Célian Ramis

Dans les coulisses d'une création (2)

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Suite de la création Lou(ps) de la compagnie Erébé Kouliballets - Après plusieurs répétitions du quatuor amateur, nous vous emmenons dans les coulisses du duo professionnel qui était en résidence du 18 au 22 mars à la MJC de Pacé.
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Dans le numéro de février – YEGG#77, la rédaction consacrait son Focus aux coulisses de la création de Lou(ps),la nouvelle pièce chorégraphique de la compagnie Erébé Kouliballets, inspirée du conte du XIVe siècle Le petit chaperon rouge. Après plusieurs répétitions du quatuor amateur, nous vous emmenons dans les coulisses du duo professionnel qui était en résidence du 18 au 22 mars à la MJC de Pacé. 

Le vendredi après-midi, Morgane Rey, fondatrice et chorégraphe de la compagnie Erébé Kouliballets et Cécile Collin, danseuse professionnelle, dévoilaient au public la première version de leur duo qui s’insère dans la création globale Lou(ps),composée d’un solo de la narratrice, d’un duo et d’un quatuor.

Au départ, Cécile Collin devait interpréter le petit chaperon rouge et Morgane Rey, la forêt, la grand-mère et le loup. Finalement, la chorégraphe n’incarnera « que » les deux derniers. Lors de notre venue, le duo nous présente donc l’enchainement complet, non définitif :

« Je rentre dedans seulement depuis hier. Donc en fait je découvre… », souligne Morgane Rey, nous expliquant également qu’elles nous dévoilaient le dispositif tel qu’il sera montré à Pacé le 7 juin prochain et qui se différencie de la version présentée à Mordelles le 10 mai. 

« À Pacé, ce sera une déambulation extérieure et on viendra à l’intérieur pour le duo, alors qu’à Mordelles, tout sera dans la continuité. Mais là, dans la version de Pacé, quand le public entre dans la salle, Cécile est déjà en scène et répète quatre mantras qu’elle fait en plus grand dans son solo. », explique Morgane, avant de commencer. 

Elles dansent dans un cercle, formé au sol à la craie et délimité au niveau des points cardinaux par leurs chaussures. Elles alternent partitions synchronisées, solis et moments à deux. Tandis que Cécile danse, Morgane sort du cercle, passe derrière les rideaux, traverse le fond de la scène – à l’endroit où seront situés les musiciens – revient. Elle prend ses marques. Cécile jette un coup d’œil de temps en temps pour les parties synchronisées.

La thématique est la même que celle du quatuor et pourtant, la différence est frappante. Non pas dans la manière d’exécuter les mouvements – puisqu’on a montré dans le dossier que chacune dansait différemment, faisant la force également de la proposition – mais principalement dans ce qui s’en dégage.

On note une gestuelle très importante du côté de Cécile Collin passant d’une main posée sur le front, à une main sur le pubis, puis sur la cuisse, le genou, l’épaule et pour terminer, les fesses. Et l’enchainement se répète lentement. Comme si il était question d’un temps pour soi. Pour la découverte, l’exploration de son propre corps, amenant ainsi à une connaissance personnelle et intime, destinée à renforcer la personnalité de notre petit chaperon rouge.

« On est dans l’état, le sentiment, l’abstraction. Dans l’essence. Il est question des racines africaines, de la filiation, de transmission. On travaille aussi sur la relation dominé-e / dominant-e. Au début, quand je la place, je suis le loup, c’est très net. Le loup ouvre le bal, essaye de prendre l’espace mais n’y arrive pas. La grand-mère est dans la transmission mais elle se fait bouffer elle aussi par le petit chaperon. », explique Morgane qui souligne également une différence importante avec la version du quatuor : 

« Le quatuor raconte l’histoire du petit chaperon rouge alors qu’ici, ce sont des visites. Le loup et la grand-mère sont déjà morts, elle, elle est vivante et elle revisite ses morts. »

Pour préparer ce duo, les deux danseuses ont travaillé séparément en faisant des points étapes par moment au cours desquels Cécile Collin montrait à Morgane Rey l’avancée de son solo. Habituées à collaborer – Cécile Collin signe ici sa 4eparticipation à des créations de la compagnie Erébé Kouliballets – elles ont ressenti le besoin de « se reconnecter, de rentrer dans la matière et de retrouver de la confiance. »

« Parce que c’est quand même de l’intime, de l’âme. Et puis c’est très carnivore un chorégraphe. Ça bouffe du danseur quand même ! C’est chronophage et ça bouffe de l’humain. Comme le petit chaperon qui bouffe le loup et sa grand-mère. », rigole Morgane dont la réflexion est très sérieuse.

De son côté, la danseuse a donc élaboré sa chorégraphie autour des matériaux fournis par la chorégraphe, qui ne change pas ici son process et nourrit sa réflexion et celle de ses collaboratrices à partir de planches de dessin et de documentations variées :

« On s’est vues avec Morgane, elle m’a raconté sa version, sa réflexion, m’a donné des documents à lire, des vidéos de danse à regarder. Des vidéos qui souvent n’ont rien à voir avec Le petit chaperon rouge mais en fait ça, ça m’aide à m’imprégner de l’esprit de la pièce. Les discussions et les dessins m’aident beaucoup. C’est concret. »

Cécile poursuit, expliquant son petit chaperon rouge à elle, différent de celui interprété par Juliette Guillevin dans le quatuor, sans être moins intéressant et complet : « En fait, je suis partie d’une phrase qui dit que c’est la première racaille de l’histoire. Et ouais, c’est vrai, c’est ça. Et là, je dois donc faire une petite fille qui se construit tout en étant une adulte qui le raconte. Je me réimprègne en fait de l’état de petite fille, qui prend la confiance et y va ! Je revis ça comme dans un souvenir. »

Là se trouve le point commun entre les deux partitions. À chaque fois, on assiste au développement de la petite fille vers la femme. Un développement qui passe toujours par la confrontation au monde extérieur, la transmission de son aînée et le voyage intérieur pour en arriver à une découverte de soi.

Cette fois, le rapport à la sexualité et à la sensualité est moins prégnant. Car enrobé par des tensions plurielles, résultant d’une réflexion commune entre les deux professionnelles. « Il y a un viol normalement. On s’est demandées : est-ce qu’on part sur le viol et l’après ? Et en fait, on n’est pas restées là-dessus. On voulait vraiment plus parler du passage de l’enfant, enfin l’ado à la femme. », précise Cécile qui sans le vouloir lance une interrogation jusque là non pensée précisément : commence-t-elle enfant ou ado ?

Elle et Morgane réfléchissent, dialoguent, donnent des arguments et s’orientent de par le ressenti qu’elles en ont, principalement Cécile qui l’incarne à différentes étapes de sa « mue ». Sans réponse spécifique définissant un âge au personnage initial, elles concluent : « C’est juvénile ! ».

Des éléments qui peuvent aider la danseuse à parfaire sa partition. Non pas tellement d’un point de vue technique comme elle le souligne mais plutôt dans les intentions qu’elle donne à chaque mouvement. « Et puis savoir où tu es Morgane, bordel ! », faisant référence aux nombreux déplacements entrepris par Morgane lors de leur filage.

« En fait, c’est elle qui domine, t’as vu ça ?! », plaisante Morgane qui doit encore, lors d’une prochaine étape de travail, intégrer son solo à cette première matière déjà conséquente. « Faut joindre les deux bouts ! », lance-t-elle, fatiguée – parce qu’en plus des multiples répétitions avec la quatuor, le duo et le solo, elle donne des cours de danse au Triangle, à la maison de quartier Ste Thérèse, anime des stages de danse, effectue des résidences sur d’autres créations, gère le rétro-planning et l’organisation des dernières festivités préparatoires… - mais amusée, comme toujours, l’œil pétillant. 

 

LES DATES : 

  • Grande répétition le 1ermai 

  • La générale le 3 mai

  • La première le 10 mai à Mordelles

  • Déambulation extérieure et duo en intérieur le 7 juin à Pacé 

  • Représentation du solo de Cécile (le duo se décline également en solo) le 14 juin au métro Triangle (Rennes)

 

Célian Ramis

Création : Que tu es puissante mon enfant !

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Si les contes véhiculent bon nombre de clichés sexistes, la compagnie de danse afrocontemporaine Erébé Kouliballets propose une autre version du Petit chaperon rouge. Entrez dans les coulisses d'une création écoféministe.
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En octobre 2018, Morgane Rey, chorégraphe et fondatrice de la compagnie Erébé Kouliballets – créée intentionnellement le 8 mars 1988 – nous proposait de suivre sa nouvelle création de danse afrocontemporaine autour du conte du Petit chaperon rouge.

Magnifique invitation que nous nous sommes empressé-e-s d’accepter car non seulement elle nous a embarqué de l’autre côté du miroir en nous donnant accès aux répétitions mais aussi aux réflexions, à la construction d’un spectacle résolument féministe, à l’apprentissage d’un langage et d’une partition ainsi qu’à des moments forts essentiels à la naissance d’une complicité artistique et d’un collectif qui ensuite se dévoilent sur scène sans qu’on n’en connaisse les ressorts.

Bienvenue dans les rouages d’une mécanique joyeusement bien huilée.

Âmes sensibles, s’abstenir ! Parce qu’ici les oiseaux ne chantonnent pas gaiment sur l’épaule d’une enfant candide. Parce qu’ici personne d’autre qu’eux-mêmes ne viendra sauver les personnages des dangers de la vie. Parce qu’ici, il est question de sang, de sexe, de violences, de féminin et de masculin, de dépassement de soi et de transmission. Parce qu’ici la compagnie Erébé Kouliballets flanque les frères Grimm, Charles Perrault et leur morale patriarcale au tapis, reprenant le conte originel issu de la tradition orale du XIVe siècle. Rassurez-vous, nul besoin de vous asseoir ou de vous accrocher à vos sièges, il suffit simplement de connecter corps et esprits à cette création féministico-rock’n’roll pour que libération et émancipation s’opèrent. 

Le 25 octobre, dans la salle Escapade de l’espace Le Goffic à Pacé, Morgane Rey, Delphine Chilard, Juliette Guillevin et Pauline Gérard sont allongées, ventres contre le sol, visages relevés les uns en direction des autres. Elles n’ont pas encore l’entièreté de la trame mais sont d’accord sur l’esprit général : que tout le monde sorte gagnant-e, grâce au respect et à l’écoute. Si cela paraît clair, les propos ne nous sont pourtant pas tout à fait compréhensibles ou plutôt accessibles.

« Le petit chaperon rouge, direction. La forêt, lien terre ciel. La grand-mère, ancrage. Le loup, le poids. Les quatre personnages forment une entité. On n’a pas la même force quand on est tout seul que quand on est quatre. Imaginez donc votre force seule qui s’additionne à celle des autres. L’énergie du conflit devient positive. Alors si je récapitule, on a petit chaperon – grand-mère – loup, petit chaperon – forêt – loup,… Les triangles donnent l’espace scénique ! Parfait. On va reprendre la trame de chaque solo. C’est chouette de commencer ce travail, je suis contente ! », enchaîne Morgane Rey, chorégraphe de la compagnie de danse afrocontemporaine, Erébé Kouliballets.

On comprend les mots, perçoit l’idée mais le message reste brouillé à certains niveaux. Tandis que les danseuses s’échauffent, on feuillette leurs carnets de bord, outil incontournable dans la pratique de la professionnelle. Il y a des textes, des poèmes, des collages, des couleurs, des mots, des illustrations dont celles réalisées par Gustave Doré sur le Petit chaperon rouge, des formes, des matières… et même des exercices et des annotations.

« Dans ce poème, je veux que tu tires ton intention de ça. Lis ce mot et tu te le répètes en boucle. Toi, tu te nourris en regardant ça et de ce dessin, tu tires un mot qui t’amène à une dynamique. » 

PREMIERS PAS

Chacune se concentre, déambule, tâtonne, effectue son mouvement en boucle jusqu’à saisir l’esprit de son personnage avant d’interpréter les solos en duo : « Allez on fait un duo petit chaperon – grand-mère. Dans ce duo, le petit chaperon doit dominer la grand-mère, on inversera après. »

Juliette, troublée, abandonne la peau du petit chaperon un instant : « Faut que je sois méchante ? » Ce à quoi Morgane lui rétorque :

« Dominer ne veut pas dire méchante. Mais tu dois avoir un impact sur elle. Là on cherche, c’est la première séance. Te bile pas. »

C’est un ping-pong verbal et chorégraphique qui se dévoile sous nos yeux ébahis et légèrement perdus. Les discussions sont essentielles dans l’exploration profonde de l’histoire et ses interprétations, le ressenti face à un vieux conte que l’on cherche ici à transposer dans sa complexité et dans la modernité et l’énergie corporelle que l’on veut donner à l’intention initiale.

Morgane observe, enregistre dans sa mémoire, interromps l’échange chorégraphique, invite les danseuses à creuser davantage dans le mouvement, dans la connexion au corps, dans la puissance du squelette. Toujours en partant d’un mot, d’une idée, d’un sentiment :

« Ok on refait. Le petit chaperon, tu me rajoutes du cross fit. La grand-mère en version prada. Et le loup, plus fort qu’une libellule. »

Si les trois danseuses se connaissent des cours qu’elles suivent ensemble au Triangle avec la chorégraphe, les séances de travail créent une connexion spécifique, une complicité se tisse au fil des idées et des éclats de rire, qui sont nombreux dans cette ambiance sérieuse et décontractée, caractéristiques propres à la pétillante Morgane Rey. La répétition se termine par une danse de réjouissance du Mali et des exercices collectifs de relaxation à partir d’éléments naturels. 

LA CONSTRUCTION DES FILLES, FIL CONDUCTEUR DE LA COMPAGNIE

Le 25 octobre donc, à l’espace Le Goffic de Pacé, la création amateure Loups– qui vient graviter autour de la pièce professionnelle Lou, écrite par Morgane Rey et interprétée par elle-même et Cécile Colin (partie que nous aborderons dans d’autres articles) - vient de se concrétiser.

Encore un peu hésitante, bancale dans le déroulé de l’histoire, elle va au fur et à mesure rassembler les pièces du puzzle, se développer, s’affirmer, prendre en confiance et en maturité. À l’instar de leur petit chaperon rouge à elles.

« C’est une histoire d’initiation. La forêt dans plusieurs pays d’Afrique est considérée comme un lieu d’initiation. Je trouvais important d’avoir cette entité qui n’est contre personne. Et puis on se demande aussi ce que va devenir ce petit chaperon. Pour nous, c’est une guerrière. Aidée de la sororité, elle va mettre une tannée au loup mais ce n’est pas dans une vision du bien contre le mal, c’est plus complexe. », souligne Morgane qui fait germer le projet depuis plus d’une année à travers des recherches, des croquis, de la documentation, etc.

C’est sa méthode de travail à elle qui envisage toujours des pièces autour de la construction et du développement des filles et des femmes. Des pièces à jouer en intérieur comme en extérieur, un point auquel elle tient particulièrement, défendant fermement la place des femmes dans l’espace public et notamment l’importance de la danse en rue qui donne à montrer des corps en mouvement, des corps dynamiques, des corps actifs. 

Si elle s’est tardivement définie féministe, elle a pourtant souvent dans sa carrière envoyé valdinguer les cadres et les normes. À ses débuts, dans son adaptation de Cendrillon, le prince est homo, le père effacé et la mère maltraitante. L’an dernier, son spectacle Femmes souriant à l’invisible – à (re)découvrir le 8 mars prochain le midi au parc du Thabor et l’après-midi au Blosne – explorait la figure de la sorcière contemporaine dans son origine première, soit son lien aux savoirs et aux connaissances de la Nature, sa puissance créatrice et son pouvoir de guérison.

Pas étonnant donc qu’ici elle fasse une croix sur les moralistes Perrault et Grimm pour revenir à l’essence même du conte et lui redonner une fraicheur écoféministe. Exit le côté cul-cul la praline et romanesque, la compagnie Erébé Kouliballets ajoute sa touche. Une touche bien plus réaliste et humaniste, qui ne mâche pas ses mots et ses propos mais bel et bien le loup et la grand-mère. 

FÉMININ/MASCULIN, DOMINÉE/DOMINANT ?

« Quand je préparais le Petit chaperon rouge, j’ai fait un cercle de paroles au centre social du Blosne. Ça y allait ! C’était super, les nanas, avec leur tricot, qui se lâchaient, elles ont sorti des trucs, j’en revenais pas. Ça a beaucoup parlé du masculin et du féminin. J’adore ça. Qu’est-ce qu’un mec ? Qu’est-ce qu’une nana ? Comment je traduis ça avec mon corps ? Perso, je suis passionnée par le corps, c’est un espace qui me sert autant à moi qu’au collectif et dont je peux me servir pour travailler encore longtemps.»

Pour chaque mouvement, chercher d’où vient la puissance dans le corps, dans l’abstraction du squelette. Pouvoir puiser autant dans son énergie féminine que dans son énergie masculine. Dans ses cours comme dans sa pratique, elle travaille sur ces points-là, tout en cherchant à provoquer la discussion, le débat.

Autour de la signification pour les unes et les autres de la domination, de la soumission. Et propose de considérer ces concepts et sentiments différemment, par le biais de l’élément positif, celui de l’apprentissage et de la transmission.

« On peut imaginer le côté dominé sans le côté négatif. Le dominant a la maitrise. Le dominé peut être dans l’acceptation. C’est dur, hein, d’accepter ? Enlevez de votre tête l’idée d’oppression. On peut accepter la domination comme état transitoire. Quand on apprend quelque chose par exemple, on l’apprend de quelqu’un qui possède le savoir. Moi, j’ai été éduquée par des maitres en danse. À ce moment-là, on accepte la domination et on ne parle pas de soumission ou d’oppression. J’ai passé plusieurs mois avec les femmes maliennes sur la question de la domination et elles disent que nous les occidentales, on n’est pas honnêtes à ce sujet, en prétendant ne jamais être dominées. Il y a toujours des endroits où on est dominé-e-s. Moi, je suis dominée par la danse, il me faut ma piquouze toutes les semaines. », s’anime Morgane qui pourrait continuer des heures durant, alternant discours théorisé et concrétisation corporelle, le corps étant alors traversé par le souvenir de l’expérience et l’émotion.

Les systèmes de croyances dans lesquels chacun-e est éduqué-e influe nécessairement sur nos personnalités. Dans ces pièces, la compagnie Erébé Kouliballets interroge le passage au cours duquel la jeune fille va se construire femme et les éléments auxquels elle va s’allier et se confronter pour y parvenir et en ressortir plus mature et plus forte. 

Dénuer son personnage de morale patriarcale apparaît ainsi comme fondamental pour entrevoir les capacités et les rouages de ce développement mais aussi pour voir éclore de manière limpide les entraves de la société actuelle à l’émancipation des jeunes femmes. 

SE RÉAPPROPRIER LES CONTES : QUEL INTÉRÊT ?

De cette libération, tout le monde en profite. Le petit chaperon rouge, le loup et la grand-mère. « Les contes ont une raison d’être, ils font partis de notre patrimoine mais je pense que c’est important de se les réapproprier. Quand on raconte Le Petit chaperon rougeaux enfants, c’est pour leur faire peur. Il faut transformer cette peur. En tant qu’institutrice, je me pose la question parce qu’il y a des trucs qui me gênent : ce côté tout noir ou tout blanc, ce côté bon contre méchant. Ce n’est pas assez nuancé. Et très sexiste ! Je m’amuse à leur raconter de manière différente, en parlant du chaperon vert par exemple. Dans la pièce, ici, de la vision grand méchant loup et petit chaperon naïf, on passe à un conte initiatique. De la petite fille à la femme, avec un côté cannibale, comme un rite de passage. », commente Delphine Chilard, 38 ans.

Dans Loups, elle est la grand-mère. Une femme âgée et forte « qui peut dire ‘attention’, ‘j’en connais un paquet’ pour protéger sa petite fille mais qui va finalement lâcher en se disant que le petit chaperon n’agit pas forcément comme elle l’aurait fait mais qui accepte que les choses se passent différemment. »

Un personnage caractérisé par la transmission de son savoir et l’acceptation de la jeune génération à laquelle elle n’appartient plus. « Qui laisse la place et qui accepte la transformation », précise la danseuse.

