cinéma français. Images d’un trou de mémoire publié en 2015 aux Presses Universitaires Rennaises, dans la jaquette du DVD qui réunit Sous tes doigts et Son Indochine de Bruno Collet (deux productions Vivement lundi !) :

« La guerre d’Indochine hante le cinéma français depuis plus d’un demi-siècle. Jamais complètement abordée, elle ne bénéficie pour autant que très rarement d’un réel traitement à l’écran. »

Tout comme « on n’aborde rarement les guerres du point de vue des femmes », selon Marie-Christine Courtès. Et l’histoire de la grand-mère, séduite par un colon français, résonne dans l’Histoire et l’actualité, les femmes étant trop souvent des victimes de l’occupation militaire, peu importe les territoires en guerre.

Multi-primé depuis sa diffusion en festivals en 2015, le court-métrage poursuit son chemin cette année, en route pour le Cartoon d’or, prix visant à récompenser le meilleur court d’animation européen. En parallèle, la réalisatrice travaille à un futur projet qui pourrait la faire renouer avec son passé de journaliste, sans la ramener à son premier métier. « Je ne veux plus faire ça, mais les journalistes en tant que personnages me fascinent. », conclut-elle, avant de retrouver son producteur pour une journée de travail.

Célian Ramis

Planning Familial, un rôle essentiel en péril

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Réunissant hommes et femmes depuis 60 ans, bien décidés à faire changer les lois et les mentalités pour l'avortement et l'émancipation sexuelle, l'actualité du Planning Familial reste aujourd'hui, empreinte de doutes.
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L'année 2016 marque l'anniversaire de la création du Planning Familial en France, fondé en 1960 sous le nom complet de « Mouvement Français pour le Planning Familial ». Cinq ans plus tard, le Planning Familial 35 verra à son tour le jour. Réunissant hommes et femmes, bien décidés à faire changer les lois et les mentalités pour l'avortement et l'émancipation sexuelle, l'actualité du Planning Familial reste aujourd'hui, empreinte de doutes.

Sont mises à l'honneur pour cet anniversaire, trois grandes figures féminines, combattantes et militantes du siècle dernier, en faveur des droits des femmes : Simone Veil, Simone de Beauvoir et Simone Iff (1). Désormais, à l'heure où Internet et les réseaux sociaux remplacent les outils de communication et de diffusion de l'information, l'avenir du Planning Familial (PF) laisse amèrement à désirer.

En effet, ces 60 ans qui sonnent comme l'heure du bilan, mettent en lumière non seulement les victoires de cette association, mais également les menaces à venir. Menaces qui se renforcent en raison d'un contexte social, politique mais aussi économique qui favorise le repli identitaire sur des valeurs traditionnelles, qui ont représenté dans les années 70 notamment, des obstacles majeurs aux luttes menées par le Planning Familial.

Lieu d'écoute et de prévention, féministe et protagoniste de l'éducation sexuelle auprès de toutes les populations, le Planning Familial défend depuis ses débuts mouvementés, le droit à la contraception, à l'Interruption Volontaire de Grossesse (IVG), ainsi que l'égalité des sexes. Cependant, ses valeurs ne sont guère partagées par les politiques en pleine ascension, tel que le Front National qui, à la suite de son programme de suppressions de subventions versées à des associations comme le PF, a bien failli réussir à remporter les élections régionales en décembre 2015.

Ces versements financiers, précieux pour la bonne continuation de l'association, restent toutefois précaires au fil des années, certaines étant obligés de mettre la clé sous la porte, à l’instar de celle de Toulon, qui a fermé ses portes en septembre 2015 (sachant que l'avenir de celui de Toulouse et de Bayonne sont depuis janvier 2016 encore en suspens).

Et ce, en toute discrétion, sans que les médias n'en touchent un mot. Cette discrétion caractérise aussi la suppression du Pass Contraception (2) en avril 2016, au conseil régional d'Ile de France présidé par Valérie Pécresse, et montre bien que le combat pour la survie du PF est loin d'être terminé.

Pour le PF 35, créé le 12 octobre 1965, de nombreuses questions se posent. En particulier, sur les combats à initier et à protéger, mais aussi comment faire face à ces menaces à venir, notamment à un an des élections présidentielles de 2017.

Accueillant en grande majorité des personnes âgées de moins de 30 ans (95% du public selon Élisa Quémeneur, directrice du Planning Familial, à Rennes), la place du PF dans le langage courant est toutefois malgré les apparences, relativement importante : « ce qui représente un point positif malgré le fait que beaucoup confondent Planning Familial et Centre de Planification », selon la directrice.

«Le fait qu'on soit une association indépendante, nous permet d'être plus libres malgré notre budget, et nous pouvons monter des projets. Le tout est d'être innovant en permanence, de remettre en cause nos pratiques et de s'améliorer. Mais cela demande beaucoup d'énergie, de temps et aussi d'argent » constate cette dernière. Des innovations qui passent par le principe de l'égalité des sexes, credo de l'association.

Contraception masculine en avant

Pour citer un exemple concret : Aborder une question encore relativement taboue en France, celle de la contraception masculine. Cette démarche, que l'on pense trop souvent réservée aux femmes, peut aussi être accessible aux hommes, et ce depuis quelques années déjà (3). Trois moyens de contraceptions existent à ce jour, la méthode hormonale, thermique et la plus radicale, la vasectomie.

Peu abordée dans les médias, la contraception masculine est prescrite seulement par deux médecins en France (Toulouse et Paris), et ne représente que très peu d'adhérents à ces pratiques, faute de communication, et pour des raisons de notoriété sociale, sur la virilité de l'homme remise en question.

L'association ARDECOM, Association pour la Recherche et le Développement de la Contraception Masculine, fondée dans la mouvance des années 70, prône l'accès à la contraception des hommes depuis ses débuts, réfutant le rôle de l'homme imposé par une société patriarcale, qui affirme encore subtilement de nos jours, sa mission de « mâle reproducteur ».

Cette question qui pourrait être perçue comme futuriste, s'inscrit dans l'air du temps. En effet, le PF 35 débute depuis l'année dernière, une collaboration avec ARDECOM pour rendre visible cette contraception masculine. Et comme le confirme par la suite Élisa Quémeneur, « ce projet répondrait à une véritable demande, car il y a aussi des hommes qui viennent se renseigner auprès du Planning Familial, et qui souhaitent  s'investir pleinement dans leur relation ».

Une conférence, intitulée "Contraception : où (en) sont les hommes ?", a d'ailleurs été organisée dans le cadre de la journée internationale pour les droits des femmes à Rennes, le 11 mars dernier sur le thème de la contraception masculine (4).

L'IVG, un droit encore tabou en France

Autre combat qui nourrit les débats depuis son apparition dans les textes de lois à partir de  1975, le droit à l'IVG divise toujours la société française. Mais aussi l'Europe, comme en Espagne ou en Pologne, où ce droit est remis en question et connaît de nombreuses restrictions morales et éthiques.

En France, bien que défendu par la ministre de la Santé de l’époque, Simone Veil, le but de la manœuvre était de limiter le nombre croissant d'avortements clandestins, source patente de mortalité chez les femmes, et de permettre à certaines d'entre elles, en situation précaire et dites « désespérées », d'interrompre volontairement une grossesse par le biais du corps médical.

Aujourd'hui ce droit, s'étant démocratisé et étant perçu comme une liberté à disposer librement de son corps et de son choix de devenir oui ou non mère, n'évolue guère au niveau des débats. En effet, les arguments aussi bien du côté pro-vie que pro-IVG, ne changent pas de position et stagnent le débat dans un perpétuel dialogue de sourds, comme l'a prouvé le débat de l’émission Droit de suite, IVG: un combat sans fin ? diffusé sur LCP le 8 mars 2016.

La violence de certaines réactions du bastion catholique se manifeste par ailleurs par une infiltration perverse et manipulatrice via les réseaux sociaux, nourrissant un discours où se mêlent culpabilité et mépris, visant les femmes de tout âge et de toute catégorie sociale souhaitant avorter. Les moyens financiers et l'excellente maîtrise informatique dont disposent certains groupuscules religieux pour éviter les IVG, remettent en cause les propres moyens financiers et de communication du Planning Familial.

Ce dernier doit alors se frotter à un ennemi de longue date, le département d'Ille-et-Vilaine étant principalement dans les années 70-80, la poudrière catholique par excellence, comme le raconte le livre Les femmes s'en vont en lutte ! Histoire et mémoire du féminisme à Rennes (1965-1985) de Patricia Godard et Lydie Porée (présidente du Planning Familial 35), initiatrices de l'association Histoire du féminisme à Rennes en 2012.  Malgré tout, le Planning Familial reçoit chaque jour de nombreuses femmes venant pratiquer une interruption de grossesse, loin de tout jugement.

Ce recours à l'IVG étant stable depuis plusieurs années (environ 200 000 IVG par an sont pratiqués en France selon l'INED – Institut National d'Études Démographiques), il n'est toutefois pas encore totalement intégré dans les mentalités comme une intervention chirurgicale classique et demande encore, du temps et de l'argent pour faire déculpabiliser les femmes ayant eu recours à ce type d'opération.

«  L'IVG est un droit où l'on défend le choix de continuer ou non une grossesse qui démarre, rappelle Élisa Quémeneur, mais certains médecins militants des années 70 prennent leur retraite. L'avenir de cette pratique est donc mise en veille car on ne sait pas comment elle va être reprise par la nouvelle génération ».

Continuer le combat

Un droit encore menacé par ces débats d'éthique, où un film est d'ailleurs mis à l'honneur dans ce combat, Quand je veux, si je veux, réalisé par Susana Arbizu, Henri Belin, Nicolas Drouet et Mickaël Foucault, militants-es engagés pour l'avortement. Une soirée de soutien et de présentation du film, actuellement encore en tournage, s'est déroulée à l'Institut Pasteur le jeudi 26 mai 2016 à Rennes, avec la présence du Planning Familial 35 et de l'Histoire du Féminisme à Rennes.

Un film basé sur des témoignages de femmes aux parcours et aux âges différents, qui assument leur liberté et le fait de ne pas avoir été traumatisées par leur acte, le considérant comme naturel, basé uniquement sur leur propre choix et non, par l'image traumatique souvent présente dans l'esprit des gens et dictée par la société. Le but du film et de ses témoignages étant de démocratiser ce droit par la parole et de préconiser une campagne de déculpabilisation.

L'année 2016 se révèle donc riche en défis pour faire survivre ce mouvement. Mais les changements passent aussi par les populations, notamment les professionnels et leurs formations, qui méritent d'être revisitées.

Comme le dit si bien Élisa Quémeneur, le but n'est pas « d'inverser la balance. On parle beaucoup d'égalité mais on ne travaille pas sur les origines du mal qui régissent la société. Le rapport social est inégalitaire, et ça fait 2000 ans que le rapport de domination de l'Homme existe. On est encore loin d'être dans une parfaite égalité. Pour moi, on y est pas du tout ».

Malgré le pessimisme de ce discours, Élisa Quémeneur tient toutefois à souligner les réelles avancées qui sont relatées en ce moment dans les médias, sur le harcèlement de rue et les dénonciations faites dans le milieu politique sur le harcèlement sexuel. « On dénonce, donc on avance », comme le dit si bien la jeune femme.

