Célian Ramis

Pour se réapproprier son corps : "Appelons une vulve une vulve"

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CRIJ, Rennes
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« La médecine moderne s’est construite sur les cendres de la chasse aux sorcières », nous informe Nina Faure, réalisatrice militante du documentaire Paye (pas) ton gynéco, diffusé au CRIJ de Rennes.
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« La médecine moderne s’est construite sur les cendres de la chasse aux sorcières »,nous informe Nina Faure, réalisatrice militante du documentaire Paye (pas) ton gynéco, diffusé au CRIJ de Rennes le 27 novembre dernier lors d’une soirée organisée par le Planning Familial 35. Une explication qui permet de comprendre – sans excuser – le caractère patriarcal et sexiste de ce secteur et d’envisager, ensemble, des solutions pour lutter individuellement et collectivement contre les violences gynécologiques et obstétricales. 

« Un acte médical n’a pas à être douloureux ou humiliant. », signale en guise d’introduction Aurore, militante au PF 35 et animatrice de la soirée consacrée aux violences gynécologiques. Ce soir-là, la salle du 4 Bis est pleine à craquer, plusieurs personnes assistant à la conférence assises sur le sol ou debout au fond de la salle. 

« Ce n’est pas un hasard que nous soyons aussi nombreuses. Je me souviens quand le #Payetonutérus a été lancé, très vite, il y a eu 7000 témoignages sur Twitter. C’est ce qui m’a fait me questionner car je pensais que je n’étais pas victime. Il a fallu lire les témoignages des autres pour réaliser que j’avais été exposée à ça, aux remarques sexistes. », souligne ensuite Nina Faure. 

Avant la projection de son documentaire, mis en ligne sur YouTube le 27 juin 2018, elle en précise la genèse : « J’avais un projet de film sur le désir féminin. J’ai fait pas mal d’entretiens avec des femmes et j’ai constaté qu’elles parlaient beaucoup des violences gynécologiques. Le film ne montre pas l’entièreté du sujet mais sert à ouvrir le débat ». 

Elle milite pour une redéfinition des pratiques ainsi qu’une redéfinition de ce qu’est le corps dans l’espace social en tant que personne ayant un vagin. Et donc pour la déconstruction des idées patriarcales, très répandues encore dans la médecine moderne. Ce que confirme Elinore, médecin généraliste en exercice depuis 3 ans au Planning Familial de Rennes :

« Déconstruire plein de trucs a été un apport énorme dans ma pratique ! »

OUTILS DE PRISE (ET DE RÉVEIL) DE CONSCIENCE

« Et bah je ne vous excite pas des masses quand même ! ». Ce sont les propos d’un gynécologue face à Nina Faure, en caméra cachée lors d’une consultation, en mesurant sa tension. En réaction, elle écrit au site Gyn&co sur lequel elle a trouvé le contact du praticien afin que ce dernier soit retiré de la liste. 

La suite de son documentaire est tout aussi choquante. Au niveau du langage employé – on n’utilise pas le terme pénétration en médecine mais invasif et ce terme ne s’applique pas aux examens gynécologiques – tout comme au niveau des témoignages d’étudiant-e-s en médecine et des arguments affligeants des représentants du secteur.

D’une vingtaine de minutes environ, Paye (pas) ton gynéco sert d’outils, non seulement en terme de prise de conscience mais également comme moyen d’ouvrir le débat et de réfléchir ensemble à l’objectif commun, selon la formule du médecin et écrivain, Baptiste Beaulieu, « Soignants, soignés, réconciliés ». 

« Je suis allée voir les représentants pour essayer de comprendre pourquoi ils réagissent dans le déni, dans la négation du problème. Il y a une volonté de ne pas remettre en question l’autorité de la blouse blanche. La profession est marquée par cette volonté de protection corporatiste, c’est très patriarcal. »
explique la réalisatrice. 

L’autorité de la blouse blanche. Une des bases du problème. Parce que le médecin « est dans la position du sachant, et donc dans une position de domination. », souligne Elinore. Ce qui explique qu’il soit difficile pour les femmes de réagir ou de contester lorsqu’elles font face, jambes écartées, pieds dans l’étrier et tête du praticien au niveau de leur vulve, à des remarques ou actes sexistes et sexuel-le-s. 

Il s’agit, comme le signale Aurore - en réagissant au conseil de Martin Winckler, recommandant aux patientes de quitter le cabinet sur le champ, sans payer -  d’« une barrière symbolique ».

Et le symbole est très prégnant dans l’histoire de la gynécologie moderne : « Le speculum a été inventé par un tortionnaire qui le testait sur des esclaves ! Il y a là un rapport de domination de genre et de race. La médecine moderne s’est construite sur les cendres de la chasse aux sorcières. Les femmes ont été brûlées parce qu’elles étaient autonomes, émancipées, détenaient un savoir populaire sur le corps des femmes, concernant notamment l’avortement, la contraception et la grossesse… » 

Et ça, ça dérange. Et parce que ça dérange, le pouvoir ecclésiastique le détruit pour construire une médecine non mixte. « C’est en 1871 que les femmes sont réintroduites. Il s’agit d’une infirmière, envoyée sur le front de guerre et qui opère avec des outils conçus par des hommes. Le speculum, les forceps,… Il y a dans ces termes une puissance symbolique ! », ajoute Nina Faure. 

DÉPOSSÉDÉES DE NOS CORPS

Le Syndicat National des Gynécologues et Obstétriciens a toujours été présidé par des hommes (Bernard de Rochambeau, qui considère qu’un avortement est synonyme d’un homicide, occupe actuellement le poste). La représentation sociale du médecin est donc ainsi : homme, blanc, hétéro, cis, bourgeois.

« Je suis étonnée de l’incapacité de certains médecins à expliquer les choses aux patientes. Expliquer le corps et son fonctionnement, c’est là le devoir du médecin. Sans ça, il ne peut pas y avoir de réappropriation du corps. Parfois, en consultation, pas toujours mais j’essaye de le faire, je propose à la patiente de mettre elle-même le speculum, je demande si elle veut voir le col de l’utérus, etc. »
énonce Elinore, dans une démarche bienveillante et militante. 

Aux méthodes patriarcales s’ajoutent le manque d’écoute, d’empathie et l’application rigoureuse de certaines idées qui ont la vie dure. Comme le frottis par exemple utilisé dans le cadre du dépistage du cancer du col. Pour Elinore, « il est conseillé mais pas obligatoire. Certains médecins se disent qu’il faut le faire tous les ans, c’est comme ça, pas autrement. Mais non… »

Aujourd’hui, il est préconisé dès l’âge de 25 ans. Pas avant. Comme de nombreuses femmes, Nina Faure l’a pourtant vécu bien avant cela : « J’ai eu le menu complet dès le début ! Je trouve que c’est une conception qui nous amène à penser que notre corps est tout le temps malade et que l’on ne peut pas détecter quand il y a quelque chose. C’est la base de la dépossession : nous donner peur de notre corps en pensant qu’il peut nous trahir en permanence. 

Alors tous les ans, on nous fait venir pour le check up. C’est pas un contrôle technique ! C’est impossible de s’éloigner de cette conception alors qu’on peut très bien sentir quand on ressent une gêne, on peut observer nos pertes, etc. Avec un speculum, j’ai pu observer mon col, constater mon cycle, découvrir une partie de moi, le visualiser dans l’espace. Avant, l’intérieur de mon vagin était totalement abstrait pour moi. Mais ça a vraiment du sens dans la réappropriation du corps. »

SE RÉAPPROPRIER NOS CORPS, NOS VULVES, NOS VAGINS

Il faut attendre septembre 2017 pour qu’un manuel de SVT publie enfin un schéma du clitoris. Dans tous les autres livres scolaires, il est le grand absent. Comme dans le livre du médecin et animateur TV, Michel Cymes, Quand ça va, quand ça va pas : le corps expliqué aux enfants (et aux parents) 

« Il a totalement oublié le clitoris parce que soi-disant on ne parle pas de ça aux enfants. La page suivante, il parle érection… Et puis de manière générale, on parle du pénis pour les garçons et du vagin pour les filles, alors que chez les filles, il y a le clitoris, la vulve, le vagin… ça change l’histoire ! »

Pour elle, l’éducation à la sexualité (non sexiste) doit être intégrée dans les programmes de SVT dont les ouvrages doivent proposer des schémas anatomiques exacts. Pour ne pas laisser penser que le sexe féminin est un point. Un trou. Un rien.

« Le langage est un moyen puissant de représentation. On dit que chez les garçons, le sexe est dehors et chez les filles, le sexe est dedans. Mais NON ! La vulve est dehors. Une partie du clitoris aussi. Souvent, on dit vagin à la place de vulve. Il faut appeler une vulve une vulve ! C’est une vraie libération d’utiliser les bons mots et en plus ça fait du bien à tout le monde ! », scande la réalisatrice.

Parce que l’histoire n’est pas écrite « par les personnes qui ont un vagin », il est nécessaire aujourd’hui de redéfinir les termes du débat. D’un autre point de vue. Celui des femmes. Pour des représentations plus justes. Mais aussi pour accéder à une relation plus égale entre les médecins et les patient-e-s. 

Par sa posture de sachant-e, le/la professionnel-le de la santé domine la personne qui s’en remet à lui/elle. Quand s’ajoute des critères de sexe, la parole des femmes est minimisée et celles-ci, dès le plus jeune âge, intègrent cela comme étant la norme. Douleurs et gênes dans le bas ventre, inconfort lors de l’examen, cycle menstruel invivable et handicapant au quotidien… ce seraient elles qui exagèrent, car « ce n’est rien ». Le même rien que le sexe féminin. 

« On n’arrête pas de se dire ‘je ne suis pas victime, je vais m’en remettre’, mais non ! Même principe qu’avec les blagues, les remarques sexistes, etc. L’enchainement des petites blagues fait que notre existence est affaiblie et on n’a même plus les moyens de répondre. C’est un continuum de violences. Jusqu’à la domination. »
souligne Nina Faure. 

Les solutions sont multiples. Il y en a « toute une palette ». Au niveau individuel, elle conseille « ce qui fait du bien, ce qui fait se sentir bien avec soi. » Partir du cabinet d’un-e médecin sexiste et malveillant-e, écrire à l’établissement de santé dans lequel la personne a été violentée, maltraitée, aller (essayer de) porter plainte au commissariat…

Elle croit particulièrement au collectif pour échanger d’abord des témoignages puis réfléchir ensemble à des ressources pour amener la société à évoluer vers un traitement digne et bienveillant des personnes dans le suivi médical.

« Il faut redéfinir ce qui se passe socialement et cela se fait grâce à toutes les actions militantes. La société sexiste est partout. Quand on veut s’en défendre, on s’y re-confronte tout de suite après. Se regrouper entre femmes est un puissant outil politique. Car ça permet de prendre conscience de notre condition, ça nous arme. Être entourée de femmes, pour moi, a été une étape nécessaire pour me former et me défendre intellectuellement. »

Difficile de légitimer sa parole quand on se sent seule, anormale. On craint les « tu exagères », les « mais non, ce n’est rien », les « ça va, y a plus grave, arrête un peu ». Les femmes prennent l’habitude de voir leurs paroles minimisées. Avec le temps, elles apprennent à vivre leurs souffrances et leurs difficultés en silence. 

Heureusement, grâce aux féminismes et aux nombreuses luttes des militantes (qui n’ont pas attendu le mouvement #MeToo et #BalanceTonPorc), les témoignages se multiplient pour ne plus subir de violences dont font grandement partie les violences gynécologiques et obstétricales.

Cependant, les résistances sont malheureusement très coriaces et la déconstruction a du mal à s’opérer. Si les militantes des années 70 revendiquaient déjà le droit à disposer de leurs corps, en prônant le recours à l’auto-examen comme moyen de se les réapproprier (documentaire Clito va biendu groupe Femmes de Quimper en 1979 – Lire notre article « Sortir de l’ombre le tabou du corps et de la sexualité », 12 octobre 2018, yeggmag.fr), elles sont encore minoritaires celles qui le pratiquent.

Ce soir-là, Nina Faure est venue avec son kit, montrant différents speculums et expliquant qu’avec quelques outils et accessoires, il est possible d’observer sa vulve, son vagin, son col de l’utérus. Apprendre à distinguer comment notre sexe est bâti. Apprendre à repérer les changements lors du cycle. Apprendre à concevoir son sexe, y compris la partie interne qu’on ne voit pas et dont on ne nous parle pas mais qui existe bel et bien.

ÉDUCATION ET FORMATION, DES ENJEUX MAJEURS

L’éducation a un rôle fondamental à jouer et pourtant, la loi de 2001 n’est toujours pas appliquée dans tous les établissements, censés dispenser des séances d’éducation aux sexualités et à la vie affective à plusieurs reprises dans l’année, que ce soit en élémentaire, au collège ou au lycée.

Pareil dans la formation des étudiant-e-s en médecine. Elinore le confirme :

« Pendant nos études de médecine, on n’est pas formé-e-s à la sexualité, aux particularités féminines. Seulement à l’angle reproductif en gynéco… »

Pourtant, la formation est indispensable pour combattre les normes sexistes qui régissent nos sociétés, tout comme les médecins devraient être formé-e-s à la transmission de l’information. On le voit avec « la norme de la contraception » définie « en fonction de l’âge », souligne la médecin du PF35 : 

« Quand une femme est jeune, on va forcément lui donner la pilule, sauf si elle demande autre chose. C’est au médecin de lui donner toutes les informations sur les différentes contraceptions mais aussi sur les effets indésirables de la pilule, que ce soit sur l’humeur, la libido, etc. 