Pour Pauline Gérard, qui à 24 ans enfile le costume du loup, ce dont il faut se méfier, c’est la manière dont on se transmet le conte. Comme une fable moralisatrice ou comme une simple histoire ?

« Ce n’est pas le même impact imaginaire. Personnellement, je n’ai pas trop été nourrie aux contes, ce ne sont pas mes repères, je ne peux donc pas dire s’il y a des conséquences. Mais en travaillant sur la création, je me suis replongée dans le conte et ça m’a bien confirmé le côté cliché dont je me souvenais avec le grand méchant loup et le petit chaperon rouge mis en garde du danger. », souligne-t-elle.

Pas facile dans ce contexte d’aller puiser à l’intérieur de soi pour faire vivre cet animal terrifiant : « Je tâtonne encore mais je commence à le percevoir ce loup, de notre version qui n’a pas de méchant. Tout est fait pour arriver à l’acceptation. Ce loup, il est un obstacle pour le petit chaperon mais pour lui-même aussi. Peut-être surtout pour lui-même. » Tout le monde doit apprendre de ses erreurs.

Que l’on soit rigide, en proie à ses pulsions ou naïve. Loups propose de mêler les expériences pour s’enrichir et s’épanouir dans une personnalité complexe, complète et affirmée. Liant sagesse, animalité, nature et désirs de faire ces expériences. 

« Tout le monde va apprendre de tout le monde. On n’a pas encore le dénouement(au moment de l’interview, réalisée en amont du dossier, ndlr) mais on ne veut pas du côté moralisateur et binaire. On ne veut pas non plus dire comme Perrault : ‘petite fille ne sois pas trop naïve sinon ce sera ta faute’… », explique Juliette Guillevin qui se dit très proche de son personnage du petit chaperon rouge :

« Je me retrouve dans son côté un petit peu naïf, dans le côté ‘tout est beau, tout le monde est cool’, j’ai tendance à voir le positif dans les choses et dans les gens. Et j’ai eu des expériences qui m’ont fait grandir. Ce qui est marrant également, c’est que Pauline et moi, on se ressemble pas mal, tout en étant des opposées sur certains points et qu’au final, la ligne est fine entre le loup et le petit chaperon rouge. »

LA PEUR DU LOUP

Remettre les choses en perspective et en mouvement, pour bouleverser l’ordre établi. Chez Perrault, la morale est amorale dans la vision manichéenne dont il est d’usage dans les contes. Le mal triomphe sur le bien. La petite fille meurt. Et c’est toute la lignée des femmes que l’on place sur le banc des accusées.

La mère, pour avoir laissé son enfant courir le risque de sortir seule, la grand-mère, pour avoir été en incapacité de la protéger également, et évidemment, la petite fille qui a fait confiance à un inconnu. Pas n’importe quel inconnu. Le loup, l’allégorie sexuelle de l’homme. Celui qui séduit les filles avec de belles paroles, de beaux discours, pour les déflorer. Moralité : femmes, enseignez donc à vos filles à craindre l’extérieur et particulièrement les hommes.

« La peur du loup » revient dans les entretiens avec Morgane, Delphine, Pauline et Juliette. Aucune des quatre en occulte l’image. Si le reste du conte ne retient pas particulièrement l’attention des petit-e-s devenu-e-s grand-e-s – mais qui pourtant s’inscrit bel et bien l’inconscient collectif – cette partie en revanche les marque au fer rouge.

Dans Loups, pas question de présenter une forêt sombre et effrayante, une grand-mère passive, un loup méchant par nature et un petit chaperon rouge victime de sa condition.

« Oui, quand elle rencontre le loup, elle se jette dans sa gueule, elle tourne autour, elle veut y aller ! »
ajoute Juliette.

Le 26 janvier, c’est encore à l’espace Le Goffic de Pacé qu’on les retrouve. Dans une autre salle, en présence de Lucie – qui incarne la forêt – et en (recherche et essais de) costumes.

« Recommence, plus doucement, assume. Ce n’est pas parce que tu vas lentement qu’il n’y a pas de tension. Entre ton pubis et ton front, tout est en éveil, en tension. La première fois, c’est juvénile, enfantin. La deuxième fois, c’est carrément sexuel, intentionnellement. C’est la grand-mère qui remet de l’ordre là-dedans. Le loup profite du moment où elles sont à terre. Pauline, arrête de sourire, t’es le loup ! Faut d’ailleurs que j’arrête de t’appeler Pauline pour que tu te mettes dans le peau du loup… La grand-mère remonte le loup et le laisse se confronter au petit chaperon. Ne souris pas Juliette, ce sont les premiers moments qu’on fixe cellulairement, tu ne vas plus réussir à t’en défaire ! Hop, là, danse de séduction de malienne. Ok…Il faut que vous bloquiez le périnée quand vous sautez. Là, ça se voit que vous n’avez pas le périnée bloqué. », commente, en même temps que les filles dansent, Morgane Rey dont l’objectif est désormais de fixer le déroulé. 

Les soli auxquels nous avions assisté fin octobre forment à présent un quatuor. Et si lors de la répétition, la chorégraphe leur conseille d’économiser leurs énergies, la trame et l’esprit de la pièce deviennent palpables. Et on finit par comprendre leur langage. 

ENCOURAGER LES EXPÉRIENCES

Si on retrouve cette même dynamique volontaire et bienveillante, se dévoile ici toute la combattivité du propos. On s’éloigne définitivement de la version patriarcale pour se rapprocher « de celle qui est diffusée en Inde, au Maroc, dans les pays slovaques, où la jeune fille dévore la grand-mère et le loup. Investie du savoir de la grand-mère, elle domine et bat le loup et se sert du masculin et du féminin pour avancer. »

Aucune histoire de chasseur venu sauver la fillette et sa grand-mère. Aucune histoire non plus de prédateur sexuel et de viols. Seulement la menace que prolifère la société à ce sujet. Ici, peur, danger, violence, sexe, espace extérieur, ne sont pas des ennemis ou des armes d’éducation massive mais des réalités, des expériences, des sentiments investis sainement. Aucune épreuve amenant à la construction et au développement personnel ne se fait en douceur.

Considérant la forêt comme un lieu allié d’initiation, le petit chaperon découvre par elle-même, tout en puisant dans le savoir de son ainée, sa féminité et entraperçoit une partie de sa sexualité à laquelle elle se frotte consciemment, testant ainsi ses propres limites. Elle affronte sa peur et embrasse sa curiosité et ses désirs.

Personnage moderne qui questionne son rapport à la société, le petit chaperon s’affranchit des normes actuelles en choisissant de s’écouter et de se faire confiance. En acceptant sa position de dominée jusqu’à devenir dominante. « Dans nos contradictions et dans nos rencontres, c’est là qu’il se passe des trucs. », s’enthousiasme la chorégraphe.

Ça se ressent dès à présent dans le travail collectif du quatuor qui a commencé le matin même à répéter avec les percussionnistes et musiciens jazz – style choisi pour sa symbole de liberté et d’émancipation et sa grande potentialité en terme d’improvisation - Sébastien David, Briac Soury et ses élèves.

L’émotion nait de cette vision partagée d’une leçon de vie saine, libérée des assignations de genre et des injonctions constantes et intolérables qui placent les individus en situation de survie. Le discours change et au lieu de se crisper au son des mises en garde - « Ne parle pas aux inconnus » / « Ce n’est pas très prudent de sortir toute seule » / « Tu ne devrais peut-être pas t’habiller comme ça… Enfin, faudra pas te plaindre. » - on lit désormais dans les mouvements de leur corps et les intentions qu’elles y mettent un autre son de cloche.

Les filles, allez-y. Sortez. Explorez. Assumez votre curiosité, votre envie d’expérimenter. Ne culpabilisez pas face au loup. Ecouter son désir, le provoquer, jouer avec, l’assouvir n’a rien d’avilissant. Au contraire, il n’en sera que plus libérateur, tant qu’il est manié dans le respect et la bienveillance. 

LES BIENFAITS D’UN APPRENTISSAGE FÉMINISTE

Une autre forme d’apprentissage est possible. Et il est résolument féministe. « On n’a pas eu besoin de formuler le côté féministe de la pièce, c’était assez inné. On partage ça dans nos vies respectives. Sans se le dire formellement, on partage le même combat, on remet en cause(l’ordre établi, ndlr). Ici, on n’a pas vu un petit chaperon qui subit mais qui provoque, sans que ce soit péjoratif. », analyse Pauline Gérard, rejointe par Delphine Chilard :

« On est toutes de fait dans le partage du féminisme et des droits des femmes et sur scène, ce que je vois, ce sont des femmes avec un sacré charisme ! »

L’évidence n’est pas contredite par Juliette Guillevin : « On est quatre femmes à faire la pièce et Morgane en est à l’initiative donc forcément c’est féministe ! C’est alternatif et contemporain comme Morgane sait le faire. On tire nos mouvements de nous. De qui on est, de nos émotions et de nos intentions. En ça, ça forme une pièce féministe. Humaniste. »

Elles n’ont pas les mêmes parcours et les mêmes expériences en matière de danse. Du classique à la danse africaine, en passant par le contemporain et surtout le hip hop, Pauline a atterrit dans les cours de Morgane Rey en effectuant un stage au Triangle, il y a plus d’un an. Appréciant le mélange de danse africaine et de danse contemporaine, la liberté d’y ajouter sa propre expérience, mais aussi le travail sur la respiration et la relaxation, elle décide de poursuivre son apprentissage.

Tout comme Delphine qui n’a pas quitté la chorégraphe depuis 10 ans. Avant, elle avait fait du flamenco, de la danse contact et de la danse bretonne : « J’avais pris un stage de danse africaine au Triangle avec une amie à elle. Elle est venue faire un partage et je l’ai suivie dès lors. J’aime son rapport à la danse, au partage, à la création, à sa manière de nous apprendre des choses avec rigueur pour qu’ensuite on les transforme. »

Juliette, elle, a quasiment toujours pratiqué du modern jazz. Mais a testé plusieurs styles, du hip hop au charleston, en passant par le contemporain et le classique, en intégrant une association vannetaise dont la mission est de créer des spectacles de danse dont les profits sont reversés aux Restos du cœur du Morbihan. 

« Je voulais faire de la danse contemporaine quand je suis arrivée à Rennes l’an dernier. J’ai appelé le Triangle mais il n’y avait pas de place dans tous les cours. Je suis allée en danse africaine, le groupe m’a plu et la pédagogie de Morgane aussi. Et surtout, je n’avais jamais connu ça, ce rapport corps/esprit connecté en permanence. J’adore la danse parce que ça me permet d’exprimer des choses que j’ai en moi et Morgane met des mots dessus. J’ai compris des trucs que je n’avais jamais compris avant. Dans l’écoute de soi, l’écoute des autres. Dans la connexion du plexus solaire avec le sol qu’on amène vers le ciel en fonction des émotions, etc. Je ne peux pas donner d’exemple concret, ce sont des sensations que j’ai. Des choses qui m’apparaissent comme une évidence une fois qu’elle les a formulées. », décortique la danseuse de 25 ans. 

LIBERTÉ ET ÉMANCIPATION

Il apparaît évident en les écoutant que la manière d’être et de travailler de Morgane Rey transparait dans le propos de la pièce et le processus de création. Que ce soit dans les cercles de paroles, dans les rencontres individuelles qu’elle a instauré avec chaque danseuse afin de créer un lien de confiance et approfondir chaque personnage indépendamment des autres, dans le soin qu’elle apporte à la création et à la tenue des carnets de bord, dans les discussions qu’elle provoque en cours ou dans son langage dessiné, les trois femmes en éprouvent un sentiment de liberté et d’investissement réel.

Si elles précisent être encore et toujours en apprentissage face aux feuilles que Morgane leur donne – sur lesquelles elle dessine le mouvement qu’elle a en tête – elles s’approprient la partition, chacune avec son style, son corps et sa danse.

« Je fonctionne beaucoup avec des photos, des textes et des peintures. Je suis vite allée vers le dessin pour retranscrire mes partitions chorégraphiques. C’était très enfantin au départ et puis j’ai affiné. J’ai vu qu’il y avait une bonne réception de cette méthode. En fait, je ne dessine pas réellement, je retranscris l’énergie du mouvement dans le trait. C’est une manière très minimaliste d’aborder la danse, qui est pratique, pas compliquée et qui laisse la liberté à chacun-e d’y mettre du sien. J’aime que les gens puissent investir ce que je leur propose. », explique Morgane Rey.

Pour Delphine Chilard, de nombreux effets positifs en émanent : « En fait, elle nous transmet des pas puis on s’en inspire et on en crée d’autres. Sans faire n’importe quoi bien sûr. Au niveau du corps, ça m’ancre au fur et à mesure. J’apprends à habiter mon corps, le connaître. Pas que dans le mouvement mais dans un tout. La danse africaine me donne conscience de tout un tas de choses dans mon corps. Et avec les feuilles en plus, on apprend à faire confiance à comment on va interpréter ce qu’elle dessine. C’est un fil conducteur puis il faut le sentir dans son corps. Tu explores, tu poses des questions, tu prends confiances au fur et à mesure. Je crois que c’est ça qui impacte mon quotidien de manière poussée. Parce que dans un groupe de confiance, on apprend à lâcher prise, on apprend à se fier à notre capacité à ressentir et à transformer. »

Exit le manichéen et le binaire. Sous la forme d’un solo amateur (la conteuse), d’un duo professionnel (le petit chaperon rouge et Morgane dans les 3 rôles : forêt-grand-mère-loup) et d’un quatuor amateur, la compagnie Erébé Kouliballets aime explorer la complexité, la modernité, le mélange et le métissage, l’équilibre du féminin et du masculin. Pour tendre vers plus d’authenticité et de liberté. On admire la capacité à le faire sans lisser ou édulcorer la réalité.

Au contraire, on est soulagé-e-s de cette réappropriation libératrice d’un conte qui une fois envahi par la morale patriarcale devient toxique pour la construction des jeunes filles. Ici, le rouge qui domine la pièce n’est pas celui de la faute et de la culpabilité mais bel et bien celui qui coule dans nos veines et nos culottes, et teinte nos tentes, véritables espaces de paroles entre femmes, de partage, d’écoute et d’échanges.

Sans oublier la forme artistique qui vient dynamiser nos vécus, expériences et questionnements pour les mettre en relief et en mouvement :

« La danse, c’est l’indépendance du corps ! L’exercice de la liberté ! La danse est une façon de dire non aux injonctions, d’allers vers la résilience. » 

Rendez-vous le 10 mai à l’Antichambre de Mordelles pour découvrir Lou(ps) et sur yeggmag.fr pour suivre les étapes en attendant la représentation. 

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Dans les coulisses d'une création
Se (ré)approprier l'Histoire
Des contes sans sexisme !

Célian Ramis

Violences : la bataille contre le sexisme

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Face à l'étendue des violences exercées à l'encontre des femmes, il n'est pas toujours évident de réagir. Manifestations, témoignages, écoute, empathie, solidarité, coups de gueule... Les combattantes d'aujourd'hui ont mille façons d'agir individuellement et:ou collectivement.
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« Le temps de la colère, les femmes / Notre temps est arrivé / Connaissons notre force, les femmes / Découvrons nous des milliers ! Reconnaissons-nous, les femmes / Parlons-nous, regardons-nous / Ensemble, on nous opprime, les femmes / Ensemble, révoltons-nous ! »

Le 24 novembre dernier, à Rennes comme ailleurs en France ce même jour, l’Hymne des femmes parcourait les rangs de la marche contre les violences sexistes et sexuelles.

Elles (et ils) étaient plusieurs milliers, main dans la main, à dénoncer toutes les violences à l’égard des femmes, à affirmer que « Non c’est non » et à revendiquer le droit à être les égales des hommes. D’une seule voix, elles ont prôné leur droit à la liberté.

Fin 2017, l’affaire Weinstein, #MeToo et #BalanceTonPorc agissaient en véritable accélérateur des consciences. La société, ahurie, découvrait une partie de l’ampleur des violences contre les femmes... En 2018, la question bouillonnante de la place des femmes n’a pas cessé d’agiter l’actualité française, européenne et internationale. Et pour chaque avancée, il a fallu essuyer les retours de bâton d’un patriarcat malheureusement très implanté et infusé dans toutes les sphères de la société. Susan Faludi, essayiste et gagnante du Pulitzer, l’écrivait déjà en 1991, dans son livre Backlash : « En effet, il s’agit d’un phénomène récurrent : il revient à chaque fois que les femmes commencent à progresser vers l’égalité, une gelée apparemment inévitable des brèves oraisons du féminisme. » (Newsletter n°16 des Glorieuses, 26 décembre 2018, « Après le retour de bâton, la révolution »). Heureusement, nombreuses sont les révoltées, militantes, résistantes et combattantes du quotidien. Marianne, symbole de liberté, a désormais des milliers de visages.

On oublie souvent qu’un des plus forts symboles de la République est une femme. On oublie souvent de la citer. Pourtant, elle est une guerrière affranchie de ses entraves. Une femme qui ose prendre les armes pour défendre ses droits et sa liberté. Une personnalité qui aujourd’hui représente la citoyenneté dans sa globalité et qui prend de temps à autre des allures de grandes stars, telle une Brigitte Bardot ou une Catherine Deneuve (celle-là même qui début 2018 signait une tribune réclamant le droit à être importunée, avant de présenter ses excuses face à une polémique dépassant les meilleures attentes d’un patriarcat qui savoure bien paisiblement devant son écran la bataille des femmes contre les femmes).

Récemment, cinq Marianne ont attiré l’attention des médias à l’occasion d’une action éclair le 15 décembre lors d’une manifestation des gilets jaunes à Paris. Sur les Champs Elysées, seins nus, corps et visages recouverts de peinture argentée et gilets à capuche rouge, elles s’opposent, immobiles et en silence, à un cordon de CRS. Selon Franceinfo, il s’agirait d’une performance que l’on devrait à l’artiste luxembourgeoise, habituée des happenings, Déborah de Robertis.

On aime l’image, on aime le message, on aime imaginer une Marianne aux multiples visages, profils, parcours et origines. Lesbienne, trans, noire, grosse, mince, hétéro, bi, activiste ou non, croyante ou non, issue de la classe ouvrière ou de la classe bourgeoise, occupant une fonction plus ou moins importante ou recherchant un emploi. Peu importe, face aux violences, elle lutte. Avec acharnement. Sa quête toujours en tête : la liberté. 

LES VIOLENCES, QUELLES VIOLENCES ? 

En 2018, 22% de violences supplémentaires à l’encontre des femmes sont constatées par le ministère de l’Intérieur, ayant présenté les chiffres de la délinquance en septembre dernier. Une augmentation peu surprenante qui va de pair avec l’après #MeToo et #BalanceTonPorc, mouvements qui ont permis de rassembler les témoignages des femmes victimes de violences, révélant davantage l’ampleur des inégalités entre les femmes et les hommes.

Révélant également le silence plombant et les nombreuses conséquences des idées reçues qui régnaient depuis tout ce temps au-dessus de ces sujets. Que sait-on réellement des violences exercées à l’encontre des femmes ? Après deux ans d’enquête sur les féminicides, la journaliste essayiste Titiou Lecoq fait le bilan dans Libération, le 3 janvier 2019 dans un article intitulé « Meurtres conjugaux : deux ans de recensement, plus de 200 femmes tuées et tant de victimes autour ».