Un bilan lourd en conséquences, lorsque l'on sait que pour l'heure, le constat sur les violences faites aux femmes, qu'elles soient d'ordre physiques, sexuelles ou psychologiques, reste encore à travailler. Le chemin pour le respect et l'égalité est encore long.

 

(1) Militante féministe, elle a défendu le droit à l'avortement, instigatrice du Manifeste Les 343 salopes, ainsi que première présidente du Mouvement Français du Planning Familial de 1973 à 1981.

(2) Imaginé par Ségolène Royal en 2010, le Pass Contraception est présenté sous la forme d'un chéquier, accessible pour les 14-25 ans, filles et garçons permettant grâce à un système de coupons, d'avoir un accès gratuit et anonyme à des consultations médicales, des dépistages IST et à des moyens de contraception pour une durée moyenne d'un an. Le Pass Contraception est géré par les conseils généraux et n'est pas présent dans toutes les régions, dont la Bretagne.

(3) Lire l'article La contraception ne se conjugue pas qu'au féminin !, publié le 26 avril 2016 sur le site d'Alter1fo.

(4) Lire l'article Contraception masculine, ça existe !, publié le 26 mars 2016 sur le site de Breizh Femmes.

Célian Ramis

Annie Ernaux, femme au-delà de son temps

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Librairie Le Failler
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Auteure de récits autobiographiques, Annie Ernaux a publié le 1er avril dernier un nouvel ouvrage, Mémoire de fille, aussi bouleversant que transcendant. Le 26 mai, elle en parlait à Rennes, à la librairie Le Failler.
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Auteure de récits autobiographiques, Annie Ernaux a publié le 1er avril dernier un nouvel ouvrage, Mémoire de fille, aussi bouleversant que transcendant. Le 26 mai, c’est au premier étage de la librairie rennaise Le Failler qu’elle a livré son rapport à l’écriture et son rapport à la fille qu’elle a été à la fin des années 50, celle sur qui elle se penche au long des 150 pages de son livre.

Elle est de celle qui n’a pas besoin d’écrire des pavés pour vous émouvoir, qui n’a pas besoin de hausser la voix pour vous transpercer l’âme et qui n’a pas besoin d’être qualifiée d’exceptionnelle par les autres pour remplir ses bouquins. Elle secoue, Annie Ernaux. De par la simplicité de son écriture pleine de sens, d’élégance et de vérités plus ou moins simples à dire ou à lire. De par la manière sérieuse et légère qu’elle emploie pour s’adresser aux autres dans ses œuvres ou lors d’une rencontre.

Pourtant, Mémoire de fille est le témoignage de quelque chose qui a pu être douloureux à sortir, à coucher sur des papiers destinés à la publication. Car les deux années dépeintes dans son récit (1958-1959) ont déjà été écrites, simultanément. De cette époque, elle conserve des archives internes et des archives externes, comme elle le dit elle-même le 26 mai, de passage à Rennes, rapprochant sa démarche à celle d’une historienne.

« J’ai mis beaucoup de temps à écrire ce livre car il m’a été difficile d’en trouver la forme. Cette histoire n’était pas réductible à une nuit. Je fais part ici d’un événement d’une banalité extrême, la « première fois ». La première fois au lit ou pas au lit d’ailleurs avec quelqu’un, avec l’Autre. Mais ce n’est pas seulement ça, parce que ça a été un événement singulier qui n’est pas soluble dans ma vie, dans ce qui suivra dans ma vie sentimentale et dans ma vie sexuelle. On n’est plus pareil-le après. Sur le coup, on ne comprend pas ce qui est arrivé. Pourquoi « elle » s’est conduite avec ce consentement et ce qui va suivre qui n’est pas d’une logique romanesque. « Elle », c’est une étrangère qui m’a légué sa mémoire. », se lance l’auteure, dans une tirade à vous faire repenser le cours de votre vie différemment.

RETROUVER LA FILLE DE 58

Née en 1940, la Normande qui grandit à Yvetot souhaite à 70 ans passés retrouver la fille qu’elle a été en 1958 et celle qu’elle a été avant l’été, celui de la colonie à S. dans l’Orne durant laquelle elle va croiser le chemin du moniteur chef qui l’invite à danser, éteint la lumière, l’embrasse, « et les choses s’enchainent, sans aller jusqu’au bout pour raisons techniques ou physiologiques. »

La question qu’elle se pose, c’est qui était « je » à ce moment-là. Ce « je » qui aujourd’hui est « elle » puisque plus de 50 années se sont écoulées entre temps.

À cette époque, juste avant de devenir monitrice, cette jeune fille élevée dans un milieu modeste, entre les étals de l’épicerie parentale, est dans l’attente de choses formidables, du désir et de toute forme de jouissance. En 2010, son amie avec qui elle a correspondu pendant environ 7 ans, à partir de l’âge de 16 ans, lui restitue les lettres.

Annie Ernaux est troublée. Depuis des années, elle écrit des instants de sa vie, des événements marquants comme la mort de sa grande sœur avant sa naissance, son avortement clandestin à 23 ans, la jalousie ressentie en apprenant la nouvelle relation d’un ex, la passion exprimée avec un amant de passage dans sa vie, son éducation, etc. En filigrane de ces textes se dissimule l’histoire de l’été 58. Sans jamais parvenir à l’exprimer aussi clairement que dans Mémoire de fille.

Si elle avoue n’avoir aucun intérêt pour le roman ou l’autofiction, elle confesse son envie profonde de redescendre dans « les choses qui me donnent la mémoire, et celle-ci était la plus dure à explorer ». Dans la correspondance et dans les notes indélébiles de son carnet et vaguement floutés de sa mémoire, elle replonge dans un langage qui la surprend parce qu’il est marqué par une époque – « avec des adjectifs ou des expressions comme « à la page », des naïvetés… » - qu’elle va tenter de situer par les mots employés, les ambiances décrites de « surprise party » ou contextualisée par la guerre d’Algérie. Et de ce retour dans le passé, elle éprouve le désir d’aller de la femme âgée qu’elle est à l’ado qu’elle a été, qui ne sait alors pas à quoi ressemble un homme nu.

« Pour voir un homme nu dans un journal, fallait se lever de bonne heure ! Ils étaient nus en peinture mais pas en photo. Le monde de la mixité n’existait pas ! »

DES EXPÉRIENCES BANALES ET MARQUANTES

Mémoire de fille marque l’avènement de cette jeune fille dans sa vie de femme. Pas uniquement pour les actes sexuels répertoriés au fil des pages. Aussi pour son émancipation du cadre familial et son entrée dans le monde : « La colo, le lycée, le foyer de jeunes filles, l’école normale d’institutrice, le départ en Angleterre, la famille anglaise… C’est une éducation, une expérience du monde ! »

Elle fait alors vivre éternellement la fille de 58, celle qui tombe éperdument amoureuse du moniteur chef au moment où il la quitte et qui va passer de garçon en garçon « alors qu’elle ne voulait pas se donner à quelqu’un qu’elle n’aimait pas » et pour cela elle éprouvera plus tard de la honte. Elle la ressuscite dans une forme d’inconsistance, d’intrépidité et la situe dans le monde de cette époque. Qui n’est pas une époque de libération sexuelle :  

« C’était 10 ans trop tôt, en 68 la liberté sexuelle était admissible et même recommandée, je n’aurais pas vécu les choses de la même manière ».

Elle poursuit : « Je devais aller au bout de ses deux années marquées : elles m’ont fait frissonner d’horreur de les avoir vécues. Mon corps s’était transformé, je n’avais plus de règles – et c’est important les règles quand on est une fille – je souffrais de dérèglement alimentaire, j’avais tout le temps faim, je mangeais à l’extrême. Vingt ans après j’ai appris que ça s’appelait de la boulimie. Le résultat d’une passion dégradante dont j’avais honte… J’aurais pu être accablée définitivement par l’intensité de ces deux années mais j’ai trouvé une issue. Pas que dans l’écriture mais dans un ensemble de bons hasards. »

Elle fait état de cette honte qui lui collera longtemps à la peau. Une honte sexuelle mais aussi une honte sociale. La philosophie l’aidera. Simone de Beauvoir également. Avec la lecture de Deuxième sexe qu’elle dévore avec avidité, elle entrevoit les clés du comportement des garçons, de la domination (« qui n’est pas un terme de Simone de Beauvoir mais de Bourdieu »), de la supériorité dans les faits, des « hommes supposés avoir la transcendance. »

EXPIER LA HONTE PAR L’ÉCRITURE

Annie Ernaux est touchée de plein fouet. Ne pas être l’objet de sa propre vie mais bel et bien le sujet. Dans Mémoire de fille, elle décrypte son rapport à l’écriture, pas simplement comme échappatoire mais aussi comme expérience : « J’ai commencé à faire de moi-même un être littéraire, quelqu’un qui vit les choses comme si elles devaient être écrites un jour. » (p.143) Dernière raison invoquée : rétablir une forme de « justice » à la fille de 18 ans avide de liberté, pleine d’orgueil, bonne élève, fille unique, pas à l’aise socialement, ballotée dans un amour déraisonnable qui lui fait honte.

En 2002, elle publie L’occupation. Sur une jalousie dévorante dont elle va subir les effets néfastes et dangereux. À l’instar de Passion simple, elle raconte sans vergogne, de manière très factuelle – ce qui la caractérise dans l’ensemble de son œuvre – l’instantanée, le ressenti. Le vécu d’une femme jalouse ou éprise sexuellement de son amant. D’une femme dont la vie va quasiment se mettre sur pause pour ne vivre plus que ce qui lui trotte dans l’esprit et la hante. Et tout comme elle parle de banalité extrême en racontant « une première fois », ses bouquins sont les récits de la banalité humaine non-dite, presque taboue si ce n’est honteuse de l’éprouver.

Telle est la force d’Annie Ernaux qui bouleverse, transcende et chamboule nos corps et âmes. Elle marque à vie de par la banalité qu’elle rompt avec honnêteté et authenticité, dans une démarche sociologique, historique, quasi scientifique de l’âme humaine. Dans L’occupation, elle écrit :

« L’exposition que je fais ici, en écrivant, de mon obsession et de ma souffrance, n’a rien à voir avec celle que je redoutais si je m’étais rendue avenue Rapp. Écrire, c’est d’abord ne pas être vu. Autant il me paraissait inconcevable, atroce, d’offrir mon visage, mon corps, ma voix, tout ce qui fait la singularité de ma personne, au regard de quiconque dans l’état de dévoration et d’abandon qui était le mien, autant je n’éprouve aujourd’hui aucune gêne – pas davantage de défi – à exposer et explorer mon obsession. À vrai dire, je n’éprouve absolument rien. Je m’efforce seulement de décrire l’imaginaire et les comportements de cette jalousie dont j’ai été le siège, de transformer l’individuel et l’intime en substance sensible et intelligible que des inconnus, immatériels au moment où j’écris, s’approprieront peut-être. Ce n’est plus mon désir, ma jalousie, qui sont dans ces pages, c’est du désir, de la jalousie, et je travaille dans l’invisible. » (p.45-46)

PARTAGER L’INTIME

Et ce thème de l’intime universel lui apparaît dans Mémoire de fille. Quand en 1958, Violette Leduc rencontre René Gallet et découvre alors son premier orgasme à 50 ans mais brusquement la relation s’arrête et l’auteure fait état de son désespoir et de sa douleur dans ces correspondances à Simone de Beauvoir jusqu’en 1959. Annie Ernaux établit un parallèle et met cette expérience en perspective avec la sienne :

« Étrange douceur de la consolation rétrospective d’un imaginaire qui vient réconforter la mémoire, briser la singularité et la solitude de ce qu’on a vécu par la ressemblance, plus ou moins juste, avec ce que d’autres ont vécu au même moment. » (p.91)

Par l’écriture, elle transforme la honte et diminue celle de celles et ceux qui se reconnaissent dans le sentiment éprouvé. Lors de la rencontre à Rennes, elle parle de « devoir ». Et face à l’épaisse foule dispersée dans les rayons de la librairie venue l’écouter, elle montre sa grande humilité.