À 30 ans, beaucoup de femmes ne veulent plus la pilule. Peut-être que le médecin qui lui a donné la pilule au départ n’a pas abordé la question du désir, etc. Ce n’est pas normal. Tout comme ça ne devrait pas être un problème d’obtenir un stérilet quand on est jeune… »

Elle regrette également que la question du consentement ne soit pas automatique. Au Planning Familial, « une affiche dans la salle d’attente dit qu’ici il n’y a pas d’examen non consenti et surtout, qu’il n’y a pas toujours d’examen. Ce n’est pas obligatoire. »

Les examens intrusifs, les positions pour les pratiquer, l’écoute lors de la consultation, l’information complète (afin d’être personnalisée), l’empathie… Il est maintenant essentiel que toutes ces thématiques soient posées sur la table et discutées.

La médecine moderne ne doit pas continuer de se développer au détriment des femmes comparées à des juments lors du 42econgrès national des gynécologues et obstétriciens, qui a eu lieu les 6 et 7 décembre 2018 et qui a alors diffusé une diapo contenant les propos suivants : 

« Les femmes c’est comme les juments, celles qui ont de grosses hanches ne sont pas les plus agréables à monter, mais c’est celles qui mettent bas le plus facilement. »

Heureusement, le président du syndicat, Israel Nisand a expliqué, en s’excusant, qu’il s’agissait d’une maladresse. On aurait peut-être pu y croire (en fait non) si les intitulés des master-class au programme n’étaient pas « Ces prétendues violences obstétricales : les enjeux juridiques » et « Comment se prémunir des plaintes pour attouchements sexuels ».

On se réjouit alors de la diffusion du documentaire de Nina Faure, Paye (pas) ton gynéco, de soirées comme celle organisée par le Planning Familial le 27 novembre affichant complet et d’actions militantes libérant la parole et permettant de petit à petit se construire, dans l’individuel comme dans le collectif. 

Pour que chacun-e se réapproprie son corps, sa vulve, son vagin, son clitoris, ses fesses, ses seins, ses hanches, etc.

Célian Ramis

Les suppliantes : l'appel à l'humanité

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ADEC, Rennes
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Le Théâtre du Tiroir fait du texte d'Eschyle, Les Suppliantes, un chantier citoyen, invitant sur les planches, des comédien-ne-s amateur-e-s français-es et étranger-es-s, demandeur-se-s d’asile, à prendre la parole. Celle, souvent, de leur propre histoire.
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Près de 2500 ans après son écriture, le texte d’Eschyle, poète de la Grèce antique, reste terriblement d’actualité. Mêlant menaces de mort, droit d’asile et liberté des femmes, la pièce Les Suppliantes est adaptée par le metteur en scène lavallois Jean-Luc Bansard, du Théâtre du Tiroir. Celui-ci en fait un chantier citoyen, invitant sur les planches, des comédien-ne-s amateur-e-s français-es et étranger-es-s, demandeur-se-s d’asile, à prendre la parole. Celle, souvent, de leur propre histoire. Le 23 novembre dernier, une quarantaine de personnes et une quinzaine de nationalités et de langues s’entremêlaient sur les planches de l’ADEC, à Rennes. 

« La mort plutôt que le viol ! » C’est le cri des Danaïdes. Cinquante femmes libyennes réfugiées dans le temple de Zeus, dans la cité d’Argos en Grèce, après avoir traversé la Méditerranée pour fuir leurs cousins les Egyptiades qui les pourchassent pour les épouser de force. Face au Prince, elles demandent asile tandis que leur père Danaos, part chercher de l’aide auprès du peuple.

« J’ai peur de l’ombre. Que la question des étrangers n’apporte pas le trouble ! », déclame le souverain, craignant une guerre causée par l’accueil de ces femmes. Elles qui tiennent le signe des suppliantes, dans ce lieu célébrant le dieu des demandeurs d’asile. Elles qui prouvent, par le récit du mythe d’Io, descendre des mêmes ancêtres. Elles qui devant les hommes s’affichent en guerrières, refusant la fatalité supposée de leur condition :

« Jamais nous n’accepterons de leur être soumises. Sois du côté de la Justice et décide ! »

Devant la détermination, le courage et l’appel à l’aide des Danaïdes, le Prince s’en remet à la démocratie : « Si la cité est en danger, c’est à la cité de trancher ! » À l’unanimité, les grecs se proclament en faveur de leur protection, décision qui déclenche la colère des Egyptiens, qui décident alors de rentrer en guerre. 

LA CRÉATION D’UN CHANTIER CITOYEN

« La fiction de Eschyle rejoint la réalité d’aujourd’hui », explique Jean-Luc Bansard, metteur en scène et créateur du Théâtre du Tiroir, à Laval, dans le documentaire Hospitalières et Suppliantes, diffusé sur France 3 Pays-de-la-Loire, le 12 novembre dernier (à revoir sur le site de la chaine).

C’est un passionné et un humaniste. Depuis 30 ans, il anime le Théâtre du Tiroir de sa curiosité pour les cultures du monde qu’il découvre au fil de ses nombreux voyages. Amoureux des littératures et des langues, le déclic opère lorsqu’il entend parler du texte d’Eschyle. Il l’intègre dans ses chantiers citoyens, conçus pour faire se rencontrer sur les plateaux de théâtre et dans les salles, le maximum de personnes d’origines et de cultures différentes.

« J’ai lancé un appel à toutes les femmes qui voulaient parler du sujet des mariages forcés. J’ai eu une douzaine de femmes. Ensuite, j’ai cherché des femmes réfugiées dans les centres d’alphabétisation, au 115, etc. Il y avait pas mal de difficultés car elles ne connaissaient pas toutes la culture et la langue française et le théâtre. Sont venues des femmes algériennes, albanaises, guinéennes… On a fait des duos : une femme française / une femme étrangère. Et à chaque fois, les françaises ont du apprendre au moins une phrase dans la langue de sa binôme. », s’enthousiasme-t-il.

Il peut parler des heures durant de ses rencontres et de ce qui l’anime dans le théâtre : « Le théâtre, c’est se tenir debout et dire quelque chose au monde. Et là, c’est formidable, un cordonnier d’Erythrée porte la parole d’Eschyle. Pour moi, c’est le meilleur résultat de ce spectacle. Un paysan de Guinée parle au monde entier à travers Eschyle. Une femme de ménage française qui travaille dans les écoles de Laval, elle dit une parole qui a 2500 ans. Que demande-t-on au théâtre, si ce n’est qu’il porte la parole des plus humbles d’entre nous ? » (extrait du documentaire de Pierre Guicheney). 

DES FEMMES LIBRES ET PUISSANTES

Sur scène, le chœur des femmes est beau et puissant. Combattives, elles implorent l’aide et le soutien d’une peuple frère et ami « contre le viol et l’esclavage ». Elles chantent, elles dansent, elles s’expriment. Dans une dizaine de langues différentes (auxquelles s’ajoutent également les langues des hommes, jouant les soldats). Et également dans une langue imaginaire, inventée par Olivier Messager, réunissant les sonorités du monde entier.

« Pour moi nous sommes combattives et guerrières. Et nous ne sommes pas des victimes. », souligne Florence, dans le documentaire, précisant : « Je me sens utile. Je n’ai jamais su comment militer réellement. Et là, c’est une forme de militantisme mais au travers de la culture. »

Pour Hélène, aussi comédienne dans la pièce : « Dès la première scène, j’ai vraiment l’impression qu’on est embarquées avec eux sur le bateau. Alors tous ne sont pas arrivés par la mer bien sûr. Et ça y est, l’aventure est là, on est ensemble. On va se battre pour ce droit d’asile, et en tant que femmes pour résister à la loi des hommes et ça devient presque vrai. » 

AU-DELÀ DU RÉCIT

Presque vrai. Voire vrai tout court. Walid a fui la Syrie avec Sana, sa femme, et leur fille. Parce qu’ils étaient menacés de mort « par les groupes terroristes, qui kidnappent et violent les femmes. » Mauri a « fui la mort » qui l’attendait en Côte d’Ivoire où il a été battu et torturé et a risqué sa vie en traversant la mer dans un bateau, entassé avec d’autres :

« Mon soucis, c’est d’obtenir des papiers français, sinon je ne peux rien faire. Et c’est très dur de ne rien faire de ta vie, tu tournes en rond alors que tu es dans un pays où tu te sens à l’aise. Je me bats pour le futur, pour mes enfants, pour ne pas qu’ils subissent les souffrances que j’ai connu. »

Jeannette s’est enfuie avant d’être excisée, quittant le Kenya la veille de son mariage forcé. Arrivée en Europe, on lui propose un mariage blanc en Belgique afin d’obtenir des papiers. Elle s’y oppose. Aujourd’hui, elle crie sa liberté sur les planches du théâtre :

« Ici, on s’entend comme si on était du même père. On ne calcule même pas la couleur de peau ici. Comme si c’était une seule personne qui nous a mis au monde. Parce que même si quelqu’un se met à déconner, on arrive à lui faire comprendre ‘ça c’est pas bien, c’est mieux comme ça’ et on accepte tout de suite, on comprend tout de suite. »

L’adaptation de cette pièce multilingue est une ode à l’humanisme et un rappel à tou-te-s que le droit à la dignité nous incombe à tou-te-s. Après la représentation, pas de débat mais une invitation en musique et en danse à venir se joindre à la joyeuse troupe à l’énergie débordante, insufflée par un metteur en scène engagé et amplifiée par les sourires de la quarantaine de comédien-ne-s qui font instantanément tomber les barrières et secouent les mentalités. Bouleversant.

Célian Ramis

Anna Uru et ses joyeuses turlutaines

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Université Rennes 2
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Venue exposée "Les Turlutaine" du 22 novembre 2018 au 22 janvier 2019 à la galerie de la Chambre Claire, située sur le campus de Rennes 2, l'illustratrice Anne Uru a démontré que frivolité rime avec réflexion et qualité.
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À travers l’affiche de Week-end à Rennes (8 – 11 novembre), réalisée pour l’Antipode MJC, ou à travers les 23 dessins regroupés dans l’exposition « Les Turlutaines », qui étaient à découvrir jusqu’au 22 janvier 2019 à la galerie de la Chambre Claire située à Rennes 2, l’illustratrice Anna Uru démontre que frivolité rime avec réflexion et qualité. 

C’était la fête du slip dans le bâtiment de la Présidence de l’université Rennes 2 entre le 22 novembre et le 22 janvier, du nom d’un tableau d’Anna Uru en hommage (dé)culotté à la marque Le Slip Français, signale la légende. Son univers fantaisiste aux grivoiseries couleurs pastel illumine et anime la galerie de la Chambre Claire, venant s’acoquiner avec le sérieux supposé du lieu.

L’exposition « Les Turlutaines » est réjouissante, les situations cocasses. Qu’il s’agisse des Tartineurs artistiques en train de se beurrer la biscotte, du Twist and shout dans lequel un homme et une femme créent un méli-mélo de corps nus en jouant au Twister ou de La Bonne Prise d’escalade en forme de verge, les dessins comportent, sous traits d’humour, une légèreté originale pour aborder des réflexions autour de l’amour, du couple et du cul. 

« Ce sont les trucs qui m’inspirent le plus donc j’ai vogué là-dessus. J’aime les trucs drôles et j’essaye là-dedans de diluer le côté cul. Ce que je représente, ce sont des extrapolations de moments intimes que j’ai pu vivre. Très extrapolés ! Je mets plein de choses qui font sens chez moi. J’ai du mal à expliquer mais je véhicule des symboles, j’inclus des messages dans des compositions qui touchent à un sujet avec un élément, un truc, frappant, impactant. », souligne l’illustratrice parisienne, de passage à Rennes pour l’inauguration de son exposition. 

LIBRE INTERPRÉTATION

Elle dessine ce qui lui passe par la tête. En rapport avec l’actualité, son vécu et celui de son entourage. Et cela prend toujours la forme de personnages solides et souples, libres, aux corps, à la sensualité et la sexualité assumés :

« Le point de vue au départ, c’était un message sur les relations hommes-femmes, sur les idées de comportement qu’on a dessus. Et de détourner les codes de représentation de ces relations intimes, plus sous la forme du jeu. Qu’elles soient joyeuses et rigolotes. Simples et drôles. Parce que c’est comme ça que je vois les choses. Et ça passe par des expériences personnelles parce que ça m’est arrivé d’être mal à l’aise, déstabilisée, dans certaines situations, alors qu’il n’y a pas à l’être. Pourquoi ça ne serait pas drôle ? Pourquoi en tant que femme on doit toujours subir, en quelque sorte, ou se cantonner à certaines choses ? » 

On aime prendre le temps d’observer de loin les tableaux, réalisés essentiellement sur Photoshop et Illustrator, puis se rapprocher pour apprécier la qualité de chaque détails et la beauté d’une esthétique un peu kitsch affinée au grain. Sans yeux, nez et bouche, les personnages et les situations sont pourtant particulièrement vivant-e-s et animé-e-s.

« Je trouve que c’est plus fort visuellement. Il y a déjà beaucoup de choses dans mes dessins. Et puis ça permet aux gens de se projeter, de s’identifier ou de mettre le visage de qui l’on veut à la place. »
souligne Anna Uru. 