Elle décortique et analyse les maux et les mots : « Il y a un point commun : ce sont des hommes qui tuent des femmes parce qu’ils considèrent qu’elles doivent leur appartenir. Qu’elles n’ont pas le droit de partir, de tromper, de refuser, de crier, de reprocher, de faire la gueule, d’agir comme bon leur semble. Ils ne supportent pas qu’elles soient des personnes libres et indépendantes. Ils ne tuent jamais par amour. Ils ne tuent pas parce qu’ils aiment trop. Ils tuent pour posséder, et posséder ce n’est pas et ce ne sera jamais aimer. » 

Elle poursuit, bien décidée à ce que l’on appelle un chat un chat et un meurtre un meurtre : « Mais le plus terrible au milieu de toutes ces horreurs, c’est qu’il y ait encore des procureurs pour déclarer :

« C’est une séparation qui se passe mal. » Autre phrase fausse : tous les trois jours une femme meurt sous les coups de son compagnon. Nous devrions la rayer de nos formules toutes faites. Ces femmes ne meurent pas sous les coups. Elles sont tuées. Parfois elles sont battues à mort, mais pas toujours. Outre que cette phrase passe sous silence l’intention meurtrière, elle invisibilise l’étendue du phénomène en ne prenant pas en compte les survivantes. La réalité, c’est que presque tous les jours, en France, un homme tente de tuer sa compagne ou son ex-compagne. » 

Autre vérité dont elle fait état dans son article : il s’agit bel et bien de tentatives d’homicide et les chiffres ne prennent en compte que les meurtres commis par le partenaire ou l’ex-partenaire. « Si on ne parle que d’une femme tuée tous les trois jours, c’est uniquement parce que le taux de réussite n’est pas de 100%. », souligne-t-elle, à raison. 

DROIT DE VIE ET DE MORT 

Certaines s’en sortent. D’autres sont tuées parce qu’elles ont refusé les avances d’un homme. D’autres encore se suicident. Malgré tout, elles restent souvent présumées coupables. Elles ont dû le chercher, elles ont dû le mettre en colère, elles ont dû le provoquer...

Début janvier, la décision de la Commission d’indemnisation des victimes frappe les mentalités. Rappelons les faits : un soir en 2013, au Mans, la police intervient au domicile d’un couple. En effet, l’homme vient d’agresser un ami commun. Les forces de l’ordre conseillent à sa compagne de ne pas rester dans l’appartement mais il n’y a plus de train pour rejoindre sa famille, elle n’obtient aucune réponse favorable du 115 et de son entourage, elle dort sur place.

Quelques heures plus tard, il la défenestre, la frappe à nouveau au sol, le tout causant sa paraplégie. Il est condamné à 15 ans de prison mais la commission d’indemnisation des victimes ne retient qu’une indemnisation partielle, établissant qu’il y a un partage de responsabilité et que la femme a commis une faute civile en restant chez elle. L’information choque. 

Et pourtant, régulièrement, les femmes sont placées sur le banc des accusées tandis qu’elles dénoncent des situations dont elles sont victimes. Violences conjugales, féminicides, agressions sexuelles, viols... Les faits sont minimisés, les témoignages peu pris en compte et les plaignantes culpabilisées, voire humiliées.

« La folie prend la forme de notre société, et dans une société sexiste où les femmes, leurs corps, leurs vies, sont toujours soumises au contrôle, dans une société où elles n’ont pas encore acquis leur droit réel à exister en tant que telles, la folie des hommes reflète les processus de domination sous-jacents qui font nos implicites sociaux. Elle cristallise le sexisme ordinaire comme un précipité chimique et le transforme en son point le plus extrême : le droit de vie et de mort. », explique Titiou Lecoq dans Libération.

PAS UNIQUEMENT PHYSIQUES 

Plus percutantes dans les esprits, les violences physiques et sexuelles sont souvent les premières citées, les plus médiatisées aussi. On pense aux femmes battues, aux femmes violées, aux femmes mutilées. Pourtant, les violences prennent diverses formes et se nichent dans bien des détails. 

Quand on lui demande à quoi cela fait référence pour elle, Morgane, 44 ans, répond : « Aux coups, aux gifles, aux baffes, aux coups de pied dans le ventre. Au viol. Aux mains aux fesses et à toutes les agressions sexuelles du même type. À un mari, un concubin, un conjoint qui forcerait sa femme, sa concubine, sa conjointe à avoir un rapport sexuel. Mais les discriminations professionnelles (salaires, plafond de verre, postes à responsabilités inaccessibles, etc.) et privées (tâches ménagères, charge mentale et émotion- nelle) peuvent aussi être violentes... Une blague sexiste, un commentaire dans la rue sont des violences, un collègue qui mate ton boule, un autre qui met des calendriers de femmes nues dans son bureau, etc. c’est violent ! » 

Virginie, 31 ans, pense instantanément à la violence psychologique. Celle qui peut mener ensuite à la violence physique. « Ça commence toujours en général par le psychologique. Ça me fait penser à mon expérience personnelle familiale, à ce qu’a vécu ma mère, à ce qu’ont vécu mes sœurs. J’ai grandi avec un père pervers narcissique. On dit que c’est un terme à la mode, moi, je trouve ça dur qu’on dise ça car ça décrédibilise. Je ne crois pas que ce soit à la mode, simplement, aujourd’hui on met enfin un mot sur une attitude dangereuse des hommes comme ça. Il y a aussi des femmes, je sais, mais ce sont généralement des hommes. À cause de lui, on a vécu des violences psychologiques et de la manipulation psychologique parce qu’on était des femmes et donc qu’on avait aucune valeur. Après, j’ai subi d’autres violences, comme malheureusement 90% des femmes de mon âge : des relations non consenties, des regards sur nos corps qui nous ont fait beaucoup de mal parce qu’on ne voulait pas être regardées comme ça, des violences de rue gratuites qui s’ajoutent à celles de la rue (peur de l’inconnue, peur de se faire agresser, etc.). C’est la double peine. », analyse-t-elle. 

LA DOUBLE PEINE 

Interroger les femmes sur leurs vécus de femmes, c’est prendre le risque de s’exposer à des violences inouïes. Parce qu’elles ont toutes, la plupart du temps, des récits lourds, qu’ils aient été conscientisés ou non. 

Pour Anne, 40 ans, c’est en répondant à la question qu’elle en vient à réaliser que subir de la violence quand on est une femme est quasiment une norme acceptée :

« Je ne m’intéresse pas particulièrement au sujet mais je trouve qu’il est de plus en plus visible dans les médias. Assez, je ne sais pas, car finalement c’est montré, mais seulement montré. Étrangement, à l’idée de l’avoir vécue cette violence, j’aurais dit que non au premier abord. Mais en fait, si. Se faire traiter de « connasse », « pétasse », etc. est d’une violence déjà incroyable. Sans aller jusqu’aux insultes, cela peut passer par des remarques régulières très rabaissantes. Et là, ce qui peut faire peur c’est que ça en devient banal. Et je me rends compte en répondant à cette question, que j’ai failli banaliser ce qui a pu m’arriver, pensant que « quand même il y a pire et que j’avais qu’à ceci...cela. » C’est dingue le mécanisme de culpabilisation qui se met en place ! »

De son côté, Virginie évoque aussi ce rapport à la normalité : « Je pensais que tout le monde vivait ça. Que c’était normal. J’en ai toujours vécu et vu dans mon voisinage, mon entourage... Comme si on devait subir ça parce qu’on n’avait pas le choix. En faisant une thérapie, j’ai réalisé que je n’avais pas à subir quelque chose que je n’accepte pas. Par là, je suis arrivée à en parler avec des amies qui lisaient, se renseignaient sur le sujet. Mais là, on a 30 ans, on est entre adultes, c’est plus simple en quelque sorte. Je voudrais que la prise de conscience arrive plus tôt. Que dès l’école, le collège, le lycée, la parole se libère. Je me rappelle cette époque-là, avec la peur d’être une salope, d’être considérée comme une salope, une fille facile. C’est une violence et ça m’a toujours énormément pesé. » 

APPRENDRE À SE TENIR À SA PLACE... 

Dès la petite enfance, l’éducation genrée va venir inculquée aux filles et aux garçons de nombreuses assignations dues à leur sexe. Elles aiment le rose, jouer à la poupée et au poney, sont douces, discrètes, polies. Elles rêvent d’être chanteuses, coiffeuses ou actrices. Elles feront des études littéraires et seront puéricultrices, institutrices ou assistantes sociales.

Ils aiment le bleu, jouer au foot et à la bagarre, parlent forts, prennent toute la place, se font sans cesse reprendre en classe parce qu’ils sont indisciplinés. Ils rêvent d’être médecins, astronautes, sportifs de haut niveau ou encore ingénieurs. Ils feront des études scientifiques et deviendront médecins, astronautes, sportifs de haut niveau ou encore ingénieurs. 

C’est caricatural ? Non. Le champ des possibles, pour les filles, se réduit à mesure qu’elles grandissent. Car depuis leur tendre enfance et cette chère poupée qu’elles coiffent, habillent, promènent en poussette et changent, cette chère dinette, grâce à laquelle elles ont cuisiné tant de bons petits plats à leurs poupées, ce bon vieux package ‘balai, serpillière’ avec lequel elles ont tellement amusé leurs parents en mettant de l’eau partout sur le sol, elles ont été conditionnées à s’occuper de la sphère privée : tâches domestiques et éducation des enfants sont leur grand dada, quand elles ne sont pas occupées à rêver du prince charmant des Disney et des contes pour enfants. 

Doucement mais surement, bien imprégnées de la culture du viol diffusée en masse dans les publicités, les jeux vidéos, les films, les médias, etc. elles intègrent qu’elles sont des objets à disposition des hommes et traitent au quotidien avec une charge mentale à nous faire péter les plombs dès le petit matin. Les violences sont vicieuses, pernicieuses, tapies dans l’ombre mais constamment et confortablement installées dans les souliers pas du tout douillets de la moitié de l’humanité qui subit, persuadée que « c’est normal ». 

Les injonctions sont nombreuses et sortir des assignations, c’est s’exposer à un rappel à l’ordre : quand une femme outrepasse sa fonction, elle paye une note plus ou moins salée et traumatisante. Cela peut être dans un commissariat où l’on ne prendra pas sa plainte parce qu’au moment des faits elle avait bu ou qu’elle a suivi le mec chez lui avant de lui dire « Non », un Non qui veut pourtant dire Non. 

Cela peut être dans l’entourage proche ou professionnel persuadé que celle qui dénonce « exagère» parce que « franchement, Marc, de la compta, c’est un gars bien, propre sur lui, beau gosse » qui n’a aucune raison de s’en prendre à Annabelle, une « fille banale ».

On la changera peut-être de service si elle persiste dans ses dires. On éloignera une femme de son foyer si son mari s’avère vraiment violent. On cherchera à atténuer les propos, à nuancer les actes mais rarement à traiter la source du problème. Et les femmes en pâtissent, souvent dans le plus grand silence. 

« Je me suis sentie très vulnérable face à la brutalité masculine, physiquement bien sûr mais mentalement aussi quand mes agresseurs ont ri de moi... Tous les jours, mes amies et collègues subissent des réflexions, des discriminations, sont contraintes de prouver qu’elles sont capables de bien faire leur boulot, qu’elles sont légitimes à leur poste, qu’elles n’ont pas à attendre l’assentiment de quiconque (généralement un ou des mecs) pour porter une jupe courte, pour rire fort et gras, pour bouffer avec les mains des frites bien grasses, pour draguer, pour picoler, pour baiser, avorter, enfanter, pour faire la vaisselle et de la couture si elles veulent, ou pas. Bref, la violence, c’est aussi ça, que chacun de nos gestes, chacune de nos paroles, chacun de nos choix, soient dictés par le patriarcat, soit épié et condamné quand ça ne colle pas aux codes de notre bonne vieille société patriarcale. », s’insurge Morgane, bien lasse et scandalisée « d’être traitée d’hystérique dès que tu émets une idée et c’est pire quand tu gueules légitimement contre un truc. »

Elle poursuit :

« La violence c’est de vouloir faire de nous de pauvres petites choses fragiles, douces, soumises, dociles, à la cuisine, au supermarché, avec les mômes mais surtout pas dans les sphères politiques, entrepreneuriales, financières, à des hauts postes, au comptoir des cafés, etc. ça non, surtout pas et ça, c’est violent. » 

DIFFICILES À NONCER 

Depuis longtemps, les femmes dénoncent les inégalités. En attestent les luttes féministes et les avancées obtenues grâce à cela. Malgré tout, les résistances perdurent et les retours de bâton sont bel et bien présents. Les militantes sont traitées de feminazies, d’anti-hommes, de mal baisées, etc. Parce qu’elles osent mettre en évidence les conséquences d’un patriarcat trop peu remis en question et souvent jugé comme obsolète.

Rappelons-nous de ce fameux JT de France 2, présenté par un David Pujadas sûr de lui en annonçant que la fin du patriarcat datait des années 60... On a alors tendance à vouloir très vite éteindre le feu dès lors qu’une femme souffle sur les braises et réanime la flamme d’une lutte complexe puisqu’elle touche à l’ensemble d’un système social et politique, profondément sexiste, raciste, classiste et LGBTIphobe.

Difficile là-dedans de faire entendre sa voix sans que celle-ci ne soit isolée, méprisée, décrédibilisée, voire assassinée, comme tel est le cas de la brésilienne Marielle Franco, tuée en mars 2018. Elle dérangeait une partie de la classe politique. Ses opposants l’ont tuée. Alexia Daval aussi dérangeait son mari. Elle l’étouffait, il parait. Il l’a tuée. L’opinion publique est secouée.

Mais le doute subsiste pour certain-e-s qui persistent à penser qu’elle détient une partie de la responsabilité de sa propre mort. Fallait pas faire chier. Fallait pas atteindre la virilité de son homme. L’ambivalence est le meilleur allié du patriarcat qui aime semer le doute, diviser. 

Et même avec une conscience politique et engagée autour de ces sujets, il est très compliqué de prendre conscience, de nommer, de dénoncer et de ne pas culpabiliser. Manon, 25 ans, s’intéresse de près à ces thématiques.

« Ma grand-mère maternelle est une ancienne femme battue, j’ai donc toujours eu conscience de cette violence physique. Le sujet a souvent été évoqué dans les repas de famille car ma grand-mère disait que mon grand-père était un connard et ma mère répliquait qu’elle aurait dû partir plus tôt. Personnellement, j’ai été violée mais j’ai mis plusieurs années à me rendre compte que c’était un viol malgré le fait que j’avais déjà un éveil féministe à l’époque. Cela ne m’a pas empêché de subir des violences psychologiques de la part des hommes. Au quotidien, je ne sais pas si je vis des violences. J’ai la chance de ne pas subir de harcèlement. Peut-être en ligne où les hommes ont facilement tendance à m’ajouter sur Facebook ou Instagram car ils me trouvent jolie. Pour moi, qu’on puisse être attiré par moi est une violence depuis mon adolescence. C’est quelque chose que je n’ai jamais recherché, que je n’ai pas demandé mais on me le fait comprendre quand même.» 

La question du consentement apparait dans le débat comme extrêmement complexe. Parce qu’il y aurait le « Non qui veut dire Oui » et la fameuse zone grise. Celle de l’hésitation, celle des signaux brouillés, voire contradictoires. Rapidement, des explications viennent éclairer la problématique pour montrer de manière assez efficace en quoi elle est, en réalité, très simple. Déjà, Non veut dire Non. Ensuite, il suffit de poser des questions, d’écouter la personne et de la respecter dans ses choix, y compris si celle-ci change d’avis en cours de route. 

Dans sa vidéo Tea Consent, Blue Seat Studios utilise la métaphore de la tasse de thé pour démontrer la simplicité de la question : « Si vous êtes capable de comprendre qu’il est totalement ridicule d’obliger quelqu’un à boire du thé alors que cette personne n’en veut pas, et si vous êtes capable de comprendre quand les personnes ne veulent pas de thé, est-ce si difficile de comprendre ce raisonnement lorsqu’il s’agit de sexe ? Qu’il s’agisse de thé ou de sexe, le consentement, c’est primordial. » 

Pourtant, on cherche encore les preuves de consentement dans les tenues ou attitudes des femmes. Une jupe courte, un sourire, un silence sont encore, dans l’imaginaire collectif, des signaux d’encouragement, des marques de désir d’être convoitées et objetisées, jusqu’à l’agression sexuelle ou le viol.

Et quand certaines tentent d’expliquer les rouages et conséquences de la culture du viol, comme l’a fait la youtubeuse Marion Seclin à propos du harcèlement de rue, elles reçoivent insultes, menaces de viols et de mort. Plus les femmes témoignent, plus en face se multiplient les démonstrations de misogynie, de sexisme, de racisme et d’homophobie. 

NIER LA MOITIÉ DE L’HUMANITÉ

En élisant des Donald Trump, Jair Bolsonaro, en acquittant des Denis Baupin ou Georges Tron, en répudiant l’écriture inclusive, en demandant (en Andalousie, extrême droite, janvier 2019) de réduire les mesures contre la violence machiste, en considérant un string comme une preuve de consentement de la part d’une victime de viol, en proclamant – sans explication complète – qu’une femme peut jouir pendant un viol, en comparant en toute impunité les femmes à des juments et l’avortement à un homicide, en ne légalisant pas le droit à l’IVG partout et sans condition, en demandant à la première footballeuse détentrice du ballon d’or si elle sait twerker, en jugeant la tenue d’une des meilleures joueuses de tennis non correcte, en rétablissant dans les programmes scolaires les rôles genrés des femmes et des hommes, en pénalisant une joueuse de tennis sous prétexte qu’elle change son tee-shirt sur le cour... on envoie un message fort et violent : les femmes sont inférieures aux hommes. Pourquoi ? On ne sait pas mais c’est ainsi et pas autrement. 

« C’est notre quotidien à nous, les femmes, et nier ce qui préoccupe la moitié de la population est violent. Il est violent de nier le plaisir féminin, d’infantiliser les femmes enceintes ou de les réduire à des corps disponibles et utiles à l’humanité qu’on peut toucher, conseiller, ausculter. Il est violent de nier la surmédicalisation des grossesses et des accouchements qui dépossèdent les femmes de leurs corps, faire de leur utérus un bien commun. Il est brutal de faire de la fausse couche un tabou, réduisant la femme à la procréatrice, à celle qui doit forcément enfanter, devenir mère pour s’épanouir en tant que femme et qui là échoue et ne doit pas le dire ni le montrer. Ou bien considérer qu’il ne s’est rien passé, qu’il n’y a pas eu de grossesse, donc pas de souffrances. », dénonce à juste titre Morgane. 

PATRIARCAT CACA 

Le corps des femmes est en permanence jugé et fait l’objet de constantes injonctions paradoxales, réduisant sa propriétaire à un objet que l’on peut façonner à sa guise. Un objet fragile mais toujours responsable des malheurs qui lui arrivent. Les agressions sexistes et sexuelles ne sont que peu punies. Du dépôt de plainte à la condamnation, c’est le parcours de la combattante. Puissance plusieurs millions.

Car il faudra se justifier, répondre à des accusations déguisées en procédure judiciaire, tomber sur la bonne personne au commissariat, qui accepte de faire son travail et de prendre la plainte. De là, de nombreuses épreuves attendent encore la victime qui tout au long du chemin sera, souvent, mise sur le banc des accusées tandis que son agresseur ne sera, généralement, pas inquiété. 

Heureusement, une lueur d’espoir transparait. Ce qui avant se murmurait uniquement entre les femmes, et restait entre les femmes, commence à s’ébruiter et les expériences concordent. Depuis des générations, des siècles, les femmes subissent la violence de leur condition imposée, la violence physique, la violence psychologique, la violence sexuelle, la violence sexiste, les violences gynécologiques, la violence du silence.

Aujourd’hui, à travers les réseaux sociaux, les #MeToo et #BalanceTonPorc, les tumblr Paye ta shnek, Paye ta blouse, Paye ta police, Paye ton journal, Paye ta robe, etc., les femmes crient au grand jour l’horreur de leurs vécus face à un système qui les ignore, que ce soit dans un cabinet médical, au poste de police, dans les entreprises, dans la rue ou à la maison. 

Et elles vont plus loin puisque le 24 novembre plusieurs milliers de femmes ont défilé dans les rues à l’occasion de la marche contre les violences sexistes et sexuelles.

À Rennes, c’est la première fois qu’une manifestation féministe dévoile cette ampleur-là. Malgré les dissensions entre les #NousToutes et #NousAussi, ce sont les associations, les militant-e-s, les élu-e-s, les citoyen-ne-s qui foulent le pavé ensemble, réuni-e-s autour de l’image qui fera le plus réagir dans le cortège. Celle d’un petit garçon, sur les épaules de son papa, portant fièrement la pancarte : « Patriarcat caca ». 