Elle écrit sur elle, sur l’être littéraire qu’elle s’est fixée de devenir en parallèle de son métier de professeure de lettres – elle a renoncé à devenir institutrice par manque de vocation – et s’adresse à toutes et tous de par la capacité qu’elle a de proposer des œuvres désireuses d’exister en dehors de soi.

Une révélation survenue à partir du moment où elle a voulu parler de son père. « J’ai pris conscience avec La place que les mots faisaient partie intégrante de la vision que l’on peut avoir du monde social. Dire que l’on est issue d’un milieu modeste, c’est déjà accepter les hiérarchies. Faire de ce qui m’arrive un objet littéraire, je pense que ça m’a aidé. Dans la vie, les conséquences de la honte sociale demeurent. Comme si on n’y échappait pas dans certaines conditions. Le fait de ne pas se sentir à l’aise dans certaines situations… Les hiérarchies sociales, les dominations sociales, sont évidentes. », explique-t-elle en conclusion de son intervention.

Annie Ernaux est de celles qui réussissent à parler vrai, à écrire des vérités accablantes, une fois écloses de leur banalité, sans toutefois rendre les auditrices-teurs et les lectrices-teurs moroses. Au contraire, elle rend le quotidien plus clair, plus simple, plus limpide. Elle bouleverse de sa vie de femme affirmée, pas toujours avertie, ni toujours assouvie.

Elle a quelque chose de touchant, dans sa naïveté dérobée jeune mais conservée par cette envie de vivre des expériences, de les vivre pleinement. De ses mots, elle nous perturbe et nous conforte dans nos voies non tracées, loin des sentiers battus de la norme genrée qui cherche par tous les moyens à s’imposer à nous. Elle nous fait du bien et nous donne l’espoir de pouvoir nous réaliser en tant que sujet de nos vies, et non comme objet.

« Aujourd’hui, j’ai le sentiment d’avoir enfin fait ce livre, d’être allée au bout de l’entreprise. Ça n’a pas toujours été simple, c’était un défi qui me rendait triste qu’il ne soit pas relevé. Aujourd’hui, j’éprouve quelque chose du fait accompli, même si je me disais que je n’y arriverais pas. »
poursuit Annie Ernaux.

Et si Mémoire de fille sonne comme l’œuvre qui manquait à sa collection avant de raccrocher les stylos et claviers, son regard perçant et convaincu et son sourire fin et enfantin laissent entrevoir que ses mots résonneront dans nos pensées, dans nos bibliothèques, dans les ouvrages de Marie Darrieussecq, Colombe Schneck et bien d’autres encore et à venir, aussi longtemps qu’elle sera une femme de tous les temps.

Célian Ramis

Mythos 2016 : Un récit de l'intime, tragique, sensible et essentiel

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TNB, Rennes
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Paloma Fernandez Sobrino réussit à nouveau à nous bousculer à travers un récit de l’intime brut et poétique. La metteure en scène dévoilait sa création Trouvé dans l’oubli, au TNB les 22 et 23 avril.
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Paloma Fernandez Sobrino réussit à nouveau à nous bousculer à travers un récit de l’intime brut et poétique. À l’occasion du festival Mythos, la metteure en scène, artiste associée à L’âge de la tortue, proposait deux représentations de sa nouvelle création, Trouvé dans l’oubli, au TNB les 22 et 23 avril.

En découvrant l’ouvrage d’Alberto Méndez, Les tournesols aveugles, Paloma Fernandez Sobrino est immédiatement séduite par la nouvelle Deuxième déroute : 1940, intitulée également Manuscrit trouvé dans l’oubli. Et décide d’en créer une adaptation théâtrale, avec la complicité de trois professionnels sur scène : Benoit Hattet, comédien de la compagnie du Fomenteur, Pere Martinez, chanteur flamenco et Nathalie Elain, comédienne.

La pièce anime les mots de l’auteur espagnol qui livre un récit poignant et saisissant. L’histoire d’un poète qui fuit son pays avec sa femme, qui meurt en couche. Caché dans un pâturage en montagne, il vient de perdre sa raison de vivre, et face au cadavre de son épouse, git le corps bien vivant du nouveau-né, son fils. Il va alors narrer leurs mois de vie commune, entre la mort qui rode et la force de la vie.

D’une grande beauté et d’une intense pureté, l’écriture est délicieuse. Et chaque mot résonne dans la bouche de Benoit Hattet. Chaque mot se perd dans son regard vide et fixe. On ne peut détourner les yeux du comédien tant la tension dramatique émane de son jeu et de son âme.

On confond alors le comédien et le protagoniste, on se prend au jeu, sans résistance aucune. La voix de Nathalie Elain nous tient en haleine et vient comme un souffle léger apporter des compléments d’information figurant sur le cahier tenu par le poète, comme des didascalies.

À côté d’elle est assis le chanteur Pere Martinez. Son chant flamenco, « el cante jondo », ne laisse pas de place au vagabondage de l’esprit fuyant les silences. Au contraire, il magnifie ces silences et les accompagne d’une voix à laquelle on se suspend. A capella, elle traverse nos entrailles, cristallise l’expression d’une souffrance profonde, d’une douleur perçante.

Et tout cela dans une ambiance hivernale, jouant sur un clair-obscur qui invite à la confidence, à l’intime. La création graphique, constituée de photographies atmosphériques mouvantes projetées au mur, et la création sonore, évocatrice d’une nature tourmentée, soignent l’impeccable esthétique de la pièce et alimentent l’intensité du drame qui s’annonce.

L’émotion qui nous traverse est quasiment indescriptible. Elle nous habite, nous plonge dans les journées de cet homme et de son enfant qui va manquer de tout, y compris d’un prénom. Mais qui va s’accrocher à la vie et s’installer dans celle de son père.

La réflexion sur la mort que tous deux regardent bien en face et sur la vie qui se bat pour subsister est bouleversante et percutante. La désillusion, le désespoir, ne sont ici pas bordés de fatalité. Mourir oui, mais pas sans lutter et pas sans choisir sa mort.

Le récit est un voyage sensible dans l’âme humaine et l’esprit. Capables de se remettre en question, de s’adapter, d’aimer comme de rejeter ou encore d’oublier et de s’oublier. Si le sujet est tragique, le spectacle Trouvé dans l’oubli est pourtant une ode à la vie, composée de questionnements existentialistes, divers et récurrents. Ici, le protagoniste se livre avec franchise et sans fioritures malhonnêtes visant à valoriser les derniers instants d’un homme meurtri qui s’abandonne à soi et à l’écriture.

L’adaptation de la nouvelle est une véritable réussite qui transcende notre quotidien vers une déroute essentielle pour continuer à s’interroger et prendre la mesure de la signification de notre vie. Toujours dans la pureté esthétique, la justesse des textes et la tension des voix sensibles et passionnées, propres aux créations singulières de l’association rennaise L’âge de la tortue.

Célian Ramis

Mythos 2016 : Quand les ouvrières prennent la parole

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Théâtre de la Paillette, Rennes
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Impossible de passer à côté du spectacle de Mohamed El Khatib, Moi, Corinne Dadat, au théâtre La Paillette les 20 et 21 avril. Un ballet pour une femme de ménage et une danseuse.
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Impossible de passer à côté du spectacle de Mohamed El Khatib, Moi, Corinne Dadat, joué au théâtre La Paillette les 20 et 21 avril, à l’occasion du festival Mythos. Un ballet pour une femme de ménage et une danseuse, dont les corps sont leur principal outil de travail.

Blouse de travail, sac poubelle à la main, Corinne Dadat, femme de ménage, trône déjà au milieu de la scène, accompagnée de Mohamed El Khatib, metteur en scène, et Elodie Guezou, danseuse et contorsionniste, lorsque le public entre dans la salle. Sur l’écran, des phrases défilent, provoquant déjà quelques rires des spectatrices et spectateurs :

« Le « capital sympathie » de Corinne Dadat s’élève à 164 / Le « capital talent » de Corinne Dadat s’élève à 42 / Le « capital souplesse » de Corinne Dadat s’élève à 7 / Le « capital lexical » de Corinne Dadat s’élève à 8 / Le « capital capillaire » de Corinne Dadat s’élève à 25,8 / La capacité de Corinne Dadat à sublimer son quotidien : élevée. »

Et précise enfin que la protagoniste « n’a pas été maltraitée pendant son exploitation ». Elle mesure 1m68, pèse 70kg, aura 54 ans la semaine prochaine, a 4 enfants, gagne le SMIC – en conjuguant des ménages dans un lycée à Bourges mais aussi chez des particuliers, notaires, magistrats, etc. ainsi que des baby-sitting en guise d’extras – a un physique pas facile, fume 1 paquet / 1 paquet et demi par jour.

Elle ne dit pas bonjour quand Mohamed El Khatib la croise dans l’enceinte du lycée, lors d’une édition du Printemps de Bourges. Quand il lui demande pourquoi, elle lui répond qu’il ne peut pas imaginer le nombre de fois où les gens ne lui ont pas rendu la politesse. C’est le départ de cette création. Une rencontre qui va donner lieu à un spectacle insolite, un portrait documentaire et une critique sociale.

L’idée est de transmettre au public le quotidien et le vécu de cette femme de ménage désillusionnée.

« Je me lève à 5h du matin, c’est pour tenir un balai dès 6h, jusqu’à 19h/19h30. Ça m’arrive d’y penser en dehors, d’en rêver. »
confie-t-elle en interview.

Mais ce qu’on ne peut pas lui enlever, c’est son piquant, son répondant, son humour et son auto-dérision.

Et sa capacité à monter sur scène, sans trembler : « Quand Mohamed m’a parlé de son idée, j’ai dit ok on y va. Ça marche, ça marche, ça ne marche pas, ça ne marche pas ! Je n’ai pas peur du côté voyeuriste. Vous savez les femmes de ménage, on est les femmes de l’ombre. On sait qu’on est là mais on ne nous connaît pas. »

Elle n’a pas sa langue dans sa poche, un caractère bien trempé, et est bien décidée à parcourir les villes de France, mais aussi d’Angleterre et de Belgique, pour jouer la pièce. Même si elle ne se souvient pas toujours de son texte ou qu’elle n’arrive plus à faire certains mouvements, son corps la tiraillant. Et ce point-là, le metteur en scène s’en saisit pour délivrer un témoignage percutant autour de la condition ouvrière et prolétaire.