Et ça fonctionne puisqu’à partir de ces mises en scène potaches et rigolotes, on se prend à réfléchir à leur interprétation, que l’on associe généralement à des situations qui résonnent avec nos propres vécus :

« Il y a un dessin où j’ai fait 3 œufs au plat sur les seins d’une femme. C’est parti d’une blague de merde parce que j’ai trois tétons. Certains y ont vu un manifeste pour la reconstruction mammaire. Je trouve ça trop bien ! L’aspect féministe n’est pas frontal mais y est, et est dans l’invitation à réfléchir davantage que juste ce que je dessine. Les gens foutent leur interprétation et c’est vraiment bien ! » On est d’accord, c’est vraiment bien.

Célian Ramis

Conquérantes, les Soroptimist militent à Rennes

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Le 27 novembre, les Soroptimist International invitent les Rennais-es à se souvenir que les femmes ont lutté pour le droit de vote, à travers la comédie Les conquérantes, au cinéma Gaumont de Rennes.
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Chaque année depuis 6 ans, l’Union Française du Soroptimist International organise l’Opération Nationale Cinéma Soroptimist, entre le 25 novembre et le 10 décembre, dans le cadre de la journée internationale pour l’élimination des violences faites aux femmes. 

La projection a lieu dans une centaine de villes : à Rennes, Les Conquérantes, réalisé par Petra Biondina Volpe, est diffusé le 27 novembre au cinéma Gaumont, à 19h30. Les fonds récoltés à l’occasion de cette soirée seront reversés à l’association rennaise Asfad, qui accueille et accompagne les femmes autour de 3 missions : la lutte contre les violences faites aux femmes, l’inclusion sociale et professionnelle et la parentalité. 

Créé en 1921 aux Etats-Unis par Susan Noël, le club services féminin Soroptimist International est aujourd’hui une ONG présente dans 123 pays, réunissant 76 000 femmes dans 3000 clubs locaux. Celui de Rennes a fêté cette année, en octobre, ses 60 ans et compte une vingtaine de membres, dignes héritières de la fondatrice et des pionnières.

L’ESPRIT SOROP’, DE GÉNÉRATION EN GÉNÉRATION

Elles aussi conquérantes, partagent les mêmes valeurs et œuvrent pour des actions concrètes à destination des filles et des femmes. La devise : « Défendre, Comprendre, Entreprendre ». Des missions fortes, selon Solenn Douard, présidente du club SI de Rennes depuis octobre 2017 :

« Dans « Comprendre », il y a l’écoute, la posture d’empathie, d’ouverture. On prend le temps de comprendre quelque soit le degré de souffrance, la différence. Ça nous engage à être dans une attitude humaniste. Après, « Défendre » et « Entreprendre », là, ce sont vraiment deux verbes d’action forts. Quand je les vois, je vois un peu Marianne. Défendre, ça symbolise l’engagement. Je vois le côté militant. On milite pour les causes auxquelles on croit. 

Entreprendre, c’est vraiment le verbe d’action où on se mobilise concrètement dans des actions pour lever des fonds soit dans des actions de soutien d’autres organisations (comme ici pour l’Asfad, ndlr), d’autres groupes de femmes ou dans de l’aide directe, avec le soutien scolaire aux filles ou l’aide aux femmes migrantes, en terme d’intégration, d’apprentissage, etc. Ça circule dans les réseaux, dès qu’une femme arrive dans une région et cherche un logement ou un emploi, il y a cette notion d’entraide au sein du réseau. »

L’esprit des « Sœurs pour le meilleur » s’articule autour de 5 thématiques : l’accès à l’éducation des filles et des femmes, l’autonomisation et le leadership des femmes, la lutte contre les violences à l’égard des femmes, la santé et la protection de l’environnement, et la défense de la paix dans le monde.

« Quand on regarde en détail les commandements, il y a la notion d’universalité, s’organiser pour quelque chose qui est plus puissant que nous, qui nous tire et qui est noble. Il y a la notion de justice et de discernement, être juste dans ces actions, dans l’organisation des clubs et faire preuve de discernement pour que l’esprit Sorop’ perdure. Ça ne doit pas être un lieu où viennent se jouer des enjeux d’ego, de rayonnement personnel, etc. Il y a aussi l’esprit d’union, de cohésion et de solidarité entre femmes. 

Derrière ces valeurs, il y a la notion d’accueillir toutes les sœurs et la notion de réseau, de s’inviter réciproquement, d’ouvrir la porte, de s’identifier les unes les autres et de se nourrir des unes des autres, par des moments inter-clubs, pour se nourrir de l’esprit Sorop’, un peu comme dans le sport. Se revivifier de l’énergie du collectif. »

Solenn Douard le dit : la violence à l’égard des femmes, l’accès à la santé, la protection de l’environnement… sont de l’ordre de l’inacceptable. Du non négociable.

« La planète est à ressources limitées et notre premier trésor, c’est notre corps. On ne négocie pas avec ça. Ensuite, la défense de la paix, c’est la dimension universelle, c’est une cause qui doit s’imposer à tous. »
précise-t-elle, consternée et concernée. 

LA DÉTERMINATION, LE COURAGE ET LA MOTIVATION, AVANT TOUT ! 

Nicole Tanvé a animé le club de Rennes en tant que présidente pendant 3 ans avant de passer le flambeau à Solenn Douard. Elle a effectué sa première réunion, grâce à une amie déjà membre, en novembre 2013. Une année importante pour celle qui a passé plusieurs années auparavant à se battre contre le cancer du sein.

« Je suis à la retraite depuis 8 ans maintenant. La maladie - un cancer du sein très agressif - m’a fait partir à la retraite plus tôt. J’ai pris le temps de me remettre puis en 2013 j’ai commencé avec les Roz’Eskell et en fin d’année avec les Soroptimist. J’ai connu la présidente dans le cadre du travail et j’ai bien accroché. », souligne Nicole. 

En mai 2014, elle est intronisée en tant que présidente : « On a fait beaucoup d’actions. C’est ce qui me plait ! À Rennes mais aussi dans les événements comme les remises de colliers par exemple, on rencontre plein de femmes et j’ai découvert plein de Soroptimist très dynamiques ! »

Avant, elle n’avait jamais participé à une ONG. Elle ne s’était pas non plus penchée sur la question de la place des femmes dans les sociétés. Cette costarmoricaine de 65 ans s’est construite depuis petite à la force du travail et de sa détermination. C’est en travaillant pendant les vacances lorsqu’elle est adolescente qu’elle rencontre son premier patron qui lui propose un poste dans une société de gestion immobilière.

« J’ai raté mon bac par correspondance d’un point. Comme punition, on m’a dit : « Vous allez commencer à la base et faire un diplôme professionnel. Je gravissais les échelons, considérée et estimée. », se souvient-elle. 

Au fil de son parcours, elle affirme son caractère. Naviguant entre la gestion de belles propriétés et la Bourse, elle affronte les obstacles et rebondit après chaque fermeture des locaux et sociétés dans lesquels elle travaille.

« J’en ai connu des journées noires dans le monde de la Bourse mais j’ai fait beaucoup de belles rencontres ! », souligne Nicole, encore éprise de tous les postes qu’elle a occupé, à Paris comme à Rennes où elle est venue avec ses deux enfants à la suite de la mutation de son mari. 

Quand la maladie survient, elle se bat à nouveau avec ses tripes et son sourire : « Je tenais des immeubles dans mon travail, je faisais des assemblées. La dernière était le matin du 23 juin. J’ai terminé mon dossier, rangeait mon bureau et je suis allée voir le chirurgien. J’ai été arrêtée, je suis entrée à l’hôpital le 29 juin, j’ai été opérée le 30. Je ne suis pas retournée au boulot. »

Le chemin va être long et éprouvant. Des opérations, il y en aura d’autres, tout comme les séances de chimio et de radiothérapie. « J’y allais toujours très colorée. Je suis comme ça. Et je suis partie du principe qu’il fallait garder mon sourire. La vie ne m’a pas épargnée, je sais ce que c’est la vie, il y a toujours des bons côtés. Dans ma vie, j’ai eu la chance de trouver des portes ouvertes. », signale-t-elle. 

Pimpante et enthousiaste, elle continue de s’épanouir auprès des dragon ladies des Roz’Eskell, pratiquant ensemble du dragon boat (l’association CAP OUEST a été créée en 2013 pour réunir les femmes atteintes ou ayant été atteintes du cancer du sein autour d’une pratique sportive bénéfique à leurs corps, ndlr). Et aussi auprès des Soroptimist, réfléchissant ainsi à la place des femmes et aux inégalités persistantes.

En regardant en arrière, elle déclare : « Dans le milieu professionnel dans lequel j’étais, il faut s’imposer. Les femmes n’ont pas forcément des postes comme j’ai eu. J’étais femme, j’ai toujours été femme, je tenais mon poste et je ne me posais pas la question. Il ne faut pas se laisser faire. Chacun-e a sa place et sa part à prendre. J’ai eu la chance de faire des rencontres dans ma vie qui m’ont toujours dit que j’étais capable. » 

Ainsi, elle rejoint un des points essentiels prônés par l’ONG : l’éducation des filles et le leadership des femmes. Avec son franc-parler, elle conclut, s’adressant en rigolant à toutes les générations de femmes :

« Ne vous laissez pas mener par le bout du nez ! Quand je vois l’augmentation des violences faites aux femmes, je me dis aussi que c’est important de faire du sport ! Moi, j’ai fait du karaté. Un jour, j’ai surpris un homme avec la main dans mon sac. Je lui ai fait une prise, je vous raconte pas ! » 

LE POUVOIR DES RÉSEAUX

C’est elle, lorsqu’elle était présidente, qui a introduit Esmeralda Guzman au club SI de Rennes. Son enthousiasme et sa force de caractère séduisent la réflexologue – relaxologue qui partage – avec Nicole comme d’autres membres - de nombreux points communs. Dans la vivacité de son tempérament notamment.

Elle apprécie particulièrement sa manière de « mener des actions et sa capacité à transmettre. Et l’expertise de la nouvelle présidente, Solenn Douard, une jeune femme d’entreprise qui nous a amenées à faire un travail de réflexion sur le sens de notre club et la manière dont nous pouvions le pérenniser. J’ai ressenti le besoin de créer des réseaux. Les clubs Soroptimist en France sont nombreux et il me semblait nécessaire de rencontrer d’autres associations rennaises œuvrant pour les femmes en difficulté. »

Amoureuse de la langue française depuis le lycée, effectué en Amazonie colombienne, elle s’installe à Bogota et obtient une licence en Sciences de l’éducation avec une spécialité langues étrangères (français et anglais) et un master en didactique du français. Elle décroche ensuite une bourse d’assistante en espagnol et s’envole pour la France, à Nantes, en 1986.

« J’ai suivi un master 1 en didactique du français comme langue étrangère à Rennes et un master 2 en didactique des langues et des cultures, à la Sorbonne. J’ai travaillé ensuite dans l’enseignement supérieur comme lectrice dans les départements d’espagnol et de langues étrangères appliquées à l’université Rennes 2 Haute-Bretagne. », souligne Esmeralda Guzman. 

Elle est aujourd’hui réflexologue – relaxologue et se passionne pour son travail. Et s’investit pleinement dans les activités et actions qu’elle entreprend en parallèle. Auprès de l’association qu’elle a créée l’an dernier, Selvaviva, en faveur de l’environnement en Amazonie colombienne, et de ses sœurs Sorop’ :

« J’ai trouvé un point commun : le développement durable en lien avec la femme. C’est pour avoir des valeurs et des actions communes que la jeune Selvaviva a obtenu des dons du club pour soutenir un projet pilote de reforestation mené en Amazonie colombienne. » 

Au quotidien, elle ose déployer ses réseaux pour partager et faire avancer deux causes dans lesquelles elle est particulièrement engagée, convaincue que « c’est notre responsabilité en tant que citoyens de commencer à changer le monde, nous en sommes tous responsables. Il faut s’investir dès son jeune âge dans des causes qui nous interpellent. »

Pour Esmeralda Guzman, le club SI de Rennes est un espace chaleureux et convivial dans lequel on peut concilier les énergies pour une convergence des luttes. L’écoute et la bienveillance sont les maitres mots de l’actuelle présidente qui, depuis son arrivée, crée une nouvelle dynamique au sein de la structure.

« Je reviens à nos deux moteurs, Nicole qui nous booste et Solenn, qui, sans bousculer personne, nous a encouragées à nous investir chacune à notre manière et selon nos possibilités. J’ai admiré son regard pour les ainées, qui sont le socle fondateur, et la confiance accordée aux nouvelles recrues dans cette période de « relève générationnelle ». Très vite, ces deux personnes ont réussi avec tact à allier convivialité, respect et dynamisme. », insiste-t-elle. 

CONVAINCUE PAR LE LEADERSHIP DES FEMMES POUR FAIRE AVANCER LA SOCIÉTÉ

Solenn Douard croit particulièrement au leadership des femmes. « Tous les thèmes me parlent et en tant que dirigeante, femme engagée, etc. je me dis que la question du leadership des femmes est quelque chose qui me parle vraiment. Là, je parle en mon nom. Dans les entreprises, et dans les organisations en général, il y a toujours cette polarité entre masculin et féminin. », souligne la présidente, abordant ici les caractéristiques que l’on attribue d’un côté aux hommes et d’un autre côté aux femmes : 

« Le masculin, c’est ce qui est lié à l’action, la prise de décision, etc. Utile, très utile, pour faire bouger les choses, défendre des causes, etc. Et l’autre pôle, le féminin, c’est celui de la sensibilité. Ce que je trouve très intéressant et que j’ai découvert dans le cadre de mes responsabilités, c’est la puissance du « et ». Et non pas du « ou ». C’est-à-dire de ne pas trop tirer du côté du masculin ou trop tirer du côté féminin. 