OSER, PARLER, SE LIBÉRER 

Ce jour-là, la revendication principale est celui du droit à l’égalité, évidemment, mais surtout du droit à la liberté. Les femmes exigent, à juste titre, le respect. Le respect de leur personne en tant qu’individu. En tant qu’humain. Il faut lever les tabous autour des conditions de vie des femmes. Sortir du silence pour pouvoir se réapproprier son corps, (re)devenir sujet et non objet.

« Le silence détruit des vies quand on n’arrive pas à comprendre, à analyser ce qui nous est arrivé, ce qui nous arrive et que l’on vit avec la culpabilité. Ça donne des adultes borderline sur le plan psychologique. Pour moi, parler est la seule clé pour sortir de cette impasse. Maintenant, j’ai décidé de toujours écrire et diffuser quand je subis des violences. Pour arrêter de culpabiliser et pour déculpabiliser les personnes qui vivent la même chose. Dire et communiquer, c’est pour moi la clé de la résilience. Et ça évite d’être en colère contre soi, envers soi-même. Ça permet d’arrêter de se faire du mal pour des choses dont on n’est pas responsables. », souligne Virginie qui avoue à quel point tout cela est usant. 

Et à quel point il n’est pas toujours évident ou possible de prendre du recul, de prendre sur soi pour expliquer aux autres en quoi ils sont blessants ou violents (parce que les femmes se doivent toujours de rester calmes pour évoquer ces sujets, sous peine d’être traitées d’hystériques et donc d’être décrédibilisées) :

« En fait, c’est hyper contextuel. On ne peut pas demander à tout le monde, tout le temps, d’avoir la patience de déconstruire, d’expliquer les choses de la même manière à ton cercle proche qu’à un mec qui insiste dans un bar. C’est difficile de déconstruire. On se prend de la violence et en plus c’est à nous d’expliquer, on a le droit d’être fatiguées, de ne pas avoir envie de le faire. Malheureusement, certains ne comprennent pas ça et ne comprennent pas les explications. Perso, ça m’est arrivé d’en venir aux mains, d’utiliser la violence physique pour sauver ma peau ou celle de mes potes. Et là encore on se prend le revers de la médaille parce que c’est un moment très violent et destructeur. » 

Son conseil : après une situation de violence, prendre le temps au calme d’analyser les événements et essayer de mettre des mots et des émotions dessus. Se remettre en question sans prendre la responsabilité de ce qu’il s’est passé. Ne plus avoir peur de parler.

« Et si on n’y arrive pas seule, je conseille vraiment d’aller en thérapie. C’est extrêmement libérateur et ça permet d’avoir moins peur des autres et moins peur d’oser faire des choses. On peut aussi suivre des comptes Instagram sur le féminisme ou lire des bouquins, y en a des milliards là-dessus ! Moi, c’est vraiment Annie Ernaux qui m’a aidé à mettre des mots, à déconstruire, tellement elle est dans une description et une déconstruction totale de plein d’événements de sa vie. », conclut-elle. 

Y A DU BOULOT... POUR TOUT LE MONDE ! 

Chacun-e peut à son échelle bousculer l’ordre établi. Faire évoluer les mentalités. Comme Manon qui essaye d’aborder ce type de sujets avec sa cousine de 13 ans, pour la sensibiliser dès le plus jeune âge à l’importance de l’égalité entre les sexes. Ou Anne qui dans ses cours, majoritairement remplis de garçons, cherche à leur inculquer les valeurs de respect et de communication bienveillante.

Lutter contre les discriminations est un exercice difficile, qui demande du temps et de l’investissement : « C’est très difficile car ça appartient à l’humain et tout ce qui appartient à l’humain est lié à un individu et toute sa complexité. Ce n’est pas une machine qu’on répare ou un programme. Mais déjà la communication de base, la communication non violente, la gestion des émotions... C’est important parce que je me dis que tout ceci vient d’une colère enfouie, d’une frustration, d’un égo bien trop présent. Il faut apprendre à donner de la valeur et à se donner de la valeur. Je pense que ça passe par donner la place à chacun-e avec ce qu’il/elle est, à autoriser et s’autoriser de dire les choses et tout ça dès le plus âge. » 

Un point sur lequel Morgane la rejoint entièrement puisqu’elle milite pour une éducation non genrée, déjà auprès de ses enfants. Mais elle milite aussi de multiples façons : « En m’insurgeant contre toutes les violences quotidiennes que je vois, j’entends, je vis. En gueulant, au risque de passer pour une hystérique, une féminazie. Avec Les Héroïnes (émission diffusée un vendredi par mois sur la radio Canal b que l’on recommande vivement d’écouter – les podcasts sont sur le site, ndlr) chaque mois. En écoutant mes amies, mes relations féminines, les victimes, quel que soit ce qu’elles ont vécu (un « salope » dans la rue ou pire), en leur faisant comprendre que je suis avec elles, que je compatis. Je n’ai jamais eu à m’interposer ou à prendre la défense d’une fille, d’une femme, dans la rue, dans un espace public, ou aider, mais je sais que je le ferais. » 

Elle défend l’idée que ce ne sont pas uniquement aux petites filles d’être éduquées aux risques qu’elles
encourent en grandissant.Mais aux petits garçons également d’apprendre le consentement, le respect, l’égalité. Pour avancer, la liste est longue :

« Ouhlala, faut tout changer ! Mettre des modules spéciaux dans les études de gynécologie et les formations de flics et gendarmes, légiférer sur le congé paternité, partager la charge mentale (si les petites filles ne sont pas éduquées comme leur mère, la charge mentale n’existera plus), former correctement flics, gendarmes, gynécos, accompagner les victimes, condamner lourdement les violeurs, les agresseurs, les maris violents, virer Marlène Schiappa (secrétaire d’Etat à l’Egalité entre les femmes et les hommes, ndlr), mettre de vrais moyens sur la table, arrêter de nous traiter d’hystériques, etc. Mais aussi transparence des salaires et condamnation des entreprises qui payent moins leurs salariées que leurs salariés à diplôme et compétences égaux, application des lois déjà existantes, etc. » 

Sans oublier comme le signale Manon de s’arrêter et s’interroger sur le langage employé : « Putain, PD, etc. Cela vient d’expressions sexistes et homophobes. Reprendre les personnes quand elles emploient des termes dégradants envers les minorités. Ne pas désigner quelqu’un que par son physique. » 

LIBERTÉ, ÉGALITÉ, SORORITÉ

On peut donc chacun-e agir contre le sexisme systémique. Par le biais d’une association, d’abonnements à des newsletters féministes, les réseaux sociaux (avec bienveillance), en étant attentives/tifs aux divers comportements autour de nous, en écoutant les récits et témoignages des femmes sans systématiquement les remettre en question, en osant parler, en utilisant l’écriture inclusive, en diffusant l’idée que « Non » c’est « Non », en ne parlant pas à la place des autres, en s’indignant contre les inégalités, en ouvrant l’œil face aux publicités, en interrogeant les rôles des personnages féminins dans les séries, films, livres, etc. Il n’y a que l’embarras du choix. Encore faut-il en avoir la volonté. Mais l’espoir y est. 

Car malgré la fatigue et l’épuisement dus à la lutte, les femmes ne lâchent pas prise. Que ce soit dans la newsletter des Glorieuses ou dans le post de Paye ta shnek rédigé le 4 janvier sur Facebook, le message est clair : les retours de bâton ne nous feront pas reculer, nous aurons toujours la force et le courage d’aller de l’avant.

« Si vous avez l’impression de ne rien pouvoir faire pour changer les choses, sachez qu’être solidaire de toutes les femmes, même très différentes de vous, c’est déjà un acte de résistance immense. Soyons plus que jamais solidaires. Je ne sais plus qui disait qu’on ne peut pas gagner un match sans la moitié de l’équipe. Et bien la moitié manquante, en 2019, j’en suis sûre et certaine : elle va secouer le monde entier. », écrit PTS. Pour nos combattantes aux mille visages, une devise : Liberté, égalité, sororité.

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Violences sexistes : lutter contre le fléau au quotidien
Combattantes aux mille visages
Non à l'excision

Célian Ramis

"Passer son temps à expliquer ce qu'est le racisme, c'est pas possible. Il y a un coût émotionnel très fort !"

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« Identités plurielles » était le thème de la deuxième conférence organisée par l’université Rennes 2 dans le cadre du cycle « Les Mardis de l’égalité », au Tambour, le 13 novembre dernier.
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« Identités plurielles » était le thème de la deuxième conférence organisée par l’université Rennes 2 dans le cadre du cycle « Les Mardis de l’égalité ». Ainsi, une projection du film documentaire Ouvrir la voix, écrit et réalisé par Amandine Gay, suivi d’un débat avec Marie Dasylva, Aurélia Décordé Gonzalez et Christelle Gomis, ont été proposés au Tambour, le 13 novembre dernier. 

Elles sont 24 femmes noires vivant en France ou en Belgique à témoigner et à ajouter leur voix à celle de la réalisatrice Amandine gay, dont le visage n’apparaît pas à l’écran. Leurs parcours sont différents. Mais leurs vécus se croisent et se ressemblent, vivant des discriminations liées à leur sexe et leur genre et à leurs origines, réelles ou supposées, et les stéréotypes racistes qui perdurent dans une société qui refuse de traiter avec son passé colonialiste.

Dans le regard de la société, dans les discours, mais aussi et surtout dans les moqueries et commentaires péjoratifs, elles se découvrent Noires. Et cette prise de conscience, qui survient souvent dès la cour de récréation à l’école, se fait « tout au long de notre vie, même quand on essaye d’oublier. » Elles n’ont pas « le privilège de l’innocence de sa couleur de peau », que les Blanc-he-s ont. Elles le ressentent et l’expriment : « La femme noire ne peut jamais être la femme qu’elle a envie d’être. »

LA VIOLENCE DE LA NORME ÉTABLIE

Aurélia Décordé Gonzalez, fondatrice et présidente de l’association d’éducation populaire déCONSTRUIRE, basée à Rennes, avait 5 ans quand elle a pris conscience qu’elle était Noire.

« C’était à Nantes, j’étais dans une école privée et dans la classe on était que deux gamins noirs. J’avais pas de copains/copines, j’étais toute seule et on m’appelait la Noireaude. J’ai découvert récemment que c’était un dessin animé sur une vache qui se plaint tout le temps. Et ça, c’était le surnom le plus amical qu’on me donnait. Y en a eu d’autres plus trash. », explique-t-elle, interrogeant également l’absence de réactions de la part des adultes : 

« Personne n’a jamais réagi. Voilà pourquoi avec l’asso, je souhaite faire des interventions en milieu scolaire. Les adultes ne sont pas formés à ces questions et même avec de la bonne volonté, il y a toujours un angle mort. »

Christelle Gomis est doctorante en Histoire contemporaine à l’Institut Universitaire Européen de Florence. Et l’expérience d’Aurélia Décordé Gonzalez fait écho à son propre vécu. Elle fait son entrée en école élémentaire en allant directement en CE1 :

« Mon camarade à côté de moi m’a dit tout de suite : « Je ne prête pas ma colle aux noir-e-s. » Le harcèlement scolaire, on en parle beaucoup en ce moment, va falloir qu’on parle également du harcèlement scolaire des enfants noirs ! Mais ce qui m’a fait le plus mal, c’est que mon petit frère, qui a 15 ans de moins que moi, en maternelle, a été mis avec un autre petit garçon noir pour lire « Mamadou fait des bêtises », « Mamadou ne sait pas lire », etc. Alors qu’on ne les faisait pas lire aux autres enfants ! C’est ça qui me fait le plus mal. »

Pour Marie Dasylva, fondatrice de l’agence d’empowerment Nkaliworks, la découverte a été plus tardive. Avant d’être coach, elle a travaillé près de 15 ans dans le milieu de la mode et du management : « À chaque fois, j’étais la seule femme noire. J’étais un accident industriel. J’ai grandi à Paris, toujours dans un environnement hyper mixte. Au fur et à mesure que je grandissais dans ma carrière, je m’apercevais que c’était des milieux blancs. »

Elle fait part de deux anecdotes illustrant un racisme totalement décomplexé : « Une fois, une collègue m’a dit : « Mais Marie, tu parles vraiment bien français. T’as pas d’accent. On se demandait avec les collègues… » J’ai imaginé leur petite réunion pour parler de moi, sans moi. A ce moment-là, je me suis dit : je suis l’autre. Une fois aussi, je portais une afro et ma cheffe m’a dit : « es-tu sûre que c’est une coiffure pro ? » Sérieusement ? En gros, est-ce que les cheveux qui poussent sur ma tête son professionnels ?... Ce sont des violences que l’on retrouve dans le milieu professionnel. J’ai fait mon travail en ayant honte. »

LE RAPPEL À L’ORDRE QUOTIDIEN DE LA DIFFÉRENCE

Et comme c’est expliqué dans le film, les trois intervenantes soulignent que les micro-agressions sont quotidiennes. Rappelant ainsi, tous les jours, qu’elles sont différentes vis-à-vis de la norme fixée : la norme blanche. Les discriminations et les stéréotypes, « les concernées savent, elles les ont éprouvé-e-s dans la chair. »

Christelle Gomis, à propos de l’université, précise : « Les femmes noires disparaissent après le premier cycle. Si on regarde en médecine, en STAPS, etc. elles disparaissent. Plus le diplôme augmente, moins on trouve de femmes noires et enfants issus de milieux modestes. On suit une licence mais on en fait une deuxième : comprendre les injonctions que l’université française nous renvoie. Essayer de contrôler la perception qu’une autre personne peut avoir sur vous, c’est comme préparer un autre diplôme en parallèle. Et ça, ça ne commence pas à l’université. Le coût du stéréotype, c’est le prolongement de ce qui se passe en maternelle, puis en primaire, puis au collège, au lycée, etc. »

Cela rejoint le propos développé par plusieurs intervenantes dans le film : on n’attend pas des femmes noires qu’elles réussissent leurs études ou leurs carrières professionnelles. Elles doivent redoubler d’effort pour prouver qu’elles sont tout autant capables que les autres.

« Je n’ai jamais vu une prof d’histoire femme noire en France, dans les chercheuses. Je dois multiplier les diplômes, les qualités, les particularités pour y arriver. Il faut se rendre indispensable. La médiocrité n’est pas possible pour nous. », souligne Christelle qui insiste sur les conséquences de ce racisme d’État : 

« Il y a un coût en terme de santé, de mentalité, de dignité. On s’habitue à ne pas répondre. On tue nos ambitions chaque jour. C’est quotidien. Et même quand on oublie, ça revient. »

SE JUSTIFIER, L’INJONCTION À LA PÉDAGOGIE…

Il leur faut alors déployer des stratégies de survie. Un domaine que connaît bien Marie Dasylva, coach stratégiste qui a développé une agence d’empowerment à Paris. Elle met en lumière l’injonction à sans cesse justifier de sa place, de son comportement, de sa présence, etc.

« J’ai été contactée une fois par une étudiante qui souhaitait travailler sur le sujet des femmes noires, pour son sujet de recherches. Sa directrice lui a dit : « Mais es-tu bien objective ? » C’est une vraie dinguerie ! Un blanc peut travailler sur le racisme, la question des prvilèges, etc. alors que c’est pourtant lui qui a le plus à perdre ! L’étudiante a eu des difficultés à défendre son sujet et la directrice a attribué le sujet à une étudiante blanche pour qu’elle soit « objective ». Autre anecdote : dans un cours, un garçon dit une étudiante noire : « T’es là grâce aux quotas. » Elle répond qu’elle est là grâce à une prépa qu’elle a faite. Il lui répond : « Peut-être qu’ils ont des quotas dans les prépas. »  Elle s’est énervée. Et le fait qu’elle se soit énervée a fait que c’était elle le problème alors que c’est elle qui a été agressée ! Le racisme est sans cesse nié, pour se protéger. »

Pour Marie Dasylva, finie la justification permanente. Finie de répondre à l’injonction à la pédagogie : « Y a Netflix maintenant ! Je n’ai pas à justifier de mon humanité. Je propose des outils d’antipédagogie : c’est à l’autre de se poser des questions. Alors bien sûr, il faut faire des films comme celui d’Amandine Gay pour mettre en lumière les femmes noires. Moi, c’est la première fois que je vois des personnes qui me ressemblent et qui sont filmées avec dignité ! Après, y a aucun moyen que toutes les micro-agressions glissent sur nous. Le meilleur moyen pour moi d’adresser ces remarques, c’est de se mettre au centre. Par exemple, quand on me touchait les cheveux, je faisais la même chose. Je lance un malaise, certes, mais la gêne, elle change de camp ! Sinon, quand on se justifie, on prend soin du dominant, encore une fois. »

Elle parle de pédagogie exigeante. Auprès des personnes qui le méritent. Autrement dit, celles qui s’intéressent et se donnent les moyens de trouver des réponses à leurs questions d’une autre manière qu’en interrogeant simplement une personne concernée sans entendre réellement son propos. Simplement pour se donner bonne conscience.

« Quand on me pose des questions, je file ma liste d’antipédagogie avec un premier article. Je vois si la personne le lit et reviens vers moi pour en parler. À partir de là, je peux lui donner à lire un 2earticle et ainsi de suite. », précise Marie. 

Du côté de l’association rennaise déCONSTRUIRE, Aurélia parle de formation. Parce qu’il est « important d’être la partie du rétro qui manque. » Elle poursuit : « La prise de conscience ne se fait pas dans la joie et la bonne humeur. Personne n’a envie de remettre en question son statut, son privilège, etc. Le racisme nous impacte tous. Les personnes dominantes n’ont aucun intérêt à perdre leurs privilèges. Pour obtenir l’égalité, va falloir un pas en arrière pour que je puisse faire un pas en avant. »

« Penser le racisme systémique, c’est de l’ordre de l’implausible pour ceux qui ne sont pas dans cette question. Une invasion d’aliens est plus facile à envisager, je vous jure ! Passer son temps à expliquer ce qu’est le racisme, c’est pas possible. Il n’y a que 24h dans une journée ! Il y a un coût émotionnel très fort. », explique Christelle Gomis, rejointe par Marie Dasylva : 

« Quand on veut apprendre, on apprend. Quand j’ai voulu apprendre l’anglais, j’ai appris l’anglais. Et je n’ai pas eu besoin d’aller faire souffrir un anglais. »

RIRE : POUR DÉTENDRE QUI ?

Après 2h de projection et plus de 30 minutes de débat concernant les stéréotypes, les discriminations, les violences et les souffrances endurées à cause du racisme systémique quotidien, ce à quoi s’ajoute la problématique du sexisme, la dernière question semble improbable, et pourtant elle est la parfaite illustration de la non-écoute de ces paroles. En résumé : les intervenantes utilisent-elles « l’humour noir » dans leurs formations ?

Aurélia Décordé Gonzalez prend la parole :

« Les discriminations, c’est pas joyeux. C’est très violent. Alors, non, je ne fais pas de blague parce que c’est pas drôle et c’est hyper violent. Ça ne me fait pas rire de vivre la discrimination. »

Marie Dasylva poursuit : « Je suis plutôt d’accord avec Aurélia. Le racisme provoque de gros dégâts. Quand tu dis que tu utilises l’humour pour « détendre le discours », moi, je vois pas pourquoi il faut détendre le discours. C’est encore une fois pour privilégier le privilégié… Je trouve l’approche dangereuse, en passant par l’humour. Il y a des vies brisées à cause de ça. Pour moi, il faut regarder le problème en face. »

Et enfin, Christelle Gomis conclut : « L’humour ne sert pas à détendre. Souvent, sur un sujet grave, l’humour sert à dénoncer. Et il faut faire attention à qui le fait. Tout le monde ne vit pas de discrimination… »

 

  • Légende photo : de gauche à droite : Marie Dasylva, Claire Lesacher, Christelle Gomis et Aurélia Décordé Gonzalez.