Il établit alors une comparaison avec le corps d’une danseuse. Les mouvements répétitifs de la femme de ménage résonnant comme une chorégraphie. C’est ainsi qu’Elodie Guezou intègre le spectacle. Elle a 24 ans, pèse 47kg, danse depuis ses 7 ans, n’a pas d’enfant, n’en aura surement jamais à cause de son activité physique, n’a pas de crédit revolving, pas de plan de reconversion non plus. Elle livre cet autoportrait poitrine au sol, fesses en l’air et pieds au dessus la tête. En off, elle précise avoir été malmenée par sa professeure à l’école de cirque qui tirait sur son corps.

Elles vont toutes les deux se livrer à des démonstrations aussi cyniques que drôles, l’humour s’intégrant à la partition avec tendresse et ironie. C’est là que le spectacle interpelle. Cette frontière entre esprit décapant et bienveillance est troublante. On rit. Mais pourquoi ?

Parce que Corinne Dadat est comparée à une danseuse mais quand « je nettoie les chiottes, personne ne m’applaudit à la fin » ? Parce qu’elle avoue ne pas être favorable à l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne parce qu’ils ont une autre mentalité que nous et qu’ils vont nous piquer du travail quand on n’a pas ? Parce qu’elle n’a pas « encore » voté FN ? Ou parce qu’elle préfère la musique de Schubert à celle de Sardou ?

Parce qu’Elodie Guezou avoue qu’elle n’a pas « encore » été sodomisée ? Ou parce qu’elle passe la serpillière avec ses cheveux et son corps ? Ou encore parce qu’elle bouscule le metteur en scène, talent émergent des auteurs issus de l’immigration ?

Après l’instant trop court de délectation d’un spectacle humoristique en surface, le fond de la pièce glace le sang. Et mérite son ovation, son succès. Comme l’analyse la danseuse contorsionniste, Mohamed El Khatib ne réduit pas les deux personnages à leurs corps meurtris par des professions physiques et ingrates :

« On a la parole dans ce spectacle qui cherche à voir comment mon corps peut parler avec le vécu et la pratique de Corinne. »

On est pris entre le manque d’espoir évident, la fatalité d’un lendemain morne et sombre et les sourires des deux femmes sur scène. Leur manière d’accepter leur quotidien. Leurs conditions. Entre courage ou lâcheté, on hésite. Mais ce n’est peut-être pas là la finalité du propos. Peut-être faut-il se libérer de tous nos jugements pour n’y voir qu’une simple réalité et un spectacle inspirant.

Aujourd’hui, Corinne Dadat rêve à nouveau. Jouer la pièce sur l’île de la Réunion. Là où habite son fils. Là où elle veut s’établir une fois à la retraite. « Mais bon, la retraite, je sais même pas quand c’est. Ça fait 37 ans que je travaille, c’est tout c’que j’sais. Tu sais toi à quel âge j’aurais la retraite ? », lance-t-elle à la chargée de production. On ne pose pas la question à Elodie Guezou qui pour l’instant n’est « même pas assez connue pour jouer ses productions ».

Célian Ramis

Mythos 2016 : Fascinante figure de mère, bourgeoise et catho

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Théâtre de la Parcheminerie, Rennes
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Le 20 avril, à l’occasion du festival Mythos, Marine Bachelot Nguyen, David Gauchard et Emmanuelle Hiron dévoilaient une partie du cheminement invoqué dans la pièce Le fils, au théâtre de la Parcheminerie.
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Quand d’une idée originale de David Gauchard né un texte de Marine Bachelot Nguyen, sur la réflexion d’une mère bourgeoise et catholique, lu par Emmanuelle Hiron, la création avoisine le docu-fiction subtil et coup de poing. Le 20 avril, à l’occasion du festival Mythos, le trio dévoilait une partie du cheminement invoqué dans la pièce Le fils, au théâtre de la Parcheminerie.

David Gauchard, metteur en scène, collabore pour la première fois avec l’auteure et metteuse en scène Marine Bachelot Nguyen. Et l’avant-goût qu’ils nous proposent ce mercredi à la Parcheminerie est délicieux. Poignant, criant de vérités, original et intelligent. L’écriture est franche et sincère, teintée d’humour et d’émotions. Basée sur un fait d’actualité aussi terrible qu’intéressant, sociologiquement parlant, elle nous emporte dans une histoire qu’on voudrait être inventée de toute part.

Cette histoire, David Gauchard en est à l’initiative dans le processus de création. En 2011, en allant chercher sa fille à l’école, il est marqué par un événement. Dans la rue St Hélier à Rennes, l’accès est bloqué. Et pour cause, le 10 novembre se joue une pièce de Castellucci jugée blasphématoire par le mouvement Civitas qui manifeste son mécontentement de la place de Bretagne au TNB.

« De ce mouvement jusqu’à la Manif pour tous, j’avais envie de raconter ça. On discute donc avec Marine depuis 6-7 mois. La fin est encore à inventer. Mais on voudrait le présenter avant mai 2017 et les élections. », explique-t-il avant de laisser la parole à Marine Bachelot Nguyen, elle-même marquée par l’événement en question et engagée pour les droits des femmes et des LGBTI :

« Je suis intéressée par la socio-politique, le documentaire et la fiction. Et ça m’intéresse aussi la question du glissement idéologique et de la radicalisation dans les milieux de droite. Voir comment on raconte ça ensuite. »

Deux jours avant la présentation de la pièce Le fils, la comédienne Emmanuelle Hiron - dont le spectacle documentaire Les résidents était présenté l’an dernier lors du festival Mythos à l’Aire Libre - a eu connaissance du texte, qui devrait ensuite être accompagné en musique par une création d’Olivier Mellano.

UNE FEMME QUI SE RACONTE

Elle va se glisser, 35 minutes durant, dans la peau d’une femme mariée, pharmacienne, qui devient mère à 22 ans puis à 24 ans. Deux garçons, Olivier et Cyril. L’un est né par voie naturelle, l’autre par césarienne. Elle se souvient et raconte ses accouchements. Comment son mari a promis d’être un père moderne sans jamais oser de changer une couche.

La famille va à la messe, tous les dimanches « par tradition, par conviction, pour la représentation. » Ses enfants grandissent, deviennent des ados, s’éloignent. Elle questionne son rôle de mère, sa présence peut-être insuffisante dans leur éducation, à cause de son implication dans la pharmacie. Elle avoue l’ambivalence de son statut. Celle qui la fait aimer passionnément ses fils, en être fière, et celle qui la fait les détester en même temps.

Et elle s’interroge : comment a-t-elle glissé du perron de l’église au boulevard de la Liberté ? La suite de l’œuvre décortique les effets et les conséquences de sa présence à la manifestation, à la « prière de réparation ». Sur ses fils également. L’un étant présent dans le mouvement contestataire. L’autre étant à l’intérieur du TNB et assistant à la représentation. Et qui juge le spectacle chrétien, a contrario de ce qui est scandé dehors. « Le Christ est magnifié. Ça parle de la foi qui parfois nous abandonne mais le Christ lui est toujours là. (…) Va voir le spectacle, juge par toi-même. », dira-t-il à sa mère.

UNE FEMME QUI S’ÉLÈVE

Dès lors, la protagoniste sympathise avec la femme d’un médecin, qu’elle admire jusqu’alors. Une sorte d’élévation sociale dans sa vie et son quotidien de femme bourgeoise et commerçante. Elle fréquente un groupe de femmes qui discutent bioéthique, parlent IVG, de l’atrocité que subissent celles qui le vivent, elle admire « ces femmes et leur aisance » et fait retirer son stérilet, « geste d’ouverture à la vie ».

En parallèle, son fils ainé se radicalise et vote FN en 2012. Elle minimise, même si elle trouve ça un peu extrême, un peu choquant.

Un an après la procession de Civitas, elle intègre la Manif pour tous, s’investit dans ce mouvement qui prend de l’ampleur et qui prône la différence de droits entre les couples hétérosexuels et les couples homosexuels. Contre le mariage homosexuel et surtout contre l’accès de ces couples à la famille.

Elle s’exprime à la tribune, est transcendée par l’énergie du rassemblement, elle exulte, se sent belle, revigorée. Elle reprend vie dans le regard de son mari, avec qui la vie sexuelle s’était mise en veille. A présent, il la regarde, l’admire et ressent « une poussée de virilité provoquée par sa métamorphose. » Ils font l’amour, passionnément.

La suite est à écrire, à inventer. Mais l’essence de la pièce est posée. Et elle promet une création aboutie et passionnante. Le regard présenté à travers les yeux et les réflexions de cette mère est prenant et stimulant. Il invite à comprendre les mécanismes des glissements idéologiques et de la radicalisation.

UNE FEMME QUI S’ACCOMPLIT

Pour l’auteure, il était important « de regarder ce qui peut être à l’œuvre, ce qui se joue, car on est des êtres complexes. Cette femme, elle se réalise, elle vit un accomplissement. » Les discussions entre David Gauchard, Marine Bachelot Nguyen et maintenant Emmanuelle Hiron sont riches. De leurs histoires intimes et personnelles, leur ressenti sur les événements, les nombreux articles, recherches, entretiens trouvés et réalisés, résultent Le fils et l’envie d’en parler, de le mettre en mots et en scène.

A la demande du metteur en scène, la pièce est un monologue de mère, de femme. Marine Bachelot Nguyen s’en empare et en fait quelque chose de résolument engagé et politique. Ce projet auquel elle se met au service lui parle. Mais le cœur du sujet de la Manif pour tous lui reste incompréhensible. Un mouvement contre des droits, une communication extrêmement bien construite, grâce à des gros moyens financiers, une homophobie exacerbée, libérée, décomplexée.

Celle qui travaille sur l’intersectionalité des luttes, le féminisme et le racisme, se passionne pour les rapports de domination en tout genre, et ici pour le rapport de classes.

« Ce qui m’intéresse aussi, ce sont les monologues de femmes idéologiquement à l’opposé de moi. Comme j’avais fait pour un spectacle sur Cécilia Sarkozy. Il y a un truc qui m’intrigue chez ces femmes cathos. »
confie Marine Bachelot Nguyen.

Dans la Manif pour tous, elle observe des gens « extrêmement caricaturaux » mais également « des personnes qui nous ressemblent, des jeunes, des gens de 35-40 ans ». C’est cette figure « proche de nous » qui la saisit et qu’elle délivre dans cet extrait très bien écrit. Une femme pour qui on peut éprouver de l’empathie. Et une femme qui fait un effort d’introspective, de recul sur sa vie et qui ne nous épargne pas des passages que la norme a décidé tabous.

« On a tous des petites lâchetés au jour le jour. Des choses où on se dit « bof, c’est pas si grave ». Après il y a les conséquences. La pièce parle de sa réalisation à elle. De mère de famille à militante. Elle se réalise, s’épanouit. », explique Marine Bachelot Nguyen. Nous, on est séduit-e-s, subjugué-e-s, par l’ensemble du projet, on adhère illico.