On a tous une disposition plus ou moins forte d’un côté ou d’un autre, ce qui n’est pas lié au sexe, des hommes ont une sensibilité très développée, des femmes ont un côté de direction très affirmé. On a tous en nous une dimension plus ou moins développée et ce dont je prends conscience, c’est la puissance du « et ». Il ne s’agit pas de vouloir chercher à effacer notre part un peu plus « masculine » qui nous permet d’avancer, de porter des projets, mais plutôt de voir ce que l’on peut rajouter en fait. »

La complémentarité et l’alliance des pôles dont elle parle sont pour Solenn la clé pour évoluer vers « quelque chose de puissant ».

« Les femmes peuvent ouvrir la voie en fait, pour montrer à quel point injecter de la sensibilité dans une organisation, ça donne quelque chose qui devient plus puissant. Je trouve qu’elles ont la puissance pour inviter les leaders en général à oser rajouter du « féminin » dans leur façon d’être. »

Et cela l’inspire dans sa manière d’appréhender le mouvement des Soroptimist. « En entreprise, très concrètement, quand on est vraiment leader, je ne crois plus aux modèles d’hier et d’aujourd’hui. Je trouve qu’aujourd’hui, c’est plus une organisation qui fait souffrir, qui abime. Et je n’ai plus envie de ça et je ne crois pas au modèle de l’entreprise classique. Qui entretien beaucoup trop l’égo, le pouvoir, on ne dit surtout pas nos peurs, on se cache et ça crée une souffrance terrible. 

Je milite, je suis très engagée dans les mouvements de libération de l’entreprise. Quand je découvre ce milieu-là, qui est très très dur, je me dis que nos enfants de demain ne fonctionnent plus du tout comme nous. Ils ont besoin de sens dans ce qu’ils font, beaucoup plus que nous. Ils sont capables de zapper très vite si cela n’a pas de sens pour eux. »

ASSURER LA RELÈVE, EN SE NOURRISSANT DES EXPÉRIENCES DES UNES ET DES AUTRES

Aujourd’hui, le club aspire à se pérenniser davantage en accueillant de nouveaux membres. Tout aussi dynamiques que les ainées du club, principalement à la retraite mais pas sans activité et surtout pas sans envie d’en découdre avec le patriarcat. Animées par les rencontres et les histoires de vie, les Soroptimist ont participé dans leurs carrières et vies personnelles à l’amélioration des conditions des femmes.

Et se mobilisent encore, à travers leur structure, pour que cette évolution se poursuive, dans les traces des fondatrices et de leurs sœurs. De l’esprit des anciennes, Solenn Douard est admirative et respectueuse :

« J’ai vraiment envie de rendre hommage aux pionnières des SI et du club de Rennes. Rendez-vous compte 60 ans en arrière ! On est en 1958. Ce sont des femmes qui étaient médecins, juristes, etc. Elles avaient déjà réussi à se battre pour avoir accès à des postes à responsabilités ou à des postes techniques. Je me souviens d’un qui avait témoigné, elle était responsable informatique. En 1960 !»

Se souvenir d’elles, de leurs parcours et de leurs combats, est essentiel pour elle comme pour les autres membres du club. « Elles ont connu ce que nous, on ne connaitra pas. Ou en tout cas différemment. Mais à leur époque, tous les obstacles, les portes fermées, le « pas le droit d’exister » ! Et elles, elles ont du se battre pour dire « si, j’existe, je suis là et tu vas faire avec ! Je veux leur rendre hommage. Surtout qu’au niveau de Rennes, on a la chance d’avoir encore quelques unes des pionnières ! Elles gardent une sacrée énergie !»

Ne pas oublier les luttes qui ont permis de conquérir quelques uns des droits qu’il nous faut conserver. Comme tel est le cas avec le film Les conquérantes, diffusé le 27 novembre au cinéma Gaumont, revenant sur un point fondamental pour lequel il a fallu ardemment batailler : le droit de vote. Puiser dans l’expérience des plus âgées pour comprendre le présent et bâtir ensemble le futur. 

Et à Rennes, la présidente le constate, il y a de la matière et des ressources :

« Elles ont mené des actions, elles étaient dynamiques, engagées et connues dans l’écosystème de Rennes. Ça a été un club dynamique, bien placé dans son environnement, porté par des femmes pionnières dans leurs différents métiers. »

Mais elle l’avoue, « le petit virage qui a été raté, c’est le renouvellement. » Elle fait le point : « L’enjeu aujourd’hui, c’est de s’appuyer sur tout ce qu’est le SI, son rayonnement international et toute la structuration mise en place, et de capitaliser sur ce que les pionnières ont su faire pour réécrire en cohérence avec les enjeux du territoire ce qui serait pertinent de faire à Rennes, au service des 5 thèmes. »

Milieu d’innovation, terreau fertile, espace de cultures… la capitale bretonne a tout, selon elle, pour que le club se développe, s’épanouisse et vienne nourrir des jeunes attirées par ce territoire et sensibles à des problématiques sociétales sur lesquelles elles sont prêtes à s’engager.

« C’est la notion d’alliance. Je pense qu’on peut concrètement leur proposer ça à travers la culture et les valeurs Sorop’. C’est déjà un endroit dans lequel on peut se retrouver, qui est convivial, vu comme un cocon, une bulle d’oxygène, où on peut avoir une épaule sur laquelle poser nos têtes par rapport aux problématiques de la vie active et du leadership et se nourrir de l’expérience des plus anciennes ou de la richesse des environnements complètement différents. Sans oublier la visée des actions et le sens que ça a derrière ! », conclut Solenn Douard. 

Des histoires différentes, des profils variés, des combats communs et une envie identique : celle de donner accès à toutes à l’éducation et les moyens de se réaliser pleinement, en tant que femmes mais aussi et surtout en tant qu’individu égal à un autre, dans un esprit de solidarité, de partage et de sororité, avec écoute, empathie et bienveillance.

Célian Ramis

Pupille, la nouvelle pépite de Jeanne Herry

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Jeanne Herry signe Pupille, une nouvelle œuvre impeccable, dans laquelle elle n’omet aucun détail et n’émet aucun jugement vis-à-vis de ses personnages.
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Quatre ans après son premier long-métrage Elle l’adore, Jeanne Herry signe une nouvelle œuvre impeccable, dans laquelle elle n’omet aucun détail et n’émet aucun jugement vis-à-vis de ses personnages. Pupille, sur les écrans le 5 décembre, était projetait en avant-première le 14 novembre dernier au cinéma Gaumont de Rennes, en présence de la réalisatrice, d’Olivia Côte et d’Elodie Bouchez. 

Alice apprend qu’elle aura bientôt un enfant. Après 10 ans de combat, son dossier a été choisi. Elle deviendra la mère adoptive de Théo, bébé accouché sous X. Dès sa naissance, les services de l’Aide sociale à l’enfance et le service adoption se mettent instantanément à l’œuvre pour recueillir les souhaits de la mère biologique, prendre en charge l’enfant placé momentanément dans le foyer d’un assistant familial et trouver une famille.

Ici, pas de personnage principal. Mais un ensemble d’individus essentiels au bon déroulement des opérations et à l’accompagnement de ce nouveau-né. Chaque geste doit être calibré au millimètre près, tout comme chaque note d’une partition doit être jouée avec précision. Et pour cela, la cheffe d’orchestre, Jeanne Herry, ne laisse rien au hasard.

L’idée lui vient de son entourage, une amie à elle ayant adopté : « Elle m’a passé un coup de fil pour m’annoncer qu’elle allait avoir un bébé. Ça a allumé 1000 questions en moi. J’ai réalisé que je ne m’étais pas intéressée à ce qu’elle avait vécu durant toutes ces années. L’accouchement sous X, les lois, le protocole qui encadre ces parcours du combattant… »

Elle va alors se documenter et rencontrer les travailleurs sociaux de Brest afin de constituer une matière réelle et réaliste, dans laquelle elle voit « des enjeux de fiction, le côté romanesque de la vie, de beaux personnages et une belle histoire. »

La réalisatrice se lance dans l’écriture d’un scénario tendu et complet, veillant à ne jamais tomber dans la caricature ou le jugement. « Je n’ai pas de raison de juger les personnages, de les critiquer. De la mère biologique à la recueillante, le but est de comprendre les enjeux, les missions, les objectifs, les désirs et les difficultés. C’est un échiquier riche a animé. Ce n’était pas du tout intéressant de mettre des personnages qui mettent des bâtons dans les roues… », souligne Jeanne Herry. 

Dès la première scène, on sait qu’Alice sera la mère de l’enfant. Le suspens n’est pas le propos. Ce qui l’anime, elle, c’est de travailler une autre tension. Celle qu’éprouve le bébé. Celle qu’éprouve la future mère. Par où va-t-on arriver à l’aboutissement de la procédure ? C’est la question qu’elle pose et qu’elle développe, en décidant de nous montrer un service dans lequel « ça se passe bien. »

Et la force de Jeanne Herry est de filmer les histoires dans l’histoire. Celles de chacun des personnages réunis autour d’un même but mais aussi pris par les aléas de leurs propres vies. Tou-te-s sont à un tournant de leur existence. Fatigue, départ à la retraite, déboires amoureux… le film prend sa dimension complexe dans les moindres détails qui ne sont jamais laissés au hasard.

« Il y a des champs de mines et des champs de fleurs chez les gens qui adoptent, tout comme chez les gens qui travaillent pour les services sociaux. », précise Jeanne Herry qui, au-delà de l’histoire initiale, s’attache à donner la parole y compris lorsque la personne n’en est pas encore dotée, comme tel est le cas pour le bébé. 

Parce que ce qu’elle aime par dessus tout, c’est écrire des scènes dialoguées, faire parler les gens dans une action de paroles et non de bavardages : « Les actions qu’ils engagent sont vitales dans la vie des gens, et ils le font avec leur subjectivité et leur capacité d’analyse et d’empathie. Même quand on travaille bien, dans un service qui fonctionne, comme il s’agit d’un collectif dans lequel chacun est un individu avec sa vie privée, etc., forcément il y a des tensions. Il faut faire les bons gestes au bon moment, il y a un besoin de solidité, de personnes prêtes, etc. Chacun va venir se régénérer à sa façon auprès du bébé. »

Elle le dit elle-même : dans un endroit dur, de l’accouchement sous X à l’adoption, il y a des endroits d’espoir. Pupille fait du bien. Au-delà de la bienveillance qui caractérise la relation qu’entretient la réalisatrice avec ses personnages, Jeanne Herry a aussi la particularité de saisir avec subtilité la finesse des non dits.

En filmant en gros plan les regards, la peau, les mains, les gestes… elle attire notre inconscient sur la solitude des femmes. « Je suis touchée par les femmes seules. J’aime les filmer dans la solitude. Il y a en effet toute une thématique sur les femmes seules qui sont aussi des femmes désirantes. Qui matent les garçons quand même ! Je les aime bien dans leur solitude. », explique-t-elle. 

Elle le fait avec légèreté et enthousiasme. Avec un œil affuté et sensible. Sans tomber dans le pathos ou le larmoyant. Elle recrée des instants de vie, sans intervenir dans le cours des événements. Et pourtant elle s’octroie quelques libertés qu’elle intègre pour signifier que ça peut et ça devrait être normal. C’est le cas pour le rôle de Gilles Lellouche, qui interprète l’assistant familial.

« Il y a beaucoup d’éducateurs mais très peu d’hommes en tant qu’assistants familiaux. Au début, on le voit avec des enfants plutôt ados. On ne l’attend effectivement pas avec un bébé. C’est lui qui va assurer le relai dans la phase d’adaptation. Il est aussi l’homme de l’intendance, de la logistique, etc. dans son foyer, sans être dégradé dans sa virilité au quotidien. », précise la réalisatrice. 

Nuancé, détaillé, complexe, intelligent, bienveillant, parfaitement ficelé, engagé, émouvant, documenté… On pourrait en trouver bien d’autres des termes ou adjectifs pour qualifier le film de Jeanne Herry, véritable pépite qui regroupe des actrices et acteurs à la hauteur de l’exigence du scénario et des messages (Elodie Bouchez, Olivia Côte, Gilles Lellouche, Sandrine Kiberlain, Miou-Miou, Stéfi Celma, Youssef Hajdi…).

Si on peut penser l’histoire angoissante et anxiogène, les 1h45 de projection nous prouvent le contraire. On respire, on admire, on éprouve une multitude de sentiments et on relâche la pression. C’est intense et on adore ça. Un cinéma réaliste, en retenue mais sans jugements, caricatures et stéréotypes.

Célian Ramis

"Passer son temps à expliquer ce qu'est le racisme, c'est pas possible. Il y a un coût émotionnel très fort !"

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« Identités plurielles » était le thème de la deuxième conférence organisée par l’université Rennes 2 dans le cadre du cycle « Les Mardis de l’égalité », au Tambour, le 13 novembre dernier.
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« Identités plurielles » était le thème de la deuxième conférence organisée par l’université Rennes 2 dans le cadre du cycle « Les Mardis de l’égalité ». Ainsi, une projection du film documentaire Ouvrir la voix, écrit et réalisé par Amandine Gay, suivi d’un débat avec Marie Dasylva, Aurélia Décordé Gonzalez et Christelle Gomis, ont été proposés au Tambour, le 13 novembre dernier. 

Elles sont 24 femmes noires vivant en France ou en Belgique à témoigner et à ajouter leur voix à celle de la réalisatrice Amandine gay, dont le visage n’apparaît pas à l’écran. Leurs parcours sont différents. Mais leurs vécus se croisent et se ressemblent, vivant des discriminations liées à leur sexe et leur genre et à leurs origines, réelles ou supposées, et les stéréotypes racistes qui perdurent dans une société qui refuse de traiter avec son passé colonialiste.