 

Célian Ramis

Décoloniser les arts : Déconstruire l'impact de l'imaginaire colonial

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L’ouvrage "Décolonisons les arts" est rythmé par la pluralité des styles et des voix. Chacun-e explore l’expression de la colonialité dans sa discipline, à partir de son point de vue, à l’endroit où se recoupent le professionnel et le personnel, le politique et l’intime.
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« Désamorcer l’exotisme, déjouer les clichés ethniques, sont d’autres principes que j’essaie d’éprouver dans mon travail d’autrice et de metteuse en scène. Tout en ayant conscience que mon regard n’est pas exempt d’imaginaire colonial. Que la décolonisation est un processus exigeant de désaliénation et déconstruction, intérieure autant qu’extérieure. Faire apparaître des personnages ou des corps racisés sur le papier ou sur la scène implique une prudence, une responsabilité, où l’on n’est jamais à l’abri des tergiversations et des erreurs. », écrit Marine Bachelot Nguyen, membre de Décoloniser les arts, présidente d’HF Bretagne et membre du collectif Lumières d’août, installé à Rennes. Ce texte, elle le signe dans l’ouvrage collectif Décolonisons les arts !,publié en septembre 2018 aux éditions L’Arche.  

« Nous nous engageons à combattre le racisme, car la décolonisation des arts participe à nos yeux à la décolonisation de la société française. Nous estimons que nos voix, nos narrations, nos histoires, nos formes d’expression et de représentation méritent d’être reconnues comme d’être soumises à la critique. Nous ne sommes pas dupes des tentatives de récupération. Nous revendiquons le droit de déranger, de bousculer, comme celui de faire des erreurs. » 

C’est ainsi que conclut Françoise Vergès, politologue et activiste féministe anti-impérialiste et antiraciste, dans le livre Décolonisons les arts ! rédigé sous sa direction ainsi que celle de Leïla Cukierman, ancienne directrice du théâtre d’Ivry-Antoine Vitez, et Gerty Dambury, auteure, metteure en scène et militante afro-fréministe. Un livre auquel ont participé 15 artistes, membres ou non du collectif d’artistes racisé-e-s mixte Décoloniser les arts !, initié à l’automne 2015. 

« L’asso est née dans les suites d’un débat houleux lors la soirée Premier acte (mars 2015) au Théâtre de la Colline. Sur la scène, il n’y avait que des personnes blanches. Le mouvement vient alors interroger la place des personnes racisées dans les programmations, les spectacles, les postes de direction, etc.», explique l’auteure et metteuse en scène rennaise Marine Bachelot Nguyen. 

Dans la foulée, le festival d’Avignon organise un débat autour de la thématique « Femmes artistes et non blanches », auquel elle participe au nom d’HF Bretagne :

« Il y avait beaucoup de femmes. J’ai découvert que l’on avait plein de points communs. On s’est revu-e-s quelques mois plus tard et on a lancé Décoloniser les arts ! qui réunit des artistes noir-e-s, arabes, maghrébin-e-s, asiatiques…Pour interroger le système raciste et la puissance des imaginaires coloniaux. Pour que la question des récits sur l’esclavagisme et la colonisation soit davantage présente dans le milieu de la culture et des arts. »

UN PROCESSUS EXIGEANT

L’ouvrage est rythmé par la pluralité des styles et des voix. Chacun-e explore l’expression de la colonialité dans sa discipline, à partir de son point de vue, à l’endroit où se recoupent le professionnel et le personnel, le politique et l’intime.

Pas question de pointer du doigt des coupables ni de déculpabiliser leurs descendant-e-s. Mais au travers de textes prenant tantôt la forme d’un manifeste, tantôt la forme d’une analyse socioculturelle, ou encore la forme d’un point de vue professionnel, les auteur-e-s soulignent des vécus et ressentis communs.

Tou-te-s sont invité-e-s à répondre aux trois points suivants :

1. Décrivez votre pratique artistique dans sa dimension décoloniale ;

2. Vous décrivez-vous comme racisé.e et pourquoi ? ;

3. Pour Frantz Fanon, le racisme fonctionne comme un jeu de légitimations et de délégitimations, qui constitue des formes d’exister, des façons d’être au monde, d’interagir avec autrui et avec l’environnement. Pensez-vous que la décolonisation des arts dans votre champ permettrait de dénationaliser, de désoccidentaliser la version française de l’universel ?.

Tou-te-s s’accordent à dire que le processus de décolonisation des arts est exigeant.

« C’est un travail historique, sociologique, passionnant. On n’aime pas trop le terme « diversité » qui sert à désigner ceux qui ne sont pas blancs. Sinon, c’est réaffirmer qu’il y a une norme. Décoloniser les arts pour moi est bien plus exigeant. Ça passe par la déconstruction, l’auto-analyse, tu réinterroges les assignations. »
souligne Marine Bachelot Nguyen. 

INTERROGER LES ASSIGNATIONS

À propos de l’assignation des personnes racisées à être des personnages secondaires, souvent de serveurs, dealers de drogue, fainéants, etc. Daïa Durimel, interprète lyrique, écrit dans le livre :

« Il existe aussi un racisme culturel établi : dans ma vie professionnelle, le public ou les intervenants me prennent rarement pour une des leurs : « Ah excusez-moi, je vous ai pris pour le femme de ménage. » (laquelle n’a même pas droit à un bonjour ou un regard bienveillant). J’entends parfois des propos aberrants de bêtise : « Tu ferais mieux de rentrer dans tes îles. », « Désolé, la voix est magnifique mais nous avons dépassé notre quota, il y a déjà un ténor noir dans la distribution. », « La Carment est noire, ça fait bizarre mais elle chante bien quand même ! ». » 

Carmen, Bérénice, Juliette et les autres sont blanches dans l’imaginaire collectif et les représenter autrement choque.

« Il y a aussi une autre difficulté, notamment dans le théâtre. Quand j’aborde la question de l’esclavagisme et de colonisation de mes pays d’origine, il y a le « Fais attention, tu n’es pas objective, il y a trop de proximité avec ton sujet. Par contre, un artiste blanc qui parle de racisme inspire toujours la prise de conscience. Ça bouge un peu mais… On évite toujours la question du racisme en France et de l’impact de l’imaginaire colonial.

Et d’un autre côté, je prends un exemple au hasard, une artiste indienne monte un premier spectacle dans lequel elle parle de ses origines. Elle veut pour son deuxième spectacle monter une pièce de Shakespeare. On lui dira alors qu’elle ferait mieux de rester sur l’histoire de ses origines, ça, c’est bien, hein… », précise Marine, dénonçant « un jeu perpétuel d’injonctions contradictoires qui te cantonnent, t’assignent à tes origines. » 

La réalisatrice Amandine Gay a signé l’an dernier Ouvrir la voix– qui sera projeté le 13 novembre prochain au Tambour, à Rennes (campus Villejean), dans le cadre des Mardis de l’égalité – un long-métrage qui donne la parole aux femmes noires. Elle expliquait alors les difficultés, en France, à produire un film dont le personnage principal serait une femme noire viticultrice lesbienne. Pas assez réaliste, lui a-t-on répondu.

Une telle personne n’existerait donc pas dans l’hexagone ? Elle mêle les voix, les visages, les expériences, les parcours, les orientations sexuelles, les réflexions autour du racisme et du féminisme pour faire apparaître la multiplicité des personnalités qui pourtant ont toutes dû se construire confrontées aux discriminations racistes, sexistes et LGBTIphobes. 

Dans Décolonisons les arts, Amandine Gay écrit alors : « L’intérêt de considérer la racisation comme un processus, c’est que cela permet aussi d’interroger la norme et le pouvoir, face auxquels nous sommes construits comme « Autres ». Je suis Noire à mes yeux (la catégorie « Noire » est certes une assignation raciale mais je choisis aussi de le revendiquer politiquement : je m’approprie le terme Noire, pour ne pas être définie de l’extérieur et en négatif, je m’autodétermine en définissant ma négritude), mais je suis aussi Noire dans les yeux des Blancs.

Dans le contexte français, mon assignation raciale a un sens particulier pour celles et ceux qui appartiennent à la norme et donc à l’histoire de la domination, de l’extermination et de l’asservissement de nombreuses minorités. Comment, dans ce contexte-ci, identifier et nommer mon expérience de vie qui est différente de celle d’une personne blanche, sans le concept de racisation ?

Et quand on me rétorque que le terme racisé risque de faire revenir le racisme biologique, je réponds qu’on se situe sur le plan pratique et politique, pas sur le plan moral ou théorique : ma vie, au quotidien, est déterminée par le fait que je suis identifiée comme Noire, c’est ma réalité, peu importe les idéaux universalistes, mon expérience est celle du traitement différencié et des discriminations. »

L’œuvre collective décrypte alors la nécessité « de se réapproprier les matériaux esthétiques dont disposent les racisé-e-s et de les confronter aux regards internationaux, en cherchant les structures soutenant la production et la diffusion en dehors des lieux dédiés du territoire français. », comme le signale Sandra Sainte Rose Fanchine, danseuse et chorégraphe, rejointe par Mohamed Guellati, comédien, auteur et metteur en scène : 

« Décoloniser les arts ce n’est pas chercher des coupables, descendants de colons. Il faut avoir le courage d’ajouter au roman national, des chapitres, nuancés, complexes, sombres mais pas seulement. L’apaisement et la cohésion s’appuient sur cette reconnaissance. Il nous faut des outils d’appropriation. Il nous faut autoriser ouvertement les récits de toutes les composantes de la société française, particulièrement des trente pour cent d’individus non blancs chez qui déjà depuis des décennies des formes artistiques vivifiantes. »

LA VOLONTÉ D’AVANCER

Décolonisons les arts !est un manuel que l’on ne range jamais vraiment. On le lit par morceaux ou bien d’une traite, et on y revient. Pour comprendre des choses que l’on n’avait pas saisi au moment de la lecture et que l’on peut, après des recherches, des lectures d’ouvrages et d’articles, de l’écoute de la parole des concerné-e-s, après être s’est rendu dans les cinémas, les théâtres, les salles de concerts, les librairies, les bibliothèques, les salles de danse, peut-être cerner davantage. 

Pour avancer individuellement, sans constamment mettre en avant nos efforts de Blanc-he-s qui pourtant refusons l’héritage douloureux d’un monde que l’on passe sous silence. Par confort de privilégié-e-s.

À la question initiale de Françoise Vergès, Leïla Cukierman et Gerty Dambury, la commissaire d’expositions et artiste cinéaste Pascale Obolo répond ainsi :

« Racisée ? Oui. Les artistes de la communauté noire (et j’assume cette expression) produisent dans un contexte socio-politique qui les invisibilise en raison de leur phénotype. La décolonisation des esprits en France s’est arrêtée en chemin et il y a aujourd’hui nécessité de procéder à une relecture de l’histoire coloniale. »

Un processus long, exigeant et impératif. Un processus rigoureux qui mérite une vigilance absolue pour ne pas tomber dans le côté « vitrine Benetton », comme le souligne Marine Bachelot Nguyen. Parce que le glissement s’effectue rapidement. Et symbolise principalement le manque d’intérêt et de compréhension de la problématique profonde, telle que Gerty Dambury la pose :

« Il convient maintenant de poser la question suivante : ces êtres, les Noirs ou les colonisés, et leurs descendants, qui ont été classés, essentialisés dans le rôle des subalternes, relégués au domaine du profane, le plus loin possible du corps sacré, peuvent-ils naturellement et sans réticences être admis à exercer leur imaginaire dans les divers temples qui manifestent le pouvoir et la domination de l’homme blanc ? »

Elle poursuit :

« Aujourd’hui, il nous appartient, sans l’ombre d’un doute, de faire la démonstration, sur les plateaux de télévision, de théâtre, de cinéma, de danse, dans les musées et partout ailleurs où l’art et la culture ont leur place, que nous sommes à même de « déracialiser » notre vision du monde dans lequel nous vivons, ensemble. »

Parce que « Les racisé-e-s sont pourtant chaque jour requis d’expliquer que le racisme et les discriminations existent. On leur demande de prouver à tout moment leur allégeance à un discours abstrait sur les droits – abstrait car il ne prend pas en compte les différences de classe et de genre, héritées d’une histoire patriarcale, misogyne et coloniale -, alors que leur droit à l’égalité est régulièrement dénié. », Françoise Vergès attire l’attention sur un point capital et primordial : l’éducation. 

« Elle (la décolonisation des arts) exige un énorme effort, car il faut désapprendre pour apprendre, il faut développer une forme de curiosité qui demande toujours, comment, qui, pourquoi et pour qui. Or l’éducation nous apprend à ne pas être curieuse/curieux mais à nous déconnecter de notre monde et du monde. (…) Qui ne se souvient pas d’avoir été prié-e, enfant, de cesser de poser des questions car elles « fatiguent » les adultes. C’est encore plus prononcé pour les enfants racisés. »

À la demande, voire à l’obligation, imposée aux artistes (et plus largement aux individu-e-s) racisé-e-s de « pacifier » leurs discours, de « ne rien montre de sa colère, ou accepter d’être sali.e », dans le but d’être écouté-e-s, Leïla Cukierman répond :

« Les résistances passent par les capacités créatrices. Grâce à elles, des soulèvements reconfigurent les possibles. Libération des oppressions et dépassement des traumatismes se saisissent ensemble. (…) Le besoin vital de se projeter et d’advenir passe par la nécessité de se composer un nouvel imaginaire. »

« Les dominants le craignent : QUE LES DOMINÉS S’EMPARENT DU TRAVAIL D’ÉLABORATION SYMBOLIQUE parce que de toute façon les opprimés se révoltent, se lèvent, s’inventent. »

Célian Ramis

Les voix insoumises des condamnées au silence

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Conceiçao Evaristo, auteure engagée pour les droits des femmes et la lutte contre le racisme entre autre, présente son nouveau livre, Insoumises. L’occasion d’aborder la place des afrodescendant-e-s dans la littérature brésilienne.
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Des fragments de récits personnels, elle alimente la mémoire collective africaine et à partir de la fiction, elle comble les morceaux que l’histoire nationale du Brésil a effacé par confort. Le 27 juin dernier, Conceiçao Evaristo, auteure engagée pour les droits des femmes et la lutte contre le racisme entre autre, était de passage à l’espace Ouest France de Rennes pour présenter son nouveau livre, Insoumises (traduit et publié aux éditions Anacaona). L’occasion d’aborder la place des afrodescendant-e-s dans la littérature brésilienne. 

« Les miens et moi avons survécu. Les miens et moi survivons. Depuis toujours. » / « Entretemps, elle cultive chaque jour son don : protéger et soigner la vie d’autrui. C’est un excellent médecin. Elle a choisi la pédiatrie. » / « L’air timide mais déterminé, elle me confia vouloir me raconter un fait de sa vie. Elle voulait m’offrir son corps-histoire. » /

« Je lui parlai du garçon que je portais en moi depuis toujours. Lui, en souriant, dit qu’il ne me croyait pas, et pariait que la raison de tout cela devait être une peur que je portais cachée, dans mon subconscient. Il affirma que j’aimais probablement beaucoup les hommes – simplement je ne le savais pas. Si je restais avec lui, tous les doutes que je pouvais avoir sur le sexe entre un homme et une femme seraient levés. Il m’apprendrait, me réveillerait, me ferait femme. Et il affirma avec véhémence qu’il était sûr de ma flamme, car après tout, j’étais une femme noire ! Une femme noire… »

Qu’elles s’appellent Natalina Soledad, Aramida Florença, Adelha Santana Limoneiro, Mary Benedita, Rose Dusreis, Régina Anastacia ou encore Shirley Paiwào, elles font toutes parties des Insoumises. Kidnappées, réduites en esclavage, violées, moquées, méprisées, dépossédées de leurs corps, violentées ou enragées, elles refusent de se tapir dans l’ombre et le silence en livrant leurs histoires personnelles à Conceiçao Evaristo qui met alors, de sa plume habile et poétique, en lumière et en perspective le caractère collectif de ces récits. Résiliées, dignes et battantes dans l’adversité et la souffrance. 

COMBLER LE VIDE DE L’HISTOIRE

Au départ, le livre nait d’une provocation : « Lors d’un colloque littéraire, on m’a demandé ‘Mais pourquoi les histoires de femmes noires ont toujours une fin triste ?’ et je lui ai répondu que si elle voulait voir une fin heureuse, il fallait regarder une telenovela. Malgré tout, la remarque m’a titillée. »

Depuis le début de sa carrière, Conceiçao Evaristo s’attache à délivrer ce qu’elle appelle « l’écrit-vie » dans lequel elle retrouve la mémoire collective de ce qui a été effacé par le discours colonial en y mêlant ses souvenirs personnels, la vie dans les favelas, les mythes et légendes d’Afrique.

« Les auteur-e-s Noir-e-s cherchent à avoir un contre discours pour montrer d’autres personnages. Ils/elles se réapproprient les mythes et mémoires comme espace fondateur. »
souligne-t-elle.

La littérature afrobrésilienne existe depuis longtemps en parallèle d’une littérature nationale qui n’a pas voulu intégrer des personnes racisées à ses textes après l’abolition de l’esclavage et la période coloniale. Pourtant, ce milieu s’en défend, procédant à l’éloge du métissage :

« Mais c’est un métissage qui tend vers le blanchissement. Un des personnages de la littérature brésilienne « moderne » est un Noir sans caractère qui traverse une rivière et en ressort tout blanc… »

Ainsi, la matrice culturelle africaine est exclue de l’histoire nationale, tout comme le sont les afrodescendant-e-s, chassé-e-s de l’espace urbain ainsi que des instances de pouvoir, comme le prouve encore aujourd’hui l’assassinat de Marielle Franco, conseillère municipale, Noire, lesbienne, engagée pour l’amélioration des conditions humaines.

« Nous avons perdu une partie de notre passé. Le vide historique peut être comblé par la fiction. »
commente l’auteure afrobrésilienne.

Les personnages Noirs sont souvent limités et apparaissent généralement comme stéréotypés : les hommes sont dépeints comme voleurs et/ou fainéants et les femmes comme sensuelles, dépravées et/ou douées pour les tâches ménagères. Les personnages historiques sont soit ignorés, soit méprisés. À l’instar de la puissante reine d’Afrique centrale, Njinga.

« Malgré sa réussite hors du commun et un règne de plusieurs décennies – comparable à celui de la reine Elisabeth I en Angleterre -,elle a été calomniée par ses contemporains européens et les auteurs plus tardifs, qui l’ont traitée de barbare, de sauvage incarnant ce que la femme a de pire. On l’a décrite comme une cannibale assoiffée de sang, capable de tuer les nouveau-nés et d’assassiner ses ennemis.

On lui a également reprochée d’avoir défié les normes de genre, porté des vêtements d’homme, pris la tête d’armées, entretenu un harme d’hommes mais aussi d’épouses, et ignoré les vertus féminines propres aux mères. Beaucoup plus tard, aux XVIIIe et XIXe siècle, des romanciers l’ont peinte sous les traits d’un être dégénéré, animé de désirs sexuels anormaux, s’adonnant à des orgies barbares. », indique l’historienne Linda M. Heywood dans son livre Njinga – Histoire d’une reine guerrière (1582 – 1663),préfacé par Françoise Vergès et publié fin août aux éditions La découverte.

LA PULSION DE VIE

Les œuvres de Conceiçao Evaristo sont marquées par sa condition de femme, Noire, brésilienne :

« Consciemment, je veux mettre au centre de la scène littéraire les gens Noirs. Et je veux apporter l’oralité dont j’ai hérité : l’oralité afrobrésilienne. Et apporter des vécus afrobrésiliens. Inconsciemment, je suis guidée par ma subjectivité de femme noire, issue d’une classe populaire, et cela influe sur ma manière de raconter. »

Et ainsi, elle participe à la déconstruction des idées reçues encore intégrées dans une société raciste et sexiste. Victimes du système, ses personnages vont au-delà de ce que l’on attend d’eux en tant qu’individus racisés. Au contraire, elle montre au travers des parcours de douleurs l’espoir et la résilience. Et s’intéresse particulièrement à la manière dont ils se reconstruisent et la détermination à vivre.

« Il y a une pulsion de vie qui les pousse à se battre de manière positive. Tous les peuples colonisés ont une pulsion de vie. Elle a commencé sur les bateaux négriers. Sinon, ils meurent pendant les traversées. C’est un principe de la culture africaine : plus la personne se livre à sa douleur, plus elle va faiblir car elle va perdre le contact avec les forces positives.