Célian Ramis

La création, à la base de la passion

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Festival Mythos, Rennes
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L'auteure autrichienne Elfriede Jelinek n’épargne pas les femmes, ne les place pas en victimes. Elle les somme de se réveiller. Le duo de la Compagnie KF s'empare de cette énergie pour leur nouvelle création, Les Amantes.
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Actuellement en pleine création de leur prochain spectacle, Les amantes, inspiré du roman d’Elfrielde Jelinek, Camille Kerdellant et Rozenn Fournier, toutes deux fondatrices de la compagnie KF, en présenteront une lecture lors du festival Mythos, le 21 avril à la Péniche Spectacle.

Elles se sont rencontrées en 1998. Et ont monté leur premier spectacle Quelques fois je suis la pluie en 1999. Entourées de Christophe Lemoine à l’écriture, elles ont eu envie d’un conte sur le désir féminin, de parler du rapport au père et à la mère. Rozenn Fournier à la mise en scène, Camille Kerdellant sur le plateau. « Nous avons composé, tricoté, fabriqué avec ce que Christophe écrivait. Nous ne voulons pas utiliser des textes de théâtre mais des matières textuelles à aller chercher ailleurs. », explique Camille Kerdellant. C’est l’essence même de la compagnie KF. Un laboratoire de recherches basé sur l’envie du duo d’être libre avec leurs désirs et leurs pensées.

Et sur cette nécessité qu’elles ont à s’approprier les formes d’écriture, de narration, et d’en faire des pièces singulières, leur travail ne ressemble à aucun autre. En plus de 15 ans, elles ont fait leurs armes et expérimenté diverses formes de spectacle à travers Qui exprime ma pensée, Dans la cendre du ciel, ou encore Homme. Toujours entourées d’autres artistes professionnel-le-s, elles portent à bout de bras des propositions hybrides, souvent à visée sociale.

NE PAS SE PERDRE EN ROUTE

Mais la fatigue se fait ressentir. Rozenn Fournier et Camille Kerdellant, pour ne pas s’enchainer à un processus de production et diffusion incessant et insensé, ont besoin de respirer. Les bouffées d’air frais, elles les prennent dans divers projets avec d’autres compagnies.

« Ce n’est pas facile de tenir une compagnie quand on a peu de moyens, souligne Camille. On ne trouve pas forcément de plaisir dans la production. Nous avons surfé sur cette énergie pendant 3-4 ans mais on a accumulé beaucoup de fatigue, nous avons préféré avoir d’autres expériences et se retrouver ensuite ! ».

Rozenn Fournier acquiesce. S’éloigner du plateau creuse un fossé avec l’esprit qui les anime : la conception, la confrontation au public, le partage. C’est en 2009 à l’occasion du festival rennais Les Scriludes, autour de la correspondance, que Camille Kerdellant fait renaitre la relation épistolaire entre Grisélidis Réal, prostituée, et Jean-Luc Hennig, journaliste. Puis poursuit cette liaison dans une forme plus aboutie. La création est auto-produite, le budget inexistant, les dates pleuvent et le spectacle Grisélidis ou la Passe Imaginaire sillonne les routes de France : « C’est extra : faire son travail, jouer, rencontrer le public ! »

PLAISIR DANS LA CRÉATION

Les deux artistes renouent alors avec l’envie de simplicité et montent ensemble Ma famille, qui rencontre un franc succès et prend son envol. La pièce, qui aborde la place de l’enfant dans le monde d’adulte avec cynisme et clairvoyance, continue d’ailleurs à être jouée, que ce soit sur des scènes nationales ou chez l’habitant-e. La compagnie KF poursuit son chemin libertaire et ambitieux.

Depuis un an, elle œuvre à la conception d’une nouvelle création, Les amantes, qu’elles présenteront en 2017. Parmi leurs lectures et envies, elles ont sélectionné le roman d’Elfriede Jelinek, dont la pièce porte le nom. Elles l’ont lu et relu ensemble. Sur 5h, il faut maintenant ne conserver qu’1h environ. « Tout en gardant l’écriture et la substance riche de l’œuvre ! », tient à rappeler Camille Kerdellant.

Car évidemment, l’ouvrage de l’artiste autrichienne recèle de particularités littéraires. Une force et une singularité dans l’écriture. L’écrivaine, féministe, s’inscrit dans la contre culture de l’après guerre. Elle décide de rester dans son pays mais d’inventer une langue à elle.

Ce qui envoute Camille, c’est sa façon de fabriquer des mots chocs. De juxtaposer « des choses sirupeuses avec un langage très cru, elle peut parfois être vulgaire ». Ce qui séduit Rozenn, c’est le manque de ponctuation et de repères dans la typographie. Le fait de passer de l’auteure, au narrateur à un personnage périphérique sans s’y attendre. « Le passage du récit à l’incarnation du personnage est excitant. C’est très stimulant pour nous ! », s’enthousiasme-t-elle.

RETOUR À LA PASSION

Alors qu’elles débutent une semaine de travail au théâtre de Poche à Hédé, où elles liront une version des Amantes le 21 mai lors du week-end « Plumes et goudrons », elles pourraient parler sans s’interrompre de l’œuvre qu’elles décortiquent et analysent afin de saisir des bribes de formes potentielles.

Elles travailleront cela également avec Marine Bachelot, dramaturge (dont on pourra découvrir la création Le fils, sous forme de lecture, le 20 avril à 11h15 au théâtre de la Parcheminerie à Rennes, à l’occasion du festival Mythos), Gaëlle Héraut, chorégraphe, ou encore David Manceau, compositeur. En attendant, elles retroussent les manches de leurs méninges et se lancent à bras le corps dans le fond de l’ouvrage qui met en lumière le destin de 2 jeunes femmes reliées par une usine de sous-vêtements. 

Animées par la rage d’échapper à leur destin, elles vont faire preuve de force, ténacité et de pugnacité pour obtenir ce qu’elles veulent : trouver un homme, se marier et faire des enfants. Si l’histoire se déroule en Autriche dans les années 70, le duo KF ne conservera toutefois pas les références historiques « si ce n’est l’idéal qu’elles se projettent avec la cuisine aménagée et l’électroménager », précise Rozenn Fournier. La finalité de leurs luttes relate un idéal, précisément, qui ne semble plus d’actualité. Qui choque aujourd’hui. Et pourtant…

Mais l’intérêt n’est pas là. Rozenn l’affirme :

« Cet idéal, on ne le comprend pas. Mais on est interpellées par leur façon de se battre. Elles sont capables d’être humiliées, se trainer dans la boue, devenir pire que des carpettes. C’est très cynique de la part de l’auteure ! Elle met un gros coup de pied au cul ! »

Elfriede Jelinek n’épargne pas les femmes, ne les place pas en victimes. Elle les somme de se réveiller. « J’aime son angle de vue pour nous alerter, éviter ce genre de glissement. Même si ça me heurte car c’est violent. J’aime son énergie et la force avec laquelle elle réveille les femmes. », conclut Camille Kerdellant.

Premières sonneries prévues le 31 mars à l’ADEC, Maison du théâtre amateur de Rennes, et le 21 avril à la Péniche Spectacle pour la 20e édition du festival des arts de la parole, Mythos.

Célian Ramis

Porte-parole des dominé(e)s par l'Occident

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La chorégraphe ivoirienne Nadia Beugré dénonce l'exploitation des Africain-e-s par des multinationales dans son spectacle en création, Tapis rouge, prévu pour 2017.
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En résidence au Musée de la danse en février, la chorégraphe ivoirienne Nadia Beugré a travaillé avec le musicien Seb Martel sur son spectacle Tapis rouge prévu pour 2017, qui dénonce l'exploitation des Africain-e-s par des multinationales.

Mettre les invisibles sur le devant de la scène. La chorégraphe Nadia Beugré en ressent la nécessité, en tant que « personne qui questionne », qui dénonce les injustices pour « contribuer au changement ». Dans son nouveau spectacle Tapis rouge, encore au stade expérimental, elle s'attaque aux conditions des personnes exploitées, femmes et enfants, dans les mines d'or et les champs de cacao en Afrique.

Elle a pris conscience de cette réalité lors de vacances au Burkina Faso, il y a deux ans. Pendant une fête, Nadia remarque des blessures sur les bras de femmes mineures. « Elles se coupent car le sang fait remonter l'or », raconte la danseuse d'origine ivoirienne, installée en France.

SOUS LES PAILLETTES

À son retour en France, où elle vit depuis sept ans, elle se sent obligée d'en parler lors de sa résidence « Sujets à Vif » proposée par le festival d'Avignon, la même année. « C'est un luxe, il y a du public ! », constate Nadia. Et ce public, c'est l'élite intellectuelle, celle qui décide, sacralisée sur un tapis rouge.

Le moment lui semble opportun pour « parler de ce qui se passe en dessous du tapis, des paillettes », des petites mains qui contribuent à la richesse des puissants vénérés.

Celle qui reconnaît elle-même faire partie de ce système le sait bien. Et la danseuse se fait porte-parole de ces Africain-e-s victimes d'une économie basée sur les intérêts financiers, avec la complicité des États :

« Nous ne sommes pas différent-e-s, aucun individu n'est plus important qu'un autre. »

RAPPORTS DE FORCE

Durant une semaine au Musée de la danse en février, le duo qu'elle forme pour ce projet depuis 2014 avec le guitariste Seb Martel, a exploré des sensations, des états intérieurs en improvisant avec un tas de terre. Lors des répétitions, « on ne cherche pas des mouvements ni des chorégraphies précises. Peu importe la forme, c'est ce qui ressort. Durant les répétitions, il y a des moments où on improvise pendant une heure, des rapports de force se créent entre nous et se modifient. On ne s'installe jamais dans un rôle précis », développe le musicien.

Tous les deux se sont focalisés sur les contraintes que subissent les travailleurs dans les mines : le manque d'oxygène lorsqu'ils se hissent au fond du puits, la terre qu'ils grattent sans s'arrêter, les bouts d'or qu'ils coincent entre leurs dents.

« Comment trouver la bonne manière d'en parler ? » Nadia Beugré a ce souci continu, afin d'essayer de se mettre à leur place et rapporter au plus près leurs vécus. Prochaine étape du projet  : partir travailler seule quelques semaines avec ces mineur-e-s au Congo ou au Burkina Faso.

« J'ai envie de prendre des risques, admet-t-elle. Ces jeunes qui ont besoin de manger en prennent. »

DOMINATION BLANCHE

Tapis rouge est aussi l'espace dans lequel la chorégraphe interroge les rapports de force entre Blanc-he-s et Noir-e-s, qu'elle vit toujours aujourd'hui. « Lorsque j'ai voulu passer les frontières américaines il y a un an, on m'a demandé mon passeport alors que toutes les autres personnes qui m'accompagnaient sont passées. Ce n'est pas moi qui ai crée ça, le racisme. Même si ce n'est pas de votre faute », se rappelle-t-elle, encore affectée, en s'adressant aux personnes de couleur blanche. Et toute cette colère, la chorégraphe l'utilise pour nourrir ce spectacle qui sera présenté en 2017.

Célian Ramis

Image de soi : Se fondre dans la masse ?

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Rennes
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Dans une société d'apparence, l'image de soi peut être tout aussi honorifique que tyrannique. Quelles places pour les différences ? Enquête sur l'image et l'estime de soi chez les femmes d'aujourd'hui.
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Depuis trois ans maintenant, YEGG rencontre chaque mois des femmes qui contribuent au maintien et l’avancée des droits des femmes, vers l’égalité des sexes. La rédaction a pu noter au fil du temps et des rencontres que la remise en question, de leur part, de leur légitimité à parler d’un sujet revient régulièrement sur le tapis.