Dans le regard de la société, dans les discours, mais aussi et surtout dans les moqueries et commentaires péjoratifs, elles se découvrent Noires. Et cette prise de conscience, qui survient souvent dès la cour de récréation à l’école, se fait « tout au long de notre vie, même quand on essaye d’oublier. » Elles n’ont pas « le privilège de l’innocence de sa couleur de peau », que les Blanc-he-s ont. Elles le ressentent et l’expriment : « La femme noire ne peut jamais être la femme qu’elle a envie d’être. »

LA VIOLENCE DE LA NORME ÉTABLIE

Aurélia Décordé Gonzalez, fondatrice et présidente de l’association d’éducation populaire déCONSTRUIRE, basée à Rennes, avait 5 ans quand elle a pris conscience qu’elle était Noire.

« C’était à Nantes, j’étais dans une école privée et dans la classe on était que deux gamins noirs. J’avais pas de copains/copines, j’étais toute seule et on m’appelait la Noireaude. J’ai découvert récemment que c’était un dessin animé sur une vache qui se plaint tout le temps. Et ça, c’était le surnom le plus amical qu’on me donnait. Y en a eu d’autres plus trash. », explique-t-elle, interrogeant également l’absence de réactions de la part des adultes : 

« Personne n’a jamais réagi. Voilà pourquoi avec l’asso, je souhaite faire des interventions en milieu scolaire. Les adultes ne sont pas formés à ces questions et même avec de la bonne volonté, il y a toujours un angle mort. »

Christelle Gomis est doctorante en Histoire contemporaine à l’Institut Universitaire Européen de Florence. Et l’expérience d’Aurélia Décordé Gonzalez fait écho à son propre vécu. Elle fait son entrée en école élémentaire en allant directement en CE1 :

« Mon camarade à côté de moi m’a dit tout de suite : « Je ne prête pas ma colle aux noir-e-s. » Le harcèlement scolaire, on en parle beaucoup en ce moment, va falloir qu’on parle également du harcèlement scolaire des enfants noirs ! Mais ce qui m’a fait le plus mal, c’est que mon petit frère, qui a 15 ans de moins que moi, en maternelle, a été mis avec un autre petit garçon noir pour lire « Mamadou fait des bêtises », « Mamadou ne sait pas lire », etc. Alors qu’on ne les faisait pas lire aux autres enfants ! C’est ça qui me fait le plus mal. »

Pour Marie Dasylva, fondatrice de l’agence d’empowerment Nkaliworks, la découverte a été plus tardive. Avant d’être coach, elle a travaillé près de 15 ans dans le milieu de la mode et du management : « À chaque fois, j’étais la seule femme noire. J’étais un accident industriel. J’ai grandi à Paris, toujours dans un environnement hyper mixte. Au fur et à mesure que je grandissais dans ma carrière, je m’apercevais que c’était des milieux blancs. »

Elle fait part de deux anecdotes illustrant un racisme totalement décomplexé : « Une fois, une collègue m’a dit : « Mais Marie, tu parles vraiment bien français. T’as pas d’accent. On se demandait avec les collègues… » J’ai imaginé leur petite réunion pour parler de moi, sans moi. A ce moment-là, je me suis dit : je suis l’autre. Une fois aussi, je portais une afro et ma cheffe m’a dit : « es-tu sûre que c’est une coiffure pro ? » Sérieusement ? En gros, est-ce que les cheveux qui poussent sur ma tête son professionnels ?... Ce sont des violences que l’on retrouve dans le milieu professionnel. J’ai fait mon travail en ayant honte. »

LE RAPPEL À L’ORDRE QUOTIDIEN DE LA DIFFÉRENCE

Et comme c’est expliqué dans le film, les trois intervenantes soulignent que les micro-agressions sont quotidiennes. Rappelant ainsi, tous les jours, qu’elles sont différentes vis-à-vis de la norme fixée : la norme blanche. Les discriminations et les stéréotypes, « les concernées savent, elles les ont éprouvé-e-s dans la chair. »

Christelle Gomis, à propos de l’université, précise : « Les femmes noires disparaissent après le premier cycle. Si on regarde en médecine, en STAPS, etc. elles disparaissent. Plus le diplôme augmente, moins on trouve de femmes noires et enfants issus de milieux modestes. On suit une licence mais on en fait une deuxième : comprendre les injonctions que l’université française nous renvoie. Essayer de contrôler la perception qu’une autre personne peut avoir sur vous, c’est comme préparer un autre diplôme en parallèle. Et ça, ça ne commence pas à l’université. Le coût du stéréotype, c’est le prolongement de ce qui se passe en maternelle, puis en primaire, puis au collège, au lycée, etc. »

Cela rejoint le propos développé par plusieurs intervenantes dans le film : on n’attend pas des femmes noires qu’elles réussissent leurs études ou leurs carrières professionnelles. Elles doivent redoubler d’effort pour prouver qu’elles sont tout autant capables que les autres.

« Je n’ai jamais vu une prof d’histoire femme noire en France, dans les chercheuses. Je dois multiplier les diplômes, les qualités, les particularités pour y arriver. Il faut se rendre indispensable. La médiocrité n’est pas possible pour nous. », souligne Christelle qui insiste sur les conséquences de ce racisme d’État : 

« Il y a un coût en terme de santé, de mentalité, de dignité. On s’habitue à ne pas répondre. On tue nos ambitions chaque jour. C’est quotidien. Et même quand on oublie, ça revient. »

SE JUSTIFIER, L’INJONCTION À LA PÉDAGOGIE…

Il leur faut alors déployer des stratégies de survie. Un domaine que connaît bien Marie Dasylva, coach stratégiste qui a développé une agence d’empowerment à Paris. Elle met en lumière l’injonction à sans cesse justifier de sa place, de son comportement, de sa présence, etc.

« J’ai été contactée une fois par une étudiante qui souhaitait travailler sur le sujet des femmes noires, pour son sujet de recherches. Sa directrice lui a dit : « Mais es-tu bien objective ? » C’est une vraie dinguerie ! Un blanc peut travailler sur le racisme, la question des prvilèges, etc. alors que c’est pourtant lui qui a le plus à perdre ! L’étudiante a eu des difficultés à défendre son sujet et la directrice a attribué le sujet à une étudiante blanche pour qu’elle soit « objective ». Autre anecdote : dans un cours, un garçon dit une étudiante noire : « T’es là grâce aux quotas. » Elle répond qu’elle est là grâce à une prépa qu’elle a faite. Il lui répond : « Peut-être qu’ils ont des quotas dans les prépas. »  Elle s’est énervée. Et le fait qu’elle se soit énervée a fait que c’était elle le problème alors que c’est elle qui a été agressée ! Le racisme est sans cesse nié, pour se protéger. »

Pour Marie Dasylva, finie la justification permanente. Finie de répondre à l’injonction à la pédagogie : « Y a Netflix maintenant ! Je n’ai pas à justifier de mon humanité. Je propose des outils d’antipédagogie : c’est à l’autre de se poser des questions. Alors bien sûr, il faut faire des films comme celui d’Amandine Gay pour mettre en lumière les femmes noires. Moi, c’est la première fois que je vois des personnes qui me ressemblent et qui sont filmées avec dignité ! Après, y a aucun moyen que toutes les micro-agressions glissent sur nous. Le meilleur moyen pour moi d’adresser ces remarques, c’est de se mettre au centre. Par exemple, quand on me touchait les cheveux, je faisais la même chose. Je lance un malaise, certes, mais la gêne, elle change de camp ! Sinon, quand on se justifie, on prend soin du dominant, encore une fois. »

Elle parle de pédagogie exigeante. Auprès des personnes qui le méritent. Autrement dit, celles qui s’intéressent et se donnent les moyens de trouver des réponses à leurs questions d’une autre manière qu’en interrogeant simplement une personne concernée sans entendre réellement son propos. Simplement pour se donner bonne conscience.

« Quand on me pose des questions, je file ma liste d’antipédagogie avec un premier article. Je vois si la personne le lit et reviens vers moi pour en parler. À partir de là, je peux lui donner à lire un 2earticle et ainsi de suite. », précise Marie. 

Du côté de l’association rennaise déCONSTRUIRE, Aurélia parle de formation. Parce qu’il est « important d’être la partie du rétro qui manque. » Elle poursuit : « La prise de conscience ne se fait pas dans la joie et la bonne humeur. Personne n’a envie de remettre en question son statut, son privilège, etc. Le racisme nous impacte tous. Les personnes dominantes n’ont aucun intérêt à perdre leurs privilèges. Pour obtenir l’égalité, va falloir un pas en arrière pour que je puisse faire un pas en avant. »

« Penser le racisme systémique, c’est de l’ordre de l’implausible pour ceux qui ne sont pas dans cette question. Une invasion d’aliens est plus facile à envisager, je vous jure ! Passer son temps à expliquer ce qu’est le racisme, c’est pas possible. Il n’y a que 24h dans une journée ! Il y a un coût émotionnel très fort. », explique Christelle Gomis, rejointe par Marie Dasylva : 

« Quand on veut apprendre, on apprend. Quand j’ai voulu apprendre l’anglais, j’ai appris l’anglais. Et je n’ai pas eu besoin d’aller faire souffrir un anglais. »

RIRE : POUR DÉTENDRE QUI ?

Après 2h de projection et plus de 30 minutes de débat concernant les stéréotypes, les discriminations, les violences et les souffrances endurées à cause du racisme systémique quotidien, ce à quoi s’ajoute la problématique du sexisme, la dernière question semble improbable, et pourtant elle est la parfaite illustration de la non-écoute de ces paroles. En résumé : les intervenantes utilisent-elles « l’humour noir » dans leurs formations ?

Aurélia Décordé Gonzalez prend la parole :

« Les discriminations, c’est pas joyeux. C’est très violent. Alors, non, je ne fais pas de blague parce que c’est pas drôle et c’est hyper violent. Ça ne me fait pas rire de vivre la discrimination. »

Marie Dasylva poursuit : « Je suis plutôt d’accord avec Aurélia. Le racisme provoque de gros dégâts. Quand tu dis que tu utilises l’humour pour « détendre le discours », moi, je vois pas pourquoi il faut détendre le discours. C’est encore une fois pour privilégier le privilégié… Je trouve l’approche dangereuse, en passant par l’humour. Il y a des vies brisées à cause de ça. Pour moi, il faut regarder le problème en face. »

Et enfin, Christelle Gomis conclut : « L’humour ne sert pas à détendre. Souvent, sur un sujet grave, l’humour sert à dénoncer. Et il faut faire attention à qui le fait. Tout le monde ne vit pas de discrimination… »

 

  • Légende photo : de gauche à droite : Marie Dasylva, Claire Lesacher, Christelle Gomis et Aurélia Décordé Gonzalez.

 

Célian Ramis

Jarid Arraes : "la littérature est toujours politique !"

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À travers ses écrits et son discours, Jarid Arraes, de passage à Rennes le 18 octobre dernier, diffuse une bonne dose d’empowerment, nécessaire à la construction des jeunes filles, particulièrement lorsqu’elles sont racisées.
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Le 18 octobre, l’auteure afrobrésilienne Jarid Arraes, invitée par le collectif Brésil de Rennes, présentait, au café Klub, son livre Dandara et les esclaves libres, auto-édité en 2015 et trois ans plus tard publié en France aux éditions Anacaona. Dans la lignée de Conceiçào Evaristo, elle vient combler le vide historique par une fiction basée sur des éléments réels de la colonisation et l’esclavage et alimentée par des mythes afrobrésiliens. À travers ses écrits et son discours, elle diffuse une bonne dose d’empowerment, nécessaire à la construction des jeunes filles, particulièrement lorsqu’elles sont racisées. 

Le 20 novembre, au Brésil, se fête symboliquement le Jour de la Conscience Noire. En hommage à la mort de Zumbi, chef du quilombo de Palmarès, qui pendant 100 ans a résisté aux assauts répétés des Portugais. En signe de reconnaissance de la contribution des Afro-Brésiliens dans l’histoire brésilienne.

Tout comme les féministes françaises ont affirmé qu’il y avait encore plus inconnu que le soldat inconnu – sa femme – l’auteure Jarid Arraes, en 2014, a interrogé lectrices et lecteurs de la revue Forum sur celle qui pourrait être sa femme, Dandara.

« L’objectif était pour moi de dénoncer et de questionner le machisme et le racisme brésiliens, à cause duquel des héroïnes comme Dandara sont systématiquement oubliées de l’Histoire. »
explique-t-elle dès le début de la préface de Dandara et les esclaves libres

Tout comme Anacaona, à Haïti, comme Njinga, en Angola, Dandara est un symbole de résistance face à la colonisation et l’esclavage. Pourtant, elles ont toutes été oubliées de l’Histoire, avant d’être réhabilitées via la littérature.

PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION

« J’écris et je publie des livres depuis mes 19 ans. Mais en réalité, j’écris depuis toute petite. Mon père et mon grand-père sont des écrivains et poètes. Moi, j’ai tardé car j’avais du mal à trouver des références de femmes comme moi qui écrivaient et publiaient des livres. Je viens du Nord- Est du Brésil, d’une petite ville. Je lisais des livres majoritairement écrits par des hommes et par des blancs. Ainsi, je me disais que l’écriture n’était pas un lieu pour moi.