On retrouve donc ce processus dans l’esclavage : quand ils étaient battus, les esclaves riaient ou chantaient. Les colonisateurs disaient alors que les esclaves n’avaient pas d’âmes parce qu’ils ne ressentaient rien. La fête, on peut la comprendre comme un signe de résistance. », analyse l’auteure qui avoue également qu’écrire fait mal :

«Moi aussi je souffre dans la construction de ces personnages. Car soit ils sont proches de moi, soit ils sont proches des gens qui me sont proches. Écrire, c’est aussi une manière de saigner. »

Sans oublier que la littérature est un moyen de faire résonner la voix des condamnées au silence.

Célian Ramis

Danse indienne : au coeur d'une tradition

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Le Triangle, Rennes
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Art traditionnel du Kérala, au sud de l'Inde, le Kathakali est une forme de théâtre dansé utilisée pour raconter les grandes épopées classiques. Pratique essentiellement masculine, quelques femmes y font tout de même leur place.
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Ce qui en Inde dure traditionnellement toute une nuit a été adapté pour le public français à un spectacle de 2h mais aussi à un atelier de sensibilisation, une conférence-performée et une exposition. Fin janvier, la compagnie Prana, basée à Rennes, et le Triangle invitaient le public à la découverte d’un art traditionnel de la région du Kerala, au sud de l’Inde, le Kathakali.

Théâtre dansé, hérité de l’ancien théâtre Sanskrit et de rituels de transe des temples hindous, il raconte les grandes épopées classiques. L’occasion de s’ouvrir à une partie de la culture indienne à travers cette pratique essentiellement masculine – et comprendre pourquoi les femmes y sont minoritaires - et de s’intéresser à ses codes très particuliers pour les novices. Mais aussi plus largement une opportunité pour interroger nos représentations occidentales. 

C’est une expérience inédite qui se déroule sur la scène du Triangle, ce mardi 30 janvier. Aux alentours de 18h, la cité de la danse ouvre les portes de l’auditorium aux curieux-ieuses. Sur une tringle, prenant la largeur du plateau, sont étendus des accessoires et des parures brillantes et étincelantes. Sur une natte, un homme allongé se fait maquiller. Le travail est minutieux. Méticuleux.

À base de pigments naturels de couleur, de pâte de riz et de chaux, les peintures faciales peuvent demander plusieurs heures de préparation. Parce qu’il en va là de la symbolique des personnages. Sur le tapis tressé voisin, la chorégraphe Brigitte Chataignier, assise en tailleur, écouteurs fixés aux oreilles, se concentre sur les mouvements qu’elle va devoir effectuer.

Et à quelques mètres d’elle, sa fille, Djeya Lestrehan se pare de son costume, aidée par d’autres acteurs-danseurs, qui effectueront eux des seconds rôles ou feront de la figuration, ne nécessitant ainsi pas de vêtir les mêmes tenues imposantes que les protagonistes principaux.

Tout s’opère dans le calme alors que quelques instants plus tard le rideau se fermera. Divisant ainsi le plateau en deux parties sous les yeux des nombreux-euses spectateurs-trices : les loges et la scène. Celle qui accueillera dès 20h le théâtre dansé venu tout droit du Kérala, région au Sud de l’Inde, le Kathakali, un spectacle pour lequel la compagnie Prana, fondée à Rennes depuis 1995 par Brigitte Chataignier et Michel Lestrehan, a convié des spécialistes indiens, qu’ils soient acteurs-danseurs, maquilleurs ou musiciens.

L’ESSENCE DU KATHAKALI

La veille, une conférence-performée était organisée au Tambour, sur le campus de Villejean, pour sensibiliser le grand public à cet art traditionnel, dit art classique. « Katha signifie l’histoire et kali le jeu. Lié aux grands mythes de l’hindouisme, il est là pour mettre en scène le triomphe du bien sur le mal. », commente Michel Lestrehan, danseur et chorégraphe, formé au Kathakali depuis plus de 30 ans, directement au Kérala qui a vu au 17e siècle évoluer cette pratique, dérivée et imprégnée de l’ancien théâtre Sanskrit (kutiyattam), d’un art martial local (kalarippayatt) et de chants védiques.

À cela s’ajoute la maitrise des mudras, le langage des mains, des expressions du visage et de l’intention du regard. Et tous ces éléments servent le propos : transmettre les grandes épopées mettant en scène les héros, les dieux et les démons, issues de Ramayana et Mahabharata.

« Le Kathakali connaît une longue longue évolution. Dans les costumes, les apports de percussion, etc. Il y a peu de traces écrites. C’est de l’ordre de la tradition orale, de la transmission avant le 17e siècle. Les 17e, 18e et 19e en sont les grandes périodes mais l’influence des colonies anglaises a poussé l’élite à délaisser le Kathakali et ses troupes privées. Les artistes ne pouvaient alors plus en vivre. Ce n’est que plus tard que cet art a été repris et retransmis à des acteurs. En 1930, l’académie du Kalamandalam est créée et devient une grande école ! », poursuit le spécialiste.

ÉVOLUTION PERMANENTE

Aujourd’hui encore, il connaît des mutations. Parce que la TV et Internet sont arrivés dans les foyers. Parce que les rythmes de travail ne sont plus les mêmes. Si une partie de la population reste attachée à cette tradition, il n’est plus toujours possible de la pratiquer « à l’ancienne », soit dans les temples, de la tombée de la nuit à l’aube.

Les formes ont été adaptées à de nouveaux lieux plus institutionnalisés, raccourcies, sans toutefois en perdre l’essence et l’esthétique, et jouées en journée ou en soirée :

« Ça reste encore très vivant, avec beaucoup de public. Parce que les artistes font des conférences performées dans les écoles ou encore grâce à la création des Kathakali Clubs, qui sont des associations privées, on assiste à une renaissance depuis 10 ou 12 ans. L’État aide financièrement certaines écoles. Sinon, de riches mécènes organisent aussi des cours de 3 ou 4h. Pas forcément toute la nuit. C’est vrai que toute une nuit de Kathakali, c’est contraignant et très dur s’il faut aller travailler le lendemain – mais s’endormir à des moments fait aussi partie de l’expérience – mais c’est très intéressant de passer de la nuit au jour sous cet angle-là, de sentir cette relation au cosmique, à la Nature et de s’imprégner entièrement de cette culture. »

Autre nouveauté également à souligner aussi infime soit-elle : l’arrivée de quelques femmes dans cette discipline exclusivement masculine à l’origine, les hommes interprétant eux-mêmes les rôles féminins. Malgré la création d’une troupe féminine au Kérala, elles restent encore très minoritaires à s’y former, n’ayant pas le droit d’accès aux écoles :

« Les filles indiennes peuvent étudier le Kathakali mais uniquement avec des maitres privés. »

Exceptions faites pour les femmes étrangères, comme nous le dira Brigitte Chataignier lors de l’atelier qu’elle animait avec Djeya Lestrehan, au Triangle, dans l’après-midi du 27 janvier.

UN LONG APPRENTISSAGE

Face à une vingtaine de participant-e-s, qui paradoxalement sont majoritairement des femmes, les deux danseuses vont transmettre, trois heures durant, une petite partie de la culture qu’elles ont elles-mêmes apprises en Inde. Ou du moins un aperçu. Car l’entrainement des artistes requiert des années et des années de répétitions, rigoureuses et minutieuses.

« Il faut beaucoup de patience, beaucoup de persévérance. En Inde, tant qu’on n’y arrive pas, on reste, on prend son temps, on se concentre, on travaille. », signale la chorégraphe.

C’est ce que le danseur nous délivre, au Tambour, exécutant la salutation avant de passer aux frappes de pied, mouvements importants permettant aux danseurs de se préparer au massage qu’ils recevront après quelques exercices au rythme soutenu, afin d’assouplir le corps - en particulier le bassin, les jambes et les genoux – nécessaire pour pouvoir bien ouvrir les articulations. Nécessaire aussi pour ensuite pouvoir aborder la technique, l’enracinement des pieds, le travail des mains, la coordination avec le regard et le travail expressif.

« En moyenne, on dit qu’il faut entre 8 et 12 ans pour former les acteurs-danseurs (qui sont environ 200 au total avec les musiciens et maquilleurs) qui au début commenceront par simplement accompagner leurs maitres qui eux jouent les grands rôles. Ça peut durer longtemps avant que ce soit leur tour ! Mais comme ils vont danser jusqu’à 80 ans, ils ne sont pas pressés. Ils font parfois de la figuration mais c’est dans l’ordre des choses, ils l’acceptent. », précise Michel Lestrehan.

UN LANGAGE CODIFIÉ ET SYMBOLIQUE

Ils apprennent le répertoire classique, sans l’accompagnement des musiciens (excepté quelques jours avant la représentation), l’enseignement traditionnel voulant que le rythme soit simplement donné par des frappés de bâtons et par les syllabes rythmiques. Si ce sont les chanteurs qui racontent les histoires à travers les védas, les acteurs possèdent un langage symbolique et très codifié, basé sur les expressions des mains, dont l’origine est très ancienne.

Aux 24 mudras, ils combinent des mouvements bien spécifiques, multipliant ainsi les termes : « Avec 5 ou 6 mudras, on compte environ 500 mots déjà. On peut utiliser le même mudra avec des mouvements différents, cela ne signifiera pas la même chose. On peut représenter un roi, la terre, un lion, un éléphant par exemple. Ou encore un démon, une divinité, une belle femme, une mère… »

Ils y ajouteront ensuite les expressions des yeux, codifiées également, en 9 sentiments de base : « Le sentiment amoureux/la beauté, la moquerie/le mépris, la tristesse, la colère, l’héroïsme, la peur, le dégoût, la surprise et la sérénité. Tout cela va se moduler selon la qualité des personnages et des situations. Les nobles n’ouvrent pas la bouche tandis que les démons ouvrent grand la bouche, poussent des cris. En tout cas, le sentiment amoureux, de la beauté, prédomine tous les autres. Toujours dans cette optique du bien sur le mal.

À l’opposé de la conception chrétienne, le rasa (en Sanskrit, cela désigne la « saveur » générale de l’œuvre littéraire, dramatique ou musicale) partagé entre le public et les artistes prend sa dimension dans la beauté et l’amour. Dans l’identification au divin. Comme une expérience transcendantale. On chante la beauté des dieux. Les védas n’ont d’ailleurs de valeur que s’ils sont chantés. C’est là l’importance de la transmission orale parce qu’ils s’agit là de textes rédigés entre 3600 et 2500 ans en arrière. Ce sont des chants d’invocation aux divinités, dont la technique vient des temples du Kérala, et qui souligne la relation du dévot à la divinité. »

Autre code qui sert de référence au public : le maquillage. On reconnaitra la valeur d’un personnage à la couleur prédominante de son visage. Le vert pour les personnages nobles et vertueux, le vert et le rouge pour les personnages ambivalents (héroïques mais avec un ego surdimensionné), le noir pour les chasseurs cruels et sauvages, le rouge pour les démons, le jaune pour les personnages féminins.

Mais tout n’est pas si simple puisqu’à cela peut s’ajouter trois types de barbes (blanche, rouge ou noire) et que les cinq éléments de base peuvent être remaniés, comme tel est le cas pour le dieu-singe Hanuman. « On peut faire le parallèle avec l’opéra. Les types de voix correspondent aux bons, aux ambivalents ou aux méchants. Dans le Kathakali, ce sont les types de maquillage. », précise Michel Lestrehan.

UNE ÉPOPÉE DIVINE ET GRANDIOSE

Difficile pour nous alors de tout intégrer rapidement et de comprendre tous les codes, issus de traditions et d’arts savants ancestraux. C’est pourquoi, au Triangle, le spectacle était sur-titré, permettant ainsi à chacun-e de saisir le récit de Torana Yudha (La guerre du portail), une des premières histoires écrites par Kottarakkara Tampuran – deuxième moitié du 16e siècle – tirée du Ramayana.

On assiste ici à l’épopée d’Hanuman, qui bondit au dessus de l’océan, en direction de l’île de Lanka, pour porter un message à Sita – fille de la déesse Terre retenue prisonnière par le roi démon Ravana – de la part de son époux, le prince Rama : elle sera bientôt délivrée. En chemin, il affronte des créatures marines, des démons ivres qui gardent la cité et une terrible démone, maudite par Brahma qui ne pourra reprendre sa forme divine qu’en recevant la gifle d’un singe.

Dans les jardins du Lanka, il observe Ravana, qui une fois seul, sans son épouse Mandadori, courtise Sita, lui offrant bijoux et tissus. Celle-ci refuse, prête à mourir de l’épée de Ravana plutôt que d’accepter ses avances et ainsi trahir Rama, son bien-aimé. Alors qu’Hanuman vient la consoler, il se laisse capturer par les soldats du roi démon et sa queue est brûlée, lui servant ainsi de torche pour incendier Lanka. Sauf le jardin dans lequel se trouve Sita.

Les scènes sont grandioses. Entre les moments de chants très intenses et chargés d’émotions, l’accompagnement sans relâche des tambours maddalam et chenda – appuyant les intentions des acteurs-danseurs et la dimension magique des représentations – et la beauté et la splendeur des costumes et des maquillages, le spectacle est impressionnant. De par tous les savoirs ancestraux qu’il transmet et de par la découverte à laquelle il nous invite.

Toutefois, on ne peut s’empêcher de rester sceptiques face au message délivré : les hommes se battent pour sauver les femmes, en danger et sans défense, dont les rôles sont quasiment de la figuration. En résumé.

PAS DE PLACE POUR LES FEMMES ?

« Le Kathakali est de style tandava, dynamique, avec des mouvements virils – ce n’est pas péjoratif – avec les frappes de pied, les caractères assez fiers… Ils se battent, ils sont énergiques, un peu machos sur les bords. À l’encontre du lasya qui correspond à une expression des sentiments plus douce. C’est ce que l’on va trouver dans la danse féminine du Mohini Attam. C’est un peu la petite sœur du Kathakali, mais c’est moins narratif, plus basé sur des sentiments, sur des poèmes adressés au bien-aimé. Plus en souplesse. »

C'est ce qu'explique Brigitte Chataignier qui s’est formée à ces deux arts entre 1987 et 1993, au Kérala, dans une grande académie, avant d’y retourner une année supplémentaire pour suivre un enseignement avec des maitres privés, auquel assistait également sa fille, née en Inde.

« Bien que nous soyons des femmes, nous avons été introduites dans le Kathakali. Quand on est étrangères, on a plus d’accès. Les indiennes peuvent le faire mais c’est quand même dur d’avoir accès aux enseignements. Moi, j’étais mariée, installée « familialement » donc on me foutait la paix. »
précise-t-elle.

Pouvoir pratiquer les deux, et convoquer ainsi l’énergie masculine et l’énergie féminine, est une grande opportunité pour la chorégraphe qui avoue que le Kathakali est toutefois un challenge physique. Elle fait alors en fonction de son état, de ses humeurs, sans se forcer ou se contraindre. Mais une femme pourrait-elle interpréter les grands rôles de cet art classique ?

« Ça demande beaucoup de force mais si elle arrive à un certain niveau, oui, c’est possible. Mais il y en a très peu. On peut accéder à tout si on assume ce que l’on fait. Si on sert l’art, il n’y aura pas de problème. Les femmes en Inde sont très respectées dans ce milieu-là mais après, il faut avoir envie de se retrouver seule au milieu uniquement d’hommes. Faut être bien dans ces baskets, ce n’est pas évident… »

UNE VISION CARICATURALE…

Quand on cherche à aborder avec elle la condition des femmes là-bas, on sent une certaine crispation. Le sujet est complexe. Parce que les cultures se confrontent. L’Occident dépeint un tableau caricatural de la situation des femmes indiennes. On ne les voit que comme des objets, des victimes de viol ou victimes d’un jet de vitriol au visage lorsqu’elles refusent un mariage arrangé. D’un autre côté, on ne peut nier cette réalité.

« L’Inde a beaucoup changé entre les années 80 et maintenant. La condition féminine s’est affirmée mais d’un autre côté, la violence à l’encontre des femmes s’est accentuée. À un moment donné, je me sentais plus indienne que les indiennes. Mais au fond, je suis occidentale. Les rapports sont plus égaux entre les hommes et les femmes ici que là-bas. Mais en fait, la notion d’égalité nous apparaît à nous mais pas forcément à eux. Il y a chez certaines une totale acceptation du mode de vie, les mariages arrangés, elles en sont fières. La plupart des femmes que j’ai pu observer quand j’étais là-bas sont plutôt heureuses et vivent bien. », commente Brigitte.

Même discours du côté de Léna Hagel, rencontrée à la Maison de quartier de Villejean à l’occasion de sa conférence gesticulée « Mon corps, une arme de résistance massive » (lire le Celle qui, p.2 et 3) qui a passé sa 23ème année en Inde :

« C’est très très caricatural ce que l’on entend sur l’Inde. Pour moi, ça a été un déclic d’aller là-bas. Je m’y suis sentie très très bien et ça a été un révélateur de ma féminité. J’ai assumé, affirmé et posé ma féminité. Les Indiennes sont magnifiques avec leurs regards de braise, leur jasmin dans les cheveux, la manière de se tenir droite lorsqu’elles sont en sari… »

Dur de ne pas sourciller quand seule l’apparence physique de ces femmes est mise en avant. Dans le milieu de l’art, Brigitte Chataignier nous l’assure, « il faut un sacré bagout pour être danseuse ». Elle a d’ailleurs, il y a plusieurs années, fait venir un groupe de danseuses traditionnelles en France afin de travailler la question du droit des femmes et de l’égalité. Pour observer, en douceur précise-t-elle, l’idée n’étant pas de bouleverser, et de juger, leur éducation et leur culture, comme souvent les Occidentaux-ales peuvent avoir tendance à le faire :

« Elles ont noté des choses qu’elles trouvaient intéressantes mais ont aussi constaté que sur certains plans, elles préféraient la manière dont cela se passe dans leur pays. J’ai mené également un autre projet sur le fleuve que l’on a comparé à une femme, pour alerter sur la Nature. Le vrai problème est celui du respect… Le fleuve est comparé à une femme mais paradoxalement il est terriblement pollué. Ce spectacle a tourné en Inde, avec, autour des actions de sensibilisation auprès des filles. »

LIBERTÉ ET TRANSMISSION

Pour elle aujourd’hui, l’important est de transmettre. De passer le flambeau des savoirs ancestraux conservés dans les traditions, comme elle l’a fait avec sa fille et comme le fait en cours ou lors d’actions de sensibilisation. Notion primordiale également dans la culture indienne.

« À des événements comme l’atelier de découverte du Kathakali, la conférence-performée et même le spectacle, on ne fournit que quelques éléments de cette culture. En apprenant vraiment tous les savoirs et en pratiquant ces formes d’art classique, je trouve que c’est extrêmement formateur et ça permet de s’ouvrir sur soi-même, sur les autres, sur le monde. Et puis, chacun est libre après d’en faire ce qu’il veut. Quand on prend de l’âge, on prend aussi des libertés. On s’affranchit de ses maitres et on transmet à notre tour. », conclut la chorégraphe qui résume bien là le droit à la liberté individuelle et au libre arbitre.

 

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Voyage au coeur d'une tradition indienne
À la découverte du kathakali
Au sein de la compagnie Prana

Célian Ramis

L'empowermeuf selon les Georgette !

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Faut-il s’appeler George pour être prise au sérieux ? Non. C’est la réponse du collectif Georgette Sand, dont quatre membres étaient de passage à Rennes le 16 février dernier.
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Faut-il s’appeler George pour être prise au sérieux ? Non. C’est la réponse du collectif Georgette Sand, dont quatre membres étaient de passage à Rennes le 16 février dernier. Ce jour-là, elles n’étaient pas seules, loin de là. Accompagnées des 75 femmes dont elles ont dressé le portrait dans l’ouvrage Ni vues ni connues, elles participent à la réhabilitation de certaines figures féminines oubliées ou méprisées de l’Histoire, à tort.

Pour que les héroïnes d’hier inspirent les héroïnes de demain. Ou pour que les héroïnes de demain soient inspirées par les héroïnes d’hier. Peu importe. Le message est identique. La société a besoin de modèles, de références, d’exemples de femmes artistes, scientifiques, aventurières, intellectuelles, militantes ou encore de femmes de pouvoir. Sans oublier les méchantes inventées ou avérées.