Et quand vient le moment de la photo, les visages se crispent. « Vous êtes sûrs que c’est bien de mettre ma tête dans votre magazine ? », « Roh, je n’aime pas les photos, je ne suis pas photogénique » ou « Vous me retoucherez sur Photoshop hein ?! » sont des phrases que l’on a pris l’habitude d’entendre et auxquelles on a pris l’habitude de répondre.

Impossible pour nous donc de passer à côté de cette problématique récurrente convergeant vers le souci de l’image de soi et le rapport à l’estime de soi. Et force est de constater qu’enfermées par des normes physiques et des assignations de genre, les femmes développent des techniques d’évitement et de protection afin d’essayer d’assumer leurs différences.

La problématique n’est pas seulement épineuse, elle est complexe et délicate. L’estime de soi, processus consistant à se percevoir à travers le regard de la société et/ou de son groupe d’appartenance, est intrinsèquement liée à l’image de soi, dans le sens d’apparence physique, régie par une série de normes, elles-mêmes constituées de tout un tas de stéréotypes et d’assignations genrées.

Ainsi, soigner son apparence est une manière de prendre soin de son soi intérieur. Un geste qui peut être aussi bien source de bonheur que de souffrance. Car les discriminations en raison d’un physique ne correspondant pas à la norme de la femme blanche, jeune et mince constituent une réalité bien triste et minorée de sa gravité.

Très récemment, courant février, une étude de France Stratégie confirme que les hommes sans ascendance migratoire ou d’origine européenne sont privilégiés à l’emploi, et notamment pour l’obtention d’un CDI à temps plein, par rapport aux personnes originaires des DOM et du continent africain.

Difficile de trouver un travail dans ces conditions, d’autant plus quand on est une femme noire. À la même période, le Défenseur des droits et l’Organisation Internationale du Travail publient la 9e édition du Baromètre sur la perception des discriminations dans l’emploi, intitulée « Le physique de l’emploi ». L’étude, réalisée en octobre et novembre 2014, est portée sur 998 demandeur-e-s d’emplois (500 hommes, 498 femmes) entre 18 et 65 ans.

« Avoir un style non conforme aux codes de l’entreprise (cité à 85% par les femmes et 78% par les hommes) et le fait d’être obèse (cité à 79% par les femmes et 73% par les hommes) font partie des situations les plus pénalisantes (au même titre que le fait d’avoir plus de 55 ans, d’être enceinte et d’avoir un handicap visible). Corrélativement, le fait d’avoir un physique attractif est vu comme un avantage par 66% des femmes et 65% des hommes. Les normes d’attractivité physique et de corpulence admises en France, valorisant la minceur pour les femmes, semblent s’étendre jusqu’aux conditions de recrutement. », souligne le rapport.

Ainsi, les femmes obèses rapportent 8 fois plus souvent avoir été discriminées à cause de leur apparence physique que les femmes d’IMC « normal » (les hommes obèses parlent de 3 fois plus) et les femmes en surpoids rapportent 4 fois plus souvent avoir été discriminées pour la même raison que citée précédemment que les femmes d’IMC « normal » (pas d’effet spécifique sur les hommes).

Alors la marque de savon Dove peut toujours nous chanter la beauté de tous les corps et des rondeurs dans ses campagnes publicitaires, il semblerait qu’au-delà de la salle de bain, la non minceur ne soit pas considérée comme facteur de beauté. Sauf que tout cela est subjectif, se dit-on. Et pourtant, philosophiquement parlant, la beauté est objective. Tout comme la laideur.

QUELLE OBJECTIVITÉ ?

À l’occasion du cycle « Image de soi », proposé par la Bibliothèque des Champs Libres et porté par la conservatrice Bénédicte Gornouvel de janvier à mai 2016, et du festival rennais Zanzan « Cinéma et Arts des différences », un café philo interroge les participant-e-s autour de la notion de laideur, le 10 mars au café des Champs Libres. Dominique Paquet, comédienne, auteure dramatique et philosophe, anime la conférence (et reviendra sur ce sujet le 7 avril dans la salle de conférence des CL).

Selon elle, la laideur serait moins traitée que la beauté. Car cette dernière procure un sentiment de plaisir. Elle réjouit, calme, apaise. « Elle est beaucoup plus mise en avant philosophiquement. Pour des raisons qui relèvent de l’érotisme mais aussi du marché. », explique Dominique Paquet. A contrario, la laideur provoque répulsion, malaise, tristesse et épuisement. Si la norme change selon la période de l’Histoire, la beauté elle ne change pas, elle est objective :

« Il s’agit de la proportion harmonieuse d’un visage, d’un corps. Ce qui est laid, c’est la dysmorphose (anomalie de la formation d’un organe ou d’une partie du corps, ndlr), l’hypertrophie (développement trop important d’une partie du corps ou d’un organe, ndlr) ou encore la dystrophie (dégénérescence ou développement défectueux d’un organe ou d’une partie du corps, ndlr). Et ça en général, on ne veut pas regarder, ça nous effraie car ces cas échappent à la norme. »

Ce sont les critères de beauté qui changent. À travers les images que l’on nous assène de voir - dans les publicités, les médias, le cinéma grand public, etc. – on encourage la course à la beauté et le culte de l’apparence. « Sauf qu’il y a plein de moyens de rendre un visage beau. Quand à la Une de ELLE, Claire Chazal a le cou lissé, il faut être naïf pour penser que les femmes sont comme ça ! », lâche la philosophe qui reconnaît que pour certaines femmes la beauté serait un passeport social. Grâce auquel on accorde son regard, sa courtoisie. Toutefois, elle précise : « Le regard de l’autre peut aussi être le regard qui tue. »

FORTE PRESSION

Mais qu’en est-il quand on ne voit pas ce fameux regard ? Est-on à l’abri de la pression ? Loin de là, nous répond Sylvie Ganche, qui travaille à la mission accessibilité aux Champs Libres. Elle a grandi malvoyante et depuis une quinzaine d’années est aveugle. « C’est difficile l’image de soi quand on ne se voit pas. On ne se voit que dans le discours des autres et ce dernier est très variable selon l’interlocuteur. », explique-t-elle d’emblée.

Au lycée, elle prend conscience de sa différence et du poids de l’image aussi bien de la part des élèves que des adultes : « Jusqu’en 3e, je fréquentais des écoles spécialisées, je ne connaissais que des déficients visuels. J’ai compris ensuite que j’étais différente, et c’est devenu une obsession car j’ai eu l’impression que mes pensées étaient visibles. » Elle l’affirme : plus elle perd la vue, plus elle se fixe sur des détails. Les aveugles auraient la réputation d’être sales, souillons.

Elle refuse de coller à ce cliché. Dans sa manière de s’habiller, elle prend toujours une base noire et ajoute ensuite d’autres vêtements, sobres. Elle s’en remet aux professionnel-le-s pour le vernis, la coiffure, etc. « J’essaye de me distinguer par la sobriété avec un petit truc qui sort de l’ordinaire. Mais il faut mes habits soient assortis. J’ai peur de la faute de goût et je m’interdis beaucoup l’erreur. Je suis très embêtée si on signale quelque chose, comme un trou dans un vêtement ou autre. », confie Sylvie.

Elle ne se maquille pas, elle considère cet artifice comme une perte de temps. Comme elle aime à le dire, elle alterne entre sa différence « et je vous emmerde », et la pression de son image. Qui va jusque dans sa canne qu’elle considère comme un objet moche qui n’a jamais été développé niveau esthétique mais qui participe à l’idée que l’on peut se faire sur une personne : « Y a des bigleux qui ont des cannes toutes tordues, toutes moches. Ça véhicule une image quand même ! C’est important de ne pas paraître crado ! »

Sans le voir, le poids de l’apparence est ressenti, subi. Et pour Sylvie, la difficulté réside aussi dans le rapport aux hommes. « Ils ont besoin de briller à travers leurs femmes. Moi, femme handicapée, je ne suis pas celle que l’on attend, pas celle que l’on cherche. À part peut-être pour une nuit… Mais séduire quand tu n’as pas les codes visuels, c’est compliqué. J’ai eu plusieurs expériences, avec un aveugle notamment. La pression était différente. On faisait attention aux sons, aux odeurs, etc. Mais surtout on est évalué par l’entourage et là c’est difficile. Même les hommes aveugles veulent briller par leurs femmes. Ils ont les mêmes exigences ! », déplore-t-elle.

Et le couple, hétérosexuel principalement, fait aussi partie intégrante de la norme. Dès l’enfance, filles et garçons intègrent ce diktat. Pour Dominique Paquet, ce serait « plus gratifiant ». Mais lorsque la jeunesse s’évapore du visage d’une femme laissant apparaître des signes d’âge avancé, comme les rides et les cheveux blancs, le regard de la gent masculine change, mais aussi celui de la gent féminine, la société réfutant la vieillesse.

« Vers 50 ans, on n’est plus bonnes pour la reproduction. Après avoir eu des enfants, le corps s’alourdit. Puis il encaisse les kilos de la ménopause. La femme vit dans son corps des étapes très douloureuses depuis l’adolescence. Socialement, dans le regard des autres, on sent qu’en vieillissant on prend la place d’une autre femme, plus jeune. On a alors un désir de rester belles car ce n’est pas agréable de se voir vieillir. On veut boire des élixirs, avoir une cure de jouvence ! », soutient la philosophe.

CHIRURGIE ESTHÉTIQUE ET PLASTIQUE : LA CONFUSION

Mais la chirurgie esthétique n’a pas bonne presse. Avoir recours au bistouri ? Artificiel ! Et cher en plus de ça ! Se maquiller tous les matins, se refaire une beauté à mi-journée, choisir ses habits en fonction de la mode et autres apparats comme l’épilation des jambes, des aisselles et du maillot par exemple et autre tartinage de crèmes en tout genre, ok, mais faire appel aux technologies chirurgicales d’aujourd’hui, jamais de la vie ?! La confusion règne.

Et surtout se forge à partir d’images étalées dans la presse people montrant des stars addicts de la piqûre et du lifting. Mathilde Robert et Marion Gérard sont toutes les deux chirurgiennes plasticiennes. Elles exercent leur profession au sein de deux établissements rennais : le CHU (Hôpital Sud) et le centre Eugène Marquis (centre régional de lutte contre le cancer). « On touche à toutes les parties du corps. On peut faire des chirurgies de la main, de la face, du pied, des zones intimes… C’est très varié. On a une fausse image de notre profession. », débute Marion Gérard.

En consultation, elles rencontrent tout type de patient-e-s, venu-e-s pour tout type d’opération. Des séquelles d’un amaigrissement ou d’accouchements à une gêne due à une forte poitrine, en passant par la volonté de paraître moins fatiguée, plus jeune, Mathilde et Marion répondent à des demandes diverses qui peuvent être purement esthétiques comme reconstructrices et médicales. La différence étant expliquée concrètement par Mathilde : avec le médical, la reconstruction, on passe du pathologique au normal – en essayant de rendre le normal beau – et avec l’esthétique, on passe du normal au beau.