Puis, j’ai rencontré Conceiçào Evaristo. Je me suis dit alors que c’était triste d’avoir autant lu durant toute mon enfance et de la découvrir seulement à 19 ans. Et là, j’ai découvert d’autres femmes comme elle et je me suis dit que l’écriture pouvait être un lieu pour moi. Tout ça est venu en même temps que mon identité raciale. »

Jarid Arraes a désormais 27 ans et a certainement essuyé plus de refus que la plupart des auteurs blancs qu’elle a lu pendant sa jeunesse. C’est d’ailleurs un point qu’elle souligne fermement, établissant un parallèle avec son héroïne :

« Je voulais écrire sur Dandara car elle passe par les mêmes processus que nous, les femmes noires sur le marché littéraire brésilien. C’est le même processus d’effacement. Nous n’avons pas la même visibilité et les mêmes chances que les autres. Avec Dandara, c’est un processus de sauvetage historique accompagné du sauvetage de mon identité. Dandara, elle était cheffe d’un quilombo, le plus grand camp d’esclaves fugitifs du Brésil !

Quand je l’ai découverte, j’étais révoltée qu’elle ne soit pas présentée à l’école et dans les médias. J’ai alors demandé à mes lecteurs s’ils la connaissaient et j’ai eu des commentaires très agressifs et racistes. D’autres disaient que ce n’était qu’une légende. Ça a continué de me révolter et ça m’a rendu triste. Je me suis dit : si c’est une légende, alors quelqu’un doit écrire sa légende ! »

DANDARA, UNE LÉGENDE ? PEU IMPORTE…

Le côté légendaire n’est pas exclu de l’ouvrage, qui dans sa langue originale en assume pleinement la mesure. Le titre portugais étant As lendas de Dandara, soit Les légendes de Dandara

Tout comme le prône Conceiçào Evaristo, la fiction peut servir à combler les lacunes de l’Histoire, principalement parce que l’histoire Afrobrésilienne a été balayée de l’histoire nationale brésilienne.

S’il n’y a que peu de traces de Dandara, Jarid Arraes travaille tout de même avec une matière véritable, s’octroyant quelques libertés, choisissant des noms et des armes africain-e-s par exemple. Mais aussi des libertés quant à la naissance de son personnage qui aurait été créé par Iansà, faisant partie des Orixas,les divinités originaires d’Afrique représentant les forces de la nature. 

La jeune fille est façonnée dans l’objectif de devenir une leadeuse du grand quilombo de Palmarès qui à son apogée, abritait entre 20 000 et 30 000 personnes marginalisées (principalement, d’ancien-ne-s esclaves). Déterminée, courageuse, habile, stratège, intelligente et sensible.

L’histoire, qui se déroulerait dans les années 1680-1695, est forte et poétique. La symbolique est d’une puissance inouïe et on se laisse aisément transpercer par l’empowerment que l’auteure distille dans chaque chapitre, avec une oscillation poignante entre l’horreur de la traite des Noir-e-s et l’esclavage et la combattivité des survivant-e-s.

UN MARCHÉ ÉDITORIAL SEXISTE ET RACISTE

« J’étais persuadée du succès parce que l’histoire est importante. Pas que pour moi mais pour le collectif. J’ai essuyé beaucoup beaucoup de refus. Le livre a été très rejeté du marché éditorial : je n’ai pas le profil type de l’écrivain. 90% des livres sont écrits par des blancs. 70% par des hommes. Pas étonnant que j’ai des difficultés à publier ! Une maison d’édition m’a dit que je traitais trop de la question de la couleur. Alors qu’elle n’édite que des livres avec des personnages blancs ! », s’insurge Jarid Arraes qui ne se décourage pas pour autant. 

Elle fait un prêt et publie son ouvrage sur un papier bon marché. En moins de 6 mois, les stocks sont épuisés, sans avoir été proposés en librairie. La preuve pour elle que les lacunes historiques et identitaires ont besoin d’être remplies. Depuis, plusieurs maisons d’édition sont apparues pour publier l’histoire de Dandara.

L’écrivaine rigole : « Je suis rancunière, j’ai dit non ! Sauf à une, qui ne m’avait pas dit non. 12 000 copies ont été vendues en un an, ce qui est beaucoup dans ce milieu. Le livre est traduit en français (depuis 2018, par les éditions Anacaona) et va devenir une série pour une grosse chaine TV brésilienne. Dandara était peu connue et aujourd’hui, pas que grâce à moi mais quand même, on en parle beaucoup plus.

Avec la série, elle va atteindre une portée incroyable. Et c’est bien pour ça que je signe car je n’aime pas cette chaine… J’ai longuement négocié pour qu’ils n’abiment ou ne ruinent mon travail. En tout cas, il y a vraiment une nécessité des Noir-e-s du Brésil à se reconnaître et s’identifier dans des héro-ine-s Noir-e-s. Surtout les femmes. Le Brésil fonctionne en pyramide et les femmes Noires en sont à la base. »

Entre temps, elle a déménagé à Sao Paolo. Seule manière dit-elle pour faire aboutir son travail, puisque tout est centralisé dans le Sud Est du pays. « Mais beaucoup ne peuvent pas se déplacer. Leur travail reste alors inconnu. Moi, j’ai eu la chance de pouvoir le faire, d’obtenir un prêt de ma famille et de bien connaître et utiliser les réseaux sociaux. Je suis sûre de ce que je fais et c’est important pour ensuite pouvoir affronter les critiques qui peuvent décourager… », souligne-t-elle, mettant le doigt sur une autre problématique. 

L’HISTOIRE SE RÉPÈTE

Car si son premier livre connaît le succès, par sa seule détermination personnelle avant que les vautours ne viennent partager le butin, son nouveau livre peine encore. Parce qu’elle s’est lancée dans l’écriture d’une soixantaine de cordeis, poèmes typiques de sa région :

« Ce livre a affronté les mêmes problèmes… Pourquoi le marché éditorial est-il aussi fermé pour les femmes et pour les Noir-e-s ? » 

Surtout, qu’elle a aussi écrit Heroinas Negras Brasileiras em 15 cordeis(Héroïnes Noires Brésiliennes en 15 cordeis, non traduit en français). « La majeure partie des gens qui me suivent sont noirs. Pour le dernier, qui est plus orienté poésie et thèmes généraux, j’ai fait le lancement dans la même librairie et j’ai constaté que le public était beaucoup plus blanc. J’ai réfléchi à pourquoi… Les personnes Noir-e-s veulent-elles uniquement des livres sur des personnages noirs ? Pourquoi ne se sont-elles pas reconnues dans un livre de poésie, que l’on considère comme plus élitiste ? Moi aussi, avant, je me disais que ça ne me concernait pas.

En discutant avec des auteur-e-s Noir-e-s qui n’écrivent pas sur les mêmes choses que moi, je me suis aperçue qu’ils partageaient les mêmes inquiétudes. Les Blanc-he-s ne suivent pas parce que les auteur-e-s sont Noir-e-s. Les Noir-e-s ne suivent pas si la thématique n’est pas Noire. C’est très difficile d’être une écrivaine noire dans ces conditions. », commente Jarid.

Néanmoins, elle ne se détourne pas de son objectif : briser les frontières invisibles et les étiquettes normatives. La littérature Afrobrésilienne n’est pas une littérature de banlieue. Le marché éditorial est raciste et machiste et doit se décloisonner. Les préjugés doivent être cassés et l’Histoire ne doit pas prendre partie :

« L’histoire que je raconte avec Dandara est plus grande que celle du Brésil. Dans le monde entier, il y a eu de l’esclavage. Dans le monde entier, il y a eu des luttes contre l’esclavage. Cette lutte a besoin d’être racontée dans le monde entier. À l’école, on apprend que les Noir-e-s avaient un talent pour bien se faire à l’esclavage, alors que les autres non, c’est pour ça qu’ils ont refusé d’être esclaves. C’est complètement faux ! Mais moi, c’est ce que j’ai appris à l’école ! On dit qu’ils n’étaient pas nombreux les esclaves au moment de la signature pour leur libération : bah oui, ils n’avaient pas attendu, ils s’étaient libérés ! L’Histoire a été écrite par ceux qui l’ont gagnée… Ils ont écrit de leur point de vue.

Et il y a beaucoup de paresse pour faire des recherches sur l’histoire Afrobrésilienne, tout comme il y a une mauvaise volonté pour trouver des auteur-e-s Noir-e-s au Brésil. Conceiçào est considérée depuis peu comme faisant de la littérature… C’est un problème de mauvaise foi, de mauvaise volonté et de préjugés. La littérature est toujours politique, même quand on ne le sait pas. »

 

 

 

Célian Ramis

Au fil des mythes, briser le silence et libérer la parole

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Plongée mythologique dans le quotidien, avec le seule-en-scène Mythologies personnelles, présenté par Myriam Gautier, à découvrir le 8 novembre au Tambour, à l’université Rennes 2.
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Une plongée mythologique dans le quotidien, c’est ce que propose la comédienne Myriam Gautier qui démêle les fils des secrets de famille, dans son seule-en-scène Mythologies personnelles, à découvrir le 8 novembre au Tambour, à l’université Rennes 2.

« Ce matin, vous feuilletez votre Atlas. Et ça vous donne envie de partir, malheureusement, votre voiture qui n’est même plus cotée à l’argus est en panne et vous avez dû la laisser chez Midas. Vous prenez donc le train, votre voisin est hermétique. Vous regardez depuis la fenêtre défiler une forêt d’éoliennes, ce qui vous fait rapidement tomber dans les bras de Morphée. Vous avez arriver enfin à la gare Montparnasse, vous vous engouffrez dans un dédale de rues pour tomber sur l’hôtel bar du Terminus (…)», commence Myriam Gautier, avant de s’exclamer : 

« Ils ont bien réussi leur coup les dieux grecs ! » En effet, avec son préambule, elle met en exergue l’influence et l’impact de la mythologie grecque dans la langue française. Elle insiste : on ne connaît pas les dieux japonais, on ne connaît plus le dieux gaulois mais les dieux grecs, eux, traversent le temps avec leur galerie de « personnages, dragons, chimères, du sexe, de la violence et parfois même les deux en même temps. »

Ils sont une matière idéale pour y puiser des ressources infinies et établir, à partir de là, une saga familiale. Et la comédienne s’en donne à cœur joie dans ses recherches comme sur les planches, où elle mêle les récits mythologiques à des anecdotes frappantes sur chaque membre de sa famille qu’elle présente lors d’un repas, un dimanche midi.

REPAS DE FAMILLE CHEZ ARIANE

Il y a son père, autoritaire comme Zeus, sa mère, terrifiante quand elle se met en colère comme Héra, ainsi que ses oncles et ses tantes, semblables à Poséidon, Hadès, Hestia et Demeter. Mais on croise aussi la nymphe Écho, le chasseur Narcisse, le roi Midas ou encore le complexé Œdipe.

« Il n’y a pas beaucoup d’histoires dans la mythologie qui se terminent bien. Mais celle d’Ariane, si. », déclare Myriam Gautier dans Mythologies personnelles. Ici, elle incarne à elle seule tous les personnages, les mythes et leurs impacts. Et surtout, devient une Ariane des temps modernes. 

C’est sa préférée. Parce qu’elle « met fin à une malédiction » dans le récit et qu’elle n’hésite pas à ouvrir la boite de Pandorre et à tirer les fils des secrets familiaux dans cette nouvelle version. 

« Je l’incarne à la première personne et le fait de s’adresser directement au public permet de dire ce que le personnage n’a pas le droit de dire. », précise la comédienne qui redonne aux mythes leur dimension de récits fondateurs : « On a tou-te-s des histoires. Et dans le cas d’un trauma, surtout quand il arrive jeune, ça devient un récit fondateur. Et ça devient même un mythe personnel que l’on alimente. » 

L'INSTALLATION DES NON-DITS

Tromperies, inceste, addictions, abus… les humain-e-s ont de fortes accointances avec les dieux et déesses de l’Olympe. Comme pour les non-dits qui régissent de nombreuses sphères de la société, dont celle de la famille n’en est pas exempte.

« J’ai dû enlever beaucoup beaucoup de choses mais je me suis concentrée sur les dieux de l’Olympe et sur ce qui me parlait et nourrissait le propos de ‘Comment on s’habitue à alimenter un non dit’. Même ce qui n’est pas dit est transmis. Ça, c’est très bien raconté dans la mythologie : quand quelqu’un fait quelque chose de mal, ce sont les enfants qui sont punis. », se passionne Myriam qui restitue sur scène le croisement des parcours et l’impact de l’héritage dont Ariane refuse désormais de porter tout le poids. 

Tout s’imbrique donc autour de la parole, ou plutôt son absence, et ses conséquences. La malédiction de ne pas pouvoir parler, l’envie de mourir à cause d’un secret révélé… Elle met à plat chaque situation qui, mise en perspective de scène du quotidien, devient absurde. Mais ce qui en émane par dessus tout, c’est la violence et la cruauté qui cristallisent les non-dits.