Pour prendre conscience qu’au fil des siècles et à travers tous les continents, elles ont marqué leurs époques et participé à l’évolution de la société. Malgré cela, en 2018, peu d’entres elles figurent dans les pages des manuels scolaires, en histoire, en philo, en littérature… En tant qu’auteures, tout autant qu’en tant que personnages, comme en témoignent les nombreuses études réalisées par le Centre Hubertine Auclert.

En 2015, par exemple, le centre francilien de ressources pour l’égalité femmes-hommes souligne que les « femmes et les filles restent sous-représentées (dans les manuels de lecture du CP, ndlr) : sont dénombrées 2 femmes pour 3 hommes, soit 39% de femmes. D’une manière générale, les femmes sont minoritaires dans toutes les sphères où elles apparaissent, sauf dans le cadre de la parentalité et des activités domestiques. »

En octobre 2017, alors que les éditions Hugo Doc (collection Les Simone) publient l’ouvrage du collectif Georgette Sand, Ni vues ni connues – Panthéon, Histoire, mémoire : où sont les femmes ?, on peut lire dans la préface, signée Michelle Perrot : « Histoire – faut-il le rappeler ? – est un mot ambivalent. Il signifie : 1) ce qui s’est passé ; 2) le récit que l’on en fait. Les femmes étaient assurément présentes au premier niveau, personne ne le conteste, même si on n’en parle pas. Mais elles disparaissent au second, celui du récit. »

Pourquoi ? « Parce que le récit est souvent fait par les hommes », commente Perrine Sacré, une des Georgette présentes dans la capitale bretonne ce 16 février, à l’occasion de leur intervention au lycée et de leur rencontre à la librairie La Nuit des Temps, à Rennes.

DÉNONCER UN PROBLÈME SYSTÉMIQUE

En 2014, est fondé le collectif Georgette Sand. Autour de la question « Faut-il s’appeler George pour être prise au sérieux ? » et autour d’une volonté commune d’agir pour la visibilisation des femmes dans l’espace public. Elles dénoncent la taxe rose, la taxe tampon, les produits genres et sexistes et lancent le tumblr « Les invisibilisées ». Contactées par une éditrice en 2015, elles démarrent le projet un an plus tard, elles sont alors 21 autrices, dont 2 cheffes de projet.

« Nous ne sommes pas autrices à la base, nous avons toutes des carrières en parallèle. Nous avons mis en place un tableau, dans lequel nous mettions les noms des personnes sur lesquelles on voulait travailler. On faisait nos portraits de notre côté et on échangeait beaucoup entre nous. Ce sont des femmes qui ont été invisibilisées, il y a donc peu d’infos sur elles. », explique Charlotte Renault.

Ainsi, 75 femmes sont présentées dans l’ouvrage, « de toutes les époques et de tous les continents, pour montrer l’intégralité du problème qui est globalisé et systémique », précise Elody Croullebois.

On trouve alors la suédoise Hilma af Klint, pionnière de l’art abstrait, la chinoise Bow-Sim Mark, grande maitresse du kung-fu, l’américaine Bessie Coleman, première aviatrice afro-américaine à traverser l’Atlantique, l’indienne Lakshmi Bai, la légendaire reine guerrière, la mexicaine Petra Herrera, révolutionnaire, l’algérienne Kâhina, reine des Aurès et figure de la résistance berbère, la française Paulette Nardal, pionnière de la Négritude – mouvement d’émancipation et de réflexion sur la condition noire, ou encore les dominicaines Minerva, Patria et Maria Mirabal, militantes engagées contre la dictature, et la béninoise Hangbé, reine féministe et cheffe des troupes.

RÉHABILITER LES OUBLIÉES

On voudrait les citer toutes. Parce que leurs parcours sont inspirants, d’un part. Et parce qu’elles ont toutes été victimes d’injustices, d’autre part. Méprisées, oubliées, ignorées, rayées de l’Histoire. Le collectif Georgette Sand les réhabilite à travers des biographies courtes, accessibles à tou-te-s, optant pour un ton léger et impactant, et montre précisément les mécanismes d’invisibilisation, dans l’optique de les déconstruire.

« Nous n’avons pas retenu toutes les femmes auxquelles nous avions pensé au départ. Soit parce qu’elles n’étaient peut-être pas tant invisibilisées que ça, comme Olympes de Gouges par exemple, soit parce que c’était redondant et que nous voulions montrer des profils différents. Par contre, nous avons gardé certaines femmes qui sont connues quand elles le sont pour de mauvaises raisons, comme Camille Claudel par exemple. », explique Perrine Sacré, rejointe par Elody Croullebois :

« Aussi, des femmes étaient « éliminées » quand nous n’avions pas assez de sources fiables, que l’on n’arrivait pas à démêler la vérité de la légende, que les infos semblaient manipulées car le but est d’être scientifiquement exactes. »

Ainsi, dans Ni vues ni connues, Camille Claudel retrouve sa qualité de sculptrice et n’est plus simplement la muse-amante dingo de Rodin. Marie Curie est une scientifique brillante à part entière et n’est pas seulement la femme de Pierre. Margaret Keane est bien l’auteure des peintures aux grands yeux, dont son mari s’est attribué le mérite pendant 30 ans. Sojourner Truth n’est pas qu’une ancienne esclave mais aussi et surtout une militante pour l’intersectionnalité des luttes et pour le droit de vote des Noir-e-s et des femmes aux Etats-Unis et la première femme noire à gagner un procès contre un homme blanc. Hedy Lamarr n’était pas juste une actrice glamour d’Hollywood, elle a aussi inventé le wifi. Et c’est bien Marthe Gautier qui a découvert la particularité de la trisomie 21 et non Jérôme Lejeune, qui s’en est pourtant attribué la paternité.

RÉALISER QUE C’EST POSSIBLE !

Pour Anne Lazar, on remarque « que souvent, pour les hommes, on valorise l’accomplissement de leurs travaux, tandis que pour les femmes, on met en avant leurs vies personnelles et sentimentales. » L’Histoire, écrite par les hommes, efface leurs homologues féminines, à cause du sexe et de la couleur de peau. Et le langage utilisé participe à cette invisibilisation.

« En effaçant la féminisation des termes, on efface le fait que les femmes puissent en faire partie. On oublie inconsciemment par exemple qu’une femme peut être « docteur ». », poursuit Anne. Les Georgette, qui prônent « l’empowermeuf », rappellent à travers leur bouquin – qui pourrait être le premier volume d’une collection conséquente – l’importance du matrimoine mondial.

Pour déconstruire les idées reçues intégrées autour du genre, de la couleur de peau ou de la condition sociale. Et pour donner aux filles et aux femmes la possibilité de s’imaginer autrement que dans les cases rigides dictées par le patriarcat. Un message qu’elles répandent avec enthousiasme et sans jugement :

« Quand on a commencé, je connaissais une dizaine de noms dans la liste ! Même de nous elles étaient ignorées. Mais c’est l’effet domino. On fait des recherches sur une femme, puis on en trouve une autre, et encore une autre et on finit par en voir apparaître plein ! On se rend compte à quel point c’est utile de faire ça et les gens que l’on rencontre ou à qui on en parle, ou les élèves quand on intervient dans les classes, les profs avec qui on discute, le réalisent également. »

Célian Ramis

L'exploration d'un genre nouveau

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Saint-Malo
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C’est un coup de cœur immédiat pour la bande dessinée Bleu Amer qui nous a mené à rencontrer ses créateurs, Sophie Ladame et Sylvère Denné, à Saint-Malo.
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C’est un coup de cœur immédiat pour la bande dessinée Bleu Amer qui nous a mené à rencontrer ses créateurs, Sophie Ladame et Sylvère Denné, à Saint-Malo, avant que les deux complices ne mettent le cap sur Angoulême, pour le festival international de la bande-dessinée, du 25 au 28 janvier.

Ce n’est pas leur première collaboration. Tous deux bénévoles il y a 10 ans pour monter les expositions au festival Quai des Bulles, ils ont ensuite monté une maison d’édition. Elle, est navigatrice et dessinatrice « sur le vif ». Les paysages du monde, elle les a croqué dans des carnets de voyage. Lui, a été négociateur immobilier, barman, scénographe d’expo et est un véritable bédéphile. Elle le dit, il est son libraire personnel.

Partageant une esthétique et des loisirs communs – comme « le bateau, se balader sur les bancs de sable, aller dans les bistrots », précise Sylvère Denné – ils ont fini par se lancer, et relever, le défi de produire ensemble leur première bande-dessinée.

Sortie le 10 janvier 2018, l’histoire de Bleu Amer se déroule en juin 1944, sur l’île de Chausey. Alors que Suzanne et Pierre vivent une vie quelque peu monotone, l’arrivée d’un parachutiste américain pourrait bien bouleverser leur train-train quotidien et divisait par la même occasion les habitant-e-s.

S’ils se sont inspirés d’un fait divers, le scénario reste une fiction pure, aux allures réalistes tant la dessinatrice trace avec justesse l’ambiance de l’île, de ses paysages somptueux au granit de ses roches. Si elle reconnaît la difficulté à passer des carnets de voyage à la bande-dessinée, en revanche, elle garde son fidèle crayonné : « Le croquis permet de retranscrire le ressenti que l’on a, le vécu. »

Le duo est complice. Ils se complètent, se coupent la parole, chantonnent du Gainsbourg lors de la séance photo dans la galerie de Sophie Ladame (rue des marchés, à Saint-Malo), se taquinent et vont jusqu’à inverser les rôles. « Dans la BD, le personnage féminin a beaucoup de Sylvère et le personnage masculin a beaucoup de moi. Dans les mains, la personnalité… », commence Sophie, avant que Sylvère n’ajoute en rigolant : « C’est vrai, dans la réalité, c’est elle qui tire des bords et moi qui pêche à pied ! »

En amont, l’auteur s’est rendu sur l’île de Chausey pour prendre des photos, en guise de repérage pour la maison des protagonistes, l’église, le cheminement. Avant d’y retourner en compagnie de la dessinatrice qui s’inspire alors de ce qu’elle voit et ressent, tout en ajoutant des éléments déjà intégrés par le passé. Comme son bateau par exemple.

« Il y a un peu de tout. J’ai fait par rapport à des photos, à Sylvère qui pose, à mon bateau, à la fois où je suis allée là-bas. On a pris aussi un peu d’archives de guerre mais très peu. Le moins possible. Ce qui est important, c’est de servir le propos et l’histoire, qui d’ailleurs est transposable. On était concentrés sur les protagonistes et sur le fait que ça sonne vrai. Avec les cailloux, les homards. On a fait plein de homards ! Plein de recettes ! Pour les dessiner avec précision dans la coupe. », s’amuse Sophie Ladame.

Des anecdotes comme celle-ci, ils en ont plein en mémoire. L’instant est joyeux. « On a regardé plein de sauts en parachute ! Bon après, ce n’est pas un bouquin d’histoire que l’on a fait. Par exemple, la croix qu’il y a sur l’île, elle n’y était pas encore en 44. Mais c’était pour l’empreinte. », souligne Sylvère Denné.

« Pour les personnages, j’ai utilisé Sylvère pour le prêtre, je me suis prise en modèle pour Suzanne, et j’ai utilisé des photos d’acteurs pour les autres. On pourra reconnaître De Niro, Bruce Willis ou encore James Dean… Nous prendre en personnage, c’est une manière de nous mêler à l’histoire. Parce que le choix d’une approche fictionnelle, c’est aussi pour pouvoir raconter plus de choses. », commente Sophie Ladame.

Ainsi, le postulat de départ ne sert que de matière au duo qui déroule une histoire favorable à de nombreuses interrogations. La relation amoureuse, le fantasme, le sentiment d’humiliation, la trahison… Bleu Amer démontre la complexité de l’âme humaine et aborde en filigrane la question du choix et de la vie rêvée.

Et parmi les thèmes, celui de la culpabilité inculquée aux femmes. Au téléphone, la dessinatrice nous prévient, son collègue a une tendance à l’humour misogyne. Il aime la faire enrager avec des blagues machos. En face-à-face, c’est pourtant lui qui entame la discussion autour du personnage de Suzanne :

« Elle est touchante, elle porte un peu tout sur ses épaules. Avec l’arrivée du soldat et les insinuations des habitants, Pierre s’est senti humilié. Est-ce qu’il a raison ou pas ? L’idée n’est pas de donner la réponse mais de saisir le fond qu’il y a en chaque être humain. »

Sans en faire une histoire féministe, Sophie Ladame soulève une problématique encore très actuelle : « Là, il s’agit d’une autre époque mais on culpabilise encore beaucoup les femmes aujourd’hui. Ce n’est pas la même chose pour les mecs. On ne sait pas si c’est elle qui cause la fin de l’histoire mais forcément, elle ne peut s’empêcher de culpabiliser. »

Malgré tout, Bleu Amer offre aux lecteurs-trices la liberté d’interpréter l’imaginaire des deux compères. En faisant parler les corps, en s’attachant aux regards, aux expressions des visages, en utilisant peu de texte, parfaitement réparti au fil des pages. Sans oublier la couleur bleue, « qui devient un langage à part entière », signale Sylvère Denné.

Un récit poétique et humaniste, tout en profondeur, qui laisse présager la venue d’une deuxième bande-dessinée « plus ambitieuse, plus dense » sur un bagnard dont le fantasme va le mener à la création et ainsi à une certaine forme de liberté. Avec toujours ce leitmotiv : transposer le vécu pour le modeler et en ressortir une matière universelle.

 

 

 

Célian Ramis

8 mars : Rennes a rendez-vous avec son matrimoine

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« Celle qui voulait tout », c’est la peintre Clotilde Vautier. Et c’est aussi le nom de l’événement organisé par HF Bretagne, Histoire du Féminisme à Rennes et Les amis du peintre Clotilde Vautier, du 1er au 17 mars, à Rennes.
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« Celle qui voulait tout », c’est la peintre Clotilde Vautier. Et c’est aussi le nom de l’événement organisé par HF Bretagne, Histoire du Féminisme à Rennes et Les amis du peintre Clotilde Vautier. Du 1er au 17 mars, les trois associations organisent conjointement une exposition, une conférence, une projection et une visite guidée, dans le cadre du 8 mars à Rennes. Rencontre avec deux membres de HF Bretagne : Laurie Hagimont, coordinatrice, et Elise Calvez, pilote du projet Matrimoine.

YEGG : Peut-on rappeler rapidement ce qu’est HF Bretagne ?

Laurie Hagimont : HF Bretagne est une association qui travaille pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans les arts et la culture. Elle fait partie du réseau national qui est le Mouvement HF, présent quasiment dans toutes les régions de France. L’antenne de Bretagne est relativement jeune puisqu’elle a été créée en 2013. Le travail d’HF s’articule autour de 3 grands axes.

Le premier : repérer les inégalités par une étude chiffrée. C’est l’étude HF qui est publiée tous les deux ans, et là on va préparer la 3e édition à partir du mois de juin. Les chiffres ils existent au niveau national mais il est très important de les décliner au niveau local et territorial pour qu’il n’y ait pas d’erreur sur la prise de conscience. On n’est pas mieux en Bretagne qu’ailleurs.

Le deuxième : proposer des outils pour combattre ces inégalités. On va beaucoup agir par le biais de sensibilisation, des actions de formation, des ateliers, des événements comme des lectures publiques, des expositions, des tables-rondes, des conférences et puis des interventions dans des réseaux de professionnel-le-s…

Le troisième : encourager les mesures concrètes pour l’égalité réelle. Pour cela on va travailler avec toutes les collectivités territoriales, comme la Région, la DRAC, la préfecture (et en particulier la DRDFE), le conseil départemental d’Ille-et-Vilaine, etc.

Quand vous parlez de mesures concrètes, est-ce que depuis la création d’HF Bretagne, vous constatez des mesures concrètes prises par ces institutions politiques ?

Laurie Hagimont : On a la chance de vivre dans une région qui est très très sensible à ces questions et qui n’a pas attendu HF ou d’autres pour par exemple utiliser l’écriture inclusive dans toutes ses publications. Ce sont des partenaires très conscients des choses et on n’a pas besoin de les convaincre qu’ils le sont déjà. Le problème c’est que les chiffres ne changent pas.

L’étape de la prise de conscience est faite mais il faut passer à l’étape supérieure, celle de l’action. C’est ce que l’on commence à entreprendre en 2018. On a une demande qui est très claire en terme de chiffres : on demande une augmentation de la visibilité des femmes – sur les programmations - de 5% par an pendant 3 ans, ça nous paraît un objectif raisonnable et accessible. Il faut aller regarder aussi de quelle manière on finance les projets dans la culture, les différences entre hommes et femmes sont assez énormes.

On peut parfois avoir un nombre de dossiers identique, disons 10 dossiers d’hommes et 10 dossiers de femmes, et des montants très différents accordés. Alors ce n’est pas une volonté des institutions de financer moins, ça peut être les créatrices et artistes qui souvent demandent moins que les hommes. C’est le cas dans bien des domaines ! Il faut alors être attentif à ça et travailler sur ces points-là.

Il y a une importance également de former les femmes à oser ?

Laurie Hagimont : Alors je ne pense pas qu’il faut les former à oser mais plutôt les encourager à oser. Par exemple, j’ai rencontré une jeune femme l’année dernière qui a fait des études de théâtre à Rennes 2 et qui pensait abandonner. Elle est entrée dans une asso féministe et elle le dit, elle s’est mise à la mise en scène.

Elle ne l’aurait pas fait sans être entrée dans une asso féministe. Elle s’est sentie soutenue et portée. Les garçons ont moins ce problème-là, il y a une grande différence dans l’éducation que l’on reçoit par rapport à l’autonomie et la capacité à faire des choses.

J’en viens au matrimoine. Peut-on rappeler ce qu’est le matrimoine et quelle importance il y a à utiliser ce terme ?

Elise Calvez : Le terme matrimoine, on en a pas mal entendu parler ces derniers temps parce que des élu-e-s s’en sont servi-e-s pour poser la question à Paris mais c’est un terme que l’on utilisait déjà depuis plusieurs années. Sans évidemment avoir envie de faire la guéguerre aux hommes sur quoi que ce soit mais partant du constat que dans ce que l’on appelle « patrimoine » - et du mot qui vient de « pater » - c’est beaucoup d’héritage de nos pères qui nous est transmis.

Et l’héritage de nos mères, créatrices du passé, a plus de mal à être transmis. Il est encore peu visible. Et que ce soit en peinture, au cinéma, en photos, au théâtre, en poésie, on a beaucoup de mal à retrouver ces créatrices dans les anthologies, les histoires de l’art, les musées, les plateaux de théâtre ou de danse. Dans le répertoire. Dans ce qui forme notre culture commune.

Et donc le but du matrimoine, c’est vraiment de rouvrir une 2e bibliothèque qu’on avait un peu oubliée. C’est une entreprise très joyeuse, très enrichissante, pour tou-te-s. L’idée c’est de dire que notre héritage culturel, il sera constitué d’une diversité d’apports. Du patrimoine du coup et de ce que nous ont légué les créatrices du passé qu’on a souvent oublié, alors même qu’à leurs époques elles étaient reconnues.

Beaucoup de dramaturges étaient dans les anthologies de théâtre sous l’Ancien Régime au 17e siècle et ont été effacées au fil des rééditions… C’est Aurore Evain qui en parle très bien et qui a beaucoup travaillé sur la question du matrimoine. On voit qu’il y a un effacement successif, ce qui fait que quand on demande aux gens de citer une femme photographe, une femme dramaturge, une femme artiste, on a toujours besoin de réfléchir plus longtemps.

En revalorisant ces artistes, c’est déjà pour notre culture générale mais le but on va dire aussi c’est de revaloriser des modèles de projection pour les femmes que nous sommes aujourd’hui, pour les étudiantes aux Beaux-Arts, les femmes en formation d’actrices, de danseuses, de photographes…

Se dire que dans l’histoire de l’art, les femmes n’ont pas été que des sujets de peinture ou des mécènes. Ce sont souvent les deux endroits, muses ou mécènes, auxquels on les cantonne allégrement. Alors qu’elles ont aussi participé activement à notre histoire de l’art. On parlait du passé mais il y a aussi la question de nos modèles aujourd’hui.