Un exemple simple et parlant : « Pour des seins qui tombent, c’est esthétique, on passe du normal au beau. Pour une hypertrophie mammaire, on passe du pathologique à du normal, dès l’instant où on enlève minimum 3O0 grammes par sein. » Et aussi étonnant que cela puisse paraître, les opérations de réduction mammaire sont bien plus courantes que l’on ne le pense.

« Dans le secteur public, la première consultation est prise en charge. Cela permet de qualifier si la demande est médicale ou esthétique. Quand il s’agit d’une opération esthétique, celle ci est à la charge du patient. Si l’opération est médicale, elle est prise en charge. Nous avons des critères qui nous permettent de définir cela. », explique Marion Gérard. Et quand il y a ambigüité, une demande d’entente est envoyée à la Sécurité sociale.

La gratuité pourrait-elle alors amener les femmes à se laisser tenter ? Pas forcément, les délais étant souvent très longs en ce qui concerne le CHU. Lennie – son prénom a été changé pour conserver l’anonymat – a éprouvé le parcours de la chirurgie. Pour une réduction mammaire dans le cadre d’une hypertrophie. En fin d’année dernière, elle est passée d’un 90 F à un 90 C, la norme. Elle avait toujours rêvé de le faire, depuis que sa poitrine s’était développée au début du lycée.

« C’est en 2013 quand je suis allée en Indonésie que j’ai vraiment ressenti dans le regard des autres que j’avais une grosse poitrine. Ma mère connaissait quelqu’un qui s’était fait opérer. J’ai alors passé un coup de fil et un mois plus tard j’avais rendez-vous pour la consultation. », déclare-t-elle. Au quotidien, Lennie se sent bien dans son corps et tient au discours sur l’acceptation de soi. 

« Je me suis dit que c’était un peu contradictoire alors de se faire opérer. Mais j’étais tellement décidée que je l’ai fait. Ce n’est pas que de l’esthétisme, c’est un confort général. Avant j’avais tendance à me tasser, j’avais mal au dos. Aujourd’hui, je me sens plus légère, je me tiens plus droite. Je me suis quand même réveillée avec 700 g en moins ! », s’enthousiasme-t-elle.

Le revers de la médaille : les cicatrices très visibles, la brassière de contention à porter pendant plusieurs mois. Mais Lennie ne regrette rien. Sa poitrine n’est pas parfaite, selon ses dires, mais elle en est satisfaite. Avant, elle avait l’impression de porter une étiquette, celle de ‘la fille aux gros seins’. Aujourd’hui, elle a jeté cette étiquette « et je n’en ai pas remis depuis ! »

Pour Mathilde Robert, ce qui compte avant tout, c’est « de peser le rapport bénéfices/risques. Si c’est trop risquer, c’est à nous de les amener à revoir leurs jugements sur elles. Ou si je ne vois pas le problème, je ne pourrais pas traiter quelque chose que je ne vois pas. » Pour le reste, quel mal y a-t-il à réparer des parties de son corps, que ce soit pour raisons médicales ou pour raisons esthétiques ?

Pourtant, un bémol persiste : l’image occupe une telle importance dans la vie des femmes que certaines peuvent formuler des demandes surprenantes. À l’instar des réductions des petites lèvres en hausse ces dernières années. « Beaucoup de photos circulent sur Internet et les jeunes femmes, car ce sont surtout elles qui sont touchées, ont l’impression que la norme est de ne pas avoir de petites lèvres. Mais c’est faux. Elles servent à quelque chose, et on ne pourra jamais les supprimer ! », assure la chirurgienne plasticienne.

Les deux professionnelles sont unanimes, les clichés autour de leur pratique s’accumulent et sont souvent erronés. Elles ne nient pas les demandes d’opérations à visée esthétique mais expliquent que le maitre mot des patientes est ‘discrétion’. Une injection pour sembler plus fraiche, moins fatiguée, mais surtout pas plus pour ne pas éveiller les soupçons des autres.

PAS DANS LA BONNE CASE ?

Et comment agir et réagir lorsqu’on ne se sent jamais dans les bonnes cases ? Se sentir obligée de coller à un certain nombre de critères physiques, Roxane Gervais comprend et vit cette injonction de manière très forte. Femme trans, elle a débuté sa transition sociale depuis un an et sa transition hormonale depuis l’été dernier.

« Quand je sors, je suis obligée de faire très attention à être rasée, faire attention à ma coiffure, mon maquillage, ma tenue. Mon image est capitale dès que je sors de chez moi, c’est extrêmement important. », insiste-t-elle. Capitale car elle s’expose dans l’espace public à une mise en danger réelle, passant par des moqueries, des regards, des insultes, mais aussi des agressions physiques.

Depuis petite, Roxane se pose des questions par rapport aux filles et aux garçons, pourquoi les copines ont des seins et pas moi ?, pourquoi j’irais jouer au foot alors que je n’ai pas envie ?, etc. Et avoue être allée loin dans les clichés masculins à l’époque de sa scolarité. « Mais il y a des choses comme l’astronomie, les sciences, la mécanique, la navigation, des secteurs dits très masculins, dans lesquels je m’éclate ! L’un n’empêche pas l’autre. Le problème, c’est qu’on nous fait tout le temps sentir que quelque chose cloche. Faut avoir une grosse confiance en soi pour s’en foutre ! », souligne-t-elle.

Peu importe l’apparence, le caractère, les actions, le parcours qu’une femme qu’empruntera, elle sera toujours le sexe inférieur.

Consciente des enjeux, Roxane découvre en même temps le bonheur de se faire appeler Madame, d’être reconnue comme femme, et en même temps le sexisme qui va avec le statut. « Le féminisme est très important pour moi depuis très longtemps mais socialement parlant, je ne le connaissais pas de ce côté là de la barrière. Quand on me voyait comme un mec, on m’écoutait parler de ça. Maintenant, je vois bien que mon avis n’a plus de valeur. Pourtant, je parle exactement comme avant. Avant, on disait que j’étais sanguin. Maintenant, on dit que je suis agressive. », note-t-elle.

Pour elle, la transition n’était pas un choix mais une obligation. Pour survivre. Pour vivre tout court. Car elle n’a jamais été dans les bonnes cases. C’est le cas de toute personne qui décide de ne s’établir simplement en fonction de la norme. Et Roxane est inspirante, et la preuve que la transsexualité n’a aucunement sa place sur la liste des maladies mentales (retirée depuis 2005 mais le parcours reste un combat impensable) :

« Je me sentais toujours à côté, là, je peux me sentir moi. Je commence à avoir de la poitrine et de moins en moins de poils, je remonte dans l’estime de moi-même, je revis. Je vis tout court ! Mais je ne suis pas que ça. Je fais du derby, des bijoux, de l’informatique, de la navigation, j’ai une compagne, des enfants… La transidentité impacte beaucoup d’aspect de ma vie mais n’est pas ma vie entière. »

Roxane Gervais avoue traverser des moments difficiles et l’apparence joue un rôle primordial. Aussi positif que négatif. Car la dysphorie existe et se vit violemment. « C’est le fait de se voir dans le miroir, ne pas se reconnaître et voir son apparence de base. Ça donne un côté ‘je ne suis pas une vraie femme’, moi je sais que c’est faux mais c’est ce qui arrive quand on fait des crises de dysphorie. C’est alors une vraie haine de soi et de son corps que l’on ressent. On peut se blesser, se faire du mal. », livre-t-elle.

Pour elle, ce n’est pas qu’une question de physique car elle sait profondément qui elle est. Mais les regards peuvent être insistants et gênants. Ainsi, dès qu’elle se sait identifiée, elle accumule du mal-être : « On nous renvoie l’image de travelo. Mais ce n’est pas vrai, c’est mensonger, une fausse image. » Elle est une femme et souffre également des assignations très fortes qui sont associées à son sexe avec une certaine obligation d’y répondre. « Quand je suis en pantalon, on me demande alors pourquoi je veux changer de sexe ?! », confie-t-elle. Comme si ne pas porter de jupe ou de robe faisait de nous des hommes…

MARCHERAIT-ON SUR LA TÊTE ?

Le témoignage de Roxane Gervais met en lumière la pression qui s’abat sur l’apparence et le physique, en particulier des femmes. Et la tyrannie de l’image va plus loin et les jugements s’accumulent. Leïla ne le sait que trop et en témoigne dans une conférence gesticulée « J’avais tout CAF’ter : le RSA, un droit qui fonctionne à l’envers », présentée à Rennes le 11 mars à l’occasion du festival Le Contrepried dans le plat, à la maison de quartier de Villejean.

Le propos n’est pas celui de l’image et de l’estime de soi mais elle l’aborde malgré tout. Parce qu’elle est issue de l’immigration, on lui renvoie une image de précarité. Parce qu’elle a des origines marocaines, elle devrait être secrétaire ou chômeuse. « J’ai fait Sciences Po et mon père m’offrait des fringues car à cause de mon nom j’allais être freinée à l’embauche. Voilà ce que ça renvoie socialement d’être issue de l’immigration. J’avais tout le temps le sentiment de ne pas avoir le niveau. », dévoile-t-elle, sous pseudo, pour raisons professionnelles.

Aujourd’hui, elle occupe un poste important, intellectuel et influent, que l’on taira par respect de sa demande. Dans son conférence gesticulée, elle met en avant les difficultés de s’associer à une culture dévalorisée, qui renvoie sans cesse à un statut de dominée, celui de la jeune femme fille d’immigré. Et elle souhaite également parler de la condition des femmes au Maroc : « Quand je vais là-bas, ma famille veut me marier. Il y a un gros décalage, moi je fais des blagues de cul, je suis assez libérée. Et finalement, on ne correspond jamais aux normes voulues par la France et aux normes voulues par le Maroc. » Elle en a marre, elle veut donner une autre image de l’immigration, ne pas s’enfermer dans des cases et des stéréotypes.

Mais la société marche sur la tête. Et dans cette logique de changer les regards, elle se retrouve prise au piège. Victime de violences physiques, infligées par son ex-compagnon – français, faut-il le préciser ? – Leïla a porté plainte en 2007. Elle n’en a parlé qu’à peu de ses ami-e-s. Par honte. Par conscience que ce n’est pas un fait valorisant.

Pourtant, lorsqu’elle prépare sa conférence, l’organisme formateur pose la question : « Contre quoi êtes-vous en colère et contre quoi voulez-vous vous battre ? » Elle prend conscience qu’elle souhaite expliquer comment on se sent lorsque l’on est victime de violence : « Je me rends compte que j’avais honte. Forcément, les violences, c’est chez les pauvres et les étrangers. Et puis, je l’ai vu par le volet politique, féministe : notre honte, c’est leur impunité. La honte, c’est à eux de la porter ! Socialement, je suis bien placée. Je dois alors assumer cette question-là et ne pas l’aborder comme une faiblesse. »

La violence, elle a longtemps été en contact avec. Sa sœur et sa mère en ayant subi. Mais elle ne le dira pas lors de la représentation. Pourquoi ? Tout simplement pour éviter l’amalgame entre violence et immigration. Voilà pourquoi la société marche sur la tête. Une femme sur 4 est victime d’agression durant sa vie et on n’ose pas identifier un agresseur en raison de son origine ? Les clichés sont douloureux et provoquent tout un tas de complexités en lien avec l’image que l’on peut renvoyer. Et avec ce que la société va penser. Tout ça à cause d’une histoire de physique.