Dans la famille d’Ariane, les masques tombent. Jusqu’à ce qu’elle révèle son secret personnel. Celui qui a commencé l’été de ses 7 ans, chez son oncle : « C’est midi, c’est l’heure de manger (…) Aujourd’hui, le sandwich, c’est moi. C’est l’été de mes 7 ans que j’ai commencé à me taire. C’est l’été de la descente aux enfers de chez mon oncle Hadès. »

BRISER LE TABOU

Pour Myriam Gautier, qui a pour la pièce relu les textes du psychanalyste Serge Tisseron autour des secrets de famille, l’inceste représente le secret des secrets : « Et pourtant, il est assez commun. C’est assez fou quand même ! Je voulais porter cette parole-là et le rapport à la double peine de la victime dont on fait une responsable. Parce qu’on établit qu’il faut se taire : c’est une fausse normalité. »

Ariane brise le tabou et, au passage, la malédiction. Parce qu’elle a survécu à l’événement et au silence, grâce à une phrase de son frangin : « C’est pas ta faute. » Pour Ariane, « c’était le seul mais c’était juste assez pour que je me laisse pas mourir de honte. Pour que j’ai envie de me sauver. »

Si Cassandre n’apparaît pas dans le spectacle, elle plane néanmoins au dessus des planches. Puisqu’elle est celle qui représente l’hystérie féminine. Comprendre alors : elle dit des vérités que personne ne veut entendre, on la fait donc passer pour folle. La libérer, c’est lui redonner une voix. À elle, comme à Echo, comme à Ariane. Comme à tou-te-s celles et ceux dont l’expérience et le ressenti ne sont pas pris au sérieux. Sont minimisés.

À travers sa quête labyrinthique, elle tire et démêle, avec force, courage et humour, les fils d’une histoire familiale et personnelle qui résonne dans le quotidien de chacun-e, jusqu’au sommet du mont Olympe. Et ça fait du bien. Ça libère et ça apaise.

Le spectacle sera suivi d’un débat sur les secrets de famille, la psychogénéalogie et la mythologie, avec Myriam Gautier, comédienne, Nadia Lepastourel, enseignante-chercheuse en psychologie sociale de la communication à Rennes 2 et Odile Tresch, enseignante-chercheuse en grec ancien à l’université de Nantes / spécialiste des rituels féminins et des mythes de l’origine de la Grèce antique / fondatrice du centre d’études en mythologie et ritologie appliquées. Un thérapeute en psychogénéalogie apportera également son éclairage sur les enjeux des secrets de famille, notamment en pratique clinique.

Célian Ramis

Décoloniser les arts : Déconstruire l'impact de l'imaginaire colonial

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L’ouvrage "Décolonisons les arts" est rythmé par la pluralité des styles et des voix. Chacun-e explore l’expression de la colonialité dans sa discipline, à partir de son point de vue, à l’endroit où se recoupent le professionnel et le personnel, le politique et l’intime.
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« Désamorcer l’exotisme, déjouer les clichés ethniques, sont d’autres principes que j’essaie d’éprouver dans mon travail d’autrice et de metteuse en scène. Tout en ayant conscience que mon regard n’est pas exempt d’imaginaire colonial. Que la décolonisation est un processus exigeant de désaliénation et déconstruction, intérieure autant qu’extérieure. Faire apparaître des personnages ou des corps racisés sur le papier ou sur la scène implique une prudence, une responsabilité, où l’on n’est jamais à l’abri des tergiversations et des erreurs. », écrit Marine Bachelot Nguyen, membre de Décoloniser les arts, présidente d’HF Bretagne et membre du collectif Lumières d’août, installé à Rennes. Ce texte, elle le signe dans l’ouvrage collectif Décolonisons les arts !,publié en septembre 2018 aux éditions L’Arche.  

« Nous nous engageons à combattre le racisme, car la décolonisation des arts participe à nos yeux à la décolonisation de la société française. Nous estimons que nos voix, nos narrations, nos histoires, nos formes d’expression et de représentation méritent d’être reconnues comme d’être soumises à la critique. Nous ne sommes pas dupes des tentatives de récupération. Nous revendiquons le droit de déranger, de bousculer, comme celui de faire des erreurs. » 

C’est ainsi que conclut Françoise Vergès, politologue et activiste féministe anti-impérialiste et antiraciste, dans le livre Décolonisons les arts ! rédigé sous sa direction ainsi que celle de Leïla Cukierman, ancienne directrice du théâtre d’Ivry-Antoine Vitez, et Gerty Dambury, auteure, metteure en scène et militante afro-fréministe. Un livre auquel ont participé 15 artistes, membres ou non du collectif d’artistes racisé-e-s mixte Décoloniser les arts !, initié à l’automne 2015. 

« L’asso est née dans les suites d’un débat houleux lors la soirée Premier acte (mars 2015) au Théâtre de la Colline. Sur la scène, il n’y avait que des personnes blanches. Le mouvement vient alors interroger la place des personnes racisées dans les programmations, les spectacles, les postes de direction, etc.», explique l’auteure et metteuse en scène rennaise Marine Bachelot Nguyen. 

Dans la foulée, le festival d’Avignon organise un débat autour de la thématique « Femmes artistes et non blanches », auquel elle participe au nom d’HF Bretagne :

« Il y avait beaucoup de femmes. J’ai découvert que l’on avait plein de points communs. On s’est revu-e-s quelques mois plus tard et on a lancé Décoloniser les arts ! qui réunit des artistes noir-e-s, arabes, maghrébin-e-s, asiatiques…Pour interroger le système raciste et la puissance des imaginaires coloniaux. Pour que la question des récits sur l’esclavagisme et la colonisation soit davantage présente dans le milieu de la culture et des arts. »

UN PROCESSUS EXIGEANT

L’ouvrage est rythmé par la pluralité des styles et des voix. Chacun-e explore l’expression de la colonialité dans sa discipline, à partir de son point de vue, à l’endroit où se recoupent le professionnel et le personnel, le politique et l’intime.

Pas question de pointer du doigt des coupables ni de déculpabiliser leurs descendant-e-s. Mais au travers de textes prenant tantôt la forme d’un manifeste, tantôt la forme d’une analyse socioculturelle, ou encore la forme d’un point de vue professionnel, les auteur-e-s soulignent des vécus et ressentis communs.

Tou-te-s sont invité-e-s à répondre aux trois points suivants :

1. Décrivez votre pratique artistique dans sa dimension décoloniale ;

2. Vous décrivez-vous comme racisé.e et pourquoi ? ;

3. Pour Frantz Fanon, le racisme fonctionne comme un jeu de légitimations et de délégitimations, qui constitue des formes d’exister, des façons d’être au monde, d’interagir avec autrui et avec l’environnement. Pensez-vous que la décolonisation des arts dans votre champ permettrait de dénationaliser, de désoccidentaliser la version française de l’universel ?.

Tou-te-s s’accordent à dire que le processus de décolonisation des arts est exigeant.

« C’est un travail historique, sociologique, passionnant. On n’aime pas trop le terme « diversité » qui sert à désigner ceux qui ne sont pas blancs. Sinon, c’est réaffirmer qu’il y a une norme. Décoloniser les arts pour moi est bien plus exigeant. Ça passe par la déconstruction, l’auto-analyse, tu réinterroges les assignations. »
souligne Marine Bachelot Nguyen. 

INTERROGER LES ASSIGNATIONS

À propos de l’assignation des personnes racisées à être des personnages secondaires, souvent de serveurs, dealers de drogue, fainéants, etc. Daïa Durimel, interprète lyrique, écrit dans le livre :

« Il existe aussi un racisme culturel établi : dans ma vie professionnelle, le public ou les intervenants me prennent rarement pour une des leurs : « Ah excusez-moi, je vous ai pris pour le femme de ménage. » (laquelle n’a même pas droit à un bonjour ou un regard bienveillant). J’entends parfois des propos aberrants de bêtise : « Tu ferais mieux de rentrer dans tes îles. », « Désolé, la voix est magnifique mais nous avons dépassé notre quota, il y a déjà un ténor noir dans la distribution. », « La Carment est noire, ça fait bizarre mais elle chante bien quand même ! ». » 

Carmen, Bérénice, Juliette et les autres sont blanches dans l’imaginaire collectif et les représenter autrement choque.

« Il y a aussi une autre difficulté, notamment dans le théâtre. Quand j’aborde la question de l’esclavagisme et de colonisation de mes pays d’origine, il y a le « Fais attention, tu n’es pas objective, il y a trop de proximité avec ton sujet. Par contre, un artiste blanc qui parle de racisme inspire toujours la prise de conscience. Ça bouge un peu mais… On évite toujours la question du racisme en France et de l’impact de l’imaginaire colonial.

Et d’un autre côté, je prends un exemple au hasard, une artiste indienne monte un premier spectacle dans lequel elle parle de ses origines. Elle veut pour son deuxième spectacle monter une pièce de Shakespeare. On lui dira alors qu’elle ferait mieux de rester sur l’histoire de ses origines, ça, c’est bien, hein… », précise Marine, dénonçant « un jeu perpétuel d’injonctions contradictoires qui te cantonnent, t’assignent à tes origines. » 

La réalisatrice Amandine Gay a signé l’an dernier Ouvrir la voix– qui sera projeté le 13 novembre prochain au Tambour, à Rennes (campus Villejean), dans le cadre des Mardis de l’égalité – un long-métrage qui donne la parole aux femmes noires. Elle expliquait alors les difficultés, en France, à produire un film dont le personnage principal serait une femme noire viticultrice lesbienne. Pas assez réaliste, lui a-t-on répondu.

Une telle personne n’existerait donc pas dans l’hexagone ? Elle mêle les voix, les visages, les expériences, les parcours, les orientations sexuelles, les réflexions autour du racisme et du féminisme pour faire apparaître la multiplicité des personnalités qui pourtant ont toutes dû se construire confrontées aux discriminations racistes, sexistes et LGBTIphobes. 

Dans Décolonisons les arts, Amandine Gay écrit alors : « L’intérêt de considérer la racisation comme un processus, c’est que cela permet aussi d’interroger la norme et le pouvoir, face auxquels nous sommes construits comme « Autres ». Je suis Noire à mes yeux (la catégorie « Noire » est certes une assignation raciale mais je choisis aussi de le revendiquer politiquement : je m’approprie le terme Noire, pour ne pas être définie de l’extérieur et en négatif, je m’autodétermine en définissant ma négritude), mais je suis aussi Noire dans les yeux des Blancs.

Dans le contexte français, mon assignation raciale a un sens particulier pour celles et ceux qui appartiennent à la norme et donc à l’histoire de la domination, de l’extermination et de l’asservissement de nombreuses minorités. Comment, dans ce contexte-ci, identifier et nommer mon expérience de vie qui est différente de celle d’une personne blanche, sans le concept de racisation ?

Et quand on me rétorque que le terme racisé risque de faire revenir le racisme biologique, je réponds qu’on se situe sur le plan pratique et politique, pas sur le plan moral ou théorique : ma vie, au quotidien, est déterminée par le fait que je suis identifiée comme Noire, c’est ma réalité, peu importe les idéaux universalistes, mon expérience est celle du traitement différencié et des discriminations. »

L’œuvre collective décrypte alors la nécessité « de se réapproprier les matériaux esthétiques dont disposent les racisé-e-s et de les confronter aux regards internationaux, en cherchant les structures soutenant la production et la diffusion en dehors des lieux dédiés du territoire français. », comme le signale Sandra Sainte Rose Fanchine, danseuse et chorégraphe, rejointe par Mohamed Guellati, comédien, auteur et metteur en scène : 

« Décoloniser les arts ce n’est pas chercher des coupables, descendants de colons. Il faut avoir le courage d’ajouter au roman national, des chapitres, nuancés, complexes, sombres mais pas seulement. L’apaisement et la cohésion s’appuient sur cette reconnaissance. Il nous faut des outils d’appropriation. Il nous faut autoriser ouvertement les récits de toutes les composantes de la société française, particulièrement des trente pour cent d’individus non blancs chez qui déjà depuis des décennies des formes artistiques vivifiantes. »

LA VOLONTÉ D’AVANCER

Décolonisons les arts !est un manuel que l’on ne range jamais vraiment. On le lit par morceaux ou bien d’une traite, et on y revient. Pour comprendre des choses que l’on n’avait pas saisi au moment de la lecture et que l’on peut, après des recherches, des lectures d’ouvrages et d’articles, de l’écoute de la parole des concerné-e-s, après être s’est rendu dans les cinémas, les théâtres, les salles de concerts, les librairies, les bibliothèques, les salles de danse, peut-être cerner davantage. 

Pour avancer individuellement, sans constamment mettre en avant nos efforts de Blanc-he-s qui pourtant refusons l’héritage douloureux d’un monde que l’on passe sous silence. Par confort de privilégié-e-s.

À la question initiale de Françoise Vergès, Leïla Cukierman et Gerty Dambury, la commissaire d’expositions et artiste cinéaste Pascale Obolo répond ainsi :

« Racisée ? Oui. Les artistes de la communauté noire (et j’assume cette expression) produisent dans un contexte socio-politique qui les invisibilise en raison de leur phénotype. La décolonisation des esprits en France s’est arrêtée en chemin et il y a aujourd’hui nécessité de procéder à une relecture de l’histoire coloniale. »

Un processus long, exigeant et impératif. Un processus rigoureux qui mérite une vigilance absolue pour ne pas tomber dans le côté « vitrine Benetton », comme le souligne Marine Bachelot Nguyen. Parce que le glissement s’effectue rapidement. Et symbolise principalement le manque d’intérêt et de compréhension de la problématique profonde, telle que Gerty Dambury la pose :

« Il convient maintenant de poser la question suivante : ces êtres, les Noirs ou les colonisés, et leurs descendants, qui ont été classés, essentialisés dans le rôle des subalternes, relégués au domaine du profane, le plus loin possible du corps sacré, peuvent-ils naturellement et sans réticences être admis à exercer leur imaginaire dans les divers temples qui manifestent le pouvoir et la domination de l’homme blanc ? »

Elle poursuit :

« Aujourd’hui, il nous appartient, sans l’ombre d’un doute, de faire la démonstration, sur les plateaux de télévision, de théâtre, de cinéma, de danse, dans les musées et partout ailleurs où l’art et la culture ont leur place, que nous sommes à même de « déracialiser » notre vision du monde dans lequel nous vivons, ensemble. »

Parce que « Les racisé-e-s sont pourtant chaque jour requis d’expliquer que le racisme et les discriminations existent. On leur demande de prouver à tout moment leur allégeance à un discours abstrait sur les droits – abstrait car il ne prend pas en compte les différences de classe et de genre, héritées d’une histoire patriarcale, misogyne et coloniale -, alors que leur droit à l’égalité est régulièrement dénié. », Françoise Vergès attire l’attention sur un point capital et primordial : l’éducation. 