Vu l’impact qu’ont les arts et la culture, avec le street art, les séries TV, les polars, la BD, etc. on se demande alors qu’est-ce qu’on transmet de nos vies culturelles et de nos représentations de 2018 aux générations futures comme modèles, comme référents, comme histoire de l’art de demain ?

Aujourd’hui, on voit les lacunes de ce qui nous est transmis. Est-ce qu’en 2018 on continue à reproduire cette histoire de l’art encore très blanche, très hétéronormée, très masculine, très bourgeoise dans ses codes. Finalement en interrogeant le matrimoine, c’est une porte d’entrée vers tous ces questionnements. C’est une tâche colossale.

Lors des Boum que l’on a organisé, on avait envie de faire un quizz musical pour savoir quelles sont les musiciennes et les compositrices qui nous ont inspiré-e-s qu’on a envie de retransmettre aux générations futures. On a fait une lecture en janvier, sur les poétesses du voyage parce que les femmes n’écrivent pas que sur la cuisine et leurs amours déçus. Elles parlent aussi d’aventures, de grands voyages, de grands espaces, de rencontres de l’Autre. Là aussi ça crée d’autres modèles, de politiques.

Et vous avez organisé aussi un speed dating matrimoine le 6 février, au Grand Sommeil, à Rennes.

Elise Calvez : Oui effectivement, le but était que ce soit quelque chose de très collaboratif, que chacun-e vienne avec une œuvre quelle qu’elle soit, enfin qui puisse être partagée ce soir-là dans un bar, comme un livre, un tableau, de la musique (venir avec des écouteurs), un instrument de musique pour jouer de la musique. Pour se les faire découvrir, on a pris le format du speed dating qui est quelque chose d’assez ludique, avec un temps défini pour faire connaître l’œuvre que l’on a envie.

Quelle est l’importance de varier les formes ludiques plutôt que d’utiliser la forme conférence ?

Elise Calvez : On fait aussi des conférences. Par exemple, on parlait d’Aurore Evain, on l’a accueillie en conférence l’année dernière. Parce que c’est important de nourrir des réflexions théoriques sur quelque chose d’approfondi, de factuel. Mais on invite aussi tous les gens de manière ludique à – cette expression est jolie – « chausser ses lunettes de l’égalité ».

Une fois qu’on commence par le biais ludique à interroger ça, on se dit que ça va faire son chemin du côté du grand public. Et puis en tant que public, on peut tous jouer.

Laurie Hagimont : En fait pour moi il y a deux niveaux. Il y a le niveau où l’on va réfléchir, approfondir, étudier même la question en allant loin, en allant se nourrir de choses lors des conférences avec des pointures disons-le. Et il y a aussi le niveau du quotidien. Ce sont des choses du quotidien. On peut parler du grand théâtre, des grandes œuvres, avec un côté un peu élitiste mais la culture ne se limite pas du tout à ça.

La culture, on en a tous les jours. Qui n’écoute pas de la musique ? Qui ne regarde pas une série TV ? Tout cela contribue à constituer notre héritage culturel commun. Et comment on va l’interroger ça au quotidien ? C’est pour ça qu’on avait envie de parler de matrimoine contemporain, pour qu’on arrive à poser un regard dans ce qu’on aime, ce qu’on lit, ce qu’on écoute : tiens, y a qui comme femme ? Et puis, éventuellement, se pencher dans l’histoire de ces femmes.

Ça crée plein de choses entre les personnes qui présentent ces œuvres et ces femmes et puis c’est une expérience généreuse comme quand on est entre ami-e-s et que l’on se recommande des bouquins, des films, etc. ça crée des échanges, des contacts. C’est du lien humain qu’il y a derrière. On est ancré dans le quotidien et dans quelque chose de joyeux, convivial et relationnel. Ça ne doit pas être forcément de l’étude. On peut sortir d’un rapport qui peut paraître austère. Ça peut être vivant et drôle !

Là on parle du côté grand public qui se fait découvrir des œuvres. Mais il y a aussi la prise de conscience du côté des artistes femmes. Elles ne sont pas toujours conscientes des inégalités ou alors n’osent pas toujours en parler. Revient souvent la fameuse réponse : « Le sexe n’est pas un critère »…

Elise Calvez : Je pense qu’il y a plusieurs choses. Il y a l’envie d’être reconnue pour son travail et pas pour une cause qu’on défendrait. Ce qui peut être entendu. On voit cette année particulièrement que c’est quand on est en collectif que ça change, que ça bouge et que ça réagit.

Je pense aussi que d’un point de vue individuel, les femmes peuvent avoir intégré que les freins viennent d’elles. Elles peuvent avoir intégré que si un truc ne marche pas ce n’est pas du sexisme, c’est parce qu’elles sont trop timides, c’est parce qu’elles n’ont pas osé demander ou c’est parce qu’elles ont dû mal s’y prendre, ou encore qu’elles n’osent pas demander un poste de direction, demander un prix.

Elles vont se dire que c’est dû à leur personnalité et pas à un système global. L’intérêt des soirées organisées par HF, quand il y a des rencontres, c’est que l’on se rend compte lorsqu’on échange que tout le monde a cette même défense. De se dire « Le problème, ça a dû être moi à un moment donné, j’ai dû mal m’y prendre ».

Et quand on a des témoignages de ça, en nombre, on se dit que le problème individuel est tellement partagé que ça doit vraiment être lié à nos modes d’éducation, à nos modes de représentation, à notre intégration nous-même des codes, de l’auto-censure. Quelque chose qui se joue là et qui n’est pas de l’ordre que de l’individuel. La bascule, elle est là.

Laurie Hagimont : La question du talent revient souvent. On peut trouver 80% d’hommes programmés dans une structure et seulement 20% de femmes et quand on le souligne, la réponse sera « Mon problème n’est pas de programmer un homme ou une femme mais de programmer quelqu’un qui a du talent ».

Et ça c’est complètement horrifiant comme réponse. Ça veut vraiment dire quelque chose derrière qui est in-entendable et surtout qui est très très faux. On a la parité dans les écoles d’art entre les filles et les garçons donc il se passe forcément un truc entre les deux. On voit souvent, enfin personnellement c’est mon impression, que les femmes qui sont visibles dans les arts et la culture, elles produisent généralement des œuvres qui se détachent réellement.

Ça veut dire qu’elles sont vraiment vraiment fortes pour arriver à cette visibilité. Je pense à Jane Campion avec Top of the lake, c’est un bijou. C’est d’une finesse incroyable. Il y en a plein d’autres qui auraient produit des choses qui sont très bien mais là on est dans du très très haut de gamme.

Elise Calvez : Et ce talent, il s’interroge aussi. Il est bassement lié à des choses matérielles. Quand on est artiste, si on n’a pas de bourse de création, une résidence, un budget (si on a moins d’un tiers de budget par rapport à ce que peut demander un homologue masculin et qui l’obtiendra), effectivement, à un moment donné, le rendu final du projet n’aura pas la même allure. C’est ça aussi qu’on interroge. Il y a des résidences d’artistes où il y a une artiste sur 15 qui a une bourse de création. Ça veut dire que toutes les autres ont fait autrement.

S’il n’y a pas de financement, de résidence, de reconnaissance dans le réseau – parce qu’on sait que la culture marche beaucoup par de la cooptation, par de l’informel, par le fait de rester à la fin de telle réunion, rentrer un peu plus tard le soir, être à la limite du privé et du public – si entre 30 et 40 ans on ne peut pas rester sur ces temps informels-là, on sait que ça va être un frein sur le développement d’une carrière. Le talent est une sorte de masque assez poli pour masquer des choses assez concrètes sur la cooptation, sur les réseaux et sur les recommandations.

Laurie Hagimont : Le manque de visibilité va se mettre en place très vite. Même très concrètement, un programmateur qui aurait la volonté de faire du 50/50, il va falloir qu’il s’implique plus pour aller les trouver (les femmes). Forcément, elles ne sont pas dans les résidences, dans les festivals, etc. il faut aller plus loin, creuser la recherche et comme les collègues ne les programment pas non plus, on ne peut pas s’appuyer sur son réseau.

Mais les programmateurs ont un vrai boulot à faire sur ce point-là. Beaucoup ont la volonté de le faire mais n’y arrivent pas forcément. Mais elles existent, elles sont là, mais il faut vraiment aller les chercher, il y a vraiment des pépites à sortir. Encore faut-il les voir !

Voit-on une différence quand c’est un programmateur et quand c’est une programmatrice ?

Laurie Hagimont : Je crois qu’on n’a pas étudié la question. Peut-être bien, mais là je vous le dis par croisement des données. En programmation, plus la structure va être grosse, plus elle va être institutionnalisée, moins on va avoir de femme à sa tête, à la programmation. Plus la structure va être petite, va manquer de moyen, plus on va avoir des femmes à sa tête. Et comme les femmes sont sur des petits lieux ou des lieux intermédiaires, je pense que ça doit faire une différence.

Elise Calvez : Ça joue mais on ne sait pas dans quelle mesure ça joue. Par conviction ou par moyens de productions ?

Laurie Hagimont : Je pense que c’est vraiment à double tranchant.

Elise Calvez : Après, encore heureux, il y a des programmateurs attentifs. Il n’y a aucun empêchement physiologique à ce qu’ils n’y fassent pas attention. Et vice versa. Il peut y avoir des femmes qui ne se posent pas la question non plus. Je n’en connais pas mais ça doit exister…

Laurie Hagimont : J’ai vu des lieux qui revendiquent des programmations paritaires et c’est toujours des petits lieux, des lieux associatifs.

Elise Calvez : Souvent, dans les lieux plus grands, il va y avoir un événement. Dans l’année, c’est pas terrible niveau parité mais sur une semaine, on va avoir un temps sur les femmes exceptionnelles (c’est un exemple). Il faut vraiment que ça vaille le coup ! Ça ne peut pas être au long cours dans la saison. Ça va être avec des stars, des gens exceptionnels, au niveau national ou international, quelque chose de prestigieux, sur un temps court. Bon, c’est un premier pas et tant mieux…

Mais pas suffisant…

Elise Calvez : Oui, je sais pas, c’est comme toutes ces questions de représentations et de diversité. On croise souvent la question. Sur le plateau, on aimerait qu’il y ait plus de gens différents. Et en responsabilité artistique également. La moitié de la population, ce sont des femmes, ce serait bien que ça se retrouve.

Une part de la population n’est pas d’origine française directement, ce serait bien que ça se retrouve, une part de la population vient de différentes origines sociales, ce serait aussi bien qu’elles aient le droit à la parole, à la représentation symbolique, etc. Est-ce que les arts et la culture qui sont par essence le lieu du symbole peuvent se passer de représenter la société de 2018 ?

C’est plutôt simple comme question et le fait est que non, on reste encore sur des représentations très normées : hommes, 50/60 ans, blancs, hétérosexuels. Ouvrons un peu les portes ! Oxygénons les modèles de représentation ! Ce n’est pas dans quelque chose de revanchard ou de guerrier, on est persuadé-e-s que c’est riche, que ça nous apportera à tous, et que c’est passionnant ! Ce n’est pas de l’agressivité, c’est de l’envie de partager. Il y a des cerveaux variés, des intelligences variées, des regards variés, des imaginaires variés… On a tout à y gagner ! De tous ces gens dont on se prive pour l’instant…

Laurie Hagimont : On parle beaucoup de responsables artistiques mais il y a un élément encore plus visible pour le grand public, c’est ce qu’on voit. Quelle est l’histoire qu’on nous raconte ? Dans les oeuvres narratives, il y a un test tout bête à utiliser quand on est spectateur et qui marche dans tout : c’est le test de Bechdel. Je trouve que c’est hyper important de le connaître et de le diffuser.

Quand on est face à une œuvre narrative – ça peut être une représentation au TNB, un bouquin, une série TV, un jeux vidéo – on peut se poser les 3 questions du test : Y a-t-il au moins 2 femmes qui portent un nom parmi les personnages de l’œuvre ? Est-ce que ces 2 femmes parlent entre elles ? Si elles parlent entre elles, parlent-elles d’un autre personnage masculin ?

Ce qui est marrant et qui peut paraître assez bête, c’est d’inverser les questions à propos des personnages masculins, à tous les coups, c’est oui aux 3 questions. Ça l’est assez rarement de l’autre côté. Par exemple, à la rentrée, sur les 8 prix littéraires décernés, il n’y en a qu’un qui a réussi le test de Bechdel ! En 2018 ! Et ils ont évidemment été attribués à des hommes.

Quelque chose qui commence à se faire et qui me semble assez important, c’est au niveau de la représentation des femmes dans des jurys, des tables rondes, des débats, on a eu la semaine dernière l’exemple de Mathieu Orphelin qui à la suite de sa rencontre avec la Barbe a décidé d’annuler sa participation à une table ronde car il n’y avait quasiment aucune femme représentée ! Il y en a plein des événements dans ce style…

On a vu un tremplin de musiques actuelles, sur 22 membres du jury, il y avait deux femmes… Les garçons s’il vous plait ne soyez pas complices de ça ! Des femmes en capacité de participer à un jury ou une table ronde, ça existe !

Elise Calvez : Bizarrement, on remarque que quand ils nous filent un coup de main, ça marche mieux aussi ! Tant mieux, ça aide. Mais ça légitime quelque chose qui est dit depuis des années par les assos de femmes. Enfin bon, tant mieux.

Laurie Hagimont : C’est le problème de tout le monde cette représentation. Il n’y a pas que les femmes qui veulent plus d’égalité, il y a beaucoup d’hommes dont c’est le cas. Bonne nouvelle, ils peuvent agir ! Ils peuvent adhérer à HF, par exemple !

Elise Calvez : Ou venir boire des coups aux apéros !

Ou vous aider pour les événements du mois de mars, pendant lequel vous faites un focus sur une femme en particulier. Pourquoi Clotilde Vautier ?

Elise Calvez : Alors, je le dis tout de suite parce que c’est important, ce projet a été construit avec 3 associations : HF Bretagne, Histoire du Féminisme à Rennes et Les amis du peintre Clotilde Vautier. Le point de départ c’est que Clotilde Vautier est née en 1939 et est décédée il y a 50 ans, le 10 mars 1968.

C’était une artiste peintre qui a vécu à Rennes et qui a été élève aux Beaux-Arts de Rennes où elle a rencontré les deux frères Otero, Antonio et Mariano. Et ensemble, ils forment une équipe d’artiste. Ça marche bien pour eux, ça décolle, ils ont des expos. Mariano Otero continue d’ailleurs d’exposer aujourd’hui. Antonio et Clotilde ont ensemble deux filles : Isabel Otero, comédienne, et Mariana Otero, réalisatrice.

En 1968, Clotilde Vautier tombe enceinte une 3e fois, c’est donc avant la loi Veil, avant l’avortement autorisé, et elle décède des suites de son avortement clandestin. Elle meurt très jeune. Autour de ça, ce qui nous a intéressé dans cette figure-là, c’est qu’elle croise plusieurs problématiques qui se posent aux femmes artistes. Déjà de manière très brutale avec cette question de vie ou de mort qui interrompt une carrière artistique, pour des questions liés au corps.

On n’imagine aucun artiste masculin, de Picasso à n’importe qui, dont l’œuvre se serait arrêté au moment il a eu des enfants… Il y a déjà là quelque chose qui se casse. Et puis, avec Histoire du Féminisme à Rennes, on a voulu construire ça sur différents aspects.

Sur son histoire de femme, et là il y aura une projection du film réalisé par Mariana Otero, Histoire d’un secret, qui revient sur son parcours, sur cette histoire commune certainement à des milliers de femmes en France dont on a caché l’histoire parce que c’était la honte. Le film raconte parfaitement le climat, le contexte avant la loi Veil. Et Histoire du Féminisme à Rennes proposera une visite guidée comme l’asso le fait régulièrement (17 mars à 15h30).

Et on voulu aussi ne pas parler de Clotilde Vautier uniquement en victime de sa condition de femme mais avant tout reparler de son travail, de ses œuvres, avec l’idée qu’on ne pourra jamais imaginer ce que serait devenue sa carrière si elle avait vécu plus longtemps mais qu’on peut s’intéresser à ces dernières œuvres, les plus abouties, dans les années 67-68 avant son décès, en exposant ses œuvres à la MIR du 1er au 17 mars. Avec à la fois des toiles et à la fois des croquis.

Il y aura aussi, pour compléter tout ça et remettre dans un contexte historique, on a invité Fabienne Dumont pour une conférence. Elle est historienne de l’art, critique d’art, chercheuse et enseignante à l’école des Beaux-Arts de Quimper. Et est une spécialiste de la question des représentations et de la reconnaissance des femmes artistes et notamment des plasticiennes, dans les années 70 à aujourd’hui.

Dans sa conférence, elle va partir de l’exemple de Clotilde Vautier pour voir ce que l’on peut dire des femmes artistes dont la carrière a été brisée ou dont la reconnaissance a été compliquée à faire exister. Et qu’est-ce qui peut être riche dans leur travail, en quoi leur travail nous semble valable, intéressant, y compris sur la manière de représenter les corps de femmes ? Est-ce qu’on représente le modèle féminin de la même manière ? On pose les questions. Ce sera le 14 mars à 19h à la MIR.

On essaye avec ce projet, d’attaquer la chose sous différents angles, c’est pourquoi on l’a appelé « Celle qui voulait tout », en greffant l’histoire individuelle, son parcours artistique et l’histoire collective. Au niveau de la ville de Rennes, un collège porte le nom Clotilde Vautier, et elle a une allée aussi dans une commune de Rennes Métropole. Mais son travail est toujours peu visible.

Il y a une série au musée des Beaux-Arts…

Elise Calvez : Il me semble que ce sont des croquis et je ne sais pas s’ils sont exposés. Dans le cadre du matrimoine, est-ce que ça ne pourrait pas être intéressant d’avoir une toile visible par le grand public quand il vient à Rennes d’une artiste locale ? Il y a un parcours interrompu mais sa démarche est singulière. Voilà donc notre projet du 8 mars.

Ces événements sont grand public, est-ce que vous conviez des artistes plasticiennes de Rennes – comme on a pu le voir se réunir au sein des Femmes Libres pour l’exposition Intimes, à l’Hôtel Pasteur – pour témoigner ?

Elise Calvez : On n’a pas fait le choix des témoignages d’artistes d’aujourd’hui. Cela dit je pense que lors de la conférence il y aura un échange et ce sera intéressant de voir si les freins qui existent aujourd’hui sont toujours les mêmes, en partie, que ceux qu’a pu connaître Clotilde Vautier.

Je pense que c’est autour de la conférence que ça pourra se faire. Le simple fait par le matrimoine de faire ré-émerger des modèles nourrit la réflexion et la pratique des artistes d’aujourd’hui. Parce que si les modèles ne sont pas transmis, chaque génération a l’impression qu’elle doit refaire son histoire de l’art, recommencer, ou s’imaginer en pionnière, etc. 

 

Du 1er au 17 mars : "Dernières œuvres, 1967-68"
Exposition des toiles et dessins peints par Clotilde Vautier durant les dernières années de sa vie, marquées par une grande créativité.
Maison Internationale de Rennes, du lundi au samedi, de 14h à 19h (ouverture plus tardive en cas d'autre événement à la MIR)
Gratuit

Samedi 10 mars : Histoire d'un secret : projection et rencontre avec la réalisatrice Mariana Otero
Cinéma L'Arvor, 18h
Entrée payante - Réservation conseillée

Mercredi 14 mars : "A partir de Clotilde Vautier, point de vue féministe sur la création et la reconnaissance des plasticiennes"
Conférence de l'historienne de l'art Fabienne Dumont, professeure à EESAB
Maison Internationale de Rennes, 19h
Gratuit

Samedi 17 mars : Visite guidée "Rennes au féminisme", sur les traces des luttes rennaises pour le droit à l'avortement
Centre-ville (point de rendez-vous communiqué lors de l'inscription), 15h30
Inscription obligatoire: histoire.feminisme.rennes@gmail.com
Gratuit

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