L’ESTIME DE SOI EN CONSTRUCTION

Si on constate que l’estime de soi résiste à la pression du battage médiatique, publicitaire, artistique et autre, elle ne peut toutefois s’affranchir complètement de l’image de soi. Se sentir bien à l’extérieur permet de conserver une bonne estime de soi, tout comme se sentir utile et compétente dans un ou plusieurs domaines nous rend épanouies et souvent plus à l’aise dans notre corps.

« Enfants, on intériorise les jugements des proches comme les parents, principalement, les enseignants et les camarades. Cela participe à la construction de l’image de soi et l’estime de soi. Au fil du temps, on se socialise, on apprend les normes des groupes sociaux. Puis on prend en compte l’avis des autres et les canons de beauté en vigueur dans les groupes socio-culturels. À  ceux-là sont associés des croyances, des stéréotypes, des caractéristiques associées au sexe de l’individu. On intègre à l’image de soi ces critères stéréotypés. », explique Sophie Brunot, maitre de conférence au département de psycho sociale à Rennes 2.

Ce que l’on estime, c’est ce que l’on imagine que l’autre pense de nous. L’autre pouvant être un individu proche de nous, source importante comme la famille (qui devient moindre lorsque l’on quitte le nid), les ami-e-s, les collègues, etc., ou un groupe social auquel on appartient ou bien encore l’ensemble de la société. On intériorise donc le jugement des autres. En toute subjectivité puisque l’esprit de l’autre est impénétrable. Plus on se sent apprécié et approuvé par nos sources, plus on s’accorde de la valeur.

Mais l’estime de soi est tout aussi complexe que la relation qui la lie à l’image de soi, dans le sens d’apparence. Et pour maintenir cette estime de soi, relativement bonne en moyenne, la mauvaise estime de soi conduisant à la dépression, l’individu use de stratégies d’évitement, comme les diverses comparaisons ou le désengagement par exemple. Celui-ci consistant à ne pas accorder d’importance au domaine qui mettrait l’estime de soi en péril. Ou à baisser nos exigences dans un secteur.

« On distingue le soi réel et le soi idéal. Plus la distance entre les deux est grande, moins l’estime de soi est grande. Le moyen de réguler cette distance, c’est alors de baisser nos prétentions dans ce domaine. », explique Sophie Brunot qui précise également que l’on distingue l’estime de soi globale et l’estime de soi spécifique : « On ne s’accorde par les mêmes valeurs partout. L’estime de soi spécifique consiste à s’évaluer par rapport à des domaines précis. Si on prend l’école, l’institution est un tout mais on peut prendre des secteurs précis, il y a école à maths à géométrie, par exemple. », explique la maitre de conférence.

Elle n’est pas spécialisée dans l’étude genrée de l’estime de soi mais en connaît parfaitement les ressors et la courbe moyenne d’estime de soi des femmes s’explique sociologiquement. Plusieurs études ont permis d’effectuer en 2007 une courbe moyenne de l’estime de soi des hommes et des femmes, tout au long de leur vie. Pour les deux sexes, la même ligne se profile. Seule différence : celle des femmes est toujours inférieure à celle des hommes.

« Une des raisons peut être qu’il y a une plus grande valorisation du sexe masculin. Les courbes reflètent le pouvoir relatif aux hommes et aux femmes dans nos sociétés. », analyse Sophie Brunot. La gent féminine éduquée à la modestie, aux tâches sociales, à la discrétion, à la beauté inaccessible via des standards inatteignables, vont se détacher de certaines orientations qu’elles pensent inadaptées à leur condition intellectuelle ou leur condition physique. Comme le domaine des sciences par exemple que l’on sait faible en représentation féminine.

« On explique davantage les choses aux garçons tandis qu’on décrit les choses aux filles. Le stéréotype va ensuite se révéler réalité puisque les filles vont penser qu’elles ne sont pas douées pour certaines choses. », confirme Sophie. Cela va avoir une incidence sur la manière dont on s’évalue et l’intérêt que l’on va porter à un domaine. Et les femmes intègrent, intériorisent, ses préjugés fondés sur une société ancrée dans la domination patriarcale.

Sans oublier que l’individu, et notamment féminin, a beaucoup de mal à de désengager de l’apparence physique. « C’est très insidieux, conclut Sophie Brunot. Car la valeur que l’on s’accorde est polluée par notre désirabilité sociale. »

Comment s’en sortir sans être assaillies par les normes, bordées de clichés, et d’images inatteignables ? Clarence Edgard-Rosa, journaliste entre autre pour les magazines Causette et ELLE, travaille au quotidien sur ces questions. Pour elle, l’important dans sa démarche journalistique est d’aller à l’encontre de la culpabilisation qui pèse sur les femmes. Comprendre les normes, comprendre d’où elles viennent.

Que l’on y cède ou non, il est essentiel de ne pas se blâmer les unes et les autres. Car on le sait, le jugement ne vient pas uniquement des hommes mais aussi des femmes qui intègrent depuis la petite enfance la série d’injonctions contradictoires et paradoxales qui leur sont faites.

« Ce qui m’a aidé, personnellement, c’est de ne pas me demander de quoi j’ai l’air mais comment je me sens. Quand je vois une image qui me fait me sentir mal parce que c’est juste violent et beaucoup trop anxiogène pour moi, je lis des bouquins intéressants, je regarde des images qui me font du bien (comme celles publiées sur son blog Poulet Rotique, lire l’encadré « Médias : plumes de l’empowerment », ndlr) », conclut la journaliste. Pas mieux pour terminer en beauté… !

Du 8 au 18 mars, les Céméa Bretagne – association qui forme les acteurs-trices du monde éducatif – organisent une série de manifestations autour des Jeunes femmes en errance, à l’Hôtel Pasteur de Rennes. Stéphane Cassagnou, salarié de la structure, a réalisé le documentaire L’errance (au féminin), projeté le 8 mars, dévoilant les témoignages de quatre personnes, dont Nadège et Lina, présentes lors de la diffusion.

YEGG : Le sous-titre de l’événement évoque le changement des regards sur ces « invisibles ». Pourquoi ?

Stéphane Cassagnou : Je suis un militant engagé dans une action politique. Je travaille avec une association qui intervient dans le champ politique à travers des valeurs, que je partage également dans ma production de reportages. Il est important de s’affirmer en tant qu’acteurs politiques. Pas la politique à proprement parler, nous ne sommes pas affiliés à un parti. C’est dans le sens où nous avons la volonté de faire changer les choses. Et je suis avant tout un militant de l’éducation populaire et cette association défend cela.

Quel regard avons-nous en règle générale sur les personnes en errance ?

Qu’elles sont feignantes, qu’elles ont choisi d’être en errance et qu’elles ne veulent pas travailler. Pour les femmes, en fonction de leurs habits, elles sont jugées comme ayant des mœurs légères. On pense aussi que ce sont des alcooliques, des drogué-e-s. Alors que ce n’est pas le cas de tout le monde. Il y a autant de parcours et de pratiques que de personnes en errance.

Et le terme « invisibles » ?

C’est provocateur. Ceux qui sont en errance occupent la rue et sont donc visibles. Ils ont des pratiques qui s’affichent aux yeux de tout le monde mais on ne connaît qu’1% de leur quotidien. Il n’y a pas que ce que l’on voit ! Ils veulent faire société et y participer, peut-être pas comme on l’entend mais ce sont des citoyens et à ce titre-là ils ont aussi voix au chapitre. Ils sont invisibles car ils ont un accès aux médias très réduit. Nous souhaitons construire un espace pour l’expression. C’est du travail, des rencontres, sur le long terme. Pour établir une relation de confiance. La légitimité des Céméa a aidé.

Donc cette invisibilité n’est pas propre aux femmes en errance ?

Non. Mais elles ont des particularités. Dans la façon de s’habiller, elles seront moins « genrées ». Dans la manière d’être, l’attitude, elles cherchent à être moins féminisées pour se rendre invisibles. Pour se protéger.

Se protéger de quoi précisément ?

De la rue. Car c’est un espace de droits mais aussi de non droits. Et les jeunes femmes sont considérées comme des proies. Alors quand elles sont en errance, c’est pire. Certaines se voient proposer des logements contre des faveurs sexuelles par exemple. Et les hommes en errance sont aussi parfois dans une misère affective, le regard qu’ils portent sur les femmes n’est pas désintéressé.

Les jeunes femmes parlent-elles de viols ?

Elles en parlent oui. Je crois qu’il n’y a pas une personne que j’ai interrogée qui ne m’en ait pas parlé. Soit viols, soit agressions physiques à caractère sexuel. Dans le documentaire, Lina parle d’un mec qui un jour lui a touché les seins et a voulu profiter d’elle. Elle a répondu par un coup de poing dans la figure. On pense alors que cette réaction est plutôt masculine. Et c’est ça en fait, les femmes adoptent des comportements dits masculins pour se protéger.

Est-ce qu’elles se regroupent entre elles pour éviter les difficultés ?

Il n’y a pas de communautés de femmes à proprement parler. Plutôt des groupes hommes-femmes qui se font et se défont en fonction des liens affectifs. Je dirais plutôt que les personnes en errance se regroupent par tranches d’âge.

Quelle est la tranche d’âge des jeunes femmes ?

Ce sont les 18-24 ans. On a groupé comme ça car les conditions de ressources sont différentes à partir de 25 ans (accès au RSA, ndlr). Et il y a aussi des mineures. Des 16-18 ans. Celles-là sont complètement invisibles.

Le 10 mars est organisé un Forum autour de l’image de soi et la construction de l’estime de soi au-delà des stéréotypes. Quels regards portent-elles sur elles-mêmes ?

C’est un sujet qui a peu été abordé lors de nos rencontres et interviews. Car c’est une question très intime. Et je voulais que ce soit à elles de choisir les thèmes dont elles voulaient parler. Je ne voulais rien manipuler. Pour l’estime de soi, c’est une vie rude, donc il en prend un coup. Surtout après les agressions sexuelles. Elles ont la sensation de ne plus être considérées et n’arrivent plus à se considérer. Déjà que pour une femme il est difficile d’aller porter plainte, en France, l’effectivité des droits étant compliquée pour toutes les populations discriminées, imaginez un peu pour celles qui sont en errance. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de vengeance. Seulement, c’est hors institution.

Et comment vivent-elles le regard de la société sur elles ?

C’est difficile à dire car leurs habits enlèvent le genre. Mais une fois j’étais avec une jeune femme qui était en jupe. Elle a été plusieurs fois agressée verbalement, en ma présence. Par des mecs zonards, en errance aussi. Il y a des jugements entre eux également à cause de la misère affective et du manque de relation. Mais pour beaucoup, l’errance est vue comme un passage. Nadège a travaillé avant d’être dans la rue et veut retravailler.

Envisager de travailler souligne qu’elle n’a pas perdu confiance en ses capacités. L’errance n’a pas détruit son estime de soi…

Parler de projet et d’avenir est justement ce qui leur permet de maintenir l’estime de soi. Elles veulent s’en sortir ! Lina par exemple veut être maitre chiens et effectuer une formation. Mais elle rencontre des obstacles car elle n’a pas de logement.

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