« Elle (la décolonisation des arts) exige un énorme effort, car il faut désapprendre pour apprendre, il faut développer une forme de curiosité qui demande toujours, comment, qui, pourquoi et pour qui. Or l’éducation nous apprend à ne pas être curieuse/curieux mais à nous déconnecter de notre monde et du monde. (…) Qui ne se souvient pas d’avoir été prié-e, enfant, de cesser de poser des questions car elles « fatiguent » les adultes. C’est encore plus prononcé pour les enfants racisés. »

À la demande, voire à l’obligation, imposée aux artistes (et plus largement aux individu-e-s) racisé-e-s de « pacifier » leurs discours, de « ne rien montre de sa colère, ou accepter d’être sali.e », dans le but d’être écouté-e-s, Leïla Cukierman répond :

« Les résistances passent par les capacités créatrices. Grâce à elles, des soulèvements reconfigurent les possibles. Libération des oppressions et dépassement des traumatismes se saisissent ensemble. (…) Le besoin vital de se projeter et d’advenir passe par la nécessité de se composer un nouvel imaginaire. »

« Les dominants le craignent : QUE LES DOMINÉS S’EMPARENT DU TRAVAIL D’ÉLABORATION SYMBOLIQUE parce que de toute façon les opprimés se révoltent, se lèvent, s’inventent. »

Célian Ramis

Les chatouilles ou l'urgence de la parole face aux violences sexuelles

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Cinéma Gaumont, Rennes
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Ce n’est pas une chatouille que dispensent Andréa Bescond et Eric Métayer dans ce premier long-métrage commun mais plutôt une immense claque dans la gueule à côté de laquelle il ne faudrait pas passer par peur d’être bouleversé-e.
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Ce n’est pas une chatouille que dispensent Andréa Bescond et Eric Métayer dans ce premier long-métrage commun mais plutôt une immense claque dans la gueule à côté de laquelle il ne faudrait pas passer par peur d’être bouleversé-e. Le 17 octobre, le duo était à Rennes pour présenter Les chatouilles, en avant-première au cinéma Gaumont. 

Odette a 8 ans. Passionnée de danse, elle rêve de devenir danseuse étoile. Quand Gilbert Miguié, meilleur ami de ses parents Mado et Fabrice Le Nadant, insiste pour jouer à la poupée avec elle, Odette obéit. Abusée et violée à plusieurs reprises, elle va évoluer à travers ce passé de violences et de domination, ses souvenirs traumatisants et ces conséquences.

Odette, c’est Andréa Bescond. À l’écran mais pas seulement. En 2012, la danseuse écrit son histoire dans Les chatouilles ou la danse de la colère, un seule-en-scène mis en scène par Eric Métayer. Sur les planches, il n’y a qu’elle, une chaise – symbolisant la psy – et tous les personnages qu’elle incarne. C’est un succès.

« Le film est une adaptation. On voulait raconter cette histoire avec des outils différents. La société est très en retard quant aux violences sexuelles sur les enfants, et sur les violences sexuelles en général. On tenait donc à garder la clarté du propos. »
explique la réalisatrice.

Elle livre et partage une partie de son intimité : « Mon parcours est plus complexe que celui d’Odette mais le propos est le même. Dans ma vie, je ne comprenais pas pourquoi j’allais mal. J’en ai parlé, j’ai porté plainte et après le procès, j’étais toujours aussi mal. Et puis, j’ai rencontré Eric, on est tombés amoureux, et je me suis vue différente dans son regard. Et pourtant, je n’arrivais pas à chasser les pulsions de violence que j’avais en moi. Il m’a alors incitée à écrire. Je me suis aperçue que je n’étais pas la seule à être comme ça. J’avais, malheureusement, beaucoup de frères et de sœurs de parcours. »

UNE HISTOIRE COMPLEXE AVEC UNE MISE EN SCÈNE ORIGINALE

C’est après avoir tourné le spectacle qu’elle décide d’entamer une thérapie « parce que pendant longtemps j’ai continué de cacher que cela m’appartenait en réalité ». À la différence d’Odette qui une fois jeune adulte va dévoiler son secret, encore jamais dit jusqu’ici à son entourage, à une psy, dépassée au départ par la complexité et la difficulté du passé de sa patiente.

« En fait, on a voulu mettre la psy dans la position du spectateur. À un moment, d’ailleurs, Odette lui demande si ça va, à la fin d’une séance. Pour placer la psy dans le même regard que le public. Dans les faits, je pense que peu de thérapeutes sont formés à recevoir ce type de victimes. Il n’y a pas beaucoup de formation sur les violences sexuelles. Le film traite aussi des maladresses que l’on peut avoir dans ces cas-là. Même avec de la bienveillance, on commet des maladresses, ce n’est pas encore suffisant. », précise Eric Métayer, qui co-réalise le long-métrage. 

Le sujet de l’accompagnement face au traumatisme de la violence subie et de la solitude extrême que cela impose est traité avec puissance et force. Mais ce qui l’est encore davantage, c’est la manière dont le duo va le transposer à l’écran, mêlant flash back, souvenirs fantasmés et moments présents. Sans oublier les passages de danse, où Andréa Bescond illustre ou complète les propos par des mouvements de krump et de hip hop.

La mémoire du corps, mise en parallèle de la mémoire de l’esprit. Deux entités qui avancent ensemble et pourtant ne disent ou ne traduisent pas la même chose. Jusqu’au sursaut fracassant de l’instinct de survie qui réveille l’envie de vivre et de se battre. Le film nous coupe le souffle et nous entraine dans les méandres d’une violence inouïe, délaissée par l’adulte qui se détache brusquement de son enfance, au point de s’enfoncer dans le déni et de perdre pied.

MANIPULATION, EMPRISE ET LIBÉRATION DE LA PAROLE

« L’idée est de parler du sujet sans rentrer dans des images sordides de viols, on ne voulait pas basculer dans le côté voyeuriste. Ce qui nous intéressait, c’était de montrer toute la manipulation de l’adulte et son emprise sur l’enfant. Et puis, les violences, on a tendance à l’oublier, mais elles sont souvent intra familiales. On met alors en exergue la complicité passive. Car en général, on commence à parler que quand il y a un cas avéré. », souligne Andréa, rejointe par Eric : 

« Au procès, c’est l’ouverture de la parole de tout le monde. On parle à ce moment-là, comme dans le film, la sœur de Gilbert qui vient témoigner de ce qu’il lui a fait subir étant enfant. Et on entend également la parole du pédophile, c’est important pour ensuite rentrer en soin. »

Rentrer en soin. Pour la victime qui nécessite une reconstruction, comme pour le coupable, atteint d’une pathologie. Le film soulève des aspects complexes des parcours et des personnalités, de la jeune Odette au pédophile en passant par les parents ou les ami-e-s, sans jamais excuser ou justifier le comportement de l’agresseur.

Au contraire, Les chatouillestient à livrer un message clair et précis : l’enfant n’est pas responsable de ce qu’on lui fait subir. Et insiste sur l’importance de la parole. Pour ne plus reproduire les erreurs qui se nichent dans les silences et se transmettent de génération en génération. Pour mettre fin au débat incessant et insupportable autour du consentement d’un enfant. 

« Avec le personnage de la mère, que joue Karin Viard, ça peut justement évoquer cette génération qui ne disait rien. On leur disait que ce n’était pas grave, on ne les écoutait pas, y avait pas à en parler… Avant, on ne parlait pas des psychotraumatismes qui découlaient des violences sexuelles sur un enfant. Aujourd’hui, nous sommes des milliers à témoigner des violences et des conséquences. Être mal sans savoir pourquoi, tomber dans des addictions, être borderline, rejeter l’amour, rejeter l’autre, etc. On ne peut plus le nier. On doit s’y confronter, concrètement. », souligne Andréa. 

LA CULPABILITÉ, POUR MASQUER LA RESPONSABILITÉ

La thérapie apparaît comme essentielle pour elle. Pour survivre. Pour se battre. Pour atteindre la résilience. Parce que le propos réside là également et s’exprime en permanence dans l’histoire d’Odette qui utilise la danse comme refuge, comme moyen d’expression :

« Quand on est mutique, anesthésié-e par les événements, ça sert à exprimer une colère qu’on ne peut pas verbaliser. Et puis, c’est aussi un moyen de se réapproprier un corps souillé. Malgré les viols, Odette avance.»

Odette avance dans la confrontation à son passé et dans la construction de son identité. Et au fil de toutes les étapes qu’elle franchit, elle pose inconsciemment la question de la responsabilité. Elle affronte et dépasse la culpabilité dans laquelle l’avait enfermée tant la violence des événements que l’agresseur et toutes les personnes qui préfèrent fermer les yeux. Et les oreilles.

Le scénario est ficelé de manière à faire comprendre concrètement l’emprise exercée à l’encontre de la jeune fille, qui fait garder le secret si longtemps. Sans lourdeur, les scènes s’enchainent, délivrant une violence latente et inouïe. Sans jouer sur le trash, sans insister sur le bien et le mal, simplement en créant un équilibre entre la suffocation du spectateur face à tout cela et la fantaisie de l’enfance, son pouvoir d’imagination et l’humour qui en découle.

« Pourquoi quelqu’un garde le secret ? Parce qu’il est culpabilisé. L’agresseur, au procès, dit qu’elle était consentante. Qu’elle aimait ça. Que si elle n’aimait pas ça, elle aurait du le dire, il aurait arrêté. Alors qu’on le voit bien la culpabiliser au moment où elle arrive à dire « non ». Mais avant, elle ne dit pas « oui ». Elle est une enfant, elle obéit à l’adulte. Parce que l’adulte sait, et que l’enfant suit. C’est justement le fond du mot « enfant » qui veut dire « celui qui ne parle pas ». Il ne parle pas, il écoute, il obéit. On vient d’une société post 70 avec la liberté sexuelle. On ne peut pas nier le positif de cette époque mais pour l’enfant, c’est compliqué, comme on le voit avec la polémique sur la sexualité des enfants et l’âge du consentement. C’est du cas par cas. Odette, elle enlève sa culotte parce qu’elle obéit à l’adulte. Si elle devient mutique, c’est parce que c’est trop violent. La responsabilité revient à l’adulte agresseur et à l’adulte aveugle. L’enfant est juste celui qui va souffrir. », décortique la réalisatrice. 

PARLER, ÉCOUTER, PRENDRE EN COMPTE

Eric Métayer enchaine sur l’importance et la complexité de l’écoute et de l’accompagnement : « C’est complexe, même quand la victime a besoin de parler. Déjà, elle a besoin d’une pulsion forte pour aller voir la police. Il suffit de tomber sur le mauvais flic, le flic qui n’a pas le temps, etc. pour que la fenêtre se ferme. Et là, ce sera fini à vie, plus jamais elle ne reviendra. »

Le film affirme la nécessité de prendre le temps d’écouter. Que ce soit l’enfant ou l’adulte, victimes de violences. Apprendre à être patient-e, laisser le temps, prendre en considération la parole. Et surtout déverrouiller les ressentis et les vécus. Pour Andréa Bescond, c’est là que se niche le premier pas vers la reconstruction :

« Quand on verrouille, on devient comme la mère d’Odette qui considère qu’il faut être dure parce que la vie est dure. On en parle pas, on subit. Quand on déverrouille et qu’on lâche prise, c’est là qu’on commence à aller mieux. »

Le message est fort, le film est riche et puissant. Subtil et clair, il nous impacte fortement. Parce qu’il nous confronte à la violence du monde extérieur, que tout le monde sait mais que beaucoup cautionne de par la culpabilité qu’ils infligent aux victimes, les obligeant à rester mutiques dans leur mal-être. Seul-e-s dans l’insupportable alors que beaucoup d’autres vivent ou ont vécu la même chose.

SE CONFRONTER À LA RÉALITÉ POUR LA TRANSFORMER

Andréa Bescond et Eric Métayer livrent un témoignage poignant qui brise le mur de l’individualité pour tendre vers une problématique largement sociétale qui doit être posée sur la table et décortiquée pour être déconstruite. Pour ne plus protéger les agresseurs.

« C’est important de porter la parole. Les pédophiles sont souvent récidivistes… »,souligne Eric. Et c’est bien là le déclic qu’aura Andréa :

« J’ai su qu’il devenait grand-père de deux petites filles. Et c’est un violeur de petites filles. »

Dans une société où on remet sans cesse en cause la parole des victimes, surtout quand celles-ci sont des enfants ou des femmes (et d’autant plus quand elles sont lesbiennes, trans, bies, racisées, pauvres, etc.), il y a urgence à se confronter aux témoignages pour apprendre à les écouter, pour briser des schémas qui ne sont que trop ancrés dans le quotidien et pour ne plus se sentir seul-e-s.

Le film Les chatouilles participe à une libération de la parole et de l’écoute mais surtout démontre l’incroyable pouvoir de résilience qui habite les personnes concernées qui vont se battre pour passer d’objets à sujets de leurs vies. Le bouleversement provoqué par cette pépite brute du 7eart est primordiale et indispensable. 

 